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8/15/2019 Platon Psychanalysé - Luc Brisson
1/10
Revue des Études Grecques
Platon psychanalyséLuc Brisson
Citer ce document Cite this document :
Brisson Luc. Platon psychanalysé. In: Revue des Études Grecques, tome 86, fascicule 409-410, Janvier-juin 1973. pp. 224-
232.
doi : 10.3406/reg.1973.4008
http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1973_num_86_409_4008
Document généré le 25/09/2015
http://www.persee.fr/collection/reghttp://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1973_num_86_409_4008http://www.persee.fr/author/auteur_reg_507http://dx.doi.org/10.3406/reg.1973.4008http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1973_num_86_409_4008http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1973_num_86_409_4008http://dx.doi.org/10.3406/reg.1973.4008http://www.persee.fr/author/auteur_reg_507http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1973_num_86_409_4008http://www.persee.fr/collection/reghttp://www.persee.fr/
8/15/2019 Platon Psychanalysé - Luc Brisson
2/10
PL TON PSYCH N LYSE
La
première question que
tout lecteur se
pose en
ouvrant
le
livre d Yvonrès
intitulé.
: La
psychologie de Platon (1), porte
sur son
titre. Qu entendre
ar psychologie
? Pour
Brès,
ce terme
signifie non seulement
«
les théories
sychologiques
professées par Platon
» et «
les façons
de
penser
de l homme
laton
»,
mais surtout «
la
psychologie
de
Platon comme
base de
sahilosophie »
(2). Réponse
qui annonce un
essai de psychanalyse de
Platon, tel qu ilpparaît à
travers
son œuvre.e livre se divise
en trois parties,
qui décrivent les
trois étapes
du
éveloppement de
l œuvre
de
Platon.
L échec
auquel
aboutit la
recherche
d un maîtree
vertu
pousse
Platon à projeter
dans le
monde intelligible cet idéal humain.
ais une démystification s accomplit,
qui
dénonce
cette projection comme
une
llusion
et
qui instaure un univers du discours.es
dialogues de jeunesse
ont
pour thème commun
Γάρετή (Hippias
majeur,
rotagoras,
Euthydème).
Il
s agit là
non
pas d un essai de
définition, mais d uneecherche
existentielle (Laches, Charmide, Gorgias). Voilà pourquoi
Γάρετήe
trouve au-delà
du savoir.
Toutefois, ni la musique ni la poésie ne la
r nsmettent (Ion,
République
I, II,
III,
X).
Seule, semble-t-il, la
fréquentation d un
aître peut
aboutir à
ce
résultat.
Mais ni le père
ou
le
tuteur,
ni
l amantEuthydème,
Alcibiade I,
discours
de Phèdre et de
Pausanias
dans le
Banquet,iscours
de
Lysias
dans le Phèdre), ni
l homme
d état ne
se
présentent
comme
es
maîtres au
contact desquels
Γάρετή
s acquiert. Devant ce premier échec,
laton
va,
sans plus
de succès,
tenter
de
fonder son
exigence α άρετή
non plus
ur des
êtres humains, mais sur
ces
abstraits inhumains
que sont
l âmeAlcibiade
I, Gorgias,
Crilon),
le nom
(Cratyle)
et la religion
traditionnelleEuthyphron,
Apologie de Socrate).e
Ménon
consacre
l abandon définitif
d une
recherche
existentielle de
άρετή, à laquelle se substituent (Phédon)
une
attitude,
la
φρόνησις,
et
un projet,έπιστήμη.
Mais la théorie de la
réminiscence, qu on
ne peut
séparer
de la
onction du rêve, vient
marquer
tout
de suite le caractère infra-rationnel de
cetdéal qui, tout naturellement, semble, au
premier abord, totalementntellectualiste.
En fait,
φρόνησις, réminiscence et
rêve
ne
se
comprennent que
parapport à
l expérience de la mort
qui
leur
fournit un
contenu, en ce
sens
quea
φρόνησις se présente comme pensée pure, c est-à-dire débarrassée
de
toutenterférence corporelle,
que la réminiscence conduit directement vers
un
en-deçàt vers
un
au-delà de la vie
humaine,
et que le rêve
débouche sur
la
mort,
(1) Y. Brès, La
psychologie de
Platon,
Paris,
1968.
(2) Y. Brès, « La psychologie
de
Platon »,
RPh, 158, 1968, p.
201.
8/15/2019 Platon Psychanalysé - Luc Brisson
3/10
PLATON
PSYCHANALYSÉ 225
notamment dans
le
Criton.
Or,
dans
l œuvre
de
Platon, la
mort
se
spécifie
en
celle
de
Socrate
(Apologie,
Phédon),
qui
efface
définitivement
la
figure
du
porteur
α άρετή.
A la
suite
de ce
drame,
des
constructions métaphysiques
remplacent
Γάρετή,
et la fascination des idées et de l âme
isolée
du corps se
substitue à celle d un individu
humain,
représentant
de la
culture
aristocratique
du
ve
siècle.
De
ce
fait,
l idéal
humain
est
projeté et figé dans
un
au-delà.
Mais la duplicité marque l amour qui, après avoir
engendré
ces illusions,
les détruit en les démystifiant par
le
discours.
Ge
processus
de démystification,
amorcé dans le
Banquet,
s achève dans le Phèdre,
où
s impose la reconnaissance
du fait
que
la recherche
de Γάρετή est,
avant tout, recherche
de soi.
Reconnaissance fragmentaire pourtant qui, par
ailleurs, aboutit
à
l instauration
d un
univers du
discours. A
la
doctrine des formes intelligibles (1),
désormais
définitivement abandonnée (Phèdre,
Parménide, Théétète), se substitue
une logique
classificatoire (Sophiste). La
dernière philosophie de
Platon est donc
moins
humaniste
que
celle
de sa
jeunesse.
Ge
qui
ne
l empêche pas
de
développer
une science et une pratique plus
attentives à
la vie concrète.
Voilà
pourquoi
les derniers
dialogues de Platon
(Timée
et Lois)
s intéressent
tant
à
la médecine,
à la
psychiatrie et même
à
une certaine psychologie
structurale. Voilà
pourquoi
aussi
se substitue aux
maîtres introuvables le
législateur, qui
ne reculera pas
devant
le recours aux
forces
erotiques
pour
assurer
la
contrainte
sociale et la
persuasion.
L ensemble des dialogues de
Platon s intègre donc parfaitement,
en
apparence du moins, dans cette
explication globale
qui, pour brillante
qu elle
paraisse,
n en est pas moins très contestable, aussi bien
au
niveau de
son
objet
qu à
celui
de sa
méthode.
D une
part, en effet,
l interprétation
de
la
philosophie platonicienne
à
laquelle
se
rallie Brès est
sujette à discussion,
notamment
sur
ces deux
points
fond ment ux
:
l évolution
de la
pensée
de
Platon
et
la
doctrine
des
formes
intelligibles.
Étant donné l orientation
et le
déroulement
de
ses recherches,
Brès doit
faire l hypothèse d une
évolution
de la
pensée
de
Platon
(2).
Personne
ne peut
nier
qu effectivement
la
pensée
de
Platon
a
évolué. Toutefois, il s avère très
difficile
de s entendre
sur
le sens de
cette
évolution. S agit-il
du
développement
progressif
d une
pensée qui
s élabore
en proposant
des
solutions originales aux
problèmes qui se posent
à
elle
à
mesure
qu elle
étend le champ de
ses
investigations, ou
de la
succession
de
plusieurs
états
distincts,
séparés
les uns
des
autres par
des
crises brutales et profondes
?
Brès privilégie le second membre
de l alternative.
Toutefois, plusieurs
spécialistes
optent
pour le premier, en
faisant valoir
qu il est
aisé
de comprendre l ensemble de
l œuvre
de
Platon
comme
un
tout
relativement
cohérent,
et surtout que l hypothèse
d une
évolution radicale de
la pensée
de
Platon constitue essentiellement
une
réponse
(1) On
ne comprend pas
très
bien pourquoi Brès s attache
obstinément à
utiliser
le terme « idée »
pour
traduire είδος
ou
ιδέα, surtout après avoir fait
un
développement
très intéressant
sur
les notions ά εΐδος et α ίδέα
comme
forme
(cf.
Y. Brès, La
psychologie de
Platon,
pp. 197-200).
Nous sommes parfaitement
d accord
avec
A. Diès (Notice du Parménide, Œuvres complètes
de
Platon,
VIII/1,
Les
Belles
Lettres,
pp. 4-5, n. 1)
sur l avantage
que présente le terme
« forme »
pour
traduire είδος
ou ιδέα.
Pour
notre
part,
nous estimons
qu en
outre il faut spécifier « forme » par l adjonction de
l adjectif
« intelligible ».
(2)
Y.
Brès, La psychologie de Platon, pp. 13-15.
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226
LUC BRISSON
au problème
que
rencontrent les tenants
de l existence
d une doctrine
non-écrite
de
Platon s avérant
radicalement
différente
de celle des dialogues. Mais
rien
n est
moins
assuré
que l existence
d une
telle doctrine non-écrite. Certes,
pour
le moment,
Kramer (1)
et
Gaiser (2)
la
soutiennent avec vigueur.
Toutefois,
ils
n ont
pas encore mis en œuvre une
critique
vraiment satisfaisante
des
remarquables travaux
de
Cherniss (3) qui, avec
un
luxe
incomparable de
textes et
d arguments, aboutissent
à
ces
deux
conclusions
:
l existence d une doctrine
non-écrite de
Platon ne se
fonde
sur
aucun
témoignage décisif ; bien plus,
une
telle
doctrine non-écrite
équivaut soit à
une
compréhension
erronée de la
doctrine
des
dialogues, soit
à
une reconstruction
à
but polémique.
Or,
le problème de l évolution de la
pensée
de
Platon
est intimement
lié à
celui de la doctrine des formes
intelligibles,
qui
constitue
le noyau de
cette
pensée.
Chose curieuse,
qui ne
laisse pas
d étonner, Brès estime
que la
doctrine
des
formes intelligibles
revêt
trop
d importance
aux
yeux des commentateurs
de Platon (4). Empruntée par Platon
aux
Pythagoriciens (5), la
doctrine des
formes
intelligibles,
absente
des
dialogues
de
jeunesse
(6),
apparaîtrait, dans
les
dialogues de
maturité, comme
une doctrine
déjà
connue (7),
et
aurait disparu
des dialogues de vieillesse (8).
L hypothèse d un emprunt
aux
Pythagoriciens de la doctrine
des
formes
intelligibles ne peut être
rejetée
d entrée de jeu comme invraisemblable.
Toutefois, l absence de
tout exposé
systématique et
relativement complet
de
la
doctrine
pythagoricienne
rend
toute démonstration
impossible. Par
ailleurs,
il faut remarquer que, alors
que
les Pythagoriciens s intéressent avant tout
à
la quantité,
Platon
estime qu une explication quantitative de la nature doit
être complétée par une explication qualitative, celle que
permet
la doctrine
des
formes intelligibles
(9).
En outre,
parce
qu il
soutient que la doctrine des
formes intelligibles
est
absente
des
dialogues
de jeunesse,
Brès ne peut
s empêcher de
répéter
que
Cratyle
439
c-d
ne fait
pas
mention
d une
forme
intelligible
(10),
affirmation
se
fondant
sur
l autorité de
Lutoslawski
(11) et de
Dupréel
(12).
Toutefois, presque
(1) A.
J.
Krâmer, Arête bei
Platon und
Aristoleles,
AHAW,
Philos.-histor.
Klasse, 1959, 6, Heidelberg, 1959.
(2)
Κ. Gaiser, Plaions ungeschriebene Lehre, Stuttgart, 1963.
(3)
H. Cherniss, Aristotle s criticism of Plato
and
the academy,
Baltimore,
1944
; The riddle
of the early academy,
Berkeley, 1945.
(4)
Y.
Brès, La psychologie
de
Platon, pp.
200-205.
(5) Id., p. 20, n. 97.
(6) Id.,
p. 200.
(7)
Ibid.
(8)
Id.,
pp.
266-269.
(9) Dans le
Timée,
par
exemple,
où il
décrit avec
tant
de détails
le
soubassement mathématique de
l âme
(35
a - 36 b)
et
du
corps (53 c
- 55
d, cf.
31b -
32 c) du
monde,
Platon
maintient, de façon
explicite, la
doctrine des formes
intelligibles (51
b-e).
(10)
Y. Brès, La
psychologie de
Platon,
p. 102, n.
40;
p.
112;
p.
156;
p.
156,
n. 12
;
p.
157 ;
p. 157, n. 15
;
p. 200, n.
92.
(11)
W. Lutoslawski,
The origin and growth of Plato s logic, London, 1897,
p. 224.
(12) E. Dupréel,
Les
sophistes, Paris, 1927, pp.
278-9.
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5/10
PLATON
PSYCHANALYSE 227
tous
les
interprètes de
Platon
s accordent
à
voir
dans
ce
passage
l un
des
premiers
textes
portant
sur
les
formes
intelligibles (1).
Enfin,
l affirmation est radicalement
erronée, selon laquelle
la
doctrine
des
formes intelligibles
est
définitivement
abandonnée dans
les
dialogues de
vieillesse. Une affirmation
de ce
genre se fonde sur
une
certaine
interprétation
du Parménide (2) et
sur
la
conviction
de l existence
d une doctrine non-écrite
de Platon, dont
on
cherche
à
discerner les signes avant-coureurs dans la dernière
philosophie
de Platon. Mais
comment
comprendre le
Sophiste
(3), le Timée
(4)
et
même
les Lois (5), sans faire référence
à
la doctrine
des
formes
intelligibles
?
En fait,
dans le Parménide sont posés le problème de
la
participation des
choses
(1) A. Diès, Autour de Platon,
II,
Paris, 1927, pp.
482-5 ;
L. Robin, Platon,
Paris,
1968, p.
77
;
G.
M.
A.
Grube,
Plato s
thought,
London,
1935,
pp. 13-16.
—
Par
ailleurs, l interprétation
de
Cratyle
439
c-d
ne
peut
être
séparée
de
celle
de
389 a-b. Or, l interprétation
que
donne Brès
de ce passage (La psychologie
de Platon, p.
107 ;
p. 107, n. 57
;
p. 108
;
p. 108, n. 59) est aussi inacceptable
que celle qu il
donne du
premier.
En
effet,
forcé
de
reconnaître
que ce texte
fait
référence,
ne
fût-ce
qu à
titre d allusion,
aux notions
de
forme intelligible
et de démiurge, il
affirme
tout
simplement
la thèse qu il soutiendra plus loin
;
c est-à-dire
que ces
notions
appartiennent
au domaine
des illusions que
Platon
récusera plus tard : « Dès le Cratyle, en effet, nous entrons dans
ce
monde
« fictif » du
platonisme
qu a
retenu la
tradition. Ce monde
est
« fictif »
même
si, conformément à
une interprétation
classique
fort discutée depuis cent
ans,
Platon
a
cru
aux
Idées, au
Bien
et au Démiurge comme
à
des
êtres existant par
eux-mêmes
hors du
sensible,
car
ce «
réalisme
» suppose une option, une
démarche. » (La
psychologie de
Platon, p. 108). Or, nous démontrerons, plus loin,
que
cette
option ou
cette
démarche
que
Brès
croit
discerner sous
la
philosophie
de
Platon
ne
se
réfère
à
rien.
Voilà
pourquoi il vaut
beaucoup
mieux comprendre
ce
passage dans
un
sens plus
classique,
mais aussi plus
exact.
Cf. G. M.A. Grube,
Plato s thought, pp. 13-16, et
V.
Goldschmidt, Essai
sur
le Cratyle
de
Platon,
Paris, 1940, pp. 68-84.
(2) On lira
sur
le sujet
l importante
introduction que R. E. Allen
a
donné
au
recueil d articles qu il
a
réunis sous le titre de
Studies
in
Plato s metaphysics,
London, 1965, pp. ix-xii.
(3) Dialogue qu on considère comme
une
tentative
de
solution du problème
de la participation
des
formes
intelligibles
entre elles. Cf. F. M.
Cornford,
Plato s theory
of
knowledge,
London, 1949, pp.
1-13.
(4)
Y.
Brès, qui semble classer le
Timée parmi
les dialogues
de
vieillesse,
ne paraît pas
troublé
par le
fait qu on
y trouve la
présence
de la doctrine des
formes
intelligibles. On
le
serait
à
moins.
De
toute
façon,
G.
E.
L.
Owen, qui
avait
déjà
pris
conscience
de ce
problème,
avait
tenté de
le
résoudre
en
abaissant
la
date
de la composition
du
Timée (cf. G. E. L.
Owen,
«
The place
of
the
Timaeus
in
Plato s
dialogues
», CQ, N. S. Ill, 1953, pp. 79-95, repris dans SPM,
pp. 313-338). H. Cherniss
lui
répondit en
écrivant,
deux excellents
articles
(cf.
H.
Gherniss, « The relation
of
the Timaeus to Plato s later
dialogues », AJP,
78, 1957, pp. 225-266, repris dans SPM, pp. 339-378 et «
Timaeus,
38
a
8 b 5 »,
JHS, 77, part
I,
1957, pp. 18-23).
(5) Cf.
l ancien,
mais toujours excellent
article de V.
Brochard, « Les
Lois
de Platon et la théorie
des
idées », dans Études de philosophie
ancienne
et
de
philosophie moderne,
Paris,
1929, pp. 151-8.
8/15/2019 Platon Psychanalysé - Luc Brisson
6/10
228
LUC BRISSON
sensibles aux formes intelligibles, résolu, en
ce
qui
concerne la
nature,
dans le
Timée et, en ce qui concerne la politique, dans les Lois, et celui de la participation
des
formes
intelligibles
entre elles,
qui
trouve
sa
solution
dans
le
Sophiste.
Loin
d en
être
absente,
la
doctrine
des
formes
intelligibles,
qui constitue
le noyau de la pensée de Platon,
trouve
donc
son
achèvement dans
les
dialogues
de
vieillesse où sont posés
et résolus
les problèmes, déjà discernables dans le
Phédon,
de la participation des
choses
sensibles
aux
formes intelligibles et des
formes intelligibles entre elles. En définitive,
la
pensée
de Platon
a
bien évolué,
mais
dans le cadre
d un
développement
progressif
ne
rompant jamais avec
la
doctrine
des
formes intelligibles.
On voit alors mal comment l œuvre
de
Platon correspond
à
une
expérience
psychologique
marquée
par une série de crises profondes.
Selon
Brès, en
effet,
dans les dialogues de
jeunesse,
la recherche de Γάρετή implique la
fréquentation
d un
homme vivant,
paré
de
toutes les qualités physiques, morales et
intellectuelles pouvant séduire
un
Grec
du
ve
siècle. Mais l impossibilité
de
trouver un
tel
porteur
α άρετή
et
la
mort
de
Socrate
consomment
définitivement
un
échec
à ce
niveau.
La
crise
ouverte
par
cet
échec
porte
Platon
à mettre
en
œuvre une
création
métaphysique,
qui n est
que le
déguisement
de
goûts
erotiques homosexuels.
En fait, conformément aux
caractères de la paranoïa,
la
création
de la doctrine des
formes
intelligibles
s apparente au
mécanisme
psychotique
qui
réduit
le
bien
et les formes intelligibles
à
n être que les
projections des images des hommes aimés et notamment
du père,
étant
donné
que
l homosexualité
a
pour origine
un certain
type d attachement au père
permettant
la
définition du moi.
Or, dans le Banquet et dans le Phèdre, s amorce et
est menée
à
terme une auto-analyse où le discours fait
prendre
conscience
à
Platon
de
la
mystification que constitue
la
doctrine
des
formes intelligibles.
Le
fait
que l amant découvre
qu effectivement
il ne
recherche qu une
image
de soi dans
l aimé lui fait
entrevoir le
bien
et
les formes intelligibles comme
des
illusions issues
d un
processus psychotique. Et, au
terme de cette
démystification
erotique qui
n équivaut
qu à
une
reconnaissance
fragmentaire,
s instaure
un
univers du discours qui marque l arrêt du grand
élan
créateur platonicien.
De
même que
l interprétation générale
de la philosophie de
Platon sur
laquelle
elle
se
fonde, cette explication psychanalytique, pour brillante
qu elle
paraisse, n en
prête pas moins
à
des objections
radicales. Mais, avant d en
discuter
chacune
des
étapes, il faut, d abord, se demander
à
quels
auteurs
Brès
fait référence. En effet,
ce
n est
un
secret pour personne que le milieu
des
psychanalistes a été,
est et
sera
toujours profondément divisé.
Brès,
qui
s inspire essentiellement
de Freud
(1)
et de
Lacan
(2),
se
réserve
le
droit de
choisir, chez
ces
deux auteurs, les
idées
qui lui conviennent. La chose
ne laisse pas d étonner, car on pourra toujours
discuter
de la pertinence d un
tel choix. En outre, les deux œuvres de Freud (3)
sur
lesquelles Brès fonde
(1) Y. Brès, La
psychologie de Platon, p.
18.
(2) Id.,
pp.
18-19.
(3) Eine Kindheitserinnerung
des Leonardo
da Vinci
(1910),
G.
W.
Bd. VIII,
pp. 117-211
;
trad. Marie Bonaparte, Un souvenir d enfance de
Léonard
de Vinci,
Paris, 1927. Et
Psychoanalytische
Bemerkungen ùber einen
autobiographisch
beschriebenen
Fall
von Paranoia
(1911), G. W.
Bd. VIII,
pp. 239-320;
trad.
Bonaparte-Loewenstein
: « Remarques psychanalytiques
sur
l autobiographie
d un
cas de
paranoïa
(Le
président Schreber) », in Cinq
psychanalyses, Paris,
1954, pp. 236-324.
8/15/2019 Platon Psychanalysé - Luc Brisson
7/10
PLATON
PSYCHANALYSÉ
229
son
analyse
ne
sont
pas
exemptes
de
critiques,
dont
certaines
sont
radicales.
Et
enfin, Brès
développe
son interprétation du
Banquet
à
partir de séminaires
de
Lacan portant sur
ce
dialogue
de
Platon
(1). Mais
on
ne peut s y référer,
car le
texte de ces
séminaires
n a
pas
encore été
publié.
Ce qui s avère d autant
plus grave que
Brès
s excuse
d avance
de
n avoir
peut-être pas bien interprété
certaines
idées
émises par
Lacan (2).
Comment vérifier
?
En
définitive,
la
méthode utilisée par Brès
est
aussi mal définie que l objet auquel
elle
s applique.
Voyons ce que cela
donne concrètement.
Selon
Brès, les
dialogues de jeunesse
ont
pour
thème
commun une
recherche
de Γάρετή.
Gela
est
exact. Cependant,
il nous paraît hasardeux d insister
sur
le caractère masculin de Γάρετή. La chose
allait
de soi
dans le contexte socio-culturel
de
l époque. En effet,
la
cité grecque
se
présentait essentiellement
comme un
club d hommes.
Les
femmes n y
jouaient
aucun
rôle politique
(3).
Voilà
pourquoi
on n y définissait
aucune
vertu propre
aux femmes,
du
moins
relativement
à la
chose publique.
En
définitive, une
recherche
de
Γάρετή
pourvue
d un
caractère masculin
ne confirme
ni
n infirme l hypothèse
de l existence de tendances homosexuelles
chez
Platon. Brès
se
montre
très
prudent relativement
à
des
amours
masculines
de
Platon.
Cela
affaiblit d autant son hypothèse, mais ne
la
détruit
pas
: il se
pourrait
très bien que les prétendues
tendances homosexuelles
de Platon n aient
été
que latentes.
Toutefois, des
goûts erotiques
homosexuels
ne
suffisent pas
à
expliquer
la
paranoïa. En
effet,
le délire paranoïaque
a
pour cause des humiliations et
des
rebuffades
sociales
relatives à
ces goûts erotiques homosexuels (4). Certes,
nous ne connaissons pas bien le contexte
sexuel
dans lequel
a
vécu Platon,
mais
les œuvres
littéraires
grecques qui nous sont parvenues sont loin de
présenter l homosexualité sous
un jour
défavorable. Bien
au contraire, elles
lui décernent souvent
des
éloges.
On
pourrait
toujours
rétorquer sur
ce
point
qu il
s agit, dans
le
cas
de
Platon,
d une
auto-censure. Cela
est
vraisemblable.
Mais,
comme Platon est mort
depuis
plus
de
vingt siècles
et
qu aucune
information indiscutable ne nous
est
parvenue
à
ce
sujet, il serait pour le
moins
hasardeux de postuler l existence d une telle auto-censure.
Admettons
pourtant,
ne
fût-ce
que
par hypothèse, qu il
en est
comme
Brès
le croit, c est-à-dire
que
le
mécanisme psychotique de la
paranoïa
a
déclenché
une projection
ayant
pour objets
les
formes intelligibles
unifiées
par le bien.
Encore faudrait-il démontrer
avec
évidence comment la réminiscence est liée
à
la
régression
qu implique
la
paranoïa. En effet, selon Freud
(5),
le refoulement
expliquant la
paranoïa comprendrait trois
phases
: la
fixation, le
refoulement
proprement
dit et
le retour du
refoulé.
Or, cette
dernière phase
consisterait
en une régression de la libido vers les êtres qui ont
déjà
été
aimés, mais
dont
l amour
a été refoulé
et, en définitive, vers le
moi constitué à
partir de ces
(1) Y.
Brès, op. cit., pp. 19-21.
(2) Id.,
pp.
18-19.
(3) Sur
ce point, on
lira avec intérêt
l article de P. Vidal-Naquet,
« Esclavage
et
gynécocratie
dans
la
tradition, le
mythe,
l utopie
»,
dans
Recherches sur les
structures
sociales dans Γ antiquité classique, Paris, 1970, pp. 63-80.
(4)
S. Freud, «
Remarques
psychanalytiques
sur l autobiographie d un
cas de
paranoïa », dans Cinq psychanalyses, p. 305.
(5)
S. Freud, « Remarques psychanalytiques
sur
l autobiographie d un cas
de paranoïa », dans Cinq psychanalyses, pp.
311
sq.
8/15/2019 Platon Psychanalysé - Luc Brisson
8/10
230
LUC
BRISSON
expériences
:
d où
la
référence au narcissisme (1). Voilà
pourquoi la
connaissance
équivaut
pour Platon,
à
une reconnaissance et, ultimement,
à
une reconnaissance
de
soi. Ainsi
prendrait
un
sens
concret
et
actuel
la
théorie
de
la
réminiscence,
si étrange pour
un
homme du xxe siècle. Cette
hypothèse,
selon laquelle la
réminiscence
s apparente
à
la récupération, si
importante
en psychanalyse,
d un vécu antérieur, paraît
attrayante.
Mais,
en
fait,
elle ne repose
sur
rien,
puisque les
critères de vérification
qu elle
implique sont
inacceptables.
En effet, premièrement, le processus
de
retour
vers
le passé
individuel
n a
aucune existence
chez
Platon. D une
part on
ne peut trouver d indication
en ce sens dans
les
dialogues. Et d autre
part l enfance,
pour Platon, quoi
qu en dise
Brès (2), est le lieu de
l irrationnel
(3).
Car l âme, qui vient
de
tomber
dans un
corps, est, par le
fait
même,
privée
de la
vision
des
formes intelligibles
qu elle ne pourra contempler
de
nouveau
que
par l intermédiaire
d une
ascèse
poussée et au terme d un long
effort
de stabilisation. C est donc
dire
que la
réminiscence
ne
se
présente
absolument
pas
comme un
processus de retour
vers
le
passé
concret
d un
homme particulier,
mais comme
un
processus
de
découverte de la
préhistoire intelligible
de
toute âme,
indépendamment des
conditions concrètes
de
son
incarnation
:
ce
qui exclut d emblée toute référence
au
complexe
d Œdipe,
même
comme structure
universelle.
Deuxièmement, dans les dialogues de
maturité,
la
réminiscence
porte le
caractère d une érotisation non
pas
directement, mais par
association
d idées
et évocation par ressemblance (4).
Troisièmement, seul un certain type d interprétation du
Banquet
et du
Phèdre,
type d interprétation
que nous récusons, permet
à
Brès
d affirmer
que
« l acte
de
récupération du passé qu inaugure le
Ménon trouve
un
jour
son
achèvement
»
(5).
En effet, cela
implique que le
Phèdre soit compris comme
un
effort de réconciliation de Platon
avec
lui-même, ou comme le terme d une
auto-analyse où les illusions sont détruites,
alors
qu est reconnue l expérience
erotique
homosexuelle
et
narcissique qui
fondait
ces
illusions.
Pour que
cela
soit
exact, il faudrait
qu aient été
abandonnées, après le Phèdre,
les
doctrines des
formes intelligibles
et de la
réminiscence. Or, Platon n abandonna
ni l une ni
l autre. La doctrine des formes
intelligibles
joue, même
après
le Phèdre, son rôle
habituel, c est-à-dire celui de
fondement
ontologique
global.
Et celle de
la
réminiscence est
affirmée avec
encore
plus
de
vigueur
dans
les derniers dialogues,
puisqu au
lieu de
se
fonder
sur
des
expériences contingentes
elle
dépend alors
d une
technique
:
la
dialectique comprise comme méthode
de
division
et de
rassemblement.
Enfin, quatrièmement, le mouvement
philosophique
qui se déploie entre le
Phédon
et le
Phèdre
se
présente non comme un passage
radical,
mais comme
l approfondissement
d une doctrine
identique.
Bref, aucun
des
quatre critères
de
vérification présentant
la
réminiscence comme le processus
de
récupération
(1) Y. Brès, La
psychologie de
Platon, p. 255.
(2) Id., p. 165.
(3) Qu on
relise Tim.,
42
e -
44
d.
(4) Brès
paraît
très
embarrassé lorsqu il cherche
à citer
des textes
à l appui
de
ses affirmations selon
lesquelles la
réminiscence porte
un
caractère
d érotisa-
tion
direct
(cf. La
psychologie de
Platon, pp. 165-8).
(5) Y. Brès, op. cit., p. 163.
8/15/2019 Platon Psychanalysé - Luc Brisson
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PLATON
PSYCHANALYSE 231
d un vécu antérieur refoulé ne peut être établi.
Il
semble donc que,
même
séduisante,
cette
hypothèse
soit
absolument
inacceptable.
Cela
étant
dit, il va
de soi que la
troisième
étape
du
développement
psychologique que Brès discerne dans l œuvre de Platon, et qui aboutit
à
une
démystification
des illusions précédentes
par
le
discours
qui
instaure son
univers,
n a
plus,
dans
cette perspective,
aucune
raison d être. Loin
de
marquer
l appauvrissement d un élan
créateur
primitif, la dernière philosophie de Platon porte à
son point
de développement
ultime
la doctrine des
formes intelligibles
élaborée
dans les dialogues
de
maturité et pressentie dans les dialogues
de jeunesse.
En
définitive,
l entreprise
de
Brès
aboutit
à un
échec
sur
deux plans. D une
part,
son
interprétation de la philosophie de
Platon
est
erronée.
D autre part,
la
réalité de
la psychologie qu il
prétend,
grâce à
la
méthode
psychanalytique,
retrouver
à
travers
cette philosophie est sujette
à
caution.
A partir de
l exemple
concret
du
livre de
Brès
sur
la
psychologie
de
Platon,
il faut traiter d un problème plus général
:
celui de la pertinence de l usage de
la
méthode
psychanalytique
pour l étude d une philosophie.
Certes,
nous
refusons de nous
engager
dans des
distinctions entre le normal
et
le pathologique,
entre le conscient et
l inconscient,
etc. Nous ne retenons qu un
critère :
celui de
l utilité. Il s agit,
en
fait,
de
déterminer
si
oui ou non la méthode psychanalytique
permet de
mieux connaître, en extension et en profondeur,
la
philosophie
de
Platon
ou de
n importe
quel autre
philosophe.
Aussi faut-il s interroger
sur
la nature de
la
base psychologique que
cette méthode doit
faire affleurer,
et
sur
l autonomie de
la
philosophie en
question
par rapport
à
cette
base
psychologique.
Qu en
est-il de
cette
base psychologique que
prétend
faire affleurer la
méthode
psychanalytique
appliquée
à
une philosophie
déterminée
?
On
la
connaît
soit
directement
soit
indirectement. Si on
la
connaît
directement,
c est
ou bien
qu on a accès aux
confidences
du
philosophe en question ou bien
qu on
possède
des
rapports
précis
sur
le sujet. Mais,
même
dans
ce cas, une question
d interprétation
se
pose.
En
effet,
on
pourra toujours contester la validité des
conclusions du
psychanaliste
qui a
des
contacts avec
ce philosophe
ou qui a fait
un
rapport
sur
lui. Mais il va
sans dire
que les difficultés se multiplient lorsqu on
ne connaît pas directement
la
psychologie de ce philosophe.
Dans
ce cas,
il faut construire
sa
psychologie à partir
des
œuvres
philosophiques
qu il nous
a
laissées. Or, cette démarche ressemble
à
une vaste pétition
de principe.
On postule, à
partir de la
supra-structure
philosophique, une
infrastructure
psychologique
destinée
à
expliquer
la
supra-structure philosophique.
Par
ailleurs,
et cela est
fondamental,
il faut
déterminer
de quelle marge
d autonomie jouit la philosophie
par rapport à
la
psychologie. Il va
de soi que
cette
autonomie
ne
peut
être
totale.
Cependant,
on
ne
doit
pas
déduire
de
là
qu une
philosophie
ne
présente
aucune autonomie
à
l égard
de
la
psychologie
du
philosophe qui l a produite.
Une
telle
hypothèse équivaut à
une
réduction
biutale.
La
pensée
philosophique n est plus
que
l effet
de
surface d un
courant
psychologique
agissant en profondeur. Or, selon toute évidence, la
pensée
d un
philosophe n évolue pas forcément
dans
le
sens
de sa psychologie. Et
cela
parce que toute construction
philosophique,
se situant à
un
moment précis
de
l histoire
des idées, dépend
d un
passé rationnel,
présente un
développement
rationnel lié à
des postulats de base et suscite une
postérité rationnelle bien
définie.
En
définitive, entre la psychologie et la philosophie
d un philosophe,
il
n y a
8/15/2019 Platon Psychanalysé - Luc Brisson
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232
LUC BRISSON
pas implication, mais
coordination.
Un
philosophe
ne produit pas telle
philosophie,
parce
qu il
présente
tels caractères psychologiques. Au contraire,
un
philosophe qui
produit telle
philosophie présente
aussi
tels
caractères
psychologiques. Dans cette perspective,
la
psychologie
peut expliquer l orientation
générale
de la philosophie
d un
philosophe
déterminé. Gependant, en étudiant
la
psychologie
de ce
philosophe, on ne pourra jamais en déduire sa
philosophie.
Or,
par
là, on
atteint le
fond du
problème.
Si
le lien
qui
unit la psychologie
et
la philosophie
d un
philosophe est
un lien
de coordination et
non
d implication, l usage
de la méthode psychanalytique
pour
l étude
d une
philosophie
perd
presque
tout intérêt. Certes, elle sert à ranger un
philosophe
sous une
catégorie psychologique
précise.
Jamais cependant elle ne
réussit à
expliquer
la
spécificité
de sa production philosophique. La psychanalyse
met
en
lumière
ce
qui
rend
un
philosophe
semblable
à
d auties personnes présentant certains
traits
psychologiques déterminés.
Toutefois, elle
s avère
impuissante
à distinguer
la
différence
de
ce philosophe
par rapport
à
toutes
ces
personnes.
La
psych n lyse
peut
déterminer
le
type
de
constitution psychologique
de ce
philosophe,
mais non
ce
qui explique son
œuvre philosophique, c est-à-dire
son
génie
propre.
Et, dans
le
cas de
Platon, Y. Brès, qui ne répond
pas
à
ces questions
préalables, accumule les
difficultés.
Difficultés liées
à
l objet de sa recherche, puisque
l origine
et la
nature
de son interprétation de la philosophie de
Platon
sont
contestables. Et difficultés
liées à
la
méthode
qui oriente sa
recherche, puisque
l origine
et
l application
de
cette méthode donnent lieu
à
des
problèmes
insolubles.
Luc Brisson.