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VV VOL.2, N°3, DECEMBRE 2016 REVUE INTERNATIONALE D’ETUDES SOCIALES, DE PHILOSOPHIE, D’EDUCATION ET D’ETHIQUE CHRYSIPPE REVUE SEMESTRIELLE 08 BP. 1013 / TRI POSATAL REP. DU BENIN TEL. (229) 95426364/95163726 E-MAIL : [email protected] Laboratoire Interdisciplinaire d’Etudes Sociales, de Philosophie, d’Education et d’Ethique (LIESPEE) Faculté des Sciences Humaines et Sociales (FA.S.H.S) UNIVERSITE D’ABOMEY-CALAVI Presses Scolaires et Universitaires du Bénin (PSUB) ISSN : 1840-7559 Dépôt légal N°7056 du 16 janvier 2014, Bibliothèque Nationale, 1 er Trimestre

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VV VOL.2, N°3, DECEMBRE 2016

REVUE INTERNATIONALE

D’ETUDES SOCIALES, DE

PHILOSOPHIE,

D’EDUCATION ET

D’ETHIQUE CHRYSIPPE

REVUE SEMESTRIELLE 08 BP. 1013 / TRI POSATAL

REP. DU BENIN TEL. (229) 95426364/95163726

E-MAIL : [email protected]

Laboratoire Interdisciplinaire d’Etudes Sociales, de

Philosophie, d’Education et d’Ethique (LIESPEE)

Faculté des Sciences Humaines et Sociales (FA.S.H.S)

UNIVERSITE D’ABOMEY-CALAVI

Presses Scolaires et Universitaires du Bénin (PSUB)

ISSN : 1840-7559

Dépôt légal N°7056 du 16 janvier 2014, Bibliothèque Nationale, 1er

Trimestre

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REVUE CHRYSIPPE :

REVUE INTERNATIONALE D’ETUDES SOCIALES,

DE PHILOSOPHIE, D’EDUCATION ET D’ETHIQUE

(RIESPEE)

REVUE SEMESTRIELLE

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A nos lecteurs

Revue Chrysippe, publie deux fois par an des études et articles originaux se

rapportant aux Sciences sociales, à la Philosophie, à l’Education et à l’Ethique. Les

résumés, suivis d’une bibliographie, avec nom, prénom(s), grade, fonctions et institution

de rattachement, sont d’abord envoyés à la direction de publication. Le Directeur de

publication, après examen, demande le texte complet qu’il envoie, sous anonymat, à un

ou deux instructeurs.

Les manuscrits, accompagnés d’un résumé en français et en anglais, sont de 2

pouces, interlignes 1,5. Les normes d’édition des revues de Lettres et Sciences

Humaines dans le systeme CAMES (NORCAMES/LSH) adoptées par le CTS/LSH, le

17 juillet 2016 à Bamako, lors de la 38ème session des CCI constituent la référence de

la revue Chrysippe.

La Direction de publication et le Comité de rédaction se réservent la possibilité,

sauf refus écrit de l’auteur, d’effectuer des corrections de forme, de décider du moment

de la publication des textes qui leur sont soumis en fonction des sujets.

Les auteurs sont priés de signaler la publication dans une autre revue d’article déjà

accepté par Chrysippe. Toute publication postérieure à celle de Chrysippe devra

mentionner en référence le numéro concerné.

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Presses Scolaires et Universitaires du Bénin (PSUB) REVUE CHRYSIPPE

REVUE INTERNATIONALE D’ETUDES SOCIALES, DE PHILOSOPHIE, D’EDUCATION ET D’ETHIQUE

DIRECTEUR DE PUBLICATION : Professeur Paulin HOUNSOUNON-TOLIN (Bénin) REDACTEUR EN CHEF : Docteur (MC) Tokponto Mensah WEKENON (Bénin)

COMITE SCIENTIFIQUE

Président : Prof. Augustin Kouadio DIBI (CI) 1er Vice-président : Prof. Mahamadé SAVADOGO (BF) 2e Vice-président : Prof. Ramsès Thiémélé BOA (CI) 3e Vice-président : Willy BONGO-PASI MONKE-SANGOL (RDC) COMITÉ DE LECTURE Président : Prof. Henri BAH (CI) 1er Vice-président : Prof. Yaovi AKAKPO (Togo) 2e Vice-président : Prof. Ludovic Fié DOH (CI) Membres : Prof. Cyrille G. KONE (BF), Prof. Yao Toussaint TCHITCHI (Bénin),

Prof. Lazare POAME (CI), Prof. Edwige CHIROUTER (France), Dr (MC) Kpa Raoul KOUASSI (CI), Dr (MC) Octave Nicoué BROOHM (Togo), Prof. Pierre MEDEHOUEGNON (Bénin), Prof. Ludovic Fié DOH (CI), Dr (MC) Mathieu Lou BAMBA, Prof. Albert TINGBE-AZALOU (Bénin), Dr (MC) Abdo Moukaïla SERKI (Niger).

SECRETARIAT DE REDACTION

CHEF : Dr Serge Armel ATTENOUKON

Membre : Juste HLANNON,

CORRESPONDANTS

Université Félix HOUËT-BOIGNY (Cocody/ CI) : Prof. Ramsès Thiémélé BOA

Université Alassane Ouattara (Bouaké/CI): Prof. Ludovic Fié DOH

Université Abdou MOUMOUNI (Niamey/Niger) : Prof. Abdo Moukaïla SERKI

TRESORERIE

Dr (MC/Agrégée) Rosalie WOROU-HOUNDEKON

©PSUB, juillet 2016. Tous droits réservés

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Consignes aux auteurs

Les normes qui suivent ont été révisées conformément aux nouveaux textes adoptés

par le CTS Lettres et Sciences Humaines lors de sa 38e session des consultations des CCI, tenue à Bamako du 11 au 20 juillet 2016. Elles deviennent les normes de la Revue

Chrysippe. Le texte qui suit est adapté des NORCAMES/LSH en collaboration avec la Revue Notes scientifiques, homme et société de l’Université de Lomé.

1. Les manuscrits Un projet de texte, soumis à évaluation, doit comporter un titre, la signature (Prénom(s)

et NOM (s) de l’auteur ou des auteurs, l’institution d’attache), l’adresse électronique de (des) auteur(s), le résumé en français (250 mots), les mots-clés (cinq), le résumé en anglais (du même volume), les keywords (même nombre que les mots-clés). Le résumé doit synthétiser la problématique, la méthodologie et les principaux résultats.

Le manuscrit doit respecter la structuration habituelle du texte scientifique : Introduction ; Problématique ; Hypothèse ; Approche ; Résultats et discussion ; Conclusion ; Références bibliographiques. Ce schéma peut être adapté selon les règles d’écriture dans la spécialité dont relève le texte. Dans ce cas, les articles de recherche théorique seront présentés en trois moments : l’introduction, le développement et la conclusion. En revanche, les articles issus de recherche empirique, à l’instar des recherches expérimentales, auront une architecture : introduction, matériel et méthode, résultats et discussion, conclusion.

Les notes infrapaginales, numérotées en chiffres arabes, sont rédigées en taille 10 (Times New Romans). Réduire au maximum le nombre de notes infrapaginales. Ecrire les noms scientifiques et les mots empruntés à d’autres langues que celle de l’article en italique (Adansonia digitata).

Le volume du projet d’article (texte à rédiger dans le logiciel word, Times New

Romans, taille 12, interligne 1.5) doit être de 30 000 à 40 000 caractères (espaces compris). Les titres des sections du texte doivent être numérotés de la façon suivante :

1. Premier niveau, premier titre (Times 12 gras)

1.1. Deuxième niveau (Times 12 gras italique)

1.1.1. Troisième niveau (Times 12 italique sans le gras) 2. Les illustrations

Les tableaux, les cartes, les figures, les graphiques, les schémas et les photos doivent être numérotés (numérotation continue) en chiffres arabes selon l’ordre de leur apparition dans le texte. Ils doivent comporter un titre concis, placé au-dessus de l’élément d’illustration (centré). La source est indiquée (centrée) au-dessous de l’élément (Taille 10). Il est important que ces éléments d’illustration soient d’abord annoncés, ensuite insérés, et enfin commentés dans le corps du texte. 3. Notes et références 3.1. Les passages cités sont présentés en romain et entre guillemets. Lorsque la citation dépasse trois lignes, il faut aller à la ligne, pour présenter la citation (interligne 1) en retrait, en diminuant la taille de police d’un point. 3.2. Les références de citation sont intégrées au texte citant, selon les cas, de la façon suivante : - Initiale (s) du Prénom ou des Prénoms et du Nom de l’Auteur, année de publication, pages citées ;

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Exemples : - En effet, le but poursuivi par M. Ascher (1998, p. 223), est « d’élargir l’histoire des mathématiques de telle sorte qu’elle acquière une perspective multiculturelle et globale (…), d’accroître le domaine des mathématiques (…)» - Pour dire plus amplement ce qu’est cette capacité de la société civile, qui dans son déploiement effectif, atteste qu’elle peut porter le développement et l’histoire, S. B. Diagne (1991, p. 2) écrit :

Qu’on ne s’y trompe pas : de toute manière, les populations ont toujours su opposer à la philosophie de l’encadrement et à son volontarisme leurs propres stratégies de contournements. Celles là, par exemple, sont lisibles dans le dynamisme, ou à tout le moins, dans la créativité dont sait preuve ce que l’on désigne sous le nom de secteur informel et à qui il faudra donner l’appellation positive d’économie populaire.

- Le philosophe ivoirien a raison, dans une certaine mesure, de lire, dans ce choc déstabilisateur, le processus du sous-développement. Ainsi qu’il le dit :

le processus du sous-développement résultant de ce choc est vécu concrètement par les populations concernées comme une crise globale : crise socio-économique (exploitation brutale, chômage permanent, exode accéléré et douloureux), mais aussi crise socioculturelle et de civilisation traduisant une impréparation socio-historique et une inadaptation des cultures et des comportements humains aux formes de vie imposées par les technologies étrangères. (S. Diakité, 1985, p. 105).

3.3. Les sources historiques, les références d’informations orales et les notes explicatives sont numérotées en série continue et présentées en bas de page. 3.4. Les divers éléments d’une référence bibliographique sont présentés comme suit :

NOM et Prénom (s) de l’auteur, Année de publication, Zone titre, Lieu de publication, Zone Editeur, les pages (p.) des articles pour une revue.

Dans la zone titre, le titre d’un article est présenté en romain et entre guillemets, celui d’un ouvrage, d’un mémoire ou d’une thèse, d’un rapport, d’une revue ou d’un journal est présenté en italique. Dans la zone Editeur, on indique la Maison d’édition (pour un ouvrage), le Nom et le numéro/volume de la revue (pour un article). Au cas où un ouvrage est une traduction et/ou une réédition, il faut préciser après le titre le nom du traducteur et/ou l’édition (ex : 2nde éd.).

3.5. Les références bibliographiques sont présentées par ordre alphabétique des noms d’auteur. Par exemple :

Références bibliographiques

AKIBODE Ayéchoro Koffi, 1987, Colonisation agraire et essor socio-économique dans le Bassin de la Kara, Mission Française de Coopération, Presses de l’Université du Bénin, Lomé. AMIN Samir, 1996, Les défis de la mondialisation, Paris, L’Harmattan. AUDARD Cathérine, 2009, Qu’est ce que le libéralisme ? Ethique, politique, société, Paris, Gallimard. BERGER Gaston, 1967, L’homme moderne et son éducation, Paris, PUF. DIAGNE Souleymane Bachir, 2003, « Islam et philosophie. Leçons d’une rencontre », Diogène, 202, p. 145-151. DIAKITE Sidiki, 1985, Violence technologique et développement. La question africaine du développement, Paris, L’Harmattan. DI MEO Guy, 2000, Géographie sociale et territoires, Paris, Nathan. BARROS (De) Phillipe et KUEVI Dovi André, 1989, « Prospection archéologique au Togo », in Togo-Dialogue, n°45, Lomé, p. 40-42. DELORD Jacques, 1961, « Notes et commentaires du texte de Léo Frobenius sur les Kabrè », in Le Monde Non-chrétien, nouvelle série, n°59-60, p. 101-172.

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KOLA Edinam, 2007, « Stratégies d’adaptation à la crise et revenus paysans dans une économie de plantation en crise : l’exemple de l’Ouest de la Région des Plateaux au Togo », Annales de l’Université de Lomé, série Lettres et Sciences Humaines, Tome XXVII-2, Lomé, Presses de l’Université de Lomé, p. 77-89.

NB : Le non respect des normes éditoriales peut entraîner le rejet d’un projet d’article. Pour les travaux en ligne ajouter l’adresse électronique (URL).

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SOMMAIRE

PHILOSOPHIE

L’ÉDUCATION DANS LA PHILOSOPHIE DE HANNAH ARENDT KOFFI Lopez Emmanuel Oscar

468

LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ŒUVRE D’ART : POUR UN HABITER HUMAIN KOFFI KOFFI Alexis

480

CITOYENNETE ET HARMONIE SOCIALE CHEZ THOMAS HOBBES KOUASSI Amenan Madeleine

493

LA MORALISATION DU CAPITALISME OU LES VALSES TROMPEUSES D’UNE UTOPIE LAKPA Leba Médard

505

DANS LA TOURMENTE DU DISCOURS POLITIQUE NOGBOU E. Hyacinthe

523

LA CONDAMNATION A MORT DE SOCRATE : UNE CONSEQUENCE DE LA NON-OBSERVANCE DES PRINCIPES GORGIASSIENS DE LA RHETORIQUE

YÉO Kolotioloma Nicolas

537

ARTS PLASTIQUES LA MÉTAMORPHOSE DU PAYSAGE URBAIN IVOIRIEN

ATTADÉ Faustin Kouakou 553

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PHILOSOPHIE

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L’ÉDUCATION DANS LA PHILOSOPHIE DE HANNAH ARENDT

KOFFI Lopez Emmanuel Oscar Ecole normale supérieure Abidjan

[email protected]

Résumé La question de l’éducation est une préoccupation majeure pour les sociétés humaines, car elle est au cœur de la problématique des relations interpersonnelles. La crise actuelle des systèmes éducatifs en Afrique impose de repenser l’école, afin de l’adapter aux exigences d’une société marquée par le développement technoscientifique. Hannah Arendt, dans ses réflexions sur l’éducation, nous permet de penser la crise de l’éducation et ses solutions. Ces solutions qui, aux États-Unis, ont consisté à réformer le système, à restaurer l’autorité et à mettre fin au pragmatisme, ne peuvent-elles pas servir à surmonter la crise de l’éducation en Afrique ? Il s’agira de montrer en quoi l’ontologie arendtienne de l’éducation peut participer à la résolution de la crise de l’éducation en Afrique. Mots-clés : éducation, crise, autorité, tradition, modernité.

Abstract

The question of education presents itself as essential issue as it is in the heart of the problem of interpersonal relationships. Today, with the crisis facing most of the educational systems in Africa arises with acuity the need to rethink the school in order to adapt it to the requirements of a globalised society and more and more marked by the uprate development. Hannah Arendt, in her thoughts on education, allows us to think the education crisis and its solutions. These solutions which, in the United States, were to reform the system, to restore the authority and put an end to pragmatism, may in a large extent serve to eradicate the crisis of education in Africa? It will be to show how the ontology arendtienne of education can participate in the crisis of education in Africa. Keywords: education, crise, authority, tradition, modernity.

INTRODUCTION

Le thème de l’éducation connaît un renouveau aussi bien en philosophie, en morale, en

éthique qu’en bioéthique. Ce renouveau s’explique par plusieurs raisons. Parmi elles, il y a

celle qu’évoque A. Oxenstiern, (1645) :« La bonne éducation de la jeunesse est le garant le

plus sûr de la prospérité de l’État ». Un tel point de vue explique pourquoi l’éducation

apparaît comme une priorité. Toutefois, le progrès de l’État n’est pas la seule raison de

l’intérêt porté à la pratique éducative. Il y a, en plus de cette raison, celle qu’indique Plutarque

(1870, p. 70): « Une bonne éducation est la source de toutes les vertus ». Le renouveau de

l’éducation s’explique ainsi par sa propension à être génératrice de progrès qu’à être capable

de conduire à la vertu. Qu’est-ce que l’éducation ? Quelles sont ses finalités et ses formes?

Quelles est l’idée qu’Hannah Arendt se fait de ce concept ? En quoi la crise de l’éducation

peut-elle être perçue comme la conséquence de la crise de la culture ? Quel est le rapport de

l’éducation à la citoyenneté aux Droits de l’homme ?

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1. Le concept d’éducation

L’étude de l’essence, des finalités et des formes de l’éducation permet de comprendre

que le caractère de l’éducation n’est ni fixe ni figé. Il est indéterminé et varie à l’intérieur des

sciences. De cette manière, si en sociologie, l’éducation se définit comme socialisation, en

psychologie, par contre, elle se présente comme développement de potentialités. En outre,

l’éducation s’identifie en pédagogie au processus de transmission d’une certaine forme de

sagesse sociale aux plus jeunes en vue de faciliter leur entrée dans le milieu des adultes. Cette

définition prévaut en psychopédagogie. Selon les psychopédagogues, l’éducation est l’action

qui consiste à développer un certain nombre d’aptitudes susceptibles de permettre à l’enfant

de se passer des adultes. Que peut-on savoir de l’éducation en philosophie ?

1.2 La nature de l’éducation

En philosophie, l’éducation se définit comme le procédé par lequel l’hommeparvient à

passer de l’ignorance à la connaissance. C’est l’acte grâce auquel le sujet parvient à se libérer

des chaînes de l’illusion par l’usage de la Raison. Pour A. Comte, elle prépare chacun à vivre

pour autrui afin de revivre dans autrui.Chez H. Arendt, l’éducation peut être perçue comme

natalité, conservatisme et renouvellement du monde. Ces trois définitions révèlent que

l’activité éducative consiste à prendreen charge des enfants. L’acte d’éduquer a un sens parce

qu’il y a des enfants qui naissent et dont il faut assurer le suivi.

La natalité comme essence de l’éducation signifie qu’elle concerne exclusivement les

enfants, « puisqu’on ne peut éduquer les adultes ». (H. Arendt, 1972, p. 228). Quant à sa

nature conservatrice, elle renvoie à l’idée selon laquelle « le conservatisme pris au sens de

conservation est l’essence même de l’éducation qui a toujours pour tâche d’entourer et de

protéger quelque chose». (H. Arendt, 1972, p. 246). La préservation des structures historiques

de l’humanité se révèlent comme l’un des caractères fondamentaux de l’éducation. Le monde

existe parce que l’homme parvient à sauvegarder ce qui le fait exister : la mémoire. Le

renouvellement du monde, comme troisième caractéristique de l’éducation, chez H. Arendt

(1972, p. 238), révèle que de toute action éducativese définit en opposition à la ruine de

l’humanité.Si l’éducation peut être ainsi perçue, quelles peuvent alors être ses finalités ?

1.2 Les finalités de l’éducation

L’éducation a eu au cours de l’histoire de nombreuses finalités. Elles ont été définies

par rapport aux époques. Ainsi, l’éducation aura-t-elle selon les périodes de l’histoire des buts

différents. Si pendant l’Antiquité, elle avait pour finalités la justice, le contrôle des instincts,

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le développement de l’âme et du corps, au Moyen Âge, par contre, elle aura pour fins : Dieu,

la foi, la religion. Ces objectifs évolueront à la Renaissance, de même que dans les Temps

Modernes. Le but principal de l’éducation de la Renaissance à la Modernité sera la

connaissance des phénomènes de la nature par l’usage de la Raison. Aujourd’hui, l’éducation

a pour finalité la maîtrise des technologies de l’information et de la communication. Il s’agit

de s’inscrire dans un environnement universel du fait de la mondialisation et de la

globalisation.

Il est possible d’ajouter à ces finalités, l’éthique, la politique et l’humanisme. D’un

point de vue arendtien, l’éducation a ces trois principes pour objectif. L’éthique comme

finalité de l’éducation exprime l’idée qu’ellevise le développement des valeurs morales.(E.

Haché, 2005, p. 25). Elle a pour but d’inculquer à tout homme le sens des valeurs sociales et

humanitaires dans un monde en perte de repères. Sur le plan politique, une bonne éducation

doit participer à l’édification d’un monde nouveaupar la recherche de solutions pacifiques aux

conflitsinterhumains. (H. Arendt, 1972, p. 228). La finalité humaniste de l’éducation repose

sur l’idée qu’elle a pour mission de faire de l’homme un être véritablement humain1. (E.

Haché, 2005, p. 24). Un être véritablement humain est une personne sensible à la pitié,

bienfaisante et capable de secourir son prochain en cas de nécessité. Dans l’humain, se dit

l’humanité qui s’apparente à la bonté, à la sensibilité, à la compassion pour les malheurs

d’autrui.

1.3 Les formes de l’éducation

Il existe deux grandes formes d’éducation : l’éducation traditionnelle et l’éducation

moderne. Ces deux modèles éducatifs, comme le révèle D. Odilon (2007, p. 34), se

distinguent au sujet de leurs méthodes.Alors que l’éducation traditionnelle use de méthodes

autoritaires, l’éducation moderne tient compte de la liberté de l’individu. Elle met l’accent sur

l’autonomie de l’enfant, tandis que l’éducation traditionnelle cherche, par la rigueur, à rendre

l’individu moins embarrassant. De ces deux grandes formes d’éducation, peuvent être déduits

trois aspects de la pratique éducative : l’éducation autocratique, l’éducation démocratique et

1 L’allégation selon laquelle l’éducation a pour mission de faire de l’homme un être véritablement humain

pourrait paraître polémique, philosophiquement non fondée et idéologiquement dangereuse. Car elle pourrait vouloir signifier qu’il y aurait des hommes qui ne seraient pas véritablement humains. Dans ce cas, il serait en partie, à moitié ou pas du tout des êtres humains. Dès lors, n’est-on pas en droit de se demander en quoi peut-on être partiellement humains ? A y regarder de près, n’est-ce pas cette idée qui a servi de fer de lance au racisme voire au fascisme ? Cette assertion pourrait paraître polémique mais au-delà de toute polémique, il faudrait comprendre que l’intérêt de action éducative est d’amener l’homme à être sensible à la pitié, bienfaisant et à mesure de secourir son prochain en cas de nécessité. Etre humain en ce sens serait la capacité à éprouver de la compassion devant les malheurs d’autrui.

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l’éducation laxiste. Ces trois profils correspondent à des styles d’éducation fondés sur la

rigueur, la liberté et le laxisme. L’éducation autocratique est une éducation rigide. Dans ce

type d’éducation, il s’agit de conduire l’individu à la discipline par la rigueur. (O. Reboul,

1989, p. 85).Ce style éducatif a pour objet de faire de l’hommeun automate. L’automate

désigne toute personne privé de volonté et qui agit mécaniquement. Sa conduite se trouve

guidée par une Raison extérieure. Elle détermine sa pensée et ses actions.

À l’opposé de ce modèle éducatif, se situe l’éducation démocratique. Elle se fonde sur

la démocratie comme système politique. Son rôle est de développer, chez l’individu, le sens

de la responsabilité. Elle a la liberté pour fondement. (O. Reboul, 1989, p. 78). L’éducation

laxiste se caractérise par la démission des adultes de leurs responsabilités, celles de prendre

soin de leurs enfants. Pour beaucoup, elle est le fruit des méthodes nouvelles d’éducation,

puisque ce sont ces méthodes qui ont placé l’enfant au centre de son éducation en interdisant

toutes formes de punitions. (J. De Viguerie, 2011, quatrième de couverture).

2. La crise de l’éducation, conséquence de la crise de la culture

La crise de l’éducation provient de la crise de la culture. D’unpoint de vue arendtien,

la crise de la culture renvoie à la crise de la tradition et à celle de l’autorité. Elle procède du

rejet de la tradition et de la remise en cause de l’autorité. Elle s’observe dans le refus de croire

au passé et en toute forme d’autoritépréétablie.La crise de l’éducation est symptomatique de

ces deux crises, car selon H. Arendt (1972, p. 250) « le problème de l’éducation tient au fait

que par sa nature même l’éducation ne peut faire fi de l’autorité, ni de la tradition ». L’autorité

et la tradition sont deux notions essentielles dans la transmission du savoir. Leur contestation

ne peut qu’être source de problèmes.

2.1 Les facteurs de la crise de l’éducation

Aux États-Unis, deux facteurs ont accentué la crise de l’éducation. Il s’agit de la

nouveauté et de l’égalité. La nouveauté est le caractère de ce qui n’existait pas auparavant ou

qui était méconnu. Elle est le propre de ce qui est récent, existe depuis peu. Elle renvoie à ce

qui vient succéder à quelque chose. La nouveauté se présente comme facteur de la crise de

l’éducation, car sa mise en œuvre dans le système scolaire américain n’est pas sans

conséquence. Son introduction bouleverseles méthodes traditionnelles d’enseignementet

révolutionne toutes les stratégies d’apprentissage. Bien plus, elle favorise la mise à l’écart de

toutes les règles de bon sens. (H. Arendt, 1972, p. 229). La nouveauté est stigmatisée parce

qu’elle est à l’origine de nombreux dysfonctionnements. L’égalité est aussi considérée comme

facteur de la crise car, au nom de ce principe, on s’est battu pour mettre tous les Américains

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sur le pied d’égalité. Elle est perçue comme facteurde la crise, d’autant plus qu’elle a conduit

à niveler des différences qui n’auraient jamais dû l’être. (H. Arendt, 1972, p. 230).

La notion d’hiérarchie est importante en matière d’éducation, puisqu’il est impossible

de parler d’éducation sans respect de la prééminence. Or, la notion d’égalité supprime toute

forme de transcendance. L’exemple américain révèle que le renoncementaux différences

naturelles ne peut conduire qu’à la crise de la culture ; crise dont la forme la plus manifeste

est celle de l’éducation. Il est possible d’ajouter à ces facteurs d’autres d’ordre historique,

sociopolitique, économique et institutionnel. Les facteurs historiques sont à rechercher dans le

contenu de la formation. Les programmes de formation n’étaient pas en vue de la formation

d’une élite. Ils avaient plutôt pour but de participer à l’instruction de personnes dans le cadre

de l’entreprise de subordination du noir aux intérêts de l’Occident : « Instruire les indigènes

est assurément notre devoir. Mais ce devoir s’accorde de surcroît avec nos intérêts

économiques, administratifs, militaires et politiques les plus évidents ». (J. Ki-Zerbo, 1990, p.

22).

À cette raison, s’ajoute le rôle des intellectuels. Au lieu de conjuguer leurs efforts pour

promouvoir des objectifs de développement, ceux-ci vont plutôt s’enliser dans des querelles

politiques. Les facteurs économiques sont à l’origine de la mauvaise qualité de

l’enseignement due au manque d’enseignants et à l’insuffisance de matériels didactiques. Les

facteurs institutionnels ont trait à la coopération et à l’orientation. Du point de vue de la

coopération, très peu d’écoles entretiennent des relations de partenariat avec l’extérieur. Ce

manque de coopération marginalise des centres de formations. Cette situation a pour

conséquence la non-reconnaissance des diplômes délivrés. Subséquemment, l’orientation est

un aspect de la crise parce qu’elle s’opère non pas en fonction du profil des apprenants, mais

dans le but d’orienter le plus grand nombre de personnes.

D’autres facteurs se rapportent à la politique et à la société. À ce sujet, deux tendances

se dégagent. La première fait état de ce que l’enseignement a connu une croissance rapide du

point de vue du nombre d’institutions et d’inscriptions. La seconde tendance, qui contraste

avec la première, présente une situation de crise due à la croissance des effectifs et à

l’effritement des ressources allouées à l’enseignement. Cette crise s’est accentuée sous l’effet

des politiques de restauration de l’autorité de l’État. (B. Makosso, 2006, pp. 69-86). Les

facteurs certes permettent de comprendre la crise, mais ils n’en sont pas pour autant les

causes. Quelles sont les raisons de la crise de l’éducation?

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2.2 Les raisons de la crise de l’éducation

Trois raisons expliquent la crise de l’éducation aux États-Unis. (H. Arendt, 1972, p.

232). La première se rapporte à l’idée de laisser les enfants se gouverner eux-mêmes. Cette

idée est d’autant plus catastrophique qu’elle implique l’éducation permissive avec son lot de

problèmes pour la société. La deuxième raison se rapporte à la pédagogie. Sous l’influence de

la psychologie moderne, elle s’est affranchie de la matière à enseigner ; ce qui a conduit à

négliger la formation des professeurs. Cette situation aura des répercussions négatives sur la

qualité des ressources humaines. La troisième raison de la crise de l’éducation a trait au

pragmatisme. Elle se présente comme cause de la crise sous plusieurs aspects. Parmi ceux-ci,

on distingue la substitution du faire à l’apprendre. Cette substitution est d’autant plus grave

qu’elle conduit à la substitution du jeu au travail. À ces raisons, il faut ajouter l’inadéquation

formation-emploi, le manque d’enseignants, le ralentissement économique, l’accroissement

des effectifs, la dégradation de la qualité de l’enseignement, l’absence d’infrastructures.

En somme, la crise de l’éducation provient de la crise de la culture mais ne s’y limite

pas. On retrouve ses origines également dans la politique. La volonté des hommes politiques

de se substituer aux éducateurs peut être à l’origine de la crise de l’éducation. (H. Arendt,

1972, pp. 156-157). De même, une politique éducative mal élaborée entraîne des

dysfonctionnements sur le système éducatif. L’introduction de la politique dans le milieu

scolaire peut être aussi une menace pour l’école. C’est pourquoi l’éducation ne doit pas servir

à la mise en place du pouvoir d’État, mais plutôt participer à la formation de l’élite. Quelles

peuvent être les solutions à la crise de l’éducation ?

2.3 Les solutions de la crise de l’éducation

Aux États-Unis, pour résoudre la crise de l’éducation, il a fallu d’abord réformer le

système d’enseignement pour l’adapter aux besoins entièrement nouveaux du monde actuel.

Ensuite, il a été nécessaire de procéder à l’augmentation des moyens financiers pour pallier le

manque de ressources matérielles, humaines, logistiques. Enfin, il a été question de renoncer

au pragmatisme, avec en prime un accent particulier sur les matières du programme en lieu et

place des activités extrascolaires. (H. Arendt, 1972, pp. 236-237). Il a fallu aussi procéder à la

formation des formateurs et adapter l’enseignement au marché de l’emploi. Mais les deux

mesures les plus importantes mises en œuvre furent la restauration de l’autorité et la

réhabilitation de la tradition. Toutes ces solutions sont en mesure de participer à la résolution

de la crise de l’éducation en Afrique. En raison de sa spécificité, il faudrait ajouter la stabilité

politique, la promotion de l’enseignement et la proscription de la politique à l’école pour faire

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du milieu scolaire un espace véritablement laïc et non un terrain de lutte pour le triomphe des

idéologies.

3. L’éducation à la citoyenneté et son rapport aux droits de l’homme

Les Droits de l’homme se définissent, pour J. Israël (1998, p. 24), comme « des

prérogatives, gouvernés par des règles, que la personne détient en propre dans ses relations

avec les particulier et avec le Pouvoir ». Ils sont des privilèges du fait de la nature d’être

humains. Ils représentent un ensemble de règles destinées à organiser les rapports humains

dans un contexte donné. Leur non-respect entraîne des sanctions. Ils sont inaliénables,

abstraits, indivisibles, individuels et universels. Ils sont aussi légitimes, car tout homme

« aspire à l’équité dans la justice, à l’égalité des opportunités et à la même dignité sans

discrimination ». (K. Dago, 2010, p. 295).

