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L'EMPRISE DU CORPS Fanon à l'aune de la phénoménologie de Merleau-Ponty Hourya Bentouhami-Molino Réseau Canopé | « Cahiers philosophiques » 2014/3 n° 138 | pages 34 à 46 ISSN 0241-2799 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2014-3-page-34.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Réseau Canopé. © Réseau Canopé. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 78.252.23.80 - 29/01/2020 13:33 - © Réseau Canopé Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 78.252.23.80 - 29/01/2020 13:33 - © Réseau Canopé

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L'EMPRISE DU CORPS

Fanon à l'aune de la phénoménologie de Merleau-Ponty

Hourya Bentouhami-Molino

Réseau Canopé | « Cahiers philosophiques »

2014/3 n° 138 | pages 34 à 46 ISSN 0241-2799

Article disponible en ligne Ă  l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2014-3-page-34.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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L’eMPrISe Du corPSFanon à l’aune de la phénoménologie de Merleau-PontyHourya Bentouhami

La phénoménologie de Merleau-Ponty s’est intéressée au corps propre, à la fois moi et mien, fragile ouverture sur le monde en même temps que prise sur le monde. Fanon reprend à son compte cette double dimension en intégrant à ses réflexions sur le racisme les analyses merleau-pontiennes du schéma corporel, de la couleur-étalon. Celles-ci lui permettent de comprendre en quoi peut consister pour les personnes racisées une privation de l’être au monde, suscitée par l’invisibilité ou à l’inverse l’hypervisibilité sociale. Le philosophe martiniquais loin de ne faire que des emprunts déplace ainsi les propositions phénoménologiques pour les enrichir en retour de ses propres réflexions sur la spécificité sociale et politique que revêt la couleur de peau.

F anon est souvent abordé dans ses rapports avec Sartre, et plus généralement avec le cercle existentialiste 1 ou encore avec les

philosophes de la nĂ©gritude, dont Sartre, « l’ami Â» commun, avait introduit les Ĺ“uvres poĂ©tiques dans « OrphĂ©e noir 2 Â».

Mais face à ce couple matriciel clé (existentialisme, négritude) que Fanon discute, retravaille, critique pour définir ce qu’est la conscience noire d’abord, puis ce qu’est, plus généralement, une conscience colonisée, Fanon se saisit également de la notion de corps, qu’en tant que psychiatre il remet au centre de sa réflexion sur la construction sociale des affects négatifs, telle que la haine de soi, et sur la décomposition de la personnalité

â–  1. L. Gordon, Fanon and the Crisis of European Man, Routledge, 1995 ; L. Gordon, « Sartre et l’existentialisme noir Â», CitĂ©s, n° 22 « Sartre Ă  l’épreuve Â», 2005, p. 89-97.

â–  2. J.-P. Sartre, « OrphĂ©e noir Â», prĂ©face Ă  L. S. Senghor, Anthologie de la nouvelle poĂ©sie nègre et malgache de langue française, Paris, PUF, 1948.

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que cela entraĂ®ne, telle que les conduites phobiques par exemple. Lorsque Fanon publie en 1952 son premier ouvrage : Peau noire, masques blancs 3, il est attentif Ă  cette approche du corps prĂ©sente chez Merleau-Ponty dans la PhĂ©nomĂ©nologie de la perception 4 (1945) oĂą ce dernier critique vigoureusement le dualisme cartĂ©sien de l’âme et du corps et, par voie de consĂ©quence, l’approche intellectualiste des pathologies liĂ©es Ă  la perception de soi, mais Ă©galement du monde environnant. La première attribution d’une filiation phĂ©nomĂ©nologique consiste Ă  mettre l’accent sur un corps qui n’est pas simplement celui pris dans les filets sartrien du regard de la pĂ©trification et qui n’est pas non plus un corps-objet rĂ©duit Ă  n’être saisissable par l’intellect que sous l’apprĂ©hension mĂ©canique de l’étendue, du partes extra partes, mais celui, dĂ©rĂ©glĂ©, dĂ©sorientĂ©, par sa « pathologisation Â». La comprĂ©hension phĂ©nomĂ©nologique que Fanon a du corps repose sur les expĂ©riences vĂ©cues nĂ©gatives auxquelles Merleau-Ponty prĂŞte Ă©galement attention dans la PhĂ©nomĂ©nologie de la perception en s’inspirant, pour ce dernier, des expĂ©riences dĂ©crites dans les travaux de psychopathologie et de neurologie gestaltiste Ă©laborĂ©s par AdhĂ©mar Gelb et Kurt Goldstein 5 (sur l’aphasie ou encore la « cĂ©citĂ© psychique Â», Ă  savoir l’anosognosie). L’intĂ©rĂŞt portĂ© sur le corps par une phĂ©nomĂ©nologie attentive aux phĂ©nomènes psychopathologiques, notamment au corps dĂ©membrĂ©, rĂ©duit ou amputĂ©, ou simplement au corps dĂ©sorientĂ© de l’hallucinĂ©, constitue certainement l’arrière-fond thĂ©orique Ă  partir duquel Fanon conceptualise ses propres diagnostics comme celui, par exemple, de la « douleur sans lĂ©sion 6 Â». Fanon se demande comment il peut y avoir des effets de destruction de la person-nalitĂ© qui prennent la forme de posture figĂ©e, comme celle induite par la contraction musculaire. Il se servira en filigrane de la phĂ©nomĂ©nologie pour critiquer par exemple les usages politiques de l’inconscient, notamment ceux en vigueur en AlgĂ©rie Ă  travers l’école de psychiatrie d’Alger reprĂ©sentĂ©e dans la première moitiĂ© du xxe  siècle par Antoine Porot, qui enseignait « l’impulsivitĂ© criminelle du Nord-Africain 7 Â» inscrite dans l’être primitif de ce dernier. Selon cette tradition, la perte du sens de l’espace et du temps qui rend l’AlgĂ©rien mĂ©lancolique ou hystĂ©rique serait explicable Ă  partir de la constitution d’un moi agressif par essence. Face Ă  ces interprĂ©tations colonialistes, Fanon cherche Ă  saisir dans le «  syndrome nord-africain Â» comment l’AlgĂ©rien, appelĂ© « Bicot, Bougnoule, Arabe, Raton, Sidi, Mon z’ami Â», est sa douleur 8 ; il y est engagĂ© tout entier, comme dirait Merleau-Ponty. Autrement dit, la phĂ©nomĂ©nologie permet Ă  Fanon de rendre raison de cette indissociabilitĂ© entre le corps et son ĂŞtre au monde, et par consĂ©-quent de l’impossible objectivation des expĂ©riences vĂ©cues traumatiques par le regard mĂ©dical dĂ©sincarnĂ© –  et qui plus est raciste  – qui inverse

â–  3. F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952. â–  4. M. Merleau-Ponty, PhĂ©nomĂ©nologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945. â–  5. Voir A. Gelb et K. Goldstein, „ Psychologische Analysen hirnpathologischer Fälle ”, Psychologische Forschung, volume 6, n° 1, 1925, p. 127-186.

