Nature.du.Droit.d.auteur,Droit.de.Propriete.ou.Monopole

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    LA NATURE DU DROIT DAUTEUR : DROIT DE PROPRIT OU MONOPOLE?

    par

    Pierre-Emmanuel Moyse*1LEGER ROBIC RICHARD, avocats

    ROBIC, agents de brevets et de marques de commerceCentre CDP Capital

    1001 Square-Victoria Bloc E - 8e tageMontral (Qubec) H2Z 2B7

    Tl: 514-987-6242 - Fax: [email protected] www.robic.ca

    For an intellectual property lawyer it is a laborious task to conscientiouslyfollow the undisturbed evolution of technology. As such, we are by-passingthe most fundamental of guidelines: the lessons of the past. The basic rules ofcopyright are inspired from what we will call ordinary property having itsorigin in Roman and civil law . It is only through a complete understanding ofthis primary source that we can anticipate further developments ofintellectual property rights. The Canadian Copyright Actinherits from both theEnglish - and consequently American - system and the French droit dauteursystem. The latter has had a great influence on the interpretation of law in ourcountry. The issue largely disputed over the last decade has been one ofrethinking copyright rules, based on subjective and generally coercive rights,in a way that will permit the expansion of the information highway. History willtell us that things do not change that much and that the ordinary property

    model remains a perfect example of a logical construction. This paperfocuses on the early metamorphosis of the concept of property rights whichgradually lead to the encompassing of incorporeal objects.

    une poque o lon sessoufle rester au fait des dernires innovationstechnologiques une halte simpose. En retournant sur les chemins de lhistoiredu droit dauteur il nous vient un sentiment dapaisement, daccalmie. Celuila mme qui vous prend lorsque, exacerb par le tumulte de la rue vousfermez votre fentre. Le progrs, cet adolescent de la science humaine, se

    Pierre Emmanuel Moyse, 1998.* Avocat, du cabinet davocats LEGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c. et du cabinet dagents debrevets et de marques de conmmerce ROBIC, s.e.n.c. Publi (1998) 43 McGilll Law Journal507; texte disponible http://www.law.library.mcgill.ca/journal/abs/433moyse.htm.1LL.M en proprit intellectuelle (Montral), DESS droit des affaires (Besanon, France),Diplme intgr de droit franco-allemand des affaires (Mainz, Alemagne). Vous pouvezmadresser vos commentaires aux adresses suivantes: [email protected] [email protected]. Je tiens remercier le professeur Ysolde Gendreau pour sescommentaires et suggestions sur les versions antrieures de ce texte.

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    tient devant nous, gageur, turbulent. Il nous fait souvent oublier lorigine deschoses et pour ce qui nous concerne la gense du droit dauteur. Il suffit alorsde se retourner, de lever les yeux vers les sicles passs et il nous prend lenvieirrsistible de sisoler, pour un temps au moins, de la cacophonietechnologique. Lhistoire cest le devenir au prsent. En comprenant notre

    pass nous sommes capables dapprhender lavenir. La rgle de droitacquiert ainsi sa permanence et sa justesse. Car lhistoire du droit cestdcouvrir le pourquoi de la rgle, cest retrouver un instant les valeurs et lemode de vie de nos anctres ainsi que linterprtation qui en est faite par les

    juristes dalors. Lhistoire du droit dauteur cest comprendre comment lascience juridique sest forme autour dun objet incorporel - luvre -. Lemodle sacro-saint de la proprit ordinaire joue ici un rle fondamentalpuisquil a servi de tuteur llaboration des rgles de ce que lon nommeaujourdhui la proprit intellectuelle.

    Jusqu'au dbut du XIXime sicle, l'ide d'une proprit incorporelle taitdifficilement soutenable. Les prjugs qui collrent l'ide de proprittraditionnelle, de deux fois sculaires, furent difficilement contournables. Lestravaux de Gaius et de Justinien, et les exgses que leurs successeurs enfirent, menrent une mme conclusion: les choses incorporelles, parcequ'elles se prtent mal l'appropriation, ne peuvent pas faire l'objet d'undroit de proprit ordinaire. Ces principes forgrent le socle rigide des droitssubjectifs de nature patrimoniale.

    Avec l'imprimerie, l'industrie du livre se mit progressivement en place. Lesuvres allaient dsormais pouvoir tre reproduites avec une facilit

    croissante, ce qui permettait aux diteurs et aux imprimeurs desprer uneaugmentation proportionnelle de leurs gains. De leur ct, les auteurss'inquitrent. L'imprimante rythmait les perspectives de profit des seulsditeurs2. L'auteur qui se sentit alors spoli, dpossd, se rclama de sondroit sur le fruit de son esprit. C'est l'volution des rapports entre l'auteur etl'entrepreneur qui fait la complexit de cette tude. Le lgislateur a dencourager le premier sans entraner le second dans la dconfiture. L'histoiredu droit d'auteur et du copyright est uvre de compromis.

    2 Il faut ajouter toutefois que les premiers livres imprims taient pour la plupart des livresd'auteurs inconnus ou des oeuvres collectives rdiges le plus souvent par des religieux. Oncitera la bible comme exemple ainsi que de nombreux ouvrages d'enseignement. L.R.PATTERSON, Copyright in an Historical Perspective, Nashville, Vanderbilt University Press, 1968,p. 5. Ainsi la notion mme d'auteur tait fort diffrente. Au XVIime sicle la transmission del'information se faisait principalement oralement. Il n'tait donc pas toujours videntd'attribuer un seul auteur la paternit de telle ou telle pense. Ce n'est qu' partir duXVIIIime sicle que la notion d'auteur se personnalisa pour ensuite se cristalliser dansl'individualisme des Lumires.

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    Nous verrons dans un premier temps les disconvenances conceptuellesengendres par l'adaptation du concept de proprit aux produitsintellectuels. L'histoire du droit d'auteur franais vue travers la notion deproprit est trs reprsentative. Nous en suivrons donc principalement sonvolution tout en soulignant les ventuelles convergences qui peuvent

    apparatre avec l'histoire du copyright (Partie 1). Cela nous permettra dedgager la notion de monopole ne des thories utilitaristes anglaises (Partie2).

    Partie 1 - L'assimilation du droit d'auteur un droit deproprit

    Le problme de savoir si le droit d'auteur est un droit de proprit s'estprsent plusieurs reprises dans l'histoire du droit d'auteur et du copyright.Les avatars du mot mme de proprit, travers l'volution du droit positif,

    rvlent assez bien d'ailleurs l'enjeu que prsente le choix terminologique. Enmatire de lgislation, deux vnements principaux retiendront notreattention3. Le premier vnement nous transporte au temps de la Rvolutionfranaise; il s'agit des deux dcrets-lois de 1791 et 17934. Le second estl'adoption, le 10 avril 1710, de la loi dAnne qui - et c'est ici son titrehonorifique - doit tre considre comme l'an un du droit positif en matirede droit d'auteur5. Le titre de la loi est trs explicite: An Act for theEncouragement of Learning, by Vesting the Copies of Printed Books in theAuthors or Purchasers of such Copies, During the Times therein Mentioned6. Iln'est donc pas fait allusion une quelconque proprit. Le choix des mots

    n'est jamais arbitraire quand il mane de la plume d'un juriste.

    3 Nous omettons volontairement, pour l'instant, l'tape fondamentale que ralisrent lesrdacteurs de la Constitution amricaine de 1787 en y insrant une importante disposition surle droit d'auteur. Nous y reviendrons plus en avant dans notre tude.4 Pour une lecture historique du contenu de ces deux dcret-lois, voir O. LALIGANT, LaRvolution franaise et le droit d'auteur ou perennit de l'objet de la protection, (1991) 147R.I.D.A. 3.5 Avec la prcision que formule : The enactment of 1709 was the first Parliamentary Englishcopyright act, except for the ordinances during the Interregnum; and it was the first copyrightact without provisions for censorship, L.R. PATTERSON, Copyright in an Historical Perspective,

    op. cit., note 1, p. 12. Pour une tude de droit compar, voir J. SEIGNETTE, Challenges to TheCreator Doctrine, Boston, Kluwer, 1994, Chapitre I.6 Sur l'historique de la loi d'Anne, voir L.R. PATTERSON et S.W. LINDBERG, The Nature ofCopyright, Athens, Georgia, The University of Georgia Press, 1991, p. 27. Plus gnral, sur lefondement du droit d'auteur, voir B. SHERMAN et A. STROWEL, Of Author and Origins, Oxford,Clarenton Press, 1994. galement, J. FEATHER, History of Books and Libraries: Two Views,Washington, Library of Congress, 1986; du mme auteur, A History of British Publishing,Londres, N.Y., Groom Helm, 1988. A. BIRRELL, Seven Lectures on The Law and History ofCopyright in Books, South Hackensack, N.J., Rothman Reprints, 1971.

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    Le dcret-loi de 1791 traite du droit de reprsentation, celui de 1793 du droitde reproduction. Ainsi, dans un Paris lch par les flammes, au milieu de luttesfratricides que ponctue l'incessant mouvement de la guillotine, le droitd'auteur est consacr7. Le jurisconsulte franais parlera, d'une vritable

    proprit, mais ses mots sont teints d'un romantisme et d'une gravitproprement franais. Il ne faudra pas l'oublier. La loi du 19-24 juillet 1793 estrelative aux droits de proprit des auteurs d'crits en tout genre, descompositeurs de musique, des peintres et des dessinateurs8.

    7 Le dcret-loi du 19 juillet 1793 fut vot en mme temps que de nombreux arrts quienvoyrent des savants comme Lavoisier l'chafaud. Quelle ironie du sort: au moment ol'on consacre les gnies, on leur coupe la tte ! Les deux dcrets rvolutionnaires serattachent la philosophie de la Dclaration des Droits de l'Homme et ont t adopts dansl'esprit d'une dmocratie reprsentative, mme si, prcise Krver, le dcret de 1793 relatifau droit de reproduction intervient moins de trois mois aprs les journes du 31 mars-2 juin

