Paul Ricoeur Temps Et Recit-2

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  • 8/6/2019 Paul Ricoeur Temps Et Recit-2

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    Paul Ricur : Temps et Rcit.Bernardin MINKO MV,

    Universit Omar Bongo, Libreville, Gabon

    Rsum

    Le prsent texte montre, aussi significative soit-elle, la rencontreinterdisciplinaire entre la philosophie et lanthropologie. Elle voque lapense d'un philosophe en ce qui concerne un objet privilgi delanthropologie, le rcit. Il sagit dun ensemble de trois volumes :Lintrigue et le rcit historique (Volume 1) ; La configuration dans le rcitde fiction (Volume II) ; et Le temps racont (Volume III). En examinant cestrois volumes, lanalyse est une invite lexclusion des considrations surle dessein densemble de Ricur et notamment certaines remarques surlarticulation du rcit historique et du rcit de fiction. Lanalyse se fait endeux temps : lapproche des uvres dune part et celle du texteproprement dit dautre part.

    Mots cls : Anthropologie, Intrigue, Philosophie, Rcit, Temps.

    Abstract

    This text shows, also significant is it, the interdisciplinary meetingbetween philosophy and anthropology. It evokes the thought of aphilosopher witch studies a privileged object of anthropology, the account.It concerns three volumes: The intrigue and the historical account (Volume

    1); Configuration in the account of fiction (Volume II); and told time(Volume III). By examining these three volumes, the analysis is one invitesother than the considerations on the overall intention of Ricoeur and inparticular certain remarks on the articulation of the historical account andthe account of fiction. The analysis is done in two times: approach of workson the one hand and that of the text itself on the other hand.

    Key words : Account, Anthropology, Intrigue, Philosophy, Time.

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    Introduction

    C'est un paradoxe, mais il en est hlas ! ainsi : dans la philosophie,dont le but ultime consiste, depuis Socrate, penser par soi-mme, il nefait pas bon de se tenir durablement hors des dogmes majeurs, des

    Eglises intellectuelles et des courants de pense qui dominent l'poque. faire figure d'inclassable, on risque de se voir tout simplementmarginalis. Surtout si, comme dans le cas de Paul Ricur, ce refus partde la volont de djouer les sductions faciles des penses qui se veulentradicales, pour leur prfrer des analyses nuances, fondes sur undialogue avec les grandes doctrines passes ou prsentes.

    voluant d'une phnomnologie de la volont une rflexion sur lasymbolique du Mal, puis un essai d'interprtation de Freud, pour driverensuite vers des questions d'hermneutique, et revenir l'thique via desconsidrations sur le temps et la narration, le parcours de Paul Ricur alongtemps paru dnu de ligne directrice. Lui-mme a d'ailleurs dit, dansses entretiens1, que son uvre ne portait pas une philosophie au senspropre du terme, qu'elle et dvelopp de livre en livre, mais qu'elles'intressait des problmes cibls, dont chacun drivait de l'autre lamanire d'un rsidu la question de la volont le conduisant posercelle de la volont mauvaise, du Mal, puis de l'inconscient, et cettedernire ouvrant sur le problme plus gnral du sens et del'interprtation. Ainsi de suite.

    Le rsultat de tout cela a t que, jusqu' une priode somme touteassez rcente, Paul Ricur s'est trouv, comme son ami EmmanuelLvinas, sous-estim par la classe intellectuelle franaise. De fait, il lui

    faudra attendre le milieu des annes 80, avec la publication de son grandouvrage en trois volumes, Temps et Rcit, et l'cho de sa renomme l'tranger, notamment aux tats-Unis, o sa pense, fconde par celle deJohn Rawls, l'auteur de la Thorie de la justice, devait influencer en retourcelle de Charles Taylor, pour que l'on daigne enfin s'intresser lui.

    Tout dabord merci aux organisateurs de cet hommage Ricurpour cette ide de runir quelques universitaires gabonais. Lintention demon intervention se place justement sous le signe de la rencontre entrenos deux disciplines, en loccurrence la philosophie et lanthropologie, etdans la pense d'une troisime, qui me parat absente, cest--direl'Histoire.

    Je m'efforcerai donc de traiter Temps et rcit2 en voquant la pensed'un philosophe en ce qui concerne un objet privilgi de lanthropologie,le rcit. Dautre part, si je me borne effectivement ce travail, je ne peuxexclure compltement du champ de la rflexion sur les considrations sur

    1Magazine littraire, septembre 2000.2Temps et Rcit explore, aprs La Mtaphore vive, le phnomne central de l'innovation smantique. Avec lamtaphore, celle-ci consistait produire une nouvelle pertinence de sens par le moyen d'une attributionimpertinente. Avec le rcit, l'innovation consiste dans l'invention d'une intrigue : des buts, des causes, deshasards, relevant des titres divers du champ pratique, sont alors rassembls dans l'unit temporelle d'une actiontotale et complte. La question philosophique pose par ce travail de composition narrative est celui des rapports

    entre le temps du rcit et celui de la vie et de l'action affective. Plusieurs disciplines sont convoques la barrede ce grand dbat entre temps et rcit, principalement la phnomnologie du temps, l'historiographie, et lathorie littraire du rcit de fiction.

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    le dessein densemble de Ricur et notamment certaines remarques surlarticulation du rcit historique et du rcit de fiction3.

    Enfin, je voudrais souligner les difficults particulires de la pensede Ricur pour tous, je suppose : rudition extraordinaire, abstraction,

    rigueur et concentration, cohrence et progressivit, caractre imag. Ensappuyant sur Temps et rcit pour rendre hommage Paul Ricur, onvoudrait mettre en vidence les deux types de discours : la fiction littraireet le texte historique. La raison principale dun tel choix prend toute salgitimit dans notre attachement lanthropologie contemporaine et son rapport avec la philosophie.

    Paul Ricur sest intress une analyse descriptive, portantprincipalement sur les trois premiers chapitres, conus comme lapprochede ltude des trois uvres : Mrs Dalloway de Virginia Woolf, DerZauberberg de Thomas Mann, la recherche du temps perdu de Proust.Ce travail a permis de comprendre la Configuration dans le rcit de fiction.Dans le volume I, lauteur examine la configuration dans le rcit historique partir dun titre vocateur : Lhistoire et le rcit ; dans le volume II, ilpropose une configuration du temps dans le rcit de fiction et enfin cestdans le volume III que le temps est racont.

    A la suite dune telle dmarche on peut affirmer sans risque de noustromper que le volume II rejoint une partie du volume I pour former ltapedes configurations, avant que le volume III nexamine le thme de larefiguration et les refigurations (philosophie et potique). Dentre de jeu,on peut ladmettre, tout le dispositif roule donc sur la mise en intrigue ,cest--dire sur le travail mimtique de la poisis.

    Dveloppons rapidement ce dessein.

    I - LApproche des uvres

    1-1 - largir la notion de mise en intrigue

    En largissant la mise en intrigue, on est ici devant un fait, danslhistoire du rcit : sa diversification et mme, lre contemporaine, sadisparition. Tout le travail de Ricur, men dans une discussion avec le

    critique anglais Frye, consiste ici montrer que lintrigue ne sefface pas,que lavnement du roman comme forme sans forme et la fin de lart deraconter ne signifient pas la fin de la mise en intrigue.

    Car, dune part, si lon ne rduit pas lintrigue au simple fil delhistoire, lhistoire littraire manifeste plutt un surcrot de raffinementdans la composition, donc linvention dintrigues toujours plus complexeset, en ce sens, toujours plus loignes du rel et de la vie . Et, dautrepart, lclatement mme du rcit chez nos contemporains signifie denouvelles formes de clture des uvres, celles qui conviennent desuvres essentiellement problmatiques : jeux ironiques avec les attentes

    3 On fait allusion ici au Volume II et III de louvrage.

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    du lecteur, mises en vidence de la crise du sens dans des uvrescritiques, dialectique de larbitraire et de la ncessit au sein des fictions.

    Bref, de manire significative, et par un de ces postulats (un de cespassages en force ?) dont Ricur a le secret4 : peut-tre faut-il, malgrtout, faire confiance la demande de concordance qui structure

    aujourdhui encore lattente des lecteurs et croire que de nouvelles formesnarratives, que nous ne savons pas encore nommer, sont dj en train denatre, qui attesteront que la fonction narrative peut se mtamorphoser,mais non pas mourir.

