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87 CHAPITRE 5 Est-il possible de concevoir la maladie mentale en tant que phénomène social ? C'est à l'un des fon- dateurs de la sociologie française, Émile Durkheim (1858–1917) qu'il faut d'abord remonter pour trai- ter cette question [ 3]. Celui-ci appréhende la mala- die comme une forme de déviance, c'est-à-dire la manifestation de comportements qu'une société donnée considère comme anormaux. Cette pro- position donne lieu à au moins trois corollaires. Premièrement, l'expression de la maladie (symp- tômes, comportements), comme toute autre trans- gression de normes, est sujette aux réponses coercitives de la société. Le sociologue essaie de comprendre comment la gestion et le traitement médical de la maladie relèvent en même temps du contrôle social. Deuxièmement, l'apparition de la maladie et les formes qu'elle prend font l'objet d'une variabilité culturelle et sociale. Les groupes et les cultures ont leurs propres façons de définir et de traiter le pathologique. Le malade lui-même se conforme à leurs définitions, dans la façon d'exprimer sa détresse et d'agir. Troisièmement, en circonscrivant ce qui est considéré comme pathologique, la société régit les contours de la normalité [ 3]. Ce principe s'applique à toutes les sociétés, comme le montrent l'ethnopsychiatrie et l'anthropologie psychiatrique. La perspective durkheimienne donne lieu habi- tuellement aux recherches macrosociologiques des déterminants sociaux de la maladie mentale. Mais elle permet aussi des approches microsociologiques qui montrent comment les processus d'interac- tion sociale sont à l'œuvre dans la construction sociale de maladie. Dans ce chapitre nous présen- tons les deux approches. Dans un premier temps, nous abordons les recherches qui cherchent les origines de la maladie mentale dans la structure sociale. Nous évoquons les différents types de positions sociales associées à la maladie mentale et les mécanismes soupçonnés de produire cette relation. Dans un deuxième temps, nous présen- tons la construction sociale de la maladie mentale. Nous montrons comment, à travers les processus sociaux de stigmatisation et d'étiquetage, la dési- gnation de la maladie mentale elle-même a des effets sociaux. Dans un troisième temps, nous revenons à la problématique de la coercition dans le maintien des frontières entre le normal et le pathologique. Les réponses sociales et médicales à la maladie mentale s'apparentent aux processus macrosociologiques aussi bien qu'aux processus microsociologiques. Nous montrons comment la gestion de la maladie mentale et les transforma- tions actuelles du système psychiatrique changent la conception de la maladie mentale. Enfin, nous terminons ce chapitre avec quelques réflexions sur le renouvellement de la sociologie de la santé mentale à l'intersection du social, du psychiatri- que et du biologique 1 . A.-M. Lovell Sociologie des troubles psychiatriques 1 Ce chapitre s'appuie en partie sur trois revues de la littérature scientifique en matière de sociologie de la santé mentale que nous avons déjà réalisées [ 11, 12, 14]. Le lecteur désirant approfondir ses connaissances peut aussi consulter plusieurs recueils de textes, y compris ceux dans lesquels sont publiés des articles que nous citons [9, 20].

Manuel de psychiatrie || Sociologie des troubles psychiatriques

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Page 1: Manuel de psychiatrie || Sociologie des troubles psychiatriques

Chapitre 5A.-M. Lovell

Sociologie des troubles psychiatriques

1 Ce chapitre s'appuie en partie sur trois revues de la littérature scientifique en matière de sociologie de la santé mentale que nous avons déjà réalisées [11, 12, 14]. Le lecteur désirant approfondir ses connaissances peut aussi consulter plusieurs recueils de textes, y compris ceux dans lesquels sont publiés des articles que nous citons [9, 20].

Est-il possible de concevoir la maladie mentale en tant que phénomène social ? C'est à l'un des fon-dateurs de la sociologie française, Émile Durkheim (1858–1917) qu'il faut d'abord remonter pour trai-ter cette question [3]. Celui-ci appréhende la mala-die comme une forme de déviance, c'est-à-dire la manifestation de comportements qu'une société donnée considère comme anormaux. Cette pro-position donne lieu à au moins trois corollaires. Premièrement, l'expression de la maladie (symp-tômes, comportements), comme toute autre trans-gression de normes, est sujette aux réponses coercitives de la société. Le sociologue essaie de comprendre comment la gestion et le traitement médical de la maladie relèvent en même temps du contrôle social. Deuxièmement, l'apparition de la maladie et les formes qu'elle prend font l'objet d'une variabilité culturelle et sociale. Les groupes et les cultures ont leurs propres façons de définir et de traiter le pathologique. Le malade lui-même se conforme à leurs définitions, dans la façon d'exprimer sa détresse et d'agir. Troisièmement, en circonscrivant ce qui est considéré comme pathologique, la société régit les contours de la normalité [3]. Ce principe s'applique à toutes les sociétés, comme le montrent l'ethnopsychiatrie et l'anthropologie psychiatrique.

La perspective durkheimienne donne lieu habi-tuellement aux recherches macrosociologiques des déterminants sociaux de la maladie mentale. Mais elle permet aussi des approches microsociologiques qui montrent comment les processus d'interac-tion sociale sont à l'œuvre dans la construction

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sociale de maladie. Dans ce chapitre nous présen-tons les deux approches. Dans un premier temps, nous abordons les recherches qui cherchent les origines de la maladie mentale dans la structure sociale. Nous évoquons les différents types de positions sociales associées à la maladie mentale et les mécanismes soupçonnés de produire cette relation. Dans un deuxième temps, nous présen-tons la construction sociale de la maladie mentale. Nous montrons comment, à travers les processus sociaux de stigmatisation et d'étiquetage, la dési-gnation de la maladie mentale elle-même a des effets sociaux. Dans un troisième temps, nous revenons à la problématique de la coercition dans le maintien des frontières entre le normal et le pathologique. Les réponses sociales et médicales à la maladie mentale s'apparentent aux processus macrosociologiques aussi bien qu'aux processus microsociologiques. Nous montrons comment la gestion de la maladie mentale et les transforma-tions actuelles du système psychiatrique changent la conception de la maladie mentale. Enfin, nous terminons ce chapitre avec quelques réflexions sur le renouvellement de la sociologie de la santé mentale à l'intersection du social, du psychiatri-que et du biologique1.

