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    Trois entretienssur la guerre, la morale et la religionVladimir SolovievTraduits du russe par Eugne Tavernier (1916)1900

    * Introduction dEugne Tavernier

    * Premier entretien : sur la guerre* Premier entretien : sur la morale* Premier entretien : sur la religion

    Eugne TavernierIntroduction aux Trois entretiens de Vladimir Soloviev? Premier entretien ?

    [modifier] LHOMME

    Vladimir Soloviev est un des noms illustres de la Russie contemporaine. Il est le plus grand philosophe de ce pays. Mort en 1900, aprs une carrire clatante mais courte (ayant vcu moins de cinquante ans), il a laiss une oeuvre philosophique, religieuse et littraire de premire importance : dix volumes compacts dont on vient depublier une nouvelle dition densemble ; quatre volumes de correspondance ; un recueil de posies ; une traduction de Platon. Trs clbre de son vivant, il continue de pssder un prestige et dexercer une influence qui ne cessent de saccrotre. La Russie tudieuse et la Russie savante le lisent et ladmirent. L-bas, dans les centres cultivs, se rencontrent des associations Soloviev, des cercles Soloviev, des comits So

    loviev. Il inspire des analystes et des biographes trs nombreux. Les Russes qui nadmettent pas sa doctrine sont, comme les autres, fiers de lui et heureux de proclamer sa gloire, qui sest empare de lavenir. Non seulement on le clbre, mais on lTous les hommes qui lont connu gardent de lui un souvenir incomparable.

    Aujourdhui o, dans les exploits dune guerre europenne, Russes et Franais mlent les et leur sang, cest, plus que jamais, un devoir et une joie de rendre hommage Soloviev, manifestation magnifique du gnie de sa noble race.

    Il aimait beaucoup notre pays. Il en parlait et il en crivait la langue merveille. Mme, il a, voici plus de vingt annes, publi chez nous un important ouvrage en franais (la Russie et lglise universelle), qui touche plusieurs des sujets traits dale livre russe dont je donne la traduction[1]. Et cependant les deux livres sont

    trs diffrents, du moins par la forme. Leur comparaison met en vidence ltonnante vdes dons que possdait Soloviev. Philosophe et aptre, il tait encore, comme crivain,un artiste. Les Trois Entretiens, imprgns de philosophie et de thologie, ont lattrat dun exercice littraire fort lgant, trs dgag et aussi, dans le meilleur sens duondain. Ils donnent lide la plus exacte de limprvu et du charme que prsentait la cersation du grand philosophe russe.

    Jai fait connaissance avec Vladimir Soloviev pendant son deuxime sjour Paris, qui ura du mois de mai au mois doctobre 1888. Le 25 mai de cette anne-l, javais eu la b

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    nne fortune dtre invit une runion assez originale, dans les salons de la princessittgenstein, ne Bariatynski.

    Soixante personnes environ, le plus grand nombre fourni par la socit du faubourg Saint-Germain, un groupe de Russes a peu prs naturaliss Parisiens, quelques Religieux dorigine trangre, trois ou quatre publicistes de notorit diverse, coutaient unfrence que lisait en franais un crivain rcemment arriv de Petrograd. Il exposait lusse, sujet familier au monde littraire et politique de l-bas ; plus ou moins connu mais assez nglig par les Russes qui habitent ou qui frquentent notre capitale ; presque entirement ignor chez nous. Qui tait ce confrencier ? Ses compatriotes eux-ms, sauf quelques-uns, savaient seulement quil tait le fils dun des meilleurs historiens de la Russie ; quil avait occup trs jeune une chaire lUniversit de Moscou ;dans des livres et dans des revues, il traitait principalement les questions philosophiques et religieuses ; quil lui tait arriv maintes fois de soutenir des polmques trs retentissantes ; que, sil avait des adversaires de toute sorte, il possdait, en revanche, une multitude damis et dadmirateurs enthousiastes ; quil passait pour aimer les thories paradoxales ; et que, dallures singulires, il menait une existence plus ou moins nomade.

    Les Franais le regardaient et lcoutaient avec curiosit. Trs grand, dune maigreur e minceur extrmes, le port droit, lattitude recueillie, il donnait tout dabord limpession dun personnage qui naurait eu quune demi-ralit physique. Mais, sous la longchevelure grisonnante qui encadrait son front large et harmonieux, spanouissait rapidement une puissance pntrante. Ses yeux de myope, immenses et magnifiques, proje

    taient des rayons. La voix, tendue et pleine, tait singulirement nuance. Gutturalesclatantes, douces et mme caressantes, toutes les notes se succdaient ; ou bien elles composaient un seul accord, ainsi que dans les cloches dun mtal artistique et savant o les sonorits les plus graves sont traverses de vibrations argentines. Des manires humbles et presque timides, avec un profond accent dnergie audacieuse et obstine. Tel apparaissait Vladimir Soloviev.

    Que venait-il nous dire ? et quel intrt spcial pouvait prsenter cette ide russe ? it-elle donc plus dimportance ou plus de prcision que lide franaise, anglaise, allnde ou italienne ? Le discours, bien quil ne ft pas long, produisit une impressionde puissance. Bientt lauditoire stait rendu compte que le confrencier interprtaisentiments qui touchaient la nature propre dun peuple et qui rsumaient toute unecrise intellectuelle et morale. Mais on ne souponnait gure en quoi la doctrine quil

    exposait avec tant dlvation et dloquence se rapportait nos intrts et nos be

    On comprendrait mieux chez nous, maintenant. Ou plutt, on comprendra mieux. Car lenseignement que nous apportait ce philosophe russe est devenu la leon qui ressortde la crise formidable o, depuis deux annes, le sang franais coule flots, et o shire, pour se reconstituer, lme de la France. Nous avons vu les aberrations et lesmonstruosits que peut engendrer une ide nationale dveloppe sans mesure et nourrie ne exaltation aveugle. Lide allemande nous a montr de quelle folie furieuse peut trdvor un peuple obsd par lamour de soi-mme. Cest ainsi quest apparue au milieu ilisation lide allemande, qui prtendait tre la civilisation suprieure et totale.

    Un peuple peut donc, jusqu laveuglement et jusqu la frnsie, se tromper sur ses dsur ses forces, sur sa destine. Le patriotisme, qui, clair et gnreux, est si beau

    si noble, subit des dviations et des dformations prodigieuses quand il se laisse aller lidoltrie de soi-mme. Dans un peuple, lamour-propre dmesur peut exercer leavages que dans un individu et le rendre, comme un particulier, injuste, draisonnable, fou furieux.

    Il y a aussi dautres garements, dans le sens inverse. Un peuple peut prendre en mpris et en horreur les sentiments et les traditions qui ont fait sa force. Nous commencions tre entrans par cet aveuglement, lorsque Soloviev vint nous parler des dvoirs dune nation envers autrui et envers elle-mme. Alors, on voyait spanouir dans otre politique lerreur fondamentale quune fausse philosophie, une fausse histoire

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    et une fausse littrature cultivaient chez nous depuis un sicle. Beaucoup de Franaisstaient mis dtester le pass de leur pays. Sous prtexte de mieux aimer la Francevoulaient forger une France qui, par lme, par les institutions et par les moeurs,ft tout le contraire de ce quelle avait t si longtemps. Persuads quils avaient poujours mis la main sur la vrit historique, philosophique et sociale, ils voulaient encore introduire dans les lois cette vrit prtendue ; et ils appelaient la politique leur aide.

    La Russie, elle, subissait la fois les deux emportements opposs. Il y avait chezelle, surtout depuis un demi-sicle, beaucoup de penseurs, de savants, de professeurs et dcrivains qui travaillaient la dtacher de tout ce qui tait russe et la frompre avec sa tradition politique et religieuse. Ils prchaient les sophismes fabriqus en Allemagne et en France. Ces hommes se glorifiaient dtre des Occidentaux. En mme temps, parmi les fidles de la tradition russe, un trs grand nombre reprsentaint la Russie comme une puissance part, ayant en elle-mme toute la morale, toute la civilisation, toute la religion, ne devant rien personne et ne recevant rien de personne. Ceux-l, ctaient les Slavophiles.

    Soloviev combattait les exagrations et les aberrations des uns et des autres. Auxincrdules qui prchent la morale et le patriotisme, il rappelait que les droits etles devoirs des hommes sont rgls par la loi divine et que la civilisation chrtienne ne peut subsister sans la doctrine chrtienne. Aux croyants qui senferment dans une infatuation exalte, il montrait lglise russe soumise lautorit politique natioet isole du centre de la vie religieuse universelle.

    Cette attitude dconcertait les libres penseurs et scandalisait les croyants. Lesphilosophes, les savants et les autres occidentaux reprochaient Soloviev dtre tropmystique ; les croyants, dtre trop philosophe et trop occidental. Et tous ses adversaires saccordaient le trouver beaucoup trop indpendant dallures dans les grandechoses ainsi que dans les petites. Peu dhommes suprieurs furent comme lui en butte aux critiques contradictoires. Mais peu aussi eurent tant damis et dadmirateursenthousiastes. Il en avait mme une foule dans les camps hostiles sa doctrine et ses tendances.

    Historien, philosophe et croyant, Soloviev envisageait la notion de patrie, et spcialement la destine de la patrie russe, daprs les enseignements de lhistoire, dephilosophie, de la rvlation chrtienne.

    Aux auditeurs de Paris il disait : Lide dune nation nest pas ce quelle pense dedans le temps, mais ce que Dieu pense sur elle dans lternit.

    ... En acceptant lunit essentielle et relle du genre humain, nous devons considreumanit entire commue un grand tre collectif ou un organisme social dont les diffrenes nations reprsentent les membres vivants. Il est vident, ce point de vue, quaucupeuple ne saurait vivre en soi, par soi et pour soi, mais que la vie de chacunnest quune participation dtermine la vie gnrale de lhumanit.

    La fonction organique quune nation doit remplir dans cette vie universelle, voil sa vraie ide nationale, ternellement fixe dans le plan de Dieu.

    ... Le peuple russe est un peuple chrtien, et, par consquent, pour connatre la vrae ide russe, il ne faut pas se demander ce que la Russie fera par soi et pour soi, mais ce quelle doit faire au nom du principe chrtien quelle reconnat et pour le ben de la chrtient universelle laquelle elle est cense appartenir. Elle doit, pour emplir vraiment sa mission, entrer de coeur et dme dans la vie commune du monde chrtien et employer toutes ses forces nationales raliser, daccord avec les autres peples, cette unit parfaite et universelle du genre humain, dont la base immuable nous est donne dans lglise du Christ.

