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Résumé Nos activités communicationnelles (y compris celles reliées à la recherche scientifique) sont conditionnées par le contexte dans lequel elles se développent. La recherche en communication, alors, n’a pu éviter l’influence de divers éléments de type « matériel » et « idéal » qui déterminent les contextes dans lesquels elle s’est développée. Parmi ces éléments, on inclut les manières de définir et de penser la communication, les différentes orientations scientifiques et les objets d’études correspondants. Cet article traite particulièrement de quelques éléments de type « idéal » : les « mythes de la communication et la culture » qui ont contribué à établir des cadres théoriques sur la communication en précisant un objet d’étude, objet appliqué à l’ensemble des communications humaines rendant plus difficile la compréhension de quelques modes de communication les plus significatifs en les obscurcissant. Bien que cet objet d’étude concerne les développements les plus récents, il existe aussi d’autres modèles théoriques, dans un cadre historique soumis aux changements, centrés sur un objet d’étude sûrement plus approprié à comprendre les communications. Mots-clefs Modèles de la communication/ Théorie/ Epistémologie/ Culture et communication Abstract Key Words Communication Models/ Theory/ Epistemology/ Culture and Communication Miguel de Aguilera est docteur en Sociologie et Titulaire de la Chaire de Communication Audiovisuelle et Publicité à l’Université de 1

Les modèles de la communication et leur objet d'étude

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RésuméNos activités communicationnelles (y compris celles reliées à la recherche scientifique) sont conditionnées par le contexte dans lequel elles se développent. La recherche en communication, alors, n’a pu éviter l’influence de divers éléments de type « matériel » et « idéal » qui déterminent les contextes dans lesquels elle s’est développée. Parmi ces éléments, on inclut les manières de définir et de penser la communication, les différentes orientations scientifiques et les objets d’études correspondants. Cet article traite particulièrement de quelques éléments de type « idéal » : les « mythes de la communication et la culture » qui ont contribué à établir des cadres théoriques sur la communication en précisant un objet d’étude, objet appliqué à l’ensemble des communications humaines rendant plus difficile la compréhension de quelques modes de communication les plus significatifs en les obscurcissant. Bien que cet objet d’étude concerne les développements les plus récents, il existe aussi d’autres modèles théoriques, dans un cadre historique soumis aux changements, centrés sur un objet d’étude sûrement plus approprié à comprendre les communications.

Mots-clefs Modèles de la communication/ Théorie/ Epistémologie/ Culture et communication

Abstract

Key WordsCommunication Models/ Theory/ Epistemology/ Culture and Communication

Miguel de Aguilera est docteur en Sociologie et Titulaire de la Chaire de Communication Audiovisuelle et Publicité à l’Université de Málaga, où il enseigne la théorie et la recherche en communication et quelques formes de culture populaire. Sa recherche se concentre sur la relation des jeunes avec la communication et son impact sur les cultures et identités juvéniles, s’occupant de phénomènes tels que les jeux vidéo et la musique ; cette recherche, d’autre part, s’étend aux applications pratiques, comme ces études —jeunesse, cultures, pratiques de risque— sont appliquées au domaine de la communication pour la santé.

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Les modèles de la communication et leur objet d’étude. Ce que quelques mythes

ne laissent pas voir.Miguel de Aguilera

Les activités professionnelles relevant en général du domaine de la « communication » comprennent un ensemble divers de pratiques, de la production de contenus aux recherches scientifiques. Chacune de ces pratiques professionnelles – toujours effectuées dans des cadres institutionnels ou organisationnels – s’appuie plus ou moins ouvertement sur un ensemble d’hypothèses, de croyances et d’idées, intégrant entre autres une représentation simplifiée de l’objet de l'activité, c’est-à-dire, un modèle de communication. Ces modèles, d’une certaine façon, ne sont que des façons de penser la communication, suivant le contexte même de cette activité. Car nous sommes à la fois des sujets produisant ces activités et des objets soumis à l’influence des conditions constitutives de notre environnement ambiant. Parmi ces conditions, existent certains modes dominants de penser et d’entendre nos actions; ce qui, dans le milieu scientifique, se traduit par l’adoption de certaines philosophies de la science et par conséquent des options épistémologiques et méthodologiques qui conditionnent l’orientation de l’activité scientifique et ses objets.