    1793 qui virent l'humiliation de la Convention, contrainte par les canons de quelques sectionsparisiennes d'exclure de son sein les principaux dputs girondins rgulirement investis par lesuffrage universel, et environ un an avant la raction thermidorienne. A. KRVER,Rvolution franaise et droit d'auteur, (1989) 141 R.I.D.A.3.8 Sur l'histoire du droit d'auteur en France, voir A.-C. RENOUARD, Trait des droits dauteurs,Vol I, Paris, Renouard, 1836. galement M-.C. DOCK, tude sur le droit d'auteur, Paris, LGDJ,1963. H. HUARD, Trait de la proprit intellectuelle, Tome 1, Paris, Marchal et Billard, 1903.Plus gnrale, E. POUILLET, Trait de la proprit littraire et artistique, Paris, 2ime d.,Marchal et Billard, 1894. R.L. DAWSON, The French Booktrade and The Permission Simple of1777: Copyright and Public Domain: With an Edition of The Permit Registrers, Oxford, VoltaireFoundation, 1992. H. FALK, Les privilges de librairies sous l'ancien rgime. tude historique duconflit des droits sur l'oeuvre littraire, Genve, Slatkine Reprints, 1970.Ds les premiers jours de

    la Rvolution franaise, la libert des thtres fut trs vivement proclame. Une dputationd'auteurs dramatiques vint la barre de l'Assemble constituante pour prsenter une ptitiondemandant la reconnaissance corrlative de leurs droits autoriser la reprsentation de leursoeuvres. L'article 4 de cette ptition proposait l'adoption de la disposition suivante : lesouvrages des auteurs vivants ne pourront tre reprsents sur aucun thtre public, danstoute l'tendue du royaume, sans leur consentement formel et par crit. Par la suite, d'autresauteurs demandrent la reconnaissance des droits d'auteurs. De leurs cts, les comdiensfranais tenaient conserver leur rpertoire souvent acquis par contrats titre onreux avecles auteurs eux-mmes. A l'appui de leurs revendications, ils diffusrent un extrait des registresde la Comdie dans lequel tait signifi l'achat des oeuvres. On pouvait y lire par exemple:28 juin 1778. Cession par madame Denis : je soussigne lgataire et hritire de tous lesbiens et manuscrits de M. de Voltaire, mon oncle, je cde et abandonne en toute proprit MM. les Comdiens franais tous les honoraires que je suis en droit de prtendre, soit pourle prsent, soit pour l'avenir, des reprsentations de feu mon oncle. Le 13 janvier 1791, letexte de loi fut vot et sanctionn par le roi le 19 janvier en reproduisant presque la lettrel'article 4 de la ptition. Le droit d'auteur tait n, mais seulement au profit des auteursdramatiques. En rponse cette adoption, les comdiens faisaient des conditions plus duresaux auteurs, ce qui constituait une sorte de vto de reprsentation et une pratique sedeveloppa de reproduire sur du papier une pice dont la reprsentation tait autorise dansun thatre. Beaumarchais crivit alors l'Assemble lgislative un texte l'appui d'uneseconde ptition : (extrait) Je voulus profiter du succs d'un de mes ouvrages (Le Mariagede Figaro) qu'on dsirait jouer en province pour travailler la rforme du plus grand de tous

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    La controverse fut alors de savoir, au del de l'emprunt terminologique de lanotion de proprit, si le droit d'auteur pouvait tre rgi par la thoriegnrale de la proprit. Les systmes continentaux furent en effet trsmarqus par les conceptions figes du code napolonien, conceptions elles-

    mme reprises du droit romain. Il suffit de lire le Code civil franais pour serendre compte qu'il est avant tout un recueil de lois pour le petit propritairefoncier9. Le droit romain a galement inspir les systmes de common law,mais le copyright s'est dtach bien plus de la notion de proprit pourtrouver sa lgitimit dans la notion plus conomique de monopole. Est-ce dire que linfluence du droit romain sestompe avec la distance qui spare lebassin mditerranen du Royaume-Uni ?

    Le dbut du XVIIIime sicle la France fut le berceau d'une riche mulation.De nombreux juristes et penseurs se donnrent comme mission de dgager,

    de lgitimer ce droit naissant. L'histoire des ides juridiques franaises nousservira donc de trame principale. L'assimilation du droit d'auteur un droit deproprit fut d'abord l'objet d'une passionnante controverse (Chapitre 1).Nous montrerons ensuite que toutes les recherches sur la nature de droitd'auteur ont servi la fois la jurisprudence et le lgislateur. Les juristes ont ainsirussi dgager plus nettement, mais au fil d'un long processus, la catgoriedes droits sur un bien incorporel (Chapitre 2).

    les abus, celui de reprsenter les ouvrages sans rien payer leurs auteurs. Le 24 juillet 1793une deuxime loi fut vote posant les bases du systme franais actuel. Son article premier

    stipule : Les auteurs d'crits en tous genre, les compositeurs de musique, les peintres et lesdessinateurs qui feront graver des tableaux ou dessins jouiront durant leur vie entire du droitexclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans le territoire de la Rpubliqueet d'en cder la proprit en tout ou partie. En posant ces principes gnraux, la loi nedisait pas en quoi pouvait consister la contrefaon en dehors de la reproduction entired'une oeuvre. Pour une excellente et exhaustive tude historique, A.-C. RENOUARD, Trait desdroits dauteurs, Vol I, op. cit., note 7, pp.299-338.9 Commentant le Code napolonien, J.-M. BOILEUX crit Le droit de proprit, cette basefondamentale des tats Civiliss, est donc au-dessus de toute constitution: mconnatre untel principe serait nier la socit elle-mme: le lgislateur peut rglementer la proprit, maisil ne peut la dtruire : son autorit ne va pas jusque l. J.-M. BOILEUX., Code Napolon, Vol II,Paris, Marescq Ain, 1866, 653. Le Code civil franais avait d'ailleurs introduit dans son livredeuxime traitant des biens, et des diffrentes modification de la proprit la loi du 11 mars1957 relative la proprit littraire et artistique. titre de comparaison, le Code civil duQubec ne ralise pas ce rattachement, mais certains articles concernant expressment laproprit intellectuelle y ont t insrs. L'article 458, qui rgle le sort des biens incorporelsdans la socit d'acquts entre poux, nonce que les droits de proprit intellectuelle etindustrielle sont des biens propres. Seuls les fruits et les revenus qui en proviennent sontacquts. L'article 909 concerne, quant lui, les biens dans leurs rapports avec ce qu'ilsproduisent. Aprs avoir nonc que les biens se divisent en capitaux et en fruits et revenus, lelgislateur prcise la place des droits de proprit intellectuelle: le capital comprend aussiles droits de proprit intellectuelle et industrielle....

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    Chapitre 1 - La controverse

    La ncessit de reconnatre un droit aux auteurs sur leurs uvres est apparue

    trs tt. Seulement, jusqu'au XVIIIime sicle, rares taient les textes quipouvaient rpondre cette attente. Le seul modle de droit subjectif alorsconnu l'poque tait celui de la proprit ordinaire. Son rgime tait bientabli et il semblait possible de l'tendre aux crations intellectuelles. Onparla alors de proprit littraire et artistique, rappelant par l l'identit denature et de rgime des proprits corporelles et incorporelles (a). Renouard,le premier, critiqua cette analogie (b). Il fut rejoint par les personnalistes dontles thories ont permis de dgager la nature particulire du droit d'auteur (c).

    a) Les thories du droit de proprit ordinaireFaut-il parler de proprit intellectuelle ? Au XIXime sicle, l'ensemble de ladoctrine franaise, encore trs enflamme par les idaux desrvolutionnaires10, estimait que la proprit littraire et artistique tait, sommetoute, une application particulire de la proprit11. Pourtant, on ne parlapas encore de proprit incorporelle. Le milieu artistique de l'poque semobilisa pour soutenir cette doctrine et des auteurs de renomme plaidrentd'une plume loquente leur droit une vritable proprit. Les crivains decette poque se contentrent pour la plupart de paraphraser l'opinion de

    Diderot: l'auteur est propritaire de son oeuvre ou alors personne n'est matre

    10 Lors de la discussion du projet de loi devant l'Assemble Nationale, le rapporteurChapelier fit cette dsormais clbre remarque: La plus sacre, la plus lgitime, la plusinattaquable, et si je puis parler ainsi, la plus personnelle des proprits, est l'ouvrage fruit dela pense d'un crivain; cependant c'est une proprit d'un genre tout diffrent des autresproprits. Cette phrase nous claire-t-elle sur la nature du droit d'auteur franais? Leprofesseur Jane Ginsburg rapporte que cette citation est trop souvent sortie de son contexte:pour elle, l'ide principale exprime par Le Chapelier dans son discours est celle du domainepublic et non pas celle du droit naturel de l'auteur. Commentant la clbre formule de LeChapelier, Mme Ginsburg crit: But he said it respecting unpublished works. Once

    disseminated, Le Chapelier went to assert, the manuscript is give[n] over the public ...by thenature of things, everything is finished for the author and the publisher when the public has inthis way [through publication] acquired the work. On rapprochera cette distinction entrel'oeuvre publie et l'oeuvre non publie avec l'analyse qui sera faite un peu plus loin desdcisions Millar v. Tayloret Donaldson v. Beckett . J. GINSBURG, A Tale of Two Copyrights:Literary Property in Revolutionary France and America, (1991) 147 R.I.D.A. 125, galement(1990) 64 Tulane L. Rev. 991, pp. 1006-1007.11 Sur ce point, C. COLOMBET, Proprit littraire et artistique, Paris, 7 ime d., Dalloz, 1994,pp. 12-15.

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    de son bien.12. Tous, comme un seul homme, sanctifiant le lien naturel entrel'auteur et son oeuvre, brandirent l'tendard de la proprit, modle et mrede tous les droits subjectifs. En ces temps bouleverss, les mots semblaientalors dpasser les ides. La doctrine anglaise ne dissertera pas avec autantde vhmence sur la notion de proprit.

    On soutiendra que l'closion prcoce de la socit pr-industrielle enAngleterre donna cette inclination proprement conomique au copyright.L'histoire du copyright aurait en effet ceci de particulier que ce fut les libraireset non les auteurs qui se rclamrent du droit de proprit13. Si l'on s'arrtaitici dans l'analyse des deux systmes, on pourrait aisment conclure unevidence trompeuse: c'est certain, le copyright est assurment dtourn del'acte de cration et ce, au profit de l'agent conomique, l'diteur. Tout nousporte alors vers des conclusions htives. On pourrait dire, en effet, que lanature conomique du copyright tient tout simplement l'influence des

    libraires dans l'laboration de ce droit. Ainsi, par comparaison, le droitd'auteur de conception franaise porterait en lui l'aura d'un respect quasimtaphysique de la protection de l'art, enfant chri et sacr du gnie. Points'en faut ! L'histoire du droit d'auteur et celle du copyright vue travers lanotion de proprit sont fort similaires. De chaque cot de la Manche, cesont les libraires qui ont avanc l'appui de leurs prtentions l'ide de laproprit, l'ide d'un droit naturel de l'auteur sur son uvre, afin de recueilliraprs cession de l'uvre par contrat les prrogatives principales: celles deperptuit et d'exclusivit. M. Krver, poursuivant l'analyse, crit:

    12 Cit dans C. COLOMBET, Proprit littraire et artistique, op. cit., note 10, p. 12. Lamartinegalement parlait du droit de l'crivain comme la plus sainte des proprits. Cette phraseet tant d'autres que l'on trouve dans les manuels, ont contribu vhiculer une imageerrone de l'histoire du droit d'auteur en France. Nous rapellerons seulement ici que Diderottait grand dfenseur des libraires parisiens. Dans ce sens, Mme Dock note, aprsd'extensives et objectives remarques, Il est curieux de voir ce champion de la libert se fairel'interprte des libraires parisiens, c'est--dire du monopole et de l'usurpation, dans la lutte quiles opposait aux partisans de la libert et du droit., M-.C. DOCK, tude sur le droit d'auteur,op. cit., note 7, p. 123. Le professeur Strowel ajoute que ce sont les libraires parisiens quiavaient charg Diderot de rdiger un texte afin de prsenter leurs dolances au directeur dela Librairie. Un autre grand acteur dans cette affaire de la fin du XVIIIime fut Condorcet.Condorcet estimait que les privilges sont nuisibles au progrs des Lumires. A. STROWEL, Droit

    dauteur et copyright: divergences et convergences, Bruxelles, Bruylant et Paris, L.G.D.J.,1993, p. 88.13 Mark Rose rappelle qu'ironiquement ce sont les libraires par qui les procs arrivrent:Ironically, authors themselves were conspicuously absent from the formal proceedings inwhich this process of elaboration occured. Tonson, Collins, Millar, Taylor, Donaldson, andBeckett - all the principals in the great cause concerning literary property- werebooksellers, M. ROSE, The Authors as proprietor: Donaldson v. Beckett and Genealogy ofModern Authorship, dans B. SHERMAN et A. STROWEL, Of Author and Origins, op. cit., note 5,p. 32.