    Ces dclarations et dautres analogues taient nouvelles pour la plus grande partie de

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    Du, mais non dcourag, pas mme fatigu, il procda un inventaire et un classemeons recueillies dans le cours de recherches si prolonges et toujours si actives.Je cite volontiers M. labb dHerbigny pour complter les dtails que je tiens de Solov personnellement : Il frquentait en mme temps la Facult dhistoire et de philologla Facult des sciences physiques et mathmatiques et lAcadmie ecclsiastique de the. Outre ses professeurs prfrs, P. D. Iourkvitch et V. D. Koudriatsev-Platonov, il onsultait assidment tous les grands philosophes de lantiquit et des temps modernes.Il lisait et annotait dans leur langue originale Platon et Origne, Snque et saintAugustin, Bacon et Stuart Mill, Descartes et Bonald, Kant et Schopenhauer, Hegelet Schelling, enfin, parmi les Russes, Tchadaev et Khomiakov. Surtout, il sabsorbait en de longues rflexions quil prolongeait souvent le jour et la nuit ; ainsi laborait-il sur de riches matriaux une pense trs personnelle.

    Enfin, la conclusion de tant dtudes et defforts lui apparut dans le christianisme doctrinal et vivant. Incorpor dj au christianisme par lonction baptismale, il se dona dune volont pleine, forte, claire, naspirant qu tre un aptre, ddaigneux de n humaine, de tout gosme et de tout confort, rsolu ne pas se marier et vivre cha.

    Ctait surtout comme professeur quil comptait dabord mettre au service de lapostolaeligieux toutes les ressources des sciences. Professeur, il le fut trs jeune ( Moscou et Petrograd) et avec un succs incomparable ; mais pendant fort peu de temps.

    Limpression extraordinaire produite ds les dbuts a t conserve dans les souvenirs

    mbreux tmoins, notamment le magistrat acadmicien Koni, dont le rcit est rsum par Mbb dHerbigny : Quand les leons sur le thandrisme furent annonces dans lUniversint-Ptersbourg, il y eut une immense agitation parmi les tudiants de toutes les Facults. Quel tait cet insolent qui osait introduire un sujet religieux dans le sanctuaire de la science, la nuit dans la demeure du soleil ? Un vrai complot fut organis. Le tumulte devait tre tel que le cours serait dfinitivement coul ds la premieon. Tous les tudiants taient convoqus. Le grand jour arriva : la Facult des Scien, celle des Lettres et celle de Droit se trouvrent au grand complet. Devant cet auditoire immense et bourdonnant, le professeur de vingt-cinq ans entre ; on luirefuse les applaudissements habituels. Cependant tous les yeux se sont fixs sur lui ; et dj son visage, son regard imposent le respect. Quelques meneurs, parmi lesphilologues, essayent de lancer le tumulte ; ils ne sont pas suivis. Lauditoireentier a t saisi par ce jeune homme qui lui parle de lidal chrtien, de la grandeur

    maine et de lamour divin pour elle. La grande voix, profonde et souple, du professeur retentit dans un silence religieux ; elle rend hommage au Christ, elle le dsigne comme le seul principe qui puisse instaurer le rgne de lamour et dune vraie fraternit ; elle convie tous les auditeurs se laisser diviniser par Lui. Et, soudain, les applaudissements clatent, unanimes : juristes, philologues, naturalistes,acclament celui quils devaient honnir ; ils se presseront dsormais toutes ses leon, ils lapplaudiront jusquau bout.

    Et pourtant, dans le cours des six annes o il figura parmi les professeurs officiels, il ne put occuper sa chaire que treize ou quatorze mois au total. Ctait ladministration qui lui interdisait la parole ; une premire fois, provisoirement ; dune manire dfinitive, en mars 1881. Il avait alors vingt-huit ans. Entre ces deux mesures on tolra quil ft un cours aux jeunes filles lves dun tablissement suprieur ;

    loin en loin, quelque confrence dans des milieux acadmiques. De mme que les cours,ces rares confrences inquitaient ladministration, religieuse ou civile. Soloviev rlamait la libert pour les chrtiens dissidents ; et parfois il indiquait le Saint-Sige romain comme le centre lgitime et ncessaire autour duquel doivent sunir les gls du Christ.

    Trois de ces confrences, prononces danne en anne, ont pour sujet Dostoevski. Le gromancier et le grand philosophe avaient t trs lis, quoique le premier et trente-cans de plus que le second. Cest sans doute cette diffrence dge qui, rcemment, a fdire un crivain anglais que Soloviev reconnut Dostoevski pour son prophte. Mais i

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    faut signaler l une erreur. Assurment, le grand philosophe russe a donn Dostoevsle nom de prophte, ainsi qu dautres personnalits qui agissaient beaucoup sur la mades esprits ; assurment, il lui a tmoign une affectueuse admiration ; mais, commephilosophe, comme rudit et aussi comme crivain, Soloviev possdait une puissance quilempchait de se mettre la suite du clbre romancier. Il na suivi la trace de per. Il tait de force conduire une arme dintelligences ; et cela, prcisment, on lau en Russie, ds quil exera un rle public. Dostoevski lui-mme voyait et montrait de jeune philosophe un aptre et un prophte, un vivant symbole de la destine rserve monde russe. Dans son dernier roman (non termin), les Frres Karamazov, Dostoevski mettait en scne, sous le nom dAliocha, Vladimir Soloviev comme la personnificationde cette race intelligente, croyante, glorieuse.

    Les confrences sur Dostoevski valurent Soloviev de nouvelles journes triomphalesst le mot employ, propos des leons universitaires, par le vicomte de Vog, qui fra lUniversit de Moscou avant de publier louvrage si intressant le Roman russe. Plustard, dans un autre livre, Sous lhorizon, Vog a trac du philosophe orateur, crivaiaptre, un mouvant portrait, dont voici quelques lignes : Son loquence arrachait deacclamations tous ses disciples. Nous suivions avec pouvante la parole audacieuse, comme on suit un acrobate sur la corde raide : quel faux pas allait le fairetrbucher ? Aucun. Savamment ramene lidal religieux, rassurante pour le plus rigides conservateurs russes, la pense de lorateur ctoyait les prcipices avec ces soupleses innes qui confondent toutes nos ides, dans le pays o lon ne peut rien dire et on peut tout dire. Le succs fut clatant phmre comme ce cours bientt suspendu.

    Dans les runions intimes, dans un salon ou table, Soloviev provoquait aussi ladmiration et lenthousiasme, sans y songer le moins du monde. Jai mentionn quil avait unmultitude damis. Ceux-ci, la lettre, se le disputaient. La formule : Nous auronsSoloviev , tait une invitation irrsistible et envie.

    Non point quil aimt se prodiguer, simposer ou beaucoup discourir. Son penchant fondamental tait bien plutt le recueillement, la mditation. Sa pense ne savait pas sacder de rpit pour se reposer ou se distraire. Frquemment, on le voyait renferm en lui-mme, taciturne, assez mlancolique. Mais il tait toujours prt payer de sa personen donnant, comme un prodigue, son rudition et ses ides, si lentretien faisait surgir une affaire importante ; ou ds quil y avait remplir un devoir de convenance etde conscience. cet gard, il tait scrupuleux, non moins que gnreux. Il se livraitut entier. Alors, la scne devenait trs impressionnante. Humble dattitude, effac, pe

    du dans un rve, il se transfigurait soudain. Ce grand corps maigre qui semblait dfaillir se redressait dun coup, comme soutenu par une armature dacier. Le visage rayonnant dnergie et de lucidit, la voix pleine, Soloviev dveloppait une dmonstratiose suivaient, rapides, les raisonnements et les exemples. Ctait un jaillissement dides, rgulier et majestueux. Bien peu dhommes ont t ce point matres de leur pense. Sur ses lvres (comme sous sa plume) deux expressions revenaient frquemment : organique et dtermin ; car dans cet esprit rien ne marchait au hasard ; et la fansie elle-mme suivait une logique.

    On le sentait bien ; et pourtant, parfois, pendant quelques secondes, une inquitude vague mais vive frlait lme des auditeurs. Ici, il faudrait citer encore la pagedEugne de Vog que jai reproduite plus haut, celle o sont rendues sensibles laudarateur et lapprhension de lauditoire. Mais dans les salons de Petrograd et surtout

    de Paris[3], il ne sagissait pas des risques administratifs que courait Soloviev.Linquitude tait dun autre genre ; selon le point de vue, elle tait moins grave ouaucoup plus grave. certains moments, rares et trs courts il est vrai, le philosophe russe semblait tre entran par son sujet, par sa passion pour la logique, par sonimagination audacieuse. On se demandait si cet lan hardi et imptueux nallait pas se heurter la contradiction des chimres et se briser dans le vide. Tendu lextrme,merveilleux instrument de la plus noble pense paraissait sur le point de perdreson quilibre et de se rompre. Mais ctait linstant juste o Soloviev, avec une aisanet une sret souveraines, savait se marquer une limite do il redescendait tranquilleent vers les rgions connues de la raison et de la foi. On avait senti un frisson

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    ; et tout de suite on se reprenait contempler, avec une admiration rassure touteentire, le retour rapide et calme de cette pense qui venait de courir si loin et si haut. Alors, on ne connaissait point laroplane, dont les hardiesses et les habilets nous sont familires. Cest limage qui convient aujourdhui pour donner lide exlallure propre la pense de Soloviev.

    On le ferait bien rire sil tait encore l et nous entendait parler de la sorte. Pourmieux railler les louangeurs, il se raillerait lui-mme. Car il avait autant desprit que dhumilit, un esprit fait dintelligence et de justesse. Cest par l qutait ent combattue et vaincue la mlancolique disposition quentretenait en lui lhabituelsouci des plus grands problmes. Cet esprit, qui aurait pu tre mordant et qui sy refusait avec une sensibilit charitable, sans sinterdire toutefois les effets amusants et gracieux, possdait lironie, ou plutt le sens de lironie. Appliqu sans repos r les lois et les mystres de la nature humaine et du monde, Soloviev savourait puissamment la vrit dont il faisait la conqute ; mais une intelligence de cette vigueur et de cette finesse ne pouvait manquer dapercevoir le contraste et la drision qui guettent si obstinment les plus beaux succs. Alors, une soudaine et intense gat illait dans son me et en dbordait bruyamment.

    Un ancien magistrat russe, qui est aussi un crivain distingu, spirituel et dlicat,M. N. Davydov, a, dune manire bien intressante, parl de Soloviev dans un ouvrage initul Choses du pass. Lauteur, qui a t en relations avec un bon nombre dhommes clruni quantit de souvenirs personnels. Seul, le premier volume a paru ; mais M. Davydov a bien voulu me communiquer par avance un extrait du deuxime volume, en prpar

    ation : le chapitre qui concerne Soloviev. L, il est question des rapports amicaux qui existrent entre le grand philosophe russe et le comte Sollogoub. Celui-ci,mort depuis assez longtemps, pote humoristique et fantaisiste, li avec Soloviev, non moins original que lui dallures, mais nullement inclin au mysticisme ou la philosophie, a jadis compos un pome ironique sur un voyage et sur certaines aventuresde Soloviev en gypte. Cest une satire o lon voit Soloviev aux prises avec les artifces dmoniaques. Il a finalement lavantage, mais il reste marqu par les traits dune ncisive et constante raillerie. Non seulement Soloviev ne soffensa point de la caricature, mais il sen divertit de bon cur, prenant souvent lui-mme linitiative de paisanter l-dessus ; et il continua de tmoigner Sollogoub des sentiments trs affecteux.

