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  • baudouin jurdantCRITURE ALPHABTIQUE ET STRATGIES COGNITIVES

    1. L'criture grecque

    Cest au dbu du VIIe sicle av. J.-C. que la version grecque de l'alphabet invent par les Phniciens se stabilise peu peu et se diffuse de plus en plus dans le monde mditerranen. Cette diffusion prend appui sur ce qui semble avoir t l'une des premires fonctions de l'criture grecque : la mmorisation des rcits confis auparavant la tradition orale. L'criture alphabtique grecque s'est d'abord impose travers la transcription des rcits de l'pope homrique. Cette mmoire artificielle tait plus efficace que la mmoire naturelle et vivante des hommes.

    Trs rapidement, l'criture fait natre d'autres textes destins l'vocation potique. La posie de l'poque archaque ne se conforme pas au style pique d'Homre ou Hsiode. C'est une posie personnelle. Elle exprime les motions de lame individuelle (Finley, 1983 ; Havelock, 1981). L'criture fait cho la vie psychique intrieure. Elle rvle une nouvelle dimension de la conscience : sa dimension prive. Ce phnomne mrite l'attention cause du contraste existant entre cet usage personnel de l'criture et celui qui a prsid antrieurement au dveloppement des critures pr -alphabtiques. Celles-ci taient l'objet d'une appropriation conomique et politique. Commandement, inventaires, comptabilits, contrats, classifications, etc., telles taient les pratiques qui ont dtermin l'mergence de ce que jack Goody (1979) a appel la raison graphique . L'criture grecque semble rompre avec cette tradition d'appropriation socio-politique de l'crit (Schnapp-Gourbeillon, 1982). Pourquoi ?

  • Conformment une tradition trs ancienne qui, pourtant, a parfois t remise en cause (fvrier 1963 ; Havelock, 1981), je situerai l'originalit du systme grec par rapport l'alphabet phnicien, dans la notation des voyelles. Cette initiative s'est faite par utilisation des restes : certaines consonnes propres aux langues smitiques ne figuraient pas dans la phonologie du grec. Les signes ainsi rendus disponibles ont alors servi noter les voyelles. En effet, contrairement aux langues smitiques o la dimension vocalique interne aux racines est susceptible de varier selon la fonction grammaticale des mots dans la phrase, la langue grecque possde un lexique dont les racines indo-europennes intgrent des voyelles relativement stables (Lveque, 1964).

    2. La fidlit de l'crit l'oral

    L'importance de cette innovation est gnralement admise, bien que rarement explique. D'habitude, on estime que la notation des voyelles a renforc la fidlit de l'crit vis--vis de son modle oral. L'criture grecque aurait russi donner une reprsentation visuelle de la parole plus exacte qu'aucun autre systme (qu'il soit consonantique comme celui des Phniciens, syllabique comme le linaire-B que les Grecs ont utilis avant l'alphabet, ou idographique). Cette ide vient spontanment l'esprit au nom d'une fidlit phontique ingale. En effet, la fidlit de l'crit l'oral ne semble pouvoir dsigner autre chose qu'une correspondance sensorielle bien ajuste entre la graphie et l'articulation sonore qu'elle reprsente. Il s'agit l d'un idal qui, depuis le XVIIme sicle, a souvent t dfendu de faon partisane, comme l'a bien vu Dagognet (1973). Une criture fidle serait une criture capable de donner des sons de la langue parle un reflet exact et dnu d'ambiguts.

    Les choses peuvent tre envisages autrement. On pourrait par exemple admettre que le critre essentiel de cette fidlit est moins une affaire d'ajustement sensoriel entre le graphisme et son interprtation sonore, qu'entre les principes qui inspirent le dcoupage des units graphiques d'un ct, et celui des units de la parole de l'autre. L'application d'un tel critre accorde aux syllabaires et aux idographies une fidlit bien plus grande et plus nette que celle laquelle l'alphabet grec pourrait jamais prtendre.

