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Cahiers du Centre d’ÉtudesChypriotes 39, 2009
Discours idéologique et pouvoir politique *
Panos CHRISTODOULOU
Abstract. In the present study my aim is to analyse the text preserved on this priceless inscription (IG IV, 583) as the discourse of a king trying to put in place a policy allowing him to play an important role in the new order imposed by the Macedonians. The epigram reveals the genius of Nicocreon who was able to create an ideological discourse and follow a pragmatic policy that allowed him to place himself in a continuity, attaching him to the remarkable past of his kingdom and inscribing him, beforehand, in the future. The last of the Teucrides is not a melancholic witness to the end of the Cypriot kingdoms; on the contrary, he is a major actor in the era following the rise of the Macedonians, an era marked by the events that changed the Hellenic world’s destiny.
Matrovpoliı moi cqw;n Pevlopoı to; Pelazgiko;n “Argoı,Pnutagovraı de; path;r, Aijavkou ejk genea`ı
Eijmi; de; Nikokrevwn, qrevyen dev me ga` perivklustoı Kuvproı qeiotavtwn ejk progovnwn basilh`
Sta``san de; jArgei`oiv me cavrin calkoi`o tivonte~{Hrai o}n eiv~ e[rotin pevmpon a[eqla nevoi~
« Ma mère-patrie, c’est la terre de Pélops, Argos Pélasgique ; mon père est Pnytagoras, descendant d’Éaque ;
je suis Nicocréon ; Chypre, terre entourée des flots, m’a nourri,moi le roi issu d’ancêtres tout divins ;
les Argiens m’ont honoré pour le bronze que j’ai envoyéen prix pour les jeunes à la fête en l’honneur d’Héra » 1.
* Je voudrais remercier très vivement le Professeur Démétrios Michaelidès qui m’a donné à plusieurs reprises l’occasion de présenter des aspects de cette étude au Centre de Recherches Archéologiques de l’Université de Chypre. Je remercie aussi Jean-Marie Bertrand et Sabine Fourrier pour leur lecture qui m’a protégé de nombreuses erreurs. Je profite du privilège d’avoir un interlocuteur comme Théodore Maurojiannis, toujours disponible pour entendre et discuter mes idées. Je dédie ce travail à Maria Iacovou.
1. Traduction dans Chavane, Yon 1978, p. 147, n° 309. Kritzas 1997 a fait une traduction remarquable en grec moderne.
NICOCRÉON, LE DERNIER ROI DE SALAMINE DE CHYPRE
236 ccec39,2009
Dans ce texte, gravé sur la base de sa statue trouvée à Argos, à l’Héraion, Nicocréon, dernier roi de Salamine de Chypre (332-311/10 av. J.-C.), célèbre ses origines, rappelant aux Hellènes l’ancienneté de sa famille royale et son ascendance divine 2. Les Argiens honorent son geste d’envoyer du cuivre pour la fabrication de prix 3 à donner au concours d’Héra 4, mais la date exacte de cet événement nous échappe 5. Je montrerai néanmoins que le discours affiché sur cette pierre dévoile les principes politiques et idéologiques adoptés par Nicocréon, peu après son avènement au pouvoir comme successeur de son père Pnytagoras (351-332), et sans doute, avant la disparition d’Alexandre (323).
Nicocréon semble être parfaitement conscient du fait que, dans le monde qui émerge après les conquêtes du roi macédonien, la pratique politique comme le discours royal traditionnel de ses ancêtres ne possèdent plus une grande efficacité fonctionnelle. Tournée vers le monde politique athénien pendant plus d’un siècle et en même temps vassale du Grand Roi 6, sa cité natale risque d’être dépassée par les événements : l’avenir appartient aux Argéades, à Alexandre qui, agissant dans le cadre du mandat que lui avait confié la ligue du Corinthe, à savoir punir les sacrilèges commis par les Perses lors des guerres médiques, conquiert la Perse, poursuivant ensuite son destin vers les terres lointaines de l’Asie.
Dans cette étude, j’essaierai d’analyser le texte conservé par cette inscription comme la parole d’un roi qui tient à mettre en place une politique lui permettant de jouer un rôle essentiel dans ce nouvel ordre institué par les Macédoniens. L’épigramme révèle justement le génie d’un roi qui a réussi à forger un discours idéologique et à poursuivre une politique pragmatique qui lui permettra de s’inscrire dans une continuité qui le rattache au passé remarquable de son royaume et l’inscrit, par avance, dans le futur. En effet, cette épigramme revêt une importance qui excède largement le contexte des relations interrégionales qui s’établissent au milieu du ive siècle av. J.-C. entre Salamine et Argos, Chypre et le Péloponnèse 7. Dans cette perspective, il ne s’agit pas d’un texte officiel qui serait performatif, mais d’une inscription programmatique dans un cadre qui demande des analyses de la part du lecteur. Elle constitue, nous semble-t-il, une clef de lecture
2. IG IV, 583, actuellement au musée d’Argos. Pour les principales éditions voir Moretti 1967, p. 87-88, ainsi qu’Amandry 1980, p. 218-220.
3. Nous pouvons penser que les prix sont les fameux boucliers argiens (scholiaste de Pindare, Olympiques VII, 152). Voir Amandry 1980, p. 232.
4. D’après Amandry 1980, p. 234, même si nous ne disposons pas d’une preuve irréfutable que les concours en l’honneur d’Héra avaient lieu pendant la fête des Hécatomboia, il est évident que « les documents concernant un concours argien, du ve au iiie siècle avant J.-C., se rapportent au concours des Hécatomboia qui se tenait à l’Héraion ».
5. Souvent les commentateurs hésitent entre les années 330-320 (Amandry 1980, p. 219-220, n’a pas donné une date précise, mais il semble considérer cette période comme la plus probable) et 320-310 (Moretti 1967, p. 89, dont l’argument n’est toutefois pas très convaincant).
6. Parmi une bibliographie considérable on retiendra Raptou 1999.7. Voir l’étude importante de Kritzas 1997.
p.christodoulou,nicocréon, le dernier roi de salamine 237
privilégiée pour comprendre et analyser la parole royale de Nicocréon et déchiffrer les grandes lignes de la politique qu’il a adoptée pendant son règne. Le dernier des Teucrides n’est pas le témoin mélancolique de la fin des royaumes chypriotes : tout au contraire, il est un acteur majeur de l’époque qui suit l’avènement des Macédoniens, époque marquée par les événements qui ont changé le destin du monde hellénique.
Dans les pas d’Alexandre. Le contexte historiqueAprès deux siècles de vassalité au Grand Roi 8, les royaumes chypriotes se mettent,
en 332 av. J.-C., au service d’un nouveau maître qui, pour la première fois, est un Grec. Les rois de l’île se sont rendus d’eux-mêmes à Alexandre et leur ralliement à son côté lui apporta un appui décisif lors du siège de Tyr 9. Comme le rappelle Anne-Marie Collombier, c’est sous la forme d’une alliance militaire que s’est manifesté l’appui des souverains chypriotes, puisqu’ils firent voile vers Sidon avec l’ensemble de leur flotte 10, mise à la disposition d’Alexandre. Une fois l’assaut réussi, Alexandre récompense les rois chypriotes en respectant leur autonomie et en assurant la continuité de leur règne 11.
Dès son premier contact avec les rois de l’île, le roi de Macédoine privilégia le développement d’une relation toute particulière avec Pnytagoras, maître de la ville de Salamine. Pnytagoras semble gagner la confiance d’Alexandre, puisqu’il se trouve en tête
8. Les royaumes chypriotes se trouvent sous la souveraineté du Grand Roi au moment où Cambyse conquiert l’Égypte, évènement daté de 525. Voir les remarques de Stylianou 1992.
9. Sur les événements qui se déroulent en 332 devant les remparts de Tyr, voir Arrien II, 15-24 ; Diodore de Sicile XVII, 40-46 ; Polyen IV ; Quinte-Curce IV, 2-3, avec les nuances apportées par Bosworth 1980, p. 238 ; id., Conquest and Empire, Cambridge, 1988, p. 64-68 ; P. Romane, « Alexander’s Siege of Tyre », AncW 16, 1987, p. 79-90 ; E.F. Bloedow, « The Siege of Tyre in 332 BC. Alexander at the Crossroads in his Career », La Parola del Passato 301, 1998, p. 255-93. D’après Quinte-Curce (IV, 3, 11 ), l’opposition acharnée des habitants de Tyr, la grande base navale des Perses en Méditerranée orientale, conduira Alexandre à reconsidérer ses plans et à poursuivre son parcours vers l’intérieur de l’empire perse. Or, l’arrivée de la flotte des rois chypriotes et celle des troupes grecques d’Asie Mineure dissiperont ses inquiétudes sur l’avenir de l’assaut de la cité phénicienne : « Mécontent, Alexandre n’était pas très fixé pour savoir s’il poursuivrait (le siège de Tyr) ou s’il s’éloignerait, lorsque la flotte arriva de Chypre, en même temps que Cléandre et les soldats grecs récemment débarqués en Asie » ; sur ce texte, voir W. Rutz, « Zur Erzählungskunst des Q. Curtius Rufus. Die Belagerung von Tyros », Hermes 93, 1965, p. 370-382. Toutefois, pour des raisons stratégiques, la prise de Tyr était nécessaire et il semble improbable qu’Alexandre ait pensé à abandonner le siège. En effet, le texte de Quinte-Curce révèle comme point culminant du siège le ralliement de la flotte chypriote – de Byblos, d’Arados et de Rhodes aussi – aux côtés d’Alexandre.
10. Elle note très justement (Collombier 1993, p. 122) que, pendant le siège de Tyr, la moitié Elle note très justement (Collombier 1993, p. 122) que, pendant le siège de Tyr, la moitié de la flotte d’Alexandre se compose de bateaux chypriotes. Voir Quinte-Curce, IV, 3, 11 et Arrien, Expédition d’Alexandre II, 20, 1, avec le commentaire de Bosworth 1980, p. 242. Pymiaton, roi de Kition, étant absent du siège de Tyr, il a apparemment subi, après la prise de la cité phénicienne, les effets du mécontentement d’Alexandre (voir infra).