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Partie I. Généralités

Les déterminants sociaux de la maladie mentale

Position sociale et maladie mentale

Le fait que la maladie mentale soit un phénomène social est démontré par les régularités dans la dis-tribution des cas de maladie selon les caractéristi-ques de la structure sociale. En fait, une association inverse entre la plupart des maladies mentales et la position sociale est constamment retrouvée depuis les premières enquêtes menées au xixe siè-cle [11]. Cependant, jusqu'aux dernières décen-nies, les statistiques à partir desquelles a été calculée cette association concernent principale-ment les maladies sur des statistiques portant sur la prise en charge (par exemple, le nombre d'hos-pitalisations psychiatriques ou de visites ambula-toires dans une ville donnée).Depuis une trentaine d'années, les recherches ont été menées en « population générale ». Les épidé-miologistes ont pu montrer par ce type d'enquête que la plupart des individus ayant un diagnostic psychiatrique, selon les critères de l'outil de recherche2, déclarent ne jamais avoir eu de contact avec un psychiatre ou un autre soignant (profes-sionnel ou non). Presque la moitié des personnes répondant aux critères d'un trouble mental grave et/ou chronique déclarent ne pas avoir eu un tel contact dans l'année précédant l'enquête. Donc, il est intéressant de noter que malgré le déplacement des enquêtes vers la population générale, la forte association entre trouble mental et position sociale demeure. C'est donc bien la structure sociale et pas la sélection opérée par la prise en charge des malades qui explique cette association3.Comme dans la plupart des domaines de la mala-die, le genre crée des distinctions. Les sciences sociales distinguent la catégorie de « sexe » — le plus souvent traitée comme une dichotomie fixe — et la notion de « genre ». Celle-ci connote les différentes facettes de la socialisation et de l'iden-tité construites par les hommes et les femmes,

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2 Voir le chapitre 9 pour les exemples de ces outils.3 Pourtant, la reconnaissance des inégalités sociales devant

les troubles mentaux reste largement confinée aux cercles des sociologues et des chercheurs en santé publique.

ainsi que des identités sociales telles le « troisième sexe ». Elle met l'accent sur le processus social et sur les rapports de pouvoir là où le sexe apparaît comme une catégorie figée liée à un destin biolo-gique. Or, en matière de santé mentale, il est com-mun d'attribuer une fragilité psychologique plus importante aux femmes. Dans les enquêtes socio-logiques, cette différence disparaît ; les taux de troubles mentaux apparaissent légèrement plus élevés pour les hommes. En fait, les femmes auraient plutôt tendance à souffrir de troubles « internalisés » (affectifs ou anxieux) et de plu-sieurs troubles en même temps, tandis que les hommes seraient plus touchés par les troubles « extériorisés » (de la personnalité, liés à l'utilisa-tion de substances psychoactives, etc.). La ten-dance des hommes à avoir une fréquence de trouble mental sur la vie plus élevée que celle des femmes s'explique par la prédominance chez eux des troubles du comportement, lesquels débutent tôt et durent longtemps si ce n'est toute la vie [14]. La division du travail et les inégalités en termes de responsabilités (au domicile, dans l'éducation des enfants, au travail, etc.), de reconnaissance, de rémunération — pour ne mentionner que quel-ques phénomènes — s'expriment à travers des dif-férences dans la maladie mentale. Outre l'examen des circonstances et conditions de vie différentes, la piste de la socialisation différente des filles et des garçons, qui conduirait à des manières diffé-rentes de réagir, reste à explorer.L'appartenance à un groupe ethnique constitue un troisième aspect de la position sociale traité en socio-logie de la maladie mentale. Dans les pays, tels la Grande-Bretagne ou les États-Unis, qui permettent l'utilisation de ces deux catégories dans le recueil statistique, les sociologues ont observé des rapports complexes entre ethnicité, « race », statut socio-économique et maladie mentale. Certaines recher-ches ne trouvent aucune différence entre la santé mentale des « noirs » et celle des « blancs » apparte-nant aux strates situées en bas de l'échelle sociale. D'autres montrent que ce lien varie selon le genre et que les hommes « blancs » moins aisés sont en plus mauvaise santé mentale que leurs homologues « noirs ». Les explications possibles sont multiples : • les «noirs» les plus pauvres seraient surrepré-

sentés dans les prisons et autres institutions et donc n'apparaîtraient pas dans les enquêtes en population générale ;

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Chapitre 5. Sociologie des troubles psychiatriques

• lamauvaisesantémentaledeshommes«blancs»en bas de l'échelle serait due à leur réaction au statut inférieur qui leur est attribué dans une société dominée par les blancs ;

• les«noirs»ontdesformesplusvariéesdesoutiensocial informel qui permettent la médiation entre les sources de la maladie (stress lié au travail, dis-crimination, etc.) et son expression [20].

Dans d'autres enquêtes, la mauvaise santé men-tale est associée à la discrimination ethnique, et les effets de celle-ci sont indépendants de l'appar-tenance à une classe sociale défavorisée ([12] p. 27–28).L'influence de la structuration sociale a été mise en évidence dans des enquêtes mesurant l'impact des conditions économiques (fermeture d'usines, récession) sur l'utilisation des soins psychiatri-ques ainsi que sur la santé mentale et la dépression (in [11]). il reste aujourd'hui à examiner l'effet des mutations dû à la diminution de l'offre d'emploi, à la désindustrialisation, la restructuration du tra-vail sur la santé mentale, effets faisant déjà l'objet de débats en psychologie du travail.