    1-2 - Approfondir la notion de mise en intrigue

    En approfondissant la mise en intrigue, Ricur est tout de suiteconfront Propp, Bremond et Greimas, dans le but de montrer quelintelligence narrative [du temps] ne saurait se rduire la rationalitrevendique par la smiotique narrative . Lenjeu consiste clairement recourir certaines perspectives pour tablir lexistence de structures desfictions (entendons de configurations narratives) mais dmontrerquelles sont insuffisantes, en tant quelles absolutisent ces structures.Autrement dit, de mme que les thories positivistes de la linguistique nesauraient puiser les fonctions relationnelles du langage, de mme quelintelligence smiotique ne peut puiser la signification humaine pratiquedes rcits.

    1-3 - Enrichir la notion de mise en intrigue : les jeux avec le temps

    Dans la considration du rcit de fiction, Ricur interrogesuccessivement :

    - les grammaires des temps du verbe dans le rcit que proposentBenveniste, Hamburger, Weinrich, en tant que ces linguistes distinguentdes niveaux de pass, des aspects des temps, des jeux ainsi renduspossibles au sein des noncs qui impliquent le temps ;- la distinction entre temps du rcit et temps racont que proposentGunther Mller et Genette ;- la distinction entre nonc et nonciation (toujours Genette) ;- les notions de point de vue et de voix narrative (divers, dont Ouspenski

    et Bakhtine).

    4 La smiotique narrative de Greimas offre un modle des plus abstraits et rationaliss. En mme temps, ilintroduit (relativement lordre que lui assigne le dveloppement de Ricur) des notions et des considrationsprcieuses pour Ricur : structures aspectuelles du discours narratif, dimension axiologique et pragmatique,considration des actions respectives (du faire) du destinateur et du destinataire. De plus, Greimas a travaill surMaupassant : il nous rapproche ainsi, avant Genette, de la narratologie des textes littraires. Mais Ricur luireproche de ne pas pouvoir articuler vraiment sa logique des oprations narratives et son ide de la crativitpropre du rcit : Ricur pense pouvoir prouver une inadquation entre, par exemple, les deux schmas actancielsde donateur/donataire et de priver/donner (quelquun prive quelquun de quelque chose ou le lui donne). Dans le

    deuxime cas, lintroduction de la valeur (de ce qui est donn ou retir) porte lanalyse un niveau dedclaration thique, qui nest pas contenu dans le prcdent. Ou encore, Greimas ne pourrait rendre compte de lacrativit propre de tel rcit, qui est la caractristique, comme on verra, de luvre de fiction.

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    Ces diverses interrogations de Ricur permettent de creuser au seinde la rhtorique du discours narratif (ou si lon veut de la potique durcit) une opposition propre fonder des actes du rcit adresss auxoprations de lecture que Paul Ricur appellera refigurations. L encore,le recours sadresse toutes les sortes de formalismes aptes dcrire les

    configurations du narratif, pourvu quon les entende comme desoprations effectues sur lexprience relle du temps rel et non commedes traits isolables objectivement. Sur cette approche des uvres deuxobservations nous semblent utiles. Dabord que le terme dapproche est prendre dans les deux sens de lexpression et de limage ; en dautrestermes, comment ou encore par quel cheminement Ricur va-t-il auxuvres cites plus haut ? Ensuite, comment ou encore sous quellesperspectives les travaille-t-il ? Dans le cadre de notre communication nousne donnerons pas de rponses absolues ces questionnements.Simplement on prcisera brivement le parcours interdisciplinaire deRicur mais surtout les exigences quil sest souvent donnes dans sadmarche.

    Sans entrer dans les dtails, le parcours de Ricur sest souvent faitentre les disciplines. En partant de lhistoire littraire, Ricur passe par lalinguistique, la smiologie et surtout la narratologie. Cest lerapprochement aux ralits de la narration qui mettra en vidence le nomet la pense de Genette jouant un rle particulier et crucial dans ladmarche de Ricur. Il sagit l dun vritable travail de potique modernequi renvoie elle-mme Aristote et qui est fonde sur les sciences dulangage et la smiologie. On dirait mme que cest le passage vers Proust.

    Le parcours de Ricur renvoie donc lquilibre entre deux

    exigences. Le recours une discipline et lidentification de tel ou telauteur, mais aussi la critique. De manire constante et significative,Ricur a souvent demand un point de vue et une mthode, qui est celuidune histoire des formes narratives, dune technique danalyse desphnomnes narratifs, dune typologie de ces phnomnes, dunerhtorique, dune potique Et, dautre part, il rcuse la dimension de cesrecours comme trop restreints et comme vacuant en gnral lexprience narrative du temps . Le travail sur Greimas, celui sur Stanzel(une discussion, 137-138 : sa typologie est intressante, mais elle resteabstraite, elle ne se situe pas dans la perspective des lecteurs de fictions),et celui sur Ouspenski illustrent cette double exigence.

    II - Le travail sur Proust5

    2-1 - La marche du texte de Ricur

    On retiendra quelques moments rcurrents dans la marche du textede Ricur. Comme en son habitude chez Ricur, la problmatique estparfaitement dfinie. Et, comme souvent, elle se dfinit de manire

    5Proust lui-mme, dans de nombreuses lettres (par exemple H. de Rgnier, d. Kolb XIX, 630), soutient lecaractre matris des premiers volumes, non sans reconnatre, il est vrai, que ce caractre nest pas forcmentvident. En mme temps il renvoie ses lecteurs qui en douteraient la suite paratre.

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    polmique et dialectique, au sein de discussions6. La question initiale(194) porte toujours sur la lgitimit de sa position, cest--dire sur lapossibilit de considrer La Recherche comme une fable sur le temps.Ricur va soutenir la pertinence de sa dmarche en dveloppant uneinterprtation de luvre contre trois perspectives quil soppose.

    Contre les tenants, anciens et dsormais rfuts, de la thse suivantlaquelle La Recherche serait une autobiographie de Proust, Ricur seborne raffirmer le principe de la distinction quon a vue prcdemmententre lauteur et la figure fictive du narrateur et constater que la critiqueactuelle lui donne raison. Ce qui nexclut pas quil y reviennepisodiquement dans les analyses.

    Contre Deleuze, lanalyse de Ricur privilgie lenjeu de la vrit, dela conqute de cette vrit travers un apprentissage des signes que lenarrateur recevrait au long de sa vie. Ricur annonce donc quil vaprendre en compte un fait jug capital de la composition de La Recherche savoir la longueur dmesure de lapprentissage des signes accorder avec la soudainet dune visitation tardivement raconte, quiqualifie rtrospectivement toute la qute comme temps perdu . Et, defait, cest la critique des signes selon Deleuze qui fournira le fil directeurde toute lanalyse.

    Contre Anne Henry7. Lanalyse de Ricur suppose que La Rechercheporte sur un plan psychologique et narratif la philosophie de lart duRomantisme allemand, telle quelle aurait t reue par Proust traversSailles, Darlu et Tarde.

    La rponse se fait en trois temps, suivant le parcours dun lecteurqui, traversant luvre, arriverait la soire Guermantes et aux

    rvlations de la fin (adresses la figure du narrateur), et qui alors,revenant sur lensemble de sa lecture, chercherait penser ensemble cesdeux temps de la composition de La Recherche.

    2-2 Du temps perdu au temps retrouv

    Cest la marche suppose dune premire lecture, au fil du livre.Cette partie rpond donc la question (200) : Quels seraient les signesde la retrouvaille du temps pour qui ignorerait la conclusion de LaRecherche8 ?

    Cette lecture va traverser toute la Recherche (en fait le Du ct de

    chez Swann, 209 : une seule phrase sur luvre intermdiaire), lexclusion du Temps retrouv, en notant les approches de la rcollectiondu temps par le narrateur et ses hros comme Swann, comme desapproches imparfaites et des checs.

    6 Dans le travail sur La Montagne magique : Il nous faut donc maintenant entendre un plaidoyer despritadverse. et dans III, 233, au moment de commencer la discussion avec Wayne Booth : Avant dentrer danscette arne [] 7Anne Henry, Proust romancier, le tombeau gyptien. Cette rcusation ne prendra tout son sens que dans le vol.III (II, 2, Les fictions et les variations imaginatives sur le temps ), quand Ricur exposera lespce de

    supriorit des fictions sur la philosophie phnomnologique (Husserl et Heidegger).8Notons encore la notion de signe emprunte Deleuze, et dtourne de sa problmatique de la vrit vers uneproblmatique de lexprience du temps et de lternit.

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    L'ide fondamentale est donc celle-ci : le lecteur suppos entre dansun processus dramatique qui lui fait attendre, le laisse esprer unepriptie et un dnouement par lachvement paradoxal (para ten doxan)dune exprience du temps.

