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Mysterious skin AU DIABLE VAUVERT

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Mysterious skin

AU DIABLE VAUVERT

Scott Heim

Mysterious skinRoman traduit de l’américain par CHRISTOPHE GROSDIDIER

Titre original : MYSTERIOUS SKIN

© Scott Heim, 1995© Éditions Au diable vauvert, 2005 pour la traduction française

Au diable vauvertLa Laune 30600 [email protected]

Catalogue disponible sur simple demande

Pour Tamyra HeimEt pour Jamie ReischAvant, pendant, après

Première partie

Bleu1981, 1983, 1987

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1Brian Lackey

L’été de mes huit ans, cinq heures de ma vie ont dis-paru. Je ne me l’explique pas. Je me souviens de deuxchoses : d’abord, j’étais assis sur le banc pendant lematch de base-ball de 19 heures ; ensuite, je me suisréveillé dans le vide sanitaire sous la maison, versminuit. Ce qui a bien pu se passer durant ce lapsde temps reste flou.

Lorsque j’ai repris connaissance, mes yeux se sontouverts sur l’obscurité. J’étais assis, les jambescontre la poitrine, les bras enroulés autour, la têtecoincée entre les genoux. J’avais les mains tellementserrées qu’elles me faisaient mal. Alors je me suisétiré lentement, comme un papillon s’extirpant deson cocon.

J’ai essuyé mes lunettes avec ma manche et mavue s’est ajustée. À ma droite, je voyais des rainureslumineuses tomber en diagonale depuis une petiteporte. Des milliards de particules de poussière vole-taient à travers ces rayons. Sur la dalle en ciment,la lumière déroulait des rubans qui éclairaient le

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bout en caoutchouc de ma basket. Autour de moi,l’espace semblait rétrécir, envahi d’ombres, le pla-fond à moins d’un mètre du sol. Un réseau detuyaux rouillés courait le long d’un mur éclabousséde peinture. Des toiles d’araignées encombraientles angles supérieurs.

Mes pensées se sont éclaircies. J’étais assis dans levide sanitaire de notre maison, dans cette cavitéobscure sous la véranda. Je portais la tenue et la cas-quette de mon équipe de base-ball, ainsi que mongant Rawlings à la main gauche. J’avais mal auventre. La peau de mes poignets était à vif. Quandje respirais, je sentais des croûtes de sang dans mesnarines.

Des bruits filtraient depuis la maison au-dessusde moi. J’ai reconnu la voix apaisante de ma sœurqui accompagnait une mélodie à la radio. «Deborah!»ai-je crié. Le volume de la musique a baissé. J’aientendu une poignée de porte tourner ; des passonores dans l’escalier. La porte du vide sanitaire acoulissé.

J’ai plissé les yeux sous l’effet de la lumièrebrusque en provenance du sous-sol attenant. Del’air chaud a soufflé sur ma peau ; un air chargé del’odeur familière et rassurante de la maison. Deboraha passé la tête dans l’embrasure, les cheveux nimbésd’argent. «Excellente cachette, Brian», a-t-elle plai-santé. Puis elle a grimacé et porté la main à son nez.«Tu saignes. »

Je lui ai dit d’aller chercher notre mère. Elle étaitencore au travail, m’a appris Deborah. Notre père,cependant, dormait dans la chambre à l’étage. «Je ne

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veux pas de lui », ai-je fait. Ma gorge palpitaitquand je parlais, comme si je criais au lieu de res-pirer. Ma sœur s’est avancée vers moi et m’a agrippépar les épaules pour m’extraire de là et me ramenerdans le monde.

Une fois en haut, je suis allé de pièce en pièce enallumant les lumières avec le pouce en cuir humidede mon gant de base-ball. Dehors, la tempête tam-bourinait contre la maison. Je me suis assis par terredans le salon aux côtés de Deborah et je l’ai regar-dée rater inlassablement ses réussites. Au bout d’unevingtaine de parties, j’ai entendu dans l’allée la voi-ture de notre mère qui rentrait de sa garde de nuit.Deborah a balayé les cartes sous le canapé. Elle estallée ouvrir la porte. Une rafale de pluie s’estengouffrée à l’intérieur, suivie par ma mère.