3.1 Les fondements philosophiques des Droits de l’homme

Qu’est-ce que l’homme ? Qui est-il pour avoir des droits ? Quels sont les fondements

philosophiques des Droits de l’homme. Dans sa conférence à l’université populaire du Bassin

d’Arcachonin, Hélène Degoy nous permet d’avoir une réponse assez précise àl’interrogation

« Qu’est-ce que l’homme ? ».D’un point de vue aristotélicien, l’homme se définit comme

zoônpolitikon, animal politique. Il est naturellement disposé à vivre en société. Il est un être

social. À la suite d’Aristote, Descartes le représente comme une machine vivante dont

l’existence s’explique par des mécanismes biologiques ; non seulement, il est corps et âme,

matière et esprit, mais il est aussi un être actif, conscients de ses actions. Dans cette

perspective, la conscience est l’essence de l’homme, car elle ne peut être détachée du moi. Au

XVIIIe siècle, Rousseau recherche l’essence de l’homme dans les inégalités sociales. La

rupture de l’équilibre homme-nature jette l’être humain dans le temps linéaire et l’histoire et

le condamne au travail. Cette scission débouche sur la société, la propriété, l’état politique qui

établit les inégalités par la loi. Elle aliène ce qui restait de la liberté. Marx réagit à cette

pensée rousseauiste en arguant que ce qui fait l’essence de l’homme, ce ne sont pas les

inégalités mais bien plutôt les rapports sociaux mobilisés dans le processus global de

production. Ces rapports chez Hegel apparaissent comme une lutte acharnée entre le maître et

l’esclave en vue de la reconnaissance de l’un par l’autre. La logique dialectique à l’œuvre est

non pas celle de la lutte des classes, mais plutôt celle de l’histoire des idées devenue

essentielle dans le processus de prise de conscience de l’homme dans son rapport au réel.

L’essence humaine est donc historique.

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Aujourd’hui, la voie est ouverte pour la reconnaissance du rôle de la culture dans

l’essence humaine. Elle ne peut être innée mais acquise dans un processus d’humanisation. Si

Sartre nie les déterminismes sociaux en conférant à l’homme une totale responsabilité, par

l’absence d’essence préalable, il fait de l’existence humaine la seule à se conférer sa propre

essence. Malson corrobore cette pensée en montrant que l’absence d’éducation empêche tout

devenir humain et conduit à l’existence d’êtres aberrants, ni vraiment humains, ni vraiment

animaux. L’essence apparaît bien ici comme culturelle. Elle suppose l’appropriation d’outils

et d’ensembles techniques, de systèmes sociaux, de langage, de valeurs morales. Toutes ces

observations révèlent que l’homme est une idée historique. Il n’est rien d’autre que son projet

au sens où il n’existe que dans la mesure où il se réalise. Avec Pascal, il apparaît comme le

roseau le plus faible de la nature. Cette idée nerévèle-t-elle pas la nécessité pour l’homme

d’avoir des droits ?

L’homme est un être faible et fragile. Des droits lui sont donc nécessaires pour le

protéger de ses semblables et des pouvoirs publics.Ces droits sont appelés les Droits de

l’homme. Il faut distinguer Droits de l’homme et Droits du citoyen. L’homme, ce n’est pas

seulement le citoyen ; ce peut être l’étranger ou le migrant. Dans l’histoire de l’humanité, des

personnes privées de la protection de leur pays d’origine, se sont vues déniées toute protection

juridique. (H. Arendt, 2002, p. 567). Ainsi, l’idée de cette notion est susceptible de varier d’un

contexte à un autre, d’une tradition philosophique à une autre. Nonobstant, la conception que

les philosophes se font de ce terme peut être comprise en référence au droit naturel. Dans

l’expression ‘’droit naturel’’, il y a nature. La nature peut être aussi bien la nature naturante

que la nature naturée, la nature humaine que le Cosmos. La nature naturante renvoie à Dieu

et la nature naturée à la créature2. D’après la doctrine classique du droit naturel duquel

découlent les Droits de l’homme, la loi naturelle suppose l’existence de principes inscrits au

cœur de l’univers. Les hommes pour l’équilibre du monde ont pour obligation de se

conformer à ces principes dans leurs rapports. Selon cette doctrine, les droits naturels ont pour

fondement non pas la nature rationnelle de l’homme, mais l’ordre à la fois logique et

axiologique du monde. Dans ce cas, ils ont pour socle le respect des règles de la nature : vivre

honnêtement, respecter les intérêts de l’autre, être juste. Dans cette perspective, tout doit

concourir au respect de l’ordre naturel. On comprend dès lors que les droits naturels ou

humains n’ont pas pour fondement l’individu. Ils portent plutôt sur la nature extérieure à

l’homme et concernent le rapport de l’homme à l’espace et, plus précisément, au cosmos.

2 Cette traduction généralement attribuée aux traducteurs d’Averroès, est courante dans la scolastique. Même si Spinoza la rend classique, elle est d’abord utilisée par Michel Scot, ensuite Thomas d’Aquin.

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Cette perception antique a des limites : elle est inégalitaire, hiérarchisant, puisque fondé sur

l’ordre de la nature marqué par de multiples inégalités.

Les modernes refusent de fonder les droits humains sur l’ordre de la nature. Des

penseurs comme Grotius, Pufendorf, Burlamaqui, Berbeyras, apportent une importante

contribution pour justifier ce refus. Ils s’appuientsur les travaux de Copernic, Newton,

Galilée. Ces derniers ont permis une nouvelle définition de l’homme et de son rapport au

monde. Ainsi, la révolution scientifique permet d’avoir une nouvelle approche du monde.

Prend fin l’ancienne représentation qui faisait de la terre un espace hétérogène et inégalitaire.

À sa place, apparaît un univers régi par la science. Cette mutation conduit à fonder les Droits

de l’homme, non plus sur un ordre naturel ou divin, mais sur la Raison. Dans les sociétés

modernes, les Droits de l’homme ont pour fondement la nature libre et rationnelle de

l’homme. Les philosophes du contrat (Thomas Hobbes, John Locke, Jean Jacques Rousseau)

ont préparé la voie à la philosophie des Lumières qui, au XVIIIe siècle, contribue à fonder les

Droits de l’homme dans la Raison. Quels sont les fondements juridiques et institutionnels des

droits humains ?

3.2 Les fondements juridiques et institutionnels des Droits de l’homme

L’origine des Droits de l’homme est à rechercher dans la Perse Antique. Le roi de

Babylone, Cyrus le grand, fit réaliser le cylindre de Cyrus. Ce cylindre est considéré comme

la première charte des Droits de l’homme. Après le cylindre de Cyrus, il eut des textes comme

la Grande Charte, The Bill Right, l’Habea corpus, dont la mission était de défendre les droits

humains contre l’arbitraire de l’autorité. Malgré ces textes de lois, ces droits sont enfreints au

quotidien, d’où l’intérêt d’interroger leurs fondements juridiques et institutionnels. Le cadre

juridiqueincline, pour K. Dago (2010, p. 296), la réflexion vers les bases juridiques, tandis

que le cadre institutionnel se penche sur les organes de leur promotion. Il existe, en matière de

promotion des droits publics, de nombreuses assises juridiques. Elles se composent des

déclarations, conventions, pactes et traités. Comme exemple, il y a la Déclaration Universelle

des Droits de l’Homme de 1948, la convention internationale sur l’élimination des formes de

discrimination raciale de 1965, le pacte international relatif aux droits civils et politiques de

1966. (J. Gandini, 2003, p. 65). Si les fondements juridiques concernent les textes de lois, les

fondements institutionnels se réfèrent aux organes de leur promotion : UNESCO, UNICEF,

OIT, PNUD. D’autres organismes non gouvernementaux tels qu’Amnesty International,

Human Right Watch, Freedom House, la Fédération Internationale des Droits de l’Homme,

participent à la protection des droits publics.

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L’existence de ces organes en faveur de la promotion des libertés fondamentales ne

révèle-t-elle pas leur légitimité ? Les Droits Universels sont légitimes parce que l’être humain

est une créature vulnérable. Ils le sont encore parce que tout homme aspire à la prise en

compte de ses droits par ses semblables et par les pouvoirs publics. Malgré cette légitimité,

ces droits sont enfreints au quotidien. Si les textes de lois ne peuvent protéger les droits

fondamentaux, quel principe peut permettre d’y parvenir ? L’éducation à la citoyenneté n’est-

elle pas en mesure de contribuer à la promotion des droits humains? Qu’est-ce que l’éducation

à la citoyenneté ? En quoi peut-elle faire respecter la dignité humaine ?

3.2 L’éducation à la citoyenneté et le respect des Droits de l’homme

Si les Droits de l’homme sont un principe sacré et imprescriptible, l’éducation à la

citoyenneté est, quant à elle, une des conditions d’une bonne éducation : elle concerne chacun

dans sa capacité à reconnaître l’autre, à être par lui-même dans sa relation aux autres. Parler

d’éducation à la citoyenneté, c’est parler de respect des autres, de politesse, de liberté

individuelle, de respect de l’environnement, de respect de la personne humaine à travers son

droit le plus essentiel, le droit à la vie. L’éducation à la citoyenneté peut participer à la

promotion des Droits de l’homme, car elle fournit des connaissances sur les similitudes et les

différences des modes de vie des hommes afin de rendre possible le respect de l’identité de

chacun. Elle développe la capacité d’apprécier la valeur de la liberté et promeut les valeurs de

solidarité, de vivre-ensemble, de respect des biens communs. (H. Soukouna, 2008, pp. 2-3).

Elle instruit chaque citoyen aux règles de droits et veille à ce que chaque homme connaisse

ses droits et devoirs dans la société.L’éducation à la citoyenneté participe au respect des

Droits de l’homme sous trois aspects : le respect des règles de vie en communauté, le refus de

la violence, la proscription des préjugés. Ne se pose-t-elle pas alors comme une des conditions

de la paix sociale ? L’éducation à la citoyenneté est en mesure de conduire à la paix,parce

qu’elle est une éducation aux valeurs de tolérance, de respect de l’autre etde la dignité

humaine. Elle participe à la cohésion sociale, en prônant les valeurs d’égalité, de justice, de

liberté, de discrimination positive. De plus, elle concourt à la lutte contre les inégalités

sociales et conduit à la promotion de la culture de la paix. Cette culture se définit

commel’ensemble des valeurs fondées sur le respect de la vie et le rejet de la violence. (K.

Adou et al., 2005, p. 17). En somme, l’éducation à la citoyenneté conduit à la culture de la

paix, car elle est une éducation aux valeurs de la non-violence. La non-violence est le refus de

la brutalité. C’est une attitude fondée sur la recherche de l’harmonie entre les hommes. Elle

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consiste à agir en utilisant des moyens qui ne détruisent pas la personne de l’adversaire. Elle

se traduit par la résolution pacifique desdifférends.

CONCLUSION

L’école a pour mission d’enseigner à vivre-ensemble. Cet enseignement est essentiel

car il opère la transition vers une culture de la paix. L’éducation à la citoyenneté donne au

monde l’occasion de rompre avec les crises.Ainsi, elle n’a pas pour prétention de transmettre

un savoir livresque, mais de participer à la transformation du caractère de chaque individu

afin d’en faire un véritable citoyen. Faire de l’homme un véritable citoyen, c’est l’amener à

faire face à ses responsabilités dans la société. L’éducation à la citoyenneté est susceptible de

conduire au développement durable. Le développement durable se définit comme un

développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des

générations futures de répondre aux leurs. Il est au carrefour de l’économique, du social et de

l’écologique. Il consiste à concilier le progrès économique et social sans risquer l’équilibre

écologique de la planète. Le développement doit tenir compte des questions éthiques pour ne

pas compromettre l’existence des générations futures.

Bibliographie

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2. ARENDT, Hannah, 2002, Les origines du totalitarisme suivi d’Eichmann à Jérusalem, traduction de Micheline Pouteau et al., Paris, Gallimard, coll. Folio essais.

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4. DADJI-M’BONNE, Odilon, 2007, Traité de pédagogie, Abidjan, CERAP. 5. DAGO, Kadi, 2010, « L’éducation aux valeurs des Droits de l’Homme », African

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Populaire du Bassin d'Arcachonin in http://www.upba.fr/archives/philo/2011_avril.htm, site consulté le 08 janvier 2013.

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9. KI-ZERO, Joseph, 1990, Éduquer ou Périr, Paris, L’Harmattan. 10. MAKOSSO, Béthuel, 2006, Enseignement supérieur en Afrique francophone : crises,

réformes et transformations : Études comparatives entre le Congo, le Cameroun, la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso, Dakar, CODESRIA.

11. ONXENSTIERM, Axel, Réflexion et Maximes, 1645. 12. PLUTARQUE, 1870, Sur l’éducation des enfants, Paris, Hachette. 13. REBOUL, Olivier, 1989, La philosophie de l’éducation, Paris, PUF, coll. Quadrige.

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14. SOUKOUNA Hamidou, MARTINENQ Audrey, 2008, Apprenons à vivre ensemble, Illustrations Cathérine Chion, Paris, Belin International.

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LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ŒUVRE D’ART : POUR UN HABITER HUMAIN

KOFFI KOFFI Alexis

Université Alassane Ouattara de Bouaké, Côte d’Ivoire [email protected]

Résumé

Plus qu’un simple objet sensible de distraction et de commercialisation, l’œuvre d’art appréhendée principalement sous l’angle phénoménologique, se révèle comme a-lèthéia, c’est-à-dire dévoilement de la vérité de l’étant. En tant que manifestation originelle de la vérité de l’étant, l’œuvre d’art rend possible la saisie de l’homme en sa vérité, destinant celui-ci à une humanité historiale. Cela voudrait dire, que l’œuvre d’art en son essentialité est fondatrice d’humanité, puisqu’elle favorise un habiter authentique, requérant un séjournement existential auprès des choses du monde. Ce caractère ontologique, existential de l’œuvre d’art instauratrice de vérité doit être absolument reconnu et promu dans l’art contemporain, afin que soit sauvegardée la véritable histoire des peuples de la terre en tant qu’histoire de l’Être lui-même. Mots-clés : art poétique, dévoilement, habiter humain, humanité historiale, oeuvre d’art, phénoménologie, vérité de l’être.

Abstract:

More than a sensitive object of distraction and marketing, the work of art understood primarily as a phenomenological perspective, is revealed as a- lèthéia, that is to say, the unveiling of the truth of being. As the original of the truth of being, the work of art makes possible the man seized his truth, intending it to a historial humanity. This would mean that the work of art in its essentiality is founder of humanity, since it promotes live authentic, requiring existential sojourning with worldly things. This ontological, existential of works of art instauratrice truth must be absolutely recognized and promoted in contemporary art, that is safeguarded the true history of the peoples of the earth as the history of being itself even. Key-words: poetics art, unveiling, human living, historial humanity, artwork, phenomenology, truth of being.

INTRODUCTION

Dans son effort de compréhension et de saisie de l’intelligibilité inhérente aux choses de la

nature, l’homme parvient à la création artistique. En tant que pratique humaine, l’œuvre d’art

est toujours le fait d’un artisan ou d’un artiste qui imprime son intelligence à l’objet d’art en

tant que celui-ci est lui-même intelligible. Ce faisant, la question portant sur l’art a été au

centre de nombreuses réflexions au cours de l’histoire philosophique. Depuis l’époque antique

jusqu’à la modernité en passant par la période médiévale, la problématique de l’art, en effet, a

toujours fait l’objet d’une attention toute particulière de la part du philosophe. Ainsi, si Platon

voit en l’art une simple activité imitative et puérile, il souligne que la valeur de l’art réside

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néanmoins en sa fonction éducative. C’est dire que selon la théorie platonicienne de l’art, le

fondement de l’œuvre d’art est lié à sa dimension sociopolitique. Contrairement à cette thèse,

Aristote, soutient, quant à lui, que l’art a pour assise fondamentale sa fonction cathartique,

c’est-à-dire sa capacité à opérer une purification des passions des spectateurs. Aussi dans le

monde moderne, caractérisé par le capitalisme, l’œuvre d’art perd-t-elle sa substantialité pour

n’être réduite qu’à sa valeur marchande, purement mercantiliste. Ce qui voudrait dire, que

dans la modernité, l’œuvre d’art est essentiellement fondée sur ce qu’il y a d’utile disons

d’utilitaire. Or, à y voir de plus près, l’œuvre d’art est la manifestation originelle de la vérité

en tant qu’a-lètheia, c’est-à-dire dévoilement, non-occultation. « L’art est la mise en œuvre de

la vérité (…) la vérité elle-même se mettant en œuvre » (M. Heidegger, 1986, p. 56).

Autrement dit, le rapport de l’œuvre d’art en tant que vérité ne peut être envisagé en terme

purement utilitaire, mais de sauvegarde de la pensée méditante. Ainsi, par sa manifestation,

l’art instaure son ouverture au monde. En tant que manifestation de la vérité, l’œuvre d’art

rend également possible la saisie de l’homme en sa vérité essentielle, destinant celui-ci à un

habiter authentique. Dès lors, quel est le lieu originel de l’art ? D’où l’art émerge-t-il

véritablement ? Comment saisir phénoménologiquement l’œuvre d’art pour rendre possible

l’habiter humain ? En quoi, l’art enracine-t-il l’habiter humain ?

C’est là, autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre dans la présente

analyse, afin que soit restauré l’art en sa dimension ontologique. Car, plus qu’un simple objet

de consommation et de commercialisation, l’œuvre d’art en tant que mise en œuvre de la

vérité elle-même, est fondatrice d’humanité. Notre intention, ici, n’est nullement de nous

détourner du sensible de l’œuvre d’art, mais plutôt de tenter de la saisir à sa racine, en son

essentialité même, pour que l’homme contemporain puisse rapprendre à habiter artistiquement

le monde, c’est-à-dire à s’approprier cette vérité que constitue l’œuvre d’art.

1. Du site originel de l’œuvre d’art

Sans nul doute la problématique de l’art a été l’objet de diverses approches de la part

des philosophes. De l’antiquité à la modernité en passant par l’époque médiévale, l’art a

toujours constitué une préoccupation pour le philosophe. Étant de la sorte préoccupé par

l’œuvre d’art le philosophe va chercher à questionner en direction de la région sourcière de

celle-ci. En ce sens, la question fondamentale est de savoir quel est le lieu de l’œuvre d’art ?

Autrement dit, quelle est l’assise essentielle de l’œuvre d’art ? N’est-ce pas à cette question

qu’a tenté de répondre Platon lorsqu’il parle de la fonction éducative de l’art au sein de la

société ? Assurément. Il est vrai que « la philosophie de l’art commence avec Platon par la

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condamnation des beaux arts et de la poésie » ainsi que le signifie J. Lacoste (1981, p. 5),

mais il n’en demeure pas moins vrai qu’elle participe également à l’éducation de l’homme

dans la société. Ce qui voudrait dire, qu’au-delà de la critique faite à l’art imitatif, Platon

reconnait tout de même son importance sociétale. De ce point de vue donc, il est question

pour Platon de savoir quel rôle doit jouer la formation artistique pour que l’homme parvienne

à son humanité dans un État, libéré de la tyrannie, de l’oligarchie. C’est justement ce que

relève M. Jiménez (1999, p. 216), lorsqu’il vient à affirmer : « Plus précisément, il s’agit de

savoir quel rôle assigner à la formation artistique pour permettre à tous les citoyens de vivre

harmonieusement dans un État ». Par là, nous comprenons que Platon compte fonder l’œuvre

d’art sur l’éducation au sein de la société humaine.

Ainsi, si l’art platonicien trouve son fondement dans sa fonction éducative, chez

Aristote, à contrario, l’art est fondé sur ce qu’il convient d’appeler la catharsis. La catharsis,

en tant que purgation ou purification, détermine toute œuvre d’art. C’est d’ailleurs pourquoi,

chez Aristote, la musique constitue une sorte de remède, puisqu’elle procure un plaisir naturel

expérimentable par tous. Aussi nous recommande-t-il « d’y avoir recours dans les occasions

où le spectacle a une fonction de purification que d’apprentissage » (Aristote, 1990, p. 5,

1340a). Car dans le spectacle d’art tragique la passion qui semble transporter d’une manière

irrésistible certaine âme peut se rencontrer dans toutes les autres âmes. En outre, dans l’art

aristotélicien, l’artiste ne se borne pas seulement à reproduire les éléments du cosmos mais à

les perfectionner. De la sorte, la mimesis accompagne la catharsis en tant que fonction

fondamentale de l’œuvre d’art.

En nous fondant sur ces deux conceptions antiques de l’art, nous nous rendons compte

que le site originel de l’œuvre d’art est loin d’être atteint. Ce site originel, cette région

sourcière de l’œuvre d’art ne se situe que dans l’œuvre elle-même, c’est-à-dire dans son

œuvrer en tant que tel. Et, dans cet œuvrer comme tel ce qui est en œuvre n’est rien d’autre

que la vérité de l’œuvre d’art, en tant que sauvegarde de ce qu’il y a d’essentiel à savoir la

vérité de l’Être lui-même.

« Mais l’être est assignation et adresse à l’homme ; il n’est pas sans celui-ci. Aussi l’art est-il simultanément déterminé comme « mise en œuvre de la vérité », et la vérité est maintenant « objet » ; l’art est le travail humain de création et de sauvegarde ». (M. Heidegger, 1986, p. 98).

En tant qu’œuvre humaine de création et de sauvegarde, l’art institue la vérité de

l’étant. De ce point de vue, l’œuvre d’art ne peut être réduite à une simple chose au même

titre que les autres choses existantes. Il est vrai que « toutes les œuvres sont ainsi des choses

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par un certain côté », mais l’œuvre d’art saisie comme chose se perçoit différemment. En

réalité, la choséité d’une œuvre artistique, se distingue toujours de celles des choses

ordinaires. Il y a toujours dans la chose-œuvre une caractéristique autre qui fait d’elle une

allégorie et un symbole. Et, en tant qu’allégorie et symbole, « l’œuvre communique

publiquement autre chose, elle nous révèle autre chose », nous dit M. Heidegger (1986, p.

98). L’œuvre d’art est donc révélatrice de quelque chose qui n’est pas immédiatement

perceptible. Ainsi, l’œuvre d’art fait signe vers un ailleurs, vers l’être de ce qui est représenté

afin de le saisir en son être-posé comme tel. « Saisir le réel, c’est simplement l’avoir là, le

laissant être-posé, c’est la positio d’un positum ». (M. Heidegger, 1971, p. 225). Saisir

l’œuvre d’art en tant que le réel en sa choséité, c’est l’appréhender comme un ensemble de

signes descriptifs ou représentatifs porteur d’un message essentiel. C’est d’ailleurs pourquoi,

se limiter uniquement à l’aspect externe, visible de l’objet d’art pour tenter de la comprendre

serait une pure aberration de l’esprit. L’œuvre d’art est certes quelque chose de visible, mais

sa saisie véritable se fait de manière symbolique selon N. Goodman (2010, p. 103), c’est-à-

dire de faço substantielle.

De ce qui précède, il nous apparaît impératif de questionner en direction de la choséité

de la chose-œuvre de l’œuvre artistique elle-même. Mais avant, tentons de saisir ce qu’est la

chose elle-même en nous posons la question suivante : Qu’est-ce qu’une chose ?

Désignant ici tout ce qui « n’est pas rien », c’est-à-dire tout ce qui est, le mot chose a

toujours été perçu sous trois angles essentiels : D’abord, la chose a été conçu par les Grecs

comme un support de qualités marquantes, ensuite comme unité d’une diversité de données

sensibles, et enfin comme une matière ayant une forme particulière.

« Les trois manières de définir l’être-chose que nous avons citées comprennent successivement la chose comme support de qualités marquantes, comme unité d’une multiplicité de sensations et comme matière informées ». (M. Heidegger, 1986, p. 30).

Il est vrai que ces trois conceptions traditionnelles de la chose nous permettre d’avoir

une certaine vue de la chose, mais elles ne sauraient atteindre le concept de chose en son être

tel. Bien au contraire, ces trois façons de caractériser la chose seraient un véritable outrage

pour la chose, puisqu’elles sont incapables de l’appréhender en son être-propre. « Il est vrai

que le concept courant de la chose convient, à chaque moment, à toute chose. Et pourtant,

dans cette captation, il ne saisit pas la chose en son essence ; il l’insulte ». (M. Heidegger,

1986, p. 23). Pour M. Heidegger (1986, p. 201), si la chose semble être indéterminée c’est

justement parce que « la choséité (Dingheit) de la chose demeure en retrait ». Mais comment

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éviter un tel outrage, sinon de laisser toute la latitude à la chose elle-même afin qu’elle puisse

manifester librement sa choséité sans aucune entrave. Laisser libre champs à la chose-œuvre,

c’est avant tout tenter de saisir phénoménologiquement l’objet d’art en sa vérité essentielle.

2. Phénoménologie et art : vers une saisie substantielle de l’œuvre artistique

De son commerce avec son maître Edmund Husserl, Heidegger ne retiendra que la

phénoménologie, disons plus précisément la méthode phénoménologique. Il est clair que

Heidegger s’est profondément inspiré de la phénoménologie husserlienne comme

soubassement ontologique dans la résolution de la question de l’Être. C’est d’ailleurs

pourquoi, le philosophe Allemand n’hésite pas un seul instant à lui rendre hommage en ces

termes : « Sein und Zeit, c’est à Husserl que je l’ai dédié, parce que c’est la Phénoménologie

qui avait offert des possibilités pour un cheminement ». (M. Heidegger, 1986, p. 92).

Cependant, tout en récusant l’arrière plan idéaliste de la phénoménologie husserlienne,

Heidegger n’en retient que la méthode en tant que « droit aux choses elles-mêmes ». Mais

qu’est-ce à dire donner droit aux choses elles-mêmes si ce n’est de laisser les choses se

déployer dans leur « se-montrer-soi-même ». Dans ce déploiement originel de la chose, nous

nous situons bien au-delà de la réalité sensible de la chose pour la saisir en son essentialité. Le

retour aux choses donc que préconise la méthode phénoménologique n’est pas un retour pour

s’installer dans les pures données empiriques. Bien plus, ce retour ne vise que l’essence des

choses. La dernière constitution est « un retour au monde, mais un retour qui conserve les

acquis de la réduction, et qui donc s’effectue avec un regard neuf », nous dit J. Guichard

(1996, p. 54). En ce sens, il s’agit de penser à nouveaux frais le monde par une attitude

transcendantale en n’opposant pas la conscience et le monde. Et ce, par une description

essentielle des choses. De la sorte, la constitution permet de « passer de l’expérience des faits

à la connaissance de l’essence invariante à laquelle ces faits renvoient ». (J-T Desanti, 1976,

p. 88). Ainsi, la phénoménologie du point de vue heideggérien se propose d’atteindre les

choses en leur lieu originel, disons en leur être essentiel. Mais en quoi la méthode

phénoménologique permet-elle de saisir l’œuvre d’art en sa substantialité ?

Dans la mesure où la méthode phénoménologique prône un retour aux choses mêmes,

elle est d’ores et déjà en phase avec l’œuvre d’art en tant que chose. Sous ce rapport, la

phénoménologie rend compte au mieux du phénomène artistique, en ce sens qu’elle assure le

déploiement pro-ventuel de l’œuvre d’art pour l’appréhender comme sauvegarde en son être-

œuvre. « L’art est alors : la sauvegarde créant la vérité dans l’œuvre. L’art est donc un

devenir et un advenir de la vérité ». (M. Heidegger, 1986, p. 81). En tant que devenir et

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advenir de la vérité, l’œuvre d’art est plus qu’un simple objet mercantile. Aussi longtemps

que nous regarderons au caractère utilitaire de la production artistique, il nous serait difficile

de l’appréhender en son essence. En fait, le produit en tant que matière informée ne permet

pas de déterminer la chose en son ipséité, en ce sens que la matière détermine l’utilité. Or, à y

voir de plus près, l’utilisabilité de l’utile ne rend pas véritablement compte de l’essence de la

chose. En réalité, l’œuvre d’art en son utilisabilité ne saisit l’œuvre que dans son être-objet et

non dans son être-œuvre. « Tout l’affairement autour des œuvres d’art, si poussé et

désintéressé qu’il soit, n’atteint jamais les œuvres que dans leur être-objet ». (M. Heidegger,

1986, p. 43).

Mais alors l’œuvre est-elle encore une œuvre si elle est saisie en son support

chosique ? N’appartient-il pas à l’œuvre de se situer dans l’ouvert de l’être-œuvre afin de se

saisir en sa vérité essentielle ? Sans nul doute. Car dans l’œuvre d’art, c’est l’avènement de la

vérité qui est à l’œuvre en tant que celle-ci s’ouvre elle-même par sa présence. Un tel

avènement nous est illustré par le célèbre tableau de Van Gogh, qui nous représente une paire

de soulier paysanne. En observant ce merveilleux tableau de l’artiste peintre, ce qui nous

impressionne, de prime abord, c’est l’utilisabilité de cet utile que constitue le produit. Mais

dans une perspective phénoménologique nous nous rendons compte que l’utilité repose elle-

même pleinement dans la solidité. C’est justement cet avènement de la vérité de la paire de

chaussure du paysan, que M. Heidegger (1986, p. 34) tente de décrire en ces termes :

« Dans l’obscure intimité creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur (…). Le cuir est marqué par la terre grasse et humide (…). Ȧ travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre (…). Ȧ travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin ».

L’utilité de la paire de chaussure, au-delà même de la simple représentation artistique,

réside dans le fait qu’elle assure au paysan une survie grâce au produit de la terre. Et, cela est

rendu possible par la solidité de la paire de soulier. Car aussi longtemps qu’elle sera solide

elle ne s’usera pas si facilement. Toute chose qui permettrait au paysan d’augmenter son

rendement productif.

Ainsi, ce n’est que par une observation attentionnée et profonde du tableau en tant

qu’œuvre d’art qu’il nous a été possible de saisir l’être-œuvre de ce produit artistique. En fait,

cette observation minutieuse nous a dévoilé la vérité essentielle de la paire de soulier au-delà

de l’usage quotidien que l’on en fait. Car « la compréhension d’une peinture, par exemple,

suppose que l’on en discerne le style propre et d’autres propriétés visuelles. Il faut apprendre

à la voir et à la voir dans ses propres termes », nous dit N. Goodman (1984, p. 112). Cette

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manière de voir ce tableau de l’artiste en ses propres termes, nous a permis de nous connecter

au monde du paysan afin d’en prendre la pleine mesure. Par là, nous comprenons que l’œuvre

d’art, au fond, ne fait pas qu’illustrer, représenter un produit. Bien plus, dans son déploiement,

elle révèle l’être-œuvre du produit afin de le faire rayonner. Par l’interprétation

phénoménologique de l’œuvre d’art « s’est dévoilé par là même ce qui, dans l’œuvre, est

proprement à l’œuvre : l’ouverture de l’étant dans son être : l’avènement de la vérité ». (N.

Goodman, 1984, p. 39). L’éclosion de l’être dévoile l’étant en ce qu’il est fondamentalement.