â–  6. F. Fanon, « Le syndrome nord-africain Â», dans Pour la rĂ©volution africaine, Paris, La DĂ©couverte, 2001, p. 15. â–  7. F. Fanon, « De l’impulsivitĂ© du Nord-Africain Ă  la guerre de LibĂ©ration nationale Â», dans Les DamnĂ©s de la terre, Paris, La DĂ©couverte, 2002.

â–  8. F. Fanon, « Le syndrome nord-africain Â», p. 13.

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l’ordre des raisons. Si « l’AlgĂ©rien tue frĂ©quemment Â» et « sauvagement Â», rappelle Fanon, ce n’est pas en raison d’un ordre phylogĂ©nĂ©tique inscrit dans son anatomie comme une tare connue « Ă  vue d’œil 9 Â», mais en raison de pathologies sociales liĂ©es Ă  l’organisation coloniale qui appauvrit le rapport au monde du colonisĂ© et fait de la vie une simple survie, et du meurtre la possibilitĂ© de cette survie 10.

Dès lors, il faut Ă©chapper au regard mĂ©dical qui dissèque, et essayer de comprendre analytiquement ce qui, dans le regard, paralyse. Le regard joue un rĂ´le essentiel aussi bien chez Sartre, Senghor que chez Merleau-Ponty, et ce en raison de l’arrimage qu’il permet : le regard se fixe plus qu’il ne fixe de manière dĂ©tachĂ©e ; cette fixation n’a plus rien de la contention de l’âme qui maintient l’objet perçu Ă  distance et qui ne se mĂ©lange pas. Le regard s’enfonce, pĂ©nètre son objet, jusqu’à le pĂ©trifier lorsqu’il en rencontre un autre. Fanon recourt dans ses analyses aussi bien Ă  l’explicitation phĂ©nomĂ©-nologique de la vision qu’à la thĂ©orie existentielle du regard pour dĂ©crire la façon dont il gèle des postures, ampute des membres chez celui qui est rĂ©duit Ă  sa couleur de peau. Si la phĂ©nomĂ©nologie de Merleau-Ponty, dans son intention d’élucider ce qu’il y a d’originaire et de fondamental dans la perception indivise du corps propre et du monde d’appartenance, fournit des Ă©lĂ©ments Ă  Fanon pour comprendre la sociogenèse du racisme, c’est qu’elle a su rĂ©flĂ©chir sur des expĂ©riences nĂ©gatives touchant la sensibilitĂ© du corps et qui relèvent de la pĂ©trification, mais aussi de la rĂ©traction, de la contraction musculaire et de la mutilation charnelle.

Nous verrons ainsi que Fanon fait un usage particulier de la phĂ©nomĂ©no-logie guidĂ© par la nĂ©cessitĂ© de rendre raison d’expĂ©riences vĂ©cues du racisme aussi bien pour le Noir que pour l’Arabe, ce qui l’oblige Ă  une rĂ©appropria-tion « hĂ©rĂ©tique Â» de thèses qu’il irrite bien plus qu’il n’en hĂ©rite. Mais ces rĂ©appropriations hĂ©tĂ©roclites renchĂ©rissent en retour la phĂ©nomĂ©nologie, comme le montre l’examen de la couleur de peau qui permet d’étendre la notion de visibilitĂ© au diagnostic politique relatif au racisme.

Une pratique de la phénoménologie On retrouve chez le philosophe martiniquais une attention à ce que

Merleau-Ponty, dans la PhĂ©nomĂ©nologie de la perception, dĂ©veloppe autour de la spatialitĂ© du corps propre, du langage, du corps sexuĂ©. Fanon, Ă©tudiant en mĂ©decine en 1946 Ă  l’universitĂ© de Lyon, reçoit de fait l’influence directe de Merleau-Ponty, dont il suit les cours Ă  la facultĂ© de philosophie qu’il frĂ©quente Ă©galement. Il est certain qu’il a eu entre les mains la PhĂ©nomĂ©nologie de la perception puisqu’il cite – bien qu’à une seule reprise â€“ l’ouvrage 11, mais aussi parce qu’on retrouve une reprise de la « scène Â» du bras tendu vers le paquet de cigarettes dans Peau noire, masques blancs, et enfin parce qu’on

â–  9. F. Fanon, « De l’impulsivitĂ© du Nord-Africain Ă  la guerre de LibĂ©ration nationale Â», p. 287. â–  10. « Pour un colonisĂ©, dans un contexte d’oppression comme celui de l’AlgĂ©rie, vivre ce n’est point incarner des valeurs, s’insĂ©rer dans le dĂ©veloppement cohĂ©rent et fĂ©cond d’un monde. Vivre, c’est ne pas mourir. Exister c’est maintenir la vie Â», dans Les DamnĂ©s de la terre, p. 296.

â–  11. F. Fanon, Peau noire, masques blancs, p. 182 : « Pour un ĂŞtre qui a acquis la conscience de soi et de son corps, qui est parvenu Ă  la dialectique du sujet et de l’objet, le corps n’est plus cause de la structure de la conscience, il est devenu objet de conscience. Â»

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peut constater une pénétration de l’écriture fanonienne par le style propre à la phénoménologie merleau-pontienne qui met l’accent sur l’expérience vécue, et notamment sur les expériences de vie mutilées. On retrouve, dans Les Damnés de la terre, un corps asphyxié qui doit se mouvoir dans un monde compartimenté et, avant, dans Peau noire, masques blancs, l’idée d’un corps amputé, démembré au sens également de castré. Et à l’inverse apparaît en creux dans les deux ouvrages l’idée d’un corps bondissant, dansant, faisant un avec le monde.