L'étape suivante, la reconstruction de l’ensemble des cadres théoriques qui ont guidé l’étude scientifique de la communication, est une tâche complexe et peu assurée d’aboutir (Miège, 2004). La communication est un domaine polymorphe qui recouvre une vaste étendue d’activités humaines et de logiques d’acteur. Même si on restreint le domaine de ces activités à ce que l’on admet traditionnellement comme spécifique à la communication (constitué autour d’un objet d’étude déterminé, qui ignore un grand nombre de modalités communicatives), la tâche n’est pas aisée car, entre modèles dominants et modèles émergents, d’autres perspectives concourent pour traiter des aspects concrets de la communication humaine, parvenus aussi à des niveaux significatifs de représentation. Il s’ensuit que celui qui entreprendrait cette brève reconstruction des cadres devra assumer une partialité obligatoire et suivre, dans ce travail, un fil conducteur singulier. Dans les sciences de la communication, une définition a dominé historiquement, parvenant même à orienter et à modifier parfois les positions critiques à son égard, qui prend ses références essentielles de l’une des modalités, adoptée par la communication, axée vers la satisfaction des

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principaux objectifs déterminés par le contexte social de cette activité scientifique. Voilà pourquoi un tel modèle est inapte à comprendre dûment ces types de communication les plus caractéristiques de la société de nos jours : par exemple, et surtout, ce que l’on connaît comme « culture populaire » ou « de masses ». La présente étude commence par l’exposé des raisons conceptuelles qui conditionnent la définition de l’objet communicationnel. Nous traiterons également de la difficulté qu’à cette science de rendre compte d’autres objets d’étude, et tout particulièrement, celui constitué par la culture populaire. Ultérieurement, nous accorderons une attention plus précise à l’objet d’étude dominant dans cette science et, surtout, à l’élément principal autour duquel il s’articule : l’information. Enfin, je rends compte des autres contributions théoriques plus récentes qui contribuent de manière décisive à modifier cet objet d’étude et, plus généralement, la façon de comprendre la science de la communication.

La communication, entre l’« être » et le « devoir être »

Bien que dans les siècles passés l'on puisse trouver des embryons d’études, les essais initiaux pour entreprendre solidement l’étude scientifique de la communication dans le but de comprendre ses processus et d’orienter ses pratiques, datent de la fin du premier tiers du XXe siècle. Les premières théories plus denses et abouties ont été écrites à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Parmi elles, la plus facile à mettre en évidence est l’établissement progressif d’un système de communication dont l’élément central aura été la télévision imposant aux citoyens, par les flux d’informations de grand débit, des visions spécifiques de la réalité. Cet univers riche de symboles aura investi des formes narratives structurant les rêves de centaines de millions de personnes de différents lieux et époques en constituant de surcroît une entreprise d’une dimension particulièrement remarquable. L’établissement de ce système de communication, à son tour, constitue une manifestation remarquable d’une société orientée entièrement vers la création d’un réseau complexe de communications de personnes, de choses et d’idées.

Aucun système de communication humaine n’est compréhensible sans se référer au contexte social dans lequel il surgit et se développe (de Aguilera - de Aguilera, 1989, 63). Ce qui explique ce système de communication et lui donne un sens est ce que l’on pourrait nommer génériquement « société industrielle », qui trouve ses origines dans le projet illustré de la Modernité, dans l’accumulation d’une série de faits, de conditions et d’agents qui l’ont rendu possible, c’est-à-dire la somme des raisons explicatives, les unes « matérielles » et les autres « idéales » (d’après l’expression wébérienne). De nombreux auteurs ont examiné les rapports entre tel ou tel type de circonstances et le

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développement de ce système de communication. On doit les principales acceptions contemporaines à Armand Mattelart (Mattelard, 1995). Cet auteur reconnaît l’influence constitutive des églises chrétiennes sur l’univers culturel associé au terme communication et souligne de même sa pleine insertion dans le projet de la Modernité : on concevait la communication comme « projet et implantation de la raison » (Mattelart 1995 : 19) à l’intérieur d’un idéal élargi de compréhension, de domination du monde et de toutes autres circonstances auquel le raisonnement humain contribue.