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    Ainsi donc, le droit d'auteur n de la Rvolution franaise, loind'tre d'essence personnaliste, est surtout inspir par desconsidrations juridico-conomiques. C'est le XIXime sicle qui,par la jurisprudence consacre par la loi du 11 mars 1957, va tirerle droit d'auteur vers son aspect personnaliste, ...C'est dire que le

    droit d'auteur dessin par la Rvolution franaise ne se distinguegure du droit d'auteur anglais ou amricain.14

    Pourquoi alors utiliser le vocable proprit si lourd de signification ? supposer que l'emploi de l'expression proprit littraire et artistique futappropri, encore fallait-il justifier les diffrences entre cette propritparticulire et la proprit ordinaire. Le professeur Andr Lucas relvenotamment qu'il n'a jamais t srieusement soutenu que, l'instar du droitdu propritaire, le droit de l'auteur puisse tre perptuel15. Ce serait instaurerune exclusivit perptuelle aux dpens des intrts du public16 et plus

    gnralement de la diffusion de la culture travers l'humanit. Si cetteapprciation nous semble scientifiquement exacte aujourd'hui, elle appellequelques prcisions, que l'histoire nous commande d'adresser.

    En France comme en Angleterre, et ds l'invention de l'imprimerie (1436) puisdu papier (1440), les privilges permettaient au prince de contrler par lacensure la diffusion des ides et de rgler la concurrence entre les membresd'un corps de mtier naissant. S'organisant en corporations, bientt leslibraires des deux capitales contrlrent le march, au grand dam deslibraires de province17. Ceux-ci protestrent vivement. Ils remirent en cause la

    14 A. KRVER, Rvolution franaise et droit d'auteur, loc. cit. note 10, p. 4.15A. et H.-J. LUCAS, Trait de la proprit littraire et artistique, op. cit., note 14, p. 31. A.STROWEL, Droit dauteur et copyright: divergences et convergences, op. cit., note 11, p. 96.Le mme constat est adress par G. DAVIES, Copyright and the Public Interest, Munich, MaxPlanck Institute, 1994, p. 2116 Voir plus gnralement sur ce sujet, G. DAVIES, Copyright and the Public Interest, Ibidem.17 Mme Davies crit: As in England, it was the booksellers who first invoked the rights of theauthors in a dispute which pitted the booksellers of Paris against those of provinces, whoargued that prolongations of privileges were contrary to the public interest. G. DAVIES,Ibidem, p. 75. C'est William Caxton qui introduit l'imprimerie en Angleterre en 1476. W. Caxtonavait l'poque l'appuie de la dynastie des Yorks. Il est intressant de noter que ses affairesont prospr sans l'aide de la Couronne. Le premier privilge accord en Angleterre date du15 mai 1518. Il fut accord pour une dure de sept annes, par le doyen de l'Universitd'Oxford, alors chancelier d'Angleterre, l'imprimeur. Le privilge tait limitgographiquement au domaine de l'Universit d'Oxford et ses alentours. Il s'agissait d'uncommentaire de L'thique d'Aristote. Pour les premiers dveloppements du copyright, voirE.S. DRONE, A Treatise of Law of Property in Intellectual Productions, New Jersey, RothmanReprints, 1972. E. AMSTRONG, Before Copyright, Cambridge, Cambridge University Press, 1990,p. 10.

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    reconduction des privilges qui aurait encore une fois bnfici au cartel desplus puissants. C'est cette occasion - que l'on appelle souvent la batailledes diteurs - que l'argument de la proprit lgitime de l'auteur sur sacration fut dfendu avec ferveur. Parralllement, le XVIIIime sicle vitapparatre la tendance des gens de lettre, et ce de manire de plus en plus

    pressante, de rclamer ce qui leur tait lgitimement d18. Les auteurs netardrent pas faire leurs les arguments des avocats des diteurs.

    L'avocat Louis d'Hricourt, dont les mmoires furent publies en 1720,s'appliqua dfendre les libraires parisiens, et, ce faisant, avana cettenouvelle thorie qui reposait sur la proprit de l'uvre intellectuelle. Tout sonraisonnement tait fond sur la dialectique suivante: l'crivain est propritairede son uvre et c'est cette proprit toute entire que l'auteur transmet,avec tous ses attributs, l'diteur, le principal attribut tant la perptuit. Ilcrit:

    Si les productions littraires tiennent le premier rang entre toutescelles dont les hommes sont capables par rapport aux avantagesqu'ils en tirent, elles doivent se communiquer pour l'intrtcommun. Si elles doivent se communiquer, il faut que les auteurspuissent faire passer d'autres par le canal de la vente ou del'change; donc, les productions littraires sont au nombre deschoses qui tombent dans le commerce comme les autresproductions de l'industrie; et, par une consquence ncessaireles lois du royaume auxquelles le commerce et l'industrie ontdonn lieu pour assurer l'tat des conventions des citoyensdoivent tre singulirement appliques celles qui se font entre

    18 Mme DOCK soutient l'ide pertinente qu' Rome le besoin d'une lgislation spciale nes'est pas fait sentir. La situation des crivains tait, de beaucoup, plus comfortable que cellede l'ensemble des citoyens. Ils taient privilgis et, ce titre, on notera qu'ils taient l'objetd'attentions dlicates, de rcompenses en tout genre. Tout tait fait pour qu'ils puissents'adonner leur art. la moindre spoliation, la bras du Prince frappait. Pour certains, ils'agissait d'tre admis dans l'entourage habituel du prince, au sein de ce que l'on appelledepuis le rgne d'Auguste, les amici Augusti. Pour d'autres, leurs activits taient indemnisespar des mcnes, du nom de ce fameux ministre d'Auguste, Mcne, qui protgeait lesartistes. On remarque encore jusqu'au XVIIIime sicle l'absence de lgislation spcifique. Lesintrts pcuniaires de l'auteur restaient dans la sphre des conventions particulires entrel'auteur et l'diteur. Le droit tel que nous le pensons aujourd'hui n'avait pas encore sa place.Mme Dock crit:Suivant les termes de Ihering, le droit est un intrt juridiquement protg.Or, cet intrt n'existait pas toujours. Voir M-.C. DOCK, tude sur le droit d'auteur, op. cit.,note 7, pp. 41-48 et 83-85. Voir galement l'intressante analyse d'E. EARLE, The Effect ofRomanticism on the 19th Century Development of Copyright Law, (1991) 6 I.P.J. 269. M. Earlenote qu' partir du XVIIIime sicle le rle de l'artiste devint de plus en plus important: ..., theRomantic poets were living in a time of revolution, both in France and the United States, andsaw the importance of art as a tool for the expression of popular discontent. Ibidem, p. 283.

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    les auteurs et les libraires. Or, il n'est pas douteux que lepropritaire d'une chose, en la faisant passer un autre par lecanal de la vente et de l'change, transmet au nouveaupossesseur les mmes droits qu'il avait sur la chose dont il sedpouille ... Donc, un libraire qui a acquis un manuscrit ... et

    obtenu un privilge pour l'imprimer doit demeurerperptuellement propritaire du texte de cet ouvrage19

    Les auteurs s'emparrent trs vite du raisonnement de l'avocat: il n'tait pasquestion de confrer ad vitam aeternam un libraire unique le monopoled'exploitation d'une oeuvre. En 1750, Lamoignon de Malesherbes, nommdirecteur gnral de la Librairie, prit cur les revendications de cesderniers, et rdigea un mmoire dans lequel il dfendit la proprit littrairedes auteurs. Il reprit la thse de Louis d'Hricourt pour dfendre cette fois lesauteurs. Les uvres tant le fruit de leurs gnies, il n'est pas convenable de

    les en dpossder. L'auteur doit disposer de son uvre comme il l'entend20.

    Un schma parfaitement identique peut tre retrouv dans l'volution desides en Angleterre et notamment dans les arguments avancs par lesavocats des stationers de Londres. Les travaux des conomistes et desphilosophes anglais de cette priode donnrent nombre d'ides nouvelles,qui servirent soutenir des thses souvent opposes. La thorie de laproprit sur la production intellectuelle fut notamment inspire par lestravaux de Locke. Le travail intellectuel, pareillement au travail manuel, fortde son caractre hautement personnel, justifie la place d'un droit de

    proprit au profit de l'auteur21. Les thoriciens de la proprit traditionnellene manqurent pas de reprendre la thorie pour dfendre leur cause.Accolas exposa que toute valeur est la proprit de celui qui l'a produitepar son travail intellectuel ou manuel22. Ainsi donc, au XVIIIime sicle un

    19 De larges extraits du mmoire de Louis d'Hricourt sont cits dans M-.C. DOCK, tude sur ledroit d'auteur, op. cit., note 7, pp. 116-117.20Ibidem, p. 124.21 Sur l'influence de Locke en France, voir A. STROWEL, Droit dauteur et copyright:

    divergences et convergences, op. cit., note 11, pp.185-187. Le professeur Strowel rappelleque Sieys, qui dposa le premier projet postrieur la Rvolution en matire de propritlittraire, s'inspira des ides de Locke. Sieys crit: La proprit de sa personne est le premierdes droits. De ce droit primitif dcoule la proprit des actions et celle du travail; .... Ibidem,p. 186.22 Cit dans P. RECHT, Le droit dauteur une nouvelle forme de proprit, Paris, d. J. Duculot,1969, p. 49. Accolas est l'auteur d'un ouvrage important au XIXime sicle intitul Laproprit littraire et artistique. Cet ouvrage fut publi en 1886. Il ne fait aucun doute queles travaux de Locke aient t l'origine des conceptions d'Accolas.

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    large courant doctrinal faisait sienne la thorie de la proprit sur les uvresde l'esprit.

    Cependant, on s'est aperu trs tt en France que cette proprit tait pluscomplexe et bien diffrente de la proprit classique telle qu'elle est expose

    dans l'article 544 du Code civil23. La jurisprudence franaise du dbut duXIXime sicle sanctionnait les atteintes diverses au droit d'auteur sur le visade l'article 1382 du mme code. Cet article pose le principe de laresponsabilit dlictuelle: Tout fait quelconque de l'homme, qui cause autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arriv le rparer.On imagine alors la difficult de caractriser la faute et le dommage et, enparticulier, d'estimer le prjudice subi. Le recours la thorie gnrale de laresponsabilit dlictuelle ne rendait pas compte de la particularit de lamatire et, surtout, il ne fixait pas le droit dans un droit positif. Il s'agissait lsouvent de constructions prtoriennes qui trouvrent leur accomplissement

    dans la thorie de la concurrence dloyale24. On comprendra donc qu'dfaut de rgles spcifiques, la premire tendance des juges fut d'appliquerles rgles du rgime de la proprit relle25.