Au-delĂ  de cette phĂ©nomĂ©nologie « informelle Â» lisible dans une Ă©criture concise et vive, Fanon propose aussi une Ă©tiologie psychopathologique, proche de celle dont Merleau-Ponty s’inspire chez Goldstein, qui redĂ©finit

les phĂ©nomènes ordinairement attribuĂ©s Ă  des dĂ©faillances psychiques (hallucinations, dĂ©lires psychotiques, schizophrĂ©nie, aphasie, etc.) et ceux dits somatiques (comme les « ulcères d’estomac Â», les «  coliques nĂ©phrĂ©tiques  », les «  troubles des règles chez les femmes Â», les « tachycardies paroxys-tiques 12 Â»). Fanon, lui, les interprète comme autant de contractures musculaires qui renvoient au refus du colonisĂ© Ă  plier devant l’autoritĂ© coloniale. Si

l’importance accordĂ©e Ă  ces phĂ©nomènes n’est pas du mĂŞme ordre que l’usage fait par Merleau-Ponty de l’hallucination (puisque Fanon, lui, insiste sur les conditions sociales et politiques de la pathogenèse des nĂ©vroses), il n’en demeure pas moins que ce dernier admet la conclusion de Merleau-Ponty lorsque celui-ci se demande comment il peut y avoir perception sans objet perçu en redĂ©finissant le phĂ©nomène hallucinatoire non pas comme « fausse perception Â», mais comme dĂ©sorientation du corps propre 13. C’est le cas par exemple lorsque le psychiatre-militant dĂ©crit sommairement chez les membres du FLN torturĂ©s des cas de cĂ©nesthopathies localisĂ©es ou gĂ©nĂ©ralisĂ©es : « Fourmillements dans le corps, impression de main qu’on arrache, de tĂŞte qui Ă©clate, de langue qu’on avale 14. Â»

En s’intĂ©ressant Ă  la phĂ©nomĂ©nologie du corps chez Fanon et en la rapprochant des analyses de Merleau-Ponty, on opère ainsi un dĂ©place-ment dans le champ de la visibilitĂ©. Le visible dont il est question chez le psychiatre martiniquais est celui qui a sa profondeur en lui, celui qui n’a pas d’arrière-monde, mais qui est soumis Ă  un rĂ©gime qui ne peut se manifester que selon une certaine loi, un certain ordre des couleurs ; ordre chromatique des Ă©pidermes qui rĂ©glemente les apparitions en public, les dĂ©placements, les positionnements du corps et qui bouleverse, par lĂ , en fonction de la couleur de peau, l’expĂ©rience que l’on fait de notre corps propre.

S’il est vrai que Fanon n’est pas un phénoménologue sophistiqué, comme le dit David Macey 15 au sens où il ne faut pas s’attendre à un positionnement

â–  12. F. Fanon, Les DamnĂ©s de la terre, p. 281. â–  13. M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 391. â–  14. F. Fanon, op. cit., p. 272. â–  15. Cette remarque est de David Macey, l’auteur qui a proposĂ© la biographie la plus complète de Frantz Fanon. Voir D. Macey, “ Fanon, Phenomenology, Race ”, Radical Philosophy, n° 95, mai-juin 1999, p. 11.

Le regard se fixe plus qu’il ne fixe de manière détachée

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par rapport Ă  la tradition phĂ©nomĂ©nologique husserlienne, il n’en reste pas moins qu’il fait un usage prĂ©cis, bien que circonstanciĂ©, de ses concepts clĂ©s – usage que l’on dira praxique, dans la mesure oĂą il s’inscrit dans une critique du racisme et du colonialisme. De fait, le geste d’écriture chez Fanon ne consiste jamais en un pur emprunt thĂ©orique, il reconstruit, et donc bouleverse, les prĂ©misses qui organisent le champ scientifique auquel il est censĂ© emprunter. Fanon reprend ainsi Ă  la phĂ©nomĂ©nologie merleau-pontienne le terme d’expĂ©rience vĂ©cue qui constitue le chapitre « ExpĂ©rience vĂ©cue du Noir Â» de Peau noire, masques blancs. Il a probablement accueilli favorablement cette idĂ©e d’une philosophie non spĂ©culative qui se soucie de l’apparaĂ®tre et surtout de la constitution des phĂ©nomènes (au sens Ă©tymo-logique du terme) et de la manière dont ces phĂ©no-mènes sont donnĂ©s Ă  la conscience en tant que vĂ©cus (Erlebnisse). Si le mot d’ordre de Husserl Ă©tait celui d’un « retour aux choses mĂŞmes Â», et la rĂ©duction (l’épochè) l’opĂ©rateur permettant de saisir le monde dans sa rĂ©alitĂ© immanente Ă  la conscience, c’est bien de cet opĂ©rateur que Fanon fera un usage dĂ©placĂ©, comme nous le verrons par la suite. Il s’agit donc, pour les phĂ©nomĂ©nologues, de dĂ©terminer comment il peut y avoir de l’en soi pour soi et, Ă  cette fin, l’analyse des mĂ©canismes de la perception devient paradigmatique, notamment chez Merleau-Ponty, pour comprendre que toute conscience est conscience de quelque chose puisque l’acte de percevoir ne peut ĂŞtre confondu avec la visĂ©e d’un objet imaginaire par la conscience imageante. En d’autres termes, toute conscience est intentionnelle, toute conscience vise nĂ©cessai-rement un objet, et l’intentionnalitĂ© est la structure première de la subjec-tivitĂ© –  y compris de la subjectivitĂ© pathologique. On comprend alors comment la phĂ©nomĂ©nologie est proche de la psychologie, ou plutĂ´t elle permet d’éclairer sous un nouveau jour ce qui se donnait auparavant simple-ment sous la forme du dĂ©terminisme causal ou physiologique en psychologie. Avec la phĂ©nomĂ©nologie, on Ă©claire doublement les actes humains, et ce double Ă©clairage constitue l’attrait principal de la phĂ©nomĂ©nologie pour Fanon. Le premier est celui qui permet de rompre avec un physicalisme pur, en considĂ©rant, inversement, que tout acte humain a un sens (en quoi la proximitĂ© avec la thĂ©orie freudienne est Ă©vidente et est soulignĂ©e par Merleau-Ponty lui-mĂŞme 16). Le second est celui qui permet de mettre l’accent sur la manière dont nous habitons notre corps autrement que comme un capitaine pilotant son navire.