Cet auteur structure à raison son « archéologie des savoirs sur la communication » autour de quatre processus intellectuels parallèles (Mattelart, 1995: 13). Mais on s’étonne qu’il ne prenne pas dûment en considération des faits qui, à cet égard, ont une importance cruciale et auxquels il avait fait attention dans un ouvrage précédent. Dans cet ouvrage, où il traitait de l’œuvre d’Adorno, il soulignait la « méfiance illustrée » de cet auteur et de tant d’autres, envers certaines façons culturelles, basées entre autres sur leur reproductibilité technique, pour reconnaître ensuite que de « ce vigoureux acte de foi sur la valeur de la haute culture vont naître de nombreux malentendus » (Mattelart, 1993: 221). Cependant, le philosophe Gustavo Bueno atteste du rôle qu’une certaine idée de la culture représente pour la Modernité et, par conséquent, pour le type de société dans laquelle elle trouve son origine. Dans un de ses ouvrages les plus connus, il a pour projet de démythifier la culture, parce que, à son avis, la Modernité n’a pu éviter de fonder son projet illustré sur certains mythes, comme la Liberté, la Richesse, le Bonheur, l’Égalité, la Démocratie et, en insistant à notre intention, sur la Culture (Bueno, 1996: 11). Ils ont tous eu un rôle constitutif en ce qui concerne la société, en prenant part à un lent processus de sécularisation qui a substitué à l’univers des idées religieuses, depuis si longtemps une grande part des fondements de la société, un autre dont la pierre angulaire serait constituée par la raison humaine. Concrètement, la culture représentait la sécularisation du mythe médiéval de la Grâce de Dieu : si auparavant le principal trait distinctif des humains face aux bêtes était la conscience, basée sur une âme insufflée par la grâce divine, la culture représente maintenant le support de cette conscience. Et par son accumulation, le résultat de l’action rationnelle durant des siècles par des ensembles humains reflète alors, en termes séculaires, l’« âme d’un peuple ».

Mais, à son avis, la culture acquiert des traits de mythe obscurantiste surtout parce qu’en rationalisant ce mythe de Modernité et en démunissant apparemment d’autres mythes de leur condition originelle de fable et d’illusion, la culture les convertit en une espèce de « récits supranationaux » (Bueno, 1996 : 26), en idées-forces qui

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jettent les fondations pour certaines formes de vie en société, en guidant l’action des sujets rationnels et en leur donnant un sens. Mais en s’objectivant, ils instituent aussi des cadres d’action spécifiques pour certains acteurs en les reliant aux rituels, normes, etc. Dans le cas de la culture, on a distingué trois domaines principaux d’action, en faisant l’éloge de certains et en en méprisant d’autres, précisément ce que la science de la communication se propose d’étudier. Dans ce processus de mythification moderne de la culture, on distinguait trois niveaux, c’est à dire, des pratiques culturelles par lesquelles elle va s’exprimer : la haute culture, réservée aux élites par les possibilités d’accès et jouissance (copies uniques, scénarios et rituels), la culture populaire ou folklorique (Volks, folk) des traditions populaires et la culture de masses (techniquement (re)produite, mercantilisée et avec des produits hautement standardisés) (de Aguilera, 2004: 150). Quelques spécialistes ont précisé récemment ce schéma avec la catégorie de culture populaire (Real, 2001: 168), ce terme substituant l’affaibli et peu clair concept sociologique de « masse ».

En tout cas, la production de contenus de « basse qualité », destinés à satisfaire le goût culturel de grands collectifs (avant tout, les couches populaires des milieux urbains) ont fait l’objet de sévères critiques. Cette culture populaire, produite et diffusée surtout par les industries culturelles dans les « communications de masse » ne serait pas située dans le cadre où la culture traditionnelle a eu ses origines : le locus idéal du milieu rural ne répondrait pas non plus au niveau des élites cultivées, entre autres parce qu’il ne fait pas appel à la raison mais surtout à l’émotion (ou, si on préfère, à l’éros freudien). Le mythe de la culture est l’objet central de la communication parce que la communication consiste essentiellement à des manifestations pratiques de la culture dans laquelle les acteurs sociaux sont immergés. Ainsi ce type de culture, étudié par la science de la communication, est disqualifié dès son concept, rendant plus difficile sa compréhension. Le mythe de la culture comme le corollaire et parallèle « mythe de la communication » jettent les fondements des discours publics ainsi que la pratique scientifique qui les développe et les légitime, qui critiquent sévèrement d’un point de vue moral les pratiques culturelles adoptées par la grande majorité de la population et ce, parce que, depuis plusieurs décennies, nous utilisons presque tous au quotidien, et souvent en nous amusant, des produits proposés par les industries de la culture, que nous intégrons à nos vies quotidiennes à différentes fins. Mais, en les rejetant des discours publics qui recréent quelques fondements idéals de notre vie collective, en les méprisant du fait des orientations scientifiques dominantes, on renonce à expliquer pourquoi ces pratiques culturelles font partie de notre vie quotidienne, malgré leur réprobation publique majoritaire. On renonce à les orienter correctement —quand c’est

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nécessaire—facilitant la « colonisation mercantile » de nos désirs et plaisirs (car les industries savent les reconnaître, bien les comprendre et tâchent de trouver des voies adéquates pour les satisfaire).