Les badges de son uniforme scintillaient sous leslumières. La pluie dans ses cheveux gouttait sur letapis. J’ai senti ce mélange de cuir, de sueur et defumée de cigarette : l’odeur de la prison de Hutchinson où elle travaillait. «Qu’est-ce que vousfaites encore debout tous les deux ? » a-t-elledemandé. L’ovale de sa bouche s’est élargi. Elle m’aregardé comme si je n’étais pas son fils, comme siun garçon aux traits vaguement anormaux avait étédéposé sur le sol de son salon. «Brian ? »

Ma mère m’a lavé avec beaucoup de soin. Elle amis quelques gouttes d’huiles onéreuses aux senteursde jasmin dans la baignoire pleine d’eau chaude ety a fait entrer mes pieds puis mes jambes. Elle m’afrotté le visage avec une éponge savonneuse, a enlevédélicatement le sang séché de chacune de mes

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narines. À huit ans, je n’aurais jamais, en temps nor-mal, accepté que ma mère me baigne, mais cettenuit-là je ne m’y suis pas opposé. D’ailleurs je suisresté silencieux, j’ai à peine répondu à ses questions.Est-ce que je m’étais blessé en jouant au base-ball ?Peut-être, ai-je dit. Est-ce que la mère d’un desjoueurs de mon équipe à Hutchinson m’avait recon-duit à la maison? Sans doute.

« J’avais pourtant bien dit à ton père que le base-ball était une idée stupide », a-t-elle dit. Elle m’afermé les paupières en y déposant un baiser. Je mesuis pincé le nez et j’ai pris une grande boufféed’air. Elle m’a plongé la tête dans l’eau savonneuse.

Le lendemain soir, j’ai annoncé à mes parents queje voulais arrêter le base-ball. Ma mère a adressé unsourire victorieux à mon père. « C’est pour sonbien, a-t-elle dit. À tous les coups, il a reçu uneballe de base-ball dans la tête ou quelque chosedans le genre. Les entraîneurs à Hutchinson necherchent pas à savoir si les gamins se font mal. Ilspensent juste à encaisser leur chèque en fin desemaine. »

Mais mon père a repris la conversation en main,exigeant une raison. En plus de son travail decomptable, il occupait à mi-temps et bénévolementle poste d’entraîneur assistant des équipes de foot-ball et de basket du lycée de Little River. Je savaisqu’il voulait me voir briller sur les terrains, mais jene pouvais répondre à ses attentes. « Je suis le plusjeune de l’équipe, ai-je dit, et le plus mauvais aussi.Et personne ne m’aime. » Je m’attendais à ce qu’il

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se mette à hurler, mais il s’est contenté de me fixerdroit dans les yeux jusqu’à ce que je détourne leregard.

Mon père a quitté la pièce rapidement. Il estrevenu vêtu d’une de ses tenues favorites : un shortd’entraînement noir et un T-shirt à l’effigie desRedskins de Little River, la mascotte indienne s’ap-prêtant à lancer un tomahawk couvert de sang surune victime. « Je sors », a-t-il annoncé. La munici-palité de Hutchinson avait fait construire depuispeu un nouveau complexe de base-ball à la sortieouest de la ville et mon père prévoyait de s’y rendreseul, «Puisque plus personne dans cette famille nesemble s’intéresser au sport. »

Après son départ, ma mère est restée à la fenêtrejusqu’à ce que le pick-up ne soit plus qu’un pointnoir. Elle s’est tournée vers Deborah et moi. « Ehbien, tant mieux pour lui. Maintenant on va pou-voir préparer de la soupe de pommes de terre pourle dîner. » Mon père détestait la soupe de pommesde terre. «Et si vous alliez faire un petit tour sur letoit, tous les deux, a dit ma mère, pendant que jeprépare tout ça. »