Si la phĂ©nomĂ©nologie de Merleau-Ponty cherche Ă  voir comment il peut y avoir de l’en soi pour soi dans la perception, et Ă  rompre ainsi avec les reconstructions catĂ©goriales des intellectualistes tout autant qu’avec le rĂ©ductionnisme physiologique dit empiriste, Fanon dĂ©place le cĹ“ur de l’inter-rogation sur la perception en essayant de saisir le phĂ©nomène d’aliĂ©nation propre Ă  l’expĂ©rience vĂ©cue du Noir dans Peau noire, masques blancs  :

â–  16. M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 194-197.

La réduction phénoménologique

se vit elle-même dans l’ordre

de la chair

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prĂ©cisĂ©ment, celle-ci n’est pas lisible comme expĂ©rience de soi, mais comme expĂ©rience pour autrui. Elle est dĂ©terminĂ©e par ce que Du Bois nommait « la ligne de partage des couleurs 17 Â». La question que se pose Fanon n’est donc pas tant celle de savoir ce qu’est le voir, quelle est la consistance du regard, ni comment les Abschattungen, les silhouettes et autres profils, se fondent dans l’unitĂ© concordante d’une perception, mais ce que cela signifie d’être vu et atteint dans son corps par un regard extĂ©rieur qui ne vous voit qu’à travers le prisme de la couleur de peau. Autrement dit, la constitution d’un problème philosophique prend chez Fanon la mesure de cette autre assertion phĂ©nomĂ©nologique selon laquelle toute pensĂ©e est en situation, incarnĂ©e. Ainsi, les expĂ©riences de pensĂ©e, telles qu’on les entend gĂ©nĂ©ralement en philosophie comme des tests contenant un pacte tacite semblable Ă  un jeu intellectuel oĂą le philosophe et son lecteur acceptent de faire « comme si Â» la fantaisie, le mythe ou tout simplement l’hypothèse Ă©taient rĂ©els, deviennent des expĂ©riences tout court, oĂą le sujet et l’objet de l’expĂ©rience sont confondus. L’expĂ©rience nĂ©gative de la dĂ©possession, de la blessure, n’a rien de simplement Ă©pistĂ©mique ou thĂ©orique  : il ne s’agit pas de considĂ©rer intellectuellement, philosophiquement, ce qu’est le problème noir, mais Ă  l’instar de Du Dois de savoir ce que cela fait d’être un problème 18. La rĂ©duction (l’épochè) dont parle Fanon n’a rien d’une rĂ©duction Ă  finalitĂ© thĂ©orique ; elle repose sur un fait premier, lui-mĂŞme originaire, et qui relève dĂ©jĂ  de la facticitĂ© historique, qui ressort Ă  la structuration du monde par la logique et par le langage, pour la simple raison qu’il n’y a pas de prĂ©-monde ante-politique pour l’homme de couleur qui est constituĂ© par autrui : la rĂ©duction est bien l’effet d’une organisation politique du monde et des sujets. La rĂ©duction, cette suspension de la facticitĂ© du monde chez Husserl ou Merleau-Ponty, revĂŞt un usage dĂ©voyĂ© dans la rĂ©alitĂ© coloniale puisque, loin de donner accès Ă  un moi pur pour les dominĂ©s de couleur (Noir ou Arabe pour Fanon), elle fait partie pour eux d’une opacification de la subjectivitĂ©. Si la rĂ©duction a le sens d’acte intellectuel de «  mise entre parenthèses Â», ce n’est alors que pour mieux saisir les pathologies corrĂ©latives Ă  la privation de monde (l’acosmisme forcĂ©), Ă  la dĂ©tĂ©rioration de l’expĂ©rience vĂ©cue et Ă  l’impossibilitĂ© d’habiter son corps, sa maison, son territoire comme un « chez soi Â» familier.

Cette dimension psychopathologique est fondamentale pour comprendre pourquoi Fanon s’intĂ©resse aux cours de Merleau-Ponty : la rĂ©duction phĂ©no-mĂ©nologique – entendue comme privation et non plus comme suspension de monde, et qui n’a donc rien d’husserlien â€“ se vit elle-mĂŞme dans l’ordre de la chair. C’est par exemple en raison de cet ancrage dans la chair – termi-nologie que Merleau-Ponty n’utilise pas encore dans la PhĂ©nomĂ©nologie de la perception, mais qu’il suggère dĂ©jĂ  â€“ qu’il est difficile de vivre sur le mode expĂ©rimental une expĂ©rience nĂ©gative Ă  la place de ceux qui sont rĂ©ellement engagĂ©s dans cette expĂ©rience, sous un mode vital. C’est dans

â–  17. L’expression est du sociologue et activiste amĂ©ricain William Edward Burghardt Du Bois qui l’utilise dans tous ses Ă©crits pour parler de la production de la diffĂ©rence raciale Ă©laborĂ©e socialement, Ă©conomiquement et politiquement. Voir W. E. B. Du Bois, Les Ă‚mes du peuple noir [1903], Paris, La DĂ©couverte, 2007, p. 7.

â–  18. Ibid., p. 9-10.

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cette perspective qu’il faut comprendre que Merleau-Ponty ironise sur les philosophes qui prennent de la mescaline pour saisir ce que cela fait d’être un hallucinĂ©. L’expĂ©rimentation de l’intellectuel sous mescaline opère un dĂ©tachement de l’esprit par rapport au corps, pour fuir celui-ci ; il ne vit donc pas son hallucination comme un acte d’enfoncement, d’engluement dans le corps comme c’est le cas chez le malade  19. Pour Fanon, l’expĂ©rience vĂ©cue du Noir en milieu hostile est comme celle d’un malade, d’un phobique : il y a quelque chose qui Ă©chappe Ă  l’interchangeabilitĂ©, qui ne peut franchir la ligne de couleur si bien qu’un Blanc ne peut comprendre ce que cela fait d’être noir, tout comme le sain ne peut ĂŞtre dans le corps du malade en recourant Ă  un psychotrope. Cette spĂ©cificitĂ© d’expĂ©rience n’a rien d’un essentialisme qui prĂ©tendrait que les Noirs ressentent des choses que les Blancs ne peuvent pas comprendre. Au contraire, elle relève de conditions matĂ©rielles historiques, d’organisation de rapports sociaux en fonction de la ligne de partage des couleurs Ă  laquelle nous nous rĂ©fĂ©rions chez Du Bois, autrement dit Ă  un ordre social et politique dĂ©terminĂ© par l’arrangement chromatique des Ă©pidermes dans le champ de la visibilitĂ© publique.