    Il aimait entendre des histoires comiques, surtout des histoires fantastiques. L

    ui-mme en racontait plutt deux quune, avec une malice ingnieuse qui en faisait ressrtir quelque enseignement utile tout le monde. Sauf largent, le vice et la vanit,il ne mprisait rien de lordinaire existence ; pas mme la sottise, dont il samusait elon les occasions, se donnant volontiers, sans aucun orgueil, le luxe de la mettre en droute coups darguments historiques ou mtaphysiques.

    Ses divers biographes russes, notamment Velichtko, ont runi dabondants et curieuxsouvenirs qui montrent le grand philosophe provoquant la joie des runions amicales les plus varies.

    Paris, pendant les sjours quil y fit, en 1888 et 1893, quelques amis et moi avonsbeaucoup bnfici de son incomparable conversation. Les traits de lesprit franais lullaient comme un Parisien. Bien entendu, je pourrais, moi aussi, mentionner bon

    nombre dincidents originaux.

    Certain soir, X... et moi, qui tions encore clibataires, nous avions emmen notre cher Russe au restaurant. Nous avions eu soin dviter la salle commune, car, avec salongue chevelure et sa longue barbe, lune et lautre un peu grisonnantes, avec sonair de prophte, sa voix sonore et les sujets quil affectionnait (nous disions quilcirculait dans lApocalypse comme chez lui), Soloviev risquait trop dattirer lattention, vulgaire ou grossire, des badauds et des imbciles. Nous voulions dautant moinsly exposer que, sil avait lme hroque, cette me tait aussi trs douce, jusqu

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    Donc, ce soir-l, suivant lhabitude, nous nous tions offert en cabinet particulier le philosophe thologien, aptre et ironiste. Aprs les dtours dune conversation aband, nous avions, je ne sais plus comment, conduit notre gnial et dlicieux compagnon nous parler de la fin du monde ! Survint le garon, accomplissant son office. Lauditeur fortuit prouva une extrme surprise des paroles prononces par notre invit, si dffrentes des propos qui se tiennent dordinaire en ces lieux. Sans doute, la figureattentive et anime que nous faisions, X... et moi, acheva de bouleverser le garon. Il crut avoir affaire trois fous et faillit lcher le plat ! la fin du dner, je e rappelai ce dtail et le signalai Soloviev, qui en ressentit une gat clatante. Sau lieu dtre un convive, notre philosophe eut t lamphitryon, il aurait certainemenripl ou dcupl le pourboire. Car telle tait sa manire.

    En fait de gnrosit, il dpassait non pas seulement toutes les limites, mais encore tutes les invraisemblances. Il donnait tout ce quil avait : son argent et son travail. Pour lui, largent navait de valeur que par la joie quon se procure en le distribuant, autant que possible, pleines mains. Le modeste patrimoine qui lui tait venu de sa famille avait fondu bientt sous le soleil dune charit sans mesure. Les profits quil retirait de son labeur acharn avaient continuellement le mme sort. Depuisque les rigueurs administratives le tenaient cart du professorat, Soloviev vivaitde sa plume. En composant ses livres, il collaborait des revues philosophiqueset littraires (notamment les Questions de philosophie et de psychologie ; le Messager de lEurope ; la Semaine, etc.), au grand dictionnaire encyclopdique Brockhaus-Ephron, dont il rdigea presque toute la partie philosophique ; et plusieurs journaux. Le mrite suprieur de tout ce quil crivait, sa clbrit, la curiosit et la s

    quil inspirait, tout cela rendait ses travaux productifs. Il aurait pu vivre tranquillement et avec un peu de confort. Mais ctait bien le moindre de ses soucis ! Il avait un grandiose mpris des calculs personnels dont se compose si souvent lexistence dite pratique. Il ne put jamais sastreindre la rgularit dun domicile ordina. Une partie du temps, il logeait chez lun ou lautre de ses amis innombrables. Cequil aurait pu conomiser ainsi passait aux domestiques, sous forme de pourboires princiers. Ou bien, il habitait dans un htel. L, une foule de solliciteurs lassigeai. Littralement, il se laissait dpouiller de tout, mme du temps si prcieux dont il aait si grand besoin pour son labeur. Il faisait des courses et des dmarches au profit de besogneux indiscrets. Il avait dans les rues toute une clientle qui le ranonnait. Sa famille et ses amis essayaient vainement de le garantir contre lincroyable exploitation dont il se rendait victime. Pour faire quelque large aumne, ilallait jusqu emprunter de largent, quil remboursait par la production dun travail

    plmentaire. Il se nourrissait de th et de lgumes ; mais aux amis qui venaient le voir, ou quil invitait, il offrait les plats et les vins les plus coteux. On le grondait sans le fcher, ni, bien entendu, sans russir le corriger. Les complications dans lesquelles il se dbattait taient oublies par lui, ds quil avait loccasion de plaisir quelquun. L-dessus, ses biographes russes ont recueilli un grand nombre dnecdotes.

    Jemprunte Velitchko le rcit de la suivante. Un soir, chez Velitchko, tout un cercle damis attendait Soloviev pour dner, six heures. Sept heures, sept heures et demie avaient sonn sans que celui-ci et encore paru. La physionomie des convives sallonge, la cuisinire fulmine, la matresse de maison est sur le point de pleurer. Serait-il arriv un accident ? Velitchko part en recherche, naturellement dabord vers lHtl de lEurope, o loge Soloviev, au cinquime tage. Le grand philosophe est chez lui,

    ain et sauf physiquement, mais dans quel dsarroi !... Pli sur un divan, les piedsplus haut que la tte, plus ple que dordinaire, les yeux demi ferms. Il sort de sarpeur pour dire quil a une horrible crainte davoir offens et irrit les personnes palesquelles il sest fait attendre si longtemps. Velitchko lui ayant assur quon ne lui en veut pas du tout, mais quon est inquiet, le voil soulag, rconfort, rjoui. Iit eu pendant la journe une srie de msaventures, toute une pope tragi-comique, quconta aussitt. Il tait sorti de bonne heure pour faire des courses, et dabord acheter des bottines. Dans le magasin, le choix est long. On ne trouve pas la pointure quil faut. Il saperoit que le commis se dsole de ce remue-mnage inutile. Dsol r, il prend au hasard une paire de belles bottines et les chausse tout de suite,

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    qui, elle, demeure spare du Pape. Ntait-ce pas une contradiction positive et flagrate ? Aux yeux de Soloviev, non. Il invoquait surtout deux arguments : l la validit des ordinations sacerdotales confres par lglise russe, validit que Rome a toujoeconnue ; 2 labsence de toute condamnation gnrale prononce par Rome contre lenseme lglise russe. La sparation de ces deux glises, disait-il, nexiste qu ltat dece fait rsulte, non pas dun conflit de doctrines, mais dun amas de prjugs.

    Donc Soloviev, attach lintgralit des doctrines romaines, y compris les dcrets duile du Vatican tenu en 1869-1870 ; y compris, par consquent, le dogme de linfaillibilit pontificale, professait la foi catholique doctrinale et conservait ses liens dorigine avec lglise russe.

    Bien singulire en apparence tait la situation du grand philosophe. Dautant plus singulire encore que, gnralement, des deux cts on ne se rendait pas compte de la vriraison pour laquelle il sy maintenait.

    Des catholiques russes soffraient solliciter pour lui et lui faire obtenir la permission de vivre secrtement en catholique. Mais il navait nul besoin du secret ; et il nen voulait pas : le catholicisme, il le professait tout haut, bravant les prjugs de la foule et lhostilit de ladministration.

    Quant rompre avec son glise russe, il sy refusait en raison des trois motifs suivants. Il aimait cette glise o il tait n. Il ne voulait pas la renier ; il ne voulaitpas embrasser le rite latin. Ensuite, il pensait fermement que, pour agir sur el

    le, pour la tourner vers Rome, il devait continuer dappartenir elle. Spar du publi, des amis et des adversaires auxquels il sadressait, il prvoyait quil perdrait aussitt son influence. Loin deux, disait-il, on ne lcouterait plus que dune oreille draite et avec une dfiance qui rendrait inutile son continuel effort. Enfin, commeje lai indiqu et comme lui-mme le dclarait dans ses livres et dans ses discours, iaffirmait que lglise romaine et lglise grco-russe taient en communaut de foi etces deux glises il ny avait pas eu de rupture complte et vritable.

    Son glise ne lui sut point gr dun tel exemple de fidlit. Depuis lanne 1892, le cse avait reu lordre de refuser la communion Soloviev.

    Isol au point de vue des sacrements, tel tait donc le sort de laptre de lunion. Cet ainsi jusquen 1896.

    Alors, dans une circonstance dont lessentiel seul est connu, Soloviev ralisa, en ce qui le concernait personnellement, la conclusion de ses efforts. Il y a sur lesol russe une glise non latine qui pratique le rite oriental grco-slave et qui est unie Rome. Elle porte le nom significatif dglise uniate. Le 18 fvrier 1896, Soloiev reut la communion des mains dun prtre appartenant cette glise grco-russe, elunie Rome. Dans le livre dont jai parl, M. labb dHerbigny a publi les dtails recueillir cet gard et que je rsume[6]. Il ny eut point dabjuration proprement diSoloviev lut sa profession de foi, en y ajoutant cette dclaration dj publie par ludans louvrage intitul la Russie et lglise universelle : Comme membre de la vraievnrable glise orthodoxe orientale ou grco-russe, qui ne parle pas par un synode ani-canonique ni par des employs du pouvoir sculier... je reconnais pour juge suprmeen matire de religion... laptre Pierre, qui vit dans ses successeurs et qui na pas

    ntendu en vain les paroles du Seigneur. Ainsi tait prcise et complte la rponse oviev avait faite maintes fois ceux qui linterrogeaient sur sa confession religieuse : Jappartiens la vraie glise orthodoxe, car cest pour professer, dans son int, lorthodoxie traditionnelle que, sans tre latin, je reconnais Rome pour centre duchristianisme universel. L-dessus, en Russie, se produisirent beaucoup de discussions ; ailleurs, des commentaires varis ; et aussi la rumeur, dorigine inconnue,daprs laquelle certains amis croyaient pouvoir esprer que Rome le nommerait vque. qui semble fond, cest, en somme, sa participation aux sacrements par le ministre duprtre de lglise uniate. Quand, limproviste, le philosophe chrtien steignit dason de campagne du prince Troubetsko, le seul prtre quon eut le temps dappeler fut

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    e cur du village dOuskoe, reprsentant de lglise officielle.

    Pendant les premiers mois qui suivirent la mort de Soloviev, il y eut sur lui, dans les revues et dans les journaux russes, une quantit darticles de tout genre etqui tous contenaient lhommage du regret et de ladmiration. tudes analytiques sur les ouvrages et sur les tendances du dfunt, biographies, anecdotes, la collectionde ces documents remplirait plusieurs volumes. Ce devint tout de suite une habitude de citer, propos des sujets les plus diffrents, le nom, la pense, la parole deSoloviev. Dix ans aprs sa mort, les littrateurs, les philosophes, les tudiants client sa mmoire par une fte solennelle ; et, dans le Novo Vremia, M. Pertsov pouvaitdire avec une entire exactitude : Il semble quil crivait encore hier. On le recaissait ds lors pour lcrivain le plus contemporain . Et, depuis, son influence ncess de gagner en profondeur comme en clat.

