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Armand Colin LA PLACE ET LE RÔLE DE LA MÉTRIQUE DANS UNE THÉORIE DE LA LITTÉRATURE Author(s): Jean-Louis Backès Source: Littérature, No. 14, L'EFFET LITTÉRAIRE (MAI 1974), pp. 19-35 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704367 . Accessed: 15/06/2014 12:15 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.77.83 on Sun, 15 Jun 2014 12:15:54 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

L'EFFET LITTÉRAIRE || LA PLACE ET LE RÔLE DE LA MÉTRIQUE DANS UNE THÉORIE DE LA LITTÉRATURE

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LA PLACE ET LE RÔLE DE LA MÉTRIQUE DANS UNE THÉORIE DE LA LITTÉRATUREAuthor(s): Jean-Louis BackèsSource: Littérature, No. 14, L'EFFET LITTÉRAIRE (MAI 1974), pp. 19-35Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704367 .

Accessed: 15/06/2014 12:15

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Jean-Louis Backès, Caen.

LA PLACE ET LE RÔLE DE LA MÉTRIQUE DANS UNE THÉORIE DE LA LITTÉRATURE

La métrique est une partie obligée de toute théorie de littérature, c'est-à-dire de toute entreprise qui se donne, ou usurpe, ce titre. C'en est à la fois la partie la plus facile et la moins importante. La plus facile, car l'objet est tangible, concret, mesurable. L'étymologie est une assurance : ce qui est métrique est soumis au nombre. Aucun esprit de finesse n'y est nécessaire. Il suffit d'établir les principes de décompte, puis de décrire des formes usuelles : types de vers, de strophes, de formes fixes. La moins importante, car l'on sait que la valeur d'un poème ne réside pas dans sa correction métrique, qu'il est même des textes en vers qui ne méritent pas d'être considérés comme des poèmes. Pour pouvoir prétendre à la rigueur, le métricien doit renoncer à une ambition plus haute, celle de parler vrai- ment de littérature et de poésie. Son travail est utile ; il reste très limité. Ce n'est qu'une technique.

Si le métricien entreprend d'échapper à la simple comptabilité, il se perd dans les nuages. Il essaie d'une psychologie du rythme, qui le met à deux doigts de la mystique et à cent lieues de la science ; ou il s'égare dans ces bois enchantés, où les sons deviennent suggestifs, expressifs, symboliques de n'importe quoi. Depuis quel- que temps, certains métriciens ont trouvé dans diverses linguistiques autant de plan- ches de salut. Ils s'assuraient par là une réputation de scientificité. Leurs descrip- tions pouvaient être plus précises ; et les interprétations, sur diverses bases, deve- naient possibles : on pouvait ne plus se contenter d'exposer les codes de savoir- vivre d'écoles poétiques ensevelies. La rigueur de la métrique, s'adjoignant celle de la linguistique, renvoyait à la « causerie mondaine » bien des prétendues recher- ches littéraires. C'était dans l'étude des phénomènes de versification que trouvait un point de départ une théorie du langage poétique, une poétique générale, voire une théorie de la littérature. La technique étant de nos jours à l'honneur, pourvu qu'elle soit maniée par un spécialiste et qu'elle ait des allures ésotériques, la métrique s'est peut-être trouvée quelque peu rehaussée en dignité. Il n'est pas sûr que ses prétentions à tracer la voie pour une théorie de la littérature soient pour autant fondées. Le recours à une discipline scientifique, ou plus exactement l'emprunt d'outils variés à une discipline scientifique, ne dispense pas, comme on sait, d'une analyse critique des présupposés qui organisent l'objet que l'on se propose d'étudier.

On commence à s'apercevoir avec une suffisante netteté que la littérature n'est pas un objet innocent, donné par une expérience immédiate, auquel pourrait s'ap- pliquer n'importe quelle méthode, pourvu qu'elle soit rigoureuse. L'organisation idéologique du domaine d'étude fausse toute application. Et l'on ne se délivre pas de cette organisation idéologique par une promesse solennelle, comme on renonce à Satan, à ses pompes et à ses oeuvres. Peut-être le texte dit littéraire ne sera-t-il

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jamais perçu en dehors de toute idéologie ; encore serait-il utile de savoir comment fonctionnent ces idéologies.

Le miroir aux métriciens est constitué par une croyance non critiquée, selon laquelle toute méthode d'origine scientifique serait par définition idéologiquement pure. Autrefois méprisée, la technique est devenue le talisman qui dissipe toutes les illusions. Si l'on veut utilement étudier l'hypothèse selon laquelle la métrique serait un bon point de départ pour une théorie de la littérature, il faut d'abord examiner quels présupposés y sont impliqués, donc quelles questions sont ouvertes, qui devront un jour ou l'autre recevoir une réponse. Il faut ensuite faire la critique de ce qui, jusqu'ici, s'est présenté comme métrique, pourchasser certaines évidences jusqu'à ce qu'apparaisse leur raison d'être. Il est impossible d'admettre sans examen que les phénomènes métriques et les discours qui en rendent compte sont purs de toute idéologie.

A

Proposer la métrique comme point de départ d'une théorie de la littérature, c'est accepter implicitement que tout phénomène de versification est incontestable- ment un phénomène littéraire ; c'est même, car on peut aller plus loin, poser que les phénomènes de versification sont les seuls à pouvoir incontestablement passer pour littéraires. C'est déjà anticiper sur une définition de la littérature qui ne peut satisfaire tout le monde. Car c'est renoncer dès l'abord à prendre en compte les considérations de valeur et de qualité qui semblent indissolublement liées au mot « littérature » dans certains de ses usages courants : la littérature, c'est une certaine activité dont la définition n'est pas nette, mais c'est aussi l'ensemble des « grandes œuvres ». Quand on se propose d'étudier le roman d'espionnage ou la chanson de music-hall, on prend la précaution significative d'inventer le terme de « sous- littérature ». D'un certain point de vue, il y a des textes qui sont plus « littéraires » que d'autres. Un poème métriquement correct peut être mauvais d'un autre côté, qui est aussi le plus important. L'introduire dans la littérature sans vouloir regar- der autre chose que sa forme métrique, c'est un coup de force. On s'achemine par là vers une théorie de la littérature qui exclut tout jugement.

L'hypothèse, d'autre part, pourrait conduire à penser que la poésie est la quintessence de la littérature et qu'en traitant de métrique on se trouve d'emblée au centre de l'objet étudié. Cette assertion a déjà été maintes fois formulée. Elle n'est pas acceptable. D'abord, il n'est pas sûr que la métrique ait pour objet la poésie ; il existe des poèmes en prose, et surtout il y a une différence de niveau entre la rigueur avec lequel on peut espérer définir le champ de la métrique et le vague pour l'instant irrémédiable qui marque la notion de poésie. Ensuite, des considéra- tions comme celles-ci réintroduisent subrepticement la notion de qualité qui a été par ailleurs évacuée. Dire que la poésie est la littérature à l'état pur, la vraie litté- rature ou tout autre cœur de la littérature que l'on voudra, c'est estimer par le fait même qu'elle est supérieure à toute autre forme littéraire. Enfin, c'est anticiper gravement sur les conclusions et rendre trop rigide la méthode ; c'est supposer en effet dès l'abord que les concepts forgés sur la base d'études métriques s'appliqueront tels quels à toute espèce de littérature, tout au plus avec de légères atténuations, vraisemblablement nécessitées par le fait que toute littérature non poétique a moins de valeur que la poésie.