    Si on admet en effet que le signe linguistique mis en oeuvre par la parole, est une entit psychique deux faces (signifiant/signifi) et que le signifiant est constitu par des units syllabiques plutt que phontiques - comme Saussure (1972) le pensait et comme de nombreux travaux semblent le confirmer (Mehler, 1981 ; Rakerd, 1984 ; etc.) - alors ce sont les syllabaires qui doivent recevoir le premier prix de la fidlit, suivis de prs par les idographies dont le dcoupage graphique s'inspire des structures conceptuelles du signifi. Par contre, l'alphabet grec aurait droit une palme spciale pour son infidlit

  • flagrante cause de l'atomisation littrale de ses units graphiques et cause des valeurs sonores variables que chacune de ces units peut avoir. Certes, les lettres ont une valeur indicative incontestable en vue de l'articulation d'noncs oraux mais il semble que leurs valeurs sonores ne font cho aucune dimension du traitement acoustique effectu par le cerveau sur les signifiants de la parole. Le lecteur d'un texte alphabtique ne lit pas des lettres ; c'est travers celles-ci qu'il peut apprhender ce que le texte donne effectivement entendre.

    Ce n'est d'ailleurs pas le fait d'entendre ce qui est saisi par la lecture qui, en soi, spcifie l' effet alphabtique . Les autres systmes de notation et, notamment l'idographie chinoise (Tzeng & Singer eds., 1981), suscitent gnralement eux aussi un traitement crbral de type acoustique. Mais idographies et syllabaires reposent sur un dcoupage graphique ajust l'une des composantes du dcoupage qui fonde les structures de la parole, soit au niveau du signifiant (syllabes), soit au niveau du signifi (concepts). Leur graphisme exige du lecteur qu'il puisse reconnatre visuellement chaque forme pour ce qu'elle reprsente acoustiquement ou smantiquement par rapport aux structures de l'oral.

    Les lettres (grammata) du texte alphabtique par contre, doivent en quelque sorte s'effacer devant les yeux du lecteur (Kolers, 1969). Elles doivent faire preuve de transparence. Le graphisme littral doit permettre certains lments (stroicheia) de la parole du texte de se recrer dans l'intriorit psychique du lecteur.

    Il est difficile de dire quels sont exactement ces lments de la parole intriorise par la lecture alphabtique, mais la plupart des auteurs sont d'accord pour dire qu'elle s'entend. Or il est difficile de croire que sa dimension acoustique pourrait rsulter d'une interprtation sonore des units graphiques auxquelles on a affaire. L'accs la rsonance interne du discours est mdiatis par des lments visuels qu'il ne faut surtout pas identifier comme tels, semble-t-il ! Les lettres feraient appel une facult de discrimination visuelle plutt qu' des mcanismes de reconnaissance des formes graphiques.

    3. Le problme sensoriel

    Je crois que le systme alphabtique pose un problme sensoriel trs srieux au cerveau humain. Celui-ci reoit des donnes qui, une fois parvenues l'aire visuelle primaire (aire 17 de Broadman), sont directement transmises aux aires corticales auditives responsables du traitement acoustique des sons du langage articul (Lazorthes, 1982). Cette transmission nerveuse ignore la spcificit sensorielle (de nature visuelle) du stimulus graphique. En effet, cette spcificit sensorielle ne dpend, au niveau du cortex, que de la

  • diffrenciation topographique du cerveau : on entend tel endroit, on voit > dans telle autre partie, on sent -b encore ailleurs, etc. D'autre part, les transmissions nerveuses intracrbrales relvent de mcanismes lectro-biochimiques indiffrents aux spcificits sensorielles (Changeux, 1983).

    Si donc la rsonance crbrale interne provoque par l'criture alphabtique dclenche dans l'hmisphre gauche une activit neuronale correspondant un traitement acoustique des donnes transmises par voie optique, la question de l'origine extrieure de ces donnes devient invitable. Le recours une origine visuelle est rendu problmatique par le dcalage existant entre le dcoupage littral du graphisme et le dcoupage syllabique des signifiants traits. Le problme est d'autant plus aigu que tout traitement acoustique de donnes sonores au niveau du cortex, met en oeuvre les mcanismes responsables de la localisation des sons dans l'espace (Uziel, 1983). II est donc plus que probable que si le cerveau entend ce que la ralit extrieure lui prsente graphiquement, il sera tenu de rpondre aux questions suivantes : d'o viennent ces stimulations sonores ? de quelle ralit extrieure sont-elles l'cho ? quelle est la raction la mieux adapte cette action de l'environnement sur le cerveau ?