Les mécanismes sous-jacents

Pour expliquer le rapport entre maladie mentale et position sociale, l'hypothèse de la causalité par sélection a toujours été opposée à celle de la causa-lité « sociale » (terme malheureux, au sens où les deux hypothèses admettent une influence sociale). Les deux partent du constat d'une prépondérance des troubles mentaux en bas de l'échelle sociale et utilisent les études de mobilité sociale inter et intragénérationnelle pour l'expliquer. L'hypothèse de la sélection (drift hypothesis) explique cette prépondérance par la mobilité sociale descen-dante des personnes souffrant de troubles men-taux graves. Leurs difficultés avec l'école ou le travail, par exemple, les conduisent vers une posi-tion sociale inférieure à celle du départ. L'hypothèse de la causalité sociale met l'accent sur les conditions de vie dans les milieux moins aisés et l'absence de ressources pour contrebalancer les heurts, les stress, etc. Ces mécanismes, dispropor-tionnellement présents en bas de l'échelle sociale, expliqueraient la prépondérance des troubles mentaux qui s'y trouvent. Les résultats des études testant ces deux hypothèses semblent montrer

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que les deux processus sont en jeu, bien que moins présents dans le cas des troubles psychotiques [11, 20].Une autre série d'études cherche des mécanismes au niveau du contexte proche de l'individu. La causalité sociale est ici examinée à travers la modélisation des événements de vie, du soutien social et des troubles mentaux. Le contexte proche inclut aussi les caractéristiques du travail. Des études ont pu montrer que le contrôle — inégale-ment réparti — de l'individu sur son propre tra-vail expliquerait le gradient de psychopathologie selon la hiérarchie professionnelle au sein des éta-blissements publics, des administrations publi-ques et de certains autres milieux de travail. Les employés de bureau, en particulier, ont des pro-blèmes de santé mentale plus importants que ceux qui occupent des postes hiérarchiquement infé-rieurs ou supérieurs. L'effet du contrôle sur les symptômes psychiatriques est indépendant de l'effet des ressources socio-économiques, comme les revenus. Et ces effets diffèrent selon qu'il s'agit de femmes ou d'hommes [11].La recherche des mécanismes qui expliqueraient la forte association entre position sociale et trou-ble mental soulève des questions de méthodolo-gie. Premièrement, les façons de conceptualiser et de mesurer la position sociale sont aujourd'hui remises en question. De multiples aspects de celle-ci, comme les possessions matérielles ou le quartier d'habitation, ont des effets indépendants des revenus sur la santé mentale. Deuxièmement, dans une même strate (ou classe sociale, selon l'orientation théorique du chercheur), les dispari-tés en termes de revenu et de niveau de diplôme diffèrent selon les catégories de genre, d'ethnicité et d'autres caractéristiques non économiques. La perception de ces disparités relatives influence la santé indépendamment de la privation absolue (absolute deprivation) (par exemple, le niveau de revenus). Les chercheurs en sociologie de la santé et en santé publique soulignent actuellement la nécessité de prise en compte de l'une conjointe-ment à l'autre [20].La perspective macrosociologique en sociologie de la santé mentale a évolué grâce à la sophistica-tion des méthodes quantitatives et aux apports des outils diagnostiques standardisés et des méthodologies développés par l'épidémiologie psychiatrique. Ces changements, conjointement

Page 4: Manuel de psychiatrie || Sociologie des troubles psychiatriques

Partie I. Généralités

aux mutations sociales et aux mouvements iden-titaires, ont influencé les thèmes sur lesquels travaillent les sociologues de la santé mentale. En particulier, le registre des positions sociales s'est à la fois étendu et affiné à de nouvelles catégorisa-tions telles les étapes du cycle de vie, l'appar tenance religieuse et même les identités nouvellement revendiquées, par exemple celles de « gay » ou de « lesbienne »4. Le défi pour le chercheur aujourd'hui est de saisir comment ces différentes dimensions interagissent pour influencer la maladie mentale. Enfin, les recherches sociologiques en milieu de travail ont besoin d'étendre leurs études à des populations moins homogènes selon le type d'em-ploi et l'âge des sujets.

Les processus sociétaux de la construction de la maladie mentale

Actions et désignations dans la construction sociale de la maladie

L' approche actuelle empruntée par la macroso-ciologie pour comprendre les mécanismes sous-jacents à la relation « position sociale » – « maladie mentale » ressemble aux modèles explicatifs de l'épidémiologie psychiatrique, comme le montre d'ailleurs une revue de la littérature [12]. La macrosociologie a cependant été critiquée par les tenants d'un autre courant de sociologie de la santé mentale, la microsociologie. Celle-ci porte son attention sur le niveau des interactions entre membres de la société (acteurs sociaux). Deux courants, en particulier, caractérisent cette socio-logie. L'interactionnisme symbolique examine la manière dont les acteurs interprètent les symboles (paroles, gestes, etc.) émis par ceux avec qui ils se trouvent en interaction, réussissant ainsi à coor-donner leurs actions réciproques. Les approches pragmatistes de la communication s'intéressent plus spécifiquement aux argumentations, ou

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4 Les études aujourd'hui sont trop nombreuses à citer. Le lecteur intéressé peut se référer aux nouveaux manuels assez exhaustifs de sociologie de la maladie mentale [9, 20].