Tout ce que l'on peut se proposer, c'est de voir fonctionner en métrique cer- tains principes qui organisent d'une manière générale tout phénomène littéraire. Les concepts particuliers à la métrique permettront peut-être d'en construire d'autres, plus généraux, qui, à leur tour, permettant une organisation générale du champ d'études, exigeront la production de nouveaux concepts pour la poursuite du travail. Il serait illusoire d'attendre de la métrique, sous le prétexte qu'elle a quelque rap- port à la poésie, la solution immédiate de toutes les questions.

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Le mot « métrique » lui-même, étant donné qu'il est hérité d'une certaine tra- dition, r.e peut pas être reçu sans examen. Il est nécessaire d'en faire la critique, et d'analyser le sens que semble lui imposer l'étymologie. Le problème est urgent, parce qu'une définition du vers comme phénomène susceptible de mesure incite cer- tains métriciená à rejeter complètement ou en partie un phénomène aujourd'hui très répandu, qui a reçu le nom assez imprécis de vers libre. Le vers libre est-il un vers ? Beaucoup de métriciens préfèrent répondre par la négative à cette question ; s'il n'y a plus ni compte des syllabes, ni compte des accents toniques, ni rime, ni parallélisme, on est dans la prose, quelles que soient les fantaisies typographiques des poètes.

« Free verse is like free love ; it is a contradiction in terms », écrivait Ches- terton. Il est curieux de voir cette phrase figurer en épigraphe d'un traité de versi- fication, où l'on établit justement que le vers libre n'a plus rien à voir avec la métrique Jean Cohen, que l'on ne saurait suspecter de positions volontairement rétrogrades, écrit tranquillement, après avoir donné du vers libre une définition presque correcte : « Nous croyons au contraire que le vers proprement dit, c'est le vers régulier 2. » L'expression « vers proprement dit » est gênante ; elle semble insinuer qu'il existe des vers qui ont moins que d'autres droit à ce nom, qu'il existe une hiérarchie dégradée entre les vers. On peut se demander si, par ce biais, il ne se glisse pas dans la métrique des considérations de valeur. Les limites de la disci- pline tendent alors à s'estomper. La définition du vers risque d'être imprécise. Et, pour le dire crûment, la métrique risque de se construire sur le modèle des corpus littéraires, des vers dévalués entourant les vers proprement dits, comme les auteurs du second rayon forment un bidonville autour des grands. Mais l'expression de « vers régulier » n'est pas moins inquiétante. Son antiquité n'est pas une preuve de sa netteté. Elle inciterait plutôt au soupçon. Or il semble que le français com- porte deux adjectifs homonymes. « Régulier » signifie « qui se répète à intervalles de temps égaux » ; il signifie aussi « qui se conforme à une règle ». A-t-on à faire au même mot dans des expressions comme « un bruit régulier » et « un truand régulier » (ou « un chanoine régulier », si l'on veut rester dans un certain niveau de langue) ? Dans l'expression « vers régulier », les deux significations semblent se contaminer. Le vers régulier est certes celui dont le schéma se répète identique à lui-même ; mais c'est aussi un vers exempt de fautes, docilement soumis à une loi raisonnable. Le vers libre est, comme on voudra, un anarchiste ou un pécheur public. Son exclusion a peut-être une signification morale. Mieux vaudrait sans doute faire l'économie du mot « régulier » et ne conserver, pour éviter toute ambi- guïté, que la notion de répétition, quitte à la supposer provisoirement répétition identique.

Or on a remarqué depuis quelque temps 3, que le vers libre comporte une répétition identique. Ce qui est répété, c'est la limite de vers, cette limite que, dans l'usage occidental, matérialise un blanc à droite de la page. Il faut convenir que cette limite existe pour tous les vers, y compris pour ceux que l'on appelle régu- liers. Mais c'est sur sa nature que portent les difficultés. Jean Cohen aperçoit le phénomène. Il écrit : « Chaque vers est séparé du suivant par un blanc qui va de la dernière lettre à la fin de la page ». Mais on assiste immédiatement à ce qu'il faut bien rappeler une récupération. « Le blanc est le signe graphique de la pause ou silence 4. » La description se transforme en prescription : les diseurs devront mar-

1. B. O. Unbegaun, la Versification russe , Paris, 1958. 2. J. Cohen, Structure du langage poétique , Paris, 1966, p. 76. 3. Voir en particulier Jurij Tynjanov, Problema stikhotvornogo jazyka, 1924, rééd.

Moscou, 1965, p. 57 sqq. 4. Op. cit., p. 57.

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quer cette pause dans tous les cas, même lorsque se présente un enjambement. Or on sait que cet usage n'est pas général ; nombre d'acteurs enchaînent les vers sans la moindre pause lorsque le sens semble l'exiger et plus d'un professeur apprend à ses élèves à préparer la récitation en localisant tous les enjambements. Pour expli- quer le décalage qui se fait voir entre la prescription énoncée par le métricien et la réalité de l'usage, il faudrait recourir à la notion de faute, notion extrêmement suspecte dans une discipline qui se veut scientifique. La métrique pourrait-elle rece- voir le nom bizarre de « science normative » ?

Une fois de plus, dans cette interprétation qui débouche sur une morale, la voix est valorisée par rapport à l'écriture. Certains ne voient dans la limite du vers libre qu'une particularité typographique privée de toute signification. Jean Cohen n'admet pas cette désinvolture ; mais il éprouve le besoin de justifier l'usage typo- graphique par une référence à un phénomène phonétique. La notion de « signe » permet de retirer toute spécificité au blanc métrique, qui est entièrement soumis à la pause qu'il est censé désigner. La question est de savoir pourquoi une justifica- tion est nécessaire.

Il faut dire que l'usage occidental moderne n'a pas une valeur universelle. Sans parler de la poésie orale, où le blanc semble ne pas exister, on se souvient que la poésie grecque antique est notée, dans les documents les plus anciens, en scriptio continua. La limite de vers n'y est pas matérialisée. Ce ne serait pourtant pas un argument contre l'existence de cette limite. Une analyse interne doit en effet per- mettre d'en établir le lieu. Les hellénistes ne sont pas toujours d'accord entre eux sur la manière dont il convient de découper certains vers, particulièrement dans les chœurs tragiques. D'une édition à l'autre, la place des limites de vers peut varier. Cependant nul ne met en doute qu'il faille déterminer cette place. Du coup, l'objection disparaît. Le blanc métrique n'est pas une réalité purement graphique, que d'aucuns jugent fortuite. Il existe même dans la poésie orale. Pour que le terme soit utilisable, il faut commencer par lui donner un sens particulier, étranger à toute référence concrète. Le « blanc métrique » n'a pas plus de rapport avec la blancheur du papier que le concept physique de force n'en a avec la force d'âme ou les forces de l'ordre.

Si le concept de blanc métrique acquiert une spécificité, il n'est plus néces- saire de le justifier ; il n'est plus nécessaire de l'identifier à une pause, à un silence, à un arrêt de la voix. Son existence est assurée en dehors de tout recours à une réalité phonétique ou graphique. Il existe, que les diseurs le réalisent ou non, que les scribes le notent ou non. Le blanc métrique suffit à définir le vers. Et il appa- raît que l'on peut faire l'économie de la notion de mesure. Car la mesure, telle qu'on l'entend en métrique traditionnelle, se fait en référence à des phénomènes extérieurs à la métrique : syllabe, accent tonique, quantité des voyelles, par exem- ple. Elle n'intéresse que des cas particuliers, certains types de vers que l'on appelle « réguliers ». Sous le nom de systèmes de versification, ces cas particuliers passent encore, aux yeux de certains, pour constituer le seul domaine où s'exerce la métrique. Le mot de « métrique », s'il doit être utilisé, ne peut l'être qu'au prix d'une réduction sémantique contrôlée qui l'arrachera à toute référence étymolo- gique. La métrique n'est plus définie que par le vers, qui est lui-même défini par le blanc.