L’expérience vécue au prisme de la couleur de peau On pourrait avancer qu’une des raisons qui motivent l’usage de la

phĂ©nomĂ©nologie merleau-pontienne – bien qu’il soit sporadique et reconnu seulement une fois sous la forme d’une citation transparente â€“ est l’impor-tance accordĂ©e chez cette dernière aux mĂ©canismes de perception des couleurs 20, Ă  cette diffĂ©rence essentielle que, chez Fanon, la couleur de peau revĂŞt une autre dimension. Elle a une densitĂ© sociale qui empĂŞche lĂ  encore le psychiatre de s’intĂ©resser aux phĂ©nomènes de la vision simplement sous l’angle dĂ©sintĂ©ressĂ© – aussi engagĂ© fut-il dans le sens merleau-pontien â€“ des sciences humaines. Par consĂ©quent, la question n’est plus tant de se demander ce que Fanon doit Ă  Merleau-Ponty, que de saisir ce que le fano-nisme fait Ă  la phĂ©nomĂ©nologie, comment il y opère des dĂ©placements qui permettent d’approfondir les dimensions politiques de la phĂ©nomĂ©nologie dans le champ du racisme.

Chez Merleau-Ponty, la couleur est chair – mĂŞme si, comme nous le disions prĂ©cĂ©demment, il ne parle pas encore de chair dans la PhĂ©nomĂ©nologie de la perception â€“ dans le sens oĂą la chair est Ă©galement entendue comme texture, profondeur de la surface, qu’elle appelle Ă  un toucher, Ă  un palper, un sentir. Merleau-Ponty fait opportunĂ©ment cette remarque Ă  propos de la couleur indissociable des textures et non seulement des formes : comment imaginer un violet qui ne soit pas un violet velours, un bleu qui ne soit pas un bleu laineux 21 ? Mais lorsque Fanon s’intĂ©resse Ă  la couleur de la peau, la texture, le toucher n’y sont pas apprĂ©hendĂ©s comme des appels Ă  la sensibilitĂ© esthĂ©tique, comme lorsque Merleau-Ponty parle du bleu de CĂ©zanne ou du vert bouteille dans ses peintures (ce qui se rapprocherait

â–  19. M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 389. â–  20. Ibid., p. 351-361. â–  21. M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 1996, p. 64.

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davantage de l’esthĂ©tisation de la couleur chez les Ă©crivains de la nĂ©gritude, et notamment Senghor). Il s’agit plutĂ´t d’une approche phĂ©nomĂ©nologique du noir de peau proche de ce que Merleau-Ponty dit des couleurs relativement aux conduites 22. Selon ce dernier, en effet, les couleurs en gĂ©nĂ©ral crĂ©ent des attitudes, induisent des conduites. En somme, elles ont une significa-tion vitale. Certes, celles dont parle Merleau-Ponty dans ce passage sont indissociables des choses qui leur donnent forme, et elles n’appartiennent pas Ă  un homme de chair, mais la typologie qu’il dresse en s’inspirant de la psychologie inductive permet de saisir ce qui, dans la couleur, n’est pas qualitĂ© pure ni quantitĂ© de concentration de pigmentation, mais Ă©talon, mesure sans cesse variable de mon ĂŞtre au monde 23. De fait, ce que Fanon ressent jusque dans sa chair, c’est que la couleur de peau noire crĂ©e des attitudes que ne crĂ©e pas la couleur blanche. La couleur de peau noire se remarque et donne lieu Ă  une interpellation indirecte : « Tiens, un nègre Â», dit l’enfant Ă  sa mère dans les rues de Lyon en dĂ©signant Fanon 24. La peau noire a une couleur Ă©paisse dans l’ordre chromatique des Ă©pidermes soumis au rĂ©gime de la racialisation des ĂŞtres, lĂ  oĂą la peau blanche se veut transparente ou lumineuse.

S’il y a une «  signification motrice des couleurs 25  », ce n’est pas en raison, dit Merleau-Ponty, d’une distinction entre la sensation de la couleur et la rĂ©action motrice, mais en raison d’une certaine manière d’être au monde. Dès lors, on pourrait dresser le diagnostic fanonien en langage merleau-pontien : « Je suis au monde de telle façon que le regard qui organise les couleurs s’ancre dans la rĂ©alitĂ© qu’il fixe et suppose dĂ©jĂ  une certaine

posture possible de mon corps en tant qu’être regardant et du corps d’autrui en tant qu’être regardĂ©. Â» L’ancrage dont parle Merleau-Ponty est Ă©videmment une manière de cohabiter alors que le regard dont parle Fanon est le regard de celui qui dissèque, qui, mĂŞme sans ĂŞtre « scientifique Â», est un regard de Blanc qui porte sa blancheur comme un feu qui vous brĂ»le la peau, et vous dĂ©visage littĂ©ralement  : «  Toute cette blancheur qui me calcine 26. Â» La couleur qui brĂ»le va au-delĂ  de la

simple sensation de « regard dans la nuque Â» dont parle Merleau-Ponty pour comprendre ce qu’est un horizon de perception. En revanche, le regard qui dĂ©visage correspond plutĂ´t Ă  cet autre regard qui dissèque la peau, isole le corps en parcelles, rend le corps inerte. Merleau-Ponty fait allusion Ă  ce regard pour rappeler la nĂ©cessitĂ© d’une bonne distance pour percevoir les choses et les hommes de manière Ă  ce que chacun occupe une juste place dans le champ de la visibilitĂ© (ce que Fanon reprendra Ă  son compte)  : «  Pour chaque objet comme pour chaque tableau dans une galerie

â–  22. M. Merleau-Ponty, PhĂ©nomĂ©nologie de la perception, p. 212. â–  23. Ibid., p. 243. â–  24. F. Fanon, Peau noire, masques blancs, p. 90. â–  25. M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 243. â–  26. F. Fanon, op. cit., p. 92.