    23 L'article 544 du Code civil franais nonce que Le droit de proprit est le droit de jouir etde disposer des choses de la manire la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usageprohib par les lois ou par les rglements. Ripert faisait remarquer que le droit de proprittel que le Code civil le dfinit ne s'applique qu'aux choses corporelles. Parce qu'il ne faut pastre dupe des mots, il ajoutait que l'on parle de proprit intellectuelle pour rappeler qu'ilexiste des biens incorporels susceptibles d'appropriation. Voir M.PLANIOL et G. RIPERT, Traitpratique de droit civil franais, Tome III, 2 ime d., Paris, L.G.D.J, 1952, p. 566. Ripert notaitgalement la difficult de concilier le droit de proprit sur le meuble corporel, manuscrit,tableau, statue, avec le droit reconnu l'auteur. Cit par B. CASTELL, Lpuisement dudroit intellectuel, Paris, P.U.F., 1989, p. 85.24 Les sphres juridiques traces par le droit d'auteur et par le droit de la concurrence serecoupent souvent. Le professeur Christian Le Stanc qui commente le projet de loi de M.Jacques Godfrain sur les crations rserves note: ...an action for unfair ...can beinstituded with the appropriate requirements but, as Roubier note, in the absence ofgrievances distinct from those impugnable under the heading of possible infringement of aright, an action of this kind could not provide fall-back protection et citant Roubier, Le Stancpoursuit: there is no offence, even a minor one, in the reproduction of objects which are notprotected, otherwise it would be possible to reconstitute the exclusive right in another form.,C. LE STANC, Intellectual Property on Procrustes' Bed: Observations on a French Draft Bill for

    the Protection of Reserved Creations, [1992] 12 E.I.P.R 438.25 Un arrt de la Cour de cassation de 1842 jugea que la vente d'un tableau devait treassimile celle de tout autre objet. Un peu plus tard elle proposa une dfinition du droitd'auteur qui tmoigne de l'influence des tenants de la proprit ordinaire sur la jurisprudence: La proprit littraire et artistique, essentiellement mobilire, a le mmecaractre et doit avoir le mme sort que tout autre genre de proprit, moins la limitationque l'intrt public a fait apporter sa dure. Une telle proprit est meuble dans sa valeurprincipale comme dans ses produits et doit comme tel accrotre l'actif de la communaut.Cour de Cass. 16 aot 1880, D.P. 1881.1.25. Dans cette affaire Masson, il s'agissait de savoir si

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    Le mouvement ne tarda pas s'inverser. Les fondements des thories enfaveur de l'assimilation la proprit ordinaire furent contests par une partieimportante de la doctrine. On se souvient que le lgislateur rvolutionnaire nes'tait gure souci de la terminologie, et employa le mot proprit dans le

    corps des textes lgislatifs de 1791 et 179326. Dans ce feu d'artifice d'ides, ilfallait bien accrocher la loi une cocarde quelconque ! Le mot propritpassait pour tre tout fait appropri. Il illustrait suffisamment et le retour audroit naturel romain qui portait l'aura d'un ge d'or rvolu et l'idologielibrale dgage par la philosophie des Lumires. Sans proprit, point desalut donc. Le lgislateur rvolutionnaire voulut mettre au dessus de toutediscussion les droits nouveaux qu'il venait d'adopter. Pour casser le moule desprivilges il fallut non seulement vivre la nuit du 4 aot qui marquesymboliquement la fin de l'Ancien Rgime, mais encore poser les fondementsd'un droit galitaire et universel. C'est dans ces excs de mots que le droit

    d'auteur a t acclam et salu comme un droit de proprit, aussiincontestable que le droit naturel27. Se rfrant cette priode, Desboisnotait: C'est par un abus de langage que, sous l'influence des courants o le

    une compositon littraire devait tomber dans la communaut lgale et faire partie de l'actifde la communaut, la suite de la mort de son auteur ou du conjoint. Nous ne rsistons pas la tentation de citer un extrait d'un commentateur rapport par le conseiller Latour dansson expos devant la Cour: Puisque la proprit littraire et artistique est mobilire, et queles poux sont communs en biens, il est clair que l'oeuvre du mari tombe dans lacommunaut; sans doute, cette oeuvre de la pense est la plus personnelle de toutes; maistandis que le mari tait occup ses compositions, la femme se dvouait, de son ct, auxsoins du mnage, l'ducation des enfants... . Le mari a reu ses soins, il en a joui, il en aprofit. La femme doit aussi avoir son lot dans l'honneur et l'molument des oeuvres de sonmari. C'est le digne prix de sa prfrence pour lui ... Prcit, p. 28. Les cours infrieuresavaient galement jug en ce sens. La cour d'appel de Bourges dans un jugement du 14 juin1844 parle d'un droit exclusif de proprit, DP. 1846.2.41. La Cour de Paris dans un jugementde 1853 fait allusion au droit naturel de l'auteur. Le juge nonce que la cration d'uneoeuvre littraire ou artistique constitue, au profit de son auteur, une proprit dont lefondement se trouve dans le droit naturel et des gens, mais dont l'exploitation estrglemente par le droit civil, CA Paris, 8 dcembre 1853, DP 1854.2.25.26 La loi de 1791 nonce notamment dans son article 5 que les hritiers ou cessionnaires desauteurs seront propritaires de leurs ouvrages, durant l'espace de cinq annes aprs la mortde l'auteur. L'article 2 parle galement de proprit publique. La loi de 1793 est relative

    aux droits de proprit des auteurs d'crits en tout genre, des compositeurs de musique, despeintres et des dessinateurs.27 M. Daniel Bcourt commentant cette priode de l'histoire, crit: C'en est fini du privilgequi n'est pas un droit, mais une grce fonde en justice. Certes, selon l'expression du temps,demeurant nanmoins la discrtion du prince, voici en effet que la souverainet sanspartage d'un monarque de droit divin se voit transmise la nation, et en mme temps,substitue par celle du crateur-dmiurge, investi son tour d'un droit inviolable et sacr. D.BCOURT, La Rvolution franaise et le droit d'auteur pour un nouvel universalisme, (1990)143 R.I.D.A 231, p. 259

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    sentiment tenait plus de place que la pense, l'expression proprit littraireet artistique tait jadis d'un usage courant.28

    En revanche, ds le milieu du XIXime sicle, le sort du vocable deproprit appliqu la matire fut assez incertain. cause des questions

    qu'il engendrait, il disparut des textes lgislatifs et rglementaires29 et la Courde cassation cessa de l'employer en 188730. Il ne rapparatra en Francequ'avec l'adoption de la loi de 195731. La controverse influena galementla rdaction du texte initial de la Convention de Berne32. Elle visa dans sardaction initiale la protection des uvres littraires et artistiques33. Cetteexpression rsulte d'un compromis entre les conceptions franaise - alors peucertaine de la terminologie de proprit littraire et artistique - etallemande - Urheberrecht, qui signifie droit d'auteur. La notion de propritn'apparatra que plus tard, en 1967, l'occasion de la cration de l'OMPI et

    notamment dans le corps du texte fixant ses fonctions. Il tait expressmentrappel que l'OMPI se devait d'encourager l'activit cratrice, promouvoir laprotection de la proprit intellectuelle travers le monde.34

    28 H. DESBOIS, Le droit dauteur, 1re d., 1950, p. 273.29 Voir P. RECHT, Le droit dauteur une nouvelle forme de proprit, op. cit., note 21, pp. 54-56. L'auteur relve trois causes principales: Le terme tait devenu impopulaire un momento le proltariat rclamait des mesures sociales; de nombreux commentateurs soulignaientqu'il ne fallait pas perdre de vue le caractre sacr de la production intellectuelle,

    production qui est par essence diffrente de la production industrielle pour laquelle la notionde proprit tait fort utile. Enfin, certains craignaient qu'en qualifiant le droit d'auteur dedroit de proprit, on ngliget l'ensemble des prrogatives morales.30 Cour de cass., 25 juillet 1887, D.P. 1888.1.1. C. COLOMBET, Proprit littraire et artistique,op. cit., note 10, p. 12. Cet arrt a t rendu un an aprs la signature de la Convention deBerne. Et c'est certainement dans cet esprit que les juges ont prcis que Les droits d'auteurset le monopole qu'ils confrent, dsigns d'ordinaire sous la dnomination de propritlittraire, ne constituent pas, proprement parler, une proprit; ils confrent seulement auxpesonnes qui en sont investies le privilge exclusif d'une exploitation commercialetemporaire.31 La loi du 11 mars 1957 renoue avec la terminologie traditionnelle. Le mot propritrevient plusieurs endroits dans le corps de la loi, notamment l'article 1, al. 1 (article L. 111-

    1, al.1 C.P.I.) et aux articles 10, 12 et 13 (article L. 113-3 L. 113-5 C.P.I.).32 Sur l'histoire de la Convention de Berne, S. RICKETSON, The Berne Convention for theProtection of Literary and Artistic Works: 1886-1986, Londres, Centre for Commercial LawStudies - Kluwer, 1987.33 En fait, le texte du 9 septembre 1886 porte le nom de Convention de Berne concernantla cration d'une Union internationale pour la protection internationale des oeuvres littraireset artistiques. Voir sur ce point H. DESBOIS, A. FRANON, A. KRVER, Les conventionsinternationales du droit d'auteur et des droits voisins, Paris, Dalloz, 1976, pp. 10-12.34Ibidem, p. 58.

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    Ce fut Renouard, minent juriste du XIXime sicle, qui fit l'tude la pluscomplte sur la nature du droit d'auteur. C'est l'occasion de cesdveloppements dtaills qu'il critiqua l'emploi du mot de proprit.

    b) La critique de Renouard

    Renouard fut l'un des premiers s'opposer ce qu'il appelle le vicieuxemploi du mot proprit. Son analyse mrite d'tre expose. Pour Renouard,l'auteur, l'crivain, les artistes devaient recevoir un juste prix pour le servicequ'ils rendaient la socit. La socit devenait alors redevable de cetapport, qui devait tre valu en termes d'utilit sociale35. Corrlativement,l'obligation de payer l'auteur devenait une dette sociale. L'auteur, le premierdes travailleurs, devait tre pay en consquence. L'artiste changeait sontravail contre des objets matriels dont d'autres avaient la proprit.