    Cette gloire quil possde, il ne lavait point recherche.

    Je puis dire davantage. Il savait quil la possderait... et il la ddaignait davanceEn 1893, Paris, un soir, il me communiquait confidentiellement ses impressions au sujet des difficults quil rencontrait pour faire avancer la grande ide laquelle l stait consacr. Il me dcouvrit la cruelle lassitude qui, par instants, menaait devahir. Je lui rappelai ses succs. Jajoutai que certainement on continuerait de lire ses livres, et que, dans lavenir, on les lirait encore plus qu lheure o nous tiIl demeura une minute silencieux et sombre ; puis, avec un sourire mlancolique et

    froid, il murmura : Oui, jaurai la gloire... Aprs un soupir, il changea de convesation. Je le quittai, le laissant se livrer au travail que, selon sa coutume, il allait prolonger pendant la plus grande partie de la nuit.

    Si, de temps autre, il ressentait la lassitude morale, il nen devenait jamais lavictime. La force dme reprenait vite le dessus. Maintes fois, jai dit que Soloviev ait doux et tendre comme une jeune fille, mais courageux et puissant comme un lion. Je suis sr de navoir exagr en aucune manire. Sous son exquise douceur palpitaine puissance superbe. Sa gloire personnelle, quil mprisait, rendra durable et fcondleffort magnifique dploy par lui pour le triomphe du bien et de la vrit.

    [modifier] LENSEMBLE DE SON OEUVRE

    Cest loeuvre dun philosophe, dun croyant et dun aptre.

    Sa philosophie concerne principalement la morale ; et cette morale, difie sur unevaste doctrine mtaphysique, est toute pntre, vivifie, anime par lesprit et par lcipes de la foi chrtienne.

    Dordinaire, on ne considre pas comme de vritables philosophes les penseurs qui crivnt sur la religion. Ils passent pour ne pas traiter la philosophie proprement dite avec assez de soin, ni assez de vigueur, ni assez dindpendance. Ce reproche esttrs souvent injuste. En tout cas, il ne peut tre adress lhomme dont je parle. Re

    i de foi religieuse et fortement inclin au mysticisme, Soloviev savait exposer les questions philosophiques daprs la mthode non seulement la plus loquente, mais ausi la plus stricte. On en a eu la preuve maintes fois et mme ds les dbuts. La thse pr laquelle il conquit dun coup sa premire clbrit est une dmonstration vaste, origet rigoureuse. vingt et un ans, Soloviev possdait la complte connaissance de la philosophie universelle ; et il pouvait exposer lhistoire des principaux systmes, anciens ou modernes, occidentaux ou bouddhistes, en outre, critiquer, avec une lvation et une force admirables, des hommes tels que Spinoza, Kant, Schopenhauer, Comte, Stuart Mill, etc. Jai not quil avait dabord t trs attach Spinoza. Cependbientt dvoiler les erreurs du panthisme en gnral et celles du matre lui-mme. Il

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    aussi t disciple de Kant et de Schopenhauer. Graduellement, il chappa leur influene.

    Il a souvent discut et polmiqu ; mais ses rfutations, mme celles quil composait ae plus grand soin, ne sont, dans son oeuvre, quune partie secondaire. Il ne dtruisait que pour construire. Cet inflexible adversaire des erreurs rpandues par le positivisme a construit une doctrine morale qui, tout en sappuyant sur la critiqueet sur le mysticisme, mrite cependant dtre appele positive. Elle est mme plus posie que toutes les autres constructions ainsi dnommes. En effet, elle envisage et harmonise les divers aspects de la vie humaine, individuelle, familiale, politique, sociale ; et elle accorde tous ces aspects avec les lois si nombreuses qui constituent lexistence du monde et qui donnent au monde une signification comprhensible pour lhomme et digne de Dieu.

    Grand mtaphysicien, Soloviev est aussi un grand thologien et un grand mystique. Onpetit dire, avec une entire justesse, quil est toujours tout cela ; et voil de quoi se compose la haute et forte originalit de son enseignement.

    Ajoutons tout de suite que Soloviev, habitu dvelopper les plus larges vues densembe, prend nanmoins un constant souci de distinguer les caractres et les limites dechacun des sujets quil groupe dans le mme cadre. Par exemple, il place sous la loidu Christ le monde matriel et la vie physique, de mme que lintelligence, la consciente et la morale ; mais il traite ces diffrents sujets daprs la mthode qui convienpour chacun deux. coutez-le disserter sur les atomes ou sur la logique, sur lart o

    u sur les passions, sur le dogme ou sur la mystique : vous croirez entendre successivement plusieurs spcialistes. Pourtant, cest la mme voix qui rsonne ; cest le esprit qui enseigne tant de choses, sans rien confondre.

    Sans rien confondre, certainement ; mais, certainement encore, sans rien diviserde tout ce qui doit rester uni. Car si Soloviev distingue toujours, toujours aussi, avec la mme attention, il rappelle et met en lumire le principe suprieur par lequel sont rattachs les uns aux autres les domaines les plus opposs et, en apparence, les plus spars. Pas de sparation radicale ; du moins, pas dintervalle ou dabmne puisse combler la loi de la vrit et du bien, cest--dire, en un mot, le christiaisme. Sans confusion et sans division, cette formule est trs chre Soloviev. Elle se rencontre souvent dans ses ouvrages, propos de la foi comme propos de la morale, de lconomie politique, des sciences naturelles ou dautres sujets encore. Tout en

    respectant scrupuleusement les frontires de chaque catgorie de lois et de phnomnesil veille ce que rien ne reste dtach du principe par lequel il explique le inonde. Le monde, il le dfinit et le rsume daprs lantique formule de la scolastique chre cest--dire la varit dans lunit.

    On a appel Soloviev un conciliateur . Mais ce mot, insuffisant, est, au fond, trs nexact. Soloviev a fait beaucoup plus et beaucoup mieux que ne firent autrefoisles philosophes alexandrins et, au commencement du sicle dernier, les clectiques qui suivaient la voie trace par Victor Cousin. Dans lclectisme ancien ou moderne sasociaient des thories gnralement contradictoires. Celles qui saccordaient peu prsunes avec les autres ntaient pas lies entre elles par un mme principe fondamental. ref, lclectisme formait un assemblage souvent incohrent, toujours dpourvu de stabilt, de vie, de force gnratrice. Soloviev avait lesprit trop lev et trop puissant p

    e contenter dune conciliation extrieure et incomplte. Il voulait non pas seulementconcilier mais unifier. Lunification quil avait en vue ntait pas du tout une combinison matrielle, troite et sche. Il voulait mettre les doctrines, les thories, les oinions, les aspirations en contact avec lternelle et universelle source de vrit, delumire, dactivit et de vie ; cest--dire : unifier pour vivifier.

    Il a crit des pages merveilleuses sur lunit active et fconde, quil appelle lunite et quil emprunte au dogme de la trinit divine. L spanouit ltonnant accord que nt en lui le mathmaticien, le philosophe et le mystique. Cest pourquoi on a pris parfois Soloviev pour un lve de Pythagore ; dautres fois, pour un adepte de la gnose

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    (il avait en effet beaucoup pratiqu les gnostiques) ; ce qui na pas empch quon lenget aussi parmi les disciples de Schelling. Il y avait en lui plus ou moins de cela... et dautres choses encore. Surtout il y avait la foi chrtienne, foi intense,immense, approfondie, qui nourrissait sa pense, son coeur, son talent de prosateur et de pote, sa philosophie, sa mtaphysique, son zle de rformateur et daptre.

    Lesprit de foi le possdait et lanimait entirement. Cest le trait principal de son vre et de sa personnalit Cela est mconnu dans les tudes critiques ou biographiquesqui ont t consacres Soloviev par des auteurs nombreux et diffrents, entre lesqueln distingue le prince Serge Troubetsko, Kousmine-Karavaev, Slonimski, Speranski,Koni, Loukianov, Boulgakov, Velitchko ; et dans ltude si remarquable, large et pntrnte que M. Radlov a jointe ldition des oeuvres compltes.

    Ces auteurs, et dautres aussi, saccordent appeler Soloviev un penseur croyant et mystique. En effet, il tait et voulait tre cela. Il envisageait toutes choses daprs a divinit, lenseignement et la rsurrection du Christ, et il prenait un soin continuel de rattacher au Christ morale et science, individus et socits, vie prsente et vie future. Son mysticisme sappuyait sur la philosophie, sur la thologie, sur lhistoire et, en outre, offrait un caractre essentiellement pratique.

    Pratique, cest le mot juste. Car Soloviev avait toujours eu vue lapplication de ladoctrine religieuse dans lensemble et dans les dtails de lexistence ordinaire. Cessi vrai que, parmi ses crits, nombreux et varis, celui quil a compos avec le plus ttention et de recueillement est un vaste trait de morale intitul la Justification

    du Bien. Ne nous tonnons pas si le titre est original. Soloviev tait toujours original. Dailleurs, les dernires lignes du livre en indiquent compltement la signification. Mon but, dit lauteur, est de montrer que le bien est la vrit ; que le bien st la voie de la vie, voie unique, voie juste et sre, en tout, jusquau bout et pour tous. Louvrage expose en dtail les fondements philosophiques de la moralit et dudevoir et retrace avec ampleur laction du bien travers lhistorie de lhumanit mire dition de ce grand volume fut puise dans lintervalle de seul mois. la fin dprface de la deuxime dition (1898), lauteur dclarait quil venait de relire cinq fon ouvrage en entier pour le corriger et lclaircir. Il avait voulu, comme il laffirmait lui-mme, viter le reproche de faire avec ngligence loeuvre du Seigneur. Or, lon davoir rien nglig, il avait prodigu toutes ses ressources et tous ses soins pour ccomplir le travail qui lui tait si cher. L, vraiment, le grand penseur russe a employ tout son gnie, toute son me. Car ses plus ardentes aspirations avaient pour bu

    t le progrs de la morale thorique et pratique.