Notre maison était bâtie sur une petite colline,faisant de notre toit l’observatoire le plus élevé detoute la ville. Il offrait une vue imprenable sur LittleRiver et les champs alentour, le cimetière et lesétangs. Le toit servait de sanctuaire à mon père.C’était là qu’il venait se retirer après les disputesavec ma mère ; il posait une échelle contre la mai-son et allait se reposer dans le fauteuil qu’il avaitcloué près de la cheminée, à l’endroit où le toit était

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moins incliné. Les coussins roses du fauteuil per-daient leur rembourrage molletonné et des clousdécoratifs dorés ornaient les accoudoirs en bois. Lefauteuil portait les stigmates de ce qui ressemblaità un siècle de griffures de chats, de taches d’eau etde brûlures de cigarettes. J’entendais mon père mar-cher au-dessus de ma tête lors de ses innombrablesnuits d’insomnie, les semelles de ses chaussures frot-tant contre les bardeaux. Sa présence sur le toitaurait dû me rassurer et servir de remède à ma peurdu noir. Mais non. Quand il n’arrivait plus à conte-nir sa rage, il se mettait à jurer et à taper du pied,et ces bruits sourds emplissaient ma chambre et meparalysaient. J’avais l’impression qu’il m’observaità travers le bois, les clous et le plâtre, tel un dieuobstiné répertoriant le moindre de mes faits etgestes.

Deborah et moi allions sur le toit pour d’autresraisons. Cette nuit-là, comme la plupart des nuitsdurant cet été-là, nous avons pris deux choses avecnous : une paire de jumelles et un jeu de société. LeCluedo était notre préféré. Nous ouvrions le pla-teau de jeu sur le fauteuil et nous asseyions entailleur à même les bardeaux. Sur la boîte, on voyaitles six « suspects » se prélasser devant une luxueusecheminée. Ma sœur choisissait toujours l’élégante Mlle Rose. Quant à moi, j’alternais entre le Professeur Violet et la grincheuse Mme Pervenche. Il manquaitle chandelier parmi les armes, aussi l’avais-je remplacé par un cure-dents criblé de marques dedents de mon père, que j’avais récupéré dans lapoubelle.

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Comme d’habitude, Deborah m’a battu à platescoutures. Sa voix a résonné sur les toits de LittleRiver à l’annonce du verdict : « Le Colonel Moutarde, dans le bureau, avec la clé anglaise. »

De l’autre côté de la ville, les immenses projec-teurs qui entouraient le stade se sont allumés. Leséquipes de base-ball seniors de Little River (les «rin-gards» comme les appelait mon père qui refusait deregarder jouer de tels amateurs) s’affrontaient làtrois soirs par semaine. On aurait dit que la moitiéde la population du Kansas faisait partie de ce genred’équipe cet été-là. En attendant notre tour auCluedo, Deborah et moi prenions les jumelles etobservions le terrain. Nous regardions les corps desjoueurs qui trottaient dans le quart de cercle vertdu champ extérieur. Nous suivions l’évolution duscore en zoomant sur le tableau électronique accro-ché sur la clôture, à gauche du terrain.

Un imposant peuplier de Virginie se dressait àcôté de notre maison. Le vent soufflait dans l’en-chevêtrement des branches et dispersait les grainestandis que nous résolvions nos meurtres. Au plusfort de l’été, les cosses vertes s’ouvraient et des petitsflocons de coton blanc virevoltaient dans l’air avantde se déposer sur le toit, sur notre jeu, sur nos têtes.Agenouillés près du fauteuil, nous attendions quenotre mère nous appelle pour dîner. Le ciel s’im-prégnait des couleurs du crépuscule. Finalement,elle a passé la tête par la fenêtre de la cuisine et ahurlé : «Pommes de terre !

— On va manger sans lui », a dit Deborah. Nousavons quitté le toit avant de nous précipiter dans la

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cuisine pour commencer à manger cette soupe depommes de terre qui nous unissait contre lui. Mamère avait émietté des biscottes faites maison afinde l’épaissir, et tout en avalant les morceaux, jeregardais la chaise vide de mon père. Elle semblaitplus grande que les trois autres. Je m’imaginais qu’ilavait pris une potion d’invisibilité : nous ne pou-vions pas le voir, mais nous sentions sa présence.