11. Collombier 1993, p. 122-123.Collombier 1993, p. 122-123.
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d’une partie de la flotte avec Cratéros. D’après le récit de Quinte-Curce, « il [Alexandre] divisa les cent vingt navires en deux ailes : l’aile gauche était confiée à Pnytagoras, roi de Chypre, avec Cratéros ; à l’aile droite, la quinquérème royale portait Alexandre lui-même » 12. Toutefois, Arrien nuance un peu plus cet événement en prenant soin d’ajouter l’information suivante : « De Sidon, Alexandre leva l’ancre en direction de Tyr, avec sa flotte en bon ordre ; lui-même était à l’aile droite (aÙtÕj m�n kat¦ tÕ dexiÕn kšraj), celle qui était vers la haute mer, et avec lui tous les rois de Chypre et tous les Phéniciens, à l’exception de Pnytagoras (pl¾n PnutagÒrou) ; celui-ci tenait avec Cratéros l’aile gauche de tout le corps de bataille (tÕ eÙènumon kšraj e�con tÁj p£shj t£xewj) » 13.
À première vue, cet épisode n’a rien d’original. Cependant, Alexandre manifeste de l’intérêt pour le roi de Salamine, et il semble lui reconnaître un statut privilégié, exceptionnel, dirait-on : Pnytagoras ne peut pas être placé au même rang que les autres rois de Chypre 14. Les événements qui ont suivi la prise de Tyr renforcent et confirment cette idée. Alexandre décide d’arracher au roi de Kition, Pymiaton, le territoire de Tamassos afin de le donner à Pnytagoras qui sans doute l’a demandé, car il n’a jamais oublié que ce territoire appartenait jadis à son royaume, apparemment pendant le règne d’Évagoras 15. D’autre part, d’après Athénée, Alexandre a envoyé à Pnytagoras d’autres cadeaux prestigieux (¢postšllwn ¥llaj te dwre£j) 16, désirant enrichir et rendre plus solides ses relations avec le descendant d’Évagoras. Ainsi, les profits de Pnytagoras témoignent de l’intervention nette d’Alexandre dans les affaires intérieures des villes de l’île, en faveur de Salamine. Dans cette perspective, il devient difficile d’accepter la thèse selon laquelle la conduite du roi macédonien envers les royaumes chypriotes « n’implique pas une situation politique privilégiée dans l’île pour l’un ou l’autre royaume » 17. C’est justement le contraire qui se passe : le royaume de Salamine a bien profité de l’intervention d’Alexandre.
Il existe une explication simple à cet apparent attachement entre les deux rois : Pnytagoras se montre à ce moment-là le roi le plus puissant, le plus compétent, le plus riche, le plus respectable des rois chypriotes, maître d’une cité « qui ne fut distancée par aucune ville grecque », d’après les dires d’Isocrate 18. Alexandre qui s’est rendu compte que, sans la conquête de provinces maritimes de l’empire achéménide, le contrôle de
12. Quinte-Curce IV, 3, 11. 13. Arrien, Expédition d’Alexandre II, 20, 6. 14. Il s’agit d’un détail qui à notre connaissance n’a pas été suffisamment souligné. Voir pourtant
H. Hauben, « The Command Structure in Alexander’s Mediterranean Fleets », Ancient Society 3, 1972, p. 55-65 (en particulier p. 58-59), et Bosworth 1980, p. 242.
15. Athénée, Deipnosophistes IV, 63, 3. Nous reviendrons plus loin sur cette affaire. Pour l’instant, il suffit de retenir l’information qu’Alexandre récompense tout particulièrement Pnytagoras.
16. Athénée, Deipnosophistes 4, 63, 3. 17. Collombier 1993, p. 124.18. Isocrate, Évagoras (IX), 47.
p.christodoulou,nicocréon, le dernier roi de salamine 239
ports où stationne la flotte perse, mais aussi la soumission de régions qui fournissent des bateaux au Grand Roi, il serait impossible de poursuivre Darius à l’intérieur de l’Asie, procède donc d’une façon strictement politique : il tisse, comme il l’a fait à plusieurs reprises, des liens politiques et stratégiques avec le roi le plus important de la région.
Or, il nous semble qu’il y a une part obscure dans la relation de Pnytagoras et d’Alexandre, qui éclate dès que l’on tente d’élucider la parenté légendaire qui unit leurs familles royales. Nous pouvons ici rappeler l’arbre généalogique de la maison royale de Salamine, des Teucrides, et l’arbre généalogique des Téménides : déjà à l’époque à laquelle Isocrate rédige les fameux Discours Chypriotes (entre les années 373 et 365 av. J.-C.) 19, l’origine de la famille royale de Salamine est bien connue dans les milieux aristocratiques d’Athènes, mais aussi dans l’ensemble de l’espace grec, fait qui n’échappe guère au maître de la rhétorique 20. Le fondateur du royaume fut alors Teucros, fils de Télamon et demi-frère d’Ajax. Cependant, les Teucrides étaient les descendants d’Éaque, fils de Zeus. En plus de Télamon, le père de Teucros, Éaque a donné naissance aussi au fameux Pélée, père du héros de la guerre de Troie, Achille 21.
De la sorte, à l’époque d’Alexandre et surtout en 332 av. J.-C., un roi comme Pnytagoras disposait d’une grande légitimité, comptant parmi ses ancêtres les héros des Hellènes comme Ajax et Achille, mais aussi et surtout Éaque, se présentant ainsi comme un descendant de Zeus.
Pour sa part, Alexandre était le fils d’un couple royal dont l’arbre généalogique est étroitement lié aux dieux et demi-dieux grecs. Par le biais de sa mère, la princesse épirote Olympias, Alexandre comptait également parmi ses ancêtres le fils d’Éaque, Pélée et par
19. Isocrate. Discours, t. 2, texte établi et traduit par G. Mathieu, E. Brémont, CUF, Paris, 1938. 20. Isocrate, Évagoras (IX), 12 : « D’abord, quelles ont été les origines d’Évagoras (perˆ tÁj
fÚsewj tÁj EÙagÒrou) et quels sont ses ancêtres (kaˆ t…nwn Ãn ¢pÒgonoj), beaucoup des gens les connaissent déjà (polloˆ proep…stantai), mais il me semble pourtant devoir en parler moi aussi » ; Nicoclès (III), 28 : « Qui donc ignore (t…j g¦r oÙk o�den) que Teucros, fondateur de notre race, prit avec lui les ancêtres de nos concitoyens, vint aborder ici, créa pour eux cette ville et leur distribua ce territoire ». La tradition selon laquelle Teucros est le fondateur de Salamine de Chypre est présente dans la littérature grecque dès la fin du vie siècle. Voir Pindare, Néméennes IV, 46-48 : « kaˆ KÚprJ, œnqa Teàkroj ¢p£rcei Ð Telamwni£daj ». Le personnage du fondateur de Salamine de Chypre est présent aussi dans les œuvres des grands auteurs tragiques du ve siècle : Eschyle, Les Perses, 891-896 ; Sophocle a écrit un Teukros, aujourd’hui perdu, et dans l’Ajax, v. 1019, il met en scène Teucros prévoyant son exil ; Euripide, Hélène, 68-103 : le poète donne la parole à Teucros qui raconte à Hélène les événements qui l’ont obligé à quitter Salamine et à prendre le chemin de Chypre, endroit où il a décidé de fonder la nouvelle Salamine (Hélène, 147-150). Hérodote (VII, 90) se réfère aussi à la présence à Chypre d’habitants qui viennent de Salamine de Grèce propre. Isocrate retravaille donc un sujet bien connu de ses auditeurs. Sur l’historiographie autour les légendes de la fondation des cités chypriotes voir récemment S. Fourrier, « Légendes de fondation et hellénisation de Chypre », CCEC 38, 2008, p. 103-118.
21. L’ensemble des textes se trouve dans le volume monumental de Chavane, Yon 1978.
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conséquent Achille 22, et par le biais de son père Philippe II il descendait d’Héraclès et par conséquent de Zeus, roi des dieux et père d’Héraclès 23.
Il n’est pas nécessaire d’insister sur le fait que, pour les membres de ces maisons comme pour les auteurs qui les célèbrent, par exemple Isocrate, il ne s’agit nullement de « mythes » ou de « fables » 24, mais de la vraie généalogie de leurs royaumes qui
22. S. Funke, Aiakidenmythos und epirotisches Königtum. Der Weg einer hellenistischen Monarchie, Stuttgart, 2000, p. 167.
23. Hammond, Griffith 1979. 24. Sur la place du mythe dans la pensée d’Isocrate, voir plus récemment A. Masaracchia,
« Isocrate e il mito », dans W. Orth (éd.), Isokrates : neue Ansätze zur Bewertung eines politischen Schriftstellers, Trèves, 2003, et P. Christodoulou, « Constructing the past: The role of myth in the political thought of Isocrates » dans Reception of Ancient Myth in Greek History, Literature and Art from Antiquity to the Present (à paraître).
La maison royale d’Alexandre
ZEUS ZEUS
ÉAQUE ÉAQUE
HÉRACLÈSPERIBOIA+TÉLAMON +HÉSIONE PÉLÉE + THÉTIS PÉLÉE + THÉTIS
TÉMÉNOS
ACHILLE ACHILLE TEUCROS
La maison royale de Salamine La maison royale de Macédoine
AJAX
PNYTAGORAS
NICOCRÉON ALEXANDRE
ZEUS
ÉAQUE
HÉRACLÈS
PERIBOIA + TÉLAMON+HÉSIONE
TÉMÉNOS TEUCROS
La maison royale de Macédoine La maison royale d’Épire
PHILIPPE II PNYTAGORAS
ALEXANDRE NICOCRÉON
PHILIPPE OLYMPIAS
La maison royale d’Épire
OLYMPIAS
ACHILLE
THÉTIS + PÉLÉE
La maison royale de Salamine
AJAX
La maison royale de Pnytagoras
+
La maison royale d’Alexandre
ZEUS ZEUS
ÉAQUE ÉAQUE
HÉRACLÈSPERIBOIA+TÉLAMON +HÉSIONE PÉLÉE + THÉTIS PÉLÉE + THÉTIS
TÉMÉNOS
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La maison royale de Salamine La maison royale de Macédoine
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PNYTAGORAS
NICOCRÉON ALEXANDRE
ZEUS
ÉAQUE
HÉRACLÈS
PERIBOIA + TÉLAMON+HÉSIONE
TÉMÉNOS TEUCROS
La maison royale de Macédoine La maison royale d’Épire
PHILIPPE II PNYTAGORAS
ALEXANDRE NICOCRÉON
PHILIPPE OLYMPIAS
La maison royale d’Épire
OLYMPIAS
ACHILLE
THÉTIS + PÉLÉE
La maison royale de Salamine
AJAX
La maison royale de Pnytagoras
+
p.christodoulou,nicocréon, le dernier roi de salamine 241
légitime leur autorité 25. Alexandre, élevé sous la tutelle de ses pédagogues et de sa mère Olympias 26, croyait profondément en cette généalogie et en sa parenté avec Zeus 27. Ainsi le roi macédonien, qui, dans ses rapports avec le passé, se conforma à la sensibilité traditionnelle, ne voit apparemment en Pnytagoras qu’un personnage qui pourrait être considéré comme porteur d’une tradition et d’une idéologie royale qui s’entrecroise avec la sienne ; c’est pourquoi il se montre soucieux de le célébrer et de lui donner une place prédominante dans son armée pendant le siège de Tyr. Il devient maintenant possible de montrer que la relation qui unit Alexandre et Pnytagoras tient à leur généalogie et à leurs ancêtres communs qui en font des descendants de Zeus.