    Une analyse de la Justification du Bien demanderait une longue tude. Je dois me borner ici en indiquer les lignes principales. Dabord, lauteur montre la ncessit, r les hommes raisonnables, de chercher et de comprendre le sens de la vie qui leur a t donne. La vie ne peut se dispenser dtre morale. La moralit, cest le progruel dans la voie du bien. Le bien, par essence, cest Dieu, de qui drivent tous lesautres biens. Nous sommes assujettis la matire, mais nous sommes aussi assujettis la loi divine ; et notre moralit reprsente leffort que nous dployons pour faireominer en nous le bien sur le mal. Ce bien que nous nous appliquons conqurir et nous incorporer nous est antrieur et suprieur. Cest le bien absolu, cest Dieu. Le deoir nous est impos par Dieu. (On voit tout de suite que la doctrine morale de Soloviev est en opposition radicale avec celle de Kant. Soloviev sest, de plus en pl

    us, dtach de linfluence de Kant, influence quil avait dabord profondment ressenti

    Dans lexamen dtaill des devoirs, le philosophe russe rfute la fausse philosophie quprtend sparer la morale, non seulement de la religion, mais aussi de la mtaphysique. Puis, il tudie lopposition apparente et le lien rel quon observe entre la socitlindividu. Cest le sujet dun grand chapitre intitul : Le Bien dans lhistoire de it . L, apparat lhomme social, sous le triple aspect de la famille, de la nation ee lhumanit. On retrouve dans ce chapitre le dveloppement mthodique de la rgle chroviev : sans division et sans confusion , qui fixe la place, le rle, les rapportsde chaque chose et de chaque tre dans lensemble du monde. Tout cet ensemble sharmon

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    ise par la solidarit et se perfectionne par la spiritualisation. Nous nous avanonsainsi vers l organisation parfaite de lhumanit intgrale . La loi du progrs, qude philosophes et dhommes politiques ont voulu opposer la puissance divine, rentre dans le plan providentiel et se dveloppe sous laction du Christ et de lglise.

    Si, comme moraliste, thologien et mystique, Soloviev se souvenait toujours de lavie relle, individuelle ou sociale, on na pas lieu de stonner que sa philosophie prprement dite porte la marque de la mme proccupation. De bonne heure, il a publi unethse intitule Critique des principes abstraits. Dans cette oeuvre, ce quil reproche surtout aux plus clbres philosophes modernes, cest davoir construit des thories tes pour se tenir en lair et davoir trait lhomme comme si celui-ci ntait quune mraisonner. Soloviev ne niait pas la valeur des principes abstraits, mais il affirmait que ce sont surtout des instruments de travail, utiles pour tudier la ralit ;et quon doit avoir soin de ne pas les confondre entirement avec la ralit absolue. e jamais perdre de vue lhomme tel quil est, cest--dire un tre faible, agit par deoins et par des passions, soumis des preuves, oblig de lutter non seulement pour vivre ici-bas mais aussi pour se connatre et pour se conduire, pour accomplir sa destine dfinitive, voil ce que Soloviev a toujours recommand.

    Pour connatre sa nature et pour accomplir sa destine, lhomme a besoin de la religion. Aussi Soloviev a-t-il toujours pris le plus grand soin de rattacher la philosophie et la morale au christianisme enseignant, vivant et agissant. La source dela vie intellectuelle et morale, cest la parole du Christ, cest le Christ lui-mme,personnel, vivant, ressuscit, le Christ avec sa doctrine, ses exemples, son glise

    . Cela, Soloviev la dmontr depuis le premier jour jusqu la fin.En 1877, en effet, le grand penseur russe publiait les Principes philosophiquesdune science intgrale ; puis, bientt aprs, les leons sur lHumanit-Dieu et, quelqs plus tard, les Fondements religieux de la vie. L, comme dans la Critique des principes abstraits, et dailleurs comme dans ses autres ouvrages, il a pour but dtablir laccord total de la science, de la philosophie, de la thologie, de la morale prive et publique.

    Soloviev ne demande pas que la religion absorbe et remplace la philosophie, la science et la politique ; mais il veut lui rendre lautorit suprieure laquelle elle droit. Il affirme que la philosophie, la science et la politique ont usurp sur la religion. Il se proccupe de corriger cette usurpation et de rtablir lordre, selon

    la justice et selon la vrit. En somme, chacun dans son rle ; chacun sa place.

    Nest-ce pas trs simple ? Bien des lecteurs seraient disposs juger que cest trop sle ; mais je les prie dadmettre deux remarques. Dabord, le programme que je rsume dne manire si banale et si pauvre, Soloviev la expos avec une ampleur, une lvation une pntration extraordinaires. Puis, le mme programme la conduit soutenir contre nombreuses et trs hautes personnalits russes une ardente polmique, qui, pendant vingt-cinq annes, sest renouvele coup sur coup. Cette polmique faisait surgir une quanit de problmes philosophiques, religieux, politiques. Bref, une conception en apparence toute simple a procur au philosophe russe une clatante destine, dautant plus riginale quil a eu, tantt contre lui, tantt pour lui, les groupes les plus diffrent.

    Demander que chaque chose ft mise sa place, ctait affirmer que la religion doit treconnue comme lautorit suprieure. Par cela mme, Soloviev irritait les savants, lesphilosophes, les conomistes et, en gnral, les libres penseurs. Mais bientt, il vit,ainsi que je lai not, se dresser contre lui une foule de chrtiens zls qui le trouvnt beaucoup trop philosophe. Enfin, sa propagande pour lunion des glises et pour la reconnaissance de la suprmatie du Pape scandalisait les orthodoxes comme les libres penseurs. Le triple antagonisme fut persistant et eut des phases trs agites.

    Jai indiqu plus haut, dans la premire partie, comment le hardi chrtien se trouva sovent en lutte avec une foule de croyants, fidles dfenseurs de la Russie chrtienne.

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    Entre eux et lui existaient trois sujets de dsaccord : l les excs du nationalisme du moins de ce qui sappelait ainsi) ; 2 le rgime politique de lglise russe ; 3nt et lhostilit de cette glise par rapport lglise romaine.

    Rsumons les longs dbats sur le nationalisme Aux nationalistes (ou slavophiles) Soloviev reprochait un amour goste et aveugle pour leur patrie terrestre. Cette patrie, il laimait profondment, passionnment ; il la souhaitait forte et glorieuse ; daileurs, tout en ayant puis beaucoup de choses dans la culture occidentale, il tait,par ses habitudes et par ses gots, demeur trs Russe, tel que lavaient fait son temament et son origine. Mais il nadmettait pas le genre de patriotisme qui rgnait alors sous le nom de nationalisme ou de slavophilisme et qui jugeait avec mpris lEurope occidentale. Soloviev accusait les nationalistes et les slavophiles de se laisser aller une espce didoltrie de soi-mme. Il leur reprochait de vouloir faire da Russie une nation part, suprieure et indpendante, nayant aucun devoir envers lesautres, comme si elle avait accapar et absorb la totalit de lesprit chrtien ; et ce sil ny avait plus quelle de chrtien, sur la terre. Ces excs et ces aveuglements patriotisme, Soloviev les a souvent signals et rpudis, soit dans des discours, soitdans des articles de revue, soit dans des livres.

    Jai (en commenant) cit des passages de la confrence lIde russe, o Soloviev exposoutes les patries ont chacune un devoir propre : remplir la mission qui leur estassigne dans le plan de Dieu . Cette mission il la, de la mme manire, dfinie dsieurs de ses ouvrages.

    Il la mme expose de nouveau chez nous, lors de son dernier sjour Paris, en 1893. lheure o se produisaient les manifestations qui prparaient lalliance franco-russeCette anne-l (16 dcembre), Soloviev fit au Cercle catholique du Luxembourg une autre confrence, dont je publiai dans lUnivers un compte rendu. Voici la partie essentielle de la confrence :

    La premire condition pour que lamiti contracte entre la Russie et la France soit able et fconde, disait Soloviev, cest que les deux peuples, diffrents par leur caractre et par leur histoire, loigns lun de lautre au point de vue gographique, se ft une ide prcise des raisons qui les ont rapprochs. Lintrt politique ne suffit paisquil est, de sa nature, passager. Est-ce lamour des contrastes ? Non ; car alorsnous aurions pu, mieux encore, nous entendre avec la Chine. Il faut voir ce queles deux pays ont de commun et de spcial.

    Des sentiments de foi et de gnrosit, une tendance irrsistible vers lidal, constle premier lment de la sympathie qui sest manifeste avec tant dardeur. Mais cette pathie ne se dveloppera point pat elle-mme. Elle a besoin dtre dirige et stimule ne pas demeurer inerte. Ici apparat une loi essentielle de lactivit du monde : cestpar lemploi des forces contraires que lunion se ralise. Cette thorie, que les seulsesprits lgers peuvent trouver paradoxale, est absolument daccord avec les phnomnes es plus simples et les plus frquents. On ne voit pas sassocier des tres rigoureusement pareils lun lautre. La vigueur et la faiblesse, la douceur et lnergie sont fas pour sallier. La force en mouvement cherche la force en repos.

    Soloviev montrait la France, quil appelait le verbe de lhumanit, toujours porte rre les ides engendres par elle ou reues du dehors. En regard de cette activit, il s

    gnalait la Russie, reste en quelque sorte passive et comme enferme dans son immense domaine : La France, qui dpense sans mesure son ardeur, ne ressemble-t-elle pas un moteur qui est sur le point de fonctionner vide ? Au contraire, la Russie est riche des croyances qui se sont conserves comme un capital accru par les sicles.Elle attend limpulsion qui dterminera un mouvement gnral et qui portera partout lachaleur et la vie.

    Il nest pas jusqu la diffrence de leur tat politique actuel o Soloviev ne trouve gument et une facilit pour le rapprochement des deux nations : Lesprit dindividualsme, personnifi aujourdhui avec tant dexcs par la France, doit tre bienfaisant pou

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    a Russie, qui en est si dpourvue. En revanche, le peuple ami vous fera partager son amour de la solidarit, qui, chez lui, est purement la fraternit chrtienne.

    Esprer unir les efforts de la France et de la Russie dans une propagande et dansune action religieuses, nest-ce pas un rve contredit par la ralit prsente et par lprvisions prochaines ? Pour carter cette crainte, il suffit dexaminer de prs le carctre des grands mouvements qui se dessinent notre poque. On se trompe en considrancomme rvolutionnaires, en elles-mmes, certaines ides ou certaines rformes soutenuepar des hommes qui ne professent pas notre foi, ou bien qui la combattent sansla connatre. Plus dune oeuvre accomplie en apparence au nom de la vraie religion ntit pas chrtienne. En revanche, il y a un christianisme latent qui agit par des voies dtournes. Il emploie son avantage les instruments mmes qui sont dirigs contrei. Cest dailleurs lun des principes qui clairent lactivit universelle. Nous le sapar lvangile et nous le constatons dans lhistoire : ces forces innombrables qui sesont dpenses, qui cherchent leur voie ou qui dorment en rserve, sont destines se contrer, sunir, se complter les unes par les autres, collaborer loeuvre dfia renaissance de lesprit chrtien, Soloviev la voyait dans la passion qui sest veillen faveur des oeuvres sociales de vrit, de charit et de justice. Il saluait avec joie, il clbrait avec enthousiasme lesprit qui pousse les hommes se considrer de plen plus comme obligs de se prter assistance et de se tmoigner une affection vritabl. Cest la charit du Christ qui souffle sur le monde.

    Soloviev ne manquait pas de rendre le plus chaleureux et le plus sincre hommage au pape Lon XIII, qui venait de fixer la direction de ce mouvement et qui ouvrait

    ainsi une nouvelle priode. notre poque, entreprendre de faire converger vers le triomphe de lvangile, sous laconduite du Pape, lOccident, que la Rvolution veut sparer de Rome, et lOrient, que e schisme en a dtourn, nest-ce pas une utopie ? Non. Cest dans ces conditions, cesu milieu de cet antagonisme que slaborent le progrs et lharmonie.