Même si, paradoxalement, elle ne fût pas incluse dans le milieu traditionnel d’étude de la communication, le cas de la musique pourrait être significatif à cet égard. Parce que cette modalité culturelle —qui fait toujours appel, de toute façon, aux émotions— a connu un singulier processus de mythification, bien qu’inséré dans un cadre plus vaste que celui mentionné, et a permis de distinguer aussi dans le milieu musical ces trois catégories dans lesquelles la culture se classifie. Desservie par de puissantes industries culturelles qui font de fabuleuses affaires, la musique populaire se trouve dans la vie quotidienne d’énormes ensembles de population, qui fréquentent tous ces univers variés et symboliques aux finalités diverses. Mais rares sont les spécialistes qui se sont intéressés à ces pratiques culturelles. La musique folklorique, néanmoins, a joui d’une considération publique, son étude méritant donc depuis plusieurs décennies l’attention d’un nombre important de chercheurs. Mais le type de musique qui est l’objet d’étude traditionnelle, et depuis longtemps de façon exclusive, des spécialistes dans cette affaire est ce que l’on peut dénommer la « musique culte » ou la « musique classique », alors que seuls quelques segments assez réduits de la population (bien qu’en augmentation) l’incluent dans leurs pratiques culturelles habituelles.

Au-delà de leur qualité indiscutable, il est paradoxal que l’on considère « classiques » certaines formes musicales nées d’un contexte spatial et temporel déterminé : celui constitué par quelques sociétés pour lesquelles le développement de la société industrielle était plus avantageux. Ces formes musicales, comme toutes les autres, sont le résultat du contexte dans lequel elles se sont développées et, par conséquent, elles reflètent quelques-uns de leurs traits : parmi eux, le développement de la subjectivité bourgeoise ou la domination de la femme par l’homme1. Mais la musique classique a connu un processus singulier de mythification, qui repose, entre autres, sur la sécularisation d’une certaine tradition essentialiste attribuée à la musique et à l’expérience musicale, démontré spécialement par le « mythe de Beethoven » (Cook, 2003: 44). Cela s’est traduit par l’établissement de certains canons esthétiques et d’un « répertoire » de musique de qualité pouvant alors être considéré comme classique et l’institutionnalisation d’ailleurs des acteurs prenant part à ces formes musicales et ces rituels auxquels ils participaient. Et l’institutionnalisation, de même, d’un « modèle d’affaires » basique

1 Le rôle de la femme dans l’histoire de la musique culte a été tout moindre, réduit presque exclusivement à l’interprétation de pièces dans l’enceinte domestique, fréquemment devant ses parents ou des candidats à l’être.

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qui repose sur l’exploitation des droits d’auteurs. Essentiellement, l’« œuvre » créée par le compositeur est aussi bien exploitée par l’éditeur des partitions que par ceux qui les achètent ou les interprètent devant un public2 qui paie pour son audition dans un scénario déterminé.

Ce modèle d’exploitation du phénomène musical dans la société bourgeoise a été développé plus tard par les industries culturelles qui, par certaines médiations techniques et circonstances diverses survenant dans le milieu social, ont réalisé des bénéfices considérables en « servant » de la musique aux citoyens dans différents scénarios de leurs vies quotidiennes. Bien sûr, la même chose survient en termes semblables dans bien d’autres milieux de l’activité culturelle qui ont connu aussi un processus précis d’institutionnalisation, comprenant entre autres un modèle d’exploitation basique par lequel des industries s’appuient sur des médiations techniques déterminées applicables à la production, à la diffusion et à la reproduction, et trouvent des éléments culturels avec un certain degré d’originalité, en sorte qu’ils permettent l’établissement de droits d’auteur pour leur donner un certain traitement afin de les rendre le plus attirant possible, pour qu’un grand nombre de récepteurs puisse investir en eux, pour leur délectation, leur énergie, leur temps et leur argent. Et ça comporte aussi la détermination des principaux acteurs qui peuvent participer à ces processus de communication, tout comme les manières par lesquelles cette participation peut s’effectuer.

L’information organise le modèle

L’institutionnalisation de la communication a englobé ses divers aspects, y compris la matière dont on devait s’occuper scientifiquement (son objet d’étude), ainsi que les modes et acteurs aptes à l’accomplir. C’est pourquoi, quand la production et la diffusion des messages se sont multipliées et que les industries culturelles se sont développées, il fallut délimiter un domaine propre de procédure pour les chercheurs spécialisés dans la fourniture des données satisfaisant les besoins industriels et plus généralement qui permettent de traiter les possibilités presque thaumaturgiques attribuées aux « puissants » mass-média. Bien que, pour couvrir ce domaine d’activité professionnelle, des professionnels venus de divers milieux du savoir aient pu y contribuer, il a été nourri initialement, avant que l’on ne reconnaisse le domaine particulier de ceux que certains dénomment « communicologues », de deux domaines du savoir spécialisés à connaître et traiter, respectivement, l’esprit

2 Rituellement passif et respectueux, composé par agrégations des individus plongés dans l’audition grâce aux connaissances préalables qui permettent la délectation.