Cette éclosion qui fait advenir l’étant à la lumière se donne comme l’être-œuvre du produit en

sa vérité dé-celante. Ce qui signifie, que c’est la manifestation de la vérité dans l’œuvre d’art

qui occasionne la saisie profonde du produit en son être tel. Si l’œuvre d’art se tient là en son

être-posé, c’est parce que quelque chose comme sa propre vérité la maintient et la révèle

comme telle. L’art a, par-delà son caractère ontique, une valeur ontologique, puisqu’il dévoile

l’essence véritable des choses en dehors de toutes les qualités intrinsèques qu’elles possèdent.

De ce point de vue, l’œuvre d’art est « avènement de la vérité ». Mais qu’est-ce donc que la

vérité elle-même pour qu’elle se donne dans l’œuvre d’art ?

La question de la vérité est essentielle pour la réflexion philosophique, dans la mesure

où elle en constitue l’épine dorsale. C’est justement pourquoi, l’on définit la philosophie

comme quête perpétuelle de la vérité. Dans son projet de refonte de la métaphysique,

Heidegger tente de repenser la notion de vérité à partir de sa provenance originelle. Dans cette

perspective, la vérité n’est plus perçue en son sens traditionnel comme adequatio rei ad

intellectum (adéquation entre la réalité et la pensée), mais comme a-lèthéia, c’est-à-dire

dévoilement. Ainsi, la vérité originelle c’est avant tout et essentiellement le dévoilement des

choses en leur être authentique. De cette façon, elle traduit « la présence des choses qui ne

parle qu’en tant qu’elle brille, se fait connaître, est étendue-devant, émerge, se pro-duit,

s’offre à la vue », nous dit M. Heidegger (1986, p. 317). Autrement dit, la vérité ontologique

est le lieu d’éclosion des choses en leur essentialité. Car l’a-lèthéia (le dé-voilement)

caractérise la non-occultation, la mise au jour de ce qui est voilé, la révélation de ce qui est

caché. En conséquence, pour autant qu’elle est perçue « comme éclosion de l’étant », l’œuvre

d’art est le moyen par lequel nous appréhendons les choses comme telles. La vérité donc que

révèle l’œuvre d’art est une vérité originelle, ontologique en ce sens qu’elle est le

dévoilement, la monstration de l’être de la chose. S’élevant de la sorte bien au-delà de la pure

matérialité des choses, l’œuvre d’art fait toujours signe vers l’Être de toute chose. L’œuvre

d’art ainsi entendue ne se déploie véritablement qu’à la suite d’un conflit entre le monde et la

terre. Car ce qui est à l’œuvre dans l’œuvre d’art, c’est « l’effectivité du combat entre monde

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et terre ». (M. Heidegger, 1986, p. 51). C’est dire que l’avènement de la vérité résulte de

l’effectivité du conflit entre terre et monde en tant que ces deux réalités elles-mêmes

participent de l’être-œuvre de l’œuvre d’art. Ceci étant, en quoi Monde et Terre participent-ils

de l’essence de l’œuvre artistique ?

Toute réponse objective à cette question doit, de prime abord, tenter de saisir ce qu’est

le monde et la terre. En fait, le Monde, ici, n’est autre que cette enceinte ouverte en vue de

laquelle l’homme est, en tant que celle-ci constitue le lieu de lumière où sont pris tous nos

projets et tous les étants. Le monde est donc « l’ouverture ouvrant toute l’amplitude des

options simples et décisives dans le destin d’un peuple historial ». (M. Heidegger, 1986, p.

52). La terre dont il s’agit, ici, est irréductible à une simple planète encore moins à un simple

support existentiel, elle est fondamentalement ce qui se retient et se contient en soi-même.

« La terre est par essence ce qui se renferme en soi ». (M. Heidegger, 1986, p. 51). Ainsi, la

terre renvoie à une sorte d’occlusion (ce qui se retient) tandis que le monde est

essentiellement ouverture en tant que ce qui nous porte. Si la terre est le soubassement qui se

retient et se conserve constamment, le monde quant à lui est cette enceinte ouverte dans

laquelle se déroule l’histoire des peuples de la terre. Ces deux réalités, loin de s’opposer

entretiennent un rapport intime, disons qu’elles se tiennent l’une et l’autre. « C’est le

« combat de la terre et du monde », affrontement sans vaincu où l’enjeu est l’appartenance ».

(F. Guery, 1995, p. 29). Le monde, en effet, en tant qu’ouverture se tient sur la terre et cette

dernière en tant que réserve ne peut qu’advenir dans le monde qui est l’ouvert. Ainsi, chacune

de ces deux réalités tend à prendre le pas sur l’autre dans un élan conflictuel. Cela signifie

qu’il y a conflit entre le monde en tant que l’ouvert et la terre en tant que réserve. Toutefois,

ce conflit n’est pas néfaste, car il est révélateur de la vérité de l’œuvre d’art. Dans ce conflit

entre terre et monde, la réserve retient l’ouvert en son sein tandis que l’ouvert porte la réserve

à l’éclosion afin que l’œuvre elle-même trouve sens et consistance dans la venue de la terre.

C’est d’ailleurs pourquoi, le philosophe de Messkirch peut affirmer ce qui suit : « Ce faire-

venir de la terre, c’est l’œuvre qui s’accomplit en s’y installant en retour ». (M. Heidegger,

1986, p. 51). Cela voudrait dire, que c’est dans le faire-venir de la terre que l’œuvre d’art

réalise son être-soi en tant que manifestation de l’Être lui-même dans l’œuvre. C’est en cela

justement que l’œuvre d’art contribue à nous élever contre les fausses perceptions de la nature

afin de nous amener à expérimenter le bonheur authentique : celui de l’habiter humain.

« L’art élève contre la fausse clarté. C’est bien cette nature qui fait de l’œuvre d’art « le lieu

du désir et donc ferment d’un monde libéré ». Elle ouvre sur la liberté qui est la condition

d’un bonheur authentique ». (L. Fié Doh, 2015, p. 109).

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En conséquence, la vérité qui s’épanouie dans l’œuvre d’art est la résultante du combat

entre le monde et la terre. Sans ce combat, l’être-œuvre de l’œuvre d’art resterait toujours en

retrait. Par ce conflit entre la réserve (la terre) d’une part et l’ouvert (le monde) de l’autre,

l’œuvre d’art dans son déploiement nous amène à découvrir les choses en ce qu’elles sont

véritablement. En ce sens, l’œuvre d’art peut être considérée comme une sorte de prodigalité

dans la vérité de l’Être lui-même d’où son caractère purement ontologique dans l’existence

humaine. « Rapport de l’homme à l’espace, l’habiter est aussi « le trait fondamental selon

lequel les mortels sont », le mode sur lequel ils ménagent le quadrat, c’est-à-dire la vérité de

l’essence de l’être ». (M. Heidegger, 2009, p. 86). Assurément, cette dimension existentiale

de l’œuvre d’art se donne comme le lieu d’émergence d’un habiter humain dans la mesure où

elle nous permet de demeurer dans l’ethos, en tant que ce lieu ouvert où l’homme trouve

séjour.

3. La dimension existentiale de l’œuvre d’art comme creuset d’un habiter humain

Si tant est que l’œuvre d’art nous permet d’accéder à la nature de l’étant en en révélant

la vérité qui s’y recèle, il est clair qu’elle a un caractère foncièrement ontologique, existential

au-delà de son aspect purement sensible. Si le déploiement de la vérité dans l’œuvre se fait

par le combat entre le monde et la terre, l’effectivité de ce combat qui porte l’étant à la

déclosion s’accomplit comme sauvegarde. « Ce n’est que pour la sauvegarde que l’œuvre se

donne en son être-crée comme réelle, c’est-à-dire comme celle qui est maintenant présente

avec son caractère d’œuvre ». (M. Heidegger, 2009, p. 75). Cette sauvegarde en vue de

laquelle l’œuvre d’art se déploie est, au fond, insistance. Cette insistance de la sauvegarde se

donne comme savoir en tant que volonté qui se sait engagée extatiquement dans l’ouvert de

l’Être. C’est justement cet engagement ek-statique de l’homme dans l’ouvert de l’Être, qui

justifie et fonde la dimension existentiale de l’œuvre d’art. Aussi l’œuvre d’art est-elle

essentiellement caractérisée par l’avènement de la vérité, car l’essence de l’art n’est rien

d’autre que la mise en œuvre de la vérité. L’essence primitive de l’étant, ce qu’il est en

substance se révèle au travers de l’œuvre d’art mais plus particulièrement dans le poème. « La

vérité, éclaircie et réserve de l’étant, surgit alors comme Poème. Laissant advenir la vérité de

l’étant comme tel, tout art est essentiellement Poème (Dichtung »). (M. Heidegger, 1986, p.

81). Si tout art est essentiellement Poème, c’est justement parce que l’art poétique se révèle

comme le lieu de manifestation et d’expression de la vérité de l’étant. Loin d’être perçu

comme simple produit de l’imagination, le Poème, ici, doit être appréhendé comme mode

particulier de la vérité qui se dévoile dans le dire poétique. Ce qui signifie que c’est à travers

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le langage poétique que l’œuvre d’art accède à sa vérité essentielle. Mais qu’est-ce que la

langue elle-même qui dévoile l’être de l’étant ?

Plus qu’un simple outil de communication, la langue est cela même qui porte la vérité

de l’étant à manifestation. En tant que porteuse de la vérité de l’étant, la langue a la capacité

de nommer les choses à partir du dire poétique en tant que Dite fondamentale. « Nommer,

c’est pouvoir quelque chose d’un nom », nous dit M. Heidegger (1986, p. 147). Or, c’est bien

la langue qui permet d’attribuer aux choses un nom par le dire. Finalement, c’est la langue qui

fait advenir l’étant dans l’ouverture de l’Être lui-même, c’est elle qui fait éclore les choses en

leur être profond. C’est seulement lorsqu’un mot est trouvé pour désigner une chose que cette

dernière accède à sa plénitude ontologique. En ce sens, la langue est poème. Mais elle ne l’est

pas parce qu’elle est poésie première. Bien plus, c’est parce que la poésie elle-même se donne

dans la langue pour autant qu’elle conserve l’essentialité du Poème. « La langue n’est donc

pas Poème parce qu’elle est poésie primordiale (Urpoesie) ; au contraire, c’est la poésie qui

advient à elle-même dans la langue parce que celle-ci garde en elle l’essence originelle du

Poème ». (M. Heidegger, 1962, p. 84). Gardant en elle l’essence originelle du Poème, la

poésie instaure la vérité dans l’œuvre artistique. Dans ce projet poématique de la vérité dans

l’œuvre d’art, l’humanité se trouve destinée à un habiter humain. En quoi, l’art poétique nous

destine-t-il à un habiter humain ?

Avant de répondre à cette préoccupation essentielle, il nous faut au préalable saisir ce

qu’est l’habiter humain. En effet, plus que le simple fait d’occuper un édifice, habiter, ici,

présuppose un séjournement auprès des choses du monde. « Habiter, au contraire, c’est

toujours séjourner déjà parmi les choses », nous dit M. Heidegger (1958, p. 179). Si tant est

que habiter c’est trouver séjour dans l’enceinte des choses, la véritable crise de l’habitation ne

consiste guère dans la pénurie de logements sociaux. Bien plus, la vraie crise de l’habitation

est à rechercher dans le fait marquant que les mortels doivent se familiariser à l’habitation en

en saisissant son être véritable. Car assurément le déracinement de l’homme aujourd’hui

provient de sa méconnaissance de cette façon authentique d’habiter le monde. « La véritable

crise de l’habitation réside en ceci que les mortels en sont toujours à chercher l’être de

l’habitation et qu’il leur faut d’abord apprendre à habiter ». (M. Heidegger, 1958, p. 193).

Mais qu’est-ce apprendre à habiter si ce n’est de nous installer dans l’être de l’habitation en

pensant fondamentalement les choses. L’habiter humain donc présuppose le rapport ententif

de l’homme aux choses du monde en leur être. Mieux, l’habiter humain implique le séjour de

l’homme dans le ménagement du Quadriparti : la terre et le ciel, les mortels et les divins.

Aussi cet habiter humain suppose-t-il un bâtir. « C’est seulement quand nous pouvons habiter

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que nous pouvons construire ». (M. Heidegger, 1958, p. 192). Habiter la terre ce n’est pas

seulement occuper un espace, mais plutôt avoir le souci de l’Être. Cela dit, revenons à notre

question susmentionnée : En quoi, l’œuvre d’art nous destine-t-elle à un habiter humain ?

Pour Heidegger, en effet, l’art poétique est ce qu’il y a de plus noble et de plus

sublime, parce que justement la poésie en tant que parole déployée se rapporte toujours à la

pensée. De cette façon, la poésie nous fait accéder à l’être de toute chose en faisant resplendir

la nature primaire de l’étant. Parole poétique et pensée méditante renvoient au sens du monde

comme intelligibilité. Ainsi, la parole humaine (parole poétique) et la pensée humaine doivent

se donner comme contenu les exigences de l’intelligibilité pour construire dans la rigueur

historiale l’habiter de l’homme. L’œuvre d’art à travers l’art poétique produit toujours

quelque chose de neuf concernant l’étant qu’elle symbolise ; elle innove en dévoilant la vérité

essentielle de l’étant qui est difficilement accessible. Aussi l’instauration de la vérité qu’est le

poème n’est-elle pas fortuite puisqu’elle est destinée à ceux qu’on nomme gardiens. Les

gardiens, en effet, ce sont les créateurs, les mécènes, les spectateurs qui représentent

l’humanité historiale. « La vérité dans l’œuvre se projette bien plutôt en se destinant aux

gardiens à venir, c’est-à-dire à une humanité historiale ». (M. Heidegger, 1962, p. 85)

Cette humanité historiale à laquelle nous destine l’œuvre d’art est rendu possible

seulement par un saut originel : l’initial. L’initial authentique, pour autant qu’il est toujours

dans un devancement de soi et qu’il détient la plénitude de l’é-normité (combat avec le

familier), est capable de libérer les choses dans le sens de l’instauration de la vérité. Car tout

initial authentique a, en tant que saut, une avance, dans laquelle tout à venir, encore que voilé,

se trouve déjà devancé. Chaque fois que l’art advient, ce saut originel en tant qu’initial a lieu,

laissant ainsi être l’Histoire des peuples de la terre. Loin de s’entendre comme le déroulement

de faits dans le temps, l’Histoire, ici, est l’histoire de l’humanité se déployant en sa vérité

substantielle. Cela signifie que l’être de l’histoire ou la vérité de l’histoire est intrinsèquement

liée à la vérité de l’homme (Dasein), qui lui-même est lié à la vérité du temps. « L’Histoire,

c’est l’éveil d’un peuple à ce qu’il lui est donné d’accomplir, comme insertion de ce peuple

dans son propre héritage ». (M. Heidegger, 1962, p. 87). Finalement, penser l’étant à travers

l’œuvre d’art pour possibiliser l’histoire c’est accueillir l’Être dans un recueillement

substantiel. C’est d’ailleurs pourquoi, dans l’analyse structurelle et profonde qu’il fait du

Dasein, Heidegger va mettre particulièrement en exergue la disposition de la parole. Et ce,

d’autant plus que dans l’accueil de l’Être prédisposant au recueillir essentiel en vue de

l’accomplissement de l’histoire des peuples, la parole parle à partir de son être-déjà-parlé.

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CONCLUSION

L’œuvre d’art a toujours été perçue dans la société des humains comme un simple

objet ludique, décorateur et commercial. Cependant, une saisie phénoménologique de celle-ci

nous a permis d’accéder au site originel de l’œuvre d’art révélant ainsi son caractère

ontologique. Plus qu’un simple objet banal et quotidien, l’œuvre d’art en sa manifestation

proventuelle se donne comme a-lèthéia, c’est-à-dire comme dévoilement de la vérité de

l’étant. Dévoilant de la sorte la vérité de l’étant, l’œuvre d’art est un moment du déploiement

de l’Être en sa vérité dé-celante. Ainsi, c’est par un conflit entre la terre (entendue comme

réserve de l’être) et le monde (appréhendé comme l’ouvert de l’être) que la vérité s’institue

dans l’œuvre d’art. Loin d’être un combat destructeur, nuisible, le conflit entre ces deux

entités est restaurateur voire salutaire dans la mesure où il laisse advenir les choses en leur

vérité. Comprise donc en sa provenance essentielle, l’œuvre d’art apparaît incontestablement

comme le creuset d’un habiter humain, en ce sens qu’elle implique le séjour de l’homme dans

le ménagement du Quadriparti : la terre et le ciel, les mortels et les divins. Ce caractère

ontologique, existential de l’œuvre d’art promoteur d’un habiter humain se révèle plus

particulièrement dans l’art poétique en tant qu’il est lui-même instaurateur de la vérité. En tant

que telle, l’œuvre d’art est fondatrice d’une humanité historiale rendu possible par le saut

originel qu’est l’ « initial ». « L’art est historial et, en tant qu’historial, il est sauvegarde

créatrice de la vérité dans l’œuvre ». (M. Heidegger, 1986, p. 88). En tant qu’historial, l’art

fonde et assure l’histoire des peuples de la terre selon l’histoire de l’Être lui-même en son

historialité.

Bibliographie

1. ARISTOTE, 1990, Les politiques, Paris, Garnier-Flammarion. 2. DESANTI Jean- Toussaint, 1976, Introduction à la phénoménologie, Paris, Gallimard. 3. FIE DOH Ludovic, 2015, L’école de Francfort et la critique de la modernité. Le

paradoxe de l’œuvre d’art, Paris, L’Harmattan. 4. GUERY François, 1995, Heidegger rediscuté, Nature, technique et philosophie, Paris,

Descartes et Cie. 5. GUICHARD Jérôme, 1996, L’idée de la phénoménologie. Les étapes

méthodologiques de la phénoménologie, Paris, PUF. 6. GOODMAN Nelson, 1984, L’art en théorie et en action, Paris, Gallimard. 7. GOODMAN Nelson, 2010, Manières de faire le monde, Paris, Gallimard. 8. HEIDEGGER Martin, 1962, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard. 9. HEIDEGGER Martin, 1976, Qu’est-ce qu’une chose ?, Paris, Gallimard. 10. HEIDEGGER Martin, 1986, Essais et Conférences, Paris, Gallimard. 11. HEIDEGGER Martin, 1986, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard. 12. HEIDEGGER Martin, 2009, Remarques sur art – sculpture – espace, Paris, Édition

Payot & Rivages, 2009.

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13. JIMÉNEZ Marc, 1999, Qu’est-ce que l’esthétique ?, Paris, Gallimard. 14. LACOSTE Jean, 1981, La philosophie de l’art, Paris, P.U.F.

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CITOYENNETE ET HARMONIE SOCIALE CHEZ THOMAS HOBBES

KOUASSI Amenan Madeleine

Université Alassane Ouattara de Bouaké, Côte d’Ivoire [email protected]

Résumé

Thomas Hobbes est l’un des philosophes du XVIIèmesiècle qui recherchaient une solution pour le vivre-ensemble social harmonieux. Pour lui, vu que les humains sont belliqueux à l’état de nature, il leur faut, pour leur bien-être, signer un pacte pour leur citoyenneté. Ce pacte, c’est lecontrat social qui consiste à quitter l’état de naturepour la société civile.Il en découle que tous abandonnent leurs différents droits au profit d’un souverain, appelé Léviathan, ayant le pouvoir de garantir la sécurité de chaque membre de la cité. En effet, en l’état de nature règne l’insécurité, les individus vivent dans la peur et la crainte d’être anéantis par un autre être plus fort.Ainsi, le Léviathan, être fort et invincible, est, pour Thomas Hobbes, l’élu idéal. Il est donc le garant absolu de l’harmonie de la société civile pensée par lephilosophe de Malmesbury, car son pouvoir favorise l’obéissance civile. Mots clés : état de nature, citoyenneté, Léviathan, harmonie sociale, contrat social.

Abstract :

Thomas Hobbes is one of the eighteenth-century philosophers who sought a solution for the harmonious social living. For him, humans are bellicose in the state of nature. So they need for their welfare, sign a pact for their citizenship. The pact is the social contract and it is to leave the state of nature to civil society, choosing a leader to whom all abandoned their different rights to ensure the safety of each of the individual members of this city. Indeed, in the state of nature insecure, people live in fear and the fear of being wiped out by another being stronger. Thus, Leviathan, strong and invincible is the ideal elected according to Thomas Hobbes. It is therefore the absolute guarantor of harmony in civil society of Philosopher Malmesbury because its power favors civil obedience. Keywords: state of nature, citizenship, Leviathan, social harmony, social contract.

INTRODUCTION

Le désir de rechercher la paix et la cohésion sociale amène plusieurs philosophes

à proposer des solutions selon le contexte de leur époque. Le philosophe, selon Karl

Marx, ne sort pas de terre comme un champignon, il est le fruit de son époque et de son

peuple. Ainsi, Thomas Hobbes, philosophe du XVIIème, sensibleaux remous sociaux et

aux guerres qui prévalaient dans son pays, l’Angleterre à cette époque, souhaite un

pouvoir fort qui pourrait instaurer la paix. Ainsi propose-t-il l’institution d’un État

dominé par le souverain-Léviathan. Celui-ci doté d’un pouvoir absolu, pourrait imposer

des lois pour réguler les rapports entre les individus, afin de dompter leur nature

belliqueuse. Delà découle le sujet de notre analyse:Citoyenneté et harmonie sociale chez

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Thomas Hobbes. En effet, nous avons choisi ce sujet car nous estimons que la

philosophie hobbesienne pourrait traiter cette question. Comment Hobbes élabore-t-il sa

théorie de l’État en vue de la paix et de la cohésion sociale ?Le modèle souverain-

léviathan de Hobbes peut-il vraiment favoriser la paix et l’harmonie sociales ?

Nous voulons comprendre la cause de la situation de crise des États afin de

contribuerde manière efficiente au vivre-ensemble harmonieux, en adoptant la théorie

hobbesienne de la cohésion sociale.

1. L’association civileet la citoyenneté chez Hobbes

1.1 De la nécessité de la transition de l’état de natureà la société civile

Comprendre en quoi l’état de nature est un modèle, un récit de la bellicosité

humaine faisant de la guerre un phénomène naturel ou un phénomène politique et qu’il

faut en sortir, revient à prendre au sérieux un concept qui, entre autres, enveloppe la

définition de l’état de guerre.D’une manière générale, on peut dire que l’état de nature

est une construction fictive et théorique à la fois qui, en décrivant un cadre originelde

l’existence humaine improbable mais rationnelle, permet de comprendre la naissance de

l’État, assimilée d’abord à l’avènement de la paix entre les hommes, que cela se

concrétise par un pacte, une association ou un contrat. La tendance des hommes à se

rassembler est motivée soit par une volonté commune ou par la conscience d’un intérêt

commun, soit par le fait que les plus faibles cherchent protection auprès des plus forts.

À ce niveau, la naissance de la cité semble être guidée par la recherche de l’unité et de

la tranquillité organisées. Parce que l’état de nature est le miroir d’une condition non

reliée entre les hommes. En d’autres termes, l’état de nature est le principe négatif à

rejeter, il est révélateur du dysfonctionnement politique incapable de maintenir la paix.

Chaque homme, dans son essence, attend d’être reconnu comme le plus fort, le plus

intelligent ou le plus rusé, parce qu’il a une estime sans limite de lui-même ;chacun est

un agresseur potentiel pour l’autre. D’où ce constat de Hobbes:« nous pouvons trouver

dans la nature humaine trois causes principales de querelle : premièrement, la rivalité ;

deuxièmement, la méfiance ; troisièmement, la fierté » ((T. HOBBES, 1996, p.

123)..Hobbes en extrait trois principes : profit, sécurité, réputation. Dans l’état de nature

se perçoivent la société, sa nécessité et ses possibles troubles. Hobbes ne dissimule pas

cet aspect, quand il affirme, à l’appui de sa description dans le chapitre XIII du

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Léviathan, que l’expérience prouve qu’il en est ainsi : un homme en voyage ferme sa

porte à double tour et s’arme. Hobbes redouble la référence à la réalité politique et

historique : certains hommes vivent ainsi actuellement. En décrivant l’état de nature,

Hobbes analyse en fait les maladies et les infirmités de la République ; la rébellion en

est l’épilepsie, la guerre civile, sa mort. Le risque que court la République, qui est

abordé en creux dans l’état de nature, puisque la république n’est pas encore née, c’est

la dissolution sous l’effet du désordre intestin.L’état de nature, dans la tradition

hobbesienne, c’est-à-dire classique, est une description abstraite de la guerre interne,

modèle effectif même transporté à l’extérieur. La guerre civile est une dérive qui nie

l’existence de l’État et détruit le vivre-ensemble. En effet, la guerre est une maladie de

l’État qui traverse les frontières et met en conflit voisin contre voisin, frère contre frère

et citoyen contre citoyen.

On est donc d’emblée, avec l’état de nature, dans une perspective interne. C’est

seulement par la suite que le modèle peut éventuellement être étendu aux relations

extérieures de la cité. Hobbes, quand il parle des guerres extérieures, les évoque très

souvent en doublet de la guerre interne ; l’inverse n’est pas vrai. La guerre civile est

première, elle est le contraire de la République souveraine et protégée ; quand il n’y a

pas d’ennemi extérieur, il y a toujours des ennemis de l’intérieur, parce que le modèle à

l’œuvre dans la condition humaine est celui de la guerre de chacun contre chacun.

L’être humain est de nature belliqueux, la bellicosité est inhérente à l’essence humaine.

Ce qui est artificiel, c’est la démocratie qu’il tente d’instaurer. C’est pourquoi, il est

difficile pour les États d’être véritablement démocratiques, car la nature humaine revêt

la méchanceté, l’envie de nuire etc. Cette volonté de nuire n’estpas une guerre au sens

de violence systématique et organisée, mais elle naît du modèle de l’affrontement

possible dès que des hommes sont ensemble, et le problème est qu’ils le sont toujours.

On a pu analyser une sémiologie hobbesienne de la guerre : le modèle de la guerre

interindividuelle à l’état de nature fournit le modèle général de la guerre, qu’elle soit

interindividuelle, internationale ou subversive. La guerre civile est le modèle préalable

et historique pour penser la guerre interindividuelle, elle-même relevant d’une fiction

nécessaire à la réflexion et à la construction politiques. Entre les différents modes de la

guerre, la contradiction entre l’égalité naturelle et la relation d’opposition entre les

acteurs fait la différence : à partir d’une déduction, il est possible que la guerre en

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général soit un système de signes politiques, et non un système de limites et de

frontières. La guerre civile est un modèle traduit dans différents systèmes selon les

signes utilisés. Et c’est à cette traduction que se livre Hobbes en passant du Léviathan

au Béhémoth, de la théorie philosophique à l’histoire de la guerre civile anglaise.

Le modèle de l’état de nature est une traduction de ce qui se passe dans les

relations humaines, de même que, inversement, la guerre civile est une bonne

approximation de ce que serait l’état de nature. Ainsi la condition de guerreest moins la

nature transposée en politique que l’expression d’une réversibilité du modèle et de

l’image. Le Béhémoth doit être lu comme l’application de la théorie de l’état de nature.

L’état de nature n’est pas, chez Hobbes, un cas extrême ou un cas limite, mais il

est l’énoncé même de ce qui peut, à chaque instant, advenir à un moment critique dans

la vie d’une communauté en train de se constituer. Ces faits imprévisibles, c’est-à-dire

les guerres sont une interruption dans la continuité politique, une rupture avec la

temporalité normale, la parenthèse d’un état de nature retrouvé par l’atemporalité. Le

Béhémoth montre que l’état de guerre peut à tout moment être réactivé : la rébellion

n’est rien d’autre qu’une déclaration de guerre contre le souverain, par conséquent

celui-ci a, contre les rebelles, le droit originaire de la guerre de les punir comme

ennemis et non le droit civil de les punir comme mauvais citoyens. La guerre interne est

arrêtée par le droit nature. Le Béhémoth multiplie les formules de déclaration de guerre

à l’intérieur de l’État ; ainsi la rébellion est une « déclaration de guerre contre le roi »T.

HOBBES, 1990, p. 143), le roi « entend faire la guerre à son Parlement » (T. HOBBES,

1990, p.147), en effet, « nul homme n’était assez aveugle pour ne pas voir qu’ils étaient

en état de guerre les uns contre les autres » (T. HOBBES, 1990, p.157). C’est l’expression

même de la contradiction interne à la république.

Dans la cité, et plus précisément dans l’Angleterre de Charles Ier, comme dans

l’état de nature, le pouvoir peut changer de camp, passer d’un individu à un autre à

n’importe quel moment. Les presbytériens s’estiment dignes du pouvoir et donc

l’acquièrent de manière violente en jouant sur des chimères, en transformant à leur

profit les multiples interprétations de l’Écriture, en diffusant des idées démocratiques.

Presbytériens et papistes sont cause du désordre et sont des « perturbateurs de l’État »

(T. HOBBES, 1990, p. 59). Ils « divisent le royaume contre lui-même » (T. HOBBES,

1990, p. 88). Ce mouvement pernicieux ruine l’État comme une maladie mortelle. La

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guerre civile est un mal qui peut tout au plus être évité : c’est la principale raison pour

laquelle il faut trouver les germes de cette destruction réciproque dans la nature

humaine. Ainsi tous les maux qui peuvent être évités par l’industrie humaine

proviennent de la guerre et d’abord de la guerre civile, c’est elle, en effet, qui est la

cause de la mort, de la solitude et de l’indigence totale. La guerre civile, en référence à

l’état de nature, a un statut final dans le Béhémoth, initial dans le Léviathan et Le

citoyen. Il y a bien deux versants de l’explication de la guerre, l’une est hypothético-

déductive, l’autre, historico-constatative.

La guerre civile est l’image de la contradiction des temporalités et des relations

interhumaines : le politique doit l’éviter et la rejeter, alors même qu’elle est le signe

éminent et négatif du politique. Les tumultes, les séditions sont pour Hobbes les signes

non-animaux de l’assemblée politique. Selon Hobbes, la guerre civile est le signe de la

communauté véritablement humaine, contrairement à ce qu’Aristote affirme des

sociétés d’abeilles et de fourmis. Le problème du Béhémoth se formule ainsi : comment

se peut-il que la république se divise, se dédouble, devienne le contraire de ce qu’elle

est ? La réversibilité du modèle et de l’image se comprend à plusieurs niveaux : ce qui

est schématique dans l’état de nature est une possibilité réelle dans la république

instituée ; ce qui est possible dans la cité est réel et avéré pour les États entre eux.

Les premières lignes du Béhémoth établissent une échelle de la violence : la

période entre 1640 et 1660 a été le plus haut degré des temps. La transversalité de la

guerre et la réversibilité de la guerre civile dans la cité se traduisent ainsi dans la

dialectique du concept de la condition de guerre et de l’image temps de guerre(T.

HOBBES,1990, p. 124)

La guerre civile peut donc être définie comme l’actualisation d’un état de guerre

permanent, d’une possibilité réelle, à l’œuvre même après l’instauration du contrat

social. Elle est une permanence constante. Ceux qui prennent les armes sont encore en

guerre. La guerre civile est un mal qui peut se réveiller, et Hobbes d’utiliser cette image

de l’hostilité susceptible de réveiller la guerre assoupie. La disparition d’un coup des

lois civiles rend visible l’état de nature. Par définition, dès qu’il y a prise d’armes contre

le souverain ou entre factions, la République est menacée. La barbarie, comme

contradiction de la cité avec elle-même, tient à ce que l’on repère l’état de nature

lorsque naît une guerre civile qui est pourtant, dans son origine et son déclenchement,

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éminemment politique : la querelle des opinions, la recherche du pouvoir, la volonté de

préséance, la conviction d’être plus sage que les autres, sont des ambitions politiques.