Cette nuit-là, j’ai fait une chose que je n’avaisjamais faite auparavant : j’ai mouillé mon lit. Lelendemain matin, je me suis levé trempé, en partieà cause de la chaleur estivale et en partie à cause del’urine qui imprégnait les draps. Mon père est entrédans la chambre, exhalant son odeur matinale d’eaude Cologne et vêtu de son costume en velours qu’ilportait pour le travail. J’ai senti les muscles de mapoitrine se contracter. «Tu as presque neuf ans, bonsang ! a-t-il hurlé. Et Pampers ne fabrique pas decouches à ta taille. » Ma mère a mis cela sur lecompte d’hormones détraquées, d’allergies à un nou-veau détergent, et a même avancé l’idée que j’avaisbu tout simplement trop de soupe de pommes deterre ou d’eau.

Peu de temps après cet épisode, j’ai commencé àm’évanouir sans prévenir. « Des blancs », commenous les appelions Deborah et moi. Ils survenaientà intervalles irréguliers – entre une fois par semaineet une fois par an – pendant tout le reste de monenfance et mon adolescence. Mes yeux roulaientdans leur orbite et je m’écroulais tel un cerf abattupar une balle. Je me sentais vidé, comme si monestomac, mes poumons et mon cœur avaient été

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aspirés hors de ma poitrine. Quand la rentrée sco-laire est arrivée, mes camarades de classe ont penséque je simulais ces blancs. Ils m’ont affublé de sur-noms liés à ces moments où mes sens se déconnec-taient et où je m’effondrais dans la salle de classe.«Le taré », ils m’appelaient. «Lackey chtarbé, arrêtede faire ton chiqué. »

Cet été-là, l’été 1981, ces blancs étaient aussi fré-quents que violents. Ma mère m’a emmené chez leDr Kaufman, le plus cher et le plus renommé destrois médecins de Little River. Son cabinet se trou-vait au dernier niveau d’un illustre hôtel, le bâti-ment le plus célèbre de notre ville et, à cause de sescinq étages, le plus élevé. Il planait dans la salle d’at-tente une odeur de désinfectant et de pansementsqui me donnait des nausées. «Le docteur vous rece-vra dans quelques instants », a dit la secrétaire à mamère. Je me suis installé à côté d’une fougère enpot, j’ai feuilleté des magazines féminins et prié ensilence de ne pas avoir de maladie.

Le Dr Kaufman portait un nœud papillon, unecasquette en tweed et une blouse blanche. Il m’a faitentrer dans son cabinet et m’a hissé sur la table. J’airetenu mon souffle lorsqu’il m’a parcouru la poi-trine avec son stéthoscope. «Un vrai glaçon ce truc,pas vrai ? » a-t-il dit.

Le Dr Kaufman m’a posé des questions sur mesévanouissements et il a donné à ma mère une listed’aliments susceptibles de provoquer des allergies.« Pensez-vous vraiment que ses problèmes ontquelque chose à voir avec son alimentation ? » ademandé ma mère. D’après elle, ma première «crise»

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avait dû se produire lors du dernier match de base-ball. «Quelqu’un a peut-être donné un coup de batteà Brian, a-t-elle dit au médecin. Il s’agit peut-êtred’une légère commotion, non?»

Le docteur a acquiescé. Ça expliquait peut-êtrepourquoi je ne me souvenais plus de qui m’avaitramené à la maison ou de ce qui s’était passé pen-dant ce trou de cinq heures. «Appelez-moi si ça sereproduit », a-t-il dit. Lorsqu’il a posé la main surma nuque, ses doigts m’ont paru plus froids que lestéthoscope.

Mon père vivait pour deux choses : la nourri-ture et le sport. Puisque je l’avais déçu en arrêtantle base-ball, j’ai décidé de partager sa passionpour la cuisine. Je préparais des hot dogs, dessaladiers de pop-corn, de la gelée au citron vert avec des grains de raisin qui flottaient sousla surface moulée comme des méduses embryon-naires. J’escaladais l’échelle qui menait au toitpour les lui apporter. Nous mangions ensembleen silence.