    4. La localisation des sons dans l'espace

    Pour localiser les sons dans l'espace, le cerveau humain se rvle particulirement sensible deux caractristiques objectives des stimulations auditives : d'une part, les diffrences d'amplitude de l'onde sonore, quand celle-ci parvient chacune des deux oreilles, la tte ayant un effet d'cran qui amortit son intensit du ct oppos sa source relle ; d'autre part, les diffrences de phase que traduisent les carts temporels sparant la stimulation par un mme son d'une oreille aprs l'autre. L'intgration de ces deux variables objectives du stimulus sonore se ralise au niveau du cortex.

    Il faut d'abord admettre que toute activit neuronale de l'aire auditive de l'hmisphre gauche met forcment en oeuvre les mcanismes responsables de la localisation des sons dans l'espace, ds que cette activit se dclenche sous l'impact d'une stimulation extrieure. Dans le cas de l'criture, cette extriorit est ambigu puisqu'elle est relaye par l'aire visuelle primaire qui mdiatise le transfert intracrbral des donnes graphiques. Mais, si le jugement d'extriorit se faisait ce moment-l sur une base optique, la lecture serait interrompue en permanence par l'identification de lettres l'extrieur. On peut donc supposer que le passage des donnes par l'aire 17, ne dtermine pas immdiatement le jugement d'extriorit . Celui-ci ne doit s'effectuer qu'au moment de l'interprtation linguistique ralise grce au traitement acoustique des donnes. Or, si c'est bien ce moment-l que l'extriorit de l'criture est apprci par le cerveau, alors

  • celui-ci n'a pu mettre en oeuvre que les variables qui font dpendre ce jugement d'extriorit des mcanismes de localisation des sons dans l'espace. Notons qu'un tel jugement relve d'une exigence sensorielle fondamentale dont l'enjeu est l'intgrit des sens par lesquels le monde extrieur nous est donn. L'absence de solution adquate ce problme ferait peser une menace de confusion sensorielle qui nous conduirait douter de la ralit de notre environnement sonore. L'criture alphabtique apparat ainsi comme le fonement empirique de la question pose par Descartes : Nos sens ne sont-ils pas trompeurs ?

    Comme dit prcdemment, la localisation des sons dans l'espace extrieur fait intervenir deux variables : l'intensit (diffrences d'amplitude) et le temps (diffrences de phase). Or on a pu mettre en vidence la possibilit pour ces deux variables de s'changer intgralement l'une contre l'autre, dans des conditions exprimentales particulires, rarement rencontres dans notre environnement sonore habituel (Mountcastle, 1980 ; Whitfield, 1983).

    Cette possibilit d'changes entre le temps et l'intensit des sons nous permet alors de formuler l'hypothse suivante concernant la localisation des sons traits par le cerveau ds qu'il a affaire l'criture alphabtique :

    1. (prmisse) tout son rel mobilise simultanment les deux variables responsables de la localisation des sons dans l'espace extrieur ; c'est l'intgration au niveau cortical de ces deux variables qui font savoir au sujet que les sons entendus viennent d'une source extrieure rellement sonore et situe tel angle par rapport au plan sagittal mdian ;2. (hypothse) les sons entendus partir de la mdiation alphabtique font reconnatre la diffrence de leur origine extrieure en ne mobilisant qu'une seule des deux variables localisatrices ; la slection s'effectue grce un troc crbral qui limine tout recours la variable carte ; autrement dit, ce serait la prsence d'une seule variable qui indiquerait l'origine intracrbrale des sons que l'criture passe en fraude, pour ainsi dire, dans l'intriorit psychique en empruntant une voie optique.3. (consquence) pour pouvoir ne mettre en oeuvre qu'une seule variable, le cerveau doit faire un choix qui, une fois effectu au moment de l'alphabtisation, l'engagera progressivement dans une stratgie cognitive dont les modalits seront fortement dtermines par la variable choisie.

    5. Consonnes et voyelles

  • Si un tel choix crbral est une contrainte impose par l'criture alphabtique et seulement par elle, c'est bien cause de cette innovation grecque consistant noter les voyelles.