Une fois établie, la spécificité du blanc métrique entraîne une conséquence d'une importance extrême : le blanc métrique n'est pas un phénomène d'ordre linguis- tique. La métrique possède une autonomie par rapport à la linguistique. Autono- mie signifie que doivent être considérées comme fortuites aussi bien les coïncidences entre phénomènes des deux ordres que les contradictions. La thèse de Jean Cohen achoppe précisément sur ce point. Pour avoir nié que les phénomènes métriques doivent coïncider avec les phénomènes linguistiques, il admet qu'ils doivent entrer avec eux en contradiction. Ce renversement se produit dans le cadre d'une idéo-

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logie qui demeure inchangée. La véritable autonomie de la métrique est aussi nette- ment niée que chez Boileau.

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Mais la question reste de savoir pourquoi cette autonomie, par différents moyens, a été niée. Il peut être utile d'examiner un certain nombre d'exemples. Il est incontestable que, dans un très grand nombre de cas, le blanc métrique coïncide avec une pause syntaxique plus ou moins forte. Il y aurait, soit dit en passant, un important travail d'analyse à faire sur cette notion de pause syntaxique, et en particulier sur la notion de « force » des pauses syntaxiques. Les fins de phrase mises à part, il faut bien avouer qu'on est dans un domaine assez flou. Cette impré- cision n'est pourtant pas de nature à troubler le déroulement du présent propos, qui s'attache à des questions de métrique.

Si fréquentes que soient les superpositions d'une pause syntaxique à un blanc métrique, elles ne peuvent se transformer en règle, sauf à réintroduire les notions de norme, de faute ou de licence, c'est-à-dire la hiérarchie dégradée qui a été, une fois pour toutes, écartée par l'hypothèse initiale. L'interdiction de l'enjambement dans la poésie française classique n'est nullement fondée en métrique. C'est une exigence qui vient d'ailleurs et doit être interrogée sur ses raisons. Cette exigence revient à nier que le discours poétique puisse relever de deux principes d'organi- sation hétérogènes l'un par rapport à l'autre. La scansion syntaxique et la scansion métrique doivent donner l'impression qu'elles ont une seule et même source.

Le refus de la double organisation dans les vers n'est pas un refus innocent. Il est possible qu'il doive être interprété comme l'application d'un principe beaucoup plus général, qui n'intéresse pas la seule littérature. L'interdiction de l'enjambe- ment se produit à une époque où la bourgeoisie, jouant momentanément la carte du pouvoir central contre la féodalité survivante, met en place une idéologie de la raison, qui est aussi une idéologie de la rationalisation. La victoire de la bour- geoisie, lors de la Révolution, se traduira par la mort du roi, mais aussi par la suppression de la complexité administrative héritée d'une longue tradition. Il ne s'agit pas de dire que l'interdiction de l'enjambement reflète directement les conflits du gouverneur et de l'intendant dans les provinces. Il n'est peut-être pas impossi- ble de soutenir que les deux phénomènes ne sont pas étrangers l'un à l'autre. L'idéo- logie littéraire ne mène pas une existence indépendante. Elle entretient des rapports étroits avec les autres formes d'idéologie. Il faut noter d'autre part que, si le refus de la pluralité n'est pas innocent, il n'est pas non plus parfaitement efficace. Il est souhaité plus que réalisé. L'interdiction de l'enjambement joue en effet un dou- ble rôle. Elle fonctionne comme une prescription à l'usage des futurs poètes, qui sont priés de la respecter s'ils veulent que leurs vers passent pour de bons vers. Mais elle dérive de l'étude de certains poètes excellents, considérés comme modèles ; elle a aussi une valeur de description : la lecture des maîtres peut consister à vérifier qu'ils ont bien respecté les règles. On est ici dans un cercle logique, les règles se fondant sur l'étude des maîtres et les maîtres devant leur grandeur à ce qu'ils respectent les règles. Or, dans un cas comme dans l'autre, la règle dit un idéal, un devoir être, et non la réalité. Pour que la règle existe, il faut qu'elle s'ad- joigne deux autres notions : la licence, qui rend compte du fait que les maîtres se dérobent parfois à la règle, et la faute, qui joue le même rôle pour les petits.

Mais la licence même peut être justifiée. Un accident de versification comme l'enjambement peut-être intégré à un ensemble plus vaste, lorsqu'il existe des rai- sons pour que soit souhaitée la justification. L'enjambement rompt la coïncidence du métrique et du syntaxique, souvent mal distingué du sémantique. On le récu- père par des considérations sémantiques. L'accident a une valeur expressive ; il souligne une particularité sémantique du texte ; il suggère, peint, donne à voir une idée exprimée par ailleurs dans le texte au niveau sémantique. Il est donc

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parfaitement soumis au sens, comme le corps, avec ses sens, ses passions et ses faiblesses, doit être soumis à l'âme, ou comme le travailleur manuel doit être soumis à celui qui forme les desseins. Exceptionnelle à l'époque classique, cette manière de voir s'imposera au xix* siècle et n'a pas encore disparu aujourd'hui. Il importe de voir qu'elle ne modifie en rien les valeurs fondamentales, les représen- tations privilégiées de la formation idéologique considérée. C'est un bricolage. On pourait même dire que la règle demeure, sous réserve de dérogation dont l'obten- tion est soumise à l'ostension de pièces justificatives.

La question pourrait évidemment se poser de savoir si l'accident de versifi- cation n'est pas premier par rapport à la justification sémantique qui en est fournie. L'idéologie refuse cette question : ce qui est métrique doit être tenu pour un procédé dont l'usage est second par rapport au dessein d'abord formé. Une possibilité de jugement est offerte : les accidents de versification non justifiés signa- lent un mauvais poème. Ce jugement est lui-même sujet à caution, car on peut se demander s'il n'est pas possible, avec un peu d'imagination, de justifier n'im- porte quel enjambement. Un enjambement injustifié serait alors un enjambement que l'on ne veut pas justifier, sans doute parce que l'on sait d'abord que l'on a à faire à un mauvais poète. Il faut signaler que l'interdiction de l'enjambement est particulière à certaines traditions. La poétique médiévale, en Occident aussi bien que dans le monde islamique, ne semble pas se soucier de la nécessité d'édicter pareille interdiction. Cela ne signifie nullement qu'au Moyen Age l'autonomie de la métrique était un fait admis. Disons simplement que les contraintes sont alors d'un autre ordre.

Rien ne permet de penser que l'interdiction de l'enjambement soit fondée en nature, ni que l'enjambement doive obligatoirement recevoir une justification séman- tique. Le blanc métrique est d'un ordre autre que la pause syntaxique. Des exemples rarissimes incitent à penser également que rien, en nature, n'oblige le blanc métri- que à coïncider avec une frontière de mot, bien que, dans les traditions poétiques, la chose semble aller de soi. Un sonnet (faussement ?) attribué à Baudelaire se ter- mine ainsi :

Ce truc-là Mène à 1'A- Cadémie .

On parlera de fantaisie, de plaisanterie. On objectera que cet exemple rappelle la manière de Tristan Derème, grand amateur de tmèses burlesques. Cette objection n'est pas recevable. Elle repose en effet sur des considérations de qualité, selon lesquelles tout ce qui est de l'ordre du burlesque, du plaisant, du comique, serait défavorisé par rapport au grand art, lequel est sérieux. Le comique est au contraire un des rares moyens qui s'offre pour prendre en écharpe une conviction idéolo- gique ancrée. La valeur de scandale de ces tmèses est atténuée par leur intention plaisante. Il semble qu'il faille un prétexte pour rompre une habitude si ancienne. L'archaïsme peut aussi jouer ce rôle, par exemple dans ces vers de D'Annunzio :

Com'ella tacque, il fremito de '1 suono mi tremolò sì viva- mente a' precordi, ch'io rimasi assorto nel mio diletto ripensando a '1 buono Astìoco. - E se a la riva d'oro il giglio d'Elai non anche è morto ?