    Cette analyse rpond la question annonce : Par quels moyens

    narratifs prcis la spculation sur lart est-elle incorpore dans Le Tempsretrouv lhistoire invisible dune vocation ? Elle entend montrer quecelle-ci articule de manire narrative une exprience de lextra temporel,une spculation sur le temps, une spculation sur luvre dart, et unedcision, celle dcrire. Or cette dcision ne peut se prendre que souslaiguillon de la mort, que portent les spectres de la fte (la spculation surluvre dart ny suffirait pas) : cest la thtralisation de la mort quidonne pour la premire fois lcriture un caractre concret durgence.

    Ainsi dcrite, la rflexion du narrateur sur lart ne reprsente pas unedissertation sur lesthtique mais la priptie narrative (le momentfictionnel) ncessaire pour le passage la dcision de renfermer le tempsperdu dans une uvre durable.

    Ici, notre avis, figure le plus fort de la rflexion de Ricur en tantquelle consiste rattacher la mise en intrigue des actions ( ce queRicur appelle une perspective axiologique : de laction et des valeurs) et tenir la dcision comme un moment capital de ces actions.

    Du temps perdu au temps retrouv, il faut ajouter que cest larponse une question fondamentale : Quel rapport le projet de luvredart, issu de la dcouverte de la vocation dcrivain, instaure-t-il entre letemps retrouv et le temps perdu ? . Dans cette perspective, Ricurrevient la mditation sur lart travers laquelle il veut dcrire les

    caractres de luvre venir, quil veut et doit distinguer de celle quenous connaissons.Cest alors lenqute sur la notion de style, propre penser en effet

    le caractre fictionnel de lexprience temporelle proustienne commeralisation de lextra temporel dans la temporalit objective dune uvre.Cette enqute met en vidence le sens unifiant de la mtaphore, proclampar Proust lui-mme.

    On peut rcapituler les traits de lanalyse de Ricur sur Proust de lamanire suivante :

    Lopposition centrale qui gouverne cette analyse se formule entre lercit de lapproche de la dcision dcrire et celui de cette dcision. Elle

    donne la perspective : la dramaturgie de luvre tourne tout entireautour de lacte dcrire, elle relve dune pragmatique (et non dunephilosophie de la vrit, comme dans Deleuze).

    D'autre part, notons les notions opratoires, dont certaines sontessentielles dans les deux autres tudes savoir :

    * la figure cosmologique de lellipse ; elle confre aux uvres unedimension et une nature cosmiques ( le monde de luvre ) ; elle exaltela notion de configuration ; elle suppose une dynamique, emprunte auxlois de la nature des choses, telle que celle-ci fait lobjet des modleshumains (cosmologiques) de comprhension. On ne peut pas ici ne pasrappeler la figure elliptique, mise en vidence en son temps par J. Greisch,qui assigne Aristote et Augustin chacun de ses foyers.

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    * Les voix narratives ; la notion de voix, comme pour La Montagnemagique, offre la possibilit, intrinsque luvre, des refigurations.Comme telle, elle met en vidence le caractre dynamique du monde deluvre .

    * Le thme de la dcision ; il substitue la perspective de la

    pragmatique celle de lesthtique.* Le thme du style ; il permet de traiter le trait essentiel de laralisation de luvre et de le dfinir comme limpression dune marqueoriginale et structurante (notamment par la mtaphore)9.

    * Le thme des deux lectures ; il tait dj apparu pour ltude de LaMontagne magique. Il saffirme fortement ici.

    Ricur voulait bien suivre lordre et le mouvement de lexpriencefictive de la lecture, quitte crer une sorte de figure imaginaire etheuristique du lecteur. Mais il sest heurt des uvres trs construites,trs longues et trs complexes (choisies comme telles), pour lesquelles ila d supposer, dinstitution, une lecture et une relecture, lecture dont enfait il ne parle pas et relecture qui lui permet de travailler la configuration.Ou plutt, et plus profondment, que luvre soit longue ou courte, cethme exprime la difficult dans laquelle Ricur sest mis lui-mme entraitant dune part de la configuration (ncessairement sous langle de latotalit) et, dautre part, de la dynamique de la lecture (qui est unparcours linaire et temporel dans luvre)10.

    Pour une critique de linterprtation de Ricur concernant Proust, ilest souligner dabord combien les perspectives de Ricur conviennent La Recherche ou, inversement, combien lexemple de La Recherche est judicieusement choisi par Ricur : tellement la question du temps

    videmment, mais aussi le souci de la structure de luvre, la question dela narration, la disjonction entre le narrateur et lauteur, les vnementsde la lecture, larticulation entre la spculation et la fiction, tout cela nonseulement est thmatis dans La Recherche mais informe la fiction elle-mme, et de manire dcisive.

    2-3- Pour une interprtation anthropologique du temps

    Dans le contexte africain, la dure demeure un vritable substrat,une substance, un support de la vie visible et / ou invisible. Elle nest passouvent mesurable en tranches spares, car en gnral tout est actuel ou

    nest pas, mme les disparus dont la mort na fait que transformer laforme dexistence puisque lon croit quils restent vivants dans un mondeinvisible, ou mieux, visible avec les yeux du cur . Cest l loccasionde dire que du point de vue anthropologique, et comme le veut la traditionafricaine, le temps ne passe pas. Une telle ide semblerait bizarre, voirefolle. Et comme le dit Ellenberger, cela peut paratre comme un postulatabsurde la vrit pour lAfrique.

    Lorsquun Occidental parle de vaincre le temps, de tuer le temps, onpeut penser que cela relve dun vouloir dmentiel qui fait souvent courir

    9Quest-ce que le style dune uvre annonce et qui nexiste pas ?10 Comme si revenait, pour lui, le problme quil dcle chez Greimas : comment passer dun schma structural un schma dynamique ? Or ce problme, cest celui-l mme de Proust, longtemps non rsolu, et quil rsout parla fiction de la voix narrative

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    plus vite aprs une ombre qui chappe toujours. On peut parler l duneculture qui serait axe sur la course, le progrs, linstabilit et lagressivit.

    Contrairement lOccidental, lAfricain vit dans un temps immobile,une dure intemporelle qui rend contemporains des faits spars parfoispar des annes, voire des sicles. Et si lon en vient tenter de calculer le

    temps en Afrique, ce ne serait en rien une spculation mais un besoinpratique et urgent en relation avec des vnements prsents. Le tempstant fait dvnements, il ne peut donc se compter car on ne compte pasdans le vide. Dans les socits africaines traditionnelles, il na presque pasexist des calendriers numriques. Cependant, lesdites socitsconnaissaient ou connaissent toujours, comme au bon vieux temps lensemble des rgles communes un groupe humain organis qui lui sert agencer dans le temps, les uns par rapport aux autres, ses ftes etsolennits priodiques. Par exemple, pour une grossesse, on se contenteseulement dnumrer les lunaisons ou encore le nombre de jours marcher pour se rendre tel endroit. Cela exclue ici un calendrier fixe audtriment des petites priodes courtes sans nom, des concidences plus oumoins prcises entre deux ordres de faits, astronomiques et biologiques,ou des phnomnes conomiques comme des marchs, selon un rythmecontinu et sans rapport avec ces mmes ordres de faits. En consquence,il se prsente la philosophie africaine une difficult norme ; celle decomprendre lesprance chrtienne et toute leschatologie qui syrapporte. Larrire-plan africain connat trs peu voire pas du tout un futurmythologique. Le futur est souvent ouvert, sans terme, sans but, sansconsommation. Cela se rsume par le postulat suivant : le tempscontinuera comme il a toujours fait dans un rythme sans fin de vie et de

    phnomnes naturels.Comme on peut le constater, les notions de temps et de dure sontloin de correspondre un concept unique.

    Dans nos travaux actuels, nous explorons le concept depostmodernit et en faisant le rapport de lhomme au temps on en arrive une posture complexe qui rsume ce rapport : de la soumission latyrannie. Autrement dit, avant, nous tions soumis au temps, aujourdhui,avec lavnement de la postmodernit et son acclration du temps nousviolentons dsormais le temps pour en tirer le maximum de profit et deplaisir. Lindividu veut dominer le temps ; ce rgne de lurgence. Il prouve

    donc le sentiment de pouvoir vaincre le temps, grce notamment auxNTIC. Mais il est toujours rattrap par le temps : la technologie permettantle gain de temps implique den faire toujours plus : cest la tyrannie delurgence. Rduire ou transformer les temps morts en temps forts (loisirs), cest aussi faire plusieurs choses la fois et mlanger desdiffrents temps.