Un après-midi, après que le livreur de journaux eutjeté, comme chaque jour, le Hutchinson News sur lepas de notre porte, mon père a dit à ma mère d’arrê-ter de couper ses pommes de terre : «Ce soir, onmange dehors.» Il a désigné dans le journal une publi-cité sur un quart de page pour le McGillicuddy’s, unecafétéria qui offrait quatre hamburgers pour un dol-lar. Mon père gagnait assez d’argent pour nous invi-ter dans le restaurant le plus cher de tout Hutchinson,mais jamais il ne nous y a emmenés.

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Il y avait sur les murs du McGillicuddy’s des pho-tos de stars de cinéma des années cinquante. Lecomptoir était construit dans une authentiquedécapotable de cette époque, du même rouge bor-deaux que les lamelles de betterave dans un des sala-diers. Nous avons commandé nos hamburgersavant de nous empiffrer. Lorsque mon père meregardait, je faisais semblant de déguster le plussomptueux festin de toute l’histoire de l’humanité.Tout en mâchant, il souriait, presque enivré parcette bonne nourriture si bon marché. Notre ser-veuse arborait des sourcils dessinés au crayon trèshaut sur le front. Sur son badge, on pouvait lire sonprénom, MARJEAN, suivi de, POUR RENDRE VOTRE

REPAS INOUBLIABLE.Comme Deborah n’arrivait pas à finir son ham-

burger, mon père l’a englouti. Dehors, un feu à ladécharge de Hutchinson rejetait nonchalammentdes volutes de fumée au loin. Sur le parking, unjeune couple exécutait un pas de deux. La robe dela femme glissait sur leurs chevilles. Ma mère lesregardait, le bord de son verre d’eau appuyé contrela lèvre inférieure.

Sur le chemin du retour, mon père fredonnait lamusique qui passait à la radio. Nous avons longéd’immenses étendues de mil et de maïs, des prai-ries envahies de tournesols et des champs de blé oùdes moissonneuses, telles des sentinelles, atten-daient la prochaine récolte. Nous sommes passésdevant des stations-service qui avaient fait faillite etdes étals de tomates, de concombres et de bottes derhubarbe. Deborah et moi regardions par nos

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fenêtres respectives, séparés de leur monde par lessièges en vinyle sombre.

À mi-chemin entre Hutchinson et Little River,mon père a donné un coup de frein et a grommelé :«Bordel de merde ! » Une énorme tortue se traînaitsur la bande d’asphalte devant nous, se dirigeantlaborieusement vers un étang en bordure d’unchamp violet où fleurissaient des boutons deluzerne. C’était une tortue happeuse, elle avait lespattes épaisses comme des saucisses. Mon père abondi hors de la voiture. Il a ouvert le coffre et en asorti un sac de jute rempli d’outils. Depuis la ban-quette arrière, nous avons entendu, Deborah etmoi, un bruit de ferraille alors qu’il vidait marteaux,tournevis et clefs dans le coffre.

Ma mère est descendue pour l’aider. Sa posturetraduisait son mécontentement lorsqu’elle a avancévers lui, les mains sur les hanches. Elle s’est baissée.La tortue a émis un sifflement en refermant samâchoire préhistorique. Mon père a mis le pied surson dos marbré, glissé l’ouverture du sac de jutesous son corps et l’a poussé à l’intérieur. « De laviande», a-t-il dit. Il est allé déposer son butin dansle coffre, les bras tendus en avant.

Deborah m’a donné un coup de coude et a roulédes yeux. Elle a commencé à dire quelque chosemais mon père a passé la tête par la vitre arrière.«Demain soir, votre mère fera des steaks de tortue.»