formes de raisonnement, mises en œuvre par les acteurs pour leur permettre de parvenir à un accord sur le sens de ce qui se passe, et ainsi per-mettre cette coordination.S'inscrivant dans cette perspective, le sociologue François Sicot remet en cause l'idée selon laquelle il existerait une relation étiologique évidente entre maladie mentale et pauvreté, voire une corres-pondance naturelle entre maladie mentale et états de mal-être. Dans une enquête approfondie sur l'orientation des pauvres vers la psychiatrie dans un département de la France, il montre l'argu-mentation que les travailleurs sont obligés de montrer pour mobiliser une interprétation psy-chologique et symptomatologique de la situation de leurs clients. Ces argumentations se réalisent souvent contre le gré de ces derniers [18].La microsociologie fait l'hypothèse que la maladie mentale est toujours l'aboutissement concret — la dernière étape — d'un processus où les acteurs sociaux reconnaissent et interprètent en termes psychiatriques les comportements ou les états d'un des leurs. Ce n'est qu'en fonction de l'interac-tion continue entre le sujet et autrui que les com-portements du premier seront enfin interprétés comme le signe clinique d'une maladie mentale, au lieu d'être considérés comme de simples signes somatiques, sans dimension médicale (caprice, délit, idiosyncrasie, etc.) ou sans guère d'impor-tance (et donc ignoré ou oublié).La figure 5.1 montre les étapes possibles de ce processus.La première étape nous rappelle qu'il existe des théories profanes de la maladie mentale. Les anthropologues ont montré que les gens ordinai-res expriment leur souffrance à travers des for-mes de communication locale (appelées « idiomes de détresse »). Un idiome est un langage partagé qui a du sens aussi bien pour la personne qui souffre que pour son entourage : ainsi parle-t-on des « nerfs », du « cafard », de « cancer de l'âme », de « stress et stressés », etc. Les idiomes de la détresse et du mal-être s'emploient couramment pour qualifier de nombreuses situations sociales (précarité, conditions de travail stressantes, conflits familiaux, etc.). Si dans les pays occiden-taux le langage de la santé mentale et de la psy-chiatrie semble de plus en plus utilisé, il n'empêche que l'interprétation des situations et des états individuels dans ces termes-là demande tout un

Page 5: Manuel de psychiatrie || Sociologie des troubles psychiatriques

Chapitre 5. Sociologie des troubles psychiatriques

Interprétation des états et comportement de l'individu

– par l'individu lui-même – par son entourage (famille, visins, amis…) – par des « agents sociaux » (police, employeur, assistante sociale, etc.) – par un professionnel de santé

Reconnaissance de la maladie

– maladie mentale – problème de santé mentale – autre problème (somatique, social, délinquance, etc.) – aucun problème

Expression d'un besoin d'aide ou de soin

– oui – non

Demande d'une prise en charge

– formelle (CMP, médecin généraliste, etc.) – informelle (prêtre, auto-support, guérisseurs, etc.) – aucune (« rhume psychiatrique », erreur d'interprétation, etc.)

Prise en charge de la maladie mentale– Secteur médical généraliste

– Secteur de santé mentale spécialisé – Autres services professionnels à vocation socio-relationelle – Autres services professionnels (non socio-relationnels) – Services interstitiels (foyers d'urgence, points-santés, etc.) – Non professionnels et bénévoles (« aidants naturels », auto support-solidarité, soutien social)

Figure 5.1. De l'état de l'individu à la prise en charge de la maladie.

travail pragmatique, c'est-à-dire toute une argu-mentation de la part des acteurs. Le résultat de chaque étape du schéma de la figure 5.1 dépend de l'argumentation et donc de l'action, sachant qu'il peut y avoir conflit d'interprétation selon les acteurs. Par exemple, il peut y exister des écarts entre l'avis du médecin, qui pense que le sujet a besoin de soins, et le manque de besoin ressenti par le sujet lui-même (ou vice-versa). Plusieurs chercheurs ont montré, d'ailleurs, comment l'in-tervention psychiatrique dépend non seulement des critères codifiés de ses experts, mais aussi des raisonnements pragmatiquement constitués, qui puisent souvent dans le sens pratique de tous les jours [6, 15, 18].

C'est ainsi qu'il est possible de parler de la maladie mentale en différenciant les cas identifiés par des outils à visée diagnostique lors d'une enquête en population générale des autres « cas » résultant, eux, de la désignation de quelqu'un comme « malade mental » et consécutifs à des processus d'interaction situés, c'est-à-dire observables dans une situation particulière. On peut appeler ces

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cas-là des artefacts, ou cas théoriques : ils ne résul-tent pas des étapes réelles d'argumentation et de désignation qui transforment quelque chose de « troublant », « à problème », de « souffrance », etc. en maladie mentale. ils ne sont pas non plus le résultat d'un travail diagnostique en clinique, même si les outils diagnostiques de l'épidémiolo-gie psychiatrique ont été développés et validés à partir d'échantillons cliniques.

Les effets sociaux de la désignation de la maladie et de la stigmatisation

Les théories sociologiques de la stigmatisation remontent principalement aux travaux de deux sociologues. C'est à Thomas Scheff que l'on doit la théorie de l'étiquetage (labelling theory), théo-rie selon laquelle la désignation a des effets réels, qui vont jusqu'aux formes de contrôle social aux-quelles la personne désignée se voit assujettie. Les étiquettes de la maladie mentale ont de par-ticulier le fait d'être appliquées à des personnes