    Renouard crit: L'auteur, en mettant des penses qui pourront marquer leursceau sur la matire, a permis l'industrie de fabriquer des livres et de crerainsi des objets appropriables, destins accrotre des richessesindividuelles.36

    Renouard fut un fervent adversaire de la thorie du droit de propritordinaire37 si bien qu'il fut mme l'un des premiers employer le vocable dedroit d'auteur. Selon lui, et en sappuyant sur les prceptes kantiens38, lesproductions de l'esprit sont des choses insusceptibles d'appropriation. Bien aucontraire, la transmission des ides au public est une des conditions

    35 Nous pouvons ici faire un parallle avec les rflexions de Ripert, qui soulignera plus tard lafonction sociale de la proprit, sans pour autant dnier au droit de proprit son caractresubjectif. Citant notamment d'minents scientifiques comme Duguit et Josserand, il s'accorde dire avec eux que l'volution du droit de proprit va dans le sens de l'amoindrissement desa valeur, soit en limitant son exercice, soit en soustrayant son emprise des biensconomiquement importants. Voir G. RIPERT et M. PLANIOL, Trait pratique de doit civilfranais, op. cit., note 26, p. 15. La notion de fonction sociale est selon nous reprise en droitd'auteur sous l'ide de l'intrt du public.36 A.-C. RENOUARD, Trait des droits dauteurs, Vol I,op. cit., note 7, p. 460.37 Renouard crit encore que Le respect pour la proprit est une des bases de l'ordre

    social; mais ce n'est pas la base unique sur laquelle l'ordre social repose.. Ibidem, p. 457.38 Kant, in formulating a general theory of authorship norms, relied on a somewhat lessexpansive view of self-expression. He observed that authors expressed their own thoughts,though not necessarly their personnalities, in their discourse. For Kant, authors had no propertyright in such self-expression, that is, no right such as might be claimed in tangible things orland, but they did have some right to control the communication of resulting texts, P.GELLER, Must Copyright Be For Ever Caught Between Marketplace and Authorship Norms ?,dans B. SHERMAN et A. STROWEL, Of Author and Origins, op. cit., note 5, Clarenton Press, 1994,p. 168.

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    essentielles du progrs de l'humanit toute entire. On ne saurait soutenir quele droit d'auteur puisse avoir le caractre de perptuit, condition etcorollaire de la proprit ordinaire. Malgr tout, et c'est l un point trsrvlateur de la formation des ides de l'poque, il admettait que la vented'un livre n'avait pas les mmes effets que celle d'une proprit ordinaire.

    Bien plus encore, il mettait en garde le lecteur de ne point confondre le livrematriel et le contenu intellectuel du livre39. Renouard refusait seulement devoir en une production intellectuelle l'objet d'un droit de proprit. Pour enarriver cette position, il commena dmontrer que la pense de l'hommen'est pas susceptible d'appropriation. La pense est tout simplement propre chaque homme. On ne peut l'en dpossder. Il en dduisit que l'acceptationlgale de proprit, si elle ne pouvait s'appliquer la pense elle-mme, nepourrait pas s'appliquer une portion de celle-ci. En parlant de portion, ildsigna les uvres de l'esprit. Ainsi seule la matire dans laquelle la formede la pense aura t imprime pouvait, selon lui, faire l'objet de ce droit40.

    Renouard combattait l'ide de proprit d'une chose, selon luiinappropriable, avec d'autant plus de conviction qu'il y voyaitl'appauvrissement de l'humanit toute entire. Attribuer des propritairedes choses inappropriables lui semblait pure utopie. Les productions del'intelligence sont comme le feu ou l'eau: elles sont universelles, nul n'est censen tre propritaire41. Pierre Recht dira que Renouard confondait lefondement du droit avec sa nature42. Quoi qu'il en soit, toutes les rflexionsde cette poque mneront cette conclusion que le droit de propritclassique tait insuffisant pour rendre compte de l'ensemble des prrogatives

    dont on cherchait garantir les auteurs. Dans la seconde moiti du XIXimesicle apparut un courant de penses qui tenta de faire driver toutes cesprrogatives d'un droit personnel: il s'agit des thories dites personnalistes.

    c) Les thories personnalistes

    Ces thories semblent avoir t inventes uniquement pour contredire lesystme de proprit traditionnelle, et notamment, comme le relve leprofesseur Andr Lucas, afin d'viter de faire tomber les compositions

    39 A.-C. RENOUARD, Trait des droits dauteurs, Vol I,op. cit., note 7, p. 449.40Ibidem, p. 456.41 Le juge Yates, dans l'arrt Millar v. Taylor qui sera tudi plus loin, fait les mmesremarques que Renouard. Voir galement le dveloppement que fait Renouard ce sujet.A.-C. RENOUARD, Trait des droits dauteurs, Vol I, op. cit., note 7, pp. 441-454. Il faudraattendre Fichte et la philosophie de la forme pour dgager l'ide que l'expression d'unepense peut faire l'objet d'un droit exclusif.42 P. RECHT, Le droit dauteur une nouvelle forme de proprit, op. cit., note 21, p. 52.

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    intellectuelles dans le rgime des bien corporels mobiliers43. Comme souvent,l'laboration de nouvelles thories emporte une critique raisonne desopinions en place. C'est pourquoi il nous semble utile de les prsenter ici.

    Berthaud (1869) et Morillot (1878)44, notamment, affirmaient que le droit dereproduction ne s'identifie pas avec le droit de proprit du manuscrit. Ils

    justifirent cette proposition de faon trs intressante. Puisque les rgles dudroit de proprit relle ne permettaient pas d'apprhender le droit del'auteur sur son uvre, ils se tournrent vers une autre catgorie de droitcontenue dans le Code napolonien: les droits personnels. Les ides sontindissociables de la personne qui les produit. Si quelqu'un, d'aventure,cherche se les approprier, il ne viole pas une proprit, mais un droitpersonnel. Il y a donc non pas contrefaon, mais violation des droits de lapersonne et atteinte sa libert. La contrefaon, disait Berthauld, n'est pasune atteinte aux biens des auteurs, leur patrimoine; elle est une atteinte

    leur personne, leur libert; elle n'est pas un vol, elle est une violence45. Ledroit d'auteur tait ainsi assimil un droit de la famille ou de nationalit.

    En Allemagne, et suite aux travaux de Kant46, on vit apparatre desemblables thories. En particulier, Otto Gierke dveloppa la thorie del'Urheberpersnlichkeitrecht. Gierke ne sparait pas nettement les droits dela personnalit des droits patrimoniaux. Ce qui est certain, c'est que lesintrts matriels et les intrts moraux - composantes essentielles du droitd'auteur - rentraient dans les droits de la personnalit. Voici comment Gierkecaractrisait ces droits:

    Les droits de la personnalit sont de leur nature intransmissibles. Ilest toutefois possible de cder un tiers l'exercice, voire lasubstance, de certains d'entre eux, totalement ou partiellement.[...] Quand un transfert a lieu, le droit personnel passe avec lui un autre titulaire et devient pour celui-ci un droit inhrent sa

    43 A. et H.-J. LUCAS, Trait de la proprit littraire et artistique, op. cit., note 14, p. 29.galement, titre d'illustration, affaire Masson, prcite, note 28.44 Morillot va plus loin que Berthaud: il passe mme pour tre l'inventeur du terme de droit

    moral. Pour lui, le droit de publication n'est que l'exercice de sa libert personnelle. Le droitde l'auteur a un fondement purement moral.45 Cit par P. ROUBIER, Droits intellectuels ou droits de clientle, (1935) R.T.D.Civ., 251, p.27246 Selon le professeur Troller, Kant tait partisan d'un droit personnel de l'auteur. Pour Kant, eneffet, l'diteur s'adresse au public au nom de l'auteur, au moyen de chaque exemplaire deson ouvrage. Troller ajoute que c'est le prestige de Kant et non sa connaissance en droit quiservit rpendre cette thorie. A. TROLLER, Rflexions sur l'Urheberpersnlichkeitrecht,[1960] D.A, 304, p. 305.

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    personne. En cas de transfert constitutif, un nouveau droitpersonnel nat de celui qui reste l'alinateur; ce nouveau droitaccrot le pouvoir personnel de l'acqureur et se trouve l'garddu droit de l'alinateur dans un rapport analogue celui quiexiste entre un droit rel restreint et le droit de proprit.47

    L'analogie avec la proprit pleine et ses dmembrements est intressante.Dans l'esprit de Gierke, le droit principale sur la chose immatrielle restait uneprrogative de l'auteur, mais il pouvait en cder des attributs. Le droit exclusifdu crateur tait de disposer de sa publication et de sa reproduction. Pardisposer, on entend assurment la libert de cder un tiers - l'diteur - etselon des conditions prdtermines le ou les droits d'exploitation del'ouvrage. Dans cette conception, le droit d'auteur a pour objet l'uvreintellectuelle, prolongement de la personne de l'auteur. Si pour lui le droitd'auteur est un droit personnel, il n'en est pas moins vrai qu'il a pour ultime

    fonction de rendre son titulaire la matrise sur un objet incorporel. Leprofesseur Troller souligne que la terminologie retenue par Gierke -Urheberpersnlichkeitrecht - mne des malentendus. Il aurait t plus justed'employer, en lieu et place, l'expression de proprit intellectuelle48. Lesdroits de la personnalit, tels que compris par Gierke, taient d'acception trslarge, ce qui lui permettait d'y envelopper les prrogatives rsultant des droitspatrimoniaux49.

    En cette fin du XIXime sicle donc, aussi bien en France, en Belgique ou enAllemagne, on constate un bouillonnement sans prcdents d'ides travers

    lesquelles il est bien difficile de s'y retrouver moins d'tre historien du droit.Ce n'est pas ici notre prtention. Nous nous sommes attard relever cellesqui sondaient les applications possibles de la notion de proprit au droitd'auteur. Les thories personnalistes ont permis de souligner l'inadquation dela notion classique de proprit. Elles ont propos une solution et, donc, ontparticip activement au dveloppement de la proprit intellectuelle qui, onne peut le nier, reste la plus personnelle de toutes les proprits. On notera

    47 O. GIERKE, Deutsches Privatrecht, Leipzig, 1895, p. 708. Traduction du professeur Troller,dans Rflexions sur l'Urheberpersnlichkeitrecht, op. cit. note 49, p. 305.

    48Ibidem, p. 310.49 La conception de Gierke entre dans la conception dite moniste du droit d'auteur. Danscelle-ci - aux antipodes de la conception dualistes - l'oeuvre aprs sa publication n'est pasune valeur conomique; elle est l'manation de la personnalit de son auteur. Les profits nsde l'exploitation entreront dans un patrimoine - comme les dividendes d'une action - mais ledroit restera insparable de la personnalit de l'auteur. Dans la conception dualiste, ds lapublication, un droit de nature patrimoniale apparat. Les prrogatives pcuniaires etmorales se dveloppent plus ou moins distinctement. Voir H. DESBOIS, Le droit dauteur, 1red., 1950., p. 264.

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    galement que les thories personnalistes sont, notre connaissance,d'origine continentale. Les juristes anglais, en effet, ne semblent pas s'treintress la question.

    Toute cette effervescence intellectuelle n'a eu pour objectif que de mieux

    cerner le dveloppement des industries nes de l'exploitation des produitsincorporels. Or, cet effort s'est heurt l'immobilisme des ides. Celles-ci sontfiges dans de stricts concepts. Celui de la proprit tait un de ces derniers.Ainsi, les juristes les plus brillants, habitus ne voir la proprit que sous formepalpable, tangible, se sont difficilement accoutums la reconnatre sousune forme immatrielle. Encore aujourd'hui, de nombreux arrts illustrent laconfusion, trop frquente, entre la proprit du support de l'oeuvre et cellede l'uvre50.