    Au niveau des sons rels de la parole, consonnes et voyelles correspondent des bandes de frquentes distinctes (Uziel, 1983). L'organisation neuronale de l'appareil auditif reflte cette distinction de la priphrie au cortex. Les consonnes, situes plutt dans les hautes frquences, sont traites acoustiquement en fonction de leur intensit. Les voyelles, localisables dans les basses frquences, donnent lieu un traitement neuronal spcifique, plus sensible aux diffrences de phase.

    Si donc la rsonance crbrale de l'criture alphabtique exige une rponse au problme de l'origine extrieure des sons entendus , et si c'est sur la base de la slection d'une seule variable localisatrice (diffrences d'intensit ou carts temporels) que cette rponse peut spcifier l'origine intracrbrale de ces sons, alors la rponse demande induit forcment deux stratgies de lecture que je crois associes des modalits cognitives distinctes.

    Le choix de la variable intensit dtermine une reconnaissance globalisante des structures consonnantiques du graphisme alphabtique. La sensation sonore peut tre vive. Einstein disait : Quand je lis, j'entends les mots (Jakobson, 1983). L'ordre de succession syllabique des sons linguistiques tend s'estomper. L'exigence localisatrice auditive se rsorbe dans la production d'ondes associatives qui, dbarrasses des contraintes linaires du signifiant, envahissent d'autres aires corticales de faon diffuse ; elles envahissent notamment les zones associatives connectes aux aires visuelles, y dclenchant parfois des visions internes propres certaines modalits non-verbales de la pense (Hadamard, 1978). La stratgie qui en dcoule serait l'origine de l'esprit scientifique.

    La dynamique crative rsultant de cette stratgie cognitive est articule ce qui chappe au traitement crbral acoustique de l'criture cause de la slection de la seule variable localisatrice dfinie par ces diffrences d'amplitude (intensit). Ce qui chappe, c'est la dimension vocalique du graphisme. Les voyelles sont comme bloqus dans l'extriorit du texte. Or en acqurant ce statut d'lments bloqus l'extrieur, les voyelles se trouvent investies d'un questionnement sur la ralit de ce qu'elles donnent rellement voir ou entendre. Je dfendrai ici l'ide qu'elles vont raviver le souvenir d'une voix, la voix maternelle, au moment o celle-ci, peu aprs la naissance, peut servir de premier repre identificatoire destin mettre la conscience en prise avec l'extriorit du monde (Lacas, 1982). Ce rle de repre identificatoire initial dans la perception distance du monde extrieur peut galement tre rempli par le visage. Mais

  • il faut noter que ce sera l'un ou l'autre, et non les deux simultanment, sans quoi la notion mme de repre identificatoire premier n'a aucun sens.

    Toujours est-il que l'absence de toute rfrence psychique intrieure pour traiter de la dimension vocalique de l'criture, se traduira en une sorte d'appel qui, du dehors, introduit le scientifique ce qu'il ne peut gure comprendre autrement que comme une vocation. Au vocalisme vanescent de l'criture alphabtique fera cho, dans le cadre de cette stratgie propre l'esprit scientifique, l'ide d'une criture associe la ralit extrieure, celle du grand livre de la nature que Galile prtendait tre toujours ouvert devant nos yeux. Par rapport aux connaissances nouvelles qui surgissent de cet appel, le traitement crbral consonantique de l'criture alphabtique fournit les conditions de mise en place d'une armature thorique propre donner sa cohrence un tel contact pistmologique avec le monde extrieur.

    La deuxime stratgie cognitive se caractrisait par le choix de la variable temporelle (diffrence de phase) pour rsoudre le problme de la localisation dans l'espace des sons entendus transmis par l'criture. La lecture qui en dcoule est attentive la succession des syllabes grce au reprage de leur noyau vocalique. La sensation sonore est rduite en raison des interfrences issues d'une succession rapide des repres vocaliques. Le carambolage des voyelles qui en rsulte perptue un effet de masque auto-entretenu pendant la lecture. Cet effet homognise la sonorit vocalique du texte. L'exigence localisatrice se rsorbe dans une rfrence temporelle au pass immdiat : le lecteur n'entend pas ce qu'il lit parce qu'il est constamment en situation de l'avoir entendu . La stratgie cognitive associe ce type de lecture linaire fonderait ce que j'appellerai le style historique.