Page 6: Manuel de psychiatrie || Sociologie des troubles psychiatriques

Partie I. Généralités

transgressant des règles plus ou moins dissimu-lées ou informelles afférentes aux manières de penser, de se comporter, de sentir, etc. Plus leurs violations sont fréquentes, visibles ou graves, plus il y a de chance que leur auteur soit publi-quement étiqueté. L'étiquette prend ensuite « une vie propre » : elle a des effets indépendamment des actions de celui qui la porte. Les personnes étiquetées comme étant « malades mentales » vont alors être traitées de façon différente de cel-les qui ne le sont pas [17].Le sociologue Erving Goffman (1922–1982), quant à lui, n'a jamais réduit la maladie mentale à un simple effet d'étiquette. Pour lui, la stigma-tisation est un processus aspécifique qui concerne tous les acteurs sociaux à un moment ou à un autre de leur vie. Le stigmate peut porter sur la maladie mentale mais aussi sur les autres maladies, les anormalités corporelles, les carac-téristiques religieuses, ethniques, morales, etc. Goffman qualifie de discréditées les personnes dont les attributs négatifs sont visibles dès avant l'entrée en interaction (la couleur de la peau, une paraplégie) et de discréditables celles qui peuvent dissimuler certains de leurs attributs négatifs (certains symptômes, un passé en hôpi-tal psychiatrique). il met en outre l'accent sur le caractère dynamique de la construction et du maniement du stigmate en distinguant plusieurs moments : • la possession d'un trait discrédité ou

discréditable ; • lecontrôle,parledétenteurdutrait,del'infor-

mation le concernant (paroles, gestes, autres signes, etc.) ;

• lejugementportéparl'autresurledétenteurdutrait (déviant, malades mentaux, etc.) ;

• laréactionquisuitlejugement(exclusion,pitié,gêne, embarras, etc.).

Ainsi, pour E. Goffman le stigmate est nécessai-rement social et relationnel : « Le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue… socialement produits lors des contacts mixtes… Les attributs stigmatisants [que possède quelqu'un] ne déterminent en rien la nature des deux rôles : ils ne font que définir la fréquence avec laquelle il doit jouer l'un ou l'autre » ([8] p. 161).

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Depuis T. Scheff et E. Goffman, un courant de la sociologie de la santé mentale a cherché à appro-fondir la compréhension de deux aspects du stig-mate : les facteurs sociaux qui influencent la désignation de quelqu'un comme malade mental, et les effets de ces désignations. En amont, il apparaît que la distance sociale et/ou culturelle (entre l'étiquetant et l'étiqueté) est directement associée à la probabilité d'étiquetage « mental » ; ainsi les épouses ont moins de chance de dési-gner leur époux comme « malade mental » que ne l'a un étranger. La désignation formelle, comme les diagnostics des professionnels, varie également selon le genre et l'ethnie du patient à « symptôme égal » [16].En aval, le stigmate ou l'étiquette ( « malade men-tal », « fou », etc.) a des effets sur l'individu ainsi désigné qui viennent s'ajouter aux effets dus à la maladie elle-même [10]. Parmi les personnes ayant un diagnostic de trouble mental, celles qui se perçoivent comme étant rejetées font état plus souvent d'un moral défaillant, de perte de revenus et de situation de chômage que celles qui ne se sentent pas stigmatisées. Des recherches plus sophistiquées ont en outre montré que les person-nes désignées comme malades mentales avaient moins de chance de trouver un emploi ou un loge-ment que les « normaux ». Enfin, même dans les études qui portent sur des traitements avec des effets positifs, le sentiment d'être stigmatisé n'en pèse pas moins sur la qualité de la vie de ces patients et les symptômes dépressifs qu'ils expriment.La théorie de la désignation et la notion goff-manienne de stigmate ont été critiquées pour avoir outré la dimension coercitive de l'étique-tage, et donc ignoré ou marginalisé l'expérience de ceux qui résistent aux désignations stigmati-santes, par exemple en étant capables de « retourner le stigmate ». Elles ont été également, et symétriquement, attaquées pour avoir réduit des comportements effectivement déroutants ou perturbateurs à de simples effets d'étiquette. Cependant le corpus consistant de travaux ayant mis en évidence les effets réels attenants aux processus de désignation ou de stigmatisa-tion amène à relativiser ces critiques, même si elles ont permis au passage d'opposer des objec-tions intéressantes à la labelling theory.

Page 7: Manuel de psychiatrie || Sociologie des troubles psychiatriques

Chapitre 5. Sociologie des troubles psychiatriques

Coercition et maladie mentale

Les origines de la transformation des institutions psychiatriques modernesLa désignation de quelqu'un comme « malade mental » relève des mécanismes informels de contrôle social en réaction à une transgression des règles latentes, de l'allant-de-soi qui régit la société. Les hôpitaux psychiatriques constituent, d'un point de vue sociologique, des mécanismes formels de contrôle social. Une série d'études menées aux États-Unis dans les années 1950 et 1960 montra que l'organisation et la culture de ses hôpitaux psychiatriques présentent des obstacles à l'évolution positive de la maladie. L'hôpital psy-chiatrique est en fait pris entre deux fins contra-dictoires : la guérison du malade et sa surveillance au nom de la protection de la société. Ces recher-ches, dont la plus connue est Asiles de Erving Goffman, ont été évoquées dans les luttes pour la réforme de la psychiatrie asilaire5. L'humanisation de l'hôpital psychiatrique et le mouvement vers une psychiatrie « hors les murs » prennent pied à partir des années 1960, en France, aux États-Unis et ailleurs, même si les racines de ce mouvement sont beaucoup plus anciennes [13]. La désinstitu-tionnalisation italienne se distingue par le mou-vement politique et le développement de principes de psychiatrie démocratique qui la portent en avant. il existe une abondante littérature sociolo-gique et psychiatrique, plus à l'étranger qu'en France, sur ce mouvement et son fondateur, F. Basaglia.