Vlsottèo, Ballata XI.

Cette tmèse se rencontre dans la poésie médiévale italienne ou espagnole, à une époque où l'adverbe en -mente n'est peut-être pas encore analysé comme un seul

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mot. Dès le Siècle d'Or espagnol, et à plus forte raison à la fin du xix* siècle, elle n'a aucune raison d'être linguistique.

C'est une ignorance probable en matière de métrique grecque, la confusion du côlon et du vers, qui incite Claudel à glisser une tmèse dans son adaptation des Eumênides :

Voici la pente fa- Cile qui tout entraîne.

Une interprétation particulière des textes cités devrait évidemment tenir compte de la signification de ces tmèses. Mais du point de vue de la métrique générale, ces exemples servent à renforcer, quelle que soit leur interprétation, la thèse de l'autonomie de la métrique. Sans doute convient-il de remarquer qu'ils sont emprun- tés à des œuvres relativement récentes. Tout se passe comme si les phénomènes métriques n'apparaissaient à l'état nu qu'au terme d'une longue évolution, et non dans une hypothétique époque primitive. Cette remarque vaut en particulier pour le vers libre, qui nous a servi de point de départ. Elle nous amène à observer, en corrélation avec ce qui précède, que le vers libre n'ignore pas l'enjambement, n'est pas, comme on le dit parfois, la simple mise en valeur typographique des pauses syntaxiques. Considérer le vers libre comme une prose disposée sur la page de manière fantaisiste, c'est s'interdire de lire des vers comme ceux-ci :

O Reine sous le rocou ! grand corps couleur d'écorce, ô corps comme une

table de sacrifices ! et table de ma loi ! Saint-John Perse, Récitation à l'éloge d'une reine , II.

ou :

Plaines ! Pentes ! Il y avait plus d'ordre !...

Pour fêter une enfance, III.

Les conclusions qui précèdent peuvent s'appliquer aussi à un phénomène bien connu des métriciens français, celui de la césure. Malgré les apparences on n'a pas avancé d'un pouce dans l'analyse de ce phénomène depuis que Boileau écrivait :

Que toujours dans vos vers, le sens coupant les mots, Suspende l'hémistiche, en marque le repos.

Le mot de « repos » a été remplacé par d'autres : coupe, arrêt de la voix, pause, silence. Rien n'y fait. La césure est toujours analysée comme un phénomène lin- guistique. C'est une pause à la fois syntaxique et sémantique : le « sens » coupe les mots. Il ne faut pas oublier que, au xviiť' siècle, le mot « sens » est parfois synonyme de « phrase ». « Jugez quelle grâce de commencer un sens au milieu d'un vers et le continuer à l'autre », note Malherbe 5.

Cette définition est impraticable. Le vers « Quoi ! Madame, parmi / tant de sujets de crainte... » est dans Iphigenie (III, 7). Il n'y a ici ni pause syntaxique, ni pause sémantique, mais simplement une frontière de mot précédée d'une syllabe accentuée. Or toutes les prétendues « césures romantiques » se trouvent dans des vers où l'on observe, dans des conditions parfois curieuses, cette frontière de mot après une sixième syllabe accentuée.

5. Malherbe, Commentaire sur Desportes , in Desportes, Elégies , Droz-Minard, 1961, p. 135. On notera que Littré ignore cet emploi de « sens ».

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Mais vous n'êtes pas hors de Dieu complètement. Hugo, Ce que dit la bouche ď ombre.

A la très-belle, à la très-bonne, à la très-chère, Baudelaire, les Fleurs du mal , 45.

Ce dernier vers, exemple parfait du « trimètre » de Grammont, est particulièrement intéressant. La frontière de mot passe entre un article et le nom qu'il détermine. La syllabe accentuée est simplement non muette. On ne l'accentuerait pas dans la prose.

On trouve, dans les systèmes de versification syllabo-toniques, des exemples nombreux de monosyllabes habituellement atones qui portent un accent métrique. Le Don Juan de Byron commence par ce vers : « I want a hero : an uncommon want », où l'article « an » est métriquement accentué. Il apparaît que l'organisa- tion interne du vers, quand elle existe, utilise comme matériau des éléments définis par la linguistique, mais les soumet à un traitement particulier. Dans le cas pré- sent, une simple possibilité d'accentuation peut être utilisée par la métrique ; une frontière de mot, quelle qu'elle soit, peut être utilisée dans les mêmes conditions. Il n'est pas nécessaire que cette frontière de mot coïncide avec la pause la plus forte du vers. La métrique établit une rigoureuse égalité entre les phénomènes d'un même ordre 6, puis procède à un choix : il est des frontières de mot qui l'intéres- sent et d'autres dont elle ne se soucie pas. Dans certains cas, elle soumet les élé- ments linguistiques à des traitements différents selon ses lois propres ; par exem- ple, les règles précises qui, dans la versification française classique, régissent la réalisation ou l'élision de l'e muet ne jouent pas pour la dernière syllabe du vers.

Définir la césure comme une coupe, c'est encore une fois nier l'autonomie de la métrique. C'est vouloir que les coupes métriques coïncident avec les coupes lin- guistiques, et refuser de voir qu'un élément linguistique, quand il est traité par la métrique, reçoit une modification. Une remarque de l'abbé Delille est particulière- ment instructive à cet égard. Cet excellent poète estime avoir « hasardé une coupe nouvelle », quand il écrit :

Soudain le mont liquide élevé dans les airs Retombe ; un noir limon bouillonne au fond des mers 7.

On remarque que, dans le second vers, la césure, telle qu'elle a été définie plus haut, est respectée : elle tombe entre « limon » et « bouillonne », et n'a rien de particulièrement scandaleux aux yeux d'un classique, si scrupuleux soit-il. Ce qui paraît « hasardé » au bon abbé, c'est que la pause syntaxique la plus forte ne se trouve ni en fin de vers, ni à la césure. On dirait qu'une règle est sous-entendue, selon laquelle il existe une hiérarchie entre les pauses, qui devrait coïncider avec la hiérarchie des pauses métriques : les plus fortes en fin de vers, les moins fortes à la césure, les moins fortes encore où l'on voudra. Si cela est, il s'agit encore une fois d'un idéal souhaité plus que réalisé. Il suffit de lire un peu de Boileau pour s'en convaincre. Delille estime que sa coupe est « nouvelle ». Il faut qu'il n'ait jamais lu Racine : « Je crains Néron ; je crains le malheur qui me suit » ( Britannicus , V, 1). Naturellement, la nouveauté doit être justifiée. L'acci- dent de versification a une valeur expressive. C'est de cette manière qu'on tente de récupérer les « déplacements de césure » fréquents chez les romantiques : ils ont une intention, ils ne sont Dieu merci pas gratuits. La coupe nouvelle montre aux yeux la chute de la vague ; on croit vraiment contempler l'objet lui-même.

6. Par « projection du principe d'équivalence de l'axe de la sélection sur l'axe de la combinaison » (Jakobson).

7. Delille, Œuvres , Paris, 1832 ; tome 1, les Georgiques, « Discours préliminaires », p. 35.

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Mais Delille suggère une autre interprétation, qui vient s'ajouter à la précé- dente ; un discours idéologique n'a jamais trop de raisons. Son vers traduit Vir- gile ; et il faut bien que le traducteur garde quelque chose de son modèle. Or, il faut bien l'admettre, la césure de l'hexamètre latin ne coïncide pas forcément avec une coupe, et l'enjambement est pratiqué sans vergogne par les Anciens :

In latus inque feri curvam compagibus alvum Contorsit. Stetit illa tremens, uteroque recusso...

Enéide , 11, 51-52.

Il faut bien admettre qu'en matière de métrique les mœurs des Anciens ne sont pas les nôtres. Et la métrique n'est pas le seul domaine où cette différence se fait voir. Delille, traduisant les Géorgiques a aussi maille à partir avec des questions de vocabulaire : un Romain ne se scandalise pas de nommer dans un poème des objets bas ou communs. Il découle de cette observation des considérations histo- riques et sociologiques qui ont un tour romantique :

Chez les Romains, le peuple était roi ; par conséquent les expressions qu'il employait partageaient sa noblesse. [...] Parmi nous, la barrière qui sépare les grands du peuple a séparé leur langage ; les préjugés ont avili les mots comme les hommes, et il y a eu, pour ainsi dire, des termes nobles et des termes roturiers 8.

Hugo - le savait-il ? - reprendra l'image :

Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier ! Réponse à un acte d'accusation.

Mais l'historicisme romantique n'est possible qu'au prix d'une destruction, celle de la vieille poétique à prétentions universelles. L'époque classique pouvait donner des traités de rhétorique dans lesquels tous les exemples étaient en grec et en latin. Si Fontanier recourt à des exemples français, c'est, dit-il, pour pouvoir être lu par les jeunes filles. Mais la littérature est une. Les poètes russes du xviiť siècle imi- tent consciencieusement Voltaire : sa technique est la seule possible.

L'idéologie classique tend à minimiser la différence qui la sépare des modèles anciens. C'est sa manière propre de se donner comme nature, par-delà un Moyen Age féodal. La raison bourgeoise est la raison universelle. C'est aussi la raison française, ce qui met sur la voie d'une interprétation du romantisme en termes de nationalités qu'il faudra bien quelque jour examiner. Mais le jeu est impossible. L'appel aux Anciens conduit à d'étranges contradictions, que l'on s'efforce de mas- quer. Il y aurait là-dessus bien des choses à dire.

**#

L'histoire de la métrique porte la trace de l'une de ces contradictions. La versification française classique exige la rime, dont elle a pourtant, on le verra, une peur affreuse. L'idéologie classique n'est pas révolutionnaire ; elle n'ose pas partir en guerre contre une tradition aussi vénérable que la rime. Il vaudrait la peine de chercher pour quelles raisons. Contentons-nous de remarquer que le maintien de la rime éloigne des modèles antiques. On fabrique alors une expli- cation assez bizarre : le français ignorant malheureusement la distinction entre brèves et longues qui fonde les métriques antiques recourt à la rime par manière de

8. Ibid., p. 18-19.

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compensation. On ne voit pas très bien comment cette compensation fonctionne. L'essentiel est sans doute que la versification française n'apparaisse pas moins contraignante que celle des Grecs et des Latins.

Remarquons, en passant, que cette idée ne s'est pas perdue avec la mort de La Harpe. On lit, sous la plume de l'un de nos contemporains, la déclaration suivante :

La pérennité et l'omnipotence de la rime, comme celle du mètre arithmé- tique, tiennent à la nature de la langue. La rime est le corollaire d'un vers fondé sur le seul nombre de syllabes, caractère insuffisant à établir à lui seul le versus9.

Le souci de rejoindre les Anciens a disparu. La référence à la nature est restée : la versification dépend de la langue ; il n'y a qu'un système de versification par langue, avec un minimum de contraintes. Corollaire : ni Pierre Emmanuel, ni Yves Bonnefoy n'écrivent de vers. En revanche les quatrains à la gloire du vin des Ro- chers... La rime étant donc supposée nécessaire, on s'attache à la compliquer. Est-ce un simple plaisir masochiste qui explique la fameuse règle de la rime pour l'œil et l'oreille réunis ? On voit des extrémistes, comme Malherbe, aller jusqu'à proscrire la rime entre « violent » et « étincelant », sous le prétexte que les graphies diffèrent. Il faut remarquer que, plus précisément, c'est une faute d'orthographe que relève dans ce cas Malherbe : Desportes avait écrit « violant » en dépit de l'étymologie, à l'époque où Sidney orthographiait « rome » le mot « room » pour obtenir une rime graphique avec « come » 10. Ce qui est en cause, ce n'est pas le délire personnel d'un obsessionnel, c'est la volonté générale de faire passer la graphie pour le fidèle reflet de la prononciation, de nier tout décalage entre l'orthographe et sa réalisa- tion phonétique. Or l'orthographe est étymologique. A la limite il s'agit de nier l'évolution de la langue, de prouver que le français est encore du latin.

Une fois de plus cet idéal est inaccessible. Les interdictions de Malherbe ne sont pas respectées, et Racine fait rimer « amant » et « moment ». Cela ne veut pas dire qu'il rejette une règle absurde, mais que l'idéologie ne va pas au bout de sa logique. Elle ne se construit pas en système au sens logique du terme : les termes n'y sont pas univoques ; le domaine d'application des lois a des limites vagues ; et, comme on dit, « l'exception confirme la règle ».

Il existe dans la tradition française un remarquable exemple de bricolage idéo- logique. C'est la rime normande. « Amer » et « aimer » ne riment que pour l'œil ; dans certaine prononciation dialectale, la rime est aussi phonique. Alors que par ailleurs on pourchasse les provincialismes, dans le vocabulaire par exemple, on se contente ici d'une prononciation en disparition, qui n'est plus attestée que loca- lement.

On retrouve dans la question de l'hiatus la même volonté de nier toute diffé- rence entre orthographe et prononciation. Les voyelles nasales ne font pas hiatus, puisque la graphie comporte une consonne. Il est probable qu'à une certaine épo- que on a fait la liaison. On ne la faisait plus à l'époque où Hugo écrit ce vers par- faitement correct : « D'un souffle impétueux, d'un destm msensé » {H emani). Il est probable qu'on a pu longtemps lier des lettres muettes dans des conditions qui nous étonnent aujourd'hui. Il n'y avait peut-être pas de hiatus phonique, pour les acteurs du Grand Siècle, dans ce vers de Racine : « Le Sèna/ a placé son père entre les dieux » (Bérénice). Mais la langue du xix* siècle ne permet pas la liaison dans ce vers de Baudelaire : « Et l'animer encor d'une voi* argentine » (Moesta et erra- bunda). On dira que la versification est conservatrice, ce qui n'explique rien. Ce

9. P. Guiraud, Langage et versification d'après l'œuvre de Valéry, Paris, 1953, p. 107 ; cité in J. Cohen, op. cit., p. 77. J. Cohen réfute justement l'assertion de P. Guiraud.

10. Sidney, Astrophel and Stella, sonnet 43.

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qui n'explique surtout pas pourquoi les théoriciens se refusent à poser la question, pourquoi un métricien contemporain énonce tranquillement cette règle compliquée :

Si le mot se termine par des consonnes notées dans l'orthographe, mais muettes (donc si en fait il se termine par une voyelle), et s'il se trouve à une pause syntaxique, en particulier à la césure, mais pas exclusivement, alors l'hiatus, considéré comme atténué, est permis".