    III - Modernit et dialogue avec lanthropologie hermneutique

    3- 1- Ce quest la modernit

    Considre comme une poque, la modernit cest tre de sontemps. Cest la valeur des valeurs ou bien une priode qui puise sa

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    normativit en elle-mme, on situe la modernit dans un esprit du tempsport par un sujet en mesure de faire la triple distinction des sphres (lanature, l'thique et l'esthtique), ou mme de reconstituer, la totalitdsunie. La modernit inaugure donc ainsi une nouvelle tape, dont leseuil historique ne peut tre apprhend qu'avant qu'il ne soit atteint ou

    qu'aprs qu'il est dpass.Le problme est que le culte dune poque est souvent transitoire.Ceci veut dire que la modernit se trouve constamment en dcalage parrapport elle-mme. La lgitimit des Temps Modernes, est, aujourd'hui,branle. Il suffit de penser la guerre : qui peut encore jouer un Hegelquand, voyant Napolon cheval Ina, en 1807, il s'cria : j'ai vu l'Espritdu monde sur un cheval, lorsqu'il il lui a t donn de lire cette note fataled'Adorno : j'ai vu l'Esprit du monde, non cheval mais sur les ailes d'unefuse et sans tte ? Une chose est sre : la modernit fondatrice, celle dela supriorit des Modernes sur les Anciens, telle qu'elle nous a tlgue, de la renaissance au XVIIIe sicle, est, aujourd'hui, en crise. AlainTouraine en a dcrit dernirement les manifestations, de l'puisement dumouvement initial des Lumires la socit remplace par le march. Demme, J. Habermas, M. Frank, M. Foucault et les poststructuralistes l'ontsoumise une critique qui s'est attaque au principe de la conscience desoi. Celle-ci supposait que le sujet cartsien construit son rapport lui-mme, l'autre et au monde dans la transparence de la subjectivitfondatrice : le Je , le subjectum, sous-jacent, matre de ce qu'il pense,de ce qu'il dit et de ce qu'il fait. Il a t dmontr que le concept de sujet,tant sublim par les Modernes, repose sur la structure unilatrale,dominatrice et autorfrentielle de la conscience de soi. Mme les

    posthumanistes, ceux qui demeurent attachs la traditiond'argumentation des Lumires admettent volontiers que nous sommestous, quelque part, des dus de la modernit. Il faut donc tenir pourhypothse l'invitable historicisation de la modernit.

    Face cette situation, deux problmes demeurent en suspens,apparemment sans relation discursive. Le premier : la modernit est-elleune stratgie d'argumentation - mais une tradition quand mme - ou bienune figure tutlaire et autoritaire ? Est-elle termine et dcompose dansune post-modernit aussi nigmatique que mystrieuse , ou biendemeure-t-elle un projet inachev ? Ce qu'on appelle, par del leftichisme d'un label juste titre fort critiqu, le postmoderne , ou l'ge

    post-industriel , selon Touraine, indique moins la fin de la modernitcomme le pense Vattimo que quelque chose qui vient simplement aprscomme le postimpressionnisme suit l'impressionnisme. Est-ce dire quel'aprs remet en cause l'avant c'est--dire les valeurs politiques modernes: les droits de l'homme et la dmocratie? C'est ce niveau que le premierproblme s'articule au second, portant celui l sur le statut des socitsextra-europennes : comment pouvoir examiner des socits en transition partir d'une position post-moderne qui relativise les idaux de lamodernit ?

    La thorie de la modernit, elle, affichant ses prtentions l'valuation normative, est culturelle surtout quand elle assimile le partagetemporel entre l'ge mdival europen et les Temps Modernes ladiffrence spatiale entre l'Occident et les autres grandes cultures non

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    europennes. En revanche, la thorie de la modernisation (amricaine)n'attache aucune importance au contenu philosophique normatif de lamodernit, la raison centre sur le sujet et l'auto-critique de la raison parelle-mme qui selon les cas, destitue le sujet auto-rfrentiel, ramnagele statut, le revendique encore pour le prsent ou en dcrit les techniques

    de subjectivisation par lesquels il se constitue. Elle dcouple modernit etrationalit, les arrache leur arrire plan, les dlie de leur socleconceptuel, pour en faire des processus universels susceptibles demodlisation en termes de conditions, de fonctions et d'interactions. Elleanalyse, en termes transitionnels, plutt les facteurs et les processus duchangement d'un tat un autre, de la socit traditionnelle la socitmoderne. Le pourquoi et le comment du changement, hic et nunc, en sontles proccupations thoriques essentielles. Quand ils sont employs dansles recherches en sciences sociales, la modernit, la modernisation etl'occidentalisation (Westernization) sont utiliss pareillement sans que leurcontenu normatif ne soit ni vritablement dtermin ni rellementinterrog. Mais d'une faon gnrale, elle rserve l'occidentalisation aumouvement d'influence europenne ayant eu lieu au XIXe sicle et lamodernisation la situation des pays post-coloniaux. Dans un classique dugenre, par exemple, o Weber ne figure mme pas en index, Halperenreprenant un Lerner qui avait cit quand mme Weber deux fois, mais propos d'une seule ide (la prophtie rationnelle que le Moyen-Orientattendrait en la personne de Nasser), renvoie l'occidentalisation un stadeantrieur de l'histoire du Moyen-Orient, le XIXe sicle quand elle futimpose par l'Occident. Maintenant, le terme est devenu paroissial etsource d'garement ; la modernisation qui le remplace est un mouvement

    autochtone (native) revendiqu par les moyen-orientaux eux-mmes quiveulent tre modernes sans tre anglais, franais ou amricains. Parfois, lalogique de la modernisation est tempre par l'emploi entre guillemets dumot modernit un peu pour dsigner ce que le sens commun entend savoir le catalogue slectif des valeurs modernes : le style moderne de lavue, la libert individuelle et les droits de l'homme, la science etl'industrie, la culture civique et la dmocratie. Ou pour tre plus juste : lecontenu normatif de la modernit est dfini partir des prmisses de lamodernisation vers son terme final ou bien un item quelconque duparcours. Aucun doute n'est mis sur l'ventuelle validit culturelle de cesmonuments de l'universalit ; nulle auto-critique de la raison par elle-

    mme n'effleure l'esprit ; et jamais on ne signale les revers que lamodernit a eu subir dans son histoire riche et polyforme. A la limite,quand le regard critique se met discuter le contenu de la modernit(occidentale), il a tendance tomber dans le relativisme de la folk-culture.

    Dans sa formulation la plus gnrale, la modernisation est leprocessus systmatique travers lequel les socits changentfondamentalement et franchissent les frontires d'un modlepassablement traditionnel un modle plus ou moins moderne. Ellesuppose l'opposition dichotomique de deux types, disons A et B, la socittraditionnelle et la socit moderne. Des couples asymtriques reviennentconstamment, dont le premier dsigne la tradition et le second lamodernit : culture paroissiale contre (versus) culture cosmopolite,motivit contre rationalit, individu contre collectivit, solidarit

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    mcanique contre solidarit organique, statut contre contrat, relationssociales primaires (parentales ou tribales) contre secondaires (de classesen comptition), autorit traditionnelle contre lgale, communaut contresocit.

    La thorie de la modernisation n'a pas que des inconvnients.

    Derrire la technicit de ses propositions et l'effrayante inflationstatistique, elle reformule, sa manire, l'un des enjeux controverss dela thorie de la modernit savoir : l'histoire de l'Europe est-elle unique ouse rpte-t-elle dans les pays sous-dvelopps contemporains ? Et larponse qu'elle fournit est un oui massif qui tranche avec la thse d'unexclusivisme europen sur lequel s'accordent peu ou prou des auteursaussi diffrents que Weber, Elias et Moore : la modernisation est unprocessus universalisable dans toutes les socits. En ddramatisant lacharge affective attache l'ethos de la modernit, elle sort de l'impassedans laquelle se fourvoie la thorie ontologique de la modernit puisqu'onn'aura plus dans ce nouveau cadre imputer l'chec de la modernit quelque chose de pathologiquement impuissant penser la modernit faitautrement qu'en termes de conciliation schizophrnique. Afin de sortir del'impasse, il faut doubler la distinction philosophique entre la modernitfondatrice et la modernit tardive par une autre, plutt caractreheuristique, entre la valeur et le processus, la thorie de la modernit et lathorie de la modernisation. Elle peut tre videmment tendue ladiffrence entre la dmocratie et la dmocratisation.

    Un exemple tir de la thse d'Akbar S. Ahmed juxtapose,dramatiquement, un conservatisme politique un postmodernisme malassimil. Pour lui, si le modernisme signifiait l'ducation, l'occidentalisation

    et la technophilie, le post-modernisme serait le retour l'identit. Dans cesens, on peut dire par exemple que le Gabon apportera sa contributionaux proccupations du monde post-moderne : la compassion, le respect dela nature, entre autres. Plus grave : le gouvernement nest pas plusseulement moderne, en dpit de lui-mme, comme on a souvent tendance le lire, mais post-moderne, du fait qu'il mle des lmentscontradictoires (la jouissance et la nostalgie, le modernisme et letraditionalisme).