Dans les bras de Zeus, le « père » commun des Téménides et des TeucridesLa parenté des deux maisons royales se tisse tout d’abord autour de la figure de Zeus.
La place exceptionnelle que tenait le père des dieux dans l’idéologie royale de Salamine est bien connue. Zeus était la divinité de référence pour les Teucrides, pour reprendre l’expression de Marguerite Yon, « le Grand Dieu de Salamine » et durant le ive siècle, grâce évidemment au règne d’Évagoras, son culte a dû prendre une nouvelle orientation dans un contexte idéologique et politique nouveau. Car le roi de Salamine a eu la chance de voir, en 393 av. J.-C., l’érection par les Athéniens de sa statue tout près de l’endroit où s’élevait l’image de Zeus Sauveur dans l’Agora de la cité 28, afin de commémorer ainsi sa contribution décisive à la destruction de la flotte lacédémonienne lors de la bataille de Cnide 29. On dispose d’indices non négligeables, et les fouilles archéologiques faites à Salamine avant l’invasion turque à Chypre confortent l’hypothèse selon laquelle, sous la tutelle d’Évagoras, le culte de Zeus à Salamine, à l’époque classique, fut étroitement lié à celui de Zeus Sôter, honoré aussi à Athènes, là où se trouvait la statue d’Évagoras 30.
25. Comme le souligne P. Green (Alexander of Macedon, 356-323 – A Historical biography, Londres, 1974, p. 40), « It is a great mistake to underestimate the seriousness with which such genealogies were regarded by the ancient world. Heroic myth was, for the Greeks and Macedonians alike, a living reality, invoked time and again by politicians or pamphlets ».
26. Worthington 2003, p. 89-94.27. Fredricksmeyer 2003, p. 254, n. 1. 28. Isocrate, Évagoras (IX), 54 ; Démosthène, Contre Leptine, 69 ; Pausanias I, 3, 2. Voir
M.J. Rhodes, R. Osborne, Greek Historical Inscriptions, 404-323 B.C., Oxford, 2003, p. 50-55, n° 11.
29. Contrairement à l’idée prédominante, Isocrate élabore de manière ingénieuse dans ses Discours Chypriotes, et surtout dans l’Évagoras, des éléments propres à l’idéologie royale salaminienne. Le portrait posthume du roi chypriote par Isocrate va de pair avec les faits accomplis par ce personnage, et surtout avec sa volonté de célébrer et d’afficher dans le monde grec le fait qu’il est un descendant de Zeus.
30. M. Yon, « Zeus de Salamine », dans R. Bloch (éd.), Recherches sur les religions de l’antiquité classique, Genève, 1980, p. 85-103, notamment p. 98 : « […] On doit évoquer également des fragments découverts à quelque distance de la fouille du rempart, au Démonostasion, et datés du ive s. av. J.-C. : ils portent des graffites fragmentaires : l’un …ΣΣΩΤΗΡΟΣ, que l’on peut interpréter
242 ccec39,2009
Si l’image du dieu à Salamine à l’époque classique est purement hellénique – comme le suggèrent les conclusions de Marguerite Yon – elle ne pourrait être, à notre avis, liée qu’à Zeus Sauveur. Ainsi Pnytagoras se présente à Tyr (ou même avant), devant Alexandre, comme un descendant de Zeus. De plus, il est le roi d’une cité qui honore solennellement le dieu qu’Alexandre n’hésite pas à considérer comme son père.
D’autre part, l’attachement de la maison des Argéades à Zeus est très connu et, sous le règne d’Archélaos, cette reconnaissance avait gagné en force et en ampleur 31. Ensuite, sans briser les cadres traditionnels, Philippe II a refaçonné le passé de l’épopée en la transformant en une réalité dominante, en un présent visible marqué par les hauts faits accomplis pendant son règne 32. Après sa victoire à Olynthe, il manifesta sa gratitude envers les dieux en célébrant les fêtes de Zeus Olympien à Dion 33 et, sur ses monnaies, nous discernons souvent l’image du père d’Éaque, Zeus 34.
Devenu roi, Alexandre renforça ses liens avec son passé divin et héroïque, non seulement en célébrant son ascendance mythique mais aussi par sa propre conduite 35. Avant son passage en Asie, il manifesta à plusieurs reprises son attachement à Zeus 36 et en 335/4, lorsqu’il s’empara de la ville des Gètes, il offrit des sacrifices sur les bords de l’Ister à Zeus Sôter, à Héraclès 37, et au fleuve qui avait favorisé son passage 38. Mais c’est son expédition victorieuse sur les terres du Grand Roi qui le poussa à donner une nouvelle dimension à son ascendance divine, comme le montrent par ailleurs les nombreuses manifestations de son dévouement à Zeus 39. Les liens entre les Teucrides et
comme [DiÒ]j SwtÁroj, l’autre ΣΩΤ, qui peut être aussi Swt[Ároj]... Ce Zeus Sôter fait assurément penser au Zeus Sôter auprès duquel se dressaient selon Isocrate les statues d’Évagoras […]. Zeus a pu, à Salamine, être honoré sous le nom de Zeus Sôter ».
31. Selon Diodore XVII, 16, 3-4, sous le règne d’Archélaos (412-399), l’attachement des Argéades à Zeus se manifeste de la façon la plus formelle. Archélaos institua à Dion des « Jeux Olympiques » et des concours dramatiques célébrant Zeus et les Muses. Voir les explications données par Borza 1990, p. 173-174. Nous rappelons aussi que l’avènement au pouvoir d’un autre rejeton de Zeus, Évagoras de Salamine, s’effectue aussi vers 412.
32. Sur le règne de Philippe II, voir M.B. Hatzopoulos, L.D. Loukopoulos (eds.), Philip II of Macedon, Athènes, 1981 ; Hammond 1994.
33. Diodore XVI, 55, 1. 34. Hammond 1994, p. 114 et 158.35. Stewart 1993, p. 78. 36. Diodore XVII, 16, 3. 37. Sur l’attachement d’Alexandre à Héraclès, voir U. Huttner, Die politische Rolle der
Heraklesgestalt im grieschischen Herrschertum, Stuttgart, 1997, p. 86-123 ; Stewart 1993, p. 158-160 ; Fredricksmeyer 2003, p. 262-267.
38. Arrien, Expédition d’Alexandre I, 4, 5. Sur les gestes d’Alexandre qui révèlent sa profonde religiosité et son dévouement à Zeus, voir Fredricksmeyer 2003, p. 261-263.
39. Arrien I, 11, 7 ; III, 5, 2 ; L’Inde 36, 3 ; Diodore XVII, 40, 1 ; XVII, 113, 3- 4 ; Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre IV, 13, 15. Voir Fredricksmeyer 2003, p. 260-264.
p.christodoulou,nicocréon, le dernier roi de salamine 243
les Téménides sont alors très forts. De façon révélatrice, pendant le ive siècle, on insistait de la façon la plus claire sur la légitimité de leur autorité issue de Zeus 40.
C’est donc dans ce contexte qu’il faudrait interpréter la solution donnée par Alexandre au conflit entre Pnytagoras et Pymiaton à propos de la région de Tamassos. Car la signification de cet épisode apparaît dans toutes ses dimensions si on le lit à la lumière d’un autre épisode qui se déroule quelques années auparavant dans le Péloponnèse 41.
Après la bataille de Chéronée en 338, Argos, terre natale de la maison royale des Téménides 42, revendique l’évacuation par les Lacédémoniens des territoires reconnus depuis longtemps comme les siens 43. Philippe envahit le territoire de Sparte, que ses troupes ravagent et occupent, et les Argiens regagnent les terres qu’ils considéraient comme les frontières établies lors du partage des Héraclides, frontières que les Lacédémoniens n’avaient pas respectées. Marcel Piérart a parfaitement raison de rappeler la tradition selon laquelle Aristote avait rédigé « un traité sur les droits des cités grecques dont Philippe se servit pour régler les litiges en suspens, au point qu’il put dire en se vantant : “J’ai borné la terre de Pélops” » 44. Philippe II a donc réglé, sur la base du droit déjà établi par les Héraclides, les frontières des descendants de Pélops, respectant tout d’abord les revendications d’Argos, cité avec laquelle sa maison royale avait des liens de parenté.
C’est dans cette optique qu’il faudrait interpréter le désir d’Alexandre de régler les conflits territoriaux qui opposaient les royaumes de Salamine et de Kition depuis la seconde moitié du ve siècle. Athénée nous livre l’information selon laquelle Alexandre, après le siège de Tyr, a donné à Pnytagoras le territoire que celui-ci a demandé (œdwke
kaˆ cwr…on Ö Æt»sato), tout en ajoutant que ce chôrion appartenait au roi de Kition qui l’avait acheté quelques années auparavant à Pasikypros 45. Toutefois, le ton anecdotique de l’épisode manifeste de façon très subtile une réalité indéniable : la difficulté majeure
40. Il est frappant aussi que la généalogie des deux maisons royales a été célébrée par la même personne, Isocrate : voir Évagoras (IX), 81 ; Nicoclès (III), 42 ; À Philippe (V), 109-115.