    Nous avions remarqu prcdemment que la notation des voyelles avait t intuitivement considre comme un facteur de rapprochement entre l'crit et l'oral. C'est sans doute exact mais probablement dans un sens trs diffrent de celui que l'intuition, prcisment, nous suggre. En effet, certains travaux permettent de penser que l'intgration des voyelles dans l'criture alphabtique n'a pas induit une ponctuation sonore plus concrtement sensible des textes offerts la lecture. Les voyelles introduisent une redondance graphique importante qui semble d'ailleurs se prolonger dans la redondance grammaticale. C'est la combinaison de ces deux types de redondance qui semble tre l'origine de la plupart des dcalages orthographiques que l'on observe dans les langues occidentales modernes (Adams, 1979). Apparemment, ces dcalages accentuent l'cart entre l'crit et l'oral. En fait, considrs du point de vue de la redondance qu'ils introduisent dans l'apprhension des formes graphiques, ils participent au renforcement de l'oralit alphabtique. D'aprs les travaux d'Adams (1979), les voyelles donneraient la

  • lecture un rythme temporel calqu sur le dcoupage syllabique du discours. Ce tempo vocalique est destin ordonner la perception du graphisme sur une ligne selon un principe de successivit analogue celui qui sous-tend la linarit temporelle du signifiant dans la production d'noncs oraux.

    Il faut en conclure que si les voyelles ont effectivement contribu diminuer l'cart entre l'crit et l'oral, ce n'est pas en raison de leur sonorit plus concrte, mais plutt parce que leur traitement crbral acoustique implique cette dimension essentielle de la parole que Saussure (1972) a identifi dans la linarit du signifiant .

    6. L'vidence clinique

    Les diffrents symptmes associs aux troubles de la lecture ont conduit certains auteurs distinguer nettement deux syndromes, la dyslexie profonde et la dyslexie de surface, selon l'absence ou la prsence apparentes d'un encodage phonologique' pralable l'interprtation smantique (Seron & Feyereisen, 1982). Il semblerait que certains patients puissent reconnatre dans le graphisme des catgories smantiques indpendamment de toute interprtation sonore (dyslexie profonde) alors que d'autres patients (dyslexie de surface) semblent capable de lire des sons indpendamment de toute interprtation smantique, celle-ci tant trs perturbe.

    Deux stratgies de lecture seraient mises en uvre :

    1. celle qui se trouverait perturbe dans la dyslexie profonde reposerait, selon moi, sur une association entre rythme syllabique et interprtation smantique. Le dtail graphique n'y semble pas investi de valeurs sonores mais cela n'implique aucunement l'absence d'un traitement acoustique des donnes linguistiques fournies par l'criture. Ce traitement acoustique, comme je l'ai suggr, reste latent au nom d'une sorte d'effet de masque qui opre au cours du processus de la lecture, y perptuant un silence adquat au stimulus graphique grce la slection des carts temporels pour rpondre l'exigence localisatrice. La localisation qui en rsulte ne fait pas rfrence un espace extrieur, mais plutt au temps intrieur d'un pass immdiat, celui de la mmoire court terme. La perturbation dyslexique de cette stratgie affecte effectivement la dimension acoustique de cette mmoire comme en tmoignent les erreurs smantiques de lecture que ces patients peuvent faire quand ils disent alligator aprs avoir lu crocodile, ou quand ils disent navire aprs avoir lu bateau ;

    2. la lecture qui serait trouble par une dyslexie de surface serait l'indice d'une stratgie plus nettement focalise sur la dimension consonantique du texte crit. Les patients de ce

  • type montrent en effet une sensibilit particulire aux donnes contextuelles qui induisent telle ou telle interprtation sonore du graphisme (que ces donnes se situent au niveau des squences littrales ou des niveaux suprieurs d'intgration squentielle : morpho-syntaxique ou smantique).