    3- 2- Lagir dans la modernit

    A la suite de temps et rcit, on voudrait prsent parler dunconcept qui nous est cher, qui est cher lanthropologie et qui est aussi aucentre de la pense de Ricur, il sagit de lagir dans la modernit.Conduit par cette pense, Paul Ricur s'est toujours donn pour tched'clairer, pour ses concitoyens, les concepts utiliss par les acteurs de lasocit. uvrant pour l'largissement de la dmocratie moderne, il atoujours voulu clairer le dbat dmocratique et montrer quels sont lesvritables enjeux des dcisions prendre, dcisions parfois cruelles,difficiles, dlicates, enchevtres, inextricables.

    Dans cette tche, la pense de Paul Ricur, au-del des structuresuniversitaires je rappelle ici quil fut un professeur magistral auramarqu la cit. Car, ds le dbut de sa carrire, il fut trs attach l'idede prsence son sicle. Quelles que soient les fatigues et les difficults

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    du moment, il y a toujours eu chez lui disponibilit, prsence etengagement, face aux dfis du sicle et aux enjeux de la modernit.Prsence, engagement, promesse, c'est l qu'il a construit ce que jappelle l'homme capable , dont il est lui-mme l'exemple. De ses premierstextes des annes 30 ses interventions d'aujourd'hui, on retrouve

    toujours ce souci de l'agir, de la prsence, de l'engagement.A ce titre, on ne pourra manquer de dire que Paul Ricur fut unvritable matre penser, et non un matre penseur. Loin d'tre undonneur de leons, comme certains grands matres des annes 60 -70, il a essentiellement donn penser aux autres, ce qui est tout faitdans la posture d'humilit qui est la sienne. Il y a chez lui renoncement toute pense systmatique, tout systme clos : sa position fut toujoursavant tout celle du dialogue, comme le montre, par exemple, son rapportavec les sciences humaines, qu'il s'agisse de l'anthropologie, de l'histoire,de la psychanalyse ou de la smiologie.

    Pour enrichir la philosophie, Ricur eut en effet l'humilit de lire lesautres, de traverser les sciences humaines, de se laisser interpeller parleur apport et de remettre en question les points forts de la traditionphilosophique. Il a pu ainsi construire un espace mdian entre les positionsalternatives tranches qui avaient trop souvent cours dans les scienceshumaines (rel ou rcit, science du singulier ou du gnral, etc.), montrerqu'il fallait penser ensemble ces donnes, de sorte qu'il suscita dans cesdiverses disciplines, l'histoire par exemple, un tournant interprtatif,hermneutique, des plus importants, puisqu'il s'agissait d'en rabattre surune ambition scientiste inspire des sciences de la nature et abusivementapplique aux sciences de l'humain.

    Il faut en effet comprendre Ricur en dialogue avec son temps.Depuis l'aprs-guerre, une fois sa thse termine, il aura tparticulirement marqu par les grands moments de la pense franaiseet les aura traverss en dialoguant, chaque fois, avec ce qui tait ladominante du temps. Lui qui a travaill sur les notions d'histoire, demmoire, d'oubli, de pardon, parce que nous vivons dans un moment quiest un moment mmoriel .

    Nous avons l un parcours qui remplit le sicle avec au niveauphilosophique l'existentialisme. Jean-Paul Sartre est le grand philosophequi a domin la France libre, en dveloppant les thses del'existentialisme : L'existentialisme est un humanisme ; c'est un moment

    o surgit la libert, dans tous les sens du terme. Vu par Jean-Paul Sartre,l'existentialisme est l'ide d'un vritable surgissement de la libert, auquell'homme ne peut chapper. Mais l'homme sort cette libert du nant. Il y apour Sartre une opposition tout fait frontale entre l'tre pour soi de laconscience, qui se confronte l'tre en-soi totalement opaque lui-mme. Cette libert se situe donc du ct de la pense consciente, duct du cogito cartsien, comme disent les philosophes, du ct du sujetpratique. Or dans les thses existentialistes de Sartre, il y a une impasse(une aporie) et c'est celle que Ricur va pointer : il y a dans cette libertqui sort du nant et qui parat enthousiasmante, le risque d'un repli del'individu sur lui-mme; plus encore, dans un tel repli sur le moi ,l'thique devient impossible. L'thique, c'est--dire la pense de l'autre,constitue ainsi l'angle mort de la pense existentialiste de l'aprs-guerre.

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    En effet, dans cette pense, l'individualisation est pousse l'extrme(cest ce que je nomme lgoltrie11), elle devient absolue : on se perden se donnant, crit Sartre ; l'enfer c'est les autres . Si, dans l'aprs-guerre, Ricur participa de l'existentialisme, ce sera plutt dans une autrefiliation, celle de Gabriel Marcel et de Karl Jaspers (il avait travaill sur les

    textes de ce dernier pendant la guerre). Il s'est aussi nourri del'existentialisme de Kierkegaard et du personnalisme d'Emmanuel Mounier.Nanmoins, peu port aux polmiques, il n'interviendra que prs d'unedizaine d'annes aprs que les thses de Sartre aient t portes auxnues, un moment o l'existentialisme commence dcliner. Dans unarticle fondamental de 1956, intitul Ngativit et affirmationoriginaire , il se demande si, comme l'implique l'existentialisme sartrien,un refus peut tre sa propre origine.

    Ricur a repris galement dans ses thses le refus de Kierkegaardde la fermeture de la philosophie son autre , qui est la thologie.Comme pour Kierkegaard, il y a toujours un autre de la philosophie, un autre du concept. Kierkegaard avait tent de rpondre la doublequestion : qu'est-ce qu'exister ? qu'est-ce que penser ? Et Ricur decommenter : la philosophie vit de l'unit de ces deux questions et meurtde leur sparation. Autrement dit, la philosophie vit de cette unit du qu'est-ce qu'exister ? et qu'est-ce que penser ? , unit bien srgnratrice de tensions.

    On peut donc dire qu'en s'appropriant l'existentialisme, Ricur s'estsitu du ct de la mise en marche : tre, c'est tre en route . Celasignifie que, dans ses diverses prises de position sur toutes sortes desujets, Paul Ricur a toujours pos des questions aux rponses formules,

    plutt que d'apporter lui-mme des rponses dfinitives. C'est unquestionnement continu, une posture interrogative qui sera toujours lasienne, ne postulant pas des rponses au dossier traiter. Il y a l commeun dplacement de la notion de vrit qui n'est plus une sorte de clcache dcouvrir mais devient ouverture d'autres questions, une vrit communicationnelle pour reprendre une expression d'Habermas.

    Cest ce niveau donc quon retrouve finalement, une dialectique dela pense faite, chez Ricur, de trois temps essentiels : le temps del'coute, le temps de l'engagement et le temps de l'chappement del'impasse.

    Au niveau phnomnologique, Ricur a t, comme Lvinas, un

    grand introducteur en France des thses phnomnologiques, etnotamment celles de Husserl, le grand phnomnologue allemand. Il avaitconsacr une grande partie de son temps de captivit traduire Husserl( les Idels : Idels I ). Par la suite, non seulement il le fit connatre, maisil en fut un grand commentateur et un grand exgte, dveloppant, dansles annes 50, toute une pense dans laquelle il va se reconnatre lui-mme. C'est dans une perspective phnomnologique qu'il a trouv lemoyen de dpasser les fausses alternatives des sciences humaines : sujetou objet, pense du dehors ou pense du dedans, expliquer oucomprendre, mme ou autre, etc. La phnomnologie lui aura permis de

    11 B. MINKO MV, Gabon entre tradition et post-modernit (Dynamique des structures daccueil Fang), Paris,LHarmattan, 2003.

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    dvelopper, par exemple, cet espace de l'entre-deux entre le sujet etl'objet, par la notion de l'intentionnalit du sujet par rapport l'objet.

    Mais il n'est pas seulement le porte-parole de Husserl. Il auraconstruit galement sa propre pense phnomnologique. En 1950 ilsoutiendra sa thse universitaire de doctorat sur la philosophie de la

    volont : Le volontaire et l'involontaire, une thse qui exprime pleinementles orientations de Ricur, une thse phnomnologique certes, quis'inscrit dans le cadre de cette pense, mais aussi une thse qui se veutune rponse l'existentialisme, se prsentant comme complment autravail de Merleau-Ponty dans l'ensemble de la phnomnologie. Merleau-Ponty, en effet, avait publi en 1945 La phnomnologie de la perception.Ricur a voulu, quant lui, traiter de la volont humaine. Il sest trouvdonc prospecter non du ct de la perception mais du ct de l'agir, duvolontaire et de l'involontaire. Dans cette thse, l'adversaire de Ricur esttoujours le mme : c'est la pense rductionniste et mcaniste. Il montrequ'on ne peut rduire la volont humaine quelque chose de purementexprimental, des schmas pavloviens, qu'il y a de la complexit. Ilanalyse ces articulations, tout en tenant compte, trs srieusement, detoutes les connaissances exprimentales sur le fonctionnement ducerveau. Dbat qu'il a poursuivi tout rcemment dans ses entretiens avecJean-Pierre Changeux au sujet des sciences cognitives, l'adversaire tanttoujours le mme, la rduction de l'homme l'homme neuronal.