41. Les lignes suivantes doivent beaucoup à l’étude stimulante de Piérart 2001.42. Sur la relation des Téménides avec Argos, voir infra. Piérart (2001, p. 27) souligne à juste
titre le fait que « l’amitié d’Argos avec les rois de Macédoine fut sans doute la plus fructueuse de toutes les alliances qu’elle aura conclues ».
43. Piérart 2001, p. 35 : « il est vraisemblable que les Argiens du temps d’Hérodote revendiquaient tout le golfe d’Argolide jusqu’à Cythère et qu’ils ont su le convaincre. Ils ont pu réaffirmer ces prétentions plus tard, en 420 et à l’époque de Philippe II, après que le vent eut tourné en leur faveur ».
44. Vita Arist. Marc. (f. 276) : « kaˆ t¦ gegrammšna aÙtù dikaièmata `Ellhn…dwn pÒlewn ™x ïn F…lippoj t¦j filoneik…aj tîn `Ell»nwn dišlusen, æj megalorrhmon<»sant£ p>ote kaˆ e„pe‹n érisa gÁn Pšlopoj ».
45. Athénée, Deipnosophistes IV, 63. L’épisode est bien connu : Pasikypros roi de Tamassos a vendu vers 360-350 son royaume (¤ma tÕ cwr…on kaˆ t¾n aØtoà basile…an) à Pumyaton roi de Kition, préférant passer les dernières années de sa vie en jouissant des plaisirs que lui offrait une cité comme Amathonte. Sur la date exacte de cet événement, voir Collombier 1993, p. 125, n. 21.
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des rois de Tamassos à résister à la pression exercée par Kition et Salamine qui, désirant s’approprier l’exportation du cuivre de Tamassos, conduisent une politique expansionniste qui restreint son autonomie politique et économique 46. Considérant l’ensemble de l’histoire du royaume de Salamine et de Kition, c’est à la cité de Teucros que revient le « droit » de revendiquer l’annexion de Tamassos.
Comme l’a montré avec une clarté exemplaire Maria Iacovou, « it must have been Salamis that had, from early on, undertaken the management
of the export of the copper of Tamassos. My conjecture is based upon the fact that there are no copper sources anywhere within the geophysical environment of the Salaminian state (the plain of the Mesaoria and the Carpass peninsula). Its agricultural resources alone, however, cannot possibly justify the amazing accumulation of luxuries and status symbols imported from East and West and the ability to direct human resources to the construction of the first monumental built tombs of Archaic Cyprus as early as 725-700 B.C. Tamassos must have been lost to Salamis only after the defeat of Evagoras and the triumph of Milkyaton. Thus Pnytagoras’ appeal to Alexander could very well mean that he wanted to be given back a chorion of which Salamis had been deprived. For a short while after 332 B.C. it must have seemed possible, at least to the Salaminian dynasty, that under Alexander the Cypriote monarchies could return to their pre-Ionian Revolt territorial statu quo of 500 B.C. » 47. Il convient dès lors de reconsidérer « l’affaire » de Tamassos : en 332 av. J.-C.,
Alexandre restitue les frontières de Salamine suivant la demande de Pnytagoras qui, comme l’ont fait les Argiens à propos de Cythère, revendique le droit d’annexer un territoire conquis ou contrôlé depuis des siècles par ses ancêtres. La fierté avec laquelle Nicocréon célèbre ses origines, faisant une référence explicite à Pélops, peut aussi avoir eu un écho sur la façon dont Alexandre a traité le territoire de Salamine. Il respecte à
46. Le royaume de Tamassos, malgré sa richesse en cuivre, est curieusement absent des événements politiques majeurs qui se déroulent à Chypre pendant le ve siècle et jusqu’au moment où le lamentable Pasikypros décide de le vendre. Iacovou 2002, p. 79, apporte des éclaircissements considérables : « The metalliferous foothills of Troodos rendered the region of Tamassos the most coveted area on the island. The rulers of Tamassos, from the 7th century Admesu on Esarhaddon’s prism (primary source) to the 4th century Pasikypros (secondary source), were handicapped by their territory’s insularity. Having no access of its own to the sea meant that Tamassos could not handle independently the exchange of its own copper resources beyond the island; it’s economic and hence political autonomy was curtailed by kingdoms in command of harbours. Tamassos was therefore a subordinate polity, though it must have continued to be administered by its own local rulers. » [c’est nous qui soulignons].
47. Iacovou 2002, p. 79 [nous soulignons]. Je doute toutefois qu’Évagoras ait perdu le contrôle de Tamassos après sa défaite devant Milkyaton en 392. Il convient de rappeler qu’à l’aube de la guerre entre Évagoras et l’empire perse (391/0), le roi de Salamine contrôle la plus grande partie de l’île. Il est possible de penser que Tamassos est une affaire perdue pour Salamine peu avant la défaite d’Évagoras en 381/0.
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l’évidence les intérêts d’une ville avec laquelle il a une relation familiale, imitant d’une certaine manière l’attitude de son père envers Argos, la terre natale de Pélops. De fait, la thèse selon laquelle Alexandre, en 332, « dispose à sa guise du territoire chypriote et cherche à modeler la carte politique à son gré, jouant des rivalités entre souverains » 48 me semble peu justifiée. Alexandre a borné les frontières du royaume sur la base du droit, comme apparemment le lui avait demandé Pnytagoras.
C’est dans ce contexte politique et idéologique que Nicocréon fait son apparition : en 332 av. J.-C 49 il tient entre ses mains le destin d’une ville de vieille tradition hellénique qui, pourtant, peut prétendre à des relations privilégiées avec les nouveaux maîtres du monde grec 50.
Toutefois, une question épineuse émerge : comment et pourquoi les Teucrides peuvent-ils se présenter comme des descendants de Pélops ? Le mythe et la tradition forgée par eux-mêmes et par les intellectuels grecs de leur époque privilégient l’idée selon laquelle les habitants de Salamine de Chypre se rattachent à la Salamine du golfe saronique et, par extension à Athènes, qui dès le vie siècle av. J.-C. avait englobé la terre natale de Teucros 51. Évagoras, le plus célèbre descendant des Teucrides, tisse de manière ingénieuse des liens avec Athènes et, pendant son règne, l’arrivée des Athéniens à Salamine de Chypre constitue un événement politique et culturel majeur 52. La cité de Teukros est étroitement liée, pendant le ve siècle et la première moitié du ive siècle, à l’univers politique et culturel d’Athènes 53. Ce qui nous étonne, évidemment, est le fait suivant : l’absence totale de référence, de la part des ancêtres de Nicocréon, à leur parenté
48. Collombier 1993, p. 125. 49. Pnytagoras décède peu de temps après le siège de Tyr et Nicocréon lui succède juste avant
le passage d’Alexandre en Égypte où il traversa le désert occidental depuis le Delta du Nil jusqu’à l’oasis de Siwah, siège d’un sanctuaire oraculaire du dieu Ammon, que les Grecs avaient identifié à Zeus.
50. D’après Plutarque (Vie d’Alexandre, 19), à son retour d’Égypte en Phénicie, Alexandre fit des sacrifices et des cérémonies en l’honneur des dieux, avec des concours de dithyrambes et de tragédies. Toutefois ce sont les rois de Salamine et de Soloi, Nicocréon et Pasicratès, qui avaient assuré les frais de ces magnifiques concours et c’est « à eux qu’il revient de pourvoir aux dépenses des acteurs les plus fameux : Pasicratès à celle d’Athénodoros, et Nicocréon à celle de Thessalos, auquel Alexandre lui-même s’intéressait également ». Nicocréon signale ainsi sa présence en Phénicie dans le but de garder la place privilégiée qu’avait son père à la cour d’Alexandre.
51. Les données sont rassemblées et examinées de façon détaillée par M.C. Taylor, Salamis and the Salaminioi: The history of the unofficial Athenian Demos, Oxford, 1997. Sur l’île de Salamine et sa relation avec Salamine de Chypre voir M. Valdès Guìa, « The Cult of Aglauros (and Aphrodite) in Athens and in Salamis of Cyprus: Reflections on the Origin of the Genos of the Salaminioi », Ancient West and East 1, 2005, p. 57-76, surtout p. 67-76, où l’auteur s’emploie à souligner l’ancienneté des relations entre l’île de Salamine d’Athènes, et Salamine de Chypre. Voir aussi les remarques pertinentes de Baurain 2008, p. 49, n. 1.
52. Pouilloux 1976, p. 457 ; Raptou 1999, p. 158-160. 53. Voir Christodoulou 2006, p. 33-43.
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avec Argos et Pélops. Le sujet est d’une grande importance : comment justifier le choix fait par Nicocréon de retracer la généalogie de sa maison royale afin de se présenter comme descendant des Argiens ?
Le chemin vers ArgosL’allusion à Argos peut être l’objet d’interprétations divergentes. Charalambos Kritzas
reconnaît que l’attachement du dernier roi de Salamine à Argos se fonde sur des éléments qui n’appartiennent pas à la tradition mythique de sa maison royale. Il énonce toutefois une idée séduisante : Nicocréon est un descendant de Teucros, fils de Télamon et petit fils d’Ajax le Sage, roi et fils par Zeus d’Égine. Or, le roi Phidon d’Argos posséda pendant un temps Égine, fait qui justifie l’audacieuse idée de Nicocréon de lier son ascendance à la terre de Pélops 54. À l’interprétation de Ch. Kritzas s’ajoute récemment celle de Sabine Fourrier, qui voit dans cette allusion à Argos « une référence au héros Persée, figure du roi par excellence, qui occupe une place de premier plan dans l’iconographie royale chypriote et pas seulement à Salamine. […] » 55. Je voudrais proposer une troisième lecture.
Dès la fin du ve siècle et tout au long du ive, la référence à Argos sert à nouer des liens avec un lieu qui est considéré comme la patrie de tous les rois et héros issus de la mythologie 56. D’une certaine manière, le terme Argien renvoyait « aussi bien aux habitants de la cité d’Argos qu’à l’ensemble des héros grecs de la guerre de Troie. Prise dans ce sens, l’expression ‘‘être un Argien’’ supposait un lien avec les épopées d’Homère, et valait ainsi à ceux qu’elle désignait tout le respect universel dû à d’authentiques Grecs » 57.