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humain et les grands collectifs de population, c’est-à-dire, la psychologie et la sociologie.

Cependant, la détermination de l’objet d’étude a connu des polémiques initiales, car quelques spécialistes ont proposé que cette science s’occupe, étant donné la centralité de ces phénomènes dans divers aspects de notre vie en société, des complexités de la communication humaine dans ses différentes manifestations ; cela exigerait le concours de diverses disciplines se recoupant dans l’objet ouvert et complexe constitué par la communication. À leur tour, d’autres ont voulu concentrer l’étude de la communication sur sa relation avec la subjectivité humaine. Mais, en opposition à ces plans, très tôt s’est imposée une conception qui concentrait l’étude scientifique de la communication essentiellement sur les messages, avec une considération spéciale pour ceux de caractère informatif, diffusés par les mass-média et sur les effets presque thaumaturgiques que ceux-ci pouvaient avoir sur les audiences de ces médias, audiences constituées par des individus isolés mais agrégés dans de grandes masses de population, anonymes, hétérogènes et dispersées sur des territoires étendus.

Parmi les circonstances contextuelles qui ont contribué à fixer cet objet d’étude on pourrait mentionner quelques conséquences de la Seconde Guerre Mondiale3, tout comme les exigences que le modèle d’exploitation de ces média a posé (qui, parmi d’autres questions, avait besoin de mesurer quelques variables qui interviennent sur les communications) (Ang, 1996). L’étude des communications autour de ce premier objet a été effectuée par des chercheurs qui relevaient surtout de deux courants méthodologiques dominants à cette époque, même si entre eux il y avait, bien sûr, des différences très importantes. Le premier, dominant le bloc des pays dirigés par l’Union Soviétique : le matérialisme historique, tâchait de démontrer par l’emploi des procédés surtout qualitatifs la validité des principales affirmations de Karl Marx, Friedrich Engels et d’autres auteurs qui ont développé les idées de ces penseurs et aussi que les pratiques communicatives utilisées par les élites gouvernantes pour développer la société socialiste étaient justes (Manaev, 2003). Cette orientation méthodologique, cependant, a obtenu ses fruits les plus importants avec son application à l’étude de certains aspects des communications propres aux pays occidentaux, puisque aussi bien la critique vigoureuse de la culture et la communication réalisée dans le cadre de l’École de Francfort, comme son développement postérieur par le courant centré sur l’économie politique de la communication, ont mis

3 Tels que la frayeur causée par les horreurs de cette guerre et l’usage que l’on a y fait des média, ou que la division du monde dans deux grands blocs de pouvoir, dont chacun a attribué à la science un rôle déterminé.

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l’accent sur l’influence qu’ont pu avoir sur les membres de la classe ouvrière les messages élaborés et diffusés par les mass-média , toujours en harmonie avec les intérêts économiques et idéologiques des segments de population qui jouissent d’une position hégémonique.

L’autre courant méthodologique serait plus en accord avec la façon dominante de comprendre les sciences humaines et sociales dans des champs disciplinaires surtout dominés par les États Unis : le positivisme, qui dans l’étude scientifique de la communication sous l’influence principale de la psychologie behaviouriste et la sociologie fonctionnaliste va se développer sur une ligne nommée par quelques dénominations génériques (Mass Communications Research, « recherche administrative ») ; bien que nous trouvons plus adéquate la qualification d’« informationnelle » (del Río, 1996: 42/ Dahlgren, 1998: 44) qui insiste surtout sur le rôle crucial que le concept d’information, et quelques idées associées, a eu dans ce courant tout au long de ces années. Puisque si les spécialistes penchés sur ce sujet, en partant de l’usage peut-être le plus remarquable attribué aux média pendant des décennies comme support pour fournir à ses publics certaines discours et nouveautés en faisant appel presque toujours à la raison et en mettant l’accent sur ses opinions et aussi en répondant assez souvent à des fins intentionnelles, et de l’attention conséquente que certaines traditions analytiques, comme la publicistique, ont exercé et ont aussi pris conformément à diverses requêtes contextuelles l’information comme objet de choix de leur étude ; à son tour, le développement de la connaissance scientifique et technologique après la Seconde Guerre Mondiale dans d’autres circonstances a augmenté considérablement le rôle que l’information représente à différents niveaux.

Par conséquent, cette problématique, en conformité avec son orientation méthodologique et les raisons qui l’expliquent, a établi rapidement un modèle linéaire, avec un clair penchant quantitatif4, pour observer les phénomènes communicationnels. Ce modèle, qui répond tout spécialement au point de vue de ceux qui produisent les contenus, a d’abord pris garde au travail des émetteurs pour, grâce à quelques médiations technologiques, élaborer et diffuser des messages qui parviendraient aux récepteurs pris comme individus isolés, sans la moindre référence à leur insertion sociale et provoqueraient certains effets sur eux. De ce point de vue, l’information se montrait déjà comme principe organisateur, en considérant les médias comme diffuseurs de messages (pris comme éléments manifestes et mesurables, dont on ignore les contextes discursifs les plus étendus)

4 Mesurant des éléments objectivables de façon à ce que, avec des fins prédictives, elle explique les phénomènes en adressant ses relations causales —même si on adresse essentiellement une ou peu de variables dans ces relations.

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qui auraient un impact sur ce que pensent et font les individus agrégés dans des audiences massives ; l’impact de ces messages serait la cause nécessaire et suffisante pour atteindre les attitudes et comportements des publics. Quand les premières formulations de cette problématique commençaient à être établies —portant aussi, soit dit en passant, sur d’autres modalités, non pas d’information, mais de communication— sur ce contexte social d’après-guerre, ont surgi des circonstances qui l’ont consolidé et lui ont donné un nouvel élan, tout en la modifiant en même temps. Entre autres, la confluence d’une série de développements scientifiques qui répondaient essentiellement à une pareille perspective. Ainsi, la théorie de l’information, la cybernétique, la théorie générale des systèmes, le structuralisme, l’intelligence artificielle et même la biologie cellulaire ont été les principaux composants du contexte intellectuel de cette période (Burnett et Marshall, 2003/ Gere, 2002) — se projetant encore avec une force indubitable jusqu’à nos jours. En tout cas, l’information apparaissait comme un des concepts centraux, un des principes organisateurs, bien que généralement reposant sur une base plutôt abstraite, car elle se présente entre autres comme un élément qui se traduit en codes —quantifiables et donc plus faciles à évaluer— qui à leur tour, ont des applications sur une quantité énorme de composants et de circonstances de notre milieu —par exemple, sur les symboles. Il ne semble pas nécessaire, enfin, d’approfondir ces idées, très connues, ni de souligner encore plus l’importance de ces énoncés et leur influence sur notre société, accrues par leur union avec d’autres principes et lignes d’intérêt qui jouissent d’une tradition remarquable comme la recherche de machines intelligentes ainsi que leur rapport direct avec la raison instrumentale (analysée avec un succès notable par plusieurs membres de l’École de Francfort). Parce que cette série d’énoncés, avec l’information comme une de ses pierres angulaires, était très utile pour la société d’après-guerre —se transformant en un principe organisateur de la technologie, de la stratégie militaire, de l’industrie et des affaires, etc., et, dans son développement, encore plus pour le modèle social de nos jours.

En rattachant ces lignes de pensée, généralement concordantes entre elles avec diverses traditions bien établies dans notre société et aussi avec les intérêts déterminés de certains segments et collectifs de ce milieu social, le courant d’étude dont nous faisons mention s’est consolidé, atteignant une situation hégémonique qui devait influencer la science de la communication dans son ensemble. Par conséquent, elle s’est occupée surtout des messages transmis par les mass-média, bien qu’actuellement elle s’étende aussi à ceux transmis par d’autres moyens. Et elle a maintenu un intérêt spécial pour les effets, de nature diverse, qu’ils proviennent de contenus d’information, de loisirs et mêmes commerciaux, que ces messages ont sur leurs récepteurs.

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L’objet d’étude défini par ce courant, projeté sur l’ensemble de la science de la communication, est en bonne partie conditionné par une série d’éléments, matériels et idéals, propres et caractéristiques au milieu dans lequel il s’est développé ; parmi les idéals, en somme et avant tout, par deux mythes : celui de la culture et celui de la technologie (Vitalis, 1999: 40)5. Cet objet d’étude, spécifique d’une orientation méthodologique qui présente de sérieuses limitations, n’est pas adéquat pour examiner justement les communications humaines ni ses diverses modalités concrètes. Il est particulièrement inadéquat pour s’occuper de la culture populaire, c’est-à-dire, des pratiques culturelles qui sont le plus souvent le fait de la grande majorité de la population. Il exclut en plus diverses manifestations de la communication humaine (par exemple, la communication entre individus, la communication musicale), et il ne prend pas en considération les intérêts et points de vue de grands segments de la population (par exemple, il ignore la perspective du genre).

Il est vrai, cependant, qu’une bonne partie de ce que l’on connaît de la science de la communication est due à cette ligne d’étude hégémonique qui, prenant une perspective dans laquelle le concept d’information a un rôle central et la détermination des effets, pour les obtenir ou combattre, représente son objectif premier, a obtenu une grande diffusion parmi les spécialistes et le public non spécialisé. Entre autres, parce qu’elle a introduit dans le milieu scientifique de la communication, et dans la considération publique de ces phénomènes, quelques thèmes centraux aux sciences sociales dès sa fondation qui ont été aussi étudiées par presque tous les autres courants scientifiques importants pour l’étude de la communication et qui, aujourd’hui, dans cette époque de changement et d’incertitude, recouvrent une certaine importance. Parce que la communication, et tout particulièrement celle développée à travers ces puissants moyens techniques, a beaucoup à voir avec le « pouvoir » 6.

5 Ce dernier élément, de moindre rang mais établi dans le cadre de la Modernité, jette aussi les fondements de plusieurs discours —assez fréquemment utopiques, mais logés aussi souvent dans le domaine du pessimisme.6 C’est-à-dire, avec la capacité d’influence (« pouvoir culturel » ou « symbolique ») qu’elle a sur ceux qui jouissent d’une position de privilège dans une situation d’échange communicatif —avec des personnes isolées, groupes ou grands collectifs de population— ; influence qui à dessein a été partagée dans l’histoire de la recherche de la communication entre les émetteurs (surtout, par les premiers courants d’étude, spécialement par la « théorie de l’aiguille hypodermique »), les contenus (par les diverses lignes qui se sont préoccupées pour le sens des messages, et particulièrement, des sémiotiques) et les récepteurs (avant tout, le courant des « études culturelles »). Egalement, avec la lutte pour le pouvoir entre les différentes classes sociales (notamment les courants généralement réunis sous le paradigme du matérialisme historique) et les « négociations » qu’elles ont en définissant le sens et l’orientation que l’on doit donner aux messages pendant leur production ou réception. De la même

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Le tournant culturel

La définition de l’objet d’étude dont la science s’est occupée est due donc, tout spécialement, à ce courant que nous proposons d’appeler « informationnel » et dont la position hégémonique dans l’histoire de la recherche en communication a contribué de manière très remarquable à placer cet objet d’étude dans une position principale dans cette science, même si cette position est de plus en plus en question. Bien sûr, les diverses approches critiques, avec la perspective informationnelle, qui se sont développées autours des années 60 ont collaboré à ce déplacement. Parmi ces approches, on doit mentionner la théorie culturelle développée dans le cadre de l’École de Francfort et, surtout, les diverses lignes sémiotiques. Mais si ces approches ont observé encore ces phénomènes avec une optique macroscopique, néanmoins, on a dès cette époque d’autres expositions microscopiques, qui s’approchaient de la communication en faisant plus attention à la subjectivité des récepteurs et à l’insertion des média dans leur vie quotidienne. Parmi eux, on doit signaler la problématique qui met l’accent sur les « usages et gratifications », inscrite notamment au sein du courant informationnel dominant, bien qu’elle suppose un développement spécial. Parce que différentes raisons (mercantiles, scientifiques) ont exigé la révision de quelques unes des idées difficiles à soutenir mais solidement établies sur la science de la communication. Il s’ensuit que l’on pourrait constater le rôle actif du récepteur des messages en choisissant une série de contenus de plusieurs médias (comment, quand et pourquoi les utilise-t-on ?) et on remettrait en cause les simples explications monocausales si traditionnelles dans la science de la communication, en reconnaissant ainsi la complexité inhérente à n’importe quelle conduite humaine, incorporée surtout à l’étude de la communication par l’école systémique.

Ces courants critiques appliqués à l’étude de la communication sont insérés dans un contexte plus vaste de la série de changements que les sciences humaines et sociales ont connus dans leur ensemble, et qui ont cherché à articuler des réponses justes aux changements sociaux qui s’accumulaient déjà à cette époque et qui n’ont fait que s’intensifier et se produire à un rythme de plus en plus intense pendant les décennies suivantes. L’analyse et l’interprétation de ces changements ont abouti à la publication d’une vaste littérature qui tâche parfois d’offrir des réponses et des voies pour une

manière, avec le pouvoir pour déterminer, en termes moraux, l’orientation idéale que doivent suivre aussi bien la population en général que certains de ses segments —par exemple, enfants et jeunes. Et même, la capacité pour établir qui peut accéder, et comment, à la production et diffusion des messages, ou le rapport de ces contenus avec le « pouvoir économique » (Thompson, 1998: 31).