    L'existence de cette distinction entre deux stratgies de lecture est loin d'tre une nouveaut clinique. Wernicke l'avait dj observe et interprte travers une diffrence de niveau culturel ou d'ducation (Lecours & Lhermite, 1979). Les lecteurs lents taient jugs moins volus que les lecteurs rapides. En fait, la vitesse de lecture pourrait trs bien se diffrencier selon le type de stratgie crbrale investie par le sujet. La lecture rapide serait celle qui reconnat globalement des structures graphiques. C'est une lecture classificatrice en qute de rgularits intemporelles. Ses perturbations dyslexiques feraient apparatre plus nettement la dimension arbitraire du rapport entre le signifiant et le signifi. La lecture lente par contre mettrait en uvre la linarit du signifiant. Elle s'orienterait spontanment vers les donnes qui changent le sens habituel donn par le cours des choses. Elle serait l'afft de ce qui marque le passage du temps. Soucieuse du dtail pertinent, elle ne russirait l'identifier qu'au moment o celui-ci interromprait une srie temporellement ordonne.

    7. L'vidence culturelle

    On remarquera incidemment que la lecture forcment consonantique des textes dont le graphisme est inspir par le principe de l'alphabet phnicien (hbreu, arabe), induit une prfrence cognitive proche de celle qui caractrise l'esprit scientifique. Le problme pos par l'adoption d'un graphisme qui exclut la notation des voyelles se situe dans le danger d'un cart grandissant entre l'crit et l'oral. Dissocie de cette dimension vocalique de la parole (qui, en fait, introduit dans l'criture cette contrainte de linarit que tout graphisme rend, en principe, superflue), l'criture tend s'autonomiser dans un graphisme dconnect des forces vives d'une pense humaine -structure au dpart en fonction de la dimension orale des langues. La renaissance scientifique laquelle on a assist avec l'invention de l'imprimerie, me semble directement issue d'un resserrement des liens entre l'criture et la parole. Ce resserrement s'est manifest par la prfrence dont beaucoup d'auteurs scientifiques de cette poque ont tmoign pour crire et publier en langue vulgaire.

    Mais l'vidence culturelle la plus nette de l'effet alphabtique en termes de stratgies cognitives doit tre situe dans cette priode archaque de la Grce antique issue de la mise au point et de la diffusion de l'alphabet grec. Ce clivage cognitif a t mis en forme de faon trs nette par Platon dans le prambule de l'Hippias majeur o l'on voit

  • s'opposer la physis rvle par la sagesse des scientifiques comme Thals, et le nomos qui inspire l'intrt des Spartiates pour les gnalogies et l'histoire dont les sophistes font commerce (Guthrie, 1976). Dans l'Hippias majeur, Socrate cherche restaurer la pertinence de l'unit de l'esprit humain en portant son attention sur les critres universels du beau. On pourrait aisment montrer que toute la philosophie de Platon est travaille par ce dsir d'unit et de cohrence socio-culturelle. Une telle inspiration me semble relever directement des effets de rupture introduits par l'criture grecque.

    8. Le refus de choisir

    Bien entendu, la dfinition de ces types cognitifs ne doit pas nous inciter mener des enqutes psychologiques destines identifier autour de nous des cas qui leur feraient trs exactement cho. Il s'agit plutt de deux tendances stratgiques orientes vers deux formes distinctes de l'esprit humain. Ces deux formes ne sont, mon avis, ni opposes, ni complmentaires.

    En outre, on peut concevoir l'existence d'un troisime type de raction crbrale l'criture alphabtique : celle qui consisterait laisser le problme sensoriel qu'elle pose en suspens. Dans ce cas, l'absence de solution crbrale conduirait forcment l'mergence d'un symptme que je crois pouvoir identifier dans la monnaie frappe, invente en Lydie au milieu du VIIme sicle av. J.-C., c'est--dire dans le sillage de la diffusion de plus en plus large du systme grec de notation. La monnaie frappe aurait alors eu pour fonction de dsengager le cerveau humain de cette contrainte d'un choix intrieur entre deux modalits de construction du monde extrieur. Elle extriorise (et socialise) cette contrainte de choix individuel et priv. C'est par son intermdiaire qu'un nouveau principe d'organisation dtermine la cohsion sociale pour remplacer celui qui tait associ la tradition orale et la circulation des paroles et des rcits. Ce nouveau principe est fond sur la circulation des choses et non plus des mots. Les rencontres interhumaines s'appuient sur les besoins conomiques privs de chacun plutt que sur les changes linguistiques associs la tradition.

    Mais la polