Résister à la religion du progrès

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    Pierre-Olivier Monteil

    Rsister la religion du progrs ?In: Autres Temps. Cahiers d'thique sociale et politique. N45, 1995. pp. 48-54.

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    Monteil Pierre-Olivier. Rsister la religion du progrs ?. In: Autres Temps. Cahiers d'thique sociale et politique. N45, 1995.

    pp. 48-54.

    doi : 10.3406/chris.1995.1739

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/chris_0753-2776_1995_num_45_1_1739

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_chris_290http://dx.doi.org/10.3406/chris.1995.1739http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/chris_0753-2776_1995_num_45_1_1739http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/chris_0753-2776_1995_num_45_1_1739http://dx.doi.org/10.3406/chris.1995.1739http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_chris_290
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    RESISTER LA RELIGIONDU PROGRS ?

    Pierre-Olivier Monteil

    Le Progrs est, avec le libralisme, le capitalisme ou encore en sontemps - le communisme, de ces religions sculires (RaymondAron) qui dessinent l'avenir radieux auquel aspirent les socits modernes. P majuscule, car ce Progrs est au principe de tous les progrs particuliers - scientifiques, techniques, conomiques, sociaux, etc.- qui aujourd'hui s'en rclament tous plus ou moins et dont, idalement,la somme accomplirait le projet. S'agissant d'une religion, il n'est doncpas question ici d'un progrs en soi, mais d'une croyance. Au reste, ilsemble en toute rigueur difficile d'admettre l'existence d'un progrs objectif '. Vraisemblable dans l'ordre des sciences et des techniques, o lesconnaissances paraissent voluer de manire cumulative, un progrs objectif dans celui de la sagesse, de la culture et des modalits du vivre ensemble, nous semble, au moins depuis Rousseau, impossible tablir et peu prs exclu. Bien sr, cela n'empche pas chaque inventeur ou partisan d'un progrs de le considrer comme une avance objective del'esprit humain soudain mancip des illusions qui l'auraient jusque-lempch. Ainsi un Auguste Comte au sicle dernier ; ou plus prs denous un Sigmund Freud, par exemple, qui, tout en considrant la religion comme la nvrose obsessionnelle de l'humanit , concluaitL'avenir d'une illusion par cette profession de foi triomphante : Non,notre science n'est pas une illusion. Si la science apparat aujourd'huiconstituer le domaine dans lequel la possibilit d'un progrs passe pourla plus clairement avre, c'est cependant, semble-t-il, au prix de l'ignorance par le plus grand nombre de ce qui fait, selon K. Popper, la scien-

    Pierre-Olivier Monteil est rdacteur en chef d' Autres Temps .48

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    tificit d'un nonc : savoir son caractre falsifiable , refutable, sacapacit se prter la preuve contraire.Les facteurs qui expliquent la crise de confiance que l'ide de Progrs traverse nanmoins aujourd'hui sont de deux ordres. Les dsillusions,d'une part : les pannes du Progrs (tel le chmage), ses effetspervers et ses excs (tel le stress) ou ses incohrences (la pollution industriel le). D'autre part et plus profondment : l'apparente rvlation,au fur et mesure de sa mise en uvre, de l'inanit du projet progressiste progrs de quoi ? de qui ? quoi bon ?). Au premier constat,rpondrait donc un appel perfectionner le progrs ; au second, unappel renoncer au progrs au contraire, avec le risque, ce faisant, desacrifier un peu htivement au rflexe passiste, en idalisant les socitsraditionnelles - comme si l'on pouvait faire autrement que d'tre deson temps. Me refusant cette dernire option, je me devrai donc d'inventorier quelques-uns des traits qui me semblent rendre en effet ncessaired' uvrer le perfectionner, tout en suggrant simultanment delui rsister : non pour le disqualifier mais pour le complter.

    Les dsillusions du ProgrsUn rapide inventaire suffit.Premier type de griefs : l'impatience nave et le refus des limites. La

    recherche d'efficacit conomique court terme conduit, par exemple, gaspiller des nergies non renouvelables (gaz, ptrole, etc.), ou renouvelables un rythme plus lent que l'coulement sur les marchsdes produits qui en sont issus. A trop ignorer le principe de raret quipourtant la fonde, l'conomie s'expose de srieux risques de pannes,que producteurs et consommateurs sont, chaque fois, les premiers dplorer.