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compréhension aussi étendue que possible (Castells, 1997-98/ Giddens, 1986 et 1995), et qui parfois se centre surtout sur sa dimension culturelle (Berger et Luckmann, 1997/ Gere, 2002), et parfois fait spécialement attention au déploiement d’un nouveau système de communication. Même si une bonne partie de ces analystes sont d’accord pour remarquer dans leurs travaux, qu’ils soient de nature générale ou plus spécifique, le rôle central que la culture et les processus de communication ont actuellement au sein de ces systèmes. Il s’ensuit qu’un nombre croissant de spécialistes se sont mis d’accord pour souligner le besoin de rénover les cadres théoriques pour l’étude de la communication, car, si le cadre informationnel présente quelques défauts et problèmes pour comprendre les processus de communication de masse, il convient moins bien pour une étude portant sur caractéristiques des phénomènes communicationnels contemporains (Morris et Ogan, 1996: 1).

La société actuelle connaît le déploiement d’un nouveau système de communication, mais aussi tout en étant y immergée pour des raisons que l’on ne peut pas examiner ici, dans un processus continu de recherche de sens et d’identité, aussi bien individuellement que collectivement. Ces raisons et d’autres contribuent à expliquer la nécessaire émergence dans l’actuel contexte social de productions sur la communication et d’autres sciences sociales, qui ne cherchent pas seulement à obtenir une soi-disant objectivation de la réalité, en accord avec le paradigme positiviste, mais font aussi attention à la subjectivité humaine et aux contextes de la vie quotidienne ; mais aussi et surtout, à la production de sens. Parce que probablement, en plus des contributions décisives dérivées de l’examen de la communication depuis une perspective de genre (van Zoonen, 1994) et l’étude des émotions dans la conduite humaine et ses cultures (Stewart, 2001/ Neiva, 200), les modifications les plus importantes sur l’objet d’étude de la science de la communication sont liées avec l’irruption du « sens ».

Quoique cette perspective jouisse d’une tradition longue et bien établie dans les sciences sociales (dès le verstehen wébérien) et connaisse quelques timides tentatives d’implantation dans les premiers pas de la recherche en communication, ce ne serait néanmoins que dans les années 70 du XXe siècle, et même avant avec les travaux de Berger et Luckmann (1968), que le sens émergera comme objet déclaré de la recherche scientifique de la communication. Ainsi, les voies principales par lesquelles on a introduit le sens dans l’étude de la communication ont été certaines études qualitatives des textes médiatiques (la sémiotique tout spécialement, mais la narratologie et la rhétorique aussi) et d’autres travaux alignés avec la recherche qualitative sur le terrain, ethnographie des producteurs (Tuchman,

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1978) et des récepteurs (Morley, 1992). Mais les contributions probablement les plus brillantes à cet égard sont celles obtenues dans le scénario polymorphique des études culturelles britanniques qui, centrées au début sur deux milieux interconnectés (le sens et le pouvoir), ont inclus dans la communication une ample gamme d’études qui reposent sur deux grandes idées : l’une, la polysémie inhérente à tout message et l’autre, la relation active des récepteurs avec les produits culturels, qu’ils sélectionnent, s’approprient et en leur donnent du sens, ce qui, de fait, équivaut bien sûr à accroître le pouvoir des récepteurs en face de ce que l’on attribuait traditionnellement aux producteurs et aux textes mêmes.

Il est vrai que le terme « sens » (ang. meaning) connaît diverses acceptions dans le vocabulaire scientifique, dérivées sans doute des courants divers qui lui donnent un rôle de la plus grande importance dans l’étude de la communication ; mais elles sont également liées aux quatre dimensions essentielles que le sens a dans les communications humaines (Dahlgren, 1998: 47-8). Bien que tous ces spécialistes s’accordent, en général, à donner un rôle décisif aux diverses médiations sociales (Martín Barbero, 1998: 159) dans la construction sociale du sens7, un nombre d’entre eux font trop attention, presque exclusivement, aux aspects subjectifs, idiosyncrasiques, et prennent peu en considération les structures et les modèles culturels propres à la société, ainsi que d’autres éléments matériels et idéaux. Mais, indépendamment des meilleurs développements théoriques que l’on doit obtenir encore, bientôt, surtout ceux liés à l’articulation entre les composants microstructurels et macrostructurels présents dans tout processus de communication, il n’y a aucun doute, cependant, que le sens contribue d’une manière décisive à obtenir une meilleure définition de l’objet d’étude propre à cette science, bien que cette définition probablement doive être plurielle ou, au moins, plus ouverte que jusqu’à présent, afin qu’elle puisse comprendre les nombreuses manifestations de la communication humaine et les logiques et cadres théoriques qui s’avèrent être conséquents.

7 Pas uniquement aux messages médiatiques et, encore moins, à un seul des messages, comme quelques-unes des premières formulations théoriques pour l’étude de la communication ont proposé.

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