Une fois la désinstitutionnalisation en cours, les sociologues ont essayé de comprendre deux phé-nomènes : les origines de l'hôpital et de son démantèlement ainsi que les effets des nouvelles politiques sur la maladie mentale. La désinstitu-tionnalisation a d'abord été interprétée comme résultant moins du progrès de la psychiatrie (découverte de la chlorpromazine, humanisation des pratiques) que d'un mouvement général de rétrécissement des institutions ségrégatives dans l'objectif de minimiser les coûts de ce type de

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5 Ces références ainsi que celles sur la désinstitutionnali-sation, citées plus loin, sont présentées dans [2] et [6].

prise en charge des populations — comme le sou-tient le sociologue britannique Andrew Scull. Cette interprétation est à son tour remise en ques-tion par les résultats de plusieurs recherches. Ceux-ci montrent qu'il s'agit moins d'une désins-titutionnalisation, au sens de fermeture des grands espaces de ségrégation, que d'un transfert de soins et d'une trans-institutionnalisation de l'hôpital psychiatrique vers d'autres lieux fermés (prisons, maisons de retraite, etc.) et ouverts (cliniques ambulatoires). Les coûts sont transférés du sec-teur public au secteur privé (ou à une combinai-son des deux), de l'État au local, et du champ médical au champ social (welfare). Le plus sou-vent, l'hôpital psychiatrique perdure en tant que « noyau dur », toujours capable d'absorber les « cas » considérés les plus gênants, voire dange-reux, ce qui — d'un point de vue sociologique — permet le développement de dispositifs plus souples et tolérants hors les murs. Les coûts aug-mentent en fait car il y a maintenant deux systè-mes à financer. Hors les murs, en plus des hospitalisations devenues de courte durée, il faut financer un système qui prend en charge, au-delà des soins, les besoins auquel l'institution répon-dait (mal) auparavant (logement, nourriture, etc.). De plus, d'autres types de services (d'accompa-gnement, de sociabilité) sont exigés par les princi-pes émergents de bien-être, d'autonomisation et de qualité de vie [13].Car la désinstitutionnalisation correspond aussi à la montée d'une idéologie de santé mentale. À la différence de la psychiatrie, axée sur la guérison et sur le contrôle, la santé mentale s'inscrit dans une logique positive des professionnels aussi bien que du grand public. La notion d'une simple absence de maladie est remplacée par l'idée de « faire de la santé un concept positif ». La santé mentale repose sur un modèle de croissance, c'est-à-dire de déve-loppement du potentiel individuel, de perfor-mance, et d'intensification du fonctionnement « normal », modèle qui reflète des tendances sociales plus générales. Les innovations de la psychanalyse, lesdites « thérapies pour normaux », les pratiques New Age et les critiques sociopoliti-ques visent à apporter une dimension sociale à la dynamique individuelle. Pourtant les politiques de secteur et de santé mentale communautaire assouplissent les pratiques psychiatriques sans pour autant abandonner le modèle de réparation.

Page 8: Manuel de psychiatrie || Sociologie des troubles psychiatriques

Partie I. Généralités

En même temps, la notion de risque et les tech-niques mises au service de leur identification reconfigurent la séparation du normal et du pathologique, tout en augmentant la proportion de la population qui vient sous l'égide de la prati-que psychiatrique et de ses nombreux profession-nels et travailleurs [1, 13].

Les effets des transformations sur la maladie mentale

Qu'en est-il du malade mental face à ces change-ments ? Dans son étude classique, Asiles, Erving Goffman avait développé la notion de « carrière morale » du malade mental. Par ceci, il entendait le parcours scandé de séquences standards (les actions et interactions qui transforment celui qui arrive à l'hôpital en véritable patient) qui finissent par modifier complètement son identité sociale. Ce changement touche à sa dimension intérieure (son sens de lui-même) aussi bien qu'à sa dimen-sion extérieure (son destin social) ([7], deuxième partie.)Qu'en est-il alors de la carrière morale liée à la maladie mentale dans le paysage de la santé men-tale, où chacun peut être amené à s'orienter vers les professionnels de l'âme ? Une étude annoncia-trice, menée à Bruxelles, expose deux caractéristi-ques de la nouvelle psychiatrie (devenues depuis des lieux communs). il s'agit de la transformation de la place de l'hospitalisation dans le parcours du malade et de l'incidence de la précarité sociale sur la pratique psychiatrique. L'asile est ainsi remplacé par un système à deux vitesses, avec deux profils de malade : l'hôpital universitaire pour les « vrais » patients psychiatriques et l'hôpital psychiatrique pour les patients dont les problèmes relèvent plu-tôt de la pauvreté, des petites déviances, des addic-tions, etc. [19].L'étude des modèles extrahospitaliers apporte d'autres réponses. Un premier type de modèle est caractérisé par une interprétation particulière de la notion de recovery — littéralement, « rétablisse-ment » — à l'œuvre dans les carrières psychiatri-ques. Répandu aujourd'hui en Amérique du Nord et Grande-Bretagne, les pratiques fondées sur le recovery se définissent en opposition à l'idée d'une carrière linéaire prédéterminée du malade et transforment celui-ci en « usager », avec toutes les ambiguïtés du terme. La perspective du recovery

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modifie les questions et les méthodes de la recher-che. Premièrement, elle a remis en question les critères d'évaluation de réussite positive dans le parcours du malade : l'absence de réhospitalisa-tion, la durée prédéterminée pour évaluer l'évolu-tion des symptômes, etc. Dans la perspective du recovery, les rechutes sont réinterprétées comme faisant partie du travail de récupération. L'idée de guérison est relativisée face à l'acceptation de la maladie, de l'apprentissage d'un « vivre avec », d'une plus grande satisfaction éprouvée dans la vie, de plus d'indépendance, etc. Deuxièmement, le recovery s'inscrit dans une démarche ni déter-ministe ni constructionniste, mais qui est plutôt d'inspiration phénoménologique. Elle prend en compte la matérialité de la maladie, sa corporéité, et l'expérience, souvent aliénante, qu'en a le malade. Les recherches menées dans une telle perspective troquent les mesures objectives contre des éléments de récit rapportant l'expérience de la maladie ainsi que des données d'observation por-tant sur les effets que la maladie entraîne sur les performances du malade : les actions qu'elle sus-cite ou bien inhibe, les compétences qui s'y acquièrent.