    Deuximement : lors mme qu'un certain rythme de progrs s'avretenable, il peut l'inverse se rvler contre-productif par lui-mme.Ainsi la vitesse de propagation de l'information grce l'informatiquea-t-elle aggrav l'ampleur du krach boursier d'octobre 1987. Demme, la vie urbaine, force d'attiser les attentes, de dmultiplier lesprojets et les interactions, accrot l'inquitude, le stress 2 ; et le Parisien s'impatiente plus vite d'attendre le mtro dix minutes quel'agriculteur la pluie pendant dix jours. La dmocratisation de l'accsaux tudes suprieures suscite elle aussi plus de frustrations que de satisfactions, en suivant un rythme plus rapide que la cration des emplois proposs aux diplms qui pourraient y prtendre.

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    Troisime motif de dception : les incohrences. Intentionnellementou non, certains progrs entrent en conflit entre eux. Ainsi, la robotisation de la production supprime des emplois ; la recherche du profitconomique tend standardiser la production culturelle ; la valorisatione l'panouissement individuel conduit dsinvestir la vie publique pour se replier dans la sphre prive.Il existe aussi des incohrences dans le temps. La volont de savoirou la passion de s'enrichir conduisent ainsi ne pas toujours tirer lesleons des erreurs passes et foncer dans l'inconnu quel qu'en soit lerisque : dvelopper le gnie gntique en refoulant les cauchemars destentations eugnistes ; miser sur l'nergie nuclaire sans en matriserles risques et comme si leur gravit n'tait pas assez avre.

    Dernier type de reproches, enfin : la dnonciation des idologies duProgrs, critiques non pour leurs incohrences mais pour le cynisme,rel ou suppos, du projet qui les sous-tend. Ainsi la dnonciation del'cole par un Ivan Illitch (qui y voit une institution charge de programmer des consommateurs dociles) 3 ; celle de la doctrine fordiste,valorisant la rmunration ouvrire afin de mieux dvelopper la demande solvable au profit de l'employeur. Ou plus largement, la critique des relations avec les pays du tiers-monde : qu'il s'agisse dednoncer 1' change ingal 4, de mettre en question la lgitimitd'un projet qui aboutit imposer un progrs, ou plus fondamentalementncore de s'interroger en retour sur la pertinence de ce Progrs,y compris pour nous-mmes en pays (dits) dvelopps.

    A l'exception des dernires, ces critiques appellent perfectionnerle progrs : par un rappel des limites, un rquilibrage des priorits,une meilleur cohrence interne, ou par la modration des attentesqu'on place dans le projet progressiste. Autre chose est d'interroger sapertinence. Il semble pourtant que sa logique interne y conduise aujourd'hui.

    Le Progrs : un projet devenu sans objet ni sujet ?Grand rcit de la modernit , la religion du Progrs est peut-tre

    l'agent de son propre puisement, marqu par l'avnement du postmoderne . Comme l'indique Jean-Franois Lyotard, le post-modernest dj impliqu dans le moderne du fait que la modernit, latemporalit moderne, comporte en soi une impulsion s'excder enun tat autre qu 'elle-mme \ Marquons simplement les tapes decette progression.50

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    Du progrs au relativismeTelle que nous la connaissons, la religion du Progrs incite consi

    drer chaque avance par opposition ce qui la prcde. En art, la logique avant-gardiste procde ainsi par raction et tend en dfinitive mettre galit toutes les poques et tous les styles, dans un clectismequi est le contraire du progrs 6. Ce relativisme par disqualificationssuccessives a son quivalent dans l'espace. Comme le note Paul Viri-lio, notre vitesse de dplacement nous dsintgre du paysage 7. En modifiant notre rapport l'espace, elle nous transforme nous-mmes, quien sommes issus et nous tions jusqu'alors dfinis en rfrence lui.Ainsi se trouve mise en vidence l'aporie signale par Pierre Ma-nent dans le projet d'mancipation conu par les Lumires : c'est aunom des droits naturels dont il serait dpositaire que les Dclarationses droits prtendent affranchir l'Homme de la Nature 8. AussiMontesquieu vantait-il le rgime anglais comme une invention historique , c'est--dire, dirait-on, issue de nulle part.

    Le progrs de l'inhumainApprofondissant l'analyse, Pierre Manent suggre qu' partir desXVIP-XVIIIe sicles, l'Homme est ainsi progressivement conu par

    les penseurs hors de toute essence qui le dfinirait a priori. La notiond' universel se trouve peu peu vince par la catgorie du gnral . Les rgularits statistiques l'emportent sur les lois ternelleset l'Homme dont parlaient philosophes et thologiens tend s'effacerau profit de visions parcellaires - homo aeconomicus, acteur sociologique u agent historique au mieux juxtaposables, mais sans queleur combinaison ne restitue le point de vue global du vcu.

    Conu l'image d'un Dieu qui voyait tout, l'homme rflchissaitjusque-l dans les termes de l'action soucieuse de se tendre au Bien.Dsormais, s'y substituent les considrations analytiques d'observateurspcialiss, d'abord soucieux de comprendre les dterminants, lesconditions et les contraintes. Prive d'une ide gnrale du Bien, cetteoptique incitera ds lors prner, non plus de tendre la vertu (du latinvirtus, qui signifie aussi courage ), mais de fuir l'inconfort. Unconstat dj formul par un Tocqueville voici cent cinquante ans, quivoquait les proccupations drisoires auxquelles seraient promises lespopulations des socits dmocratiques, places sous la haute garded'un Etat-despote pourvoyant leurs petits et vulgaires plaisirs etleur tant jusqu'au trouble dpenser et la peine de vivre .

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    Dans cette mesure, l'ide de progrs et le projet d'mancipation tendent ainsi remplacer la reconnaissance envers une bndiction in itiale par l'nergie du dsespoir. D'abord valorise comme le terraind'un avenir inventer, l'Histoire se teinte alors d'ombres inquitantes.L'idal se situerait plutt du ct d'une socit fonctionnant commeune sorte de mcanisme (Augustin Cournot) pour accomplir un devenir programm.L'idal de scurit supplante ainsi la qute de libert. Pour la thoriemarxiste comme pour les libraux ou, plus prs de nous, pour les gestionnaires de tous bords comme pour les informaticiens, la Terre promise est une socit automatique 9. Ce faisant, loin de se rendre matre et possesseur de la nature (Descartes), l'Homme s'expropriee sa culture.

    La crise du ProgrsLe Progrs, alors, s'emballe parce qu'il tourne vide. Mtaphore ou

    symptme : la ville, lieu par excellence du progrs, lieu rv des destins choisis, n'attire plus. L'illustre l'essor des rurbains , nouvellecatgorie sous laquelle les dmographes rassemblent tous les dus dela ville qui s'installent dsormais entre ville et campagne, dans les priphries. A cela rien d'tonnant. Comme le souligne Paul Ricur : si l'lment de la construction de la ville est technocratique, la villerisque d'tre aussi le lieu o l'Homme peroit l'absence de tout projetcollectif et personnel, l'engrenage des moyens dans l'absence des butset la perte du sens 10. Le constat s'applique aux urbanistes, aux politiques et autres ingnieurs du social ; mais aussi aux habitants, dslors que chacun d'eux s'y chine plus qu'ailleurs raliser son programme de vie personnel.

    Pas plus que la ville, le Progrs ne condamne ncessairement, cela dit, l'absurde et l'inhumain. Tel est seulement l'un des visages les plusvisibles qu'il tend aujourd'hui revtir nos yeux. D'autres volutionsauraient t possibles et le sont encore. L'hritage des Lumires n'estpas puis, notamment dans sa composante luthrienne et calviniste M.

    Rsister : habiter le prsentII n'est pas besoin de rsister la religion du Progrs, ds l'instant

    qu'elle se dtruit elle-mme. Ce qui dprit, cela dit, tient plus ce quilui servait de rfrence et de lgitimit : les avances et ralisations52

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    techniques n'en sont quant elles, l'inverse, que plus prolifiques aujourd'hui car elles n'ont pas se justifier ; leur faisabilit tient lieu definalit. C'est aussi ce qui rend leur prolifration si dsespre ; et quiappelle donc rsistance. Pour dfendre non seulement sa vie, mais lesvaleurs sans lesquelles celle-ci ne mrite plus d'tre vcue n.

    Proposition : y rsister en faisant ntre une posture qui, sans diabo-liser le Progrs, permette de mieux l'habiter. Loin de mconnatre lesacquis qu'il a permis - l'instruction, le dbat dmocratique, le confortmatriel, etc. - et auxquels nos contemporains me semblent d'ailleurs,en majorit, assez peu disposs renoncer, ne pas, cependant, se soumettre systmatiquement la programmation. Michel de Certeau y insiste : L'acte de parler n'est pas rductible la connaissance de lalangue [...] ; il met enjeu une appropriation de la langue par les in-

    . terlocuteurs [...] // instaure un prsent relatif un moment et unlieu '\ Il en va de mme, bien sr, pour lire, converser, habiter, cuisiner,croire... Bref : il y a toujours place pour un style personnel, unebrche ouverte pour rsister.

    Rsister la religion du Progrs conduirait alors s'opposer la logique qui nous fait actuellement privilgier le nouveau , l'avenir etla matrise du temps qui y conduit. Se tenir, donc, disposition duprsent : ne pas se prcipiter sur la rponse mais demeurer en suspens,sans neutraliser l'inquitude. De cette posture qui est celle de la libreconversation mais aussi de la cration artistique, Jean-Franois Lyo-tard invite en ce sens faire, non plus une garniture ou une pause dansnotre projet de contrler le temps, mais bien une posture centrale 14.Une telle disponibilit au prsent n'est d'ailleurs pas un refus du progrs mais bien un largissement, un complment. Par exemple : recueillir ce que la pense n'est pas prpare penser , n'est-ce pas eneffet ce qu'il convient d'appeler penser ? 15

    Le lien entre cette disponibilit au prsent et la Rsistance historique n'est d'ailleurs pas absent, si l'on en juge d'aprs les confessions 'un Ren Char, que rapporte Hannah Arendt propos de l'exprience du pote-rsistant. Si j'en rchappe, crivait-il, je sais queje devrai rompre avec l'arme de ces annes essentielles, rejeter (nonrefouler) silencieusement loin de moi mon trsor . Celui qui a pous la Rsistance a dcouvert sa vrit . Brusquement plongdans un engagement totalement imprvu, avant d'tre rendu la vieordinaire, le Rsistant vit en effet dans une brche entre le pass etle futur I6 ; il la vit de faon si trange que ces instants lu i chappent.

    Si la crise de la religion du Progrs n'est somme toute qu'un rappelde la fragilit des affaires humaines, c'est donc aussi par la fragilit,53

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    mais cette fois consciente et assume, qu'on peut la surmonter. La fragilit, dont Hannah Arendt fait d'ailleurs toute la leon de l'action humaine. Encore est-ce l une leon non rsigne, car nourrie de l'esprance reue du seul fait d'tre n. Accueillir le nouveau-n, commeaussi retrouver l'enfant qui sommeille en nous en dpit des effortsqu'on dploie pour s'en manciper ", voil une manire paradoxale,discrte presque clandestine - mais peut-tre efficace, de rsister lareligion du Progrs. P.-O. M.

    NOTES1. Comme le souligne, entre autres, Raymond Aron : Que signifie ce prtenduprogrs ? Entre une socit communautaire qui se donne elle-mme pour valeur absolue t une socit librale qui vise largir la sphre de l'autonomie individuelle, il n'ya pas de commune mesure. La succession de l'une l'autre ne saurait tre apprcie,sinon par rfrence une norme qui devrait tre suprieure aux diversits historiques.Mais une telle norme est toujours la projection hypostasie de ce qu'une collectivitparticulire est ou voudrait tre . Introduction la philosophie de l'histoire, Gallimard, 1957, p. 149.2. En ce sens, Raymond Boudon suggre que, plutt que les donnes objectives,l'exacerbation des attentes subjectives (et l'intensit des dsillusions qui s'ensuivent)

    est au nombre des facteurs du suicide. Voir : La logique du social, Hachette, PochePluriel, 1984.3. I. Illitch, Une socit sans cole, Seuil, 1971.4. Voir, entre autres, les ouvrages de Samir Amin.5. J.-F. Lyotard, L'inhumain, Galile, 1988, p.34.6. Voir par exemple J.-P. Domecq in Politis, n 19, juillet-aot 1994.7. Cf. Politis, n 19.8. P. Manent, La cit de l'Homme, Fayard, 1994.9. Que l'on songe, entre autres, la fin de l'histoire annonce par K. Marx avecl'avnement de la socit communiste, la main invisible d'A. Smith, l'espoirdes hauts fonctionnaires franais de pouvoir faire de la planification un outil anti-hasard(P . Mass) ou encore, tout prs de nous, de l'nergie frntique dploye par lesinformaticiens contre l'ala (cf. P. Breton, La tribu informatique, Mtaili, 1990).10. Cahiers du Christianisme Social, n 5-8, 1967, p. 331.11. Voir notamment E. Fuchs et P.-A. Stucki, Au nom de l'autre, Labor et Fides ;J.-F. Collange, Thologie des droits de l'Homme, Cerf, 1989 ; O. Abel, Origine et esprance des droits de l'Homme, in Autres Temps, nM 1 1 et 12.12. G. Cahen, Rsister, Autrement, 1994, p. 16.13. M. de Certeau, L'invention du quotidien, Gallimard, p. 38.14. J.-F. Lyotard, opus cit.15. Ibid.16. H. Arendt, prface La crise de la culture, Gallimard, p. 12-13.17. Voir J.-F. Lyotard, La mainmise , in Autres Temps, n 25.

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