Ce soir-là, je me suis empressé de filer dans machambre, craignant ce qui pourrait arriver. Je mesuis occupé en frottant, à l’aide d’une vieille brosseà dents, une tache d’urine couleur citron sur les

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draps de la veille. Alors que je sortais un pyjama dema commode, mon père a donné ses habituels troiscoups sur la porte de ma chambre, comme je m’yétais attendu. « Brian. J’ai besoin d’un coup demain dans le jardin. »

J’ai remis le pyjama en vrac dans le tiroir et j’aisuivi mon père. Il portait un jean et des tennis. Iltenait un couteau dont la lame a brillé sous lalumière de la véranda, à l’arrière de la maison. Il estallé jusqu’à la voiture, a ouvert le coffre et soulevéle sac de jute, la forme à l’intérieur frémissait et tres-saillait contre la toile.

Plus tôt, durant le printemps, mon père m’avaitmontré comment vider les poissons-chats et lesperches. Mon apprentissage allait continuer ce soir.Il a jeté la tortue siffleuse sur l’herbe. « Monte surson dos », m’a-t-il dit. Je me suis exécuté. J’ai levéla tête pour regarder les fenêtres de ma chambre. J’yai vu les motifs passés des carreaux de mon plafond,un morceau de papier peint et un papillon de nuitdont les ailes poudreuses cognaient frénétiquementcontre le globe du plafonnier.

«Maintiens-la bien, a dit mon père. Appuie plusfort dessus. » J’ai regardé l’herbe. La tortue tendaitla tête en avant. Le poids de mon pied l’obligeait àsortir de sa carapace. Mon père a empoigné le cou-teau, la lame s’approchant peu à peu du cou grenude l’animal. La tortue ne pouvait pas bouger. Bizar-rement, ça ne m’avait rien fait quand il avaitdécoupé les poissons, mais à présent mes forcesm’abandonnaient. « Appuie plus fort, Brian. » Lecouteau a tranché le cou et j’ai entraperçu un

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segment de mon visage reflété sur la lame. Unegiclée de sang l’a recouvert. «Plus fort, bon Dieu ! »La tortue mordait encore, la tête presque coupée.Mon père a continué de taillader la chair. Je nepouvais plus tenir. Mon corps a faibli et mon pieda glissé de la carapace.

Suite à ce brusque relâchement, le sang de la tor-tue a éclaboussé le bout de ma basket et le jean demon père. Les mâchoires aiguisées se sont referméessur sa main en lui entaillant la peau. Il a poussé uncri. Il a donné un dernier coup de couteau, a récu-péré la tête dans sa main blessée et m’a fixé duregard. À cet instant, il n’avait plus tout à fait lemême visage. Il ressemblait à un caramel incolorequ’on aurait étiré avant de lui redonner forme. Il alâché la tête de la tortue qui a rebondi deux foisdans l’herbe.

Mon père a levé la main. Je savais qu’il allait mefrapper. Je me suis évanoui avant de sentir le coup,m’écroulant comme une poupée de chiffon.

Je me suis réveillé quelques minutes plus tard,affalé sur un fauteuil dans le salon. Mon père sou-riait au-dessus de moi, m’offrant un lait chocolatédans ma tasse préférée, celle avec une carte deschutes du Niagara que mes parents avaient conser-vée de leur lune de miel. Lorsque j’eus fini, monpère a repris la tasse. «Tu te sens mieux maintenant,a-t-il dit. Mon petit garçon se porte à merveille. »Du pouce, il m’a essuyé un filet de chocolat sur lementon.

Le lendemain, ma mère a cuisiné les steaks de tor-tue. Dans mon assiette, le morceau de viande

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ressemblait à une île grise flottant dans une rivièrede sauce. «Mmmm», a fait mon père en savourantsa première bouchée. « Brian m’a aidé à découperces petites merveilles », a-t-il annoncé à ma mère età Deborah.

Le complexe de base-ball d’Hutchinson sponso-risait un tournoi international de lancer cet été-làet mon père n’en a pas perdu une miette. Lesamedi, il a fini les restes de tortue sous forme d’unragoût plein de nerfs que ma mère avait accompa-gné de petits oignons et de carottes miniatures.« Demain matin, école du dimanche », nous a-t-ildit à Deborah et moi. Son pick-up s’est éloigné enhaletant.