    Chapitre 2 - La distinction entre la proprit matrielle et la propritincorporelle

    La distinction entre la proprit matrielle et la proprit incorporelle estrelativement moderne dans l'laboration des normes juridiques. Si, justetitre, elle rvle un corps de rgles spcifiques, et indpendant du rgime deproprit traditionnelle, il ne faut pas croire qu'elle soit le fruit d'unphnomne stochastique ! Aprs la dcouverte de l'imprimerie au XVimesicle, il fallut organiser la commercialisation des livres. Partout en Europe, desprivilges accords par le prince fondrent le droit de l'auteur ou de

    l'diteur51

    . Plutt que de droit d'auteur, il faut parler de privilges delibrairies52. Ces concessions accordes par le prince permettaient un

    50 La Cour suprieure du Qubec fut rcemment saisie d'une affaire concernant la titularitdu droit d'auteur sur un programme d'ordinateur. Le conflit opposait un employeur et sonemploy. Pour rgler cette question de droit d'auteur, la Cour dcida que l'original devaitrevenir au crateur (l'employ) et les copies l'employeur. L'employ a droit aux disquettesoriginales et l'employeur aux copies Aliments Krispy Kernels INC. c. Morasse, (1993) J.E. 93-736(C.S.Q).51 D'ailleurs, selon Roubier, ce privilge permettait celui qui l'invoquait de bnficier d'unavantage conomique, mais toujours rvocable par le prince. Il s'agissait donc d'une

    vritable faveur qui drogeait au droit commun. Les droits intellectuels furent ainsi limits parle pouvoir rgalien. Il n'en est pas moins vrai, cependant, que c'est de ces privilges quedevaient natre un jour les droits intellectuels, [...], P. ROUBIER, Droits Intellectuels ou droits declientle, loc. cit. note 48, p. 252.52 Voir en droit franais, l'historique de M.-C. DOCK dans Privilges et contrefaon, (1964)42 R.I.D.A. 91. Voir galement la reproduction d'un privilge de 1523 accord pour dixannes par le Roi Franois Ier Geoffroy Tory pour l'dition du Champ Fleury, (1964) 43R.I.D.A, p. 153. Par comparaison, John Feather date l'apparition du privilge accord Richard Tottel pour ces livres en Common Law 1553. J. FEATHER, From Rights in Copies to

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    imprimeur de revendiquer un droit exclusif de reproduction. Il fallut attendrecependant la fin du XVIIIime sicle pour que la guerre entre les libraires fasseclater au grand jour les intrts que la matire mettait en jeu. La propritdu support, du livre reli, ne leur tait pas conteste mais cette proprit nesuffisait pas pour contrler le march du livre. dfaut d'intervention spciale

    du prince, le concurrent pouvait, sans s'approprier les livres de l'diteur d'unouvrage, reproduire l'uvre par ses propres moyens. C'est pour cela que lesditeurs - les libraires - allaient trs vite rclamer un monopole d'exploitationsur ce qui fait la valeur du livre cette fois: son contenu. On mettait ainsi enrelief la ncessit de dterminer le rgime juridique de l'objet incorporel. Cefut l une tape importante dans la gnration d'un droit spcifique distinctdu droit sur le support. Pour comprendre le lent processus de cration du droitd'auteur, il faut revenir au temps des anciennes civilisations. Nous croyons, eneffet, que le concept romain de proprit ou de dominium, fortement ancrdans la possession physique d'une chose, est une des causes principales de la

    conscration tardive d'un droit d'auteur, d'un droit sur une chose incorporelle,et ce, aussi bien dans les systmes de copyright que dans les systmescontinentaux (a). L'hritage du droit romain est, en effet, prsent dansl'ensemble des socits modernes53. Pour asseoir la place des droits deproprits intellectuelles ct des autres droits plus classiques, certains

    juristes ont propos de crer une catgorie distincte de droits patrimoniaux(b).

    a) Le concept de proprit en droit romain

    Certains historiens rapportent qu' l'poque du rgne des Ptolmes (323-30av. J.C.), dans la Rome Antique donc, celui qui copiait une uvre d'unauteur clbre tait immdiatement jug au mme titre qu'un vulgaire voleur

    Copyright: The Recognition of Authors' Righs in English Law and Practice in the Sixteenth andSeventeenth Centuries, [1992] 10 Cardozo Arts & Ent 455, pp. 456-457.53 Sur l'influence du droit romain sur les civilisation modernes: R. DAVID, L'tude du droit privde l'Angleterre, Paris, Sirey, 1948. L'auteur crit notamment: Le droit romain, par exemple, at plus ou moins ouvertement utilis diverses poques pour combler les lacunes de laCommon Law, et aujourd'hui encore il n'est pas rare de voir invoqu le Digeste et citPapinien la barre d'un tribunal anglais..., R. DAVID, Ibidem, page 159. Les auteurss'accordent reconnaitre ce trait de nos systmes modernes. La civilisation grco-romainen'a pas seulement produit un corps de pense sur le monde, mais galement un art du droit,c'est--dire la cration de normes en vue de l'organisation d'un certain type de socit. Il nefaut pas oublier la part importante que prit l'glise dans la diffusion du droit romain. Lechristianisme fut, dans ce sens, l'outil de sa propagation, de l'Allemagne l'Italie, de laFrance l'Angleterre et plus tard donc, au del de l'Atlantique. Pour un apperu trsintressant sur ce point, M. VILLEY, Le droit romain, Paris, P.U.F, 1972.

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    et expuls de la cit54. Y avait-il un quelconque germe de propritintellectuelle ? Sans rentrer dans les dbats autour de la date de l'origine dudroit d'auteur, nous soulignerons qu'en ces temps reculs, l'auteur ne craitpas pour la simple reconnaissance populaire. Un systme embryonnaire dedroits et de privilges lui permettait d'tre rmunr, sinon de bnficier d'un

    statut de faveur auprs du prince. Mme Marie-Claude Dock infre cetteproposition de quelques tmoignages, que l'histoire rapporte jusqu' nous:

    S'agissant des honoraires d'auteur, Cicron, dont lacorrespondance est une source de renseignements les plus prciset les plus srs sur la socit romaine, nous laisse prsumer quedes conventions relatives l'dition de ses oeuvres taientconclues entre lui et son diteur Atticus.55

    On relve durant cette priode une relle volont de protger le

    dveloppement des arts dans la cit, mais l'ide mme de propritintellectuelle ne semble pas avoir sa place dans l'ordre juridique interne.L'ide de proprit en droit romain est celle de dominium 56, terme quidsigne la fois le droit et la chose57. Dans l'tat primitif de ce droit, leschoses taient au premier occupant. Ce n'est que par la suite que laproprit est devenue non plus un fait naturel mais un droit, consacrant ainsi,indpendamment de la dtention, un rapport juridique lgitimant le pouvoird'une personne sur une chose. Il n'est alors pas surprenant qu'entre les

    54 Voir les propos de H.C. Streibich, cits par M. VUKMIR, dans The Roots of Anglo-American

    Intellectual Property Law in Roman Law, (1992) 32 IDEA, p. 132. Certains commentateurs ethistoriens du droit iront mme jusqu' dire que certains Institutes avaient pour rle de garantirla protection de la proprit intellectuelle. titre d'exemple, on mentionnera l'anecdoted'Aristophane le grammairien. Aristophane sigeait un jour parmi d'autres juges, afin dedcerner un prix rcompensant le meilleur essai littraire en l'honneur des Muses et d'Apollon.Il se prononca en faveur du plus faible des candidats. Il prouva, en effet, par la suite que lesouvrages des autres athltes taient des copies serviles d'oeuvres prexistantes. Ainsi,nombre des contrefacteurs furent condamns pour fait de vol et chasss hors de la cit.D'autres exemples sont rapports par Mme Marie-Claude DOCK, Gense et volution de lanotion de proprit littraire, (1974) 79 R.I.D.A. p. 127.55 M.-C. DOCK, Gense et volution de la notion de proprit littraire , Ibidem, p. 135.56 C'est d'ailleurs tort que Stewart introduit la notion de proprit intellectuelle comme

    donnant un dominium sur une oeuvre: The subject of the property is incorporeal, it gives adominium over the work, ..., S.M. STEWART, International Copyright and Neighbouring rights,2 ime d., Londres, Butterworths, 1989, p. 4. En effet, l'utilisation de ce terme romain mnedirectement une amphibologie. aucun moment les glossateurs n'ont rapport lapossibilit d'un dominium sur une chose incorporelle.57 Sur la proprit et le droit romain, voir en gnral, notamment, A. E. GIFFARD, Prcis dedroit romain, Vol. 1, 4 ime d., Paris, Dalloz, 1953, pp. 324-426; M. VILLEY, Le droit romain, op.cit., note 56, pp. 69-94. C. ACCARIAS, Droit romain, Tome 1, Paris, d. Pichon, 1886, pp. 510-531.

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    multiples formes d'accession la proprit58, la premire soit l'acquisition parl'occupatio : elle constitue un droit naturel sur une chose matrielle. l'imagede Cicron, la majorit des philosophes romains estimait que seules les chosesmatrielles ont une existence vritable59. Pour cela, quoique la distinctionentre les choses corporelles et les choses incorporelles fut dj connue, ellen'avait que peu d'incidence60. Gaius, puis Justinien, reprirent cetteclassification sans pour autant dterminer prcisment les consquence decette approche. On relvera seulement que, pour ces penseurs, le domainedes choses incorporelles tait de l'esprit humain. Si cette faon large de lescomprendre peut convenir un philosophe, elle ne peut satisfaire le

    jurisconsulte.