Mais dans quel coin du monde grec l’épopée homérique a-t-elle survécu non seulement comme un outil à instruire les jeunes, mais surtout comme une manière de vivre et de se comporter, sinon en Macédoine 58, à Chypre et plus particulièrement à Salamine ?
54. Kritzas 1997. 55. S. Fourrier, « La réappropriation du passé : Achéens et autochtones à Chypre à l’Âge du
Fer », dans S. Müller Celka, J.-C. David (eds.), Patrimoines culturels en Méditerranée orientale : recherche scientifique et enjeux identitaires, 1er atelier (29 novembre 2007) : Chypre, une stratigraphie de l’identité, Rencontres scientifiques en ligne de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 2009 : http://www.mom.fr/_Colloques-texte-integral-.html, p. 4. Persée est bien attesté dans l’iconographie chypriote : voir A. Hermary, « Les ascendances légendaires des rois chypriotes. Quelques messages iconographiques », CCEC 32 (Hommage à Marguerite Yon), 2002, p. 275-288. Comme le souligne Sabine Fourrier, d’après une tradition respectée par Nonnos, Persée roi mythique qui vient d’Argos (Hérodote VII, 150) a une relation étroite avec l’île de Salamine et par conséquent avec Teucros : Nonnos, Dionysiaques XIII, 461-463: « […] Et la cité de Persée, le fondateur de la race ; c’est pour lui que jadis, quittant Salamine devant le ressentiment de Télamon, Teucros fortifia une ville qui est célébrée par les poètes : Salamine la jeune ».
56. Sauzeau 2005, p. 21.57. Scheer 2004, p. 302.58. Voir dans cette perspective A. Cohen, « Alexander and Achilles – Macedonians and
“Mycenaeans” », dans J.B. Carter, S.P. Morris, The Ages of Homer, Texas, 1995, p. 483-505.
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L’idéal d’un roi héros, puissant, riche, chef de l’armée, apte à manifester ses qualités sur le champ de bataille, est toujours présent dans l’esprit de la royauté salaminienne 59. Évagoras Ier a parfaitement respecté cette image : figure panhellénique, célébré par un des plus éminents intellectuels de son époque 60, héros de l’hellénisme en Méditerranée orientale, conquérant Chypre presque tout entière 61, ennemi redoutable du Grand Roi – au moins pendant dix ans (390-380) –, il fait revivre l’épopée des héros de la guerre de Troie. Et Isocrate ne manque nullement de le souligner 62. Héritier d’un glorieux passé, tant lointain que proche, Nicocréon décide de le remettre à sa juste place, le liant à la terre qui a donné naissance aux héros grecs et aux ancêtres d’Alexandre, à savoir Argos.
En effet, la personne d’Alexandre devint à la fin le point focal d’un passé plus récent qui, à son tour, eut une grande influence sur le présent. Mais très souvent les commentateurs, lorsqu’ils évoquent ce point important, orientent leurs analyses vers les premiers temps des Successeurs et leurs efforts à se réapproprier le passé et les origines mythiques d’Alexandre. Ainsi Tanja S. Scheer, dans son étude par ailleurs très riche, considère que « le rapport entre Argos et Alexandre, qui pour sa part avait mis l’accent sur son ascendance divine et héroïque, présentait un intérêt non seulement pour les nouveaux dirigeants des empires hellénistiques, mais aussi pour les simples cités » 63.
59. Les pages qu’Hérodote consacre à Onésilos (V, 105-113) sont un exemple révélateur. Le roi chypriote est peint selon les couleurs nobles d’un héros homérique et le duel avec le stratège perse, Artabaze, constitue un éloge immodéré de la vertu personnelle du roi de Salamine. En effet, aux yeux d’Hérodote, les Chypriotes s’appuyaient encore sur la vertu et le courage du héros leader tout comme à l’époque homérique, en ignorant ainsi l’évolution révolutionnaire de la phalange hoplitique qui influença de façon décisive l’univers militaire et politique des Grecs, de l’époque archaïque et classique : voir Christodoulou 2006, p. 22-24.
60. D’après Isocrate, l’Évagoras constitue probablement son discours le plus original, car il s’agit d’une œuvre qui, à l’évidence, ouvre de nouvelles voies à la rhétorique et à la parole. Il semble que le rhéteur innove, car pour la première fois (Évagoras [IX], 8) la célébration de la vie et de l’action d’un homme éminent est le fait d’un orateur qui souhaite explorer les possibilités de la parole et « louer le mérite d’un homme dans un véritable chant de gloire ». En bon connaisseur de la puissance de son art, Isocrate entre dans un monde jusque là réservé aux poètes qui, d’Homère à Pindare, avaient loué les personnes qui s’étaient révélées, tant par leurs actions que par leur caractère, les meilleurs exemples pour les Grecs.
61. Diodore de Sicile XIV, 110, 5.62. Aux yeux d’Isocrate, le roi salaminien n’est pas à considérer comme le meilleur parmi les
citoyens, ni comme le meilleur parmi les rois contemporains, mais comme un parmi ceux que la communauté politique considère comme des êtres uniques et qui ont une nature divine. Le roi de Salamine a une place au sein du panthéon des dieux et des demi-dieux grecs, à vrai dire parmi ses glorieux ancêtres. Voir surtout Évagoras (IX), 6-18 et 65, avec des références explicites du rhéteur à la guerre de Troie.
63. Scheer 2004, p. 302. En revanche, L. Edmunds, « The Religiosity of Alexander », GRBS 12, 1971, p. 363-391, illustre bien le fait que : [p. 390] « In the life of Alexander myth becomes history only to become myth again, not only because his contemporary historians inevitably see him in terms of myth, but also because he saw himself in and, wanted to be seen in, those terms ».
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Toutefois, l’inscription de Nicocréon nous oblige à considérer la possibilité que, déjà du vivant d’Alexandre, se mettent en place dans les maisons royales helléniques une volonté politique et un discours idéologique destinés à souligner leurs liens avec ce héros moderne. Argos est devenu dans ce contexte le lieu où s’entrecroisent les traditions qui unissent les familles royales de Salamine et de Macédoine.
Dans cette perspective, les exploits épiques de cet homme « providentiel » transforment la tradition mythique en un outil idéologique essentiel aux mains des nouveaux rois qui agissent de façon très dynamique à la périphérie de la Grèce propre. Le rôle du passé se manifeste de façon accrue en Macédoine, à Salamine et en Épire. À peu près à la même époque, dans la famille royale des Molosses 64, fait son apparition un roi qui s’appelle A„ak…dhj, et dont le frère Alcetas II, son successeur, donne à ses fils les noms suivants : Alexandre, Nisos [...], Teucros et Hésioneus 65. Rappelons que la mère de Teucros, fondateur de Salamine de Chypre s’appelle Hésione. Ces trois maisons royales ont une référence qui les unit : le « nouvel » Achille, à savoir Alexandre, et son grand ancêtre, Éaque. Il me semble que, à la lumière des ces éclaircissements, il est possible de prolonger un peu plus notre interprétation.
Nicocréon fait à l’évidence une allusion à l’Argos Pélasgique (tÕ PelasgikÕn
”Argoj). Cette référence nous renvoie explicitement au passage célèbre de l’Iliade (II, 681-685) où le poète énumère les troupes dirigés par Achille :
« Et je nommerai aussi ceux qui habitaient Argos Pélasgique (tÕ PelasgikÕn
”Argoj), et Alos et Alopè, et ceux qui habitaient Trakinè et la Phthiè, et l’Hellas aux belles femmes. Et ils se nommaient Myrmidons, ou Hellènes, ou Achéens, et Achille commandait leurs cinquante nefs (Ãn ¢rcÕj ’AcilleÚj) ».
L’Argos Pélasgique dans la géographie homérique, mais aussi dans l’imaginaire collectif des Hellènes, ne s’identifie pas à Argos du Péloponnèse mais à la région de Thessalie 66, terre gouvernée dans les temps lointains par le fils de Pélée et de Thétis, Achille. Or, désormais, Argos Pélasgique se trouve sous l’hégémonie des Argéades et plus concrètement d’Alexandre 67, dont le parcours fait manifestement revivre la personnalité de son fameux ancêtre 68. Alexandre est en effet le nouvel Achille 69.
64. Voir P. Cabanes, L’Épire de la mort de Pyrrhos à la conquête romaine, Paris, 1976. 65. Diodore de Sicile XIX, 89, 3.Diodore de Sicile XIX, 89, 3.66. Sauzeau 2005, p. 34 : « L’expression désigne un référent géographique situé en Thessalie,
voire la Thessalie en général ». Voir aussi P. J. Loptson, « Pelasgikon Argos in the Catalogue of Ships (681) », Mnemosyne 34, 1981, p. 136-138.
67. Déjà en 352 Philippe II a été élu tagos ou archôn de Thessalie (Diodore de Sicile XXXVIII, 1) et la région fut sous domination macédonienne jusqu’à la conquête romaine.
68. O’Brien 1992, p. 21 : « Echos of the Homeric hero may be heard throughout Alexander’s career: at the crossing of the Hellespont, on the plains of Troy, in his style of warfare, and his reaction to the death of a beloved friend ».
69. Alexandre entendait souvent son maître Lysimaque l’appeler Achille (Plutarque, Alexandre V, 8) et, aux côtés d’Aristote, il a profondément étudié l’Iliade, dont une édition commentée par
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À nos yeux, alors, l’analyse de cette allusion à Argos ne doit pas se limiter au seul contexte de la tradition mythique de la royauté salaminienne. Nicocréon offre un exemple paradigmatique d’un roi qui se révèle habile à construire sa propre identité politique et idéologique à travers son discours royal. Comme l’a montré Jean-Marie Bertrand 70, nous pouvons repenser le phénomène du pouvoir royal comme discours, le royaume existait tout d’abord en tant que déclaration royale, la parole du roi étant ainsi essentiellement ordre et proclamation 71.