La couleur est Ă©talon, mesure sans cesse variable de mon ĂŞtre au monde

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de peinture, il y a une distance optimale d’oĂą il demande Ă  ĂŞtre vu, une orientation sous laquelle il donne davantage de lui-mĂŞme : en deçà et au-delĂ  nous n’avons qu’une perception confuse par excès ou par dĂ©faut, nous tendons alors vers le maximum de visibilitĂ© et nous cherchons comme au microscope une meilleure mise au point, elle est obtenue par un certain Ă©quilibre de l’horizon intĂ©rieur et de l’horizon extĂ©rieur : un corps vivant, vu de trop près, et sans aucun fond sur lequel il se dĂ©tache, n’est plus un corps vivant, mais une masse matĂ©rielle aussi Ă©trange que les paysages lunaires, comme on peut le remarquer en regardant Ă  la loupe un segment d’épiderme ; vu de trop loin, il perd encore la valeur de vivant, ce n’est plus qu’une poupĂ©e ou un automate 27. Â»

Or cette distance optimale pour le regard qui humanise chez Merleau-Ponty se trouve effacĂ©e chez Fanon dans un monde colonisĂ© oĂą les intervalles manquent, oĂą la promiscuitĂ© règne. C’est en raison de cette absence d’horizon et de cette sensation prĂ©gnante de toujours avoir un regard sur la nuque que, Ă  des fins de satisfaction et de relâchement, les « rĂŞves de l’Indigène sont des rĂŞves musculaires, des rĂŞves d’action, des rĂŞves agressifs 28 Â». Et dans la mĂ©tropole, cette fois-ci, le regard blanc fixe le Noir, efface son aspĂ©-ritĂ©, et le rend invisible, ou alors, s’il le sort de l’ombre, c’est pour le mettre sous une lumière brĂ»lante qui le donne en spectacle, le rĂ©ifie, le renvoie Ă  l’état de chose parmi les choses, si bien que « l’autre, par gestes, attitudes, regards, me fixe, dans le sens oĂą l’on fixe une prĂ©paration par un colorant 29 Â». Ainsi, se trouve niĂ©e ici la spatialitĂ© du corps propre qui ne devrait pas en thĂ©orie, comme le disait Merleau-Ponty, ĂŞtre confondu avec un positionnement dans l’espace : le corps a normalement une spatialitĂ© de situation lĂ  oĂą les choses, les objets extĂ©rieurs ont une spatialitĂ© de position 30. La fixation dans une position se fait par coloration selon la formule mĂ©ta-phorique de Fanon, au sens oĂą le Noir, qui pouvait plus ou moins s’ignorer tel jusqu’à ce qu’il se retrouve entourĂ© de Blancs, soit dĂ©signĂ© par sa couleur de peau. Cette Ă©vocation du colorant n’est en rĂ©alitĂ© pas entièrement mĂ©ta-phorique puisque Fanon, dans le mĂŞme chapitre, Ă©voque les recherches pharmaceutiques pour « blanchir Â» la peau, pour trouver ce qu’il appelle « un sĂ©rum de dĂ©nĂ©grification 31 Â». Le regard dont il est question dans la fixation est celui qui montre du doigt et fige si bien que la cinesthĂ©sie Ă  laquelle se rĂ©fère Merleau-Ponty pour comprendre comment le voir est indissociable du toucher renvoie ici Ă  des pratiques de stigmatisation. Ainsi, la phĂ©nomĂ©nologie de Merleau-Ponty fonctionne en filigrane chez Fanon comme un cadre lui permettant de souligner la spĂ©cificitĂ© d’un racisme ordinaire qui informe les conduites et dispositions les plus habituelles comme

â–  27. M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 348-349. â–  28. F. Fanon, Les DamnĂ©s de la terre, p. 53. â–  29. F. Fanon, Peau noire, masques blancs, p. 88. â–  30. M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 116. â–  31. F. Fanon, op. cit., p. 89.

Tout autour du corps règne

une atmosphère d’incertitude

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se promener en ville (« Regarde, il est beau, ce nègre 32… Â»), prendre le train, discuter avec des amis, Ă©changer des mondanitĂ©s lors de dĂ®ners, consulter un mĂ©decin, en mĂŞme temps que l’usage de Fanon permet de fournir un nouveau champ d’expression Ă  la phĂ©nomĂ©nologie en lui donnant un sens politique capable de s’emparer de la question raciale.

Qu’est-ce en effet que l’expĂ©rience ordinaire chez Merleau-Ponty sur laquelle Fanon prend appui ? Les exemples empruntĂ©s Ă  la vie quotidienne sont nombreux, et correspondront aux exemples que Fanon lui-mĂŞme analyse : que ce soit le fait de se trouver dans un train, d’approcher une ville, de se saisir d’un paquet de cigarettes. En gĂ©nĂ©ral entremĂŞlĂ©es Ă  l’approche sartrienne du regard dans L’Être et le NĂ©ant dont Fanon a vraisemblablement lu le cĂ©lèbre passage sur le geste vulgaire aperçu par un regard intrusif, certaines des thèses merleau-pontiennes apparaissent dans quelques passages bien distincts, mĂŞme si elles sont resserrĂ©es. Elles sont mises Ă  profit pour mettre au jour le rapport de cooriginaritĂ© du monde et du corps dans des expĂ©riences non pathologiques afin d’expliciter ensuite en quoi consiste l’amputation de cette cooriginaritĂ©  : « Dans le monde blanc, l’homme de couleur rencontre des difficultĂ©s dans l’élaboration de son schĂ©ma corporel. La connaissance du corps est une activitĂ© uniquement nĂ©gatrice. C’est une connaissance en troisième personne. Tout autour du corps règne une atmosphère d’incertitude certaine. Je sais que si je veux fumer, il me faudra Ă©tendre le bras droit et saisir le paquet de cigarettes qui se trouve Ă  l’autre bout de la table. Les allumettes, elles, sont dans le tiroir de gauche, il faudra que je recule lĂ©gèrement. Et tous ces gestes, je les fais non par habitude, mais par une connaissance implicite. Lente construction de mon moi en tant que corps au sein d’un monde spatial et temporel, tel semble ĂŞtre le schĂ©ma 33. Â»