On en veut pour preuve que les lois de la guerre, qu’elles soient appliquées par des

armées interétatiques ou par des guérillas partisanes, reflètent le projet politique de la

prise d’armes et non une transposition à la guerre des principes de la paix.

La guerre civile est un passage par une confusion des temps. Même pour Hobbes

qui fustige la rébellion dont le but est de créer un État dans le premier État, ambition

monstrueuse, les rebelles détruisent pour faire advenir quelque chose. Il importe de

décrypter l’état de nature et ses permanences dans la cité, de déterminer les

permanences belliqueuses dans la cité. Par exemple, dans un débat démocratique ou

autre, il importe de déceler les éléments et les figures non-politiques, c’est-à-dire

dénuder à tout moment l’état de nature entendu comme possibilité de guerre civile.

L’état de nature est la formulation théorique de la sous-jacence de la guerre dans

n’importe quel État ; la guerre civile, interindividuelle, replace paradoxalement la cité

dans une posture prépolitique.

Le désir de construire une société paisible où les lois institutionnelles régulent

les relations humaines (l’institution de l’État),

« la cause finale, le but, le dessein, que poursuivirent les hommes, eux qui par nature aiment la liberté et l’empire exercé sur autrui, lorsqu’ils se sont imposé ces restrictions au sein desquelles on les voit vivre dans les Républiques, c’est le souci de pourvoir à leur propre préservation et de vivre plus heureusement par ce moyen : autrement dit de s’arracher à ce misérable état de guerre qui est la conséquence nécessaire des passions naturelles des hommes, quand il n’existe pas de pouvoir visible pour les tenir en respect ».(T. HOBBES, 1996, p. 173)

L’état de nature tel que défini par Thomas Hobbes est « la condition à laquelle

seraient réduits les hommes, dans leurs relations mutuelles, en absence complète et

durable d’État, de pouvoir souverain et de législation civile » (J. TERREL,2003, p. 15).

Cela signifie que c’est le lieu où il n’existe pas de lois institutionnelles pouvant réguler

les relations humaines. Or, la loi est l’instrument qui régule les relations sociales. Dès

lors qu’il y a absence de loi, les Hommes deviennent menaçant les uns pour les autres.

Et le désordre s’installe. Les plus forts dominent les plus faibles. Dans ce cas, l’on parle

de la loi du plus fort. Cette forme de vie est comparable à la vie dans la jungle ou les

plus forts finissent par détruire ou éloigner les plus faibles. C’est à ce stade que les

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propos de Hobbes trouvent tout leur sens : pour lui, «dans une société mal gouvernée,

presque tous les membres deviennent les ennemis les uns des autres. Chacun ne vit que

pour lui-même et s’occupe fort peu de ses associés ; chacun ne suit que ses passions, ne

songe qu’à son intérêt personnel qui n’a rien de commun avec l’intérêt général. C’est

alors que l’homme devient un loup pour l’homme, que l’état de société rend quelquefois

plus malheureux que l’état du sauvage » (T.HOBBES, 1999, p. 13). À l’état de nature, les

Hommes sont toujours en perpétuel conflit. Et le plus fort aujourd’hui peut se voir

détrôner de sa chefferie avec la révélation ou l’avènement d’une nouvelle force sans

aucune procédure légale.L’état de nature prône le narcissisme et la solitude étant donné

que le faible, pour assurer sa survie, est obligé de se tenir éloigné du fort.

Il apparaît donc légitime et nécessaire de transiter de l’état de nature à une autre

forme de vie plus sociale, plus organisée que l’on peut qualifier de société civile. Ce

style de vie propose une vie en communauté régie par la loi. Dans la société civile, la loi

est le dénominateur commun de tous les citoyens. Le plus fort ne peut exercer

impunément sa force sur autrui. Et la mise en place de cette loi est accompagnée d’une

force légale qui oblige tous les citoyens à respecter la loi si cela s’avère nécessaire.

Cette loi est censée être connue de tous et devrait être applicable à tous. En d’autres

termes, nul n’est censé l’ignorer. Sa connaissance ou sa méconnaissance ne justifie

d’aucune manière sa restriction. C’est grâce à cette loi que dans la société civile les

Hommes ont des rapports plus sociaux. Les uns et les autres se respectent mutuellement

sanspour autant faire valoir la violence. La vie est plus rassurante et apaisée. Quel est

donc ce dirigeant qui, selon Hobbes peut garantir cette cohésion sociale ?

1.1.1 Du choix du dirigeant

La vie dans la société civile implique le respect de la loi et l’existence d’une autorité

qui coordonne cette vie. Le choix de cette autorité est prévu par la loi même. Et les

critères de sélection son prédéfinis par la société. Dans certains cas, tout le monde peut

postuler etparticiper à l’élection des candidats. Il est indispensable de confier la gestion

de la cité à un individu puissant afin de voir la société être organisée.Pour Hobbes,Il

faut un dirigeant fort et invincible comme le Léviathan. Ce dirigeant est invincible car

chacun des contractants lui a légué son droit. C’estpourquoi il est semblable au monstre

marin qui fait peur aux humains qui sont de nature belliqueux et les amène à respecter

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les lois qu’ils se sont imposé. Ces propos font aussi écho dans la philosophie

machiavélienne. Pour Machiavel, le prince doit user de ruse pour être à mesure de

diriger le peuple. Le Léviathan est le prototype de dirigeant proposé par Hobbes car par

sa carrure, son physique à l’image d’un monstre parviendraità dompter les récalcitrants

de la cité et donc à maintenir la paix et la cohésion sociale. Il faut retenir que l’humain

est de nature belliqueux, ce qui détermine son être, c’est la violence, la méchanceté.

C’est pourquoi, il est difficile pour lui d’adopter la démocratie qui serait le régime par

excellence pour le maintien de la paix. La démocratie est artificielle ; pour que l’on

réussisse à l’implanter dans la société, il faut ce monstre qu’on pourrait comparer à un

absolutiste, pourvu que les individus soient protégés et que la société soit en paix.

2. Du pouvoir du Léviathan dans la société civile

2.1. Le Léviathan, un chef absolu

Le Léviathan est unsouverain qui ne peut être déchu de son pouvoir. En effet, s’il

ne peut être déchu, c’est parce que non seulement tous lui ont légué leurs droits, et ne

sont plus à mesure de les réclamer, mais aussi parce que le Léviathanleur ferait peur.

« Étant donné que le droit d’assurer la personnalité de tous est donné à celui dont les hommes ont fait leur souverain, par une convention qu’ils ont seulement passée l’un avec l’autre, et non par une convention de la part du souverain : en conséquence, aucun de ses sujets ne peut être libéré de sa sujétion en alléguant quelque cas de déchéance ».(T. HOBBES,1996, p. 181).

Tel est l’avis du philosophe de Malmesbury. En plus, les sujets ne peuvent pas

protester contre le souverain d’institution, car s’il les gouverne, c’est de par leur propre

volonté.De ce que fait le souverain ne peut être puni par un sujet.Qu’il ait participé ou

non à son élection, du moment où la majorité l’a choisi, il est tenu de se conformer à

cette réalité. À ce propos, voici ce qu’en dit Hobbes :

« la majorité ayant par ses suffrages accordés proclamé un souverain, quiconque était en désaccord doit désormais s’accorder avec les autres, autrement dit accepter de ratifier les actions que pourra accomplir le souverain, ou autrement d’être justement supprimé par les autres » (T. HOBBES, 1996, p. 183)

Encore, le souverain est le seul juge de ce qui est nécessaire pour la paix de la

République car « il appartient de droit à tout homme ou assemblée investis de la

souveraineté, d’être juge à la fois des moyens nécessaires à la paix et à la défense, et

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aussi de ce qui les gêne ou les trouble » (T. HOBBES, 1996, p. 184). C’est pourquoi, lui

seul peut rendre justice sous toutes ses formes. Aussi, selon le philosophe anglais, les

droits qui régissent la souveraineté sont-ils indivisibles. Il peut donc dire : « voici donc

les droits qui constituent l’essence de la souveraineté, et qui sont les critères par

lesquels on peut discerner l’homme ou l’assemblée en qui est placé et réside le pouvoir

souverain. Ils sont en effet inaliénables et inséparables » (T. HOBBES, 1996, p. 187).

2.2 De l’obéissance civile

Le pouvoir dictatorial du Léviathanest censé favoriser le respect des lois dans la

République.Chacun des contractants reconnaît qu’il a légué ses droits au Léviathan

pour assurer sa sécurité.C’est pourquoi, il obéit à cette règle et ne tente de se révolter

même quand il est mécontent du souverain. Il accomplit ses devoirs civiques, jouit de

ses droits. Ainsi, la paix et la cohésion civile règnent dans la République. Ceci peut être

comparable à la démocratie traditionnelle de nos sociétés de l’Afrique de l’Ouest,

précisément en Côte d’Ivoire où certaines sociétés sont organisées en classes sociales.

Par exemple, les nobles et les esclaves. Dans le camp des nobles, les individus se

succèdent au trône, chacun attendant patiemment son tour. Contrairement au camp des

esclaves où nul ne peut prétendre accéder au trône, car cela ne leur est pas permis selon

l’organisation de leur société. Par ailleurs, l’obéissance civile nécessite aussi une

éducation des citoyens. Comme nous l’avons souligné plus haut, la nature humaine est

encline à la bellicosité et donc, pour dompter cette nature humaine, l’éducation à

l’obéissance civile serait une des voies à exploiter. En fait, l’éducation même doit

commencer dès l’enfance afin que le citoyen dans son évolution ait ses valeurs en son

être. Ainsi, si tous sont éduqués de cette manière, la société en bénéficierait. En plus de

cette éducation, un dirigeant-Léviathan est à mesure de maintenir l’ordre social avec son

pouvoir absolu qui est un mal-nécessaire dans la République. Même si pour certains la

dictature n’est pas forcement favorable à la société, vu la nature belliqueuse des

humains, son usage pourrait permettre de maintenir chacun à sa place et donc protéger

les biens et les individus afin que la vie sociale soit plus paisible.

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3. De la paix et de la cohésion sociale

3.1 Citoyenneté et patriotisme

À l’état de nature, l’unité fondamentale est l’individu qui n’a aucun rapport avec

ses semblables. Il n’a pour sentiment que celui de sa seule existence. En conséquence, il

n’aime que sa vie qu’il protège jalousement. Comme Rousseau le dit, l’amour de soi est

« un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui,

dirigé dans l’homme par la raison et modifié par la pitié, produit l’humanité et la vertu »

(J-J. ROUSSEAU, 1962, p.15).

Or, le patriotisme s’attache à l’amour des concitoyens pour la patrie.Dans le cadre

de la vie en société, il s’agit d’un moi collectif, c’est-à-dire ce qui me concerne en tant

que membre d’une communauté. Il s’agit de ceux qui nous sont proches, à savoir nos

concitoyens, ceux avec qui nous vivons. Ces proches nous touchent immédiatement

dans notre affectivité. Qui plus est, si l’humanité et la vertu résultent de l’amour de soi à

l’état de nature, il s’ensuit qu’à l’État civil, elles résulteront de l’amour des

concitoyens. L’amour du prochain est le premier fondement de la vie en société. Aimer

sa patrie, c’est avant tout, aimer ses compatriotes. En cultivant l’amour, le patriote

s’exerce à aimer ses proches et, par ricochet, à aimer le genre humain.La fraternité et la

compassion qu’on a pour nos compatriotes sont le tremplin pour cultiver l’amour de

l’humanité.« Pour mieux vivre ensemble, il est préférable de penser de la même manière

que ceux qui nous entourent, et nous devons de plus être convaincus que cette manière

de penser est complètement naturelle » (F. HERITIER, 2014, pp. 13-14).Ce sentiment qui

est propre à tous les hommes, est doublé d’un autre : la pitié. Le premier pousse chaque

homme à faire cas de lui-même dans l’ordre de la conservation. Toutefois, il faut se

garder de conclure qu’il n’aime pas son prochain. Même si cet élan primitif ignore les

relations, il reste que l’homme est doué d’un second sentiment qui, en se combinant au

premier, produit l’humanité et la vertu.

Mais comme les hommes seront forcés d’abandonner l’état de nature, ils seront

contraints de modifier leurs sentiments et leurs rapports aux autres. Ainsi, de l’état de

nature à l’état social, l’unité fondamentale se déplace de l’individu à la société. On

passe du moi individuel au moi commun. Par une relation d’équivalence, de même que

l’amour de soi obéit au moi individuel, de même, il est naturel que l’amour des citoyens

obéisse au moi collectif. Avec l’amour des concitoyens, l’être collectif est mu par ce

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qui le touche en tant que moi collectif. Il en découle que dans les deux cas, ce qui est en

jeu, c’est ce qui a rapport au moi.

En somme, il faut s’ouvrir aux autres dans la consolidation de la nation et de la

patrie. Dans ce contexte, la religion est un supplément indiscutable. En effet, la religion

joue un rôle décisif pour définir l’identité nationale et elle est étroitement liée à l’État.

3.2 Le secours de la foi religieuse

Comme l’homme doit vivre en société, il lui faut une religion compatible avec les

exigences sociales, une religion à la dimension de l’État dont le rôle est de renforcer la

cohésion sociale.Pour faire sentir la nécessité de la vie associative, Hobbes est parti de

l’hypothèse de l’état de nature. Cette démarche scientifique lui permet de construire un

modèle de religion qu’il appelle la religion civile qui, par comparaison, permet de juger

si une religion donnée est compatible avec la République, avec la liberté et l’égalité

pour tous.Mais les termes religions et civile sont-ils compatibles ? Si non, comment

concilier le point de vue de l’homme, de la croyance, le point de vue particulier et le

point de vue universel que signifie le terme « civile, le point de vue du citoyen ? Est

civil, en effet, ce qui est relatif à l’ensemble des citoyens, ce qui est garanti pour tous

selon la loi. En revanche, la religion relève du domaine privé. Le législateur a donc pour

tâche de concevoir et construire un modèle de religion qui concilie le sacré et le profane,

le privé et le public. Il faut toutefois se garder de croire qu’il s’agit de réduire le privé

au public. Les citoyens doivent garder leur liberté de culte tout en respectant les lois. Il

apparaît clairement que la bonne religion est celle qui s’accorde avec les lois de la

République.

En dernière analyse, on doit trouver au fond de chaque religion, les deux points de

vue du particulier et de l’universel, du clos et de l’ouvert. Cela permet non seulement la

coexistence des religions, mais aussi les empêche d’usurper la suprématie des lois.

Selon Rousseau, cette condition pourrait être avantageuse pour les citoyens, cardes

citoyens animés par la foi et par la raison obéiraient facilement à la loi et seraient

tolérants les uns à l’égard des autres. La religion civile se résume à un code de bonne

conduite plutôt qu’à un culte auquel les religions devraient se conformer pour être

admises dans une République. En réalité, l’on se rend bien compte que la raison seule

ne suffit pas pour maintenir la force des lois. Il lui faut donc adjoindre la foi. Le contrat

social ne pourrait se passer d’un recours à la transcendance religieuse pour asseoir son

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autorité et fortifier le sentiment patriotique.La religion est comme fondement du

patriotisme. Car le patriote est celui qui combat pour sa loi. Or, défendre la loi, c’est

défendre son peuple et se défendre soi-même.

CONCLUSION

Cette analyse révèle que dans la philosophie hobbesienne, la citoyenneté

s’acquiert lorsque les individus décident de sortir de l’état de nature imaginaire en

signant le pacte social pour instituer la République. Pour ce faire, ils lèguent leurs

différents droits au Léviathan qui devient ainsi fort et invincible, donc capable d’assurer

leur sécurité. Ainsi, ce monstre marin qui a un pouvoir fort, qui tient chacun au respect

des lois instituées, favoriserait la paix et la cohésion sociale. Cette harmonie sociale est

aussi une question de patriotisme et de foi religieuse. Être patriote c’est aimer ses

concitoyens, cet amour qui favorise et facilite les rapports humains. La foi religieuse est

l'amour sans calcul, l’amour à l’aveugle, qui empêche de voir, de juger et donc permet

de laisser passer certaines querelles qui déstabilisent la société. Dans la philosophie de

Thomas Hobbes, le Léviathan est le prototype de dirigeant, garant du vivre-ensemble

social harmonieux. Par ailleurs, ce pouvoir absolu conféré au Léviathan, bien qu’étant

facteur de stabilité sociale, ne bascule-t-il pas dans la tyrannie ? Autrement dit, n’y a-t-il

pas lieu de d’encadrer ce pouvoir afin de canaliser son aspect dictatorial pour tendre

vers la démocratie?

Bibliographie

1. TERREL Jean, Le vocabulaire de Hobbes, Bordeau, Ellipses, 2003. 2. Rousseau Jean-Jacques, discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité

parmi les hommes, paris, Flammarion, 2008. 3. HERITIER Françoise, La différence des sexes explique-t-elle leur inégalité ? Paris,

Bayard, 2014. 4. HOBBES Thomas, Béhémoth, Trad. Borot, Paris, Vrin, 1990. 5. HOBBES Thomas, De la nature humaine, Paris, Vrin 1999.

6. HOBBES Thomas, Léviathan, Trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1996. 7. HOBBES Thomas, Le citoyen, trad. Samuel Sorbière, Paris, Flammarion, 1982.

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LA MORALISATION DU CAPITALISME OU LES VALSES TROMPEUSES D’UNE UTOPIE

LAKPA Leba Médard

Université Félix Houphouët Boigny d’Abidjan, Côte d’Ivoire [email protected]

Résumé Du fait de son triomphe dans la mondialisation en tant que mode de production unique et exclusif, le capitalisme libère ses tares les plus viles, entrainant les sociétés contemporaines dans un procès cyclique de crises multiformes. A la faveur de la dernière crise mondiale du capitalisme de 2008, dénommée crise des « subprimes », de laquelle plusieurs nations peinent encore à se remettre, des laudateurs libéraux non moins influents du capitalisme ont décidé de sa moralisation. Toutefois, le principe actif de ce mode de production, principe consistant à la recherche exclusive du profit facile et conséquent, fait de cette entreprise, une grande utopie. Mots-clés : capitalisme, crise, mondialisation, moralisation, profit, utopie.

Abstract Because of its triumph in internationalization as fashion of unique and exclusive production, the capitalism frees its vilest flaws, dragging the contemporary societies in a cyclic suit of multiform crises. To the favor of the last world crisis of the capitalism of 2008 named crisis of the subprimes, of which several nations work hard again to get back, less influential liberal laudators of the capitalism decided his moralization. However, the active principle of this production mode, solid principle to the exclusive research of the easy and consequent profit made of this enterprise, a big utopia. Keywords : capitalism, crisis, internationalization, moralization, profit, utopia.

INTRODUCTION

Parlant de la société bourgeoise capitaliste de son temps, Marx fait le constat suivant :

« les conditions bourgeoises de production et d’échange, le régime bourgeois de propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d’échange, ressemblent au magicien qui ne sait plus maîtriser les puissances infernales qu’il a évoquées (…) Il suffit d’évoquer les crises commerciales qui par leur périodicité, menacent de plus en plus l’existence de la société bourgeoise ». (K. Marx, 1977, P. 26).

Marx décrit cette société comme en proie à une insécurité perpétuelle, une insécurité

existentielle. L’identité est ici remarquable entre la société décrite par Marx et nos

sociétés actuelles. Le phénomène de la mondialisation qui parcourt les sociétés

contemporaines, voit se déployer, sans aucun obstacle pour la tempérer, la toute-

puissance du capitalisme. Il en résulte des excès, des abus, conséquences d’une quête

démentielle du profit qui plonge le monde dans des crises itératives et protéiformes :

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crise alimentaire, crise financière, crise écologique, crise des valeurs. Les valeurs

capitalistes et libérales centrées sur l’égoïsme, la cupidité et l’avidité individuels

montrent leurs limites. Elles inscrivent le sujet dans une logique d’action qui met à la

fois en péril son habitat social et son environnement. Un nouvel ordre doit donc être

envisagé, qui substitue à la rationalité de la domination, la rationalité de la conciliation,

qui substitue à la logique de conquête, la logique de la satisfaction. C’est ainsi que

pendant les manifestations brutales de la dernière crise du capitalisme mondiale,

dénommée crise des « subprimes » ou crise des prêts immobiliers, certains laudateurs

non moins influents de ce mode de production ont émis l’idée révolutionnaire de sa

moralisation. Si le capitalisme exaspère ses propres chantres et se brouille avec eux, il

ne peut manquer d’éveiller notre réflexion. Celle-ci tentera, dans un premier élan, de

situer les enjeux du projet de moralisation, avant de révéler comment la nature même du

capitalisme, transforme ce projet en une vaste utopie.

1. Les fondements du projet de moralisation du capitalisme

Le projet de moralisation est inspiré par la mise au jour des traits controversés

du capitalisme, notamment sa collusion avec la rationalité de la domination.

1.1 Rationalité de la domination et triomphe du capitalisme

Le problème de la moralisation du capitalisme, devenu crucial dans le processus

de la mondialisation, est riche de sous-entendus, de malentendus et de contradictions. Il

est d’abord l’expression d’une terrible confession : le capitalisme n’est pas moral. Il

n’est adossé à aucune valeur morale et se déroule donc en marge de la morale. En outre,

le problème de la moralisation du capitalisme voit s’exprimer un aveu bien tardif, l’aveu

que l’acharnement théorique et pratique de Marx sur ce mode de production est

légitime. La détresse du travailleur, homme-locomotive de l’activité capitaliste, et la

richesse de l’employeur bourgeois sont le signe de cette immoralité maintes fois

dénoncée par Marx. Mais il apparaît une contradiction sous-jacente à la question de la

moralisation. Le capitalisme n’est pas moral, et pourtant, pendant des siècles, des

combats ont été menés pour le préserver et le répandre jusqu’à son plébiscite dans

l’avatar actuel de la mondialisation. L’humanité exigerait donc la prévalence des valeurs

morales dans tous les aspects de la vie sociale, exception faite des activités de

production des moyens matériels d’existence. Même dans la sphère confuse du

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politique, elle requiert de la place pour les valeurs morales. En revanche, le secteur de la

production est abandonné aux capitalistes qui y font régner, telle dans une jungle, la

dure loi du plus fort. Les enjeux de la question de la moralisation du capitalisme sont

multiples. Le dépouillement de ces enjeux ne peut efficacement se faire sans un examen

de la question morale elle-même.

C’est du point de vue kantien que se fera cet examen. En dépit de la critique

hégélienne relevant sa faiblesse majeure dans le primat accordé à l’individu, l’approche

kantienne conserve le mérite de faire de la morale une somme de valeurs éclairant

d’abord l’action individuelle. Ces valeurs sont inspirées par la raison de sorte qu’elles

revêtent un caractère universel. L’universalité des valeurs morales est assurée par la

raison. La portée universelle que peut revêtir les motivations d’une conduite

individuelle procède de l’expression dans le sujet de la raison. L’impératif catégorique,

dès sa première formulation, se révèle un commandement de la raison : « Agis, suggère

E. Kant (1986, P. 223) de telle manière que la maxime de ta volonté puisse toujours

valoir en même temps comme principe d’une législation universelle ».Le devoir est

ainsi guidé par le souci permanent d’une coïncidence avec la raison morale siégeant

dans le sujet. Cependant, à bien observer, la loi morale semble tirer sa stature d’un

profond ressort ontologique. C’est la dignité de l’être qu’il s’agit de préserver dans

l’observation de la loi morale. La raison morale délimite les valeurs dans lesquelles la

dignité de l’humanité est sauvegardée. La seconde formulation de l’impératif

catégorique est à cet égard fort intéressante : « Agis, renchérit E. Kant (1986, P.224) de

telle sorte que tu traites à tout instant l’humanité aussi bien dans ta personne que dans

celle de tout autre en même temps comme fin, jamais comme moyen ». La loi morale

s’ordonne ainsi autour de la sauvegarde de la dignité de l’humain. Cette sauvegarde

constitue le principal contenu du devoir moral. C’est elle qui rend toute volonté bonne.

Traiter l’humanité toujours comme fin revient à proscrire toute pratique

individuelle ou collective qui la dégrade et la rétrograde au stade de la pure animalité.

Traitée comme moyen, l’humanité perd de sa noblesse et de sa dignité dans des

pratiques avilissantes. L’humain chute de son statut ontologique d’être de raison pour

devenir un être vil et vulgaire. Il inspire gêne, honte et consternation. Si aujourd’hui, le

capitalisme suscite ces sentiments (gêne, honte, consternation et exaspération) chez ses

propres partisans, lesquels appellent de tous leurs vœux sa moralisation, c’est dire que

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les pratiques qui y sont mises en œuvre avilissent l’humanité. Les plus farouches

laudateurs du capitalisme estiment que les pratiques qu’il fait prospérer ne sont pas

dignes de l’homme. Mais plus profondément, l’appel à la moralisation constitue

l’annonce d’une rupture historique : la rupture avec la rationalité de la domination et le

nihilisme moral qui la soutient. Comme le fait observer, H. Marcuse (2002, P.87) : « le

progrès même de la civilisation tend à rendre cette rationalité illégitime ».

Le triomphe sur la vieille nécessité naturelle en même temps qu’il rétablit la

dignité ontologique du sujet, donne le jour à la rationalité de la domination. Celle-ci

définit d’abord les rapports entre l’homme et la nature. Mais sans retard, elle définit les

rapports entre l’homme et lui-même et entre l’homme et son semblable. Dans l’homme,

s’opère une hiérarchisation de ses dispositions et facultés. Au sommet de cette

hiérarchie, trône la raison. Dans l’homme lui-même, s’installe la domination à travers la

soumission requise des sens, des instincts, des passions et des émotions à la raison. Le

plébiscite de la raison a ceci d’intéressant qu’elle rétablit la dignité ontologique du sujet

en tant qu’être raisonnable. En triomphant de la vieille nécessité naturelle, le sujet

récupère, au profit de son espèce, sa véritable essence. Si le « bon sens, observe R.

Descartes (1971, P.29), est la chose du monde la mieux partagée » et qu’il « est

naturellement égal en tous les hommes », poursuit-il, alors on ne peut traiter son

semblable comme moyen, mais toujours comme fin.

Cependant, la raison qui s’affranchit de l’univers mythique, de l’animisme, de la

superstition, du polythéisme et du monothéisme, devient principe de domination,

d’abord de la nature, puis de l’homme : « la domination de la nature se retourne contre

le sujet pensant » affirment M.Horkheimer et T. Adorno. (1974, P. 57) La domination

affecte et corrompt les rapports de l’homme à l’homme. La dignité ontologique du sujet

est niée par le sujet lui-même. La domination est, en fait, en elle-même une chose

mauvaise. Elle est porteuse de négativité de sorte qu’elle pervertit tout environnement

où elle est appliquée.

C’est d’abord dans l’activité de production, où l’homme domine et soumet la

nature que l’homme domine et soumet son semblable. Le capitalisme concentre en lui

ces deux aspects de la domination : domination de la nature par l’homme, domination

de l’homme par l’homme. De surcroît, il comporte un autre moment de la domination :

domination de l’homme par les objets de sa domination. L’homme est notamment

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dominé par l’argent avec lequel il domine ses semblables. La rationalité de la

domination est dans tous ses états dans le capitalisme. Elle engendre une moralité de la

domination. Toutes deux recourent à la logique du naturel pour justifier leur légitimité.

Paradoxalement, la nature de laquelle le sujet a triomphée, est à nouveau invoquée et

rappelée. Pour les économistes classiques, le capitalisme constitue un mode de

production naturel. Les principes qui le régulent sont des principes naturels. La misère

qu’elle génère reste dans l’ordre des choses. Elle « n’est à leurs yeux, note K. Marx

(1963, P.55), que la douleur qui accompagne tout enfantement dans la nature aussi bien

dans l’industrie ». La nature et non plus la raison, légitime les pratiques humaines.

Mais ce recours au naturel pour justifier la cupidité est déjà en soi une trahison de

l’Aufklärung : « De tout temps, notent M. Horkheimer et T. Adorno (1974, P. 21),

l’Aufklärung au sens de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la

peur et de les rendre souverains ». En retournant au naturel pour justifier leur nature et

leurs pratiques, les hommes ont renoncé à la souveraineté et à la dignité ontologique.

Des conceptions morales, faisant l’éloge de la jouissance intégrale des facultés

sensibles et naturelles légitiment insidieusement l’exploitation et la domination

capitaliste. En fait, parallèlement à la morale sociale dans laquelle la civilisation prend

sa source et sa pérennité, se déploie une morale souterraine, non dite, légitimant la

rationalité de la domination dont se nourrit le capitalisme. C’est grâce à cette moralité

nihiliste que le capitalisme traverse l’histoire jusqu’à son triomphe dans le phénomène

actuel de la mondialisation. Ce sont, selon T. Adorno et M. Horkheimer (1974, pp. 100-

101), « les écrivains sombres des débuts de l’ère bourgeoise comme Machiavel,

Hobbes, Mandeville, qui se firent les porte-parole de l’égoïsme du sujet ».L’égoïsme du

sujet qui s’exprime dans le capitalisme est ainsi l’objet d’une théorisation au terme de

laquelle, il devient une valeur suprême. L’égoïsme du sujet qui dégénère en domination

du sujet sur le sujet est l’un des effets pervers du cogito. C’est le pendant moral du

solipsisme de la raison pure. L’égoïsme est le point focal d’un système de valeurs

négatives intégrant la domination, la cupidité et la malhonnêteté. Il génère une société

de filous selon le mot d’Engels. Pour F. Nietzsche (2000, P. 307) « les coupables, ce

sont les faibles, qui par leur astuce détournent la loi naturelle ».Ces propos de F.

Nietzsche sont précisés par lui-même dans les termes suivants :

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« le grand danger pour l’homme, ce sont les malades, pas les méchants, pas les « bêtes de proies ». Ceux qui sont disgraciés, avilis, brisés au départ ; ce sont eux les faibles qui minent le plus la vie parmi les hommes, qui empoisonnent le plus dangereusement et mettent en question notre confiance en la vie, dans les hommes, en nous ». (F. Nietzche, 2000, P.398)

Le capitalisme, aussi bien dans le procès de production, que dans l’influence

qu’il a sur la sphère politique, organise l’oppression, la domination et l’exploitation du

faible. Il s’abreuve, en dépit des apparences, à cette moralité de la domination dans

laquelle la pitié n’a pas de sens. La pitié constitue le péché par excellence. La rationalité

de la domination est doublée d’un nihilisme et d’un cynisme moral d’où est exclue la

pitié. En faisant de l’expression de la pitié une violation de la loi naturelle, la moralité

de la domination abolit en l’homme toute sensibilité, toute humanité. Plutôt que

d’exprimer de la compassion à l’égard du faible et se dessaisir, à son profit, de certains

biens, le fort doit en faire l’aliment de sa force à travers une exploitation impitoyable de

sa condition de faiblesse.

Le capitalisme applique à la lettre ces prescriptions. Elles semblent d’ailleurs

taillées sur mesure pour son développement. L’absence de compassion et de pitié qui le

caractérise, s’observe dans le fait que les conditions meilleures de travail et d’existence

que les travailleurs ont arraché au capitalisme ne sont pas le résultat d’une philanthropie

de la part des patrons, mais le fruit de rudes batailles. Si les travailleurs fondaient

l’espoir d’une amélioration de leurs conditions dans les bons sentiments du capitaliste,

le droit du travail et la législation sociale ne seraient pas aussi étoffés. La morale faisant

l’éloge de la pitié est considérée comme la morale du faible. Elle a selon Nietzsche ôté à

la civilisation sa vitalité conquérante originaire. La moralité de la domination, de

laquelle la morale du faible a finalement triomphé, survit toujours dans le capitalisme

qui en tire son caractère impitoyable.

Toutefois, note B. Spinoza (1965, P. 42) : « celui que ni la raison, ni la pitié,

n’amènent à aider les autres est à juste titre considéré comme inhumain ». La

compassion est l’expression la plus immédiate de l’humanité. Elle voit dans le

déshérité, le faible, l’humanité en détresse. La suppression de la détresse est le

rétablissement de l’humanité dans sa dignité. Le capitalisme qui se nourrit du désespoir

du pauvre et du faible est à cet égard inhumain. La morale déviante dont elle s’inspire,

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promeut non pas l’humanité mais l’animalité qui consacre le primat de la force et du

cynisme.

1.2 Déraison et crise de la modernité capitaliste

L’appel à la moralisation constate selon M. Horkheimer et T. Adorno (1974, P.

100), la dérive de la Raison : « l’économie de marché qui s’était déchaîné était en

même temps la forme actuelle de la raison et le pouvoir mettant en échec la raison. Les

réactionnaires romantiques ne firent qu’exprimer ce dont les bourgeois eux-mêmes

faisaient l’expérience : dans leurmonde, la liberté tendait vers l’anarchie

organisée ».Cette observation d’Adorno et Horkheimer traduit exactement l’état de

notre modernité. La raison est à la dérive dans les excès de l’économie de marché. Elle

est neutralisée dans l’anarchie du capitalisme financier. De cette anarchie naissent les

crises et la misère : « à mesure que croit, notent M. Horkheimer et T. Adorno (1974, P.

100), la possibilité d’éliminer toute misère, cette misère antithèse de la puissance et de

l’impuissance, prend des proportions démesurées ». La trahison de la Raison, dans la

promesse de réalisation d’une société prospère, trouve sa raison dans la perversion de la

Raison dans un capitalisme faisant triompher partout l’égoïsme, la cupidité et l’avidité.

La misère matérielle du faible se développe proportionnellement à la misère morale du

fort, dans un contexte social précarisé par des crises récurrentes qui menacent l’intégrité

des nations.

L’appel à la moralisation est une mise en procès de la raison, telle qu’elle se

développe dans le procès capitaliste de production. En effet, ce n’est pas la raison dans

son essence indifférenciée qui est sujette à caution. Comme le soulignent M.Horkheimer

et T. Adorno (1974, P. 88) : « la raison est l’organe du calcul et de la planification, elle

est neutre à l’égard des buts. Son élément est la coordination ». La raison est neutre. Sa

neutralité réside dans son caractère instrumental. Dans le mode de production

capitaliste, la raison est instrumentalisée à des fins de domination. L’égoïsme du sujet

qui s’exprime dans le capitalisme dégénère en domination du sujet. Le sujet revendique

sa liberté pour mieux exprimer son égoïsme et sa volonté de puissance. Le capitalisme

se développe dans la société en portant cette ambition sécrète du sujet et en en donnant

une expression déguisée.

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Le capitalisme a capturé l’essence de la raison et l’a diluée dans sa propre

essence. L’efficacité de la techno science accroît les performances de ses modes de

production. Quand la transfiguration des valeurs morales à travers l’idéologie de la

domination, lui permet de vaincre la résistance passive des masses. Dans le capitalisme,

la raison est captive de l’égoïsme et de la cupidité du sujet. Elle est mise au service de la

jouissance individuelle légitimée par le nouvel ordre mondial. Mais placée dans cette

visée, la visée de la jouissance individuelle intégrale, la raison génère paradoxes et

contradictions. La jouissance mue par l’égoïsme et la cupidité ne se satisfait jamais. La

jouissance égoïste menace de tarir les sources et les ressources de la jouissance. Si elle

était une inclination commune à l’ensemble des membres du corps social, elle accélérait

un suicide collectif. Mais la jouissance intégrale est un privilège réservé à quelques

sujets. Au nom de la propriété privée, ils exploitent la force collective de la société pour

leur jouissance exclusive.

Le caractère privé, de type capitaliste, des moyens de production, est institué

comme norme sociale. Or, seule une infime minorité de la population a la propriété de

ces moyens de production. K. Marx relève cette contradiction inhérente à la société

capitaliste :

« vous êtes saisis d’horreur, observe-il, parce que nous voulons abolir la propriété privée. Mais dans votre société, la propriété privée est abolie pour les neuf dixième de ses membres ; elle existe pour vous précisément parce qu’elle n’existe pas pour ces neuf dixième. Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une forme de propriété qui ne peut exister qu’à la condition que l’immense majorité soit nécessairement frustrée de propriété ». (K. Marx, 1977, P.39)

La jouissance de la minorité est payée par la mise en esclavage de la majorité.

Elle est encore payée par le tarissement des ressources vitales collectives. La perversion

de la raison dans l’idéologie de la domination et de la consommation tous azimut est

lourde de périls. L’appel à la moralisation du capitalisme est l’appel à la fin de l’odyssée

destructeur de l’égoïsme du sujet. Laissé sans bride, l’égoïsme éveille les instincts

primaires du sujet ; instincts dont la répression systématique a permis l’établissement de

la civilisation.

La civilisation s’est bâtie sur le refoulement continu des instincts fondamentaux.

Dans leur libre expression, ils entrent en conflit avec les exigences de la civilisation. Ils

prennent à revers ces exigences qu’ils peuvent, à terme, dissoudre pour installer

l’indécence et le chaos. C’est pourquoi, note S. Freud (1992, P.69) : « pour parler d’une

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manière générale, notre civilisation est fondée sur la répression des instincts ».C’est au

prix d’une condamnation systématique de nos pulsions instinctuelles primaires que la

civilisation s’édifie. Tous les canaux pouvant entraîner leur éveil et leur expression sont

obstrués par un corset de règles écrites ou non, tassées dans la conscience collective et

transmises de génération en génération. En effet, explique H. Marcuse :

« laissés libres de suivre leurs objectifs naturels, les instincts fondamentaux de l’homme seraient incompatibles avec toute association et toute projection durables : ils détruiraient même ce qu’ils unissent. (…) L’animal humain ne devient un être humain que par une transformation fondamentale de sa nature, affectant non seulement les buts instinctuels, mais les valeurs instinctuelles, c’est-à-dire les principes qui gouvernent l’accession à ces buts ». (H. Marcuse, 2002, P.111)

Toutefois, le capitalisme, à travers les ressorts de son développement, ouvre la

boîte de Pandore et libère les instincts fondamentaux. La libre expression de l’égoïsme

individuel qu’il légitime constitue le point d’ouverture. La légitimation de l’égoïsme du

sujet donne à ce dernier le sentiment qu’il s’est affranchi de la morale répressive de la

société et qu’il peut laisser libre cours à ces pulsions primaires. La société capitaliste

crée un milieu ambiant où la sacralisation de l’égoïsme individuel fait fermenter un

ensemble de vices liés au déchaînement des pulsions primaires. Leur négativité est

destructrice. Elle soumet la société à des crises protéiformes, crises profondes tout au

long desquelles la société menace de se saborder.

Les crises soudaines du capitalisme emportent tout sur leur passage, fortunes et

infortunes. La viabilité du capitalisme est ainsi sujette à caution. La société capitaliste

est un grand corps malade. Elle est secouée de crises régulières qui l’affaiblissent. Un

organisme qui fait autant de crises est certainement le siège de nombreuses pathologies.

Les crises ne sont jamais le signe d’un organisme sain. Elles portent témoignage d’un

dysfonctionnement interne chronique. Leur survenance régulière dans la société

constitue une réaction des groupements humains contre le capitalisme. Le capitalisme

apparaît comme un corps étranger dont ils supportent péniblement la présence. Sa

présence génère inévitablement des troubles en leur sein. Les crises constituent des

réactions naturelles de rejet. A travers les crises, la société confesse que le capitalisme

ne peut assurer son développement harmonieux. Les principes qui le fondent et ceux du

capitalisme finissent par entrer en collision. Le système capitaliste ne fait que célébrer le

culte de l’argent.

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1.3 Capitalisme et culte de l’argent

En fait, la ruine régulière des sociétés modernes que produisent les crises

récurrentes du capitalisme, ne peut être réduite si cette entreprise de conversion à la

morale n’a pas lieu. Avec le triomphe du mode de production capitaliste dans la

mondialisation, les crises n’ont plus un caractère local. Elles sont universelles. De sorte

que, c’est le genre humain dans sa globalité qui est constamment menacé d’extinction

brutale. La moralisation vise à la fois à sauver le capitalisme et la société du

capitalisme. Il s’agit de trouver à travers le processus de moralisation, un mécanisme

qui sauvegarde à la fois la société et le capitalisme. Le capitalisme doit être vidée de sa

« bile » immorale afin d’être digéré sans spasme par la société. La libre expression des

égoïsmes individuels que promeut le capitalisme ne doit pas mettre en péril l’harmonie

et la pérennité de la société. Il ne s’agit pas d’abolir le capitalisme, mais d’en assurer la

viabilité. Il s’agit d’obtenir du sujet l’abdication de ses penchants égoïstes.Le procès de

moralisation aura pour objet d’en minimiser les excès. Faire cohabiter des individus

recherchant chacun son profit exclusif sans pour autant mettre en péril la cohésion et la

pérennité de la société, tel est le tour de force qu’il s’agit d’opérer.

En décrétant la moralisation du capitalisme, ses chantres confessent

l’exactitude du diagnostic de Marx : le mode de production capitaliste comporte un

caractère foncièrement immoral. Il vient au jour avec les traits hideux de l’immoralité.

K. Marx (1966, P.125) note ainsi que : « si d’après Augier, c’est avec des tâches

naturelles de sang sur une de ses faces que l’argent est venu au monde, le capitalisme

arrive suant le sang et la boue par tous ses pores ». Conçu dans le crime et le vice, le

capitalisme arrive au monde transpirant l’immoralité et la criminalité. Sur un point

essentiel, les laudateurs du capitalisme donnent raison à Marx. Il s’agit de la domination

de l’homme par les propres objets de sa domination. Dans le procès de production

capitaliste l’ordre de la domination finit par s’inverser. L’homme devient esclave de ses

propres créations. Il est aliéné à sa création principale qui est l’argent. Le zèle qu’il met

à servir ce maître le conduit à mettre la société sens dessus dessous. L’argent s’est

échappé des mains de l’homme pour se constituer en une divinité à laquelle l’homme

rend un culte immoral. L’argent divinisé et célébré dans la société capitaliste attise

l’égoïsme de l’homme et le vide de toute humanité. K. Marx (1963, P.61) explique ainsi

que : « La perversion et la confusion de toutes les qualités humaines et naturelles, la

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fraternisation des impossibilités, la force divine de l’argent sont impliquées dans son

essence en tant qu’essence générique aliénée, aliénante et s’aliénant, des hommes. Il est

la puissance aliénée de l’humanité ». La divinisation de l’argent et le culte qu’elle

engendre constitue l’une des causes de l’immoralité du capitalisme.

En effet, dans la société capitaliste, l’homme fortuné peut sans risques

s’affranchir des restrictions de la loi et de la morale. La toute puissance de l’argent fait

sa toute puissance. Il reçoit en partage le caractère divin de l’argent et peut tout

s’autoriser. S’étant placé au-dessus des lois et de la morale, il chute dans le crime et le

vice. Chez l’indigent, le culte de l’argent conduit également à l’immoralité. Les

pouvoirs qu’il peut soudainement posséder dans la société capitaliste de consommation

du fait de la simple possession de l’argent, l’inclinent à sacrifier toute valeur, enfreindre

toute loi. Tous les rites du culte de l’argent sont immoraux. Les célébrants du culte et

les adeptes finissent tous par chuter dans l’immoralité.

A l’heure du procès du capitalisme par ses propres chantres, Marx ne peut donc

être absent. Il est présent au procès pour à la fois porter témoignage et recevoir une

réhabilitation. Avec ses analyses critiques historiques, Marx verse au dossier

d’accusation, d’importantes pièces à conviction qui accablent le capitalisme. La

dénonciation officielle de l’immoralité du capitalisme étale en toute clarté la pertinence

de ses analyses. Marx requiert pour le capitalisme la peine capitale. Il a toujours milité

pour la « décapitation » du capitalisme. Son sentiment est qu’on ne peut tenter de

purifier ce mode de production sans qu’il ne se liquéfie totalement. On ne peut tenter de

le sauver sans perdre la société elle-même. Le procès de moralisation conduira

certainement à l’impasse. La moralisation du capitalisme paraît une vaste utopie.

2. L’utopie de la moralisation du capitalisme

Le projet de moralisation du capitalisme est l’une des conséquences des crises

protéiformes secouant à intervalle régulier la mondialisation. La crise, en tant qu’effet

de saturation, porte au grand jour les disfonctionnements d’un système. En ce qui

concerne le capitalisme, elle révèle les contradictions suscitées par l’immoralité de son

mode de fonctionnement. Le projet de moralisation vise à enrober les principes du

capitalisme de valeurs morales. Il faut que les notions de vertu et de profit ne soient plus

pensées comme antithétiques dans le procès de production capitaliste. Mais, un tel

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projet, conserve-t-il des chances d’aboutir ? La moralisation du capitalisme n’est-elle

pas une utopie ?

2.1 Les trajectoires distinctes de la morale et du capitalisme

Jacques Attali nous rapporte les propos de l’historien Oswald Spengler

s’exprimant sur l’origine et la visée du capitalisme :

« le peuple insulaire (l’Angleterre) par son instinct de pirate comprend la vie économique tout différemment. Il s’agit là de lutte et de butin, plus précisément de la part de butin qui reviendra à chacun (…) Leur but est d’édifier des fortunes individuelles, des richesses privées, d’éliminer la conscience privée, d’exploiter le public par la publicité, la politique… ». (J. Attali, 2005, P.280)

Selon Spengler, l’Angleterre, berceau du capitalisme est aussi le berceau de la

piraterie. Capitalisme et piraterie ont la même inspiration et partagent une logique

d’action identique : le vol et le partage du produit du vol.

Ces propos de Spengler confirment nos soupçons. Dès l’origine, le capitalisme

fait le choix d’une trajectoire distincte de celle de la morale. Son esprit inspiré et

totalement aspiré par la quête du profit facile, vogue vers des horizons qui l’éloignent

toujours de la morale. Leurs voies se séparent pour se recouper accidentellement et

brièvement à l’occasion des crises, seuls instants où le capitaliste fait amende honorable

et en appelle à la morale. Le projet de moralisation devient une utopie, car c’est dans un

moule déformé par les écarts avec la morale que le capitalisme a été conçu. Cette

déformation originaire a durci dans la croissance du capitalisme ne laissant aucune

perspective de rattrapage. Les velléités de rééducation du capitalisme, opérée

généralement à la faveur de ses terribles crises, se dissipent face à la résistance de la

logique capitaliste : la quête irrépressible du profit facile.

A certains égards, toute entreprise visant à faire coïncider la morale et le

capitalisme apparaît insensée. C’est à cette conclusion que parvient A. Comte-Sponville

dans son ouvrage au titre évocateur : Le capitalisme est-il moral ? La réponse à cette

question cruciale nous présente la morale et le capitalisme évoluant dans deux univers

distincts. Il ne faut pas chercher le capitalisme dans l’univers de la morale comme il ne

faut pas s’attendre à rencontrer la morale dans l’univers du capitalisme. Le procès de

production capitaliste se déroule selon ses propres impératifs. A. Comte-Sponville

(1993, P.183) fait ainsi remarquer que « les principes auxquels s’articule le

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fonctionnement d’une entreprise sont les principes de rendement, de profit, de

productivité et de compétitivité. Il n’y a pas de place et de temps pour l’effusion de bons

sentiments ». L’histoire de la lutte syndicale et les pratiques actuelles au sein des

entreprises confirment ces propos de Comte-Sponville.

En effet, l’indemnisation des accidents de travail desquels le travailleur sort

parfois mutilé à vie, indemnisation que le bon sens et la morale rendent légitime, a été

acquise au terme de longues et ruineuses luttes. Le travailleur victime d’un accident de

travail, même gravement mutilé, était laissé pour compte et automatiquement remplacé

sur les chaînes de production. Aujourd’hui, les suicides de travailleurs moralement

fragilisés par la pression des rythmes infernaux de production, n’émeuvent nullement

les classes dirigeantes des entreprises. Les esprits son formatés pour ne penser qu’au

rendement, à la compétitivité et au profit. Ainsi toute entreprise de moralisation du

capitalisme est illusoire. Car les valeurs morales sont étrangères au capitalisme, qui

conserve ses propres principes et ses propres valeurs. Appliquées au capitalisme, les

valeurs de la morale sociale sont soit neutralisées, soit éjectées ou encore dispersées.

Mais le capitalisme, note Comte-Sponville, n’est pas pour autant immoral. Il est

amoral. L’amoralité témoigne du choix capitaliste d’évoluer dans un univers distinct de

celui de la morale. Les principes qui fondent le capitalisme et autour desquels il

s’articule, obéissent à une logique autre. L’amoralité n’est pas forcement péjorative.

Elle présente la situation d’une pratique humaine où les valeurs de la morale sont

dominées par d’autres principes. La morale est sous-jacente, mais elle est supplantée par

d’autres impératifs qui conservent à la fois l’essence et le sens du mode de production

capitaliste. Mais le problème est qu’à terme, ces impératifs finissent par aspirer toute

valeur morale résiduelle dans le capitalisme. C’est pourquoi, le projet de moralisation

apparaît comme un écran de fumée destiné à brouiller la vision de la laideur du

capitalisme afin d’apaiser les sentiments anticapitalistes nés des crises récurrentes du

capitalisme.

En effet, l’agitation de la mondialisation par des crises sévères, commence à

éroder l’immense crédit reconnu au capitalisme après son triomphe sur les modèles

collectivistes. Les crises énergétique, écologique alimentaire et financière soumettent

l’existence des hommes à une telle instabilité qu’elles éveillent une peur légitime pour

le capitalisme. Les peuples se rendent compte que les périls que présentaient les

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modèles collectivistes sont moins tragiques que ceux que traîne dans son sillage le

capitalisme. Les disparités que le capitalisme accentue, laissent couver de violentes

crises sociales. Les ressources que dévore son développement sont en voie de

tarissement. Les crises écologiques que provoquent les déchets de son fonctionnement

répandus dans l’air, l’eau et le sol attisent les craintes d’un chaos total et final. A cause

de tous les périls actuels et ceux à venir, l’immense crédit conquis par le capitalisme au

lendemain de son triomphe sur les modèles collectivistes, est soumis à une érosion

irréversible. Chez les nations, l’euphorie a cédé à la désillusion, puis à la dépression et

enfin à la résignation. Le projet de moralisation est destiné à redonner courage et espoir

aux peuples. Il s’agit de tisser à nouveau la toile d’illusion détruite par les crises afin de

captiver et capturer à nouveau les peuples.

2.2 Le projet de moralisation et la résistance des forces capitalistes

A vrai dire, le projet de moralisation recèle un caractère dilatoire et

superfétatoire. Il vise à redynamiser la société de consommation afin que le cycle

d’accumulation du profit ne se brise pas sous l’effet de la dépression des peuples. En

effet, le facteur de la confiance est déterminant dans le mode de production capitaliste.

Dans le système capitaliste, la confiance suscite à la fois les investissements et la

consommation. D’où l’importance de reconquérir la confiance des peuples afin de

dynamiser surtout la consommation. Le projet de moralisation constitue une tentative

pour redorer l’image du capitalisme, redonner confiance aux peuples dans le système,

non pas par des ajustements et reformes pratiques, mais par la diversion. A cet égard, il

est peu sérieux. Il comporte par ailleurs un caractère émotionnel lié à la soudaineté, à la

brutalité et la sévérité de la dernière crise du capitalisme mondial. Sorti à la fois de

l’émotion des peuples, mais surtout des politiques, le projet de moralisation ne peut

revêtir un caractère véritablement sérieux. L’émotion féconde généralement des

décisions graves et hâtives. Mais la gravité et l’immédiateté d’une décision, n’induisent

pas systématiquement la possibilité de sa mise en œuvre et de sa mise en œuvre

immédiate. L’émotion est un sentiment fragile et volatile. Elle ne tarde pas à disparaître

entraînant avec elle, dans le néant, les projets qu’elle a éveillés.

En fait, le projet de moralisation est un projet politique visant à mettre sous

pression les milieux économiques. Les politiques veulent amener les agents

économiques à refréner leurs ardeurs, à prendre moins de risques dans leur course folle

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au profit. Il s’agit d’un projet de dissuasion factice. Les politiques brandissent aux

milieux capitalistes l’épouvantail de la morale. Mais ceux-ci restent placides,

convaincus de la vacuité d’un tel épouvantail. Ils savent que les politiques délirent sous

l’effet des secousses engendrées par la sévérité de la crise mondiale. Ces milieux

demeurent persuadés que les politiques sont captifs d’un système qu’ils ne peuvent

desservir par des projets moraux à caractère subversif. Ils savent que c’est l’univers

immoral du capitalisme qui permet aux politiques d’obtenir les ressources et les

soutiens nécessaires au succès de leur carrière. L’immoralité du capitalisme nourrit

l’immoralité du monde politique et vice-versa. Les milieux capitalistes jouent à la

perfection leur rôle dans la théâtralisation du projet de moralisation. Tant qu’elles

avaient besoin des Etats pour se recapitaliser, les institutions capitalistes donnèrent

malgré leurs ressentiments, leur assentiment au projet de moralisation. Mais une fois

leur trésorerie reconstituée, elles se mirent à poursuivre le profit avec la même ardeur et

la même indécence. L’impuissance des politiques vis-à-vis des forces capitalistes

coalisées est ainsi étalée au grand jour. Elle constitue l’une des causes majeures de la

vacuité du projet de moralisation.

La mondialisation est l’univers structuré par le capitalisme et articulé autour du

capitalisme. Seuls ont la chance de prospérer des principes confortant l’ordre capitaliste.

Tout autre principe est éjecté de l’espace social aseptisé par le capitalisme. Le projet de

moralisation n’est pas inspiré par les institutions capitalistes. Il émane des politiques

voulant pour une fois s’imposer aux institutions capitalistes affaiblies par la crise

mondiale et assoiffés de capitaux. Dans le mouvement de la mondialisation, les

institutions capitalistes se sont constituées en sphère autonome, obéissant à leurs

propres règles et dominant les Etats. Ces derniers sont pris dans la toile tissée par le

capitalisme. Toutes leurs décisions et résolutions ne peuvent aboutir que si les forces

capitalistes coalisées donnent leur caution. Par exemple tous les forums sur

l’environnement convoqués par les politiques trahissent les espoirs placés en eux à

cause de la forte résistance des forces capitalistes.(1) De peur de voir baisser le profit,

elles ne veulent pas changer leurs modes de production. Elles militent pour le statut quo.

1- Dans son ouvrage Comment les riches détruisent la planète ? le journaliste Hervé Kempf rapporte les

propos de Robert Newman, auteur de History of oïl : « Les corporations empêcheront toute loi et réglementation qui chercheraient à contraindre leur profitabilité. Ce n’est qu’en brisant le pouvoir des grandes firmes et en les soumettant au contrôle social que nous serons capables de surmonter la crise environnementale. » Commentlesrichesdétruisentlaplanète ? Paris, Editions du Seuil, 2007, p. 124

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Le projet de moralisation se place exactement dans le même contexte. Initiative

des seuls Etats, il n’a pas reçu le suffrage des institutions capitalistes. Un tel projet qui

vise à modifier radicalement leurs pratiques en inversant la logique de leurs actions, ne

recevra jamais leur caution. A l’instar des mesures sur la sauvegarde de

l’environnement, le projet de moralisation est perçu par les forces capitalistes comme

une menace sérieuse sur l’accumulation du profit. Elles ne laisseront pas un tel projet

aboutir sans faire usage de leur veto. Au moyen de manœuvres diverses, elles

contraindront les politiques à se dédire, à se déjuger et à renier leurs résolutions. Ce sont

elles qui véritablement assurent la gouvernance de la mondialisation. Elles ont fixé à la

mondialisation un cap unique : l’accumulation du profit. Ce cap, devenu une véritable

obsession ne peut être radicalement modifié par une quelconque réforme, encore moins

un projet de moralisation.

C’est pourquoi, lorsque pour sauvegarder la confiance dans le capitalisme, les

institutions capitalistes acceptent la mise en scène comique du projet de moralisation,

elles veillent à ce que l’opération ne dégénère point en un démantèlement du socle de

leur mode de production. La logique d’accumulation du profit voit graviter autour d’elle

la morale sociale sans jamais être inquiétée. Des forums consacrés à la refonte du

capitalisme sont annoncées, des réformes radicales énoncées, la racine du mal

capitaliste dénoncée, mais le socle du capitalisme conserve son immunité. Les rares

concessions faites par les forces capitalistes donnent le jour à quelques maigres

réformes. Les projets de loi supportant ces réformes sont dilués durant les différentes

étapes de leur adoption. A la fin du processus législatif, les lois sont totalement

dénaturées. Vidées de leur substance, elles deviennent une grossière caricature du projet

originaire. Aussi bien les politiques que les hautes instances du capitalisme sont

satisfaits des résultats de cette théâtralisation. Les peuples ont été abusés. Le statut quo

est maintenu. La logique capitaliste d’accumulation du profit reste inaltérable.

L’égoïsme, la cupidité et l’avidité semblent être des attributs ataviques du système

capitaliste. Ces attributs doivent s’exprimer sans restriction quoi qu’advienne des

conséquences de cette libre expression. Imposer des réformes qui mutilent leur

expression, c’est dévoyer le capitalisme.

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CONCLUSION

L’échec que connaît aujourd’hui le projet de moralisation du capitalisme,

rappelle l’échec des projets de même nature, initiés dans le passé par des réformateurs

de tout acabit. Si la cause de ces échecs passés résidait essentiellement dans la

méconnaissance des ressorts véritables de ce système de production, aujourd’hui, le

projet bute sur la toute puissance du capitalisme. Le capitalisme a pris dans sa toile

tissée à l’échelle du monde, toutes les nations, tous les décideurs. L’économie a soumis

irrémédiablement le politique. Le projet de moralisation, initiative des politiques, est

dénoncé par les institutions capitalistes ayant paradoxalement survécu à la crise grâce à

l’aide publique. Une fois sauvées, elles deviennent sourdes à l’appel de la morale,

n’entendant que celui du profit facile. C’est pourquoi, face à un tel entêtement, lié

certainement à une logique originaire indissoluble, à une inclination atavique et

pathologique pour le profit, Marx propose la « décapitation » du capitalisme. Cette

mesure radicale, peut paraître disproportionnée par rapport à la menace capitaliste.

Toutefois, la tendance du capitalisme à multiplier les crises qui laissent la société

chaque fois au bord du chaos, rend légitime la radicalité de la proposition marxienne. Le

capitalisme concentre une telle force, observe K. Marx (1977, P.120), que « seule une

révolution est en dernière instance capable de briser cette force ».C’est en effet, la force

contenue dans la révolution, qui est en mesure de dissoudre la force concentrée dans le

capitalisme.

Bibliographie

1. ATTALI, Jacques, 2005, Karl Marx ou l’esprit du monde, Paris, Fayard 2. COMTE-SPONVILLE, André, 1993, Le capitalisme est-il moral ? Paris, Editions

Albin Michel 3. DESCARTES, René, 1971, Discour sde la méthode, Paris, UGE 4. FREUD, Sigmund, 1992, Malaise dans la civilisation, traduction de Ch. ET J.

Odier, Paris, P.U.F. 5. HORKHEIMER(Max), ADORNO(Theodor), 1974, La dialectique de la Raison,

traduction de l’anglais par Eliane Kaufholz, Paris, Tel Gallimard 6. KANT, Emmanuel, 1986, Critique de la raison pratique, traduction Picavet, Paris,

P.U.F 7. KEMPF, Hervé, 2007, Commen tles riches détruisent la planète ? Paris, Seuil 8. MARCUSE, Herbert, 2007, Eroset civilisation, traduction de Jean-Guy Nény et

Boris Fraenkel, Paris, Editions de Minuit 9. MARX, Karl, 1963, Œuvres choisies, tome I, Paris, Tel Gallimard 10. MARX, Karl, 1966, Œuvre schoisies, tome II, Paris, Tel Gallimard

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11. MARX(Karl), ENGELS(Friedrich), 1977, Le Manifeste du parti communiste, Paris, UGE

12. MARX(Karl), ENGELS(Friedrich), 1977, L’idéologie allemande, Paris, tome I, Editions sociales

13. SPINOZA, Baruch, 1965, Ethiques (1677), traduction de Charles Appuhn, Paris, Garnier Flammarion.

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DANS LA TOURMENTE DU DISCOURS POLITIQUE

NOGBOU E. Hyacinthe Université Alassane OUATTARA de Bouaké, Côte d’Ivoire

[email protected]

Résumé

Dans la théorisation moderniste de la politique, le discours n’est pas une communication simple et orale. Il est avant tout une mise en scène, une production musicale, un film, une activité de séduction après une étude de marché, une publicité. On s’interroge alors sur l’évolution de la politique à travers la médiatisation du discours qui le porte pour lui faire perdre son champ, son autonomie. Cette tourmente du discours politique procède du fait qu’aujourd’hui le champ de la politique est beaucoup plus large qu’avant, à cause de l’intensification des relations entre la société et les informations qui font appel au marketing, à la publicité et à toute forme de communication. Mots-clés : langage, discours politique, médias, marketing, publicité, manipulation.

Abstract

In the modernist theory of politics, the speech is not a simple oral communication. It is primarily a staging a musical production, a film, a work of seduction after market research, advertising. We then asked about the policy developments through the media discourse that door for him to lose his farm, his autonomy. Because today the field of politics is much broader than before, due to the intensification of relations between society and information that appeal to marketing, advertising and all forms of communication. Keywords: language, political speeches, Media, Marketing, Advertising, Manipulation.

INTRODUCTION

L’envahissement du monde par les technologies de l’information et de la

communication ne laisse aucun lieu tel qu’elles le trouvent. La transformation qu’elles

portent sur les espaces et les choses part de celle opérée sur l’humain. Ainsi, elles

agissent sur l’être, mais avant, sur sa pensée, et la traduction de cette pensée par la

parole. Et, comme « Au commencement était la parole (Bible, Jean 1, verset 1)», si

« Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été sans elle (Bible,

Jean 1, Verset 3) » alors, nous pouvons convenir que le discours est porteur de vie tout

comme de mort. Il est le début, il est la fin. Ceci, montre l’importance du discours dans

l’activité humaine, surtout dans la gestion de a cité. La science de la gestion de la cité

appelée politique, est donc traversée de part en part par ce concept qu’il porte de sorte

qu’elle subit une labellisation : le discours politique. Il est devenu tellement important

au point où il est très visible et perceptible dans la société démocratique moderne. A

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travers sa publication dans les médias, le texte politique est analysé, apprécié, pour faire

l’objet de critiques mais jamais ignoré.

Pour ainsi dire, le discours politique porte essentiellement sur la réalité sociale et

sur des ‘’équations’’ de société, conçues spécialement à partir des questions sociétales

aux quelles le porteur du discours en tant qu’homme politique devra apporter une

solution. Cependant, le poids et l’influence des vecteurs et canaux du discours politique

que sont les médias, à travers l’intrusion du marketing et la publicité ne permettront plus

d’avoir l’éthos2. Désormais, le discours politique et le concepteur de ce discours ne

coïncident pas, au demeurant, leur production n’a rien à avoir avec les aspirations des

citoyens. Malheureusement ceux-ci devront s’adapter au discours politique qui ne

correspond plus à la réalité.

Dans ce texte, nous montrons que si au départ le discours politique a été accoucheur

de la rationalité politique tout comme la régulation des faits politiques, il a désormais

perdu son sens et été perverti pour être désormais une activité commerciale et de

propagande. Des sophistes à la markétingsation américaine du discours politique, en

passant par Machiavel et Annah Arendt, la tourmente du discours politique ne se voit-

elle pas en un nouvel habillage au regard des techniques préconisés par les sophistes et

Machiavel ?

1. Le langage, un instrument

Dans la science du langage tout comme en politique, le choix du discours reste

tributaire des locuteurs du groupe social spécifique nommé communauté linguistique.

Cette communauté est le fait des activités collectives et des intérêts liés par les valeurs

politiques, géographiques, religieuses, économiques, culturelles etc.… le discours qui

rend visible toutes ces activités, porte le réel sociétal, engendre, promeut toute activité et

relation par le canal du langage. Le langage est une activité spécifique, cependant il

incline à une labellisation.

1.1 L’aptitude du discours

L’approche définitionnelle de ‘’Le Petit Robert’’ nous indique que, « Le

discours est l’expression verbale de la pensée (Petit Robert, 2008, p.749) ». Il peut

également désigner un terme rhétorique : « c’est la suite des paroles ordonnées qui

2 Construction d’une image de soi correspondant à la finalité du discours.

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constituent un discours, un sermon (Petit Robert, 2008, p.749)». Il lui est reconnu des

caractéristiques que sont « … les catégories grammaticales traditionnelles (nom, article,

adjectif, pronom, verbe, adverbe, préposition, conjonction, interjection)» (Petit Robert,

2008, p.749) et six parties : « exorde, proposition, narration, preuve, réfutation,

péroraison (Petit Robert, 2008, p. 749)».

Dans le champ linguistique, au discours est accordé une multitude de définitions

eu égard à la multitude d’usage dont il est l’objet. Il est donc le fait de la langue parlée

en même temps qu’il peut être agrégé au texte écrit. Ainsi, il peut désigner la parole en

tant qu’exercice de la faculté du langage, la « Forme particulière des réalisations

langagières d’un domaine de connaissance. Par exemple, discours scientifique, discours

littéraire » (Petit Robert, 2008, p.749) et le discours politique qui guide cette réflexion.

Pour percevoir les capacités du discours, référons nous au lien entre la langue, activité

au cours de laquelle l’on fait usage du discours et la parole désignant un code qui

permet à tout locuteur de créer un message.

Selon Neveu, c’est Ferdinand de Saussure qui pour la première fois a offert une

distinction entre parole et langue. Il dit

Saussure oppose la langue (système inscrit dans les habitudes linguistiques permettant à un sujet de comprendre et de se faire comprendre) à la parole, qui en est la réalisation individuelle, et qu’il définit comme un sous-ensemble restreint à l’usage qui est fait de ce système par les sujets parlants (Neveu, 2004, p.104).

La langue se dévoile sous forme de codes permettant à tout locuteur de produire

la parole, de concevoir un message. Le message est particulier quand le code est

collectif. Ainsi le message est inopiné, c’est un choix, mais le code représente un

ensemble des règles qui est méthodique, obligatoire et respecté par une ‘’communauté

discursive’’.

À la suite de cette précision de Ferdinand de Saussure, les débats sur le discours

vont connaitre un regain d’enthousiasme avec l’entrée en lice du structuralisme3 et

surtout la fièvre des courants pragmatiques en linguistique4. Le discours subit une

nouvelle influence pour prendre la forme du dialogue, de l’entretien. Ainsi, en

3Dans le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure (1916), la linguistique se dévoile sous forme d’étude de la langue vu comme un système dont chaque composante n'existe que par les rapports de conformité ou de contraste qui le lient aux autres. Cet ensemble de relations forme la « structure ». 4 La pragmatique est la branche de la linguistique qui s'intéresse aux rapports entre la langue et l’usage qu’en font les locuteurs en pleine communication.

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linguistique5 contemporaine, la forme grammaticale de la phrase est importante, mais,

c’est la capture du discours dans le contexte social où il est produit qui est devenu très

important. Le discours doit pour ainsi dire être un assemblage de mots, des manières de

penser et des enjeux. Ceci nous oblige dans l’analyse textuelle à intégrer l’esthétique,

les interrogations sur les formes d’argumentation collective et le contexte de production.

Tout cet ensemble d’éléments relatifs au cette notion nous incline à la dimension sociale

qui fait que « Le discours est l’utilisation, entre les hommes, de signes sonores articulés,

pour communiquer leurs désirs et leurs opinions sur les choses » (Charaudeau-

Maingueneau, 2002, p. 186). Mais au delà il est une activité mentale étant entendu que «

Dans le discours [...] le physique qu’est la parole en soi se présente effectif, matérialisé,

et donc, en ce qui le concerne, sorti de la condition psychique de départ » (Charaudeau-

Maingueneau, 2002, 185). Pour autant, il est une synchronisation des entités de

l’homme conforme car, « c’est la langue en tant qu’assumée par l’homme qui parle, et

dans la condition d’intersubjectivité qui seule rend possible la communication

linguistique » (Charaudeau-Maingueneau, 2002, p. 186). Voilà ce qui fonde Michel

Foucault lorsqu’il affirme que le discours est l’estampille d’une cohérence de

performances verbales qui font que : « […] le discours est constitué par un ensemble de

séquences de signes, en tant qu’elles sont des énoncés, c’est-à-dire en tant qu’on peut

assigner des modalités d’existence particulières » (Foucault, 1969, p.141). Au regard de

toute cette complexité d’appréhension, « Le discours, considéré comme manifestation

du langage, est […] l’unique source de renseignements sur les significations

immanentes à ce langage » (Greimas, 1986, p.39). Ainsi, « Discours et action sont deux

composantes de l'échange social, chacune ayant une autonomie propre mais se trouvant

en même temps dans une relation d'interdépendance réciproque et non symétrique vis-à-

vis de l’autre » (Charaudeau, 2005, p.18).

Au total, nous apercevons une instabilité des concepts de langage et de discours.

Cette situation est le fait des théories modernes qui voient en le discours une expression

orale mais également un film, une œuvre musicale ou encore une publicité, une

annonce. Sous cet angle, le discours couvre toute énonciation, la totalité des

affirmations qui ont cours dans toutes les activités sociales et qui sont manifestées de

façon orale, par la langue visuelle et/ou la gestuelle. Le champ d’investigation et 5 Science du langage qui étudie les domaines de la phonétique, la phonologie, la stylistique, la syntaxe, la dialectologie, l’étymologie, la grammaire, la lexicologie.

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d’expression du discours ne peut donc pas être circonscrit. Tout part du discours et

prend fin par le discours. Chaque domaine de compétence de la vie s’exprime par un

discours propre qui lui sied avec ses cannons et ses avatars6. Nous pouvons donc parler

‘’des discours’’ qui sont soit informatifs, soit narratifs ou encore argumentatifs selon le

type d’information que l’on veut communiquer. Mieux, les discours révèlent un vaste

champ de branches car les textes qui les supportent, qu’ils soient verbaux ou écrits font

appel à trois acteurs que sont, les producteurs des textes, les transmetteurs et les

récepteurs. Les discours peuvent pour ainsi dire être classifiés en fonction de leur

thématique, de leur diffusion (l’importance du lieu), de leur champ discursif (champ

d’activité), des acteurs du discours, des actants7, etc. Christian Le Bart distingue une

infinité de types de discours. Pour lui, le discours peut être défini selon les groupes

sociaux acteurs des discussions. Il existe en droit le langage juridique du droit pénal, du

droit commercial, du droit maritime, etc. ; en drumologie, le langage des tambours et

des gestes ; en mathématique, le langage des chiffres ; en géographie les langages de la

faune, de la flore, de l’écosystème ; dans l’armée le langage militaire ; dans la griotique,

le langage des chants et des gestes, en politique, le langage politique qui s’adapte à

toutes les situations en cause, etc. En définitive, il faut retenir que les discours n’ont de

sens et n’ont cours que dans les divers champs discursifs qui les portent sous forme de

« localité sociale » (Le Bart, 1998, p.28).

En nous référant à tout ce qui vient d’être dit, que recouvre donc le discours

politique qui fait objet de notre recherche ?

1.2 Le discours politique

« La politique est un de ces objets qui de longue date se sont imposés aux sciences sociales. Qu’elle soit entendue comme science, comme technique ou comme art de gouverner, qu’elle le soit comme pratique – c’est-à-dire exercice du pouvoir ou affirmation de souveraineté, lutte entre agents individuels ou collectifs qui briguent telle ou telle position de pouvoir, qui s’opposent ou s’associent pour faire advenir leur ordre du monde, la politique en tant qu’activité sociale spécifique a été l’objet privilégié d’études et d’analyses dès l’émergence des sciences sociales »(Bourdieu, 2000, p.7).

6 Nous faisons référence aux métamorphoses, à la personnification, aux mutations et transformations que subis le discours vis à vis de on environnement. 7 Cours de Linguistique générale en année de propédeutique au Centre Universitaire de Bouaké (1993). Le concept actant est polysémique car, il recouvre l’être ou l’objet qui accomplit l’action exprimée par le verbe en même temps qu’il peut définir le personnage d’une œuvre narrative en tenant compte de la fonction que celui-ci occupe dans le système du récit (sujet, objet, destinataire, destinateur, opposant, adjuvant).

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Pour s’extérioriser et se déployer, cette science prend appuie sur la structure

langagière dans toute sa diversité expressive qui recouvre la labellisation de discours

politique.

Le discours politique correspond à une activité de locution spécifique, avec ses

canons tactiques d’énonciation qui déterminent un archétype de sujet. Il vient à nous

sous la forme de stratégie et de genre8. Cette forme de discours fait systématiquement

appel à un type précis de propos, de langage et de concepts pour s’adresser aux

populations et répondre à leurs attentes. Il part de la réalité, du concret se rapportant au

vécu des populations pour devenir porteur de solution, d’un espoir certain. Cette

méthode rhétorique utilise les concepts en fonction du cadre politico-social dans lequel

elle s’inscrit. Ainsi, le discours relatif à la crise économique dans les cités voit les

hommes politiques surfer sur les chiffres, la croissance, la monnaie… quand il sera

question de la sécurité et de la défense, nous entendrons parler d’armes, de stratégie

d’attaque et de défense… l’éducation évoquera le principe du ratio enseignés-

enseignant, des examens du CEPE, de BEPC et du BAC, de la scolarisation des filles…

Pour réussir l’analyse du discours politique, il faut le faire à travers les cannons

des sciences politiques et ceux de la philosophie politique. Respectivement celles-ci

étudient : l’action politique vis-à-vis de ses finalités, ses effets et ses mécanismes ; la

pensée politique et ses composantes. Ce travail d’analyse a pour objet les discours qui

permettent la réalisation d’une rationalité politique tout comme la normalisation des

faits politiques. Pour Le Bart, le discours politique implique quatre présupposés : « 1) la

réalité sociale est transparente; 2) l’autorité politique est légitime; 3) elle maîtrise les

phénomènes sociaux; 4) l’addition des citoyens forme une communauté » (La Bart,

1998, p.70).

La réflexion sur le discours politique a été au départ une œuvre de la

sociolinguistique portée par Pierre Bourdieu et Philippe Fritsch. Par la suite sont

intervenus certains politologues dont Christian Le Bart. Ces deux groupes ont eu pour

activité de recherches, une ferme volonté de conduire l’orientation des discours

8Interviews, dialogues, conférences, déclarations… sont des genres qui possèdent aussi des traits du modèle propagandiste puisqu’ils sont relayés par les médias et leur effet réel sur la vie sociale est minimal. Comme l’orateur vante les mérites ou critique les défauts en soulignant des événements, les Déclarations et les Interviews sont un genre épidictique. Ce sont aussi des genres institués puisque les acteurs y occupent des rôles préétablis stables : d’un côté les présidents élus et les candidats vaincus, de l’autre les électeurs qui ont voté pour ou contre.

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relativement aux émetteurs appartenant à une entité sociale dite « communauté

linguistique ». Celle-ci est caractérisée par les normes culturelles, linguistiques,

historiques, géographiques, religieuses, politiques, économiques, etc. Tout ceci se

rapporte à la maîtrise des faits sociaux et de la réunion des humains en une

communauté. Ainsi les valeurs et attitudes de la communauté transparaissent dans le

propos de ses membres. De ce fait, il faut admettre que le discours politique est sous

l’influence du groupe social singulier, dont les membres pratiquent des activités

communes, sur la base de buts et intérêts communs. Il (le discours politique) est la

réalité sociale qui engendre et développe des activités, des rapports grâce au langage.

Or, la politique influe sur tous les citoyens d’une cité car, « Tous les citoyens peuvent

s’exprimer, sont politiques les problèmes qui concernent tout le monde, l’argumentation

doit se fonder sur la Raison » (Le Bart, 1998, p.13). En politique, le discours s’est

transformé en un mode de normalisation sociale quotidien qui permet aux hommes de

communiquer entre eux en cité.

Pour être bien perçu, le discours politique nécessite un

« contenu (est politique un discours qui fait référence aux problèmes de gouvernement d’une société, ou bien qui se donne comme politique), les modes de diffusion (est politique un discours obéissant à certaines règles de publicité), ou encore les effets (électoraux par exemple) »(Le Bart, 1998, p.6).

C’est pour quoi, « prétendre analyser le discours politique, cela ne signifie pas

(ou pas prioritairement) délimiter les frontières d’un objet. C’est avant tout proposer un

angle d’attaque (et suggérer des paradigmes) pour observer n’importe quel objet

politique »(Le Bart, 1998, p.7). Ainsi, l’on peut apprécier le discours politique sous trois

angles que sont sa production, son contenu et ses effets sociaux. La conception et sa

transmission ont lieu à la fois dans l’espace privé9 tout comme dans l’espace public10.

Quelque soient l’espace d’expression et le genre11, le discours politique peut prendre

trois formes : « le modèle dialogique (hérité des Lumières), le modèle propagandiste, et

le modèle marketing qui imprégnait le débat politique d’aujourd’hui »(Le Bart, 1998,

p.17).

9 Discours prononcés devant un nombre de personnes spéciales et circonscrites. 10 Discours prononcés devant des populations sans tri et qui invite tout le monde comme audimat. 11 Les genres sont des parties des types de discours. Le type de discours politique, par exemple, est fait de genres comme : les interviews, les déclarations, le débat télévisé, le tract, les programmes électoraux, etc.

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Le discours politique pour être perçu, su, accepté et compris décide de faire

appel aux média. Il use alors de la propagande, du marketing, de la publicité à travers

les journaux, la télévision, les radios et toutes les autres formes de médias. En d’autres

termes, il s’agit des écrits, de l’audio et du visuel.

Quels effets cette arrivée, cet emprunt des moyens spécifiques aux médias à-t-il sur la

production du discours en politique ? Quel est le poids de la médiatisation sur le

discours politique ? La médiatisation permet-elle au discours politique de garder sa

forme pour ne pas être galvaudé ?

2. Aux origines de la tourmente : les sophistes, Machiavel et Hannah Arendt

En appréciant les inflexions que subit le discours politique, tout porte à croire

que ce sont des activités nouvelles, eu égard aux moyens mis en œuvre. Mais un recours

aux techniques préconisées par les sophistes, Machiavel et Hannah Arendt nous indique

que, nous faisons seulement face à un nouveau montage.

Tout d’abord, Socrate affirme que la rhétorique est l'art des discours. Toute sa

vision sur la rhétorique est du fait que la rhétorique apporte de la persuasion, et non pas

une conviction rationnelle étayée par des preuves logiques et cohérentes, contrairement

à la philosophie telle qu’il l'envisage.

Pour lui la rhétorique est une pratique sans valeur car elle n'apporte pas la vérité

avec son langage (les rhéteurs prétendaient pouvoir soutenir une thèse et son contraire

avec la même intensité). En outre, la rhétorique est dangereuse car elle manipule

l'opinion d'une personne ou d'une foule et s'en sert à sa guise - parfois même à mauvais

escient comme le reconnaîtra plus tard Gorgias.

Le rhéteur est libre et grâce à la puissance de persuasion de sa parole, il dicte les

décisions de la cité. Il devient un tyran, il fait ce qu'il veut. Il résout tout par la force du

discours. Ainsi, la manipulation permet de remplacer la vérité dans cet art de “bien

parler” par la beauté. Mais, par cela nous assistons à une tromperie : le récepteur est

induit en erreur. Platon (Phèdre, 260a) a souligné “qu’il n’est pas nécessaire au futur

orateur d’avoir appris ce qui est véritablement juste, mais ce qui paraît tel à la foule

chargée de décider ; non ce qui est réellement beau et bon, mais ce qui semble tel. C’est

en effet la vraisemblance et non la vérité qui peut persuader”. Dans ce cadre, ceux qui

sont manipulés ne savent pas que les instruments, les techniques ou les mécanismes

d’ordre rationnel ou d’ordre discursif qui sont utilisés pour les influencer sont erronés,

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ne respectent pas les règles de la rationalité ou de la discursivité. Le discours n’est pas

seulement une mise en scène d’une forme expressive du langage. Il est également une

construction rationnelle. Deux conditions doivent être remplies : une condition

d’adéquation matérielle (les prémisses doivent être vraies) et une condition

d’adéquation formelle (le schéma de raisonnement doit être valide). Par conséquent,

nous pouvons influencer un individu en présentant des raisonnements ou des

argumentations qui sont corrects en apparence (et le récepteur les considère comme tels)

mais qui ne sont pas corrects en réalité. Nous sommes, donc, devant une situation de

manipulation par des moyens d’ordre rationnel. Cela est très bien traduit par

Machiavel : « Il faut ou gagner les hommes, ou se défaire d’eux : ils peuvent se venger

des offenses légères, mais non des offenses graves. Ainsi l’offense faite à un homme

doit être telle, que le Prince n’ait pas à redouter de vengeance (Machiavel, 1683, Chap.

III, p. 13)». Pour montrer que cette façon de manipuler le peuple n’est pas nouvelle, et

que le mensonge est tout aussi vieux que le monde, Hannah Arendt dit qu’ « Aux

nombreuses formes de l’art de mentir élaborées dans le passé, il nous faut désormais

ajouter (…) cette forme apparemment anodine qu’utilisent les responsables des relations

publiques dans l’administration (Hannah, Arendt, 1972, p. 81) ».

3. Le poids des médias dans le discours politique

La société moderne permet une poussée excessive de la médiatisation en tant que

moyen par excellence de communication. Ainsi, la politique qui a besoin de faire une

large diffusion de ses activités en allant vers les médias se doit soumettre, accepter et

emprunter leur mode d’action. Désormais, ce sont les médias qui forgent, contrôlent et

forment l’opinion publique pour la légitimation politique. Dès lors le discours politique

devient ce que veulent les médias : il est un marketing, une activité de publicité.

3.1 La transformation du discours politique en marketing politique

Le marketing politique est une réorientation de la communication politique. Il

promeut un produit, un dirigeant, un projet politique dans la vision des procédés du

marketing commercial. Désormais, en politique l’on fait du démarchage, ventile des

prospectus, use des campagnes publicitaires dans les médias. Ce nouveau procédé

transcende l’ancienne formule de débats publics et de meetings. C’est pour ainsi dire

une nouvelle stratégie de communication. Celle-ci permet d’aller conquérir l’opinion

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publique à travers des messages et des thèmes qui sont liés aux intérêts des citoyens.

Elle s’attèle à entretenir une forme d’image positive ou négative selon qu’elle soit faite

pour présenter son ‘’produit’’ ou pour combattre un produit adverse.

Cette manière de communiquer est entrée en politique réellement à partir de

1952. A cette date, pour la première fois en politique un candidat, Eisenhower fait appel

aux techniques de marketing commercial pour séduire les électeurs. Avec lui, les

professionnels de la publicité et des relations publiques font leur entrée en politique.

Comme supports, ils utilisent la télévision sous forme de ‘’média principal’’, ils

élaborent un ‘’thème unique’’ et un ‘’slogan’’ (‘’I like it’’). L’image recouvre

désormais une importance dans le discours politique. Du contenu du discours aux

transmetteurs12, en passant par la posture et l’accoutrement du locuteur, tout est

réfléchit, organisé, planifié. Nous entrons dans l’ère de la mise en scène de la politique.

Avec la sur-médiatisation, le marketing a désormais transformé la politique en un

gigantesque show public. Les citoyens sont devenus un marché à conquérir par toutes

formes de méthodes de communication, de séduction allant des plus douces au plus

agressives. Les antagonismes idéologiques ont cédé la place aux conflits des

apparences. Aux ‘’guerres’’ des idéologies et de l’ethos ont succédé celles des

représentations sur mesure, des images et des discours commerciaux. La tribune du

logos et de l’ethos s’est pour ainsi dire éclipsée. Le peuple se laisse séduire par un

sourire, des actions sociales et aimables énoncées. Par la suite alors, l’on peut

commencer à expliquer ou à présenter quelque chose. Cette activité de galanterie, «

Cette esthétique se caractérise par la liberté des formes, le mélange des genres, un ton

enjoué. La valeur qui y domine est d’avoir de l’esprit; le principe directeur en est

l’adéquation aux destinataires» (Amossy, 199, p.182).

En s’attaquant à l’aspect émotionnel, à l’éthos de l’émetteur du discours ou

encore au pathos des masses et non pas aux faits et idéologies, le marketing politique

devient l’idéale porte d’entrée de la manipulation politique. Il a ainsi évolué en

propagande parce qu’il a modifié le monde concret. Il contamine par son système

envoutant qui oblige à croire en une cause et à s’attaquer à son contraire et tout ce qui

le symbolise. Il est une vraie activité psychologique qui hypnotise et contrôle le

12 Médias et émetteur du discours.

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cerveau. ‘’Il ne suffit plus de faire croire que, il faut croire en’’ quelque chose ou en

quelqu’un.

Le spectaculaire a absorbé le doctrinaire. Nous voilà bien en face de politique spectacle

entre le marché et la manipulation. Dans cette nouvelle approche, l’homme politique est

devenu un produit dont les consommateurs potentiels sont les citoyens. Cette posture

incite à attirer les faveurs des masses vers un candidat (produit), un programme, un parti

politique, un leader.

Avec l’habileté du storytelling13, maitrisé par le spin doctor14, la communication

politique, utilise le pouvoir de la presse, le message par l'Internet15, les relations

publiques16, le lobbying17, la publicité … pour construire ou renforcer la réputation

d’une organisation politique ou d’un leader de sorte à développer voit polir son image.

Cette acclimatation de la politique aux normes commerciales hors des valeurs et des

pensées entraine la déroute de la réalité politique. Désormais, le discours politique et ses

représentations cherchent à correspondre aux espérances des masses peu importe sa

valeur de vérité. Voilà l’entrée en scènes des « effets théâtraux, les actions qui peuvent

choquer, la domination dans les médias et la publicité très spectaculaire» (Bielinis,

2003, 118). Ces démarches d’ensorcèlement18 à l’aide des technologies de

communication moderne visent la manipulation des émotions de l’opinion, parce que se

sont ces dernières qui décident et opèrent les choix car ce à quoi l’on croit est plus

important que ce qui est vrai.

3.2 Envahissement du discours politique par la publicité

En obligeant l’espace politique à abandonner son langage et son mode de

raisonnement souvent complexes, les médias le transbahutent dans une argumentation

13 Conter les faits ou storytelling est l'application des méthodes de discours dans la technique de communication pour conforter l'adhésion du public à un discours. 14 Un « spin doctor » est un conseiller en communication et marketing politique. Ce terme recouvre une connotation négative à cause de la non-conformité des actions du spin doctor avec la morale et l’éthique. 15 Il s’agit de l’usage des portraits, agendas, discours, communiqués, appel aux dons, chiffres, témoignages et soutiens, téléchargements, blog… 16 Les relations publiques sont un ensemble de méthodes et de techniques utilisées par des groupements d'intérêts, pour informer le public de leurs réalisations, promouvoir leur image de marque. 17 Un lobby est une structure organisée pour représenter et défendre les intérêts d'un groupe donné en exerçant des pressions sur des personnes ou institutions qui ont la capacité d’influencer un pouvoir ou qui le détiennent. 18 Ici par ensorcèlement, nous voulons parler de séduction captivante comme celle de la religion que Marx présente comme ‘’opium du peuple’’.

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associative et non plus hypothético-déductive19. Cette ‘’éclipse’’ du logos est la voie

ouverte au pathos. A partir de ce moment, le jeu politique étant devenu plus médiatique,

il faut faire court et simple pour se faire comprendre très rapidement. Cette capacité est

propre à la publicité. Or, dans le nouvel environnement, le résultat du discours politique

est nécessairement le fait des tactiques et des capacités à convaincre. La technique des

images expressives, des phrases concises, typiques, succinctes et simples permettra

d’atteindre la règle ‘’des 4 C’’ (clair, court, cohérent, crédible), empruntée à la publicité

qui fait son irruption dans le discours politique. Cette invasion de l’espace politique par

la publicité est si manifeste que, l’on constate une mise en péril du logos20, quand le

muthos21 connait une promotion.

Désormais, tout discours politique se bâti suivant les normes de la publicité. En

politique tout comme dans l’activité classique publicitaire, chaque action vise à

convaincre et à conquérir l’espace public. Ainsi, pour arriver à séduire, la politique suit

le même procédé que la publicité : plaire, convaincre et apparaître comme le meilleur,

savoir gérer le temps et les capacités des médias. La séduction est avant tout une activité

qui permet de vendre un produit, une image. Elle associe le discours politique qui

postule la sincérité et le discours publicitaire qui inspire un désir. Les deux types

œuvrent à convaincre un public, qui peut les ignorer ou les désavouer, tout comme ne

pas les accepter facilement.

La rhétorique politico - publicitaire s’avère être antinomique des principes

politiques concepteurs. Actuellement, tout bon discours politique semble découler

principalement de l’image publicitaire du locuteur. En somme, la publicité oblige la

politique à aller à une esthétisation plus accrue avec l’évolution expressive des médias.

Nous vivons une forme de banalisation de la politique en la ‘’faveur’’ du poids et du

raisonnement de la publicité qui a envahit l’espace politique actuel. L’espace politique

est devenu le ‘’théâtre’’ de la publicité écrit la « pièce », fait le choix des « acteurs » et

procède à la mise en scène du « spectacle ». C’est comme le dit Coulomb-Gully,

« La démocratie mise en scènes. […] ainsi un récit politique qui se déroule selon la logique d’une scène ou d’un feuilleton télévisé ayant pour acteurs les hommes politiques, chaque jour apportant son lot d’informations reprises par le journal télévisé [...] Chacun ayant dans ce récit un rôle type (héros, faux héros,

19 C’est un terme utilisé par J.-M. Cotteret dans « Gouverner c'est paraître » publié en 1991. 20 C’est une approche argumentative et vérifiable chez les grecs. 21 Images, discours narratif non vérifiable que l’activité publicitaire a développés.

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traitre, etc.…) correspondant à ce qu’on attend dans une narration et des attributs permettant de les identifier et de les distinguer les uns des autres » (Coulomb, 2001, p. 20).

La personnalité du discours politique et même celle de la politique tout court est

contestée et très souvent refusée. La politique a été corrompue de sorte que

« Le discours politique n’a pas bonne réputation. Stigmatisé aussi bien pour ses lourdeurs formelles que pour son caractère mensonger (il suffit de penser à la fortune de l’expression « langue de bois »), il semble aujourd’hui condamné au mépris, sinon à l’insignifiance (Le Bart, 1998, p.3)»

surement à cause des interférences des médias.

CONCLUSION

Si cinquante ans plutôt la marque de la société était l’idéologisation, de nos

jours, nous assistons à la une activité inverse, celle de la désidéologisation. Les places

des valeurs sociales et morales sont désormais occupées par les valeurs matérialistes et

démagogiques. Ce changement loin de signifier une évolution est plutôt l’expression

d’une faillite. Car, la politique dramaturgique phagocytée par les médias qui interfèrent

dans le ‘’théâtre politique’’22 et qui intercepte l’imaginaire du public convoque une

nouvelle identité par les effets scéniques. Cette double dimension médiatique et

théâtrale de la politique, par le canal de la rhétorique des technologies de l’information

et de la communication, ne fait jamais que renvoyer à la perte des normes traditionnelles

qui caractérisent cette activité pour la nier, la rendre dépendante et nous faire oublier la

spécificité de sa fonction. Au-delà d’une tourmente du discours politique par ricochet la

politique elle-même, nous assistons à une martyrisassion de la société contemporaine

toute entière.

Bibliographie

1. AMOSSY, Ruth, 1999, Image de soi dans le discours. La construction de l’ethos. DELACHAUX et Niestlé, Lausanne-Paris.

2. La sainte Bible, 1990, version Louis Segond. 3. BIELINIS, Lauras, 2003, Anatomie des élections présidentielles, Fayard, Paris. 4. BOURDIEU, Pierre, 2000, Propos sur le champ politique, Presse Universitaire,

Lyon. 5. CHARAUDEAU, Patrick, 2005, Le discours politique. Les masques du pouvoir,

Vuibert, Paris.

22 Ici, il s’agit moins de l’espace de déroulement de l’activité politique plus que l’activité véritablement théâtrale qui fait appel à la rédaction de la « pièce », au choix des « acteurs », à la mise en scène et la scénographie du « spectacle ». La scénographie est un moyen qui permet d’accroitre la force de persuasion du discours politique.

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6. CHARAUDEAU Patrick et MAINGUENEAU Dominique, 2002, Dictionnaire d’analyse du discours, Seuil, Paris.

7. COULOMB-GULLY, Marlène, 2001, La démocratie mise en scènes. Télévisions et élections, CNRS Editions, Paris.

8. COTTERET, Jean-Marie, 1991, « Gouverner c'est paraître », PUF, Paris. 9. FOUCAULT, Michel, 1969, Archéologie du savoir, Gallimard, Paris. 10. GREIMAS, Algirdas-Julien, 1986, Comment définir les indéfinis ?, PUF, Paris. 11. ARENDT Hannah, 1972, Du Mensonge à la violence, Guy Roland, Calmann-

Lévy, Paris. 12. LE BART, Christian, 1998, Le Discours politique, PUF, Paris. 13. Le Petit Robert, 2008, Paris. 14. MACHIAVEL, Nicolas, 1960, Le Prince, trad. Abraham-Nicolas Amelot de la

HOUSSAIE, Ed. Garnier Frères, Paris. 15. NEVEU, Franck, 2004, Dictionnaire des Sciences du langage, Armand Colin,

Paris.

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LA CONDAMNATION A MORT DE SOCRATE : UNE CONSEQUENCE DE LA NON-OBSERVANCE DES PRINCIPES GORGIASSIENS DE LA RHETORIQUE

YÉO Kolotioloma Nicolas

Université Alassane OUATTARA de Bouaké /Côte d’Ivoire [email protected]

Résumé

Lorsque le piètre et révoltant discours défensif que Socrate prononce lors de son procès est évoqué, c’est juste pour dire qu’il fut médiocre, hors sujet ou non convaincant. C’est rarement qu’il est évoqué comme l’une des raisons essentielles de la perte de sa vie. Pourtant, au regard des principes gorgiassiens de la rhétorique, ce discours de Socrate laisse grandement à désirer et apparaît comme la raison essentielle pour laquelle il a trépassé.

Mots-clés : mort, politique, procès, psychologie, respect, rhétorique, suicide.

Abstract When the wretched ant revolting defensive speech that Socrates pronounces during his trial is evoked, it’s just to say that he was mediocre, irrelevant or unconvincing. It’s rarely that he is mentioned as one of the essentials reasons of the loss of his life. However, taking into consideration the gorgiassians principles of rhetoric, this speech of Socrate largely leaves something to be desired and appears as the essential reason for witch he passed away.

Keywords: death, policy, lawsuit, psychology, respect, rhetoric, suicide.

INTRODUCTION

Les courantes idées-forces de l’explication de la mort de Socrate vont de la thèse

de l’intolérance religieuse dont a fait preuve la cité athénienne à celle du suicide, en

passant par l’idée que la disparition de ce philosophe est la conséquence d’un procès

politique. S’agissant la première raison évoquée, c’est-à-dire celle de l’explication de la

disparition de Socrate par l’idée d’intolérance religieuse des Athéniens, elle a fait l’objet

d’une analyse critique de penseurs tels que d’A. E. Taylor et de R. Allen (2013, p. 279)

qui ont abouti à des résultats auxquels nous adhérons. Ceux-ci ont montré que la mort

de Socrate ne saurait être la conséquence d’une quelconque intolérance religieuse.23 Il

nous reste donc à analyser les deux autres thèses explicatives de sa disparition. L’une

articule l’idée nietzschéenne selon laquelle Socrate se serait suicidé. D’après F.

Nietzsche (1974, p. 25), las de vivre, Socrate se serait donné volontairement la mort

23 Alfred Edward Taylor et de Reginald Allen ont précisé à juste titre que Socrate n’avait pas été accusé d’athéisme mais de pratique religieuse non conforme aux lois d’Athènes. Cela suppose qu’il n’a pas été condamné fondamentalement pour des raisons religieuses. C’est pourquoi, il ne devrait donc être assimilé à Anaxagore ou à Protagoras touchés par des procès d’impiété.

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pour échapper aux avatars de la vie qui l’accablaient. Il « en avait assez » de vivre.

L’autre, celle selon laquelle Socrate a été injustement condamné à mort pour des motifs

politiques par un tribunal corrompu, est repérable chez plusieurs penseurs tels que F.

Lenoir, C. Mossé, A. Gottlieb, C. Morana et É. Oudin. Elle montre que Socrate serait

une victime sociopolitique, « victime de la foule ignorante, (…) victime du totalitarisme

de la cité » (C. Mossé, 1996, p. 143). En considérant ces deux dernières thèses, la

tentation est souvent grande de rejeter dans l’ombre le piètre et révoltant discours

défensif de Socrate qui, au regard des principes rhétoriques de Gorgias, n’explique pas

moins sa condamnation à mort.

Mais, doit-on, dans l’analyse des raisons de sa mort, ignorer le fait que Socrate a

tenu, devant ses juges, un piètre et révoltant discours ? Quelle est donc la véritable

raison pour laquelle Socrate est passé de vie à trépas ? Telle est la question centrale de

la présente contribution. En quoi peut-on considérer que la mort de Socrate n’est pas,

stricto sensu, un suicide, comme le soutient F. Nietzsche ? Dans quelle mesure, en

outre, n’est-elle pas forcément la conséquence d’un injuste procès politique ? N’est-elle

pas, à bien y penser, la conséquence de son piètre et révoltant discours ayant fait fi des

principes gorgiassiens de la rhétorique ? Telles sont les questions secondaires qui sous-

tendent la réflexion.

L’intention fondatrice ici est de montrer que la mort de Socrate n’est, à

proprement parler, ni un suicide, ni la conséquence d’un injuste procès politique ; elle

est, au fond, la conséquence fâcheuse de son médiocre et révoltant discours défensif

défiant les principes gorgiassiens de la rhétorique. Ainsi, étant entendu qu’il est

question, pour nous, de souligner ce qui apparaît comme la vraie raison de la mort de

Socrate, il nous apparaît nécessaire de rappeler, dans une approche critique, les

principales thèses explicatives de sa disparition qui doivent être relativisées ou réfutées,

avant d’évoquer celle qui mérite d’être retenue. Pour ce faire, nous montrerons,

premièrement, que la mort de Socrate n’est pas forcément la conséquence d’un suicide.

Deuxièmement, nous montrerons qu’elle n’est pas non plus le simple fait d’un injuste

procès politique. Et, troisièmement, nous soutiendrons qu’elle est la résultante du piètre

et révoltant discours défensif de Socrate, eu égard aux principes rhétoriques de Gorgias.

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1. Les limites de la thèse nietzschéenne du suicide de Socrate

S’il est vrai, ainsi que le rappelle L. Strauss (2007, p. 91), qu’il convient de

garder à « l’esprit le fait que Socrate a exercé une fascination incessante sur

Nietzsche », le conduisant souvent à le décrire dans La Naissance de la tragédie comme

le prototype du rationalisme et de l’optimisme, cela ne doit pas faire oublier les critiques

que ce philosophe à coups de marteau a adressées à Socrate dans le Crépuscule des

idoles et dans Le gai savoir. En effet, dans ces deux ouvrages, F. Nietzsche blâme

Socrate en montrant que sa mort serait un suicide. Il pense que Socrate se serait

délibérément ôté la vie. Voici comment F. Nietzsche (1974, p. 33-34) proclame cette

idée : « Socrate voulait la mort : ce n’est pas Athènes, c’est lui-même qui s’est tendu la

coupe de ciguë, il a forcé Athènes à la lui tendre ». Il en découle que, dans

l’entendement de F. Nietzsche, Socrate était résolu à aller volontiers à la mort. C’est

pourquoi, incitant les Athéniens à le condamner à mort, il s’est lui-même saisi de la

coupe de ciguë, breuvage mortel exécutoire de la sentence de son procès, pour attenter à

sa propre vie.

F. Nietzsche fonde son idée de suicide de Socrate sur trois points fondamentaux.

Le premier est la baisse prononcée de l’activité physiologique du maître de Platon, due

à son âge relativement avancé, au moment de son procès. Il était « déjà âgé de 70 ans »

(M. Canto-Sperber, 2001, p. 66) lorsqu’il fut assigné en justice. En tant que tel, sa

vitalité physique, en comparaison à celle qu’il possédait dans la fleur de l’âge, était

considérablement réduite. F. Nietzsche (1974, p. 25-26) va jusqu’à parler de

dégénérescence physique de Socrate et, pour en rendre compte, il commence par le

classer dans la catégorie des « plus grands sages de tous les temps » qu’il nous invite à

découvrir en ces termes : « Ces plus grands sages de tous les temps, il faudrait les voir

de près ! Peut-être n’étaient-ils plus, ni les uns ni les autres, très fermes sur leurs

jambes ? Peut-être d’un type tardif ? Vacillants ? Décadents ? ». Il en résulte qu’à

l’instar des plus grands sages, Socrate était devenu fragile et peu stable ; il chancelait.

Physiquement diminué, il manquait d’énergie. En somme, selon F. Nietzsche, le corps

de Socrate, au moment de son procès, offrait déjà les signes d’un déclin ou d’une

décadence.

Le deuxième point qui, dans la pensée nietzschéenne, apparaît comme assez

déterminant dans la décision de Socrate d’attenter à sa vie, c’est son appartenance à

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l’une des couches sociales les plus modestes d’Athènes. Comme le souligne F. Lenoir

(2007, p. 49) « Socrate n’est pas un prince ». Comparativement à Platon, rien dans la

généalogie de Socrate ne lui confère une noble naissance. Selon F. Nietzsche, (1974, p.

27) « par sa naissance, [Socrate] appartenait à la couche la plus basse de la plèbe :

Socrate était peuple ». Cette affirmation, dans la mesure où Phénraète, la mère de

Socrate était une accoucheuse, c’est-à-dire une sage-femme (Platon, 2011, 149a), et que

son père Sophronisque était un sculpteur, peut paraître excessive ; car, il est possible de

soutenir qu’une sage-femme et un sculpteur « qui vit bien de son art » (F. Lenoir, 2007,

p. 49) ne sont pas forcément des démunis. Cependant, l’on peut bien le constater,

Socrate n’était pas un aristocrate à qui la noblesse de la naissance avait réservé un

héritage pour assurer son existence. Qui plus est, à l’exception de ces conversations

quotidiennes avec les Athéniens, en général, Socrate n’effectuait pas un autre travail

pouvant lui permettre de gagner sa vie. Il n’était donc pas à l’abri de la nécessité. Cela

est d’autant plus vérifié que Socrate affirme devant ses juges ne pas posséder d’argent

(Platon, 2011, 38b).

Quant au troisième point qui, dans l’entendement de Nietzsche, peut être

interprété comme l’un des éléments ayant incité Socrate à attenter à sa vie, c’est sa

laideur. F. Nietzsche (1974, p. 27) se plait à rappeler que Socrate était particulièrement

laid. Il écrit : « On sait, on peut même voir combien il était laid », affirme-t-il

précisément. Or, chez les Grecs, « la laideur (…) est déjà en soi une objection, (…)

presque un motif de refus. (…) Bien souvent, la laideur est l’expression d’un métissage.

(…) Dans d’autres cas, elle témoigne d’une évolution déclinante » (Ibidem). Autrement

dit, Socrate était laid, et en tant que tel, il ne possédait pas de réelles chances de

s’intégrer aisément à la société.

Ces éléments sus-indiqués que développe F. Nietzsche, à savoir la sénilité, la

pauvreté et la laideur de Socrate ont, dans son entendement, conduit ce philosophe à

développer un profond sentiment de haine à l’égard de la vie. F. Nietzsche en veut pour

preuve les dernières paroles qu’il prononce dans le Phédon : « Criton, nous devons un

coq à Esculape. Payez cette dette, ne soyez pas négligents » (Platon, 2011, 118a). Ces

dernières paroles de Socrate que F. Nietzsche (1987, p. 241) juge « ridicules et terribles

signifient pour celui qui a des oreilles : "oh Criton, la vie est une maladie !" ». Nietzsche

(Ibidem) a ainsi montré que « Socrate a souffert de la vie, et il s’en est vengé » en se

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faisant condamner à la peine capitale. Après avoir obtenu cette lourde peine, il a absorbé

sereinement la ciguë sans remords ni tristesse, se suicidant ainsi sans autre forme de

procès. Tel est l’argumentaire développé par Nietzsche pour montrer que Socrate s’est

suicidé.

Pourtant, à l’examen, l’on se rend à l’évidence qu’être pauvre, âgé ou laid

n’incite pas forcément au suicide. Des personnes du troisième âge, pauvres et laides

vivent sans aucune intention de mettre fin à leurs jours. En sus, se soumettre à une

condamnation à mort ou afficher une attitude de sérénité devant la mort, n’est pas

forcément un suicide. Au-delà de la nécessité du respect inconditionnel des lois de la

cité que traduit la sérénité de Socrate telle que développée dans le Criton24, elle

constitue « le parangon du bien mourir en philosophe » (J.-M. Rohrbasser, 2004, p. 56).

Bien mourir en philosophe, c’est aller à la mort en toute lucidité. C’est refuser l’empire

ou l’emprise de « ce frisson naturel qui s’empare de tout être à l’approche de la mort »

(Ibidem). C’est, tel que l’a réalisé Socrate, marcher « à la mort avec la même tranquillité

que, (…) comme le dernier des débauchés, [qui] quitte le symposium, aux premières

lueurs de l’aurore, pour commencer un nouveau jour » (F. Nietzsche, 1994, p. 112). En

d’autres termes, bien mourir en philosophe, c’est démontrer sa capacité à dompter la

peur et la faiblesse humaine de la mort. L’imminence de la mort considérée comme un

malheur ne devrait pas faire perdre le bon sens.

Socrate, en affrontant la mort, ne se suicide donc pas. Il se positionne, au

contraire, ainsi que le soutient J.-M. Rohrbasser, comme un héros ayant vaincu les

instincts, dépassé l’angoisse et l’appréhension de la mort et transcendé ce sentiment

négatif attaché à la mort. Rohrbasser (2004, p. 57) souligne à ce sujet que, certes

« Socrate [a bu] la ciguë. [Mais], il est bien entendu qu’il ne s’agit pas d’un suicide mais

d’une exécution judiciaire. Le philosophe se trouve ainsi face à la mort, et à travers les

écrits disponibles de l’évènement, offre, pour une postérité intellectuelle qui sera

longue, une figure exemplaire emblématique de l’attitude juste devant la mort ».

Bien comprises, les idées esquissées ici permettent de comprendre que les

arguments développés par Nietzsche, consistant à montrer que la mort de Socrate est la

24 Bien que celle-ci soit suffisamment développée dans le Criton, nous n’avons pas considéré le respect absolu des lois comme une des raisons essentielles de la mort de Socrate, car elle peut être inscrite dans la continuité de la thèse du procès politique. Socrate la développe pour dire qu’il n’a pas le droit de se dérober au verdict du tribunal.

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résultante d’un suicide, ne sont pas tout à fait valides. Socrate ne se suicide pas, il meurt

en philosophe. Ce qui nous amène à rechercher la raison de sa mort dans un autre

registre, en l’occurrence celui du procès politique. Dans ce registre, il est possible de

s’orienter vers la thèse selon laquelle la mort de Socrate peut être perçue comme le

résultat d’un injuste procès politique.

2. L’analyse critique de la thèse du procès politique comme raison de la mort de

Socrate

Une lecture croisée de penseurs tels que F. Lenoir, C. Mossé, A. Gottlieb, C.

Morana et É. Oudin donne à comprendre que la mort de Socrate serait la conséquence

d’un injuste procès politique à l’issue duquel il a accepté de boire la ciguë, nonobstant

l’instrumentalisation des lois. C. Mossé (1996, p. 143) le mentionne sans détours : « Le

procès de Socrate est un procès politique ». Dans le même ordre d’idées, C. Morana et

É. Oudin (2009, p. 35) soutiennent : « Accusé de ne pas croire aux dieux de la cité, d’en

introduire de nouveaux et de corrompre la jeunesse, il [Socrate] est condamné en 399

avant Jésus-Christ par un tribunal corrompu, à la botte des politiques ». Ce qui se joue à

travers ces propos, c’est que la mort de Socrate résulte d’un procès non-équitable, lors

duquel les juges ont, au nom de la politique, fait une interprétation et une application

erronées des principes de droit.

L’un des fondements de cette thèse selon laquelle Socrate est allé au séjour des

morts suite à un procès politique demeure le fait que la vie quotidienne dans l’Athènes

de cette époque est éminemment politique ; et que, de ce point de vue, les chefs

d’accusation de Socrate articulent, en leur essence, un relent politique. En effet, il

ressort des idées des tenants de cette thèse que, lorsque le Grec Aristote (1990, 1252-b)

affirme que « l’homme est par nature un animal politique », cela ne doit pas être

entendu forcément comme une affirmation de la nécessité du vivre en société. Pour

eux, ce propos d’Aristote signifie, dans le contexte de la Grèce antique, que la politique

enveloppe toute la vie sociale de l’individu. En fait, à Athènes, l’individu était

politiquement catégorisé, dès sa naissance, selon qu’il est esclave, métèque, homme ou

femme. Dès l’âge adulte, les Athéniens (hommes) étaient appelés à être des citoyens et

pouvaient, à tout moment de leur existence, occuper des postes de responsabilité dans

les institutions politiques. L’une des conséquences de cette forte coloration politique de

la vie sociale à Athènes est le fait que tout gravitait finalement autour de la politique.

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C’est cela que C. Mossé (1996, p. 132) résume en ces termes : « Dans le monde des

cités grecques au temps de leur apogée, tout est politique, non seulement la littérature et

l’art mais aussi la religion, la philosophie, la réflexion scientifique. La cité est le modèle

de référence à quoi rien n’échappe » ; pas même l’orientation des procès.

Dans la mesure où tout était politique, les tenants de la thèse de la mort de

Socrate comme la conséquence d’un injuste procès politique concluent que la procédure

judiciaire engagée contre Socrate avait inévitablement des motivations et des

implications politiques. Ils perçoivent un arrière-plan politique aux chefs d’accusation

portés contre Socrate. Ils rappellent, à ce sujet, que « corrompre la jeunesse, [comme il a

été reproché à Socrate], c’est compromettre la reproduction de la société civique. C’est

introduire des germes de décadence dans l’ensemble du système ; ne pas honorer les

dieux de la cité, c’est menacer l’ordre établi entre les dieux et les hommes, le partage

que renouvelle la cérémonie du sacrifice à laquelle président les plus hautes autorités de

la cité » (C. Mossé, 1996, p. 132). Il en résulte que les chefs d’accusation de corruption

de la jeunesse, de non-respect et d’invention de dieux étaient, d’abord et avant tout, des

chefs d’accusation politiques. Ce ne sont pas, à vrai dire, ces accusations qui ont retenu

l’attention des juges de Socrate, mais plutôt leurs implications politiques ainsi que les

conséquences qu’ils pouvaient avoir sur la société civique, la stabilité sociale et le

système sociopolitique.

Mais, là où la thèse de la mort de Socrate comme résultat d’un procès politique

apparaît plus imposante et importante, c’est lorsque les accointances de Socrate avec le

gouvernement des Trente sont évoquées. L’idée sous-jacente à cette évocation est que,

si Socrate a été condamné à mort, c’est pour la simple raison qu’il s’est acoquiné au

gouvernement oligarchique des Trente. Il est connu, en effet, que :

« En 404 [avant Jésus-Christ], cinq ans avant le procès, une guerre de vingt-sept ans opposant Athènes à Sparte avait pris fin avec la défaite d’Athènes. La démocratie fut renversée au profit de l’oligarchie désignée plus tard comme la tyrannie des trente (…). Au cours des efforts accomplis pour mériter leur nom, les tyrans mirent à mort un si grand nombre de personnes qu’ils ne purent se maintenir au pouvoir que pendant une année » (A. Gottlieb, 2000, p. 18).

Or, comme le fait remarquer J.-M. Bertrand (2010, p. 53), Socrate avait suivi de plus ou

moins bon gré les Trente ; car, deux de ses anciens disciples « avaient joué un rôle dans

le gouvernement des Trente : Critias, leur chef, s’était montré particulièrement

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sanguinaire ; et Charmide avait été un de ses lieutenants ». Par ailleurs, « Alcibiade

[influencé par Socrate] s’était aussi révélé être un des responsables » (Ibidem). La

démocratie pleinement restaurée en 401avant Jésus-Christ ne pardonna pas de tels liens

à Socrate. Sans l’avouer explicitement, les relations de Socrate avec le gouvernement

des Trente mirent la société athénienne dans une situation inconfortable et son procès

apparut comme l’occasion rêvée pour lui faire payer l’ensemble de ces relations.

En somme, dans l’entendement des tenants de la thèse de la mort de Socrate

comme conséquence d’un procès politique, Socrate aurait trouvé la mort pour des

raisons politiques, à l’issue d’un procès non-équitable, niant les principes élémentaires

du droit. Cette thèse présente pourtant des limites pour deux raisons principales.

D’abord, comme le souligne C. Mossé (1996, p. 143), « Athènes n’était ni la France du

XVIIIe siècle, ni l’Allemagne, la Russie ou l’Iran XXe siècle. Il n’y avait pas

"d’idéologie officielle" à laquelle Socrate eut dû se soumettre, sous peine d’être chassé

ou mis à mort ». C’est dire qu’il n’a jamais été fait mention d’une idéologie politique

officielle, tel que le nazisme en Allemagne, à laquelle Socrate a manqué de se

soumettre. Si tel était le cas, l’on aurait été fondé à parler de procès politique.

En outre, « en 403 [avant Jésus-Christ], une amnistie avait été proclamée à

Athènes [en faveur de ceux qui avaient participé au gouvernement des trente], de sorte

qu’il eut été impossible, même si tout le monde l’avait voulu, d’intenter un procès à

Socrate pour des motifs explicitement politiques » (A. Gottlieb, 2000, p. 19). Dans ces

conditions, il est difficile d’accréditer la thèse du procès politique comme cause de la

mort de Socrate. Si tel était le cas, il y aurait eu au moins seule personne pour évoquer

l’amnistie politique afin que Socrate soit relaxé purement et simplement. Nous sommes

donc d’avis avec A. Castel-Bouchouchi (2013, p. 273) lorsqu’elle soutient qu’il ne faut

pas voir en Socrate la victime toute trouvée des institutions ou des principes

démocratiques. Considérer Socrate comme la victime toute trouvée d’une « foule aussi

ignorante, et prompte à massacrer tous ceux qui, par leur liberté d’esprit, la menacent,

est historiquement faux ou du moins très réducteur ».

Comme l’on s’en aperçoit, à l’instar de la thèse nietzschéenne consistant à faire

admettre que la mort de Socrate est la résultante d’un suicide, cette autre thèse articulant

l’idée que Socrate a trépassé en raison d’un procès politique non-équitable, n’est pas

vraiment convaincante. C’est le lieu d’analyser la thèse qui nous apparaît la plus

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vraisemblable : celle selon laquelle la mort de Socrate tire ses racines de son piètre

plaidoyer défiant les principes gorgiassiens de la rhétorique.

3. Le discours défensif de Socrate ou le mépris des principes gorgiassiens de la

rhétorique

De quelque manière qu’on le prenne, il convient de reconnaître qu’au cours de

son procès, Socrate « prononce les mauvaises paroles aux pires moments » (A. Gottlieb,

2000, p. 18). Précisément, le discours défensif de Socrate, défiant les principes

gorgiassiens de la rhétorique apparaît comme la raison la plus plausible et la plus

vraisemblable de sa mort.

Notons, avant tout propos, que ce n’est pas la première fois que le discours

défensif de Socrate est dénoncé comme un discours singulier et juridiquement

contreproductif. Outre Castel-Bouchouchi, A. Gottlieb (2000, p. 20) a reconnu et

souligné que le discours défensif de Socrate constitue « une prestation lamentable »

n’ayant pas su emporter l’adhésion des juges. « Presque tout ce qu’il avance est soit

hors sujet, soit non convaincant. Par exemple, en ce qui regarde la religion, il se

contente de se moquer de son accusateur. (…) À la charge de corruption de la jeunesse,

Socrate répond de façon compliquée sans emporter notre conviction. (…) Chacun

perçoit la faiblesse d’une telle argumentation ». Cette déclaration de Gottlieb montrer

bien que Socrate a tenu un piètre discours défensif qui offensa les juges, amenant ainsi

les Athéniens à perdre patience à son égard et à le condamner à mort.

Toutefois, il convient d’aller plus loin pour bien appréhender toute la teneur et

toute la place du piètre propos de Socrate dans sa condamnation à mort. En réalité, le

discours de Socrate n’est pas que « hors sujet » ou « non convaincant ». Au regard des

principes rhétoriques de "la logique du triple respect", d’une part, et des éléments

constitutifs d’une rhétorique judiciaire persuasive chez Gorgias, d’autre part, il est

évident que le discours de Socrate n’est pas l’un des mieux élaborés.

S’agissant précisément du principe gorgiassien de "la logique du triple respect",

c’est-à-dire de l’adoption d’une rhétorique judiciaire respectueuse des trois entités que

sont les juges, l’accusateur et les faits mis en cause, le discours défensif de Socrate

laisse grandement à désirer. Il ne respecte ni les accusateurs, ni les juges, encore moins

les faits mis en cause. En effet, outre les expressions désinvoltes ou outrecuidantes,

telles que « Anytos et ses comparses » (Platon, 2011, 17b), « ces gens [sont] vraiment

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incapables de rougir de rien » (Ibidem), « mon adversaire a perdu toute mesure et toute

retenue » (Ibidem), qu’il utilise à l’égard de ses accusateurs, Socrate les attaque

directement, les traitant de calomniateurs et de jaloux, en ces termes :

« Tous ceux qui, poussés par la jalousie, ont eu recours à la calomnie pour vous convaincre, et tous ceux qui, une fois convaincus, en ont convaincu d’autres, ce sont ces gens-là qui m’embarrassent le plus. (…) Si je suis condamné, ce n’est ni Mélétos, ni Anytos, mais la calomnie transmise par beaucoup de gens et leur jalousie » (Platon, 2011, 18b).

Dans la même veine, il ajoute cette autre offense consistant à qualifier ses accusateurs

d’effrontés : « Mes accusateurs, [dit Socrate], qui ont eu l’effronterie d’amasser contre

moi tant de griefs, se sont trouvés impuissants à pousser leur effronterie au point de

produire un témoin qui atteste qu’il m’est arrivé d’exiger ou de solliciter une

rémunération » (Platon, 2011, 31b). Ces propos montrent bien les tendances injurieuses

de Socrate à l’égard de ses accusateurs. Socrate les taxe d’effronterie, de calomnie et de

jalousie.

Des accusateurs aux juges, le ton de Socrate est demeuré inchangé. C’est la

même attitude irrespectueuse qu’il développe. « Plutôt que de lire le brillant discours

que lui a préparé son ami Lysias » (F. Lenoir, 2007, p. 144), ou plutôt que « de plaider,

Socrate raconte des anecdotes et des histoires » (J. Mazel, 1987, p. 407). Pis, il entame

son discours défensif en imposant une singulière ligne de défense aux juges et en tentant

de les instruire sur leur propre devoir. Ses propos suivants en témoignent éloquemment :

« Ce ne sont, par Zeus, des discours élégamment tournés (…), ni même des discours qu’embellissent des expressions et des termes bien choisis que vous allez entendre, mais des choses dites à l’improviste dans les termes qui me viendront à l’esprit. Que nul ne s’attende à ce que je parle autrement (…) La seule chose qu’il vous faut considérer et à laquelle vous devez prêter votre attention, c’est de déterminer si mes allégations sont justes ou non. Telle est en effet la vertu du juge» (Platon, 2011, 17b-c).

À l’analyse, il apparaît clairement que, non satisfait d’imposer aux juges une ligne

défensive singulière en leur demandant de faire fi de la forme de son discours, Socrate

tente de leur enseigner que la vertu d’un juge est de déterminer si les allégations des

différentes parties sont justes ou non. En tenant un tel discours, il semble dire

implicitement aux juges qu’ils sont « trop influençables et trop souvent influencés » (J.

Mazel, 1987, p. 407). Au lieu de cela, ils devraient être plus justes.

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Socrate pousse plus loin l’outrecuidance envers ses juges au point de déclarer

qu’au moment où les premières accusations ont été portées contre lui, ils étaient encore

des enfants ou des adolescents crédules. À ce sujet, voici le propos qu’il adresse à ses

juges : « Il faut ajouter que ces accusateurs […] s’adressaient à vous à cet âge où vous

étiez les plus crédules ˗ certains d’entre vous étaient des enfants ou des adolescents ˗ »

(Platon, 2011, 18c). Considérer les juges qui incarnent une institution comme des

enfants ou des adolescents crédules au moment où se sont déroulés les faits pour

lesquels l’on comparaît devant le tribunal, c’est méconnaître leurs compétences, les

outrager au plus haut point, et manquer de respect aux institutions de la cité.

L’outrage est d’autant plus grand que Socrate leur indique que, si le

renoncement à l’activité philosophique pour laquelle il est incriminé doit être la

condition de son acquittement, il préfère la condamnation, même la condamnation à la

peine capitale. Cela revient à dire que, quelle que soit la peine que les juges lui

infligeront, jusqu’à son dernier souffle, tant qu’il en sera capable, il ne renoncera jamais

à pratiquer ce qui lui est reproché, à savoir la pratique philosophique. Il exprime cela en

ces termes :

« Supposons (…) que (…) vous me disiez : "Socrate, nous (…) allons t’acquitter, mais à cette condition que (…) tu acceptes de ne plus philosopher." Si c’était à ces conditions que je viens de formuler que vous étiez disposés à m’acquitter, je vous répondrais : "Citoyens, (…), j’obéirai au dieu plutôt qu’à vous ; jusqu’à mon dernier souffle et tant que j’en serai capable, je continuerai à philosopher » (Platon, 2011, 29c-d).

Socrate s’est ainsi présenté devant ses juges comme un individu insolent prêt à défier et

à braver les décisions de la cour. Il a nargué, défié et bravé les juges en leur faisant

remarquer qu’il n’était animé d’aucune volonté de reconnaître ou de se soumettre à leur

verdict, si cela était la condition de sa libération.

Pour couronner tout cela, Socrate a mal apprécié les faits qui lui étaient

reprochés, en sous-estimant leur gravité. En fait, lorsqu’il fut invité à fixer une peine de

substitution à la peine de mort que réclamaient ses accusateurs, Socrate a commis

« l’ultime provocation » (F. Lenoir, 2007, p. 149) en demandant à être nourri aux

Prytanées ou, sur recommandation de Platon, Criton, Critobule et Appolodore, à payer

une amende de trente mines, dont il ne garantissait d’ailleurs pas le paiement (Platon,

2011, 38b). Par une telle requête, Socrate a sous-estimé la gravité des faits, en se

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présentant plutôt comme un bienfaiteur pour les Athéniens, au même titre que les

athlètes ayant honoré la cité par leurs victoires aux jeux d’Olympie. Il a traité « par

l’ironie cette partie de la procédure judiciaire » (A. Gottlieb, 2000, p. 29). La

conséquence d’un tel manquement fut fatale : Socrate est reconnu coupable et

condamné au péril suprême.

Déjà, analysé à l’aune de "la logique du triple respect" de Gorgias, il ne fait

l’ombre d’aucun doute, le discours de Socrate pèche en ne respectant ni les accusateurs,

ni les juges, encore moins les faits mis en cause. Mais, il y a plus. À travers son

discours, Socrate a également traité avec mépris les éléments constitutifs d’une

rhétorique judiciaire persuasive, tels qu’élaborés par Gorgias, à savoir la distinction

possibilité-motivation et le recours à l’expertise psychologique. Pour ce qui est de la

distinction possibilité-motivation, démarche de rhétorique gorgiassienne à travers

laquelle l’accusé tente de se disculper grâce à un art combinatoire entre les moyens et

les possibilités d’accomplissement d’un acte, Socrate y est resté indifférent. Présenté

simplement, ce propos revient à dire que, dans son plaidoyer, Socrate ne s’est nullement

soucié de montrer qu’il ne possédait ni les moyens ni la volonté de commettre les fautes

qui lui étaient reprochées. Pourtant, il aurait pu montrer que l’on peut posséder les

moyens de réalisation d’un acte illégal et ne pas s’en servir, ou que l’on peut avoir la

volonté de commettre un acte illégal, mais ne pas en posséder les moyens. Au lieu de

cela, il a passé sous silence, lui, l’homme le plus sage selon la déclaration de la pythie

de Delphe, cette démarche efficace que Gorgias a utilisée dans L’Éloge d’Hélène et

dans La Défense de Palamède pour disculper Hélène et Palamède.