Dans ce contexte, le pouvoir du roi ne réside pas seulement dans les hommes qu’il commande ; il est prolongé dans l’espace arpenté et construit par son action, et, dans le cas de Nicocréon, par des discours qui, eux aussi, voyagent et construisent l’identité propre du nouveau roi : là-bas, au cœur du panhellénisme, à Argos. C’est là que le jeune roi énonce, à travers son discours gravé sur la pierre, les principes fondamentaux de son idéologie royale, c’est là que le successeur de Pnytagoras dévoile sa volonté de briser la continuité idéologique de son royaume en insérant un élément étranger dans le discours traditionnel de la représentation royale. La seule parenté avec la maison royale macédonienne suffit à Nicocréon pour retracer ses origines mythiques : puisque les deux maisons avaient eu des parents communs et puisque les nouveaux maîtres de la Grèce, au début Philippe et ensuite Alexandre, viennent de la terre de Pélops, lui aussi s’autorise à afficher sa relation avec le roi mythique. Jouant habilement des relations de sa patrie avec le monde grec et, en l’occurrence, avec les Macédoniens, Nicocréon réussit à intégrer son royaume dans un univers politique dont les caractéristiques sont définies non plus par les Athéniens ou l’empire perse, mais par les Téménides, Philippe et Alexandre, dont la maison royale est étroitement liée à Argos 72. La parole royale qui se manifeste à
le philosophe lui-même l’accompagnait pendant ses expéditions (Plutarque, Alexandre VIII, 2) ; voir aussi, Arrien I, 12, 1-5, et Diodore de Sicile XVII, 97, 3. Sur l’identification d’Alexandre à Achille, voir, parmi de nombreuses études, W. Ameling, « Alexander und Achilleus. Eine Bestandsaufnahme », dans W. Will (éd.), Zu Alexander dem Großen. Festschrift G. Wirth, Amsterdam, 1988, p. 657-692 ; Stewart 1993, p. 78-86, et O’Brien 1992, p. 21-23. Sur les relations d’Alexandre avec Aristote, voir Plutarque, Vie d’Alexandre VII-VIII.
70. J.-M. Bertrand, « Formes de discours politiques : décrets des cités grecques et correspondance J.-M. Bertrand, « Formes de discours politiques : décrets des cités grecques et correspondance des rois hellénistiques », dans C. Nicolet (éd.), Du pouvoir dans l’Antiquité : mots et réalités, Paris, 1985, p. 101-115.
71. Les conclusions de J.-M. Bertrand ont inspiré la réflexion originale de John Ma sur le discours royal d’Antiochos III : voir J. Ma, Antiochos III et les cités d’Asie Mineure, Paris, 2004, surtout ch. 4, et id., « Les Rois », dans A. Erskine (éd.), Le Monde Hellénistique. Espaces, sociétés, cultures, Rennes, 2004.
72. Hérodote VIII, 138 ; Thucydide II, 99, 3. Voir Hammond, Griffith 1979, p. 12-22. Toutefois, l’interprétation selon laquelle la référence à Argos dans l’inscription de Nicocréon a un lien direct ou indirect avec Persée gagne, il me semble, à être déplacée dans le cadre plus large de la propagande d’Alexandre qui voulait rivaliser avec les exploits de Persée et d’Héraclès (Strabon XVII, 1, 43 = Callisthène, FGrHist 124 F 14). Le roi macédonien s’efforça apparemment de se lier à Persée, afin de rendre légitime son ascendance au trône des Achéménides. Ainsi Braccesi 2003, p. 280, conclut que : « Alessandro ha dunque nelle sue vene sangue egizio e persiano. In virtù del primo
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l’Héraion d’Argos inaugure une nouvelle ère pour le royaume de Salamine, tant au niveau idéologique que politique.
Se référant donc à l’Iliade, qui fut le guide du roi macédonien dans la guerre et dans la vie, évoquant de la façon la plus solennelle, dans une inscription royale, la mère-patrie d’Achille en la considérant comme sienne, Nicocréon se déplace dans l’espace et dans le temps, dans un contexte qui lui est extrêmement familier : l’épopée homérique qui revit grâce au descendant d’Achille.
De plus, même si la relation entre le héros de Troie, Alexandre et Nicocréon a plus d’un point commun – par exemple Achille, comme on l’a vu, est à son tour cousin de Teucros, combattant avec lui –, il y a un élément particulièrement important qui est insuffisamment illustré, il me semble : Achille, Alexandre et Nicocréon sont tous les trois descendants d’Éaque 73.
Dans l’Iliade, mais aussi dans d’autres sources, le fils de Pélée est souvent qualifié de A„ak…dhj 74 comme aussi Évagoras 75, mais également et surtout comme Alexandre, fait qui d’après Plutarque « est parfaitement admis » 76. Il est essentiel de rappeler ici que Nicocréon affiche solennellement dans son inscription le fait qu’il est un descendant d’Éaque (A„akoà ™k gene©j) 77, à vrai dire, un A„ak…dhj.
Vers la scène panhelléniqueLa force idéologique de l’inscription de Nicocréon peut en effet être encore lue à
plusieurs niveaux. Dans la tradition grecque et dans le discours panhellénique, la figure d’Éaque tient une place exceptionnelle. Étant affligée d’une grande sécheresse, la Grèce est sauvée par Éaque, qui, en offrant des sacrifices à Zeus panhellénique, a fait cesser
egli è il legittimo successore dei faraoni; in virtù del secondo, del sangue persiano, egli vanta dirriti successori sulla dinastia achemenide ». Si donc Nicocréon se réfère à Persée, c’est encore Alexandre qu’il s’efforce d’impressionner.
73. Alexandre comme descendant d’Éaque : Diodore XVII, 1, 5 ; Plutarque, Alexandre II, 1 ; Pausanias I, 9, 8 ; Arrien IV, 11, 6.
74. Parmi de nombreux exemples : Iliade, 11, 806 : « •Wj f£to, tù d∆ ¥ra qumÕn ™nˆ st»qessin Ôrine, bÁ d� qšein par¦ nÁaj ™p∆ A„ak…dhn ∆AcilÁa ».
75. Isocrate, Évagoras (IX), 13 ; Nicoclès (III), 42. Point récemment souligné par Cl. Baurain, à paraître (je remercie très vivement Cl. Baurain qui a eu la gentillesse de m’envoyer son texte avant sa publication). Ses stimulantes études sur les Teucrides nous incitent à repenser l’importance de l’idéologie royale de Salamine au ive siècle et à considérer sérieusement la possibilité qu’elle ait influencé celle des Diadoques. J’ai traité ce sujet dans une partie de ma thèse : Panos Christodoulou, La construction de l’image du roi idéal au ive siècle et l’avènement de la royauté hellénistique, sous la direction de J.-M. Bertrand, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2008 ; mes conclusions s’alignent sur les thèses énoncées par Claude Baurain dans ses études récentes.
76. Plutarque, Alexandre II, 1-2 : « prÕj d� mhtrÕj A„ak…dhj ¢pÕ Neoptolšmou tîn p£nu pepisteumšnwn ™st… ».
77. Cette expression nous renvoie aux textes d’Isocrate : Évagoras (IX), 14 : « Toàto m�n g¦r A„akÕj Ð DiÕj m�n œkgonoj, toà d� gšnouj toà Teukridîn prÒgonoj » ; Nicoclès (III), 42.
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l’atroce sécheresse ; et les Hellènes ont érigé en son honneur, dans l’île d’Égine, un temple qui fut propriété commune de tous (koinÕn tîn `Ell»nwn) 78.
La tradition est très bien connue 79, mais il semble qu’à la fin du ive siècle, moment pendant lequel l’expédition panhellénique contre les Perses se trouve à son point culminant, les plus éminents descendants d’Éaque, les Téménides, les Teucrides 80 et les membres de la maison royale d’Épire, incorporent dans leur idéologie royale et, apparemment, multiplient dans leurs discours les références à ce personnage 81. Le contexte historique favorise sans doute la renaissance de mythes et d’histoires autour de personnalités s’élevant au-delà des factions locales des Grecs, personnages dont les actions embrassent l’hellénikon 82, « la communauté hellénique » (panhellènes) 83. Éaque est un personnage panhellénique et Nicocréon vit justement à l’époque pendant laquelle Alexandre est investi par la ligue de Corinthe de la mission de venger les Grecs des profanations perses, soumettre l’Asie et mettre fin à l’empire achéménide. L’idée panhellénique, étroitement liée au ive siècle avec l’expansion des Hellènes vers la terre du Grand Roi, avait aussi son héraut : Isocrate 84, qui, à un moment donné, a reconnu
78. Isocrate, Évagoras (IX), 15. Voir aussi Pausanias I, 44, 9 et II, 29, 8.. 79. Voir RE, s.v. « Aiakos ». 80. Il est encore difficile de percevoir quand et comment la figure d’Éaque commença à jouer
un rôle important dans l’idéologie royale salaminienne. Mais il est possible de penser qu’après l’avènement d’Évagoras au pouvoir en 412 av. J.-C., il est progressivement devenu un point de référence pour la dynastie royale salaminienne. Le fait est démontré par la place sans doute exceptionnelle que réserve Isocrate dans l’Évagoras à la vie et l’action d’Éaque, le considérant comme le plus éminent des ancêtres de son héros chypriote (Évagoras [IX], 12).
81. Il semble qu’en Macédoine, à la fin du ive siècle, Éaque gagne une place prédominante dans la tradition mythique du royaume. La tombe macédonienne de Lefkadia (vers 310), qui appartient probablement à un officier d’Alexandre (ou un vétéran combattant), est décorée d’une manière surprenante : nous y voyons Éaque et Rhadamanthe, les deux juges des morts (sur leur rôle comme juges voir Platon, Gorgias 523e-526d). Voir les analyses de Ph. Petsas, O tavfoı twn Leukadiwvn, Athènes, 1966 ; S.G. Miller, « Macedonian Tombs: Their Architecture and Architectural Decoration », dans B. Barr-Sharrar, E. N. Borza (eds.), Macedonia and Greece in Late Classical and Early Hellenistic Times, Washington, 1982, p. 152-169. Voir aussi Billows 1995, p. 31-32.
82. Hérodote VIII, 114, 14.83. Sans entrer dans un sujet extrêmement compliqué qui mérite une réflexion approfondie, je
pense que la référence à Pélops doit être comprise dans le même contexte, celui du mouvement panhellénique qui, au milieu du ive siècle, se manifeste par la renaissance des concours panhelléniques de Némée (voir infra), mais aussi par la présence des Macédoniens à Olympie, et surtout de Philippe qui érige le Philippeion tout près du Pélopion (voir I. Huwendiek, « Zur Interpretation des Philippeion in Olympia », Boreas 19, 1996, p. 155-159). Mais, comme le signale E. Tsitsibakou-Vasalos, Ancient Poetic Etymology – The Pelopids: Fathers and Sons, Stuttgart, 2007, p. 152, à propos de la figure de Pélops : « along with the altar of Zeus, it becomes a holistic, global symbol of Panhellenic mingling and consummation; […] The tomb of Pelops is the perisemotaton emblem of Greekness and Olympism ».
84. Sur l’aspect panhellénique de l’idéologie politique d’Isocrate, voir J. Kessler, Isokrates und die panhellenische Idee, Rome, 1965. Sur la notion du panhellénisme au ive siècle av. J.-C., voir
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en Évagoras une figure panhellénique se révélant capable de mener une guerre de dix ans contre les Barbares. Mais le rhéteur, au soir de sa vie, encourage aussi un nouveau descendant des dieux et demi-dieux des Hellènes, à savoir Philippe II de Macédoine, à s’emparer de la côte occidentale de l’Asie Mineure et, pourquoi pas, à écraser le pouvoir du Grand Roi 85.
Ainsi, un point important unit intimement l’allusion faite dans l’épigramme entre le lieu des jeux panhelléniques, Argos, les figures panhelléniques de Pélops et d’Éaque, et le roi de Salamine Pnytagoras : ce dernier a joué un rôle actif dans l’expédition panhellénique et, après avoir mené à bien la mission que lui confia Alexandre, a été honoré de façon exceptionnelle. Détail important, Nicocréon, a vu son propre frère, Nithaphon, à la tête des bateaux chypriotes qui accompagnèrent Alexandre dans son expédition en Inde 86. Par ailleurs, le roi de Salamine signale sa présence dans différents sanctuaires du monde grec qui portent un caractère panhellénique, comme par exemple Delphes 87 et Délos 88.
Argos, Pélops, Éaque, Pnytagoras inscrivent donc Salamine dans ce mouvement panhellénique et Nicocréon, en les célébrant dans son discours, se détache ainsi de la politique suivie par son glorieux ancêtre, Évagoras Ier, dirigé tout au long de sa vie vers l’univers politique athénien. La personnalité de Teucros, étroitement liée à la Salamine du golfe saronique et par conséquent à Athènes, est dès lors conçue par Nicocréon comme un élément idéologique insuffisant, disons inapproprié, pour détenir un rôle de premier plan dans le nouveau monde qui émerge après les conquêtes d’Alexandre.
Il lui était donc nécessaire de re-construire une mythologie étatique nouvelle, capable de concurrencer les politiques des autres royaumes chypriotes et de permettre par là
également P. Green, « The Metamorphosis of the Barbarian: Athenian Panhellenism in a Changing World », dans R. W. Wallace, E. M. Harris (eds.), Transitions to Empire. Essays in Greco-Roman History 360-146 B.C. in Honor of E. Badian, Oklahoma, p. 5-36. Le développement de l’idée panhellénique pendant les années d’Alexandre fut l’objet d’une étude importante de M. Flower, « Alexander the Great and Panhellenism », dans A. B. Bosworth, E. Baynham (eds.), Alexander the Great in Fact and Fiction, Oxford, 2000, p. 96-135.
85. Voir l’étude irremplaçable de G. Dobesch, Der panhellenische Gedanke im 4. Jh. v. Chr. und der «Philippos» des Isokrates. Untersuchungen zum Korinthischen Bund, Vienne, 1968.
86. Arrien, L’Inde XVIII, 8, 2-3. Nous trouvons également dans cette expédition Pasicratès de Soloi. Sur Nithaphon, voir H. Berve, Das Alexanderreich auf prosopographischer Grundlage, Munich, 1926, no 572.
87. Élien, Des animaux XI, 40. Hérodote (IV, 162) indique que, vers le milieu du vie siècle, le roi de Salamine Évelthon, probablement le premier roi à avoir frappé monnaie à Chypre, « a consacré à Delphes un brûle-parfum remarquable, déposé dans le Trésor de Corinthe ». Les liens entre Salamine et Delphes s’établissent donc deux siècles avant Pnytagoras et Nicocréon qui suivent apparemment une vielle tradition.
88. IG XI 2, 199 B 87 (proxénie à Délos) ; IG IX 2, 199 B, 54 ; IG IX 2, 161 B, 90-91 (offrandes à Délos). À Délos se manifeste aussi la présence de Pnytagoras : Inscriptions de Délos 1409 Ba II, 113 (proxène) et 1429, A I, 98 ; 1441 A I, 98 ; 1450, A, 63 (offrandes à Délos). La présence des Salaminiens à Délos est bien attestée aussi à l’époque hellénistique : J. Pouilloux, « Salaminiens de Chypre à Délos », dans Études déliennes, BCH Suppl. 1, 1973, p. 399-413.
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à sa dynastie de créer des relations solides et légendaires avec le roi de Macédoine ; mais aussi et surtout de s’inscrire dans la scène politique du monde grec comme porteur d’une idéologie dépassant largement l’espace et le temps de son royaume, se présentant – grâce à ses origines mythiques – comme représentant authentique de ce mouvement panhellénique qui écrase l’empire achéménide.
Ce discours idéologique trouve, dans une certaine mesure, un prolongement et une traduction concrète dans les gestes politiques de Nicocréon. Le roi signale en 324/3 89 sa présence dans les concours panhelléniques de Némée 90, là où les Hellènes honorent Zeus, le dieu « préféré » de Salamine de Chypre 91. Étant théodoroque dans ces concours qui refleurirent après l’avènement des Argéades en Grèce centrale 92, Nicocréon, « roi aux ancêtres divins » rejoint là, à Argos, son passé mythique exceptionnel. Mais sa place privilégiée parmi les familles royales grecques et chypriotes dépasse largement ce contexte idéologique. En effet, elle constitue un moyen efficace au service d’une fin ambitieuse et à ses yeux légitime : l’extension de son pouvoir à l’extérieur des frontières de son royaume. Le dernier des Teucrides semble être « prêt depuis longtemps » 93 à affronter les vents violents qui suivent la disparition d’Alexandre.
La dernière valse des TeucridesLa mort d’Alexandre à Babylone provoque un éclatement rapide de son empire.
En effet, le monde qu’il laisse derrière lui a profondément changé. Les rois chypriotes, habitués à s’incliner en bloc devant une autorité centrale, les Assyriens d’abord, les Perses ensuite et enfin Alexandre, sont troublés lorsqu’ils s’efforcent de trouver leur place dans un nouveau monde, maintenant démultiplié et marqué par les combats acharnés qui opposent les Diadoques. Les grands officiers du roi macédonien, ses compagnons, voulurent aussitôt répartir à leur profit les terres conquises. Chypre représente dans ce
89. Miller 1988, p. 162. 90. À notre connaissance, c’est Baurain (2008, et à paraître) qui a parfaitement souligné ce point,
en mettant en évidence le fait que « la documentation n’est pas aussi riche qu’on le souhaiterait, mais des preuves explicites témoignent du lien fort que le clan teucride de Chypre entendait maintenir avec le Zeus de Némée par le biais d’Argos au passé mythique exceptionnel ».
91. Pausanias II, 15, 2. Voir S.G. Miller, « Excavations at the Panhellenic Site of Nemea », dans W.J. Raschke (éd.), The Archaelogy of the Olympics. The Olympics and Other Festivals in Antiquity, Londres, 1988, p. 141-151.
92. Miller 1988 : « The list of the theorodokoi of the Nemean Games (and of the festival of Hera at Argos) […] enables us to gain insight into the organization of the panhellenic festival and the importance attached to the old sanctuary in the period of Philip and Alexander. The return of the festival during this period reveals a Macedonian policy the scope and significance of which go beyond this presentation. Let it be said for the moment, however, that this policy included an attempt to unify and keep unified the Greeks (under Macedonian hegemony) at their old panhellenic centers » [nous soulignons].
93. Pour rappeler la phrase de C. Cavafis dans son célèbre poème Antoine abandonné de Dieu.
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nouveau monde un enjeu majeur car elle constitue le lieu de passage nécessaire entre la mer Égée et les côtes de Syrie et de Phénicie. Ainsi, elle se trouve pendant trois décennies au milieu des conflits qui se déroulent dans la région entre les deux Diadoques les plus redoutables : Antigone le Borgne et Ptolémée 94. Les deux stratèges d’Alexandre dominent successivement Chypre 95 jusqu’au moment où Ptolémée, maître de la terre des Pharaons, s’en empara définitivement. Sans entrer dans le détail de la lutte entre ces deux grands personnages, il faut néanmoins mettre en évidence les épisodes autour desquels s’articule l’histoire des royaumes chypriotes, et qui affectent leur vie politique, celle de Salamine en particulier.
En premier lieu, nous rappelons qu’en 321 Salamine, Soloi, Paphos et Amathonte participent au conflit généralisé entre les Diadoques aux côtés de Ptolémée, moment pendant lequel Marion semble s’allier à Perdiccas 96. L’affaire n’est pas aussi simple qu’elle le paraît. Ptolémée, installé depuis 323 av. J.-C. dans une Égypte géographiquement et humainement particulière, riche en blé, loin des centres hellénisés, donne à ce moment-là l’impression de ne pas croire au maintien de l’unité de l’empire. En revanche, c’est Perdiccas qui représente le pouvoir central 97. En effet, les rois chypriotes voient en Ptolémée, qui disposait d’un pays imprenable, le potentiel vainqueur. Ils n’avaient pas tort. En 321, Perdiccas paie de sa vie son imprudence à pénétrer en Égypte afin de chasser Ptolémée 98.
Peu de temps après, en 316-315, les mêmes royaumes, probablement « regroupés par le roi de Salamine » 99, à savoir Nicocréon, mettent leurs forces sous les ordres du Lagide dans le but de repousser Antigone le Borgne et son fils Démétrios Poliorcète de la région et de stabiliser ainsi la situation politique de l’île. Ces derniers établissent des relations avec les royaumes de Kition, Lapéthos, Marion et Kéryneia 100.
94. En 323, Antigone le Borgne possède les régions de la Pamphylie, la Lycie, la Grande-Phrygie ; Ptolémée possède l’Égypte.
95. Nous pouvons distinguer deux périodes pendant lesquelles chacun des deux Successeurs réussira à s’emparer de Chypre : Ptolémée entre les années 313-306 et Antigone le Borgne et Démétrios Poliorcète entre 306-294. Pour une brève mais suggestive analyse de la fin des royaumes chypriotes, voir Collombier 1993. Voir également Iacovou 2002, surtout p. 73-80, et Mehl 2004.
96. Arrien, T¦ met’ ’Alšxandon, X, 6.97. Voir P. Green, D’Alexandre à Actium, Paris, 1990, p. 3-23. Voir aussi M. Rathmann, Perdikkas
zwischen 323 und 320. Nachlassverwalter des Alexanderreiches oder Autokrat?, Vienne, 2005.98. M. Anson, « The dating of Perdiccas’ death and the assembly at Triparadeisos », GRBS 43,
2002-2003, p. 373-90.99. Diodore, XIX, 59, 1. Collombier (1993) a parfaitement raison de mettre en évidence le
fait qu’à la tête de cette coalition se trouve Nicocréon, apparemment le roi le plus distingué à ce moment-là.
100. Diodore, XIX, 59, 1. Iacovou (2000, p. 85 et 2002, p. 77, n. 22) rejette la possibilité de l’existence du royaume de Kéryneia en 316. Pour Collombier (1993, p. 129), la situation géographique des royaumes a probablement joué un rôle essentiel dans la formation de ces deux camps.
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Trois ans après, en 313, Ptolémée renforce sa présence dans les eaux de Chypre, grâce à sa décision d’éliminer drastiquement les points de résistance des souverains locaux. Or, le Macédonien n’a nullement la patience du Grand Roi : il intervient personnellement à la tête d’une expédition militaire, en ayant comme objectif l’élimination de ses opposants, et il détruit à l’évidence les royaumes de Lapéthos, Kition, Marion, Kéryneia 101. Ainsi, en 313, la carte politique et géographique de l’île a substantiellement changé au profit de Ptolémée. Mais pas seulement : le grand gagnant semble être Nicocréon qui se présente immédiatement en garant de l’ordre et de la stabilité. Nommé par Ptolémée stratège de Chypre (taàta d diaprax£menoj [Ptolémée] tÁj m�n KÚprou katšsthse strathgÕn
Nikokršonta) 102, il est devenu le maître « approximativement des deux tiers de la superficie de l’île » 103.
C’est à la lumière de ces faits qu’il nous faut interpréter la phrase que Nicocréon grava sur la base de sa statue, phrase selon laquelle sa patrie est Chypre, terre entourée de flots qui [l’]a nourri. C’est là encore un signe de la volonté explicite de Nicocréon de rendre visibles dans cette épigramme les éléments les plus distincts du discours idéologique et du pouvoir politique de Salamine. Car le roi poursuivait dès le début de son
101. Ptolémée fut le premier d’une série de « rassembleurs des terres » qui agissaient en Méditerranée orientale, et il a décidé d’instituer une autorité centrale et directe sur l’île. Il savait parfaitement que la meilleure façon d’enraciner son pouvoir était l’élimination de l’institution qui tenait divisée la population des centres urbains et les élites locales pendant des siècles, tant politiquement qu’idéologiquement (voir Iacovou 2007, p. 464 ; Mehl, 2004). En effet, ce que recherchent obstinément les Diadoques, c’est la manière par laquelle ils réussiront à acquérir le droit de se considérer comme successeurs légitimes d’Alexandre. Pour asseoir leur autorité, les rois doivent revendiquer l’héritage du Macédonien tout en fondant leur propre légitimité. Le titre de basileus, associé au port du diadème, signifiait la légitimité. Mais les rois chypriotes portent le titre de basileus depuis des siècles, celui de Paphos au moins depuis le viie siècle av. J.-C. Ainsi, Ptolémée n’élimine pas les royaumes chypriotes seulement pour des raisons strictement politiques, mais aussi pour des raisons idéologiques. Comment alors pourrait-il accepter, lui, le maître de l’Égypte et le successeur potentiel d’Alexandre, l’homme qui a osé s’emparer de la dépouille d’Alexandre afin d’établir des liens idéologiques avec la maison royale de Macédoniens, l’existence dans son territoire d’un autre roi sans doute plus légitime que lui et qui porte par le droit d’hérédité le titre de basileus ? La fin de Nicoclès à Paphos ou de Pymiaton à Kition témoignent de la volonté de Ptolémée d’effacer définitivement, non seulement le système d’administration, mais aussi l’idéologie royale des Chypriotes.
102. Diodore de Sicile XIX, 79, 6.103. Collombier 1993, p. 137 : « C’est en fait une nouvelle unité territoriale qui se dessine
avec le nouveau royaume de Salamine : ce dernier occupe approximativement les deux tiers de la superficie de l’île. Il contrôle la totalité des côtes septentrionale et orientale, la moitié est de la côte méridionale et dispose d’un point d’appui suffisant à l’ouest ; enfin, il a accès aux régions minières les plus importantes de la périphérie du Troodos ». Nicocréon profite sans doute de la situation pour étendre son pouvoir aux régions qui lui échappent encore, apparemment Paphos, Soloi et Amathonte. Je ne souhaite pas prolonger ma pensée, mais je soupçonne que le rôle joué par ce roi – qui brille au soir de la vie des royaumes chypriotes – dans la destruction de ceux-ci n’est pas sans importance.
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règne une politique correspondant à l’un des plus grands principes de l’idéologie royale salaminienne, respectée diachroniquement par les Teucrides : l’unification de l’espace chypriote sous leur souveraineté. Pour prendre la mesure de cette idéologie, il faut garder à l’esprit ce qu’affirment emphatiquement Isocrate et Diodore à propos d’Évagoras : qu’il planifia et exécuta une politique offensive contre le Grand Roi mais aussi contre les autres villes de l’île 104. Tout en échouant dans sa phase ultime, il est évident que cette stratégie représentait pourtant la manifestation d’une politique visant à restreindre ou anéantir l’autonomie des autres royaumes.
La façon dont ce roi remarquable s’efforce de trouver sa place dans le nouvel ordre institué par Alexandre témoigne de son intelligence à s’y adapter dynamiquement, et même à y jouer un rôle important. Dans cette perspective, il faut être sensible à l’idée que la longue durée de la royauté chypriote – et en l’occurrence de Salamine – peut s’expliquer par l’existence d’une tradition politique qui donnait au roi la possibilité de construire sa propre identité politique, forger son propre discours idéologique et recourir aux modes d’expression novatrices mais nécessaires lui permettant d’assumer la continuité du royaume. Cela ne signifie pas que tous les rois chypriotes s’avèrent maîtres d’un tel jeu politique. Cependant, il est clair que Salamine, mais aussi les autres royaumes de Chypre, disparaissent, non pas à cause d’une dégénérescence généralisée qui saperait les fondements de leurs sociétés et les institutions royales, mais à cause de l’impérialisme macédonien, d’une puissance qui vient de l’extérieur. La cité des Teucrides cesse d’exister au moment où son roi semble être à l’apogée de son pouvoir 105 et lorsqu’il est arrivé une
104. Évagoras (IX), 62 : « mikroà m�n ™dšhsen KÚpron ¤pasan katasce‹n », phrase répétée par Diodore de Sicile XIV, 98, 1 : « ¤pasan t¾n nÁson sfeter…sasqai ». L’expression « roi de Chypre » désigne souvent Évagoras (Lysias, Contre Andocide, 27-28 ; Pausanias I, 3, 2 ; Lucien, Sur les portraits, 27). Souvent les membres des familles royales chypriotes ou les rois eux-mêmes ont des noms composés à partir du mot « Kypros » : par exemple Philokypros, Aristokypros, Stasikypros, etc. Leur objectif peut être conçu comme une vraie volonté « to assert an identification with the island » (Tuplin 1996, p. 70). Or, ce ne sont que les rois de Salamine qui s’emploient de manière très dynamique et systématique à mettre en place une politique « impérialiste ». Les actions politiques et les gestes idéologiques du roi Évelthon, le plus redoutable du vie siècle, mais aussi du chef de la révolte contre les Perses en 498, Onésilos, préfigurent, me semble-t-il, la politique expansionniste d’Évagoras mais aussi de Nicocréon. Par ailleurs, comme le signale Miller (1988, p. 149), dans la fameuse liste des théorodoques pour les concours néméens « Kypros and Salamis appear in the same line unlike the situation with Akarnania and Palairos (A 15-16) or Macedonia and Amphipolis (B 16-17). » Nous ajouterons que dans cette liste, juste après Salamine figurent aussi les royaumes de Kourion et Soloi.
105. Nous datons la fin du royaume de Salamine de 310 av. J.-C. (suivant le Marbre de Paros, IG XII 5, 444 B17), et il est évident que l’interprétation selon laquelle Nicocréon, ayant trahi Ptolémée au profit d’Antigone, aurait été l’objet d’une expédition punitive et contraint au suicide avec tous les membres de sa famille royale ne peut plus être acceptée. Voir les nuances apportées par Éd. Will, Histoire politique du monde hellénistique (323-30 av. J.-C.), Nancy, 1979, vol. 1, p. 72.
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fois de plus à s’adapter parfaitement au nouveau monde qui émerge après l’avènement des Macédoniens.
Nicocréon montre dans cette épigramme qu’il est possible que le royaume existe d’abord en tant que déclaration royale et que le roi construit son espace-temps royal à travers un discours qui semble nouveau. Il s’adapte à la manière d’un caméléon aux changements qui s’effectuent dans l’environnement politique de son époque, construisant de nouvelles représentations royales qui peuvent pourtant s’intégrer de manière anodine dans la continuité idéologique de son pouvoir.
Étant donné que le contexte politique et idéologique du ive siècle redonne à l’institution royale un prestige exceptionnel, les Teucrides apparaissent ainsi à la croisée de chemins, un pied dans l’époque classique, l’autre déjà dans le monde hellénistique : Nicocréon roi de Salamine, détenteur d’un pouvoir absolu dont la légitimité dérive de sa parenté avec Zeus et les héros mythiques des Hellènes, annonce son idéologie royale d’une manière ingénieuse, qui sera celle des souverains hellénistiques.
Université de Chypre
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