    Noublions pas, disait hardiment Soloviev, que lhistoire universelle est la ralisaton des utopies .

    En terminant, il rsumait, dans un original et charmant parallle entre saint Pierreet saint Jean, les traits des deux nations unies aujourdhui pour une oeuvre commune. Pierre, laptre de lOccident, Jean laptre de lOrient, avaient en quelque sort

    t lchange de lexcs de leurs qualits. Saint Jean, dont on ne connat plus que la do, tait lorigine un violent. Saint Pierre avait t violent et faible. Tous deux, cdes penses de reprsailles et croyant servir leur Matre, sattirrent une leon mmorVous ne savez pas de quel esprit vous tes ! Gardons-nous dencourir le mme reprocheServons la Foi avec lamour de la vrit ; servons la charit avec lamour de la justi

    De la notion de la destine providentielle des peuples Soloviev a tir de graves consquences, notamment celles qui le conduisent combattre le rgime politique de lglirusse. Voyons ce quil disait l-dessus dans ses livres :

    Le plan de Dieu se manifeste et se ralise par linstitution de lglise universelle. Mis est-ce que lglise universelle nest pas en proie la division ? Est-ce que nous n

    voyons pas les glises chrtiennes, grandes ou petites, spares les unes des autres ?Oui, assurment. Or, cette division Soloviev voulait la faire cesser ; et il la combattue de toutes ses forces, au milieu de polmiques diverses, qui agitaient les questions les plus passionnantes.

    Parmi les causes de division, Soloviev signalait le systme qui place la religionsous la dpendance de lautorit nationale, cest--dire du pouvoir civil. Au sujet du e politique et administratif de lglise russe, Soloviev avait pris tout de suite etpour toujours lattitude dun contradicteur. Dans ce rle, il avait lavantage de ne ps se trouver seul de son ct et de pouvoir invoquer le tmoignage de plusieurs crivai

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    s russes, slavophiles trs estims, entre autres Ivan Aksakov et Georges Samarine. Comme eux, Soloviev a vivement combattu la dpendance de lglise russe devant lautoritivile. Je dis comme eux , mais je dois ajouter quil le fit dune manire moins viole et, en mme temps, plus profonde. Tout en se montrant trs nergique, il simposait dns le langage une certaine retenue, tandis que les deux autres crivains, Aksakovsurtout, sexprimaient ordinairement avec colre. Mais, je le rpte, largumentation doloviev tait celle qui allait au fond des choses ; car elle employait la philosophie et la thologie. Quon me permette de dire encore une fois, mais en trois lignes, que les discussions auxquelles il prenait part agitaient beaucoup les diffrentes catgories de lecteurs cultivs. Le grand philosophe avait le don de mettre les esprits en mouvement. Dailleurs, la question qui se discutait tait de celles devantlesquelles la conscience et lintelligence russes ne pouvaient rester indiffrentes.

    Lmotion saugmenta encore lorsque Soloviev exposa son plan complet de rforme de lg

    Alors, il ne sagissait plus seulement des rapports entre lautorit religieuse et lauorit civile de la Russie, mais des rapports de lglise russe avec le monde religieuxoccidental et avec lglise catholique romaine.

    Ctait une consquence de la thse soutenue par Soloviev en faveur de lindpendance de vis--vis de ltat.

    Soloviev affirmait la ncessit, pour toutes les glises chrtiennes, lglise russe coes autres, dtre unies autour dun centre indpendant de toutes les autorits civiles

    nationales, un centre purement religieux et vraiment universel, cest--dire la Papaut.

    Noublions pas que le grand penseur et grand croyant russe ne concevait et ne pouvait concevoir la religion chrtienne que sous la forme de religion rellement universelle. Pour ce motif (et pour dautres encore) il repoussait lingrence de lautorit ile ou politique, ou nationale, dans les questions de doctrine, de culte, de hirarchie ecclsiastique ; ingrence qui divise lglise chrtienne en nations et qui, ainssoppose au principe de luniversalit. Affranchies de la dpendance et de la limitatiocivile, politique, nationale, les glises doivent sunir les unes avec les autres.Une telle union universelle exige un centre. Or, il ny a quun centre possible et concevable : celui qui est tabli Rome depuis les commencements du christianisme.

    Soloviev le dclarait dune manire trs catgorique. Tout en critiquant, parfois avec mation, certains faits et certaines priodes historiques du gouvernement pontifical, Soloviev affirmait que la Papaut possde lgitimement et ncessairement la puissancreligieuse centrale et suprme.

    Une telle doctrine, formule en Russie par un crivain russe minent et clbre, ne pout manquer dy provoquer dardentes polmiques. Ces polmiques, il les soutint avec une rgie croissante. Au lieu de reculer devant les reproches quil recevait de diverscts, il accentua sa thse en plusieurs occasions, qui se succdrent bientt et dont te les principales.

    Ce fut, dabord, dans un discours prononc le 19 fvrier 1883 pour honorer la mmoire dDostoevski. En cette circonstance, Soloviev qualifia de malheur et de scandale

    a longue sparation religieuse survenue entre lOrient et lOccident ; et il glorifialglise romaine davoir combattu tous les rveils du paganisme et toutes les hrsies

    La mme anne, de nouveau et davantage encore, il remua les esprits par une publication considrable et didactique intitule le Grand dbat de la politique chrtienne. L,ut en reproduisant un certain nombre des reproches qui sont ordinairement adresss la politique pontificale, Soloviev prenait la dfense de lautorit religieuse romaie constitue sous la forme du Saint-Sige apostolique. De nouveau il dsignait et il saluait Rome comme le centre unique, lgitime et ncessaire de lglise universelle.

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    ment, votre lettre a t une grande joie pour moi, elle ma transport dans un monde desouvenirs agrables mls des pressentiments plus agrables encore. Je soufre de nostie cosmopolitique. Le patriotisme nempche pas dtre gn par les frontires. Cest pque jadore la mer, qui nen a pas.

    Il faut cependant que je vous explique ma lenteur rpondre, ainsi que linsuffisancede ma lettre.

    En dehors des proccupations qui ne sont pas faites pour une communication postaleet des travaux littraires accidentels, jai deux travaux quotidiens, qui mabsorbentplus quil ne faut peut-tre.

    1 Je publie un gros volume sur la philosophie morale, qui sera suivi par deux pareils sur la mtaphysique et lesthtique, dont une moiti est sous presse tandis que lederniers chapitres sont encore in statu nascenti.

    2 Je rdige la section philosophique et en partie thologique dune norme encyclopdise (lettres A-L) parue en trente-cinq volumes, deux mille feuilles dimpression, trente-deux mille pages ; la plupart des articles de ma section sont crits par moi-mme, et la lettre M, laquelle nous sommes arrivs, est infernale : matire, matriame, manichisme, mtaphysique, mystique, morale, monisme, monothisme, monophysite, monothlite, mandens, Maimonide, Malebranche, Mill, et un tas de termes russes que jevous pargne. Maintenant, je profite de deux ou trois jours un peu plus libres, entre Malebranche et Matire, pour vous rpondre dune manire trs incomplte.

    Je savais dj quelque chose sur le mouvement anglo-romain par la Quinzaine, que lonmenvoie quelquefois. Je trouve ce mouvement non seulement trs dsirable en lui-mme, ais encore trs tempestif, au moment o certaine partie de Right Reverends commence jeter des oeillades du ct Nord-Est ; ces oeillades platoniquement adultrines ne peuvent avoir quun seul rsultat, celui dembter les bons et dencourager les mchants ;grce au mouvement anglo-romain, ce triste effet sera quasi manqu[13].

    Vous savez que, selon mon avis, tant que la Chrtient orientale est dans ltat o ellst, tout succs extrieur pour elle ne peut tre quun malheur pour la cause du Christinisme universel et, partant, pour les vrais intrts de tout pays chrtien, la Russieet la France comprises. Par contre, dans ltat actuel des choses, tout ce qui est succs pour la chrtient occidentale dans le sens de son unification est un bonheur po

    ur tout le monde.

    Quant votre demande de vous fournir des donnes pour un article concernant ma trs maigre personne, je dois, pour des raisons que vous devinerez peut-tre, me borner une courte exposition de mes principes religieux. Si les remarques qui suivent sont inutiles pour larticle en question, acceptez-les tout de mme comme une manifestation amicale.

    Et, pour commencer, je commence par la fin.

    Respice finem. Sur ce sujet, il ny a que trois choses certaines attestes par la parole de Dieu :

    1 Lvangile sera prch par toute la terre, cest--dire que la vrit sera propose humain, ou toutes les nations.

    2 Le Fils de lHomme ne trouvera que peu de foi sur la terre, cest--dire que les vras croyants ne formeront la fin quune minorit numriquement insignifiante et que la lus grande partie de lhumanit suivra lAntchrist.

    3 Nanmoins, aprs une lutte courte et acharns, le parti du mal sera vaincu et la minrit des vrais croyants triomphera compltement.

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    voir dire, en bonne conscience, que telle ou telle action ou entreprise est unecollaboration positive avec Jsus-Christ. Cest le critrium dfinitif. Quant au ct pue et purement humain de laction, son exposition (en tant quil sagit de la Russie)nest pas faite, dans les conditions donnes, ni pour la publicit, ni mme pour la pose. Nous en parlerons donc Paris. Quand ? Je commence vraiment croire que le nombre cinq est fatal pour mes visites en France et que jy viendrai en 1898.

    Ah ! combien de choses aurons-nous nous dire ? Et en attendant pourquoi ne me donnez-vous aucun dtail de votre vie prive ? Monsieur votre beau-pre est-il en bonnesant ? Je vous prie de remettre mes salutations les plus cordiales Mme Tavernier.Sil y a des amis Paris qui se souviennent de moi (ce qui serait une preuve dune trs bonne mmoire et dun coeur gnreux, vu mon silence absolu), embrassez-les de ma p. Je vous embrasse mille fois, mon ami sans pareil.

    Tout vous,

    Vladimir Soloviev.

    On voit que, dans ses propos intimes, de mme que dans ses dclarations publiques, Soloviev dsignait la Papaut comme le centre ncessaire de lunion des glises.

    Ce qui a vari chez lui, ce nest pas la doctrine sur la ncessit ou sur les condition

    de lunion des glises, mais cest, selon les circonstances, lespoir quil avait de vse raliser le commencement dun si grand dessein.