Suivent une série d'exemples empruntés à Corneille et à Racine. Le vers de Béré- nice cité plus haut n'y figure pas. Tout se passe comme si M. Eil wert ne l'avait jamais vu, ne pouvait pas le voir. De deux choses l'une : ou l'on admet que la liaison était encore possible en 1670, et la règle énoncée n'a plus de raison d'être ; ou on ne l'admet pas, et la règle est fausse. Ce qui est extraordinaire, c'est que l'on voit se survivre la vieille idée selon laquelle l'hiatus doit être interdit parce qu'il « choque l'oreille ». L'oreille joue ici le rôle que joue la nature dans les for- mations idéologiques : le garant évident d'une assertion importante ; évident, c'est- à-dire qui peut se dispenser de fournir ses preuves. La question de savoir si cette oreille n'a pas été éduquée, justement par la pratique d'une certaine versification, ne se pose pas. La chanson populaire pratique bravement l'hiatus ; c'est que le peu- ple n'a pas d'oreille. D'ailleurs il ne parle pas non plus la bonne langue. C'est aussi au nom de la nature que l'on tente, à partir du xvnT siècle, de ridiculiser la proscrip- tion de l'hiatus. C'est au nom de la nature que l'on prônera le vers libre. La nature est bonne fille et dit ce que l'on veut.

Il faut aller plus loin. Jusqu'ici, l'exemple de la rime et de l'hiatus, comme celui de la césure et de l'enjambement, a permis de montrer que l'idéologie, ici l'idéologie littéraire, masquait des hétérogénéités, voire des contradictions. L'étude de la rime est instructive sur un autre point : elle montre qu'une idéologie litté- raire réalise des hétérogénéités, voire des contradictions. La question posée est celle des rapports entre la rime et le sens. La métrique utilise à ses fins propres des matériaux fournis par la langue ; ces éléments, dans la langue, sans posséder par eux-mêmes de signification, concourent à la formation de la signification dès qu'ils sont intégrés dans des organisations d'un niveau supérieur. Il est possible de dire que le phonème par exemple a une face signifiante. Le traitement que lui fait subir la métrique le prive de cette particularité : un élément linguistique utilisé par la métrique n'est plus un signe. Mais la métrique l'intègre à de nouvelles organi- sations, construites sur le principe de la répétition. D'un certain point de vue ces répétitions peuvent être interprétées comme des identités. Une métrique purement formelle qui échapperait à toute sémantisation est probablement un non sens. Le phénomène est connu ; quand il met en jeu des phonèmes, il porte le nom de calembour. Une identité phonétique induit une identité sémantique autonome qui entre dans des rapports complexes avec les relations établies par la sémantique linguistique.

Pour des raisons qui apparaîtront plus loin, et malgré le rapprochement avec un phénomène non métrique comme le calembour, il est indispensable dans un premier temps de mettre encore une fois l'accent sur l'autonomie de la métrique. Les effets sémantiques induits par la métrique doivent être considérés comme propres à ce domaine. Il faudra alors dire : toute rime induit une identité sémantique entre les mots qu'elle met en relations. Le sens commun se rebiffera contre cette asser- tion : quelle identité y a-t-il entre « éveille » et « oreille », pour reprendre une rime classique ? Cette identité n'est pas perceptible.

On remarquera d'abord que rien ne permet d'affirmer qu'une interprétation sémantique quelconque est absurde. Dire qu'elle est absurde, c'est simplement dire qu'elle sort d'un certain cadre idéologique. On remarquera d'autre part que,

11. W. Th. Eilwert, Traité de versification française, Paris, 1965, p. 59.

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dans certains cadres idéologiques, et quand des intérêts supérieurs sont en jeu, les interprétations les plus ahurissantes sont possibles : on arrive toujours à faire sug- gérer quelque chose à un enjambement, à une allitération.

La question du seuil de perceptibilité est elle-même une question idéologique. On ne peut y introduire une certaine apparence de rigueur qu'en inventant un être aussi fantastique que l'archi-lecteur de Riffaterre. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'une identité sémantique construite par la métrique est plus facile à per- cevoir quand elle entretient une relation simple avec un rapport sémantique exis- tant en linguistique. Par exemple une identité se superpose à une analogie :

Qu'il est difficile de se tenir dans les bornes de la vérité, quand on n'est pas dans celles de la charité !

Massillon.

Ou une identité se superpose à une contradiction :

Si je pense exprimer un Auteur sans défaut, La raison dit Virgile, et la rime Quinaut.

Boileau, Satire , II.

Dans des cas simples comme ceux-là, la construction d'un élément sémantique par la métrique est perceptible même pour des classiques.

La phrase de Massillon est citée par Fontanier à l'appui d'une thèse parfai- tement nette : la rime doit être bannie de la prose, sauf si elle peut servir à sou- ligner un parallélisme d'idées 12. On retrouve là plusieurs phénomènes analysés plus haut. En principe, la rime n'a pas sa place en prose, afin que soit sauvegardée la sacro-sainte distinction des genres ; la phrase de Massillon peut passer pour une licence, qui doit être justifiée par des raisons sémantiques particulières au texte. Mais en même temps, le fait même que Fontanier cite cet exemple dans son traité, à propos d'une analyse générale des figures d'élocution par consonance, et non dans un commentaire particulier d'un sermon de l'orateur sacré, montre que le parallé- lisme entre son et sens occupe dans l'idéologie une place plus importante que la distinction des genres. La nécessité d'asservir la rime renvoie directement à une représentation privilégiée dont il faudra examiner le caractère. Remarquons au passage que, dans cette phrase, l'identité sémantique entre « vérité » et « charité » n'est pas évidente. Il s'agirait plutôt, à s'en tenir au dictionnaire, d'une analogie : vérité et charité désignent deux valeurs du même niveau transcendant. Le texte opère cependant entre ces deux termes une synonymisation, au moins partielle. Il est possible que la rime produise cette synonymisation, ou contribue à la produire. Cette assertion serait irrecevable dans une idéologie classique, qui n'admet pas que des phénomènes phonétiques puissent servir à autre chose qu'à redoubler à leur niveau ce qui existe au niveau sémantique.

Quant aux vers de Boileau, ils expliquent en partie pourquoi l'idéologie clas- sique se méfie de cette rime à laquelle elle ne veut ou ne peut pas renoncer. Si l'on perçoit la possibilité d'une contradiction entre la rime et la raison, c'est que l'on voit que la rime produit un sens. Ce sens apparaît nettement quand il contre- dit le sens du texte. Ce qui, en revanche, ne peut pas être perçu, c'est que les sens construits par la métrique ont une totale autonomie par rapport au sens du texte. La contradiction n'est, une fois de plus, qu'un cas particulier.

Ce qui est en cause dans le phénomène de la rime et de ses incidences séman- tiques, c'est tout simplement l'unité du texte. Selon le modèle syntaxique et rhéto- rique, cette unité doit se construire par une hiérarchisation de tous les éléments, dominée par le sens général qui ne porte pas pour rien le nom de « sujet ». Dans

12. Fontanier, les Figures du Discours , rééd. Paris, 1968, p. 350.

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cette totalité hiérarchisée, la rime introduit des éléments autonomes. C'est le scan- dale. Notons ici deux choses. Premièrement la rime n'est pas seule à briser l'unité du texte par l'intrusion d'éléments sémantiques autonomes ; le même phénomène se produit ailleurs, comme on le verra un peu plus loin. Deuxièmement, il faut sou- ligner dès maintenant que la totalisation du texte et sa hiérarchisation se fait sur un modèle logique, aussi bien que sur un modèle syntaxique et rhétorique. Entre ces différentes disciplines, on suppose un jeu de reflets qui les met en continuité : le même mot de « proposition » se retrouve en syntaxe et en logique ; le sorite et l'enthymème sont des syllogismes un peu dévalués, etc... C'est dire que l'unité du texte est de l'ordre de l'imaginaire ; c'est une représentation idéologique. Aussi est-elle obtenue par un coup de force. Pour en rester au domaine de la rime, le théoricien de l'unité à tout prix est encore une fois Boileau. Il faut regarder de près certains vers de Y Art poétique (chant I) :

Quelque sujet qu'on traite, ou plaisant, ou sublime, Que toujours le Bon sens s'accorde avec la Rime. L'un l'autre vainement ils semblent se haïr, La Rime est une esclave, et ne doit qu'obéir.