Ma mère a vaporisé du désodorisant pour anéan-tir l’odeur de viande dans la cuisine. «Voilà, main-tenant il est vraiment parti.» Pendant qu’elle coupaitdes pommes de terre, Deborah et moi sommes allésnous mettre en pyjama. J’ai allumé la télé.

À la fin du repas, les séries et les informationsétaient terminées. Un film de deuxième partie desoirée a commencé sur la chaîne dix. Ça parlaitd’un adolescent qui se cachait derrière les mursd’une maison pour espionner la famille américainetypique qui y vivait. J’ai somnolé tout du long, àl’abri sous l’énorme coussin en fourrure, meréveillant de temps à autre pour glaner quelquesfragments du film.

J’ai ouvert les yeux. Deborah tapait du poing surla télé. « Ça ne fait pas un an qu’on l’a, a dit mamère, et elle a déjà besoin d’être réparée. » De la

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neige a envahi l’écran, répandant des rayons bleusdans la pièce. Le son était bon – «Sortons d’ici ! » acrié un personnage – mais l’image défectueuse.

Une voiture a klaxonné dehors. « Il y a quelqu’unqui arrive dans l’allée, a dit ma mère. Son match adû se terminer plus tôt que prévu. »

Elle a ouvert la porte et un homme est entré dansla maison. Il devait avoir environ vingt-cinq ans. Ilportait des bottes de cow-boy et un sweat-shirt grisélimé, sans manches. Une chique de tabac gonflaitsa lèvre inférieure et il crachait régulièrement dansun gobelet en plastique. « Bon Dieu ! Margaret, a-t-il dit à ma mère. Il faut que tu voies ce truc queje suis depuis les faubourgs de Hutchinson.

— Tu es bourré », a répondu ma mère. Elle s’estretournée pour nous faire face, à Deborah et moi.La télé s’est mise à murmurer et à bourdonner, etl’écran a jeté des ombres sur nos quatre visages. Lebleu se reflétait dans les yeux de l’homme, dont lacouleur était assez proche. « Les enfants, a dit mamère, voici Philip Hayes. Il travaille à la prison avecmoi.

— Brian, a-t-il dit. Deborah. » J’ai été surpris devoir qu’il connaissait nos prénoms. Ses mains trem-blaient et son haleine imbibée d’alcool saturait l’airde la pièce. « Venez dehors. » À présent, il s’adres-sait à tout le monde.

J’ai remis mes lunettes, puis j’ai attrapé mes bas-kets par les lacets avant de les enfiler. Philip Hayesest sorti à la hâte et nous l’avons suivi. La nuit estdevenue étrangement calme, privée de la sonaterégulière des grillons et des cigales. Ce silence m’a

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rendu nerveux. Deborah et moi sommes passésdevant le pick-up Ford de Philip qui trônait dansnotre allée tel un dinosaure avec ses monstrueusesroues surélevées. Il avait laissé la portière ouverte.«Par ici, a-t-il dit. Au nord de la maison. »

Il nous a emmenés jusqu’à la colline, sur le ver-sant qui tournait le dos à Little River et donnait surle champ où mon père cultivait des pastèques.« Regardez ! » Il a pointé le doigt en direction duciel, mais nous trois avions déjà repéré ce qu’il vou-lait nous montrer : dans la nuit au-dessus de notrechamp flottaient plusieurs lumières douces etbleues.

J’ai fait un pas en avant. Ma mère m’a attrapél’épaule. « Qu’est-ce que c’est ? » a-t-elle demandé.Philip a secoué la tête.

