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Armand Colin NATHALIE SARRAUTE ET LA VIOLENCE DU TEXTE: (à propos du «Planétarium ») Author(s): Georges Raillard Source: Littérature, No. 2, RABELAIS, CONSTANT, FLAUBERT, SARRAUTE (MAI 1971), pp. 89- 102 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704230 . Accessed: 14/06/2014 17:21 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.78.105 on Sat, 14 Jun 2014 17:21:51 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

RABELAIS, CONSTANT, FLAUBERT, SARRAUTE || NATHALIE SARRAUTE ET LA VIOLENCE DU TEXTE: (à propos du « Planétarium » )

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NATHALIE SARRAUTE ET LA VIOLENCE DU TEXTE: (à propos du «Planétarium »)Author(s): Georges RaillardSource: Littérature, No. 2, RABELAIS, CONSTANT, FLAUBERT, SARRAUTE (MAI 1971), pp. 89-102Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704230 .

Accessed: 14/06/2014 17:21

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Georges Raillard, Paris Vili.

NATHALIE SARRAUTE ET LA VIOLENGE DU TEXTE (à propos du « Planétarium »)

« Évitant les boutiques pleines de jolis objets , les femmes qui trottinaient alertement , les garçons de café , les étudiants en médecine , les agents , les clercs de notaire , Rimbaud ou Proust , arrachés de la vie , rejetés hors de la vie et privés de soutien , devaient errer sans but le long des rues , ou somnoler , /a tête tombant sur la poitrine , dans quelque square poussiéreux . »

Tropismes, p. 77.

« - Moi j'étais à cet âge-là un vrai bébé ... Elle sourit tendrement, contemple une image d'elle- même. .. Je jouais à la poupée . Les mois pour moz, à ce/ âge-là... - Oh! Vous avez dû oublier... C'est l'âge où les mots sont des jouets... qu'on ouvre , gu'on casse... on veut voir ce qu'il y a dedans... - Vous y jouiez beaucoup? - Oui , c'était une vraie manie ... »

Entre la vie et la mort, p. 22.

L'enfant d'éléphant.

Les conquérants, sur les terres qu'ils ont gagnées, plantent leurs dra- peaux; aux vaincus ils imposent leur ordre 1. Les lecteurs de Nathalie Sarraute connaissent cette image qui circule, sans trouver son port, d'un livre à l'autre : récit résiduel d'une culture, elle désigne allusivement l'avènement de cet ordre; et l'ébauche par le détour d'un discours déplacé.

1. Parmi beaucoup d'épreuves, celles-ci du Planétarium , où la violence se lit dans l'imagerie historique : « ...c'est le drapeau qu'elle plante sur les terres nouvellement conquises. Son étendard qui marque jusqu'où s'étend maintenant son empire. Jusqu'à moi » (p. 104); « Marie Stuart, Marie-Antoinette... belles princesses qui font rêver les poètes, les guerriers... livrées à des gamins... » (p. 144).

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Un ordre qui ne peut être qu'un langage : classement, histoire; lieu de reconnaissance, sinon d'effusion. Motif organisateur de chaque livre, cette recherche agressive de la nomination (où le centrement anxieux d'un je prend le masque de la visée d'un i7, d'une conjugaison équitable de « par- tenaires 2 ») affiche son aventure rêvée, et sa déception. Les titres, textes de soutien, plus que les romans mêmes, parlent haut et clair : de Tro- pismes , métaphore qui en appelle aux classifications d'un autre règne, à Portrait d'un inconnu , désir du nom, au défaut du chef-d'œuvre entière- ment lacunaire, béance que comble fugitivement Martereau, patronyme rassurant, mais où, à peine est-il articulé, « le soupçon s'introduit », « désintégrant 3 » le personnage; laissant à nouveau place, pour l'intitulé des romans, au langage indirect de la métaphore : Le Planétarium ; au glissement de la métaphore au cliché : Des fruits ďor à Entre la vie et la mort 4.

Ce rappel de la courbe de l'œuvre à son point provisoire d'aboutisse- ment - point d'équilibre fragile et quasi brouillé où elle semble se réflé- chir elle-même, avant, peut-être, une nouvelle diffraction de sa matière 5 - n'a d'autre but, en préambule, que de souligner que l'odyssée du personnage - où s'ancrent bien des lectures de Nathalie Sarraute6 - n'est pas dissociable d'une odyssée du langage, que le « psychologique », peut- être premier dans la préoccupation de Nathalie Sarraute, se soumet, dans le livre, à une nécessité rapidement découverte : celle du statut du discours. Découvrant la place maîtresse, dans le personnage, d'une « conversation » et d'une « sous-conversation » elle bute sur un rapport ambigu du signifiant et du signifié dans lequel les deux termes se désignent mutuellement dans un va-et-vient vertigineux. Lieu de croisement, le personnage n'apparaît donc d'abord que comme l'épreuve de la rencontre de deux discours : rencontre entre la parlerie exsangue de notre commerce (dont le générateur anecdotique privilégié est l'achat, communiquant de plain-pied avec l'échange familial), et cette parlerie seconde, sans cesse en formation, que constitue le langage inadapté tiré par l'écrivain de sa réserve métaphorique : traversée « poétique » de l'œuvre, pour certains; en tout cas revers d'un discours non développé qui, tout fragmentaire qu'il est, n'ignore pas le risque de se figer, à son tour, en stéréotypes, de se prêter à la traduction approximative : théma- tique de la conquête (meutes, gonfalons, princes et capitaines), théma- tique du larvaire (ventouses, tentacules), ici interchangeables comme les mêmes symptômes du trouble d'un langage qui cherche son articulation.

2. L'Ère du soupçon, pp. 99-100. 3. Prière d'insérer de Martereau (rédigée par N. S.). 4. Pour ne rien dire ici de Silence et Mensonge , pièces de théâtre. 5. Voir les derniers mots d'Entre la vie et la mort : « Plus près de moi, mais pas

trop près... un peu à l'écart tout de même... mais assez loin de tous les autres... juste à la bonne distance... vous mon double, mon témoin... là; penchez-vous avec moi... ensemble regardons... est-ce que cela se dégage, se dépose... comme sur les miroirs qu'on approche de la bouche des mourants... une fine buée? » (p. 254).

6. B. Pingaud, R. Micha, Y. Bela val, G. Picon, entre autres, ont pour leur part orienté leurs commentaires vers une vue du « roman de la création ». L. Janvier a montré que le « soupçon » circule dans l'univers sarrautien, d'un mouvement unique, de la création à la créature. L. Finas intitule sans ambiguïté sa pertinente étude de Tel Quel : « Nathalie Sarraute et les métamorphoses du verbe » (n° 20, 1965).

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De l'un à l'autre de ces discours un constant va-et-vient, donc, qui introduit la dénégation comme moteur du texte en formation, dont, par le craquellement, s'annonce la prise. Mais ce système, qui fonctionne comme un jeu subtil et dramatique, semble ne s'autoriser que sur le fond obsédant d'un troisième discours, parcourant sous des formes muables la totalité de l'œuvre : le texte littéraire signé, ou, abréviativement, le nom du grand Écrivain, père nourricier et père frustrant, signe de recon- naissance, mais aussi agent de trouble, et père frustré du texte que l'on lit.

Explicitement, l'œuvre « critique » de Nathalie Sarraute découvre cette hantise (conservons provisoirement la distinction formelle entre textes critiques et textes romanesques). De Dostoïevski à Kafka (1947) désigne l'écart de deux textes impérieux 7, Paul Valéry et V enfant ď élé- phant (1947) 8 tente d'abriter un je iconoclaste sous un apologue de Kipling pour réduire une réputation usurpée; Stendhal enfin sert de caution à UÈre du soupçon. Pour en annoncer tout l'espace. Cet espace, d'abord anonyme dans Tropismes (explicite exposition de blanc où faire apparaître des cernes) et dans Portrait ďun inconnu - jusqu'au dérisoire surgissement final de « Monsieur Dumontet » - s'étend, en fait, dans l'ombre portée sur le texte en cours par une parole figée en « essence 9 » : là, citation du Nom, ici, citation de ses lettres de créance. Ces « essences », quelque « Hypersensible-nourrie-de-clichés » (Portrait ďun inconnu) dans un mouvement unique les reconnaît et les récuse, les absorbe et les rejette en une attitude passionnée, et souvent désespérée, qui anime toute l'œuvre, la fait frémir, de Tropismes à Entre la vie et la mort , du tremblé de quelque approche coupable, - à grand-peine avouée - , de quelque acte amou- reux et haineux : la sacralisation et la fusion si fréquemment alléguées - et parfois de façon significativement ironique - scintillent dans le lointain d'un ciel réel comme la réalisation mythique d'un rêve dont nous approche et nous éloigne le travail dans l'espace du planétarium, notre seul recours. Ce mouvement dessine la ligne sinueuse de L'Ère du soup- çon - reprises, repentirs, atténuations, ironie, attachement, contradic- tions. Paulhan, dans Les Fleurs de Tarbes, décrit la contradiction qui est le lot du critique cherchant la nouveauté à tout prix et butant sur le lieu commun, et compare le critique à un éléphant. Critique-romancier, « enfant d'éléphant » ainsi qu'elle-même se nomme, Nathalie Sarraute s'installe au plein de la terreur et reconnaît son monde. Ses premiers personnages nommés sont Rimbaud, Proust, Gide, Mallarmé et Rilke... Dépouillés de leurs textes ils désignent cependant des secteurs ambigus de notre espace : ceux où leur parole, indue à l'origine, s'est prise en lan-

7. Par exemple : « Pourtant rien n'est plus arbitraire que de l'opposer, ainsi qu'on le fait souvent aujourd'hui, à celui qui a été sinon son maître, du moins son précurseur, comme il a été - qu'ils le sachent ou non - le précurseur de presque tous les écrivains européens de notre temps. Sur ces terres immenses dont Dostoïevski a ouvert l'accès, Kafka a tracé une voie, une seule voie étroite et longue. » (L'Ère du soupçon , pp. 23-24.)

8. Les Temps modernes , n° 16, janvier 1947. 9. « L'appréhension intellectuelle a posteriori et globale de ces mouvements (les « mouvements à l'état naissant » qui « forment la substance » de ses livres), comme

celle de toute œuvre littéraire, les transforme en essence. » ( Tel Quel, n° 9.)

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gage, est devenue lieu commun. Sartre, dans la Préface fameuse qu'il a donnée à Portrait d'un inconnu , a noté que la référence artistique ou littéraire constituait, dans cette œuvre, la troisième des sphères concen- triques de la généralité. Considérée comme une clôture, cela n'est qu'à moitié exact : l'est pour le parleur (le beau parleur), non pour le scripteur (l'écrivain - qui recherche moins le bonheur d'écriture que le bonheur par l'écriture). Ainsi que chez Proust. Norpois n'est pas le Narrateur.

Car l'écrivain, lecteur attentif et inquiet, est bien obligé de prendre au sérieux cette parlerie qui tisse le fond sur lequel s'enlèvera sa propre parole, qui la terrorise. A propos de Valéry - étude-clé, sinon de Valéry, à coup sûr de Nathalie Sarraute, et, peut-être, pour cette raison non recueillie en volume, mais abandonnée à la demi-absence d'une collec- tion de revue - la romancière, qui a achevé Portrait d'un inconnu 10, se met en scène comme lecteur : « Il paraissait évident que personne ne me serait ďaucun secours , et qu'il ne me restait qu'à me tirer d'affaire par mes propres moyens. A première vue, cela pouvait ne pas sembler trop difficile. Je ďavais qu'à m' enfermer dans ma chambre, fermer ma porte à tous les bruits du dehors ; et seule en face de l'œuvre de Paul Valéry, m'abandonner à moi-même. Je serais alors en face ďelle ce lecteur ano- nyme que toute œuvre littéraire , si ancienne et si bien établie que soit sa renommée ne cesse à aucun moment de son existence d'affronter n. » Voilà, semble-t-il, mieux décrite que dans tout L'Ère du soupçon la tentative littéraire de Nathalie Sarraute : fins, procédés, thème (l'anonymat, cou- verture sans cesse tirée, s'y exhibant, dans sa prétention scientifique, quand un je s'affirme si agressivement, si dramatiquement, et si ingé- nieusement, au centre de la chambre que l'on voudrait close).

Valéry est ensuite mis en pièces. Les attendus de la condamnation sont intéressants : outre la vanité de cet écrivain (qui s'affirme menson- gèrement sans père, qui fait de Léonard de Vinci même un miroir flatteur), la pureté , en quoi tenait son art poétique. Le « pur », oscillant, chez Valéry,

10. Proust et Rimbaud, abandonnés, « privés de soutien » dans « quelque square poussiéreux » dans Tropismes, s'incarnent, à la fin de Portrait d'un inconnu , dans ce je : « Maintenant que je suis engagé si loin déjà dans la bonne voie, ils ne m'aban- donneront pas. Je trouverai du soutien . Ils n'attendaient que cela, je le sais bien; ils ne demandent qu'à m'accueillir. Ainsi l'Église accueille généreusement dans son sein ses brebis égarées, ouvre largement ses bras à ses fils repentants. Ils m'attendent. Je n'ai qu'à venir.

Les femmes aux visages un peu effacés , comme légèrement délavés , qui prennent le frais assises sur le pas des portes devant les grands immeubles aux façades flétries, ou bien dans les squares blafards , ne se tairont plus à mon approche. Elles sauront tout de suite - elles ne s'y trompent jamais - qu'elles n'ont plus besoin de se méfier, que je suis des leurs.

Je m'asseoirai sans crainte auprès d'elles, sur les bar es poussiéreux , tout contre la bordure de buis. Elles dodelineront leurs têtes et me regarderont de leurs yeux pla- cides : « Croyez-moi, cela vaut beaucoup mieux... Je lui ai toujours souhaité, à la pauvre, de se trouver un bon mari . (...) » Je mêlerai pieusement ma voix aux leurs...

Tout s'apaisera peu à peu. Le monde prendra un aspect lisse et net , purifié. Tout juste cet air de sereine pureté que prennent toujours, dit-on, les visages des gens après leur mort. » Cette longue citation du texte qui conclut le Portrait , sur lequel cette étude n'est pas centrée, montre comment s'y résume, dans l'écriture romanesque, tout l'iti- néraire de la création sarrautienne.

11. Les mots ici soulignés, comme dans la note 10, le sont par moi.

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entre « l'académisme glacé » et le pastiche néo-classique, est traqué, dans l'œuvre romanesque de Nathalie Sarraute, sous toutes les formes qu'elle l'y fait apparaître : le vernis, le lisse, le glacé, le figé, à la fois la mort et le trompe-l'œil, art qui, pastichant les formes (ce qui est nommé « for- malisme » dans L'Ère du soupçon, par opposition au « réalisme ») refuse à la fois de croire à la possibilité de la nouveauté et de tenir que toute création est violence. Ce que démasque N. Sarraute chez Valéry c'est l'affirmation d'une impossible littérature idéale : une rhétorique qui ne serait pas passée par la Terreur. Le livre, espace du mélange comme Bossuet parlait du temps de mélange, dément le rêve du titre de Tro - pismes - un langage sans tropes - , et cet autre rêve (énoncé dans Le Planétarium) d'un langage totalitaire et instantané 12. Toute fusion est promise à l'échec. Dans sa lacune la littérature réapprend le détour. Tropismes mime cet apprentissage d'un monde qui se confond avec l'ap- prentissage d'un langage. L'enfant qui y est mise en scène facilite cette « régression infantile 13 » que l'on voit si souvent apparaître dans l'œuvre comme une tentation et qui lie ici, dans un même et premier mouvement, la découverte de la « vie » et celle du langage.

Deux vieux messieurs sont délégués exemplairement à cette initia- tion. L'un, professeur au Collège de France, qui a « farfouillé » « dans les dessous de Proust et de Rimbaud », se montre rassurant : « Ils ne doivent pas vous démonter. Tenez, ils sont entre nos mains comme des petits enfants tremblants et nus, et je les tiens dans le creux de ma main devant vous comme si j'étais leur créateur, leur père » (XII). Cette mainmise inverse la violence. Mais nous savons que le Professeur-Père joue avec des cadavres. Ses manipulations sont sans conséquence.

L'autre, oncle frôleur, ne brandit Shakespeare, Dickens et Thacke- ray, discours référentiels de la civilité, que pour masquer le mouvement qui le fait froisser la jolie robe de sa petite nièce respectueuse (XV). Comédie, ici et là; mais qui ne souligne que plus fortement le tragique de l'errance de Proust et de Rimbaud « privés de soutien ». Ce n'est pas 1' « intellectualité » qui les relèvera (XI), mais un acte de copulation, un viol, à l'issue et aux formes incertaines encore. Les noms-textes sont moins, en effet, des modèles que des incitateurs à la destruction. De cette destruction naîtra peut-être un ordre nouveau dont la fin serait un texte où, après qu'auront été morcelés les trois discours matriciels, une subor- dination neuve des éléments du langage serait possible. Pour l'heure, dans Tropismes , de façon démonstrative, quasi expérimentale, le narra- teur, aphasique volontaire, ne peut articuler qu'une juxtaposition du il et du elle , du oui et du mais , du toujours et du parfois 14, avant que sa

12. P. 39. 13. Cf. passim, in Portrait d'un inconnu, Le Planétarium et aussi L'Ère du soup-

çon. Mais, dans ce dernier livre, cette note également : « ... Il peut arriver que des indi- vidus isolés, inadaptés, solitaires, morbidement accrochés à leur enfance et repliés sur eux-mêmes, cultivant un goût plus ou moins conscient pour une certaine forme d'échec, parviennent, en s'abandonnant à une obsession en apparence inutile, à arra- cher et à mettre au jour une parcelle de réalité encore inconnue » (p. 154).

14. Voir, par exemple, les schèmes structuraux de XIV et XV. Elémentaires, sans doute, mais dont la précision du fonctionnement annonce le piège structural

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parole ne s'efface dans l'informe (poussière, boulette grise, moite, toute plate...), griffure sans trace, ou ne bute, se refermant sur elle-même, sur son origine ou sa clôture, le mot « enfant », le cliché.

Le « Planétarium ».

Le titre du Planétarium , N. Sarraute le tenait comme en réserve. Après avoir songé à le donner à des textes brefs suivant Tropismes 15, elle l'avait refusé au Portrait et à Martereau. On peut imaginer ses rai- sons en se fondant sur deux textes que l'on emprunte au Portrait.

A propos de Baudelaire, elle écrit :

Les mots de L' Invitation au voyage la frappaient à petits coups légers et elle vibrait, elle résonnait mélodieusement, toute pure et transparente comme du cristal. Il suffisait de dire doucement ces mots : « les soleils couchants revêtent les champs, les canaux, la ville entière d'hyacinthe et d'or », et aux mots : « la ville entière », elle se soulevait dans un élan, sa grande rue (de la ville) se déployait comme une oriflamme, toute pavoisée de drapeaux, de bannières flottant au vent léger de la mer, dans la lumière dorée...

Lecture « proustienne ». Et, en dépit de l'étalement du vers sur la ligne continue de la prose, lecture seulement déviée - fusion sans vio- lence - rêveusement triomphante, ce dont témoigne l'oriflamme, et la récusation qui la conclut :

... C'était de la matière épurée, décantée. Une belle matière tra- vaillée. Un met exquis tout préparé. Il n'y avait qu'à se servir (p. 83).

Nourriture sucrée, confiture : substitut captieux de l'absorption violente dans lequel se retrouvent, déclinant toutes les formes du « gla- cé », les formes tentatrices de la passivité : le miroir, le style, le glaçage du gâteau, le vernis, la cire, le mannequin de cire, la mort...

A propos de Rimbaud :

Et elle, tu te souviens de ce goût si fin qu'elle avait autrefois, des griffonnages si surprenants de sa main en marge des Illumina- tions? (p. 49).

Ici consommation décrite, mais non réellement accomplie et, de plus, qui désigne une inscription dans les marges du texte, et non texte sur texte. Cependant un texte prédateur est ici appelé a contrario, mais qui ne saurait être qu'écrit. C'est le lieu méthodique de la genèse de cette écriture qu'annonce le titre du Planétarium : « ciel artificiel 16 », le définit

du Planétarium où, par la giration souple d'un mécanisme bien monté, se démontent les textes reçus au bénéfice du texte qui s'y propose.

15. M. Cranaki et Y. Belaval, Nathalie Sarraute , Gallimard 1965, p. lb. 1 6. Dans une « Conversation avec François Bondy », publiée in ¡Namane barrarne,

par M. Cranaki et Y. Belaval, op. cit., p. 216.

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Nathalie Sarraute, affrontant ouvertement les problèmes de la figuration, rompant avec le vocabulaire de contact « immédiat », « direct », de la « part d'inexprimable », situant délibérément son entreprise littéraire là même où, intuitivement, elle l'avait déjà installée, dans un montage dont le sens indù ne sera pas réductible à la somme des parties mises en rapport : un jeu.

Composer un planétarium, c'est se proposer tout à la fois l'intelli- gence d'un système de rapports mouvant et la création de l'instrument sans lequel ils n'apparaîtraient pas : c'est, prenant acte du défaut d'un « extrême fond 17 », rendre à la littérature sa gravité et, par contre-coup, dénoncer, ici ou là, ses insuffisances, ou ses contrefaçons. La même image - celle de la constellation astrale - comme émanée de la métaphore du planétarium - sert à N. Sarraute pour parcourir ce champ, ironisant les vers « pompeux et plats » de La Jeune Parque :

Tout-puissants étrangers, inévitables astres, Qui daignez faire luire au lointain temporel Quelque chose de pur et de surnaturel

démasquant toute espèce de « divertissement 18 ». Ainsi, à la conclusion du Planétarium , et comme en abîme, cette opposition :

Tout autour de lui se rétrécit, rapetisse, devient inconsistant, léger - une maison de poupée, des jouets d'enfant avec lesquels elle s'est amusée à jouer un peu pour se mettre à sa portée, et maintenant elle repousse tout cela, allons, assez de puérilités... le ciel tourne au-dessus de lui, les astres bougent, il voit se déplacer les planètes, un vertige* une angoisse, un sentiment de panique le prend, tout bascule d'un coup, se renverse... (p. 308).

Béance du texte, avant que ne se fige à nouveau, texte lisse et glacé, l'ordre connu et rassurant - mort fœtale - , bouleversé durant le temps de la révolution du volume :

... Tout se remettrait en place. Ils seraient chez eux de nouveau, sous le ciel immobile de toujours où scintilleraient comme avant les astres familiers (p. 309).

Renvoyant à ce qu'elle avait écrit de Proust dans L'Ère du soup- çon; retrouvant pour elle-même, comme par elle-même, l'opposition de Proust lui-même entre le microscope et le télescope :

Mais - si paradoxal que cela puisse sembler à ceux qui lui reprochent aujourd'hui encore son excessive minutie - il nous appa-

17. « Chacun savait bien maintenant, instruit par les déceptions successives, qu'il n'y avait pas d'extrême fond. « Notre impression authentique » s'était révélée comme étant à fonds multiples; et ces fonds s'étageaient à l'infini. » (L'Ère du soupçon , p. 10.)

18. Paul Valéry et l'enfant d'éléphant, op. cit, p. 637, en conclusion d'une dia- tribe contre Valéry censeur de Pascal : « Aussi Valéry trouve-t-il bon de lui apprendre ce qu'il convient raisonnablement de sentir devant le ciel étoilé... »

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raît déjà qu'il les a observés (les groupes composés de sensations, d'images, de souvenirs, etc.) d'une grande distance, après qu'ils ont accompli leur course, au repos et comme figés dans le souvenir. Il a essayé de décrire leurs positions respectives comme s'ils étaient des astres dans un ciel immobile (p. 97).

Concluant ainsi, pour tracer sa propre voie - et au prix d'une lec- ture orientée d'un texte du Journal de Gide 19 :

C'est cela qui a fait dire à Gide qu'il a amassé la matière première d'une œuvre plutôt qu'il n'a réalisé l'œuvre elle-même.

S'autorisant donc du nom de Gide - présent dans Le Planétarium , comme un médiateur, ainsi qu'un donateur à l'angle d'un tableau - , pour insérer son ouvrage dans une déconstruction de Proust, tout comme Paludes l'est dans une déconstruction de Virgile 2°. Car 1' « imprégnation proustienne » (CL Mauriac) que l'on a évidemment relevée chez Nathalie Sarraute n'est pas négligente : elle est consciente, fascinée, agressive et méthodique. Bornons-nous à quelques linéaments. Le thème qui soutient Le Planétarium - le snobisme - est celui-là dont Nathalie Sarraute crédite l'œuvre de Proust en tant que « besoin obsédant de fusion » ( L'Ère du soupçon , p. 40). Les personnages qui le servent renvoient direc- tement à Proust : Alain Guimiez, figure affaiblie de Swann (mais proche aussi du Narrateur proustien si « après bien des faiblesses et des égare- ments » il peut faire aboutir son effort de création 21...), écrivain margi- nal, susceptible de définitions ambiguës, écartelé entre plusieurs côtés, se cherchant à leur suture... En Germaine Lemaire, l'écrivain reconnu, il semble que, subtilement, l'on veuille que soit évoqué le premier Proust, celui des Plaisirs et les Jours , dédié à Madeleine Lemaire - et auquel vont tous les éloges de Gide dans L'Hommage à Proust - des Plaisirs et les Jours dont les textes brefs de la « Comédie italienne » conduisent si aisément à ceux de Tropismes , à ce qui en reste dans Le Planétarium ; de Pastiches et Mélanges et des Chroniques où se trouve peint le « Salon de Madeleine Lemaire », et où, plus que dans La Recherche , le matériau se montre à nu, du Contre Sainte-Beuve enfin, allusivement présent dans Le Planétarium , tous textes qui permettent de suivre le mouvement de la création proustienne, de la mimer au point même où, par le pastiche, elle-même se mime, tente de se définir... Car, communiquant avec le snobisme, le pastiche, deuxième thème recteur des deux œuvres qui se côtoient, exhibe un dire-avec, préalable à un dire-contre. Maintes fois accusé, s'il est impudent (Valéry), instrument entre les mains de l'écri- vain appliqué, le pastiche est à la fois exorcisme et exercice; tremplin, et non trompe-l'œil.

19. Parmi les textes de Gide sur Proust la phrase de N. S. semble se référer à ce qui est écrit à la page 1322 du Journal .

20. Voir dans L'Ère du soupçon la liste des « œuvres les plus importantes de notre temps » : « depuis A la recherche du temps perdu et Paludes jusqu'au Miracle de la Rose, en passant par Les Cahiers de Malte Laurids Bridge , Le Voyage au bout de la Nuit et La Nausée » (p. 58).

21. Prière d'insérer du Planétarium .

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Cette obsession proustienne, que nous avons cru pouvoir privilégier à la suite de N. Sarraute, si elle fournit au roman quelques-uns de ses motifs les plus évidents (ou à peine déguisés), s'inscrit réellement dans une subordination où, par une mise en forme systématique, elle sera traitée, déviera vers un sens nouveau :

a) Cette subordination est, d'abord, celle de tous les éléments de la narration à un schéma formel qui est celui d'une stricte révolution en 20 moments (plus un « raté » exemplaire : le doublement en XIX de la séquence XVIII) gravitant autour d'un pôle : la séquence X.

b) Ce schéma formel marque le parcours littéral d'une narration qui, partie d'un mouvement de refus fondateur : « Non vraiment... », tente d'atteindre un je toujours distant, rencontre un « Rien » insistant, et vient, à la fin de la révolution, buter sur un « ça » : les séquences XVIII et XIX - le raté - achoppant à la même conclusion « sans moi ».

c) Cette narration, ajustée à la structure formelle - et dont on vient de proposer en b une lecture diagonale - est fondée sur la confronta- tion de plusieurs discours embrassés :

- la parlerie externe (le cliché); - une parlerie seconde, interne à l'œuvre, le récit d'une prédation

qui ne parvient pas à « prendre » dans un discours continu (meutes de chiens, maîtres et esclaves, cadavres portés à bout de bras, etc.).

Ces deux discours s'insérant dans de plus vastes discours qui consti- tuent les thèmes générateurs du récit :

- Le thème de la porte , énoncé anecdotiquement dès l'entrée du roman, la mimant, va, par progression métonymique, en occuper tout l'espace : « action », personnages, lieux, objets, commentaire même de ce qui est énoncé 22. Au défaut d'un sujet personnel qui lui fournirait son centre, l'écriture, prenant appui sur cet objet « matériel », se déve- loppe en conquête englobante et affecte même la réussite : la fusion de tous les textes reçus, la réconciliation du déjà-dit et de la spontanéité, dans un « jaillissement » touchant juste, la jonction de 1' « opacité » et de la « limpidité », du dehors et du dedans, bref une création contrôlée, mais sacrée et triomphante sous ses apparences bénignes. On a tenté de figurer dans le schéma A quelques lignes cardinales de cette constel- lation : une écriture dévoilée, déjà figée. - Le thème de Y arche (et son substitut, le bateau ) qui échappe à la progression métonymique du récit, vient comme violenter cette écri- ture sereine, la prendre en défaut, la marquer de lacunes. Entièrement métaphorique, il réintroduit le « soupçon » dans la narration qu'il taraude. Moins nettement énoncé que le thème générateur de la porte , il n'en est pas moins le lieu où l'on peut réunir bien des images, des récits à peine ébauchés, des mots comme échappés, des scènes surprenantes, dont le fond commun est la mer, la navigation aveugle, la nomination de l'in- visible, jusqu'à aboutir à cette suspension du texte en quelques points, à son espacement qui le fait ne plus être que mouvement, que saccade.

Par ce thème se poursuit de façon latente, et comme rêveuse, la

22. Ainsi le commentaire « psychanalytique » du récit qui est fourni au lecteur au moment où il s'apprête subtilement à l'appliquer au texte comme grille de lecture.

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jonction du côté de Proust et du côté de Rimbaud. Gide, avec « l'acuité de son regard étroit » le désignant dans l'œuvre de Proust, désigne ainsi Proust au centre même de sa création :

Mais voici plus étrange et plus révélateur encore : dans la Préface des Plaisirs et les Jours , ou plus exactement dans sa lettre-dédicace, datée de 1894, nous lisons : « Quand j'étais tout enfant, le sort d'au- cun personnage de l'Histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noë, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l'arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus rester aussi dans l'arche ...

Et, souligné par Gide :

... Je compris alors que Noë ne put si bien voir le monde que de l'arche, malgré qu'elle fût close et qu'il fît nuit surla terre ( Hommage à Marcel Proust , p. 125).

Aventure poétique, ouverte au vrai ciel sur la trace rimbaldienne :

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer, infusé d'astres, et lactescent...

où l'impossibilité du discours suivi, la lacune se renversent en positivité, en lancinante violence (voir schéma B) 28.

La Rencontre.

Le Planétarium , roman « composé et concentrique », comme le dit Proust de sa Recherche , démonte vertigineusement, en son centre - la séquence X - la naissance du texte telle que nous avons laborieusement tenté de la décrire. Cette exemplaire récapitulation en acte avait été prépubliée dans La Nouvelle Revue française du 1er octobre 1958 sous le titre de La Rencontre. Coupée de son contexte elle s'offrait traîtreuse- ment à cette lecture « psychologique » que l'œuvre a souvent suscitée. Insérée à sa place, elle désigne de quelle rencontre est le lieu.

A. - Anecdotiquement, il s'agit de la rencontre de trois personnages : Alain Guimiez, son père et le « grand écrivain » Germaine Lemaire, deux côtés à joindre pour fonder l'unité d'un je. Cette scène « œdipienne »

23. Une réponse de Nathalie Sarraute à la revue Tel Quel (n° 9, printemps 1962), qui lui demandait si elle considérait que son œuvre était « poétique », ratifie le mou- vement du texte romanesque : « Pour moi, la poésie dans une œuvre, c'est ce qui fait apparaître l'invisible. Plus fort sera l'élan qui permettra de percer les apparences - et parmi ces apparences je compte ce qu'il est convenu de considérer comme " poé- tique " - plus grande sera dans l'œuvre la part de la poésie.

« Vous me demandez si je pense que mes propres livres sont poétiques. Étant donné ce qu'est à mes yeux la poésie, comment voulez-vous que je crois qu'ils ne le sont pas? Ce serait croire que je ne rends visible aucune parcelle du monde invisible. Et alors à quoi bon tant d'efforts? »

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A. - ÉCRITURE DÉVOILÉE : Constellation métonymique.

« Explication » Parents de Gisèle : 2 fauteuils psychanalytique gisèle Nid 2 bergères

Régression jeu Sein maternel alain infantile sucre-

rie goût

ALAIN miroir

Appartement

PORTE (Gide) m. Guimiez ̂ "S ' tante berthe (Valéry)

' Pur vérni miroir cire ' lisse glacé

Effraction / ' Pastiche Musée Grévin (pseudo-viol) ' Snobisme Mme Tussaud ALAIN vaurien Rideau germaine lemaire alain

voile I peau Littérature

(Texte du Planétarium)

B. - ÉCRITURE VIOLENTE : Constellation métaphorique.

Clôture scénique Antre /Astres Mémoire, Récit Texte futur, lacunaire

Proust « - (Gide) - arche - bateau - (Baudelaire) ► rimbaud

Nuit, Vision Le Bateau ivre, etc. (Narcissisme) Mer Astres (Le délire. Le Double)

I (La violence) POÈME

I (L'Inconnu)

TEXTE MÉTAPHORIQUE LACUNE

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confronte en fait des personnages qui, à la différence des autres acteurs du roman, se caractérisent par une ambiguïté appuyée qui les dispose à entrer dans une dialectique du violeur violé, de l'activité constructrice à la passivité, de l'invention à la répétition. A côté de Germaine Lemaire, femme-homme, Alain Guimiez (Il ou Elle? à la faveur d'un lapsus sou- ligné; « petite putain »; « au goût suspect », etc.) permet de parcourir tout le champ de la rencontre vécue avec l'écriture. Communiquant par tante Berthe, par son éducation, avec la régression vers le « glacé » (en tante Berthe-Valéry se joint au thème du vernis et du miroir celui de 1' « exquis », du doux), il apparaît, il se voit apparaître sous le regard critique de son père auquel Nathalie Sarraute a donné la caractéristique physique qu'elle donne ailleurs dans son œuvre à Gide 24 si souvent convoqué comme référence positive dans L'Ère du soupçon .

Éliminé Valéry - mais présent comme la permanente tentation du style - posté Gide en fonction de critique - truchement, Alain Guimiez, écrivain, cherche, parmi l'écriture et par l'écriture, à inventer son chemin. Tenu au plus près, dans La Rencontre , par le Narrateur, il représente, selon Nathalie Sarraute, le personnage qui, peut-être, se sauvera. C'est cette difficile odyssée qu'une lecture diagonale de cette séquence X permet d'accomplir.

B. - La Rencontre est construite comme un ensemble de cinq triades (on sait que le groupement ternaire des mots investit souvent, chez Natha- lie Sarraute, le mot qui se dérobe), définissant une progression de quinze plans liés entre eux, le plus fréquemment par métonymie, parfois par répétition d'un élément pivot. Ces plans, articulés sur les thèmes de la « porte » (par transfert, depuis la porte anecdotique primitive) et de I' « arche » peuvent être, très sommairement, décrits ainsi :

i. la fusion rêvée 1. « Un air de surprise heureuse... » (thème antagoniste a) Rêve d'union parfaite, rimée : Père /Lemaire. de l'œuvre qu'il « Ciel pur », « jaillissement » verbal juste, parcourt entière) b ) Rime dérisoire Lemaire /Lemaire.

en écho : « Solitaire », en opposition : « Vent », « Criards », appel, par Rimbaud, à la fracture de cette clôture stérile.

c) Sortie dérisoire : « délicieuse comédie » le lieu commun littéraire (également parcouru de Paludes aux Plaisirs et les Jours).

2. Contre-type « Rien »/« Vaurien » : le vol. a ) « Tout est inscrit... » : G. Lemaire, « actrice démo-

dée, vêtue de bizarres oripeaux », M. Guimiez, « ses yeux étroits ».

b ) Essais de texte : - la triade : « voir, deviner, penser », etc., - le cliché, - la métaphore : « le chien à l'arrêt », - dialogue de théâtre, la comédie proustienne : « ce marquis, autrefois à Aix-les-Bains ».

24. Ainsi, par exemple, plus tard dans Les Fruits d'or, cette reprise des « yeux étroits » dans « Gide et les fentes étroites de ses yeux » (p. 25).

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3. Le mouvement du planétarium. a ) « Tout cela tourbillonnant, se chevauchant en

désordre... Mais il connaît pour les avoir mille fois observées ces infimes particules en mouvement. Il les a isolées d'autres particules avec lesquelles elles avaient formé d'autres systèmes différents. »

b) Le figé, le cliché : « la dame et son greluchon ». il. l'écriture 4. Le double : l'écrivain : Agression / Régres- a) Meurtre du père (Contre Sainte-Beuve). sion b ) L'absorption dans la mer : « vent en poupe, bien-

tôt un point à peine visible pour eux, très loin au large, puis disparaissant pour toujours. »

5. Double régression : a) Vers une scène primitive (le vernissage). b ) Infantile, narcissiste, passive, « nourriture, confi-

ture », « bouche entrouverte ». 6. Le double : Jean-Luc : folie.

m. trois recours 7. Le suicide. 8. L'abdication : « elle ouvre de grands yeux où

mousse et pétille une joyeuse excitation ». 9. La violence : le franchissement de la clôture.

« Je vais voir ce que personne ne peut voir » vers Rimbaud; « la porte va s'entrouvrir ».

IV. le viol mimé 10. Régression infantile : « un enfant choyé qui découvre dans son soulier, devant la cheminée... ».

11. « La porte s'entrouvre, il bondit... » Viol arrêté.

12. Retombée sur la clôture du mot : sextuple reprise de l'adjectif « bonne ».

v. l'épreuve des 13. Rimbaud : textes a) Essai de développement du texte métaphorique,

une nouvelle inscription du Nocturne vulgaire , et d'autres Illuminations.

b) Dégradation. (Florides) /Atlantide. Rimbaud/P. Benoit : texte à la manière de P. Benoit. Viol/flirt mondain : « Elle se penche vers lui, ses yeux étincellent, ses lèvres s'entrouvrent. » Ciel/« septième ciel ».

c) Retour au rien. 14. Proust :

a) Tentative d'écriture d'un texte au passé. b) Sa rupture : « Tous les obstacles sont balayés,

toutes les barrières sont rompues, le bonheur en un flot puissant se répand... »

c) Le pastiche : « Tout était écrit d'avance », « l'escroc », cf. Les Plaisirs et les Jours , p. 105, in « Mondanité et mélomanie de Bouvard et Pécuchet », indéfinie régression de texte en texte.

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15. « Alain Guimiez » : a) Poussière. b) « Quelques rides, un léger clapotis. Il a disparu.

Elle va prendre un autre caillou. »

Lieu de rassemblement, de distribution et ďépreuve du texte, La Rencontre se conclut sur un échec, qui révèle, une fois de plus, que l'écri- ture ne peut écrire que l'histoire de sa déroute, noir sur blanc, blanc sur noir. A la fin du livre, avant l'arrêt du mouvement du planétarium, Germaine Lemaire pénètre dans l'appartement de tante Berthe où s'est installé Alain : la porte y est, et, à côté, un rideau a été suspendu, en attente d'une matière plus solide. Rime au rideau initial du livre, il désigne tautologiquement la littérature, sauf que, nous a-t-il semblé, s'y pro- jettent à présent des ombres actives, prises ici dans Mémoire :

Elle sombre, ayant le Ciel bleu pour ciel-de-lit, appelle pour rideaux l'ombre de la colline et de l'arche.

Nouvelle invitation à la violence.

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