    Peut-tre faudrait-il dire quune autre chose encore a subi des variations : linjustesvrit avec laquelle il apprciait certaines priodes de la politique religieuse occntale ou ce quil appelait le papisme. Or, vers la fin, cette injuste svrit diminua ne manire sensible et continue. Ainsi, en 1881, parlant du Moyen ge devant un auditoire de jeunes filles, il avait encore reproduit lune des fausses accusations les plus rptes propos de la croisade contre les Albigeois. Tout le monde connat la ole attribue au lgat du Pape : Tuez-les tous. Dieu reconnatra les siens. Or, la ole atroce et fameuse na t rapporte par personne qui lait entendue ni mme par aucvain contemporain digne de crance. Elle napparut que soixante ans plus tard, sousla plume dun Allemand, Csaire de Heisterbach, qui navait ni probit ni culture histo

    ique et qui ne racontait que des commrages. Comme beaucoup dautres analogues, le mensonger rcit de Heisterbach a t cru pendant des sicles. Mais aujourdhui les vraisstoriens, mme libres penseurs, le ddaignent et le repoussent. Soloviev eut loccasion de sen apercevoir, lui qui continuait dtudier lorsquil tait reconnu pour un matans lensemble de ses derniers travaux, sa science historique, comme sa philosophie et sa thologie, est de plus en plus impartiale et sereine. On peut, sans fairetort Soloviev, se souvenir des erreurs o il tomba. Elles ne sont pas nombreuses ;et il savait, si humblement, si aisment, les avouer et sen corriger !

    Outre lhumilit et la droiture, admirables chez lui, il tait aid se rectifier par doctrine mme, vaste et complte, quil possdait pleinement et qui lui assurait le donet le sens de lquilibre.

    Cest tout fait loppos de ce qui se remarquait chez Lon Tolsto, dont il fut toujoet de plus en plus, ladversaire. Ces deux gnies, si diffrents dallure et de nature,se rencontraient, et se heurtaient, sur le terrain de la morale, comme de la religion. Le clbre romancier, on le sait, avait au suprme degr la prtention dtre unste et mme le plus grand des moralistes En ralit, il ny entendait rien. Ce quil coenait ou croyait comprendre, il le saisissait par un instinct fantaisiste, aveugle, emport, la fois obstin et mobile. Tolsto tait peu prs incapable dune argudigne de ce nom. En outre, il ne possdait quune science confuse et vulgaire. Soloviev, au contraire, personnifiait la pense mthodique, quilibre jusque dans les effots les plus ardents et les plus audacieux, habitue utiliser les ressources dun sav

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    oir immense. Tolsto, qui invoquait si souvent lautorit du Christ, manquait compltemnt de foi chrtienne et nen avait ni la notion, ni le sens, ni le got. Ses commentaires sur lvangile, et aussi sur la morale, sont souvent dune prtention et dune navles. Son gnie consistait observer et peindre les sentiments et les passions des individus. Cela, il le faisait avec une pntration et une adresse merveilleuses, mais instinctives. Tolsto tait tout instinct, tout caprice ; tandis que Soloviev soumettait aux rgles de la logique, de la science et de la foi ses plus vives aspirations. Pendant quelque temps, lun et lautre avaient sembl unis pour le mme combat enfaveur de la libert, de la justice et de la charit (je dois rappeler ici que Soloviev se montra toujours radicalement oppos la peine de mort) ; mais, assez vite, Tolsto senfona dans les voies de limpit et de lanarchie ; et, alors, lhostilit ands crivains russes devint invitable et sans remde. Il y avait eu, entre eux, desrelations personnelles, dans lesquelles Soloviev stait efforc dintroduire de lamitolsto, passionnment dsireux de faire le prophte, ne supportait la contradiction quelorsquelle venait dhommes qui ne pouvaient lui porter ombrage. Soloviev dut prendre le parti de le contredire et, entre autres exemples, maint endroit du gros volume intitul la Justification du Bien, mais sans nommer une seule fois son rival.Comme le note M. Radlov, cet ouvrage renferme une constante polmique contre les opinions de Tolsto . Dans le dernier livre de Soloviev, les Trois Entretiens, qui madonn loccasion de publier la prsente tude, la doctrine de Tolsto est encore longunt et vigoureusement combattue, sous une forme originale, spirituelle, lgante, o legrand art littraire se met au service de la philosophie suprieure, de la foi religieuse et de la mystique. L, encore, le nom de ladversaire nest pas prononc.

    Tolsto ou Soloviev, lequel des deux durera le plus longtemps et exercera la plusprofonde influence ? Ce nest pas difficile deviner ; ou plutt rien na besoin dtrin. Tolsto a prodigu lexemple des garements o petit tomber un gnie dsquilibr enseur, il a dcourag la confiance et lindulgence.

    Au contraire, la renomme et lautorit de Soloviev ne cessent de grandir, mme dans demilieux trs divers. Les littrateurs et les artistes le lisent avec attention, avec motion bien souvent. Sa pense, vraiment universelle, les attire et les impressionne. Il y a de lui, sur la critique et sur lesthtique, une srie dtudes qui sont ples de lumires.

    Jai dit quil tait pote. On lui reconnat tous les droits ce titre. Rcemment a paixime dition de son oeuvre potique. Brillante et puissante, cette oeuvre est trs va

    ie. Elle est riche de pense, de lyrisme, de tendresse et damour. La posie de Soloviv a le plus vident caractre de spontanit. Aussi traduit-elle abondamment les diffrs tats dune me trs forte et trs sensible. Maintes fois, ce sont les impressions devie courante qui inspirent le pote philosophe. Il console un ami, ou mme un inconnu ; il clbre un souvenir soudainement rveill ; il chante sa mlancolie, comme son housiasme. Des lointains et splendides horizons de la pense humaine il revient aisment la contemplation des choses terrestres, lanalyse et la peinture des sentits gnreux, dlicats, tendres, amoureux, do il fait jaillir le charme et aussi la spdeur. Il a compos en vers un rcit autobiographique. Ces pomes, dont plusieurs sontparfaits, Soloviev les crivait sans prtention et plutt en manire de dlassement.

    Sa correspondance (la publication est loin den tre termine) remplit aujourdhui quate volumes. Elle est trs expressive, trs intressante, souvent trs importante. On la

    it avec lattrait que prsente lintimit dun gnie original et dlicieux.

    Est-ce sa thorie morale, ou sa philosophie, ou sa doctrine religieuse, ou son enseignement mystique qui conservera le plus de prestige ?

    M. Radlov se pose la question en achevant la belle tude biographique et critiquejointe au dixime volume des Oeuvres. Lminent crivain, diteur de ces Oeuvres, estimue la pense russe puisera souvent linspiration et le soutien dans lenseignement al institu par Soloviev ; mais, selon M. Radlov encore, il est trs possible aussique la partie mystique de la philosophie de Soloviev trouve le terrain favorable

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    entale), puis The Anglican and Eastern Association. En 1912, plusieurs membres importants de cette socit se sont rendus Petrograd pour y dlibrer avec des membrese association russe, sur un programme dunion religieuse.

    Premier entretienSur la guerre? Introduction Deuxime entretien ?

    Audiatur et prima pars.

    Ces entretiens, dats de 1899, avaient lieu dans le jardin dune villa situ au pied des Alpes, tout prs des bords de la Mditerrane. La premire conversation sengagea avque je fusse arriv. Elle portait sur la propagande que faisaient certains clbres pacifistes de divers pays... Je ne russis pas reconstituer convenablement le dbut de lentretien. Il ne me convenait pas non plus de le tirer de ma propre tte, lexempe de Platon et de ses imitateurs. Je commenai donc mon rsum avec les paroles que jetendis prononcer par le Gnral lorsque je mapprochais des interlocuteurs.

    LE GNRAL (agit ; se levant de son sige ; sasseyant de nouveau et parlant avec des tes rapides). Non ; permettez. Dites-moi seulement ceci : la chrtienne et glorieuse anne russe[1] existe-t-elle encore ou a-t-elle cess dexister ? Oui ou non ?

    LHOMME POLITIQUE (tendu sur une chaise longue, parlant dun ton qui rappelle la foiquelque chose des dieux insouciants dpicure, dun colonel prussien et de Voltaire). Si larme russe existe ? videmment, elle existe. Auriez-vous entendu dire quelle bolie ?

    LE GNRAL. Ne feignez donc pas de vous mprendre ! Vous saisissez parfaitement que jne parle pas de cela. Je demande si, maintenant ainsi que jadis, jai le droit deconsidrer larme existante comme une vritable force militaire chrtienne ; ou si ce

    dnomination na plus de valeur dsormais et doit tre remplace par une autre.

    LHOMME POLITIQUE. Ah ! voil ce qui vous inquite ! Mais la question nest pas de nocomptence. Adressez-vous plutt la Chambre hraldique, charge de surveiller lusaglitres de toute sorte.

    M. Z... (avec quelque arrire-pense). Probablement, une telle question la Chambre aldique rpondrait que la loi ninterdit pas lemploi des anciens titres. Est-ce quon empch le dernier prince de Lusignan de sappeler roi de Chypre, quoiquil nexert moins du monde le gouvernement de Chypre et quoique ni sa sant ni sa bourse ne lui permt de boire du vin de Chypre ? Pourquoi donc notre arme actuelle ne pourrait-elle pas tre qualifie service militaire du Christ ?

    LE GNRAL. Il ne sagit pas de qualifications. Blanc ou noir, est-ce un titre ? Douxou amer, est-ce un titre ? Hrosme ou lchet, est-ce une affaire de titre ?

    M. Z... Cela ne dpend pas de moi. Cest laffaire des gens qui reprsentent la lgal

    LA DAME ( lHomme politique). Pourquoi vous en tenir aux mots ? Assurment, en parlant de son "service militaire chrtien", le gnral avait une ide.

    LE GNRAL. Je vous rends grces. Voici ce que je voulais et veux dire. Dans le coursdes sicles et jusqu la date dhier, tout homme de guerre, simple soldat ou feld-mar

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    LE GNRAL. Vous navez pas du tout devin. Moi-mme jai rencontr des gens trs verles prtres blancs, parmi les banquiers, parmi les fonctionnaires et parmi les paysans ; et la crature la plus vertueuse que je puis me rappeler tait bonne denfantschez un de mes amis. Mais nous parlons dantre chose. propos des saints, jai demand comment un si grand nombre de soldats ont pu trouver place sur la mme ligne quedes moines et voir leur profession prfre toutes les professions paisibles et civils, si, toujours, la guerre a pass pour un mal tolr comme le commerce des boissons ou mme quelque chose de pire. videmment, les nations chrtiennes qui ont reconnu dessaints (bien entendu pas les seuls russes mais approximativement les autres aussi), non seulement ont honor, mais encore ont honor dune faon spciale ltat militat parmi toutes les professions du monde, une seule, celle de la guerre, a t rpute popre instruire, en quelque sorte, ses meilleurs reprsentants dans la pratique dela saintet. Une telle opinion est en contradiction avec le mouvement actuel contre la guerre.

    LHOMME POLITIQUE. Mais, ai-je dit que rien na chang ? Un heureux changement saccoit, sans aucun doute. Laurole religieuse qui, aux yeux de la foule, entourait la guerre et les gens de guerre est enleve maintenant. Cest ainsi. Et cette nouveaut nedate pas dhier. Qui en souffre, au point de vue pratique ? Peut-tre le clerg, puisque la prparation des auroles est de son domaine. Mais il y a encore quelque chose nettoyer de ce ct. Ce quon ne peut maintenir littralement, on linterprte dans allgorique ; et le reste est livr au silence et loubli bien intentionns.