On commence par un appel à la fraternité ; il faut « s'accorder ». Mais on passe immédiatement à une autre métaphore, celle de l'esclave. Est-ce vraiment une autre métaphore ? Le contrat, qui est aussi le contrat social, est obtenu par la soumis- sion absolue de l'une des deux parties. A ce prix, on peut déclarer que le conflit n'est que « vaine » apparence. Et l'on découvre soudain que la Rime esclave fait la fortune du maître qu'elle sert.

Au joug de la raison sans peine elle fléchit, Et loin de la gêner, la sert et l'enrichit.

Il est bien entendu que la métaphore, même filée, n'est qu'un ornement, que ce n'est pas elle qui porte le sens, et que la politique, pas plus que la morale, n'a rien à faire avec la versification. Libre aux plaisantins de pousser Boileau jus- qu'au bout de sa logique, et de remarquer que si « Quinaut » est « sans défaut », la « rime » est « sublime », et que « obéir », c'est « haïr ».

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Parmi les conséquences de ce qui précède, il en est une qui intéresse directe- ment la métrique. La rime peut ici encore servir de point de départ. S'il entre dans les attributions de la métrique d'en étudier le fonctionnement, incidences sémanti- ques comprises, dans le sens indiqué plus haut, on ne voit pas pourquoi échappe- raient à la discipline les rimes occasionnelles qui figurent dans un poème en vers blancs. Autrement dit, on ne voit pas pourquoi la métrique serait restreinte à l'étude des phénomènes supposés réguliers. De la même façon, si la métrique devait ignorer les phénomènes dont la répétition n'est pas systématique, on ne traiterait de l'allitération que dans certains cas très particuliers : ancienne versification ger- manique, anglaise ou celte, où l'allitération radicale (Stabreim) joue le rôle de principe d'organisation du vers. Il est des métriciens pour ne pas aller jusqu'au bout de cette logique.

L'argument invoqué est l'existence d'une distinction entre « grammaire du vers » et « stylistique du vers » 13. Est-il besoin de dire à quel point cette dis- tinction est suspecte ? Elle reproduit la distinction qui a été établie plus haut entre les deux manières d'intégrer les phénomènes métriques. La stylistique intéresse les

13. Ces termes sont repris à P. Guiraud, la Versification, Paris, 1970.

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accidents de versification, et les justifie par mise en relation avec des particularités sémantiques du texte ; la grammaire établit un rapport entre la langue et le sys- tème de versification, celui-ci se soumettant entièrement à celle-là ; éventuellement, la même grammaire soumet les phénomènes réguliers à des considérations de genre ou de sujet : l'alexandrin convient à l'épopée, et Ton continue à dire que Ronsard a manqué la Franciade pour l'avoir écrite en décasyllabes.

Il y avait des raisons pour se méfier de l'expression « vers régulier ». La res- triction de la métrique à l'étude des systèmes de versification est une opération idéologique. Il est significatif qu'un auteur parle de l'allitération dans la poésie russe sous le titre de « les éléments secondaires du rythme ».

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Si l'interdiction est trangressée, si la métrique s'élargit comme il convient, elle permet d'établir quelques conclusions d'une portée assez générale.

Premièrement, il n'est pas de phénomène littéraire qui ne soit pris dans une idéologie. Malgré ses allures de technique pure, la métrique non critiquée est soumise à différentes formations idéologiques. Le présent travail ne donne des indications que sur la métrique française classique. Cette recherche est à pour- suivre ; d'autres seraient à mener sur la métrique médiévale, sur les métriques mo- dernes, etc... Notons, puisque c'est du vers libre que cette enquête est partie, que ce phénomène ne peut en aucun cas passer pour étranger à toute idéologie, sous le prétexte qu'il a été plus haut qualifié de vers à l'état pur. L'apparition du vers libre est liée à certaine idéologie de la personne, idéologie à tendances anarchi- santes, qui entre dans le cadre plus général d'une idéologie de l'expression. Le dis- cours sur la métrique est marqué d'idéologie. Les phénomènes métriques qui appa- raissent dans la pratique des poètes le sont tout autant. On ne peut pas, dans la lecture, ne pas tenir compte des représentations idéologiques qui organisent le texte, même si on sait très bien que ces représentations ne sont pas adéquates.

Deuxièmement, il est bon de rappeler que les idéologies ne sont pas des systèmes au sens logique du terme. Peut-être serait-il expédient, pour éviter les confusions, de renoncer à l'expression « système idéologique ». La cohérence d'une formation idéologique n'est pas contrôlée au niveau du détail comme celle d'un système logique. Elle est organisée par des jeux de relations entre les différents éléments de la formation et le centre, constitué des représentations privilégiées. Les relations sont de type très différent, et leurs ensembles peuvent être contradictoires. Ajoutons que la cohérence d'une formation idéologique est précaire et ne cesse de se réajuster. L'analyse des phénomènes littéraires n'a donc pas à rechercher des synthèses idéologiques logiquement cohérentes, sous peine de tomber elle-même dans l'idéologie. Ce sont les contradictions qui doivent la retenir. La cohérence logique sera le propre de la théorie de la littérature et de la science de la littérature ; elle ne sera pas la caractéristique de leurs objets : textes et autres phénomènes lit- téraires.

Troisièmement, une idéologie littéraire joue un double rôle 14 . D'une part elle organise un discours à prétentions théoriques sur la littérature : poétiques diverses, critiques, explications de texte 15. Dans ce cas, elle masque ses contradictions par

14. Voir, sur ce point, Thomas Herbert, « Réflexions sur la situation théorique des sciences sociales et spécialement, de la psychologie sociale », Cahiers pour l'Analyse, nos 1-2, p. 141 sqq., et « Remarques pour une théorie générale des idéologies », Cahiers pour V Analyse, n# 9, p. 74 sqq.

15. Il importe de souligner que l'exercice intitulé « explication de texte » est foncièrement idéologique, non pas à cause des présupposés qui peuvent guider tel travail sur tel texte particulier, mais à cause de son fonctionnement même, qui

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différents moyens. D'autre part, elle sert d'instrument de contrôle sur la production de textes nouveaux. A la limite, chaque texte est organisé par une formation idéo- logique propre, qui ne se confond pas avec les idées de l'auteur, puisqu'elle est en grande partie inconsciente. Le travail de production réalise les contradictions de l'idéologie. Ce point mérite d'être un peu illustré.

L'idéologie classique accepte la rime, s'en méfie, pour les raisons qui ont été vues plus haut, et masque par un coup de force cette contradiction. Moyennant quoi, en imposant aux poètes l'emploi de la rime, elle provoque dans leurs textes l'apparition de ces éléments sémantiques autonomes dont il a été question. L'unité totalisante, voulue, n'est pas réalisée. Le texte est multiple, non en dépit de l'idéo- logie, mais à cause d'elle.

La pseudo-théorie des figures de rhétorique fournit un autre exemple. Le texte y est vu comme une émanation de son sujet, émanation organisée selon une hiérarchie de niveaux : grandes divisions du discours, périodes, phrases. Le contrôle se fait suivant cette organisation. La cohérence des figures est exigée au niveau de la phrase, c'est-à-dire d'un ensemble perceptible, la linéarité du discours n'étant jamais rompue. Il est donc parfaitement possible, surtout si, comme c'est le cas chez les classiques, le vocabulaire est restreint, qu'un même mot apparaisse dans deux phrases différentes et éloignées avec deux sens différents. C'est ce qui se produit par exemple dans Bajazet. Le mot « nœud » désigne par métaphore le mariage, puis, par métonymie, le lacet, autrement dit la corde pour te pendre. Il se produit une assimilation entre l'hyménée et la strangulation, qui rend assez vain le choix proposé à Bajazet par Roxane. Cette princesse ne laisse pourtant point que de proposer un choix. Il y a donc contradiction entre un élément sémantique autonome et le sens supposé être le sens général de la tragédie. Cette contradiction est produite par l'idéologie rhétorique ; c'est pourquoi il est possible, et même nécessaire, d'utiliser les instruments de la rhétorique, tout en sachant qu'ils ne sont en aucune manière scientifiques et ne le deviendront pas.