J’ai distingué une silhouette d’avion ou de vais-seau spatial. Il émettait un léger vrombissement,comme un bourdonnement sourd de machines. Çaressemblait à deux assiettes creuses en argent, sou-dées ensemble en forme d’ovale. Des lumièresentouraient la partie centrale du vaisseau et proje-taient des rayons coniques bleus. Une petite écou-tille rectangulaire faisait saillie sous l’appareil. De làjaillissait un faisceau plus lumineux, presque blanc,qui balayait le champ en contrebas et éclairait lesrangées de plantes. Le rayon s’attardait, puis reve-nait en arrière, comme en quête d’un signe de vieparmi les pastèques. Le vaisseau se mouvait dans leciel aussi tranquillement qu’un nuage chassé par labrise. Nous nous tenions au nord de la maison,silencieux. Lorsque j’ai regardé Deborah, le bleu

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argenté se reflétait sur son visage. À son tour, mapeau a pris une teinte bleuâtre qui a étincelé sur lebout de mes baskets encore taché de sang séché detortue.

« J’ai vu ce truc voler dans le ciel au moment oùje sortais de Hutchinson », a dit Philip. Il a essuyéla paume de sa main sur son sweat-shirt et a crachéune chique dans l’herbe. «Ce truc allait alors beau-coup plus vite. Le rayon blanc passait au peigne finun champ où il y avait du bétail. J’ai pas arrêté de lesuivre, et il est passé juste au-dessus du panneau quiindique LITTLE RIVER : 10 KILOMÈTRES. Je me suisdit qu’il valait mieux que je montre ce truc à quel-qu’un, histoire qu’on ne me prenne pas pour untaré. »

« C’est un de ces OVNI », a dit ma mère. Leslumières bleues semblaient s’intensifier et le bour-donnement s’amplifiait. Ma mère a retiré sa mainde mon épaule pour se protéger les yeux.

Le vaisseau spatial a commencé à s’éloigner, s’estécarté de notre champ et a franchi la limite de laville. Son faisceau a balayé la cime des arbres, coif-fant d’un halo blanc les feuilles des chênes et despeupliers de Virginie. Debout sur la colline, noustendions le cou vers le ciel, notre maison à deuxétages derrière nous semblable à un énorme cadre.Je me suis demandé à quoi nous ressemblions pourceux, humains ou non, qui occupaient le vaisseau.Peut-être qu’ils pensaient que nous étions unefamille : Deborah et moi, dans le rôle des enfantsqui avaient hérité les cheveux blonds de leur mère ;et le grand brun, Philip Hayes, dans celui du père.

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Bientôt la rangée d’arbres a masqué l’OVNI. Sonéclat a persisté quelques secondes, puis a disparu.«Bon Dieu ! » a dit Philip. Il a craché. « J’ai cru queje déraillais.

— Je me demande si quelqu’un d’autre l’a vu »,a dit Deborah. Elle regardait toujours la cime desarbres, comme si le vaisseau allait revenir entrombe.

Nous sommes rentrés à contrecœur à la maison,suivis par Philip. Lorsque nous sommes arrivés dansle salon, le téléviseur revenait peu à peu à la vie engrésillant, les images retrouvant leur netteté. Dansle film, un policier sortit son revolver et tira dans la poitrine du jeune délinquant. Une sirèned’ambulance se mêlait aux notes plaintives d’un airde piano. « Je vais faire du café, a dit ma mère à Philip. Il ne devrait pas tarder à rentrer. » Sur lecoup, je me suis demandé de qui elle parlait. Je mesuis laissé tomber sur le coussin en fourrure etDeborah s’est assise par terre.

Philip Hayes a rejoint ma mère dans la cuisine.J’ai entendu celle-ci ouvrir le placard, le tiroirmétallique, le frigidaire. « Qu’est-ce que tu croisque… ai-je commencé.

— Chut ! » a fait Deborah. À la lueur de la télé-vision, ses yeux ressemblaient aux joyaux de lumièrebleue qui tournaient autour du vaisseau spatial.Bleu, ai-je pensé.

Sur l’écran défilait le générique de fin. Je me suislaissé aller dans la douceur du coussin et j’ai ferméles yeux. Alors que je sombrais dans le sommeil,mon esprit s’est concentré sur deux choses, deux

images de cet été que je n’oublierai jamais. J’ai vul’espace exigu du vide sanitaire, juste au-dessous del’endroit où Deborah et moi étions assis. Et puis,tout aussi intense et mystérieux, j’ai vu l’OVNI,encore en train de flotter quelque part dans le ciel.