    LE PRINCE. Oui, les bonnes adaptations se produisent. En vue de mes publications

    , jobserve notre littrature ecclsiastique. Ainsi dj, dans deux journaux, jai eu lisir de lire que le christianisme condamne absolument la guerre.

    LE GNRAL. Allons donc ! Impossible.

    LE PRINCE. Moi-mme, je nen croyais pas mes yeux. Mais je puis faire la preuve.

    LHOMME POLITIQUE (au Gnral). Vous voyez ! Pourtant, il ny a pas l de quoi vous tnter. Votre affaire, cest laction, et non lart de bien dire. Amour-propre professionnel et vanit, nest-ce pas ? Cela ne vaut rien. Mais, en pratique, je le rpte, les hoses, pour vous, demeurent telles quautrefois. Quoique, aprs avoir pendant trenteans empch tout le monde de respirer, le systme militariste doive maintenant disparatre, la force arme subsiste jusqu un certain point ; et tant quelle sera admise,

    --dire reconnue indispensable, on exigera delle les mmes qualits que dans le pass.

    LE GNRAL. Mais cest vouloir traire une vache morte. Do viendront ces indispensabualits militaires, puisque la premire, sans laquelle aucune autre nexiste, cest la orce morale, qui repose sur la foi dans la saintet de son uvre ? Comment cela sera-t-il possible alors que la guerre est rpute crime et dsastre, supportable seulement la dernire extrmit ?

    LHOMME POLITIQUE. Mais on ne demande pas aux gens de guerre de faire un tel aveu.Quils se croient suprieurs aux autres, personne nen prendra ombrage. On vient de vous expliquer que le prince de Lusignan fut laiss libre de se considrer comme le roi de Chypre, pourvu quil ne nous demandt pas de lui payer du vin de Chypre. Ne touchez pas nos poches plus quil ne faut et soyez vos propres yeux le sel de la ter

    re et lornement de lhumanit ! Qui vous en empche ?

    LE GNRAL. Soyez vos propres yeux ! ..... Est-ce que nous parlons de la lune ?ce dans le vide de Torricelli que vous garderez les soldats afin de les protger contre toute influence trangre ? Et cela notre poque de service militaire universelde service dune dure restreinte, et de journaux bon march ! Non, la question est rop simple ds que le service militaire est devenu obligatoire pour tous et pour chacun. Ds que, dans toute la socit, en commenant par les reprsentants de ltat, cus, par exemple, stablit une nouvelle opinion oppose la guerre, cette opinion doitfatalement, semparer de lesprit de larme. Si la masse du public, aprs lautorit,

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    considrer le service militaire comme un mal invitable provisoirement, alors, et en premier lieu, on ne verra plus personne choisir de plein gr et pour toute la vie la profession militaire, except les rebuts de la nature qui ne savent plus quedevenir. Ensuite, tous ceux qui, contre leur dsir, seront obligs de subir le service militaire temps, le subiront avec les sentiments que les galriens, attachs leubrouette, ont pour leurs chanes. Bonnes conditions, nest-ce pas ! pour parler desvertus militaires et de lesprit guerrier !

    M. Z... Jai toujours t persuad quaprs lintroduction du service militaire univene serait plus, pour la suppression de larme et des divers tats spars, quune affae temps et dun temps pas trs prolong, vu lallure acclre avec laquelle marche mailhistoire.

    LE GNRAL. Vous avez peut-tre raison.

    LE PRINCE. Je dirai mme que certainement vous avez raison, quoique, jusqu prsent,ne men ft pas venue de cette manire. Mais enfin, cest superbe. Pensez donc seulemet ceci : le militarisme engendre, comme sa suprme expression, le service militaire universel obligatoire ; et, par l, prcisment, il entrane la ruine non seulement dmilitarisme le plus moderne, mais aussi des anciens fondements de lorganisationmilitaire. Cest merveilleux !

    LA DAME. La figure du prince en est gaye. la bonne heure. Tantt, il avait un airrne, qui ne sied pas du tout au vrai chrtien .

    LE PRINCE. Il y a autour de nous trop de choses attristantes. Seul un sujet de joie me reste : la pense que le triomphe de la raison est assur, malgr tout.

    M. Z... Quen Europe et en Russie le militarisme se dvore lui-mme, cest certain. Mquelles joies et quels triomphes rsulteront de ce fait, cela est encore voir.

    LE PRINCE. Comment ? Vous doutez que la guerre et luvre guerrire soient un mal exte et absolu dont lhumanit doit infailliblement et mme tout de suite saffranchir ? Vus doutez si lentire et prompte abolition de ce cannibalisme serait, dans tous lescas, le triomphe de la raison et du bien ?

    M. Z... Je suis mme entirement assur du contraire.

    LE PRINCE. De quoi donc ?

    M. Z... De ceci : que la guerre nest pas un mal absolu et que la paix nest pas unbien absolu, ou, plus simplement, quil peut y avoir et quil y a une guerre bonne et quil peut y avoir et quil y a une paix mauvaise.

    LE PRINCE. Ah ! Maintenant, je vois en quoi diffrent votre opinion et celle du gnrl. Lui, pense que la guerre est toujours un bien, et la paix toujours un mal.

    LE GNRAL. Mais non ! Jadmets parfaitement que la guerre peut tre parfois une chosrs fcheuse, prcisment quand nous sommes battus, comme, par exemple, Narva ou Auitz, et que la paix peut tre une chose magnifique, telle, par exemple, que la pai

    x de Nichstadt ou de Kutchuk-Kanardji.

    LA DAME. Voil, me semble-t-il, la variante du clbre apophtegme de ce Cafre ou de cHottentot qui se vantait un missionnaire de savoir parfaitement distinguer entre le bien et le mal : le bien, disait-il, cest lorsque jenlve autrui des femmes etdes vaches ; le mal, lorsquon menlve les miennes.

    LE GNRAL. Votre Africain et moi nous plaisantions ; lui, sans le vouloir ; et moi, dessein. Maintenant, il faudrait savoir comment les hommes intelligents traitent la guerre sous le rapport moral.

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    LHOMME POLITIQUE. Pourvu seulement que nos hommes intelligents ne mlent pas quee affaire scolastique et mtaphysique un pareil sujet, qui est clair et historiquement conditionn.

    LE PRINCE. Clair ? Comment entendez-vous cela ?

    LHOMME POLITIQUE. Mon point de vue est le point de vue ordinaire, europen, lequeldailleurs, dans dautres rglons du monde, est, peu peu, adopt par les gens cultiv

    LE PRINCE. Et, bien entendu, il consiste essentiellement en ceci : que tout estrelatif et quil ny a pas de diffrence absolue entre lobligation et la non-obligatio, entre le bien et le mal. Nest-ce pas !

    M. Z... Je vous demande pardon. Cette dispute est, suivant moi, inutile notre dbat. Ainsi, par exemple, je reconnais parfaitement une opposition absolue entre lebien moral et le mal moral ; mais, en mme temps, il est pour moi trs clair que laguerre et la paix ne se plient pas cette mesure. Ce serait entirement impossiblede peindre la guerre tout en noir et la paix tout en blanc.

    LE PRINCE. Mais cest une contradiction dans les termes ! Si une chose qui est mauvaise en soi, par exemple le meurtre, peut devenir bonne dans certains cas, quand il vous convient de lappeler guerre, alors o se place votre distinction absoluedu bien et du mal ?

    M. Z... Comme vous simplifiez les questions ! Tout meurtre est un mal absolu ; la guerre est le meurtre ; donc la guerre est un mal absolu. Cest un syllogisme dupremier genre. Seulement, vous avez oubli que vos deux prmisses, la majeure et lamineure, ont besoin dtre dmontres. Par consquent, la conclusion est encore suspenen lair.

    LHOMME POLITIQUE. Eh bien ! Est-ce que je navais pas dit que nous tomberions clansla scolastique ?

    LA DAME. Oui. Au fait, de quoi donc parlent-ils ?

    LHOMME POLITIQUE. De certaines prmisses, majeures ou mineures.

    M. Z... Excusez-moi. Nous allons venir tout de suite la question. Ainsi, vous affirmez que, dans tous les cas, le fait de tuer, cest--dire darracher la vie quelqu, est un mal absolu ?

    LE PRINCE. Sans nul doute.

    M. Z... Et tre tu, est-ce un mal absolu ou non ?

    LE PRINCE. Pour les Hottentots, oui, naturellement. Mais, enfin, nous parlons dumal moral. Celui-l ne peut consister que dans les propres actions dun tre raisonnable, actions dpendant de lui-mme, et non dans ce qui se produit linsu de sa volontDonc, tre tu cest la mme chose que de mourir du cholra ou de linfluenza. Non seul

    ce nest pas un mal absolu, mais mme pas du tout un mal. Socrate et les stociens nous lont appris.

    M. Z... Ma foi, je ne me porterai pas garant dautorits si anciennes. Mais je ferairemarquer que, dans lapprciation morale du meurtre, votre absolutisme semble clocher. Selon vous, le mal absolu consisterait faire subir autrui une action qui narien de mauvais. Ce sera comme vous le voudrez, mais votre argumentation cloche.Nous ngligerons cette claudication pour ne pas nous engager du coup dans la scolastique. Ainsi, propos du meurtre, le mal consiste non dans le fait physique desupprimer une existence mais dans la cause morale de ce fait, cest--dire dans la m

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    auvaise volont du meurtrier. Sommes-nous daccord ?

    LE PRINCE. Certainement. Sans cette mauvaise volont, il ny a pas de meurtre ; il ya seulement malheur ou imprudence.

    M. Z... Cest trs clair, quand la mauvaise volont a fait compltement dfaut, par ee dans le cas dune opration malheureuse. Mais on peut se reprsenter une situation dn autre genre. Quand la volont, sans se proposer directement darracher la vie un homme, a cependant, davance, accept ce risque pour le cas dextrme ncessit ce meuera-t-il absolument coupable vos yeux ?

    LE PRINCE. Certainement il le sera, ds que la volont a accept lide du meurtre.

    M. Z... Mais, est-ce quil narrive pas que la volont accepte lide de tuer sans tndant une volont mauvaise ? Par consquent, dans ce cas, le meurtre ne peut tre un mal absolu, mme au point de vue subjectif.

    LE PRINCE. Cela est tout fait incomprhensible... Dailleurs, je devine : vous songz au fameux exemple dun pre qui, dans quelque lieu dsert, voit sa fille innocente (pour le plus grand effet, on ajoute en bas ge) attaque par un garnement furieux qui tente daccomplir un hideux forfait. Alors, le malheureux pre, nayant pas le moyende la protger autrement, tue lagresseur. Jai rencontr cet argument mille fois.

    M. Z... Ce qui est remarquable, cependant, ce nest pas que vous ayez rencontr larg

    ment mille fois, mais que, pas une seule fois, personne nait entendu les gens devotre opinion critiquer pour de bon, ou mme si