    3- 3- Le courant structuraliste

    Avec le tournant structuraliste nous abordons une troisime priode.

    Dans les annes 60 et 70, le structuralisme faisait figure de thorietriomphante et tait porteur d'une esprance de renouvellement pour biendes disciplines, que ce soit la phonologie, la linguistique, la smiologie,l'ethnologie, la psychanalyse, le marxisme, l'histoire ou la thorie littraire.Dans son ouvrage consacr Lvi-Strauss en 1991, Marcel Hnaff pose laquestion : cet espoir s'est-il vanoui ? Il faut plutt dire qu'il s'est si bienaccompli qu'il en parat aujourd'hui puis, crit-il. Le mouvement ne futpas exempt d'extravagances. Mais pas non plus dnu de fcondit. Sansdoute la page est-elle tourne; mais elle n'est pas arrache. Elle fait bel etbien partie du livre que cette poque a crit .

    Ds la parution des Structures lmentaires de la parent, Lvi-

    Strauss a soulev l'enthousiasme, tant parmi les spcialistes qu'auprs dupublic intellectuel au sens large. Ce fut, sans doute, un des grandsmrites de Lvi-Strauss d'tre toujours capable d'attirer l'attention d'unlarge public, et cela sans vritablement faire de concessions ni verser dansl'opportunisme , crit Robert Delige dans une Introduction rcente l'anthropologie structurale. Tout le monde, des sociologues auxphilosophes, se mit le lire, l'tudier, le discuter. Grce lui,l'ethnologie, qui tait marginale et vieillotte sur la scne intellectuellefranaise, devint une discipline noble et prestigieuse. Il est certes difficiled'valuer son impact vritable, mais il est incontestable qu'il suscita unengouement profond, que ses travaux furent une source inpuisabled'mulation, et que tout le monde se prit de passion pour les rglesd'change, le passage de la nature la culture ou encore l'analyse

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    structurale des mythes. L'influence de Lvi-Strauss ne se limitera pas qula France. Son uvre sera traduite en plusieurs langues et ses idesseront discutes dans le monde entier.

    Malgr le rayonnement de son uvre en dehors du champ del'ethnologie, Lvi-Strauss a toujours refus d'riger le structuralisme en

    philosophie. Si, de temps autre , crit-il, et sans jamais myappesantir, je prends la peine d'indiquer ce que mon travail signifie pourmoi d'un point de vue philosophique, ce n'est pas que j'attache del'importance cet aspect. Je cherche plutt rcuser d'avance ce que lesphilosophes pourraient prtendre me faire dire. Je n'oppose pas unephilosophie qui serait mienne la leur, car je n'ai pas de philosophie quimrite qu'on s'y arrte 12.

    Par ce refus, Lvi-Strauss peut revendiquer le droit tre dispensd'avoir prendre position au-del de son domaine de comptence,souligne Marcel Hnaff. Le structuralisme a t un temps la mode. Entant que mthode scientifique, il n'aurait, du reste, jamais d l'tre. Unsavoir se mesure ses rsultats dans son domaine, non ses russitesdans l'opinion (lesquelles, en gnral, importent plus aux pigones qu'auxchercheurs de fond). Tant mieux, surtout si cela veut dire qu'on ne prtendplus dsormais lui demander de se prononcer sur toutes sortes de sujetso il n'a que dire ni que faire.

    Pour mieux comprendre le structuralisme, il est essentiel deremonter au Cours de linguistique gnrale de Ferdinand de Saussure. Enconsidrant la langue comme systme social et codifi, Saussure et lalinguistique structurale rejetaient les pratiques individuelles et ladiachronie hors du champ de la linguistique. l'instar de Saussure, Lvi-

    Strauss va lui aussi se dsintresser des agents sociaux et duchangement. Il va concevoir le social comme un systme, un ensemble derelations qui prexistent aux individus13.

    C'est en fait une thorie gnrale de l'change et de lacommunication que l'anthropologue nous convie : les signes, les femmeset les biens s'changent et permettent ainsi, par des combinaisonsstructures, de construire inconsciemment les relations sociales, d'ordrereligieux (mythes et rites), conomique et familial. Lvi-Strauss prcisedans ses entretiens avec Didier ribon qu on pourrait tout aussi bien direque les femmes changent des hommes ; il suffirait de remplacer le signe+ par le signe et inversement, la structure du systme n'en serait pas

    altre.Lvi-Strauss, au moment de la rdaction de son travail sur la

    parent, a affaire deux conceptions trs prcises de la notion destructure : l'une fait dj autorit dans sa discipline, c'est celle de structure sociale dveloppe par les anthropologues anglo-saxons ;l'autre, dont la dcouverte, pour lui, est rcente, lui vient de la linguistique(notamment travers l'enseignement de Jakobson qui le conduit vers lalecture de Saussure et de Troubetsko). Entre les deux conceptionsn'existait aucun lien sinon le terme lui-mme. L'originalit de la dmarchede Lvi-Strauss sera d'tablir ce lien ou, plutt, de poser les problmes

    12 Cl. LVI-STRAUSS, L'homme nu, Mythologiques IV, p. 570, cit par Marcel Hnaff, Claude Lvi-Strauss, p. 9.13 Cl. LVI-STRAUSS,Introduction lanthropologie structurale, Paris, Aubier-Montaigne 1968, p. 33.

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    d'une manire qui conduira repenser compltement le conceptanthropologique de structure partir de celui que lui fournit lalinguistique. La structure sociale n'est pas la somme totale de toutes lesrelations sociales de tous les individus un moment donn , comme l'adfini l'anthropologue anglais Radcliffe-Brown (sinon structure sociale

    serait alors simplement un synonyme d organisation sociale ). La notionde structure sociale ne se rapporte pas la ralit empirique, mais auxmodles construits d'aprs celle-ci. Les relations sociales ne sont que lamatire premire employe pour la construction de modles qui rendentmanifeste la structure sociale elle-mme.

    La notion de modle est trs importante pour comprendre lestructuralisme de Lvi-Strauss. En effet, l'accs la structure passe par lamdiation de modles, car bien que relle , la structure ne peut trel'objet d'une exprience immdiate. Le manifeste n'est jamais qu'un verniset la cl de l'explication se trouve toujours dans le latent : elle est cacheet c'est prcisment la tche de l'ethnologue de la retrouver.

    Quelles que soient son origine et sa culture, il y a quelque chose decommun quon retrouve chez lhomme : cest linconscient collectif. Il senourrit des mmes images, des mmes symboles et des mmesmotivations. A ce niveau, lexplication serait donc plus psychologique quesociologique. Le courant structuraliste sappuie sur une mthode qui seforge partir de la linguistique pour deux raisons essentielles : dabordparce que la linguistique apparat bien plus ancienne que la sociologie oulethnologie ; elle est gnrale et non relativiste. Ensuite, parce quelle estla science de lhomme qui valorise le mieux la culture et que lessentiel dela culture rside dans le systme symbolique (langage, parent, mythe,

    art etc.) Le courant structuraliste trouve une certaine cohrence dans laconstitution de systmes d'oppositions, le plus souvent de type binaire. Lanourriture s'oppose au non-comestible, le bas au haut, le cru au cuit, lanature la culture, et ainsi de suite. En d'autres termes, la culture, commele langage, tant un systme de signes, les signes s'opposent les uns auxautres et surtout ils s'opposent deux deux. La tche de l'analysteconsistera alors montrer comment ces oppositions forment systme etprennent sens. Pour prendre un exemple clbre, l'tude des mythes surl'origine de la cuisine rvlera que l'opposition entre le cru et le cuit n'estque l'expression de l'opposition, bien plus gnrale, entre nature etculture. Ce passage de la nature la culture, de l'animalit l'humanit,

    de l'affectivit l'intellectualit s'exprime aussi dans le totmisme.La validit des rsultats de l'analyse structurale tient justement au

    fait qu'elle privilgie toujours, dans les donnes observes, leurappartenance un systme, l'actualit de ce systme et sa cohrenceinterne. Les systmes de parent, en raison de leur caractre clos et fini,en raison de leur fonction qui est de diffrencier et d'ordonner despositions et des statuts, de lier des groupes travers des individusconstituent un domaine particulirement favorable l'analyse structurale(tout comme l'taient pour des raisons analogues les systmesphontiques en linguistique).