Pour rester dans l'idéologie classique, un autre exemple de contradiction, évoqué plus haut, est fourni par le rôle ambigu qui revient aux Anciens. Les différences qui les séparent des modernes sont gommées au profit d'une vision intemporelle de la culture et de la littérature. Le dénouement de l'histoire d'Iphi- génie présente quelques difficultés : la mort d'une innocente n'est pas conforme à la bienséance ; la métamorphose de la victime est contraire à la vraisemblance. Un Ancien fournit à Racine le personnage d'Eriphile, qui permet d'accorder la tradi- tion antique et les exigences modernes. La discussion de cette question occupe la moitié de la préface, l'autre moitié étant consacrée à un éloge d'Euripide dont la signification est affirmée :

J'ai reconnu avec plaisir, par l'effet qu'a produit sur notre théâtre tout ce que j'ai imité ou d'Homère ou d'Euripide, que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles.

Ce qui est caché par le luxe de détails érudits qui compose cette préface, c'est que la donnée même de la légende, le sacrifice ď « une fille pour du vent », n'est conforme ni à la vraisemblance, ni à la bienséance. Pour reprendre une expression de Racine, « quelle apparence » que la divinité exige un sacrifice humain et que ce rite barbare déchaîne les vents ? Le sacrifice d'Isaac était une épreuve imposée par l'Eternel, et il n'a pas eu lieu. Le sacrifice d'Iphigénie est un marché odieux.

Certains lecteurs admirent la manière dont Racine a su faire oublier la barbarie de son sujet. D'autres au contraire se réjouissent que la barbarie trans- paraisse à travers l'élégance. La querelle est infinie. La véritable tâche consiste à

suppose que le texte ou passage (coupé selon quels critères ?) soit considéré comme un tout hiérarchisé, dominé par un « sujet ».

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montrer comment l'idéologie produit cette contradiction, et comment, dans le travail même du texte, Racine essaie de la masquer ; il est remarquable en parti- culier que la version euripidienne, jugée invraisemblable, laisse des traces dans le récit d'Ulysse :

Le soldat étonné dit que dans une nue Jusque sur le bûcher Diane est descendue, Et croit que s'élevant au travers de ses feux, Elle portait aü ciel notre encens et nos vœux.

L'intervention du soldat anonyme et collectif permet de réintégrer le merveilleux invraisemblable par le biais des « croyances » du bas peuple. Ainsi le merveilleux est-il soumis à la raison comme les croquants le sont aux grands. Cela étant, la question des lecteurs n'est pas pour autant réglée. Mais elle ne prend plus la forme de : qui a raison ? Elle consiste désormais en une enquête sur les présupposés et les fonctionnements idéologiques qui conduisent à une interprétation, c'est-à-dire à un choix parmi les éléments d'un texte irréductiblement multiple et à une hiérar- chisation particulière d'éléments irréductiblement autonomes.

Quatrièmement, la question « qu'est-ce que la littérature ? » étant une impasse, il n'en va peut-être pas de même de la question : qu'est-ce qu'une idéologie litté- raire ? Le rapport aux textes de ce type d'idéologie, le fait que son double rôle intéresse de toute façon des textes, pourrait servir de point de départ à la définition de la spécificité de ce type. Quelques conséquences en découleraient.

D'abord la théorie de la littérature aurait une raison d'être comme branche spécifique de la théorie des idéologies.

Ensuite, l'objet d'une science de la littérature pourrait être réellement construit, et non simplement donné par une expérience immédiate. Cet objet serait l'ensemble des textes organisés par une idéologie littéraire, sans préjudice des autres manifes- tations de ce type d'idéologie. La définition ne serait pas une tautologie, comme dans certains dictionnaires, où « littérature » définit « littéraire », et vice versa. Ce n'est pas en effet le mot « littéraire » comme tel qui serait défini, c'est le concept « idéologie littéraire ».

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Pour revenir à l'objet propre de cet article, il semble que la métrique puisse jouer un rôle important dans une théorie de la littérature. La rigueur de cette discipline, sa parenté avec les parties aujourd'hui les plus solides de la linguistique, permettent de construire des concepts d'application relativement générale.

En posant comme hypothèse que les phénomènes métriques étaient incontes- tablement des phénomènes littéraires, on échappait à la notion idéologique de qualité ; on ne sortait pas cependant de l'idéologie. Une fois de plus, c'est l'idéo- logie seule qui définit ce qu'est la littérature. L'hypothèse adoptée permet cepen- dant de définir l'idéologie littéraire par son double rôle : réaliser dans la multipli- cité éventuellement contradictoire du texte les hétérogénéités éventuellement contradictoires masquées dans l'usage spéculatif.

Pour que la métrique puisse jouer son rôle, un certain nombre de conditions sont nécessaires. A celles qui ont été énoncées au cours de ce travail, s'en ajoute une autre : c'est que la métrique soit traitée comme métrique générale, c'est-à-dire comme l'étude comparée des pratiques de différentes langues et différentes tradi- tions, et non comme la simple juxtaposition d'exposés portant sur des systèmes de versification vite rapportés à la particularité des idiomes, et, - pourquoi pas ? - aux génies variés des peuples. Cette condition est indispensable pour éviter que des cas particuliers ne soient érigés indûment en principes généraux, et surtout pour éviter que les considérations réellement historiques, qui n'ont sans doute pas grand

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chose à voir avec la biographie des auteurs et la chronique mondaine des salons < littéraires », soient oubliées ou réduites au rôle peu enviable de nuancer in cauda l'abrupte rigueur des principes éternels.

Cette exigence semble valoir pour toute théorie de la littérature. Abstraction' faite de tout autre grief possible, il est pour le moins inquiétant de voir l'auteur d'une Theory of Literature , dont on se demande à quelles fins elle a été traduite en français et mise entre toutes les mains, supposer que tout travail théorique est achevé depuis que Friedrich Schlegel a défini la littérature comme « a great, completely coherent and evenly organized whole » 16. Il est pour le moins inquié- tant de voir l'auteur d'un manuel récent de théorie de la littérature s'autoriser de Marx, d'Engels et de Lénine, pour finir par déclarer en citant Gorki que « la création littéraire dans son essence est identique dans tous les pays et chez tous les peuples », non sans avoir au passage salué comme un ancêtre sans poussière l'éternel Aristote de nos classiques 17.

Les questions réelles posées chaque jour par l'enseignement de la littérature risquent fort peu d'être éclairées au milieu de ce confusionnisme. 11 ne faudra pas tarder à se demander quel rôle joue la notion de totalité dans les formations idéologiques en général et en particulier dans les idéologies aujourd'hui dominantes.

16. R. Wellek, « Name and Nature of Comparative Literature », in Discrimina- tions, New Haven and London, 1970, p. 29. La citation est une phrase de Schlegel, traduite en anglais par R. Wellek, qui donne en note le texte original : « ein grosses, durchaus zusammenhängendes und gleich organisiertes [...] Ganzes ».

17. L. 1. Timofeev, Osnovy teorii literatury, Moscou, 1971, p. 16.

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