Se trouvent ici concentrĂ©es plusieurs des grandes thèses de Merleau-Ponty : d’abord celle du schĂ©ma corporel selon laquelle le corps perçoit, se meut, de manière indivise, intĂ©grĂ©e et dynamique, et non de manière mĂ©canique comme une simple articulation organique 34. De mĂŞme, la « connaissance en troisième personne Â» Ă©voquĂ©e par Fanon peut se rĂ©fĂ©rer implicitement chez Merleau-Ponty Ă  l’idĂ©e selon laquelle c’est moins le je qui perçoit qu’un on : « Si je voulais traduire exactement l’expĂ©rience perceptive, je devrais dire qu’on perçoit en moi et non pas que je perçois. Toute sensation comporte un germe de rĂŞve ou de dĂ©personnalisation comme nous l’éprouvons par cette sorte de stupeur oĂą elle nous met quand nous vivons vraiment Ă  son niveau 35. Â» Enfin, dans ce passage, Fanon reprend Ă  Merleau-Ponty l’idĂ©e d’une connaissance implicite du corps, pour laquelle les mouvements libres seraient comme une mĂ©lodie, celle qu’offre la vie ordinaire, plutĂ´t qu’« une somme de mouvements partiels, laborieusement mis bout Ă  bout 36 Â».

â–  32. Ibid., p. 92. â–  33. Ibid., p. 89. â–  34. M. Merleau-Ponty, « la spatialitĂ© du corps propre et la motricitĂ© Â», dans PhĂ©nomĂ©nologie de la perception, p. 114-179. Fanon cite Jean Lhermitte auquel Merleau-Ponty a repris le terme de schĂ©ma corporel : J. Lhermite, L’Image de notre corps, Paris, Éditions de la nouvelle revue critique, 1939.

â–  35. M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 249. â–  36. Ibid., p. 122.

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Le problème vient prĂ©cisĂ©ment, pour le Noir, lorsque son schĂ©ma corporel est morcelĂ© et que le corps se trouve dĂ©sorientĂ© (« OĂą me situer ? Ou, si vous prĂ©fĂ©rez : oĂą me fourrer 37 ? Â»). Cette perte des repères spatio- temporels survient chez le dominĂ© dans des cas oĂą le racisme est naturalisĂ© lors de conversations ordinaires, ou dans des situations oĂą l’on fait comme si la personne de couleur n’était pas prĂ©sente. La nausĂ©e survient et fait perdre son Ă©quilibre Ă  celui qui pensait avoir « [Ă©quilibrĂ©] l’espace Â», « [localisĂ©] des sensations 38 Â». Mais le malaise va plus loin que la nausĂ©e et devient morbide. Chez Merleau-Ponty, on sait que la morbiditĂ© joue le rĂ´le de rĂ©vĂ©la-teur des fonctionnements normaux du corps, et qu’elle a pour fin thĂ©orique de critiquer les approches abstraites de la motricitĂ©, les mouvements du corps Ă©tant pour lui des mouvements orientĂ©s et intĂ©grĂ©s comme un tout au corps propre, comme le rĂ©vèle le cas du « membre fantĂ´me 39 Â» que l’amputĂ© continue de sentir et qui n’est pas une simple remĂ©moration. Chez Fanon, la morbiditĂ© est vĂ©cue et fait partie de la vie de la personne de couleur que l’on met Ă  l’écart ou que l’on pĂ©trifie en la renvoyant Ă  sa couleur de peau, Ă  son statut d’être infĂ©rieur, le corps est alors « dĂ©sorientĂ©, incapable d’être dehors Â», il revient « Ă©talĂ©, disjoint, rĂ©tamĂ©, tout endeuillĂ© 40 Â», ce qui correspond Ă  la fois aux caractĂ©ristiques du mĂ©lancolique et de l’amputĂ©. Le corps est Ă©clatĂ© de toutes parts, rĂ©trĂ©ci par ces morcellements, il n’est plus connu Ă  la troisième personne comme le disait Merleau-Ponty, c’est un corps fractionnĂ©, rĂ©duit Ă  un partes extra partes, ce qui signe d’une certaine façon pour Fanon l’insuffisance thĂ©orique du schĂ©ma corporel Ă  saisir l’expĂ©rience de l’humiliation raciale : « â€śMaman, regarde le Nègre, j’ai peur !” Peur ! Peur ! VoilĂ  qu’on se mettait Ă  me craindre. Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible. […] Alors le schĂ©ma corporel, attaquĂ© en plusieurs points, s’écroula, cĂ©dant la place Ă  un schĂ©ma Ă©pidermique racial. Dans le train, il ne s’agissait plus d’une connaissance de mon corps en troisième personne, mais en triple personne. Dans le train, au lieu d’une, on me laissait deux, trois places. DĂ©jĂ  je ne m’amusais plus. Je ne dĂ©couvrais point de coordonnĂ©es fĂ©briles du monde. J’existais en triple : j’occupais de la place 41. Â»

La dĂ©personnalisation Ă  laquelle se rĂ©fère Fanon ici n’a rien d’un rĂŞve, ni de l’engluement presque sensuel propre Ă  la conscience perceptive dans un chatoiement de couleurs oĂą les figures ne seraient pas encore stabilisĂ©es, oĂą les horizons seraient encore ouverts. La dĂ©personnalisation est plutĂ´t ce que Merleau-Ponty aborde lorsqu’il parle des hallucinĂ©s, des schizophrènes, et qui correspond Ă©troitement Ă  ce que Fanon dit de l’expĂ©rience de l’humi-liation raciale. Ainsi, la rĂ©vocation de la pertinence thĂ©orique du schĂ©ma corporel par Fanon n’est pas tout Ă  fait justifiĂ©e, si ce n’est effectivement que Merleau-Ponty parle de malade alors que les gens de couleur n’ont de symp-tĂ´me que leur couleur de peau « pathologisĂ©e Â» : « La dĂ©personnalisation et

â–  37. F. Fanon, op. cit., p. 91. â–  38. Ibid., p. 90. â–  39. M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 91-105. â–  40. F. Fanon, op. cit., p. 91. â–  41. Ibid., p. 90. Nous soulignons.