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    Vers 1960, Ricur va tre confront au structuralisme14, au momentmme o il achve le deuxime volume de sa philosophie de la volont, Finitude et culpabilit , volume qui se termine sur la symbolique, avecnotamment, la fin de l'ouvrage, un texte fameux, sorti dans la revue Esprit, sous le titre Le symbole donne penser. L'ide de symbole

    va quelque peu modifier les positions de Ricur. Jusque l il s'tait pluttcentr sur l'ego, sur le cogito cartsien, sur comment fonctionne la volonthumaine. Il s'aperoit dsormais que, pour percevoir comment fonctionnele moi , il faut faire le dtour par l'univers symbolique (autre traitcaractristique de la philosophie de Ricur, celle des dtours ncessaires; non des dtours o l'on se perd, mais des dtours qui permettentd'atteindre l'essentiel. Chaque fois qu'il y a une difficult, Ricur s'armede cette faon pour la franchir). Ricur fait donc ce dtour pour continuer rpondre ce qu'est l'homme capable, ce qu'est l'acte humain. Car lreste pour lui la question essentielle. Mais cette nouvelle voie sera cellequ'il appellera son dtour hermneutique. C'est le grand moment de sesessais d'hermneutique et de son dialogue avec les sciences humaines, lapsychanalyse, l'histoire, la smiologie, le programme structuraliste,l'anthropologie de Lvi-Strauss. Ricur traverse la modernit dessciences humaines. En 1960, il a le courage de s'adonner la lectured'ouvrages qui ne sont pas de sa spcialit. Il plonge dans le corpusfreudien (il connat l'allemand) ce qui donnera, en 1965, son ouvrage Del'interprtation , un essai sur Freud, o il montre quel peut tre l'apportde la psychanalyse pour interroger l'acte humain.

    Travaillant avec le groupe de philosophes de la revue EspritRicureut avec Claude Lvi-Strauss un important dialogue sur la question du

    signe, sur la question du sens. A Lvi-Strauss qui souponnait Ricur dechercher le sens du sens, Ricur rpondait que le niveau structuraliste, leniveau du signe, est certes tout fait essentiel et qu'il fallait raliser cetravail de dmontage des textes, en profitant des acquis de la linguistique(Saussure entre autres), mais qu'aprs il restait toujours la question dusens. Il fallait donc articuler signe et sens, envisager de faoncomplmentaire la dconstruction du signe et la reprise du sens. Ricuren vint qualifier Lvi-Strauss de kantien sans sujet transcendantal,preuve que ce dbat fut finalement assez tendu. On peut donc dire que,par rapport au structuralisme, Ricur aura apport une rponse trslongue et trs srieuse, qui permet de mieux comprendre le structuralisme

    et de penser ce qu'il contient de fcond, en laissant de ct ses apories(ses impasses). Couronnement de cette priode structuraliste chezRicur, ses deux livres jumeaux, d'un ct La mtaphore vive (1975) etde l'autre cot, de 1983 1985, la trilogie Temps et rcit, qui traite de lanotion de temps.

    Dans La mtaphore vive15, Ricur montre comment toute larhtorique formaliste de l'analyse structurale des textes ne doit pas resterferme sur le texte. Elle a un hors-texte, qui est celui de l'action et de lacration humaines, celui du rel au sens de l'historien. Par consquent, et

    14 Alfred R. Radcliffe-Brown sest souvent rclam du fonctionnalisme et pourtant son ouvrage Structure et

    fonction dans la socit primitive lui aura valu dtre considr comme lune des pices du structuralisme, en cequil a associ les concepts de structure, de fonction et de processus.15 Cest le premier ouvrage qui amorce l'tude du rcit et de la narration.

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    pour prendre un exemple, une mtaphore doit tre rfre une activitcratrice, un horizon potique d'o vient la mtaphore, lequel setransforme au fil du temps selon l'action de la crativit humaine. D'odes mtaphores mortes et des mtaphores vives, des mtaphores vivesqui peuvent tre remises en scne dans des contextes diffrents. Sans

    risque de nous tromper et avec Olivier Abel, nous pensons que Lamtaphore vive constitue l'lment majeur de la pense de Ricur, ilfallait en parler dans cet expos.

    Dernier niveau danalyse quil faut intgrer dans notre rflexion,cest le rapport de Paul Ricur la philosophie pragmatique amricaine.Cest l un autre moment philosophique de Ricur : son dtour par lesEtats-Unis o, tout en continuant son enseignement en France, il passaune grande partie de son temps dans les annes 1970. L-bas, il fut encontact avec la philosophie analytique, la philosophie pragmatique, aveclaquelle selon son habitude il noua aussi un dialogue, sans d'ailleurs, pourautant, en tre pay de retour. En tant qu'diteur, il fera mme connatrel'uvre d'Austin et celle de Strawson, faisant notamment paratre, dans sapropre collection, Dire c'est faire d'Austin. De ce dialogue avec laphilosophie amricaine, on trouve dj des traces dans Temps et rcit.Ricur y montre l'apport des narrativistes amricains l'tude del'histoire. Ce contact sera galement pour lui l'occasion de prendre unenouvelle fois ses distances avec le structuralisme. A la logique de langation de la parole, de la ngation du sujet, il opposera la pragmatique,c'est--dire l encore le faire. Qu'est-ce qu'agir ? Qu'est-ce qu'agir veutdire ? Comment cela s'articule-t-il avec le discours. Parler, crire, c'est direquelque chose quelqu'un, leon oublie par les structuralistes qui, en

    suivant un peu trop mcaniquement la ligne de Saussure, ont coup tropradicalement le lien entre la langue et la parole, celle-l mise hors duchamp scientifique.

    Mais ce dialogue avec la pragmatique et la philosophie analytique,on va le trouver surtout dans un autre ouvrage de Ricur, difficile maissymptomatique de tout son parcours, son livre Soi-mme comme un autre.L aussi Ricur pointe un certain nombre d'apories (d'impasses) dupragmatisme, essentiellement des thses qui pensent l'action, mais sansacteur. Ricur rintroduit l'acteur c'est--dire le sujet. Il ne s'agitvidemment plus du sujet selon la philosophie classique, mais d'un sujet,si l'on peut dire, nourri de tous les dtours de Ricur. C'est un cogito

    bless. C'est le sujet dans la modernit, chez qui Ricur opre le distinguoentre, d'une part, ce qu'il appelle la mmet, c'est--dire l'identit du soi,son empreinte digitale, et, d'autre part, l'ipsit qui, elle, ne se dfinit quepar rapport au temps et par rapport l'autre.

    Par rapport l'autre, c'est--dire comme quelque chose qui seconstruit et s'enrichit par l'autre ; c'est l'tre avec de Ricur, que nousretrouvons toujours. Par rapport au temps, car Ricur ne voit pas le soicomme un ple originaire qu'il s'agirait d'exhumer dans une qute desorigines, mais comme une construction au fil du temps, dans l'agir et dansun horizon d'attente. Ricur est toujours dans le devenir. Il est toujourstourn vers l'avenir.

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    Tout cela, tout ce travail sur soi, lui a permis de construire unethique, laquelle il tient beaucoup et qu'il appelait, modestement, sapetite thique, bien qu'elle n'en soit pas moins magistrale.

    IV - L'engagement de Ricur

    Paul Ricur a connu en permanence un parcours dengagement. Onnotera chez lui une constance remarquable qui mrite d'tre souligne.

    Ds l'avant-guerre, avec son compagnon Andr Philip, il a t lecollaborateur d'une petite revue Terre nouvelle, o il a crit ses premiersarticles, et qui tait une publication de chrtiens rvolutionnaires16. Ausein d'une quipe qui runissait des catholiques et des protestants, c'taitl un premier engagement.

    Dans l'aprs-guerre, Ricur va se lier troitement la revue Esprit;il en sera, en quelque sorte, le philosophe et marquera fortement lapense de la revue. Ainsi un texte de 1954 : le socius et le prochain, o ilmontre que le prochain peut tre tout aussi bien le proche que le lointain,que le prochain est un comportement, qu'il est de l'ordre de la rencontreet non d'un dterminisme gographique ou sociologique. Autre texte,publi galement dans les annes 50, sur Travail et parole, o il montre,face la modernit, qu'il ne faut pas idoltrer le travail et que la parole estncessaire, une poque o prcisment on avait tendance tout voirpar le travail, la libration de l'homme par exemple et bien d'autres chosesencore.