La notion de recovery influence (ou reflète) aussi les carrières morales observées par les sociolo-gues. Le « malade » — devenu « usager » — a évo-lué dans certains cas en acteur dans son propre traitement et prise en charge et, dans certains lieux, au niveau des politiques de la santé mentale. Comme d'autres types de malades, l'usager en santé mentale peut apporter une expertise nou-velle (ni profane, ni professionnelle). Son exper-tise est fondée autant sur son vécu de la maladie que sur l'expérience de quelqu'un désigné « malade mental » [9].Un deuxième modèle extrahospitalier est la case management ( « gestion des cas »). Celle-ci donne au travailleur social le premier rôle, au détriment de celui du clinicien. Les cases managers coor-donnent les réponses aux multiples besoins du patient-devenu-usager, pilotent les bureaucraties pour ou avec lui, et l'aident à acquérir les compé-tences nécessaires à la vie en dehors des murs. Deux modèles de case management ont fait l'objet d'ethnographies : le PACT (Assertive Community Treatment), dont quelques versions existent en France [5], et le strengths case mana-gement [6].

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Chapitre 5. Sociologie des troubles psychiatriques

Le sociologue Jerry Floersch identifie six dimen-sions qui permettent de différencier le champ de la communauté (ou du secteur) — site du case management — de celui de l'hôpital psychiatrique : • l'espace (communauté ouverte vs clinique

fermée) ; • letemps(privé/personnelvs institutionnel) ; • lamobilité(corpsmobilesvs corps figés dans un

espace) ; • l'économie (économie du marché et de la

consommation vs économie socialisée) ; • le savoir disciplinaire (pharmacologique/médi-

cal/case management vs médical/psychia-trique) ;

• l'aidant et le bénéficiaire des services (casemanager et usager vs médecin et patient).

Chaque dimension reproduit des relations socia-les et donc oriente celui qui souffre d'un trouble mental vers un type différent de carrière morale. Prendre en charge le malade dans la cité ou la communauté signifie en même temps l'inscrire dans un nouveau réseau de relations sociales et économiques pas toujours adéquates à ces besoins6. Par exemple, les actions de l'usager sont limitées par le seuil des allocations ou indemnités, les coûts de la vie, la pression à consommer plus que par des principes cliniques. En même temps, l'usager comme l'aidant construisent des savoirs pratiques qui comblent le vide laissé par le rétré-cissement de la clinique et la fragmentation des services. Ces études montrent aussi comment des pratiques ancrées dans certains lieux hors les murs reproduisent la logique paternaliste de l'ins-titution et créent ainsi une tension entre le rôle du « malade mental » et le rôle « d'usager des servi-ces » [5, 6, 9, 15].Les sociologues et les anthropologues ont privilé-gié enfin deux autres points d'observation de ces trajets hors les murs : les services d'urgences psy-chiatriques et les circuits de circulation. Les urgences jouent un nouveau rôle dans la reconfi-guration de la psychiatrie. Ce type de service est en même temps assiégé par les problèmes sociaux

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6 Les termes « communauté » et « secteur » ont des conno-tations aussi bien morales que géographiques. ils méta-phorisent des conditions de travail et de vie et expriment des idéologies qui seraient importantes à analyser.

de la ville et talonné par un système hospitalier soucieux de « vider » ses lits. D'ailleurs, son rôle dans la gestion des flux, face à la pression en amont et en aval (de l'intermittence des services extrahospitaliers et souvent non médicaux) contribue à la circulation des patients d'un terri-toire à l'autre, comme le montrent plusieurs étu-des (in [12], chapitre 9). Les circuits, quant à eux, incluent les services d'urgence et les intervalles ou interstices entre les multiples espaces et services urbains. Ceux-ci sont les sites de nouvelles prati-ques thérapeutiques de proximité, d'accueil et de bas seuil. Plus pertinent dans le cas des personnes sans domicile fixe, des jeunes en difficulté, etc., le travail de la psychiatrie d'interstices est affecté à la fois par les coordonnées mouvantes du service même et par les mouvements des patients. Enfin, en dehors d'un cadre clinique aux signes recon-naissables de légitimité, les travailleurs et clini-ciens de proximité sont obligés de se livrer à des formes d'engagement pas toujours explicitement psychiatriques et à jouer sur plusieurs tableaux à la fois (in [12], chapitre 9). La carrière morale ne se réduit alors ni aux parcours de malade ni aux par-cours d'usager.

De nouveaux objets pour la sociologie de la maladie mentale

La sociologie des sciences apporte aujourd'hui à l'étude de la maladie mentale une perspective plus étendue que celle de la carrière morale. Le philo-sophe i. Hacking s'intéresse à comment un ensem-ble d'éléments (animés, inanimés) interagissent les uns avec les autres pour « façonner les gens » (make up people). Autrement dit, ils déterminent la manière dont les individus se perçoivent et s'expriment. Les représentations statistiques de l'épidémiologie, les technologies humaines (la psychothérapie, l'entraide), les technologies matérielles (les médicaments psychotropes), les techniques (l'écoute, la tomographie par émission de positons liée au scanner), les catégories savan-tes, profanes et malades, les publics (associations de patients, professionnels), les marchés (indus-trie pharmaceutique, cabinets de consulting et de management, etc.), l'enrôlement de la justice, etc., sont tous impliqués dans cet ensemble. Les