Quant à l’expertise psychologique renvoyant à une analyse de la personnalité, ou

encore, à une enquête de moralité de l’accusé, Socrate y a opposé une fin de non-

recevoir. Il a affirmé, sans ambages, être opposé à l’idée de supplier les juges en versant

des torrents de larmes ou en faisant « monter à la tribune ses jeunes enfants pour attirer

la pitié des juges et encore le reste de ses proches et amis en grand nombre » (Platon,

2011, 34c). Peut-être, n’avait-il pas totalement tort. Il n’est pas logique de pleurer

devant des juges pour les incliner à la pitié, comme si cela suffisait à établir une

innocence. Cependant, il lui était possible de s’appuyer sur son statut de bon père et

d’homme sociable pour donner une bonne image de sa personnalité ; c’est à ce niveau

qu’il pèche. D’une manière plus précise, Socrate aurait dû présenter ses enfants et ses

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amis devant les juges dans l’intention de montrer qu’il n’est pas le mauvais citoyen,

comme veulent le faire croire ses accusateurs. Il possédait des enfants et des amis tels

que Lysias, Platon, Criton, Critobule et Appolodore, non corrompus, loin de tout

soupçon de non-respect des dieux de la cité. S’il le faisait, il lui aurait été loisible de

relever le paradoxe qu’il y a à considérer qu’un homme, comme lui, n’ayant pas pu

corrompre ses enfants et ses amis, reconnus et connus au contraire comme des citoyens

respectables, ait pu corrompre la jeunesse de toute une cité entière. Une telle expertise

psychologique eut été d’une importance capitale dans le procès.

De ce qui précède, il ressort que le discours défensif de Socrate a été piètre, au

regard des principes gorgiassiens de la rhétorique défensive. En réalité, si les Athéniens

votèrent la peine de mort contre Socrate, « avec une majorité plus grande que celle qui

l’avait une première fois reconnu coupable » (A. Gottlieb, 2000, p. 29), c’est pour la

simple et bonne raison qu’ils « avaient hélas perdu patience » (Ibidem) face à un accusé

impertinent, outrecuidant et insolent ayant opté pour ce que Platon (2011, 172c)

désigne, dans le Théétète, comme la stratégie de « l’orateur ridicule ».

CONCLUSION

Les explications et les raisons attribuées à la mort de Socrate sont multiples et

variées. Parmi les plus importantes, l’on retient l’intolérance religieuse de la cité

athénienne, l’attentat de Socrate à sa propre vie et les motivations politiques de sa

condamnation à mort. Mais, quoique défendables, ces raisons possèdent chacune des

limites. À la tentative d’explication de la mort de Socrate par l’intolérance religieuse, E.

Taylor et de R. Allen ont montré, de manière remarquable, que Socrate n’avait pas été

accusé d’athéisme, mais de pratiques religieuses non-conformes aux lois d’Athènes. Sa

condamnation à mort ne résulte donc pas d’une accusation d’impiété comme ce fut le

cas de Protagoras qui a été condamné à l’exil, pour impiété. À la thèse du suicide,

s’opposent les écrits de penseurs tels que J. M. Rohrbasser qui ont montré que la mort

de Socrate n’est pas la conséquence d’un suicide, mais elle est, au contraire, une mort

philosophique. Quant à l’idée que la mort de Socrate est la conséquence d’un procès

politique, elle ne prospère pas non plus. Car à Athènes, il n’existait pas d’idéologie

politique, comme le nazisme en Allemagne, à laquelle Socrate eut dû se soumettre, sous

peine d’être sanctionné. De plus, une amnistie avait été signée à cette époque pour

disculper les responsables du gouvernement des Trente et leurs alliés. Au nom de cela,

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Socrate ne pouvait donc plus être condamné pour des motivations politiques liées à la

politique des Trente.

Toutes ces thèses possédant des limites, nous pensons que la vraie raison de la

mort de Socrate, c’est son piètre et révoltant plaidoyer qui n’a respecté aucun principe

de rhétorique. Socrate, par son discours défensif, a ignoré les principes gorgiassiens de

la rhétorique. Il n’a notamment pas eu d’égards pour les juges, les accusateurs et les

faits mis en cause. Qui plus est, il n’a pas su utiliser à bon escient les principes de la

distinction motivation-possibilité et de l’expertise psychologique. En conséquence,

point n’est besoin de faire porter le poids de la responsabilité de sa mort à une

quelconque personne physique ou morale autre que lui-même. À vrai dire, c’est la piètre

défense l’a qui conduit à sa perte.

Bibliographie

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17. PLATON, 2011, Théétète in Œuvres complètes, trad. Sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion.

18. ROHRBASSER, Jean-Marc, 2004, « Mourir en philosophe », Gérontologie et société, n°108, vol. 1, p. 55-71.

19. STRAUSS Léo, 2007, « Le problème de Socrate », Archives de philosophie, n°2, tome 70, p. 289-306.

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ARTS PLASTIQUES

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LA MÉTAMORPHOSE DU PAYSAGE URBAIN IVOIRIEN

ATTADÉ Faustin Kouakou

Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan

[email protected]

Résumé Après les indépendances, les villes ivoiriennes offrent une mosaïque de fragments urbains

hétéroclites dont l’interprétation est devenue de plus en plus problématique. Chaque partie du

paysage est conçue et réalisée conformément à des enjeux fréquemment illogiques. En fait,

hormis les tissus anciens traditionnels ou coloniaux, les nouvelles constructions en vue d’un

quelconque développement urbain offre un paysage souvent dénigré par les utilisateurs eux-

mêmes et les observateurs parce que dénué des caractéristiques locales. Ce processus est de

nature à détériorer les structures architecturales préexistantes avec un impact sur les formes

d’appropriation des différents paysages. Nous partons du principe que l’histoire de

l’architecture propre à un peuple peut avoir des répercussions directes ou indirectes sur la

façon dont celui-ci exploite l’espace. Une analyse historique permet de clarifier la mutation

spatiale que nous constatons au fil du temps et leur impact sur la détérioration progressive du

paysage souche.

Mots-clés : architecture, développement, mutation, paysage, urbain, ville.

Abstract After independence, the Ivorian towns offer a mosaic of disparate urban fragments whose

interpretation has become increasingly problematic. Each of the landscape is designed and

built according to frequently illogical issues. In fact, apart from the traditional colonial or

antique fabrics, new buildings for any urban development offers a landscape often disparaged

by users themselves and observers because devoid of local characteristics. This process is likely

to damage the existing architectural structures with an impact on the forms of appropriation of

different landscapes. We assume that the history of architecture to own a people can have

direct or indirect repercussions on the way it operates space. A historical analysis helps clarify

the spatial mutation we see over time and their impact on the progressive deterioration of

strain landscape.

Keywords: architecture, development, transfer, landscape, urban, city.

INTRODUCTION

L’explosion urbaine, qui caractérise plusieurs pays africains, se traduit non

seulement par une croissance spectaculaire des métropoles et des grands centres

régionaux mais aussi par l’évolution rapide des petites et moyennes villes depuis une

vingtaine d’années. Si ces transformations montrent une progression soutenue de la

population urbaine, elles donnent lieu à un processus d’urbanisation peu uniforme (C.

Coquery-Vidrovitch, 1990, p. 12). La diversité des situations nationales et l’existence de

traditions urbaines (P. Y. Mambo, 2009, p. 268) propres à chaque pays expliquent

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l’hétérogénéité des contextes urbains. La dite mutation est liée à un taux

d’accroissement naturel élevé et à une forte pression migratoire.

En Côte d’Ivoire, l’armature urbaine montre fréquemment un déséquilibre souvent

lié à des contraintes géographiques. Les mutations qui affectent les paysages à travers le

monde sont les expressions marquantes de l’action humaine sur son milieu (C. Y.

Koffie-Bikpo, 2012, p209).Le processus de peuplement de l’espace se traduit

sociologiquement (C. Coquery-Vidrovitch, 1990, p. 6) par la mobilité. Cela est

synonyme de la conception architecturale qui détermine la nature de la sédentarité, le

rythme de la croissance démographique et la localisation spatiale des différentes

couches sociales.Une urbanisation souvent anarchique et mal contrôlée, les inégalités

sociales se développent engendrant un impact sur l’environnement, au détriment

d’architectures pavillonnaires (M. Magliozzi, 2008, p. 93).

Le thème métamorphose retient notre attention en tant que problématique de

réflexion sur les stratégies de territoire, en lien avec la notion de ville créative1. Ainsi

est posée la question de l’articulation "paysage, cultures et sociétés", dont un aspect

concerne le thème «Transformation, société et territoires» (O. J. Igué, 2006, p. 166),

notamment à travers la relation ville-campagne. Mais, comment les mutations

démographiques, par leur impact social et les politiques d’aménagement, représentent-

elles un enjeu majeur autour de la question de la recomposition du paysage ?

1. Recomposition du paysage

Le paysage urbain en Côte d’Ivoire nous démontre que seule la matérialité (C. Y.

Koffie-Bikpo, 2012, p31) est prise en compte. Le paysage créé reste anonyme, séparé de

son contexte géographique, social et culturel, sans se soucier des paramètres tels que le

symbolique et la signification (B. Lamizet, 2002, pp.77-78). Le foisonnement de

modèles exogènes d’architecture a constitué à dématérialiser les espaces, les rendant

insipide, sans attrait et quelconque. À ce sujet, toute « l’Afrique connaît aujourd’hui une

urbanisation galopante qui dessèche le paysage rural. On est donc de plus en plus loin

de l’image classique d’une Afrique rurale et traditionnelle,…» (J. D. Boukongou, 2000,

p. 203). Plus qu’une recomposition de l’environnement en rupture totale avec l’espace

traditionnel, il s’agit d’un retournement véritable des lieux. Ce processus est un 1La ville créative est une plateforme lancée par l’Unesco en 2004 qui consiste à mettre en valeur le

potentiel culturel des villes.

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parcours historique ayant jalonné les trois entités du paysage urbain: le précolonial, le

colonial et le postcolonial.

1.1 Le paysage précolonial

Le paysage précolonial présentait un habitat traditionnel juxtaposé sous forme

d’îlots compacts morcelés en petites parcelles à côté de quelques vestiges et forts. Les

villes qui ont duré jusqu’à nos jours sont en général celles qui avaient à la fois les

fonctionspolitiques et commerciales, organisant à leur profit le paysage environnant.

Ainsi, Grand-Bassam et Bingerville, comptent-elles aujourd’hui parmi les plus

anciennes villes de Côte d’Ivoire (ANCI, 1974, p 22). Ce sont les constructions

fortifiées et les maisons qui constituaient les remarquables composantes du paysage

précolonial2 (G. B. Ziri, 2005, p38). Ces espaces s’articulaient autour d’une structure

harmonieuse et uniforme. Le paysage urbain précolonial est purement culturel du fait de

l’origine et de l’histoire des résidents et des autochtones (C. A. Diop, 1954, p184; C. A.

Diop, 1967, p. 172). Dans les savanes septentrionales, ce sont d’importantes villes

marchandes et des empires dont le plus connu est celui de Kong créés par les Malinké.

En effet, L. G. Binger, (1892, p. 287) disait déjà qu’ « en 1889, Kong était une

grande cité de 15 à 20000 habitants, avec ses mosquées dont les minarets dominaient

toute la ville » . Mais, en 1897 il n’en reste qu’une bourgade de 2000 habitants, au

centre d’un pays quasi désert. Ainsi, Mankono ou Séguéla, centres du Worodougou ou

Dabakala, ont survécu que comme postes administratifs du pouvoir colonial (P. Kipré,

1985, p. 199). Ce vaste projet destructeur dont l’objectif est le déracinement culturel

(M. A. Akré, 2000, p.465) avait pour but la métamorphose totale lente ou progressive,

douce ou brutale du paysage sociopolitique, socioculturel et socio-urbain du pays. Des

démarches de toutes natures sont menées pour la recomposition brutale du paysage.

Outre les préoccupations mercantiles, la colonisation se servira des arguments de

"développement" (T. Paulais, 1995, p.32) pour légitimer la transformation de l’espace

géographique et la naissance du paysage colonial.

1.2 Le paysage colonial

2Le moyen de garder l’ennemi en dehors du lieu que l’on veut protéger est trouvé très tôt dans l’histoire

de l’humanité avec la palissade en bois, le talus de terre ou le mur de pierres sèches empilées selon les régions. Cf. Ibid., pp. 12-13; Gbaya Boniface ZIRI, 2005, Problèmes de regroupement des villages bété, Côte d’Ivoire, Contribution à l’analyse des obstacles socioculturels au développement, Paris, L’Harmattan, p38.

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Une recomposition de l’ossature spatiale et l’apparition de formes nouvelles

régissent les éléments fondateurs de l’habitat jusqu’à aujourd’hui. Si le paysage de

l’espace précolonial a été l’objet d’un habitat spontané traduisant les réelles valeurs

socioculturelles du terroir, celui de l’époque coloniale a mis en place une véritable

machine urbaine pour justifier l’acte colonial. Au-delà donc des conceptions politiques

et d’idéologies de domination militaire, une part importante est accordée à la dimension

esthétique (G. W. F. Hegel, 1875, p 101) du bâti. À l’image de Paris, le processus de

mutation des villes ivoiriennes par les autorités coloniales a commencé selon des plans

venant de la métropole. Les autochtones observaient leur patrimoine et leur identité se

disloquer au vu et au su de tout le monde.On peut affirmer sans aucun doute qu’il existe

deux mondes antagonistes provoqués par cette entreprise, influençant les urbanistes et

architectes de la période coloniale. Les projets de construction engagés en Côte d’Ivoire

devaient absolument respecter les ambitions de la colonisation qui présente une

différence de culture et de classe sociale.

Cet écart est une politique expressément menée à travers les plans d’urbanisation.

Comparativement aux paysages urbains français, la métamorphose de l’espace en Côte

d’Ivoire était apparemment d’ordre salubre. Mais en réalité, toutes les actions avaient

vocation idéologique et sécuritaire. Les villes historiques présentaient des rues étriquées

ou étroites suscitant ainsi méfiance et crainte du colonisateur. L’objectif des

constructions coloniales était de prouver la prééminence de la locomotive urbaine à

l’image d’un colonisateur influent. C’est avec cet élan que la machine du paysage

coloniale va démanteler, transgresser et modifier le paysage de la ville ivoirienne. Le

concept de développement et de modernisme sera mis en avant pour que la politique

urbaine postcoloniale reflète l’image de la métropole.

1.3 Le paysage postcolonial

Les premières actions de la colonisation vis-à-vis du paysage urbain local avaient

pour ferme résolution, la transformation des terroirs selon le modèle européen. Le

caractère compact du tissu traditionnel est désormais soumis à un nouveau mode de

conception. Le post colonialisme urbain sera donc le résultat d’une mutation profonde et

irréversible. Il y a divergence culturelle et religieuse, de goûts et de perception du

paysage, qui s’explique physiquement sur les nouvelles formes urbaines de la ville.Une

approche urbanistique de l’époque postcoloniale passe par celle des immeubles

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d’habitations, des villas et des logements individuels. Le paysage postcolonial est

dorénavant le prototype moderne, absolument urbain et une œuvre purement

contemporaine. Il avance sans obstacle et étend partout ses tentacules vers les

périphéries.

La plupart des paysages présentent un aspect classique et monotone avec la

répétition des bâtiments sur un même espace (J. Lucan, 2009, p. 453). Cette manière de

construire est l’apanage des sociétés immobilières qui foisonnent au gré des

investisseurs (A. Kanaté, 2013, p. 104); rendant l’acte de bâtir machinal et automatique.

Des modèles de ce genre prolifèrent aux quatre coins des périphéries des capitales, des

grandes villes du pays et même les villages sont phagocytés par ce type de paysage. Les

villes africaines en général, portent toutes dans la logique, les stigmates du phénomène

urbain contemporain.Ce qui rattache inexorablement, dans les actes, mais surtout dans

le manque de modération, ces espaces à un modernisme méconnu. Nous assistons à une

transplantation urbaine du modèle existant au-delà de nos frontières et loin de nos

réalités.Les habitants de nos villes en Côte d’Ivoire embrassent, sans aucune procédure,

ce mimétisme urbain agissant et dégradant notre environnement.

2. Contenu indicatif de la métamorphose du paysage

Si les données de la métamorphose du paysage ont été articulées autour de la

question de ses représentations, il est aussi important de relever quelques référents qui

interagissent dans sa mutation. Le paysage est modelé simultanément par le travail de

l’homme et l’évolution normale de la nature. Cela permet de comprendre et d’identifier

comment un peuple met en scène sa culture d’habiter et la formalise dans un

patrimoine.La dimension indicative du phénomène passe par une analyse des

fondements culturels à la base de sa production et des différentes influences qui l’ont

accompagné dans son évolution (A. A. Hauhouot, 2002, p. 19). Ce processus passe par

la tradition occidentale et modifient la perception qu’ont les habitants de leur propre

espace bâti au plan socio-spatial, socio-environnemental et sociotechnique3.

2.1 L’étude socio-spatiale du paysage

3Catherine COQUERY-VIDROVITCH, 1990, Processus d’urbanisation en Afrique, op. cit., p. 69.

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Le paysage est un patrimoine d’ensemble en tant que témoin de l’évolution de nos

pratiques de vie et culturelles. Sa perception fait appel aux sens et aux valeurs spatiales

puis affectives du paysage. Dans le contenu indicatif de la métamorphose urbaine, on

peut repartir les perceptions du paysage en trois catégories.

- D’abord le paysage personnel et quotidien de l’individu, relativement figé, auquel

chacun s’identifie:

Il existe une grande différence entre le paysage du spectateur, simple image porteuse d’émotions fugaces, et le paysage de l’acteur, prolongement de ce qu’il fait sur l’espace qu’il utilise, qu’il possède ou qu’il habite. Dans ce second cas, toucher au paysage, c’est aussi toucher presque physiquement des gens dans ce qu’ils ont de plus intime et de plus personnel (D. Terrasson, 2013, p. 203).

- ensuite le paysage collectif, qui appartient à la communauté, perçu par la société et

permanemment mobile:

Forts de ce constat, nous plaidons pour considérer le paysage comme le résultat de processus multiples. Alors il est illusoire de vouloir le figer….C’est pourquoi nous faisons le pari qu’il faut décider ensemble du meilleur futur, même si celui-ci n’est pas nécessairement l’objet d’un consensus, et appliquer un programme d’actions concrètes, pas forcément paysagères, pour que le futur souhaité devienne le paysage de demain»; (D. Terrasson, 2013, p. 204).

- enfin, les deux forment ensemble le paysage global appartenant à la culture et au

patrimoine:

Il s’agit d’abord de considérer le paysage comme un bien commun inaliénable, que les générations précédentes nous ont laissé en dépôt et que nous devons transmettre aux générations futures. C’est bien le propos de l’Unesco,…le paysage y est traité comme un objet, comme un décor qu’il convient de préserver sans associer cette préoccupation à celle de veiller aux sociétés qui le gèrent à l’intérieur d’un territoire…humain en perpétuelle évolution. (D. Terrasson, 2013, p. 203).

2.2 L’étude socio-environnementale du paysage

Les politiques environnementales et patrimoniales interagissent depuis des siècles

puis ont des répercussions sur la manière de modeler le paysage. À première vue, le

corpus de l’environnement est fondé sur le paysage en se référant à des éléments du

territoire qu’il faut protéger en parallèle avec le développement durable. Cet indicatif de

l’évolution du paysage trouve ses origines au début du XXe siècle avec les mesures de

préservation des espaces. Ces mesures passent notamment par la compréhension du

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cycle de vie des matériaux, des questions liées à la durabilité architecturale, à l’impact

environnemental, à la conception tendant à réduire la destruction du « patrimoine

collectif à conserver et à transmettre aux générations futures » (D. Terrasson, 2013, p.

66).

La protection de l’environnementest synonyme de développement durable et pensée

comme une solution aux questions de démolition du bâti ancien. Le problème du

développement durable se pose de façon tout aussi capitale dans les grandes villes que

dans les hameaux. Le développement durable se construit à travers les trois (3) filtres, à

la fois théoriques et opératoires, de l’environnement, du paysage et du patrimoine. La

nomenclature du développement durable s’appuie sur l’idée qu’il doit exister un

équilibre entre la transformation du paysage et leurs contenus indicatifs nécessaires à la

vie. Mais cet équilibre trouve différentes compréhensions et explications, en fonction

des contextes socio-environnementaux et historiques.

2.3 L’étude socio-technique du paysage

Le paysage, dans une approche sociotechnique concerne trois (3) éléments: les

connaissances techniques en structure, matériaux et construction, la capacité à utiliser

de nouvelles compétences technique dans l’utilisation des techniques du bâtiment et

connaissances sur leur révolution, enfin l’aspect conceptuel et le processus de

planification de l’habitat. Les structures composites (P. Briol, 2008, p. 31) sont de plus

en plus utilisées dans le domaine des modifications de l’habitat. Le caractère de ces

matériaux présente une adaptabilité à chaque domaine et il est possible de choisir pour

chaque technique la meilleure option structurelle. Chaque forme nécessite l’association

des procédés de construction les plus adaptées aux contraintes du terroir. Il existe une

infinité de techniques qui présente tous, la particularité de faire cohabiter plusieurs

architectures en rapport avec les techniques culturelles.

L’histoire technicienne de l’art de bâtir est donc liée au deuxième aspect de

l’approche sociotechnique qui réside dans la capacité à utiliser des compétences dans

l’usage des techniques du bâtiment et la connaissance de leur révolution. Ce qui fait

que, suivant les régions, les peuples sont capables de piloter le fait urbain dans toute sa

globalité à l’échelle traditionnelle. Les matériaux locaux présentent d’excellentes

propriétés en termes de solidité et de résistance. Dans ce sens, nous trouvons par

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exemple le paradigme de la sociotechnique (M. Liu, 1983, p. 187) paysagère comme un

facteur de développement durable. Cette vision propose de faire emphase ou de donner

une priorité à la durabilité environnementalepar rapport à la dimension technique et

sociale. Ce modèle prend de l’importance dans toute l’Afrique accompagné par les

mouvements altermondialistes et culturalistes. Il est donc nécessaire d’essayer de mieux

comprendre les bases et les dynamiques sociotechniques autour de la question

environnementale afin d’identifier et expliquer les obstacles de la recomposition du

paysage des grandes agglomérations.Une telle perspective peut prendre deux directions

à l’intérieur du troisième élément qui suppose l’aspect conceptuel et le processus de

planification de l’habitat.

3. Nouveau format urbain des paysages

Les nouvelles versions des paysages sont très largement remarquées au cours de

ces dernières décennies dans l’art des jardins, de l’urbanisme ou les arts graphiques.

Cette approche réunit une série de réflexions sur la métamorphose et la nature du

paysage construit, c’est-à-dire sur un paysage artificiel (P. Vennetier, 1976, p. 26). À cet

égard, il joue un double rôle : d’une part, en tant que produit d’une société incarnant ses

valeurs, ses idées et ses mœurs et d’autre part, le paysage est essentiel à la construction

et à la reproduction de cette même société. Il se transforme et devient le terrain propice

à l’émergence de nouveaux procédés d’adaptation sociale et d’intégration urbaine. Ces

nouvelles formes d’urbanité sont au sein des quartiers résidentiels de nos villes et

spécialement à travers les lotissements où s’installent de nouveaux quartiers, assimilés

plus tard à des villes nouvelles.

3.1 Le lotissement

Le lotissement est la division d’un terrain en plusieurs parcelles destinées à

êtrebâties. L’autorisation de lotir porte sur une composition d’ensemble articulant

voiries, espaces privés et espaces verts. La demande de lotir prend en

comptel’intégration paysagère et urbaine de l’opération dans sonenvironnement naturel

et bâti. On est loin d’une simple divisionde terrains:

Le lotissement…, dont les références législatives ou réglementaires sont le décret n° 77-906 du 6 novembre 1977 et l’arrêté n°0555 du 13 avril 1983, est tout lotissement réalisé sur terrain non immatriculé, au bénéfice d’une ou de plusieurs collectivités villageoises…les projets de

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lotissement…sont élaborés sous l’autorité du sous-préfet. Ils sont dressés par le ministère de la Construction et de l’Urbanisme ou un bureau d’étude agréé, à partir d’une enquête et d’un état des lieux fournissant tous les renseignements utiles…sur la population concernée. L’état des lieux est soumis au contrôle du directeur de l’urbanisme ou de son délégué. Tous les contrats son légalement soumis au contrôle du directeur de l’urbanisme. (J. ALOKO-N’GUESSAN, R. N’DAHOULE-YAO, 2010, p.67).

Tout paysage en transformation est la résultante des activités qui se déroulent sur

le territoire et notamment les constructions, l’aménagement de leurs abords et leur tenue

dans le temps. La qualité de ces paysages est assurée à travers les lotissements, de

même que dans le sens d’un développement durable. Le lotissement reste la procédure

utilisée pour le développement urbain, à l’issu duquel on présente un permis de

construire. Il occupe une place fondamentale sur le marché de la construction et son

impact sur le paysage urbain est loin d’être négligeable. Nous assistons au contraire, à

travers la plupart des opérations de lotissements réalisées, à la production d’un tissu

urbain stéréotypé (P.Canel, P. Delis, C. Girard, 1990, p. 172). Pour que le lotissement

ne soit donc pas isolé et qu’il soit bien intégré au tissu urbain existant, il est nécessaire

de bien gérer les transitions entre l’existant, le nouveau quartier et ses espaces publics :

rues, passages, places, squares, espaces de jeu.

3.2 Le nouveau quartier

Le nouveau quartier est une conséquence directe des lotissements quelle que soit

leur nature. La mise en œuvre de la ville et d’habitants permet de mieux appréhender les

équivoques dans l’usage de la notion de quartier. Pour tous, cette production renvoie à

l’habitat, à l’animation, à la convivialité et à l’idée d’un espace maîtrisé par ceux qui

l’occupent. Mais les concepteurs y voient le cadre dans lequel se développe un ordre

social correspondant à une réelle mentalité. Mais, quelle est la perception et la marque

du quartier avant de l’associer à un caractère nouveau? Cette vision est marquée par le

goût du spectacle de la ville et de la diversité des ambiances, quitte à affaiblir le sens de

la ville (I. Kassi, 2010, p.136).

À partir de là, des quartiers auront des caractéristiques qui leur sont propres et qui

ne correspondent pas forcément avec celles de son entité globale (C. D’Alessandro-

Scarpari, 2007, p.27). L’étude d’un nouveau quartier se fait en parallèle d’une extension

sur le changement de la ville et sur la composition de ses différents espaces. Un quartier

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est fondé dans l’optique d’une certaine autonomie économique et parfois culturelle. Il

pourrait être est "une ville dans la ville" et c’est ce qui lui vaut le nom de nouveau

quartier.Des processus de fabrication de celui-ci, impliquent toujours une forte

intercompréhension des acteurs de sorte que l’interprétation dans son évolution se

détache considérablement des réalités culturelles locales. Comment construire la ville

aujourd’hui ? Les grands ensembles d’habitat social sont aujourd’hui des quartiers avec

ou sans nuances et sans identité, désignés comme des nouveaux quartiers. On peut

s’interroger sur leur nature et leur devenir. Aujourd’hui, avec le nouveau quartier l’on

construit de plus en plus et on tend vers la ville émergente.

3.3 La ville nouvelle

L’entité urbaine à grande échelle dans la métamorphose du paysage est la ville

nouvelle. C’est une ville, ou un ensemble de communes, qui naît généralement d’une

volonté politique et qui se construit en peu de temps sur un emplacement auparavant,

peu ou pas habité. Ces projets permettent des modes d’aménagement nouveaux, souvent

marqués par les réflexions sur la cité idéale (S. Dulucq, P. Soubias, 2004, p. 242) à une

époque donnée. Les bâtiments, l’organisation des services et parfois les contraintes

architecturales imposées aux constructeurs dénotent un programme social ou

intellectuel. Mais malheureusement, la ville nouvelle ne reflète aucun caractère local et

reste le témoin d’une aventure humaine, ou d’un rêve personnel. Certaines villes comme

Abidjan, Bingerville et Grand-Bassam se voient adjoindre des «villes neuves» en

réalité, des quartiers construits sur des terrains vierges ou libérés, commeGénies 2000,

cité Kessé, les Lauréades ou les différents «Star» à Cocody Angré.

La politique des villes nouvelles est une politique d’aménagement du territoire

mise en œuvre dans la plupart des capitales pour répondre à un besoin de ''logement

social'' (T. Paulais, 1995, p.46 ; P. Antoine, A. Dubresson, A. Manou-Savina, 1987, p.

228; A. Yapi-Diahou, 2000, p.17; M. A. Akré, 2000, p. 345). Cette politique est

toujours en œuvre puisque les nouveaux quartiers pullulent de partout en termes

d’opération immobilière toujours en cours d’aménagement. Même si la dimension

spatiale d’un lieu peut, ne ce reste que, refléter la culture locale, son ambiance évolue,

colore l’espace et ses usages de différentes manières. Ainsi, comment saisir les

multiples modulations d’un lieu en train de subir une mutation et une transformation?

La création de ces paysages est principalement liée à l’extension périphérique des

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agglomérations. On construit des villes pour s’implanter sur de nouveaux territoires. Si

les villes qu’a construites Hippodamos de Milet4 ne sont pas à proprement parler des

villes nouvelles, le plan hippodamien adopté pour leur reconstruction, a servi de

référence pendant des siècles pour la construction des villes nouvelles.

CONCLUSION

La plupart des villes africaines sont caractérisées depuis les indépendances par

un fort étalement urbain. En plus d’une extension très importante depuis quarante ans,

les principales villes ont vu évoluer leur structure urbaine de façon radicale à travers la

densification, de nouvelles architectures et des lotissements. Les plans d’aménagement

urbain ont dans ce cadre joué un rôle incitatif qui n’était pas toujours prévu dans leurs

objectifs initiaux. Mais au-delà de la transformation physique, l’analyse diachronique de

la morphologie et du paysage urbain permet d’ouvrir la réflexion sur l’avenir de

l’architecture traditionnelle et les centres historiques.La définition du paysage urbain a

un contour flou à mesure que l’étalement urbain prend de l’ampleur. Les premières

missions d’urbanisme ont coïncidé avec la période de démarrage de l’extension des

périphéries. Leur but principal était de planifier le développement urbain et de diffuser

de nouvelles normes d’aménagement, censées mieux organiser la ville.

Cette croissance forte s’est faite dans un contexte économique particulier

marqué par des politiques de rigueur. Les effets des programmes d’ajustement structurel

ont certainement amplifié les mutations concernant les structures et les comportements

démographiques, ainsi que l’évolution des structures familiales c’est-à-dire l’habitat. La

mue frappe de plein fouet le paysage urbain rendant précaires et dérisoires les

considérations jusqu’ici mises en œuvre dans l’habitat traditionnel. Cette situation

urbanistique est commune à la plupart des agglomérations africaines. Dans les zones

rurales reposent le potentiel pour une redynamisation et une redéfinition du

développement de l’habitat et de peuplement. Les questions suivantes s’inscrivent ainsi

au centre de notre contribution: quelles cultures architecturales avaient nos ancêtres?

Quelle est la culture architecturale présente? 4Hippodamos de Milet (-498 av. J.-C. - 408 av. J.-C.) La tradition a retenu de lui ses grands travaux de

planification urbaine qui se caractérisent par l’utilisation systématique du plan en damier et le père de l’urbanisme. Cf. Roland MARTIN, Marie-Rose MAYEUX, 2014, Hippodamos de Milet, In, Encyclopaedia Universalis, Dictionnaire des Architectes, Encyclopaedia Universalis.

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