    Ricur est entr de plain pied dans la querelle scolaire, pourdfendre une lacit ouverte. Il a prsid la Fdration des enseignants

    protestants et s'est engag fond dans un combat pour cette lacitouverte qu'il appelait une lacit de plein vent, rcusant tout la fois ladfense de l'enseignement priv et un certain lacisme qui pourchassaittout homme de conviction dans l'cole. Il a prsid, de 1958 1970, leChristianisme social et s'est engag trs fortement contre la torture, dansle cadre de la guerre d'Algrie, au point que la police a perquisitionn chezlui en 1961.

    Il a fait aussi le choix de la modernit dans une universit en crise.Ds 1964, dans une enqute pour Espritsur l'tat de l'universit, il conclutde faon prmonitoire, prophtique, en disant que si on ne rgle pas laquestion universitaire, on va vers une dflagration nationale. Dans une

    volont de dialogue avec les tudiants, il fait alors le choix, inverse decelui que font la plupart des universitaires, non d'aller vers la Sorbonnemais de la quitter pour partir dans l'aventure de Nanterre. Il y constitue undpartement de philosophie qui, dans le Nanterre des dbuts, est un lieude vritable dialogue avec les tudiants, d'un dialogue qu'il ne pouvait pasavoir dans les grands amphis surpeupls de la Sorbonne.

    Ce fut ensuite, pour lui, le temps de l'clipse amricaine, avec sonchec au Collge de France en face de Michel Foucault et puis, en 1970, sadmission de Nanterre. Son grand retour sur la scne franaise date dudbut des annes 80. Retour absolument extraordinaire. Il intervient alors

    16 La couverture de cette revue, sur une espce de planisphre, relie en rouge l'URSS et la France, avec la croix,et dans la croix, la faucille et le marteau.

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    sur tous les grands enjeux de socit, sur le terrain de la justice, de lamdecine, de l'thique mdicale, aujourd'hui sur le terrain de l'histoire etdes enjeux de la mmoire et du pardon, voulant sur ces derniers pointsrappeler la cit que le legs de la mmoire ne doit pas tre port commeun fardeau et qu'il y a l un travail de deuil faire.

    Dans son dialogue avec la justice, Ricur a mis l'accent sur laquestion de l'thique, qui est pour lui la vritable rponse auquestionnement de la modernit. Il montre qu'il faut penser l'thique dansson rapport la morale mais avant la morale.

    Conclusion

    En conclusion cet hommage Ricur, on voudrait simplementajouter que sil est un devoir qui simpose chacun dentre nous, comme chacune des communauts humaines, cest bien celui de la mmoire.Mmoire de lvnement ou des vnements, mais aussi mmoire deshommes. Ricur a bien voulu redonner des bases sures la philosophiemorale ; cette entreprise ambitieuse ne fut pas aise car elle la oblig explorer de nouvelles perspectives. Notable dans toute son uvre, Ricura t le philosophe de la conciliation ; cest aussi celui qui a surmont lesconflits ; il na cess dtonner par sa foisonnante fcondit intellectuellequil a dernirement manifeste avec son ouvrage La Mmoire, lhistoire,loubli (2000).

    Si les visages sont ces poupes extriorisant le Temps, quid'habitude n'est pas visible , ainsi que l'crivait Proust dans Le Tempsretrouv , le sourire et le souci que lon pouvait lire sur celui de Paul

    Ricur rsument eux seuls sa vie de passeur exigeant. Nous pensonsencore Parcours de la reconnaissance, somme issue de confrencesdonnes Fribourg et Vienne, dont la densit et l'ambition donneraient rougir nombre de jeunes collgues. L'entretien a toujours t pourRicur un genre contre-pente. Scrupuleux, Paul Ricur le fut jusqu'aurefus de pactiser avec les sujets qui agitent les consommateurs demdias publics . Ogre de lecture et inlassable dialecticien, l'auteur de Soi-mme comme un autre demeure l'une des meilleures, sinon desdernires, incarnations d'une grande tradition universitaire franaise,aujourd'hui trs dsempare.

    Longtemps tenue en lisire des annes structuralo-marxistes, o les

    discours plus tonitruants taient de mise, luvre de Ricur aura connudepuis la fin des annes 1980 un spectaculaire retour en grce. Cest ainsiquun Cahier de l'Herne lui a dailleurs t ddi, o l'on retrouve lesphilosophes Olivier Mongin, Frdric Worms et Vincent Descombes, ouencore Julia Kristeva et Ren Rmond. S'il est une chose pourtant queserait atterr d'avoir considrer Paul Ricur, c'est bien sa cote labourse des ides. Donner une laboration rflexive et conceptuelle dece qui tait dj l'tat opratoire chez Homre, Sophocle et Euripide ,tel est aujourd'hui comme hier le rle du philosophe. On comprendra quela confrontation intimidante avec les gants de la Grce antique laisse peude temps pour cder aux facilits du triomphe rtrospectif sur les grandsprtres germanopratins dchus, qui, de Sartre Lacan, ne lui pargnrentpas leurs sarcasmes au cours des annes 1970.

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    Paul Ricur, toi le militant SFIO, quand on se devait de vanter lesmrites des fermes modles staliniennes. Toi le fondateur d'unephnomnologie existentielle la croise de Husserl et de Jaspers, alorstotalement rebours de la mode structuraliste. Tu auras t aussi lepenseur d'un kantisme rnov, l'poque o le moindre ne doctorant se

    devait de considrer le gnie de Knigsberg comme un paillassonmoralisateur. Tu nas pas manqu de devenir partisan d'un protestantismesocial et proche de Mounier, le fondateur de la revue Esprit . Tafamiliarit ancienne avec les problmatiques nord-amricaines placedsormais ton uvre atemporelle au cur des questions socialement lesplus brlantes. C'est non sans surprise que tu as observ la Frances'essayer la discrimination positive, et s'charper autour d'un prfet issu de l'immigration . Il aurait fallu commencer bien avant,et il faudraaller encore beaucoup plus loin dans ce sens. Ce qui frappe dans tonitinraire, Ricur, c'est ton invulnrabilit de toujours aux sductions duradicalisme la franaise. N'exerce pas le pouvoir sur autrui de faonque tu le laisses sans pouvoir sur toi , cest un prcepte que toi, disciplede Jean Nabert et de Gabriel Marcel, auras tt mis au centre de ton horreurde la violence politique. On ne peut aussi oublier que, jeune prisonnier deguerre entre 1940 et 1945, tu enseignais dj Karl Jaspers tes codtenuset traduisais secrtement Husserl, mis l'index parce que juif. J'aitoujours t, diras-tu, un enseignant heureux, et cela depuis mon premierposte d'historien de la philosophie Strasbourg en 1948. De ces gens quel'obligation publique de la transmission du pass suffit combler. Oui, jeme suis toujours vcu comme une sorte de continuateur endett . Auxtudiants maostes qui te sommrent manu militari un jour de 1968 de

    justifier ton magistre Nanterre, tu rpondras : A cela, peu de raisonsen effet, mais une raison tout de mme. J'ai lu plus de livres que vous.C'est peu de dire, Ricur, que tu appartiens une espce menace, queton art d'hriter et ton souci de transmettre semblent terriblementintempestifs l'ge ingrat des dmocraties radicales. IMMORTEL, RICUR.

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    Bibliographie indicative

    Ouvrages de Paul Ricur

    Temps et rcit (Vol 1 : Lintrigue et le rcit historique), Paris, Seuil, 1983.Temps et rcit (Vol II : La configuration dans le rcit de fiction), Paris, Seuil,1984.Temps et rcit (Vol III : Le temps racont), Paris, Seuil, 1985.Parcours de reconnaissance, Paris, Gallimard, 2005.

    Sur Paul Ricur

    Collectif, Temps et rcit de Paul Ricur en dbat, Paris, Cerf, 1990Franois DOSSE, Paul Ricur. Les sens d'une vie, Paris, La Dcouverte,1997Grard DESSONS, Paul Ricur, l'amour du texte , in Europe, Littratureet Philosophie, numro 849-850, janvier-fvrier 2000. Paul Ricur. Morale, Histoire, religion. Une philosophie de lexistence ,Magazine Littraire, N 390, septembre 2000.Myriam REVAULT (dir. par), Paul Ricur, Paris, Herne (Collection LesCahiers de lHerne), 2004.

    Autres

    LVI-STRAUSS Claude, Introduction lanalyse structurale, Paris, Aubier-

    Montaigne, 1968.LOMBARD Jacques, Introduction lethnologie, Paris, Armand Colin, 1998.RIOT-SARCEY Michle, Le Rel et lutopie. Essai sur le politique au XIXesicle, Paris, Albin Michel, 1998Bernardin MINKO MV, Gabon entre tradition et post-modernit(Dynamique des structures daccueil Fang), Paris, LHarmattan, 2003.

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