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le trouble du schĂ©ma corporel se traduisent immĂ©diatement par un fantasme extĂ©rieur, parce que c’est pour nous une seule chose de percevoir notre corps et de percevoir notre situation dans un monde physique et humain, parce que notre corps n’est que cette situation mĂŞme en tant qu’elle est rĂ©alisĂ©e et effective 42. Â»

Fanon adhĂ©rerait Ă  cette explicitation du phĂ©nomène pathologique (la dĂ©personnalisation par le « fantasme extĂ©rieur Â»), Ă  ceci près effective-ment que ce qui pathologise est prĂ©cisĂ©ment le racisme. Ainsi, on peut relire la plupart des expĂ©riences nĂ©gatives avancĂ©es par Fanon dans ses ouvrages Ă  partir des cas pathologiques proposĂ©s par Merleau-Ponty Ă  condition de les saisir dans le cadre d’une sociogenèse raciale et, rĂ©ci-proquement, la dĂ©marche phĂ©nomĂ©nologique s’éclaircit et s’épaissit en retour de cette dimension. Ainsi, l’épisode du membre manquant ou fantĂ´me pourra ĂŞtre relu Ă  profit et rĂ©insĂ©rĂ© dans un discours sur la race Ă  partir

de l’imaginaire raciste évoqué par Fanon et dont il dit qu’il est peuplé de rêve de castration des Noirs 43. De même, les passages de Merleau-Ponty sur l’aphasie ou ceux sur l’aphonie peuvent être relus conjointement avec les passages de Fanon sur les stéréotypies verbales ou le chapitre sur le Noir et le langage.

Dans ce dernier cas, Merleau-Ponty rappelle que ce que le malade a perdu dans les aphasies, « ce n’est pas un certain stock de mots, [mais] une

certaine manière d’en user 44 Â». Contre l’approche intellectualiste qui consi-dère que le langage consiste simplement en une subsomption catĂ©goriale, c’est-Ă -dire en un appariement pertinent entre des «  individus  » et des catĂ©gories abstraites, et contre l’approche empiriste qui comprend le langage sous l’ordre de la causalitĂ© mĂ©canique Ă  travers les excitations sensorielles provoquĂ©es par un objet ou une image, Merleau-Ponty rappelle l’épaisseur propre aux mots et l’affectivitĂ© propre au langage, entendu non pas comme reflet d’une intĂ©rioritĂ©, mais comme sens effectif. Qu’est-ce que cela signifie que le mot est sens chez un Fanon qui tend Ă  restituer la manière dont les Noirs aliĂ©nĂ©s s’engluent dans la langue française pour produire des actes de langage qui se terminent en accentuation « manquĂ©e Â» ? La valeur de l’accent est analysĂ©e dans le chapitre « Le Noir et le langage Â», sous le prisme de l’attitude phobique qu’il suscite chez celui qui a peur de trahir ses origines martiniquaises en « mangeant Â» les « r Â» et qui finit, par excès de prĂ©caution, par manger les « r Â» après avoir mis toutes ses forces dans le premier « r Â» de son interjection : « Garrrçon ! un vè de biè 45. Â» Fanon avait commencĂ© son chapitre en prĂ©cisant que l’analyse du langage Ă©tait utile pour comprendre « la dimension pour autrui de l’homme de couleur Â». C’est bien ce dont tĂ©moigne cet Ă©pisode du garçon de cafĂ© qui ressemble

â–  42. M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 391-392. â–  43. F. Fanon, op. cit., p. 132-133. â–  44. M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 204. â–  45. F. Fanon, op. cit., p. 16.

La dépersonnali-sation correspond à une expérience d’humiliation raciale

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Ă  celui de Sartre pour dĂ©signer une attitude inauthentique. Parler, chez Fanon, n’a donc rien d’un simple assemblage mĂ©canique de mots. Celui qui prend son corps de manière inauthentique, c’est-Ă -dire comme une machine de guerre contre soi-mĂŞme, finit par produire de risibles claudications phonĂ©tiques. Ainsi, l’affect dont se chargent les mots n’est pas expression d’une pure intĂ©rioritĂ©, et encore moins lorsque ces derniers servent une vision inauthentique de soi ; il correspond plutĂ´t Ă  une modification de mon rapport aux autres et au monde, comme le disait Merleau-Ponty. C’est la raison pour laquelle le sens de la colère, par exemple, correspondait pour lui Ă  une fonction vitale, c’est-Ă -dire Ă  une attitude qui est Ă  la fois posture dans le monde et signification de cette attitude au monde. Mais Fanon Ă©claire en retour ces assertions phĂ©nomĂ©nologiques en les passant au crible de la «  double conscience Â», Ă  savoir de l’éclatement de la personnalitĂ© induit par le fait de se voir Ă  travers les yeux d’un autre qui impose son propre rĂ©gime de visibilitĂ©.

La dĂ©marche fanonienne ne relève pas, par consĂ©quent, d’une phĂ©no-mĂ©nologie rigoureuse si l’on entend par lĂ  simplement un champ Ă©pistĂ©-mologique qui a cherchĂ© Ă  s’imposer au sein de la tradition philosophique comme une nouvelle manière de « voir Â», de percevoir notre ĂŞtre au monde en redĂ©finissant tous les fondements Ă©pistĂ©miques sur lesquels celle-ci se fonde. Elle en dĂ©place au contraire les prĂ©supposĂ©s et leur donne une nouvelle Ă©paisseur en les intĂ©grant dans le « schĂ©ma Ă©pidermique de la race Â» sans se prĂ©occuper de donner un fondement Ă©pistĂ©mologique indubitable Ă  ses concepts. Ceux-ci sont rĂ©flexifs dans la mesure mĂŞme oĂą ils sont praxiques, oĂą ils permettent de saisir ce qu’il y a dans la pensĂ©e d’indissociablement liĂ© au corps et Ă  notre positionnement dans le monde. Par ailleurs, s’il est vrai que le texte de Fanon se nourrit effectivement de la phĂ©nomĂ©nologie, de façon sporadique et sans qu’une ligne claire et continue d’emprunts textuels puisse ĂŞtre dĂ©finie, la lecture de la phĂ©nomĂ©nologie, notamment celle de Merleau-Ponty, s’enrichit en retour des analyses fanoniennes, au grĂ© de lectures croisĂ©es qui fonctionneraient comme un jeu de miroirs dans lequel leurs ouvrages respectifs gagneraient en Ă©paisseur existentielle.

Hourya BentouhamiMaître de conférences en philosophie sociale et politique

à l’université Toulouse Le-Mirail

L’affect dont se chargent

les mots n’est pas expression

d’une pure intériorité

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