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Partie I. Généralités

représentations et les actions des cliniciens y sont affectées. L'expérience du patient s'alimente à son tour du regard du clinicien aussi bien que de ces multiples éléments. Ce processus est à la base de la naissance de nouvelles catégories psychiatriques, telles que l'état de stress post-traumatique (post-traumatic stress disorder) ou le trouble dissociatif de l'identité comme le multiple personality disor-der, et de nouvelles disciplines, comme la victimo-logie ou l'entraide (peer counselling) [13].D'autres sociologues cherchent à mettre en rela-tion les nouveaux phénomènes psychiatriques et les formes sociales. Alain Ehrenberg s'intéresse à la dépression, aujourd'hui le trouble mental le plus répandu. La dépression contemporaine est peu spécifique, englobant des maux souvent nommés « maladies de la modernité » (troubles du som-meil, conduites addictives, idées suicidaires). Elle émerge en France avec les grands changements sociaux. il s'agit en particulier du passage d'une société fondée sur une régulation de conduites de type disciplinaire, faisant appel à l'obéissance mécanique, rattachée à la représentation politique du conflit de classes, à une société dans laquelle les individus, apparemment affranchis de règles intangibles et de rôles assignés, sont livrés à eux-mêmes et à leurs propres initiatives. L'ère de la dépression contemporaine suit la croissance éco-nomique des Trente Glorieuses, la fin de l'État providence et de la mobilité sociale ascendante, la transformation de la famille, l'augmentation des espaces privés. La névrose, prévalente dans une société d'autorité, exprimait la culpabilité de la transgression des règles. La dépression contempo-raine, quant à elle, fournit un langage de l'insuffi-sance, du manque d'estime de soi, de difficulté d'agir devant la généralisation de l'autonomie [4].Un dernier courant sociologique essaie enfin de comprendre la transformation de la maladie men-tale face aux avancées en biotechnologie, généti-que et génomique, neurosciences, aussi bien que dans les industries et l'ensemble d'acteurs qui y sont associés. Les sociologues commencent à ana-lyser les multiples domaines, intérêts, types de connaissances, logiques et enjeux qui touchent à l'intersection de la psychiatrie et de la biologie. Une première approche étudie les contingences et les forces qui permettent l'émergence de ces nou-velles configurations. Une deuxième essaie de comprendre les nouveaux statuts de la maladie

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mentale. Les savoirs incomplets et les incertitudes de l'imagerie cérébrale, la pharmacogénomique et les applications de la nouvelle génétique s'ouvrent à de multiples définitions futures. Par exemple, la pharmacogénomique tente de prédire, à partir d'échelles diagnostiques, quels individus répon-dent à quels médicaments. Quel sera l'effet d'une science appliquée qui tente de réduire les échecs thérapeutiques et de personnaliser la médecine ? Quel « malade », quelles trajectoires morales faut-il imaginer dans un processus axé sur l'identifica-tion des risques et sur la mise en place d'une prévention d'une durée bien plus importante que celle de la maladie ?

Conclusion

Cette sociologie, en partie axée sur le futur, n'est pas indemne de critiques de la part de ceux qui pourraient y voir de la pure spéculation dans un domaine où les progrès sont moins importants que les discours. Par exemple, ce que le sociologue britannique A. Hedgecoe appelle « le récit de la raison éclairée de la génétique » dans le domaine de la schizophrénie est un discours dont l'opti-misme peut sembler en décalage avec les apports de la recherche jusqu'à présent. Pourtant, les récits scientifiques et de vulgarisation, les controverses, et les publics qui y sont engagés — y compris, pour la maladie mentale, les associations d'usagers ou des familles de malades — ont eux aussi des effets réels. Une sociologie de la maladie mentale se doit de prendre en compte les effets sociaux de ces avancées aussi bien que leur genèse.

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[4] Ehrenberg A. La fatigue d'être soi. Dépression et société. Paris : Odile Jacob ; 1998.

[5] Estroff S. Le labyrinthe de la folie. Ethnographie de la psychiatrie en milieu ouvert et de la réinsertion. Le Plessis-Robinson : Synthélabo, collection « Les empêcheurs de penser en rond » ; 1998.

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Chapitre 5. Sociologie des troubles psychiatriques

[6] Floersch J. Meds, Money, and Manners. The Case Management of Severe Mental illness. New York : Columbia University Press ; 2000.

[7] Goffman E. Asiles. Paris : Éditions de Minuit ; 1961/1968.

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[9] Jacobson N. in Recovery. The Making of Mental Health Policy. Nashville : Vanderbilt University Press ; 2004.

[10] Link BG, Phelan JC. The labelling of mental disorder (ii) : The consequences of labeling. in : Horwitz AV, Scheid TL, editors. A Handbook for the Study of Mental Health. Social Contexts, Theories and Systems. Cambridge : Cambridge University Press ; 1999. p. 361–76.

[11] Lovell AM. Les troubles mentaux. in : Leclerc A, Fassin D, Grandjean H, et al., editors. Les inégalités sociales de la santé. Paris : La Découverte/inserm ; 2000. p. 262–3.

[12] Lovell AM. État des lieux de la recherche en sociolo-gie et anthropologie des maladies mentales et de la santé mentale (Direction générale de la santé (DGS) Contrat n° 501 et Mission recherche (MiRE), Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees)). Paris : Centre de recherche psychotropes, santé mentale, société – Cesames ; 2003

[13] Lovell AM. Avant Propos. in : Lovell AM, editor. Santé Mentale et Société. Problèmes politiques et

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sociaux. Paris : La Documentation Française ; 2004. p. 899.

[14] Lovell AM, Fuhrer R. Troubles de la santé mentale : la plus grande « fragilité » des femmes remise en cause. in : Saurel-Cubizolles MJ, Blondel B, editors. La santé des femmes. Paris : Flammarion ; 1996. p. 252–83.

[15] Ogien A. Le raisonnement psychiatrique. Paris : Méridiens Klincksieck ; 1989.

[16] Phelan JC, Link BG. The labelling theory of mental disorder (i) : The role of social contingencies in the application of psychiatric labels. in : Horwitz AV, Scheid TL, editors. A Handbook for the Study of Mental Health. Social Contexts, Theories and Systems. Cambridge : Cambridge University Press ; 1999. p. 139–49.

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