    L'ide de possession physique, de possession relle, est si fortement imprimedans l'esprit du lgislateur romain qu'elle empche toute exgse hasardeusequant l'existence d'un droit de proprit immatrielle61. Cette ide fera son

    58 Accarias en compte sept: la mancipation, l'in jure cessio, la tradition, l'usucapion,l'adjudication, la loi et l'occupation. Selon Gaus, seules l'occupation et la traditionappartiennent au droit des gens, c'est--dire au droit naturel. C. ACCARIAS, Droit romain, op.cit., note 60, p. 555. Justinien crit: Mais les choses deviennent de plusieurs manires laproprit des particuliers: de quelques-unes, en effet, nous acqurons la proprit par le droitnaturel, ...; de certaines, par le droit civil. Le mieux donc est de commencer par le plusancien. Or, videmment, l'anciennet appartient au droit naturel, cr par la nature enmme temps que le genre humain.. JUSTINIEN, Institutes, II, tit. I. L'occupation a ceci departiculier qu'elle porte sur des choses qui n'appartiennent personne.59 M-.C. DOCK, tude sur le droit d'auteur, op. cit., note 7, p. 15; A. C. YEN, Restauring theNatural Law: Copyright as Labor and Possession (1990) 51 Ohio State Law J. 517, p. 523.60 Le professeur Troller note que ces res incorporalesont pour substrat immdiat des bienscorporels ou des choses quivalentes comme l'argent ou certaines prestations (par exemplele travail); elles confrent des droits sur des choses corporelles prexistantes. [...] Tous les biensdsigns par le terme res incorporale, de la servitude personnelle jusqu' l'enseignement d'unprofesseur ou la direction d'un orchestre par un chef (ces activits tant prises en elles-mmes, abstraction faite de la cration intellectuelle qui est l'origine et qui constitue unevaleur en soi), sont soumis aux lois du monde corporel. K. TROLLER, Manuel du droit suisse desbiens immatriels, Ble et Francfort-sur-le-Main, Helbing & Lichtenhahn, 1992, p. 19.61 Cette remarque doit tre nuance. Les philosophes grecs, et notamment sous l'gide despenses aristotlitiennes, avaient dj fait la distinction entre les choses corporelles et leschoses incorporelles. Cette distinction fut reprise plus tard en droit romain. Gaus,notamment, crit dans son titre rserv au droit des choses que ...les choses sont oucorporelles ou incorporelles. Sont corporelles celles que l'on peut toucher; exemples: unterrain, un individu, un vtement, de l'or, de l'argent, [...]; sont incorporelles les choses qu'onne peut toucher, telles que les choses qui consistent en un droit, comme une succession, unusufruit, ... GAUS, Les Institutes, texte tabli et traduit par Julien Reinach, Paris, Les BellesLettres, 1950. Voir galement M. VILLEY, op. cit. note 56, p. 71. L'laboration ingnieuse d'uneclassification bipartite entre les choses corporelles et les choses incorporelles appelle tout demme une rflexion: comment se fait-il que ces savants juristes n'ont plac dans cetteseconde catgorie que des droits et non la cration intellectuelle elle-mme ?

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    chemin jusqu' nous62. On aurait pu croire cependant que l'effervescence etla richesse de la vie culturelle grco-romaine aient fait la part meilleure auxartistes de l'poque. L'minent historien Ladas relve l'apparent paradoxed'une socit de droit, qui prne le dveloppement des sciences sansapporter leur gniteurs les moyens d'une protection spcifique: It seems

    strange that the idea of property in literary work, as distinguished from that inmanuscript, had not been developped at the time.63

    Les actions prvues par les lois romaines ne concernaient pas larevendication d'un droit sur une chose incorporelle, loin s'en faut. Seulel'action Rei vindictio permettait celui qui se trouvait dpossd de sa chosede revendiquer son droit exclusif. Par celle-ci, on rclamait non pas le droit enlui mme, mais directement et corporellement la chose 64. Le droit deproprit se fond en quelque sorte dans la chose elle-mme65. Oncomprendra alors, peut-tre, que les choses incorporelles, loin de touteperception physique, furent exclues de telles actions. Ce n'est plus la choseelle-mme que l'on rclame, ni mme un droit d'utilit comme il a treconnu avec les servitudes et l'usufruit notamment, mais un droit exclusif surune abstraction66, sur une chose hors du sensible. En d'autres termes, pour le

    62 Les exemples sont nombreux, en droit anglais par exemple, Voir W. BLACKSTONE,Commentaries, Londres, Dawsons and Pall Mall, 1966, Tome II, ch. 26, pp. 400-404. galementchez les conomistes anglais, J. BENTHAM, Lectures on Jurisprudence, Oxford, OxfordUniversity Press, 1978, pp. 81-83.63 S.P. LADAS, cit par M. VUKMIR, dans The Roots of Anglo-American Intellectual Property

    Law in Roman Law, loc. cit. note 55, p. 134. Ladas illustre ses propos avec des exemplesexplicites: If Titius has written a poem, a history or an oration, on your paper or parchment,you, and not Titius, are the owner of the written paper.64 GAUS, Institutes, IV, 16, cit dans C. DEMOLOMBE, Cours de Code Napolon, La distinctiondes biens, Paris, Imprimerie Gnrale, 1848, p. 20.65 Un ensemble de rites et de coutumes accompagnait la revendication d'une propritdevant un tribunal. Notamment, le demandeur qui revendiquait sa proprit apportait lachose, objet du litige, ou un morceau de la chose (par exemple quelques pierres ou unemotte de terre) devant le jury et devait clamer la formule clbre: Je dis que cette terre estmienne en vertu des droit des Quirites. On parlera par la suite du droit quiritaire. Ce droit, trsfort, faisait obstacle toute intervention de l'tat. Ainsi que le note M. Villey, L'Etat n'ose pasmme lever d'impts sur les biens des particuliers, ni gure recourir ce que nous appelons

    l'expropriation pour cause d'utilit publique. M. VILLEY, Le droit romain, op. cit. note 56, p. 81.66 La production d'exemplaires fut longtemps le fait de copistes. Chaque exemplairereprsentait donc une masse considrable de travail. Le livre, fait d'encre et de papier ou depapyrus, tait donc une valeur concurrente l'oeuvre elle-mme. Chaque dition pouvaittre diffrente selon la commande du client. Il est donc certain que, dans ce contexte,possder un livre ne signifiait pas la mme chose qu'aujourd'hui. Mme dans les premierstemps de l'imprimerie, la plupart des ouvrages ne se prtaient pas une large dition.Elizabeth Amstrong, dans son tude sur les privilges d'imprimerie, relve que de 1505 1526les presses parisiennes imprimrent 7 719 ditions, dont peine six pourcent taient couvertes

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    droit romain, la chose matrielle, soumise totalement au droit rclam,reprsente le droit. Par extension, on dit ma maison, mon stylo... A contrario, ilne peut y avoir de droit sur une chose incorporelle puisqu'elle ne permet pasd'en donner une reprsentation concrte. L'empreinte de la possessionmatrielle empche toute construction juridique ncessaire la justification

    des rgles du droit d'auteur. Le niveau d'abstraction n'est pas encoresuffisant. En tmoignent ces rflexions de Gaius, qui, dans un des rarespassages de son uvre, s'attarde fixer les rgles de la possession mobilirelorsque le meuble est une uvre:

    Pour la mme raison, il faut approuver la solution suivante: si ontrace, ft-ce en lettres dores, des caractres sur un rouleau depapyrus ou une feuille de parchemin t'appartenant, ilst'appartiennent galement, car les caractres suivent le rouleauou la feuille. [...] Mais si sur une planche t'appartenant, on peint

    par exemple un tableau, il faut adopter la solution inverse: il fautmieux dire, en effet, que le panneau suit la peinture...67

    Gaius rgle la question de la proprit en faisant appel l'adageaccessorium sequitur principali: propritaire de la chose principale devient lepropritaire du tout. Gaius considre que l'criture a une valeur moindre queson support. La solution est inverse s'il s'agit du tableau du peintre. Ainsi, lesconflits de proprit sont rgls sur un plan strictement matriel. Restenanmoins que le raisonnement qui sous-tend la distinction entre leparchemin et le tableau n'est pas expos. Cette tape laisse pour compte

    par un privilge. Le reste appartenait donc au domaine public. Voir E. AMSTRONG, BeforeCopyright, op. cit. note 20, p. 78. Notons titre d'exemple le cas du premier ouvrage de droitanglais, Littelton's Tenures qui fut imprim pour la premire fois en 1481 ou 1482, en quelquesexemplaires seulement. Comme le remarque P.W. MARTIN, Littleton's Tenures began as ateacher's book, written, in fact, for Littleton's son who was preparing a career in law. It wasnot intended for wide dessimination. [...] ...Littleton's book was not designed to fit into anextensive print system. P.W. MARTIN, Pre-Digital Law: How Prior Information TechnologiesHave Shaped Access to and the Nature of Law, dans les actes du colloque sur Le droitd'auteur de la couronne l'heure de l'autoroute de l'information, Montral, Centre deRecherche de Droit Public, 12 mai 1995, pp.6-7. La proprit d'un tel exemplaire, devant lararet des productions, devait avoir un tout autre sens que la possession d'un ouvrage publi

    cent mille exemplaires. Il fallut attendre la science et la magie de l'imprimerie pour quevienne l'esprit la dichotomie oeuvre\support, le clonage de l'oeuvre tant rendumcaniquement plus ais. On s'est alors tourn vers la distinction entre l'original et les copies,puis vers celle, ultime, entre la chose incorporelle et le support. Bien que Stephen Ladascrivait que the roman booksellers did a flourishing business, and slave labor was employedto furnish copies promptly, cheaply, and on a large scale, on ne peut certainement pas voirune quelconque analogie avec l'industrie de l'dition telle qu'elle est apparue au XVIIIimesicle. Cit par M. VUKMIR, loc. cit. , note 57, p. 133, note 25.67 GAUS, Institutes, II, 77-78.

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    par Gaius aurait certainement conduit dpartir la cration de sonempreinte matrielle68. C'est ici une hypothse purement acadmique.

    Le droit romain ne distinguait donc pas le droit sur la cration du droit sur lachose69. L'esprit romain ne concevait que trois types de droits: le juspersonarum, lejus rerum, et lejus actionum 70. Aucun d'eux ne permettait defaire place, l'poque de leur laboration, un droit sur une crationintellectuelle. Nous reprendrons donc les mots de Pouillet qui, s'interrogeantsur la place des auteurs dans la Rome Antique, conclut: Le droit des auteursa exist de tout temps mais n'est pas rentr ds l'origine dans la lgislationpositive71. Nous prciserons que c'est plus prcisment la ncessit deprotger les crateurs qui a toujours exist. L'apparition progressive d'un droitpositif reconnaissant le droit d'auteur est, quant elle, concomitante l'inadaptation des rgles rgissant la proprit ordinaire, inadaptation quis'est accentue avec le perfectionnement des techniques de reproduction.L'uvre du lgislateur romain n'a pas facilit le dveloppement du droitd'auteur. Mais on ne peut videmment pas lui reprocher. Il n'y avait, commenous venons de le voir, gure de place pour un droit sur une choseincorporelle. Afin d'chapper la catgorisation trop rigide du droit romainainsi qu' l'analogie dlicate entre la proprit corporelle et la propritincorporelle, certains juristes ont eu l'audace de crer une classe distincte dedroits patrimoniaux.

    68 Justinien n'apporte pas de rflexions supplmentaires sur ce point. Il remarque seulementque le tableau doit rester proprit du peintre car il seoit laide chose que la pointure

    (achet) a tres bon poindeur suist le seigneur d'une povre table, JUSTINIEN, Institutes, II, 33-34, traduction dans F. OLIVIER-MARTIN, Les Institutes de Justinien en franais, Paris, Sirey, 1935,p. 67.69 dfaut de rgles spcifiques, le droit romain apportait d'autres remdes aux maux dontpouvait souffrir l'exploitation d'une oeuvre. Il serait illusoire, notre avis, de faire remonterl'origine du droit d'auteur aux premires lois du XVIIIime sicle. Ce serait bien mconnatreles profondeurs des civilisations romaines dont les enseignements remontent jusqu' nous. Cetmoignage de Senque ne manquera pas d'tonner: Nous disons que les livresappartiennent Cicron; le libraire Dorus appelle les mmes livres siens, et la vrit est desdeux cts. L'un les revendique comme auteur, l'autre comme acheteur; et c'est bon droitqu'ils appartiennent tous les deux, mais non de la mme manire, extrait de De Beneficiis,VII.6., cit par M.-C. DOCK, Gense et volution de la notion de proprit intellectuelle, op.

    cit. , note 58, p. 135.70 Gaus crit: Omne autem jus, quo utimur, vel ad personas pertinet, vel ad res, vel adactiones. Gaus, Institutes, I, 8. Sur l'tude de ces trois catgories de droit, R. FOIGNET,Manuel lmentaire de Droit Romain, Paris, d. Rousseau, 1947, pp.43 et s. L'expression deGaus est traduite par Julien Reinach: Les droits dont nous faisons usage se rapportent tous,soit aux personnes, soit aux choses, soit aux actions. GAUS, op. cit., note 64, p. 2.71 POUILLET, Trait thorique et pratique de la proprit littraire et artistique, 1908, p. 2. Citpar M.-C. DOCK, Gense et volution de la notion de proprit littraire, op. cit., note 58,p. 155.

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    b) Le recours une classe distincte de droits patrimoniaux

    Nous tudierons brivement la thorie du droit d'invention de Picard qui

    nous semble la plus originale (1). Nous prsenterons ensuite succinctement lathorie de lImmateriellegterrecht de Kohler (2) puis celle du droit declientle de Roubier (3).

    1) Le droit d'invention

    Nous ne reviendrons pas sur le concept de proprit tel qu'il tait compris l'poque de l'Empire Romain. Un saut de quelques centaines d'annes enavant nous ramne aux controverses sur l'assimilation d'un droit de proprit

    intellectuel la proprit ordinaire. Picard rsolut de faire du droit d'auteur undroit nouveau, un droit d'invention. Son analyse se rfrait aux classifications juridiques romaines pour critiquer l'opinitret avec laquelle les jurisconsultesde son poque voulurent faire rentrer le droit d'auteur dans une quelconquecatgorie prexistante. Il proposa donc une quatrime catgorie72: celle desdroits intellectuels. Puisque le droit d'auteur est le parent pauvre des glosesdont nos juristes ont hrit, pourquoi ne pas lui donner une existence propre73?

    En cherchant la nature du droit d'auteur, et surtout sa place dans l'ordre

    juridique, on trouva naturel, ds le XVIIIime sicle, de placer ce droit parmiles droits rels, dfaut de pouvoir trouver une analogie avec le droit desobligations ou avec le droit des personnes. Le conservatisme des juristesd'alors emporta les consquences que l'on a dcrites plus haut: unemultitude d'ides et de thories reposant sur des prceptes vacillants.L'analyse de Picard a ceci d'intressant qu'elle contourne la controverse pourplacer l'tude du droit d'auteur hors des cadres classiques et rigides, hritsdes gloses puis de la codification. Il ne se contenta pas d'laborer une simple

    72 Pour Picard, les droits intellectuels viennent s'ajouter la classification romaine tripartite:

    droits personnels, rels, et obligationnels. E. PICARD, Le droit pur, Paris, Ernest Flammarion,1912, p. 92.73 Picard crivit: Les romains n'avaient dgag que trois groupes. Leur terminologieprsentait quelques nuances avec celle que je propose. Dans les Institutes, on trouvePersonae, Res, Actiones comme en-tte principale de l'oeuvre. [...] Les Romains ne serendirent pas compte qu'une chose purement intellectuelle pouvait tre l'objet d'un droit.Cela rpugnait leur judiciaire minemment positive et matrialiste. Et durant des siclesl'cole, influence par l'autorit du droit de Justinien, ne put se librer de la conviction que ladivision ne pouvait tre que tripartite. Ibidem, p. 92.

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    thorie juridique, il l'affina au point de faire des propositions de modificationslgislatives74.

    Picard proposa de traiter les droits selon leur vraie nature, c'est--diresparment des autres droits. Il fallait, selon lui, renoncer faire entrer,

    coups de marteau, les droits intellectuels dans les droits rels. C'tait l unesolution ingnieuse pour mettre fin aux controverses et toutes les joutesdoctrinales. Plus avant dans le dveloppement de sa thorie, Picard crit:

    Aussi s'accoutuma-t-on dire Proprit artistique, Propritlittraire, Proprit industrielle, comme on disait proprit d'unimmeuble ou d'un meuble matriel. [...] Les rsultats irrationnelsde cette assimilation ne se firent pas attendre. De chosematrielle chose intellectuelle, les diffrences de nature etd'origine sont trop grandes pour que le mme rgime juridique

    puisse convenir. 75

    En fondant son tude sur les rapports entre le sujet et l'objet du droit, Picardconclut qu'en prsence d'objets de natures diffrentes, le rgime de droitalors applicable devait galement tre diffrent. La pense de Picard brisait,du tranchant de son raisonnement, les liens qui emprisonnaient l'uvre dansla matire76. Les choses immatrielles prenaient ainsi dfinitivement place ct des choses matrielles77. Le produit intellectuel, imprim, incorpor

    74 Picard proposa mme pour le centenaire du Code Civil d'introduire un Livre des droits

    intellectuels. Il publia sa doctrine pour la premire fois le 7 janvier 1874 l'occasion d'uneconfrence. L'intitul en tait Les droits intellectuels ajouter en quatrime terme ladivision classique des droits. Nous noterons galement que Picard ne se contenta pasd'exposer purement et simplement sa pense: il fit de nombreuses propositions la suite deses conclusions. Notamment, il proposa l'emploi du terme monopole pour qualifier lacatgorie des droits intellectuels, oujura in inventione. Ibidem, aux pages 92 et 93.75 E. PICARD, Ibidem, p. 94. Picard notera galement dans un autre de ses ouvrages: Ons'efforait d'appliquer aux droits intellectuels les rgles des droits rels ordinaires, de laproprit sur les choses matrielles; de l, des malentendus constants, des bvues: les droitsintellectuels exigent, en effet, un rgime distinct. E. PICARD, Les constantes du droit, Paris, dErnest Flammarion, 1921, p. 67. Voir galement Recht qui critique le bien-fond de la thoriede Picard. P. RECHT, Le droit dauteur une nouvelle forme de proprit, op. cit., note 21, p. 72.

    76 Dans l'dition de 1921 de son recueil les constantes du droit, on peut lire: Au Dr GustaveLe Bon, au penseur qui dcouvrit la Dmatrialisation de la Matire et l'Universalit de laRadio-activit. l'heure o l'on parle de dmatrialisation du support et des tentatives derepenser le droit d'auteur, il est bon de rappeler la sagesse d'un prcurseur comme Picardque les ans et le progressisme nous font malheureusement oublier. Qu'au dbut de notresicle un homme ait pu se reprsenter clairement un droit sur les productions de l'esprit nousrend enclin une profonde admiration.77 Ainsi s'est affirme une fois de plus cette vrit que c'est une erreur d'imaginer le Droitcompos exclusivement d'lments dous de matrialisations visibles et tangibles en eux-

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    dans les diffrents matriaux qui le supportent - qu'il s'agisse de plan, de livreou d'enseigne ...- a dsormais son existence propre78. Dans sa propositiond'un nouveau schma de classification des droits, Picard plaa donc cotdes jura rei materiali qui relevaient du rgime classique de la proprit, les

    jura in inventione, qui relevaient de ce qu'il appela les monopoles. La

    distinction entre monopole et proprit est difficile percevoir. Picard lui-mme ne justifia pas l'emploi du terme de monopole. Il faut sans doutereconnatre ici la ncessit de sortir du carcan de la terminologie classiquequi renvoie une structuration non adquate du droit. Cette proccupationsera la base de la thorie de l'Immateriellegterrechte expose parKohler.

    2) Die Immateriellegterrechte

    Kohler substitue la notion de droits sur les biens immatriels celle deproprit incorporelle. Il reconnat l'utilit historique du concept de proprit.C'est travers lui notamment que le droit nouveau a pu trouver une lgitimitsuffisante face aux rgimes des corporations et aux privilges. La notion deproprit est une notion tuteur qui perd sa signification en mme temps quesa fonction. Nous disons fonction, car, dans la thorie de Kohler, laqualification de proprit est inexacte sur le plan juridique: son rle se rduit accompagner les dbuts de l'volution des droits sur des biens incorporels.Une fois cette mission accomplie, il faut dfinir une nouvelle catgorie dedroits.

    Pour Kohler, le droit de l'auteur, qu'il soit artiste ou inventeur, repose sur l'utilitsociale. Sa justification rside dans l'intrt que reprsente le monde desides pour le dveloppement de la civilisation. Le droit de l'artiste est alorsconu comme une rcompense qui, en mme temps, stimule la cration.L'ambition de l'artiste est videmment d'exposer, de communiquer son uvreau public, de le sduire. Le droit lui en donne les moyens puisqu'il lui permet

    mmes, mais qu'au contraire la part de l'invisible rel y est considrable. Nous ne sommespas encore au bout de semblables constatations, vraiment ncessaires et salutaires pourmettre au point la Science Juridique. E. PICARD, Le droit pur, op. cit. note 75, p. 7978 Certains commentateurs attribuent Kohler la distinction entre la proprit matrielle ouordinaire et un droit immatriel. Kohler nonce que le droit de proprit et le droit d'auteursont de mme nature mais que leur objet est diffrent. Voir A. LE TARNEC, Proprit littraireet artistique, Paris, 2 ime d., Dalloz, 1966, p. 10. Le Tarnec rapporte les propos d'minents juristes qui ont repris aprs lui la thorie des droits intellectuels de Picard: Il existe unetroisime appellation gnrale de droits intellectuels susceptible d'appropriation et non deproprit intellectuelle, le terme de proprit prtant quivoque . Le Tarnec dnoncel'inutilit d'une telle catgorisation des droits. Il crit: Dire que les droits intellectuels sontsusceptibles d'appropriation et non de proprit intellectuelle, c'est carter d'une faonimprcise et hsitante la notion de proprit. Ibidem, p. 11.

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    de vivre de son art et, au bout du compte, de continuer ses efforts decration.

    Ainsi, Kohler note que c'est seulement lorsque l'ide est exprime qu'apparatl'utilit des droits que nous cherchons dfinir. En d'autres termes, une fois

    cre, l'uvre devient un bien juridique. La seule finalit des droits sur cesbiens immatriels est d'assurer une utilisation conomique de la cration. Et,tant que l'oeuvre n'est pas rendue public, il n'y a pas lieu de mettre ces droitsen vigueur. La cration ne doit pas tre produite pour le particulier: elle a unefonction sociale importante. La rgle juridique, parce qu'elle est garante decette fonction sociale, prend tout son sens la publication de l'uvre. Lesdroits apparaissent uniquement lorsque l'uvre rencontre, par l'intermdiairede l'diteur, le march. Les Immateriellegterrechte tendent doncessentiellement une utilisation conomique de la cration. On comprendgalement l'effet temporaire de ces droits. L'expression d'une ide, une

    invention ne sont pas susceptibles d'appropriation durable: le but ultime de lacration est de renouveler le patrimoine commun de l'humanit, de faireprogresser le savoir et la connaissance des civilisations.

    la diffrence de la proprit corporelle, les droits qui permettentl'exploitation de l'oeuvre ne portent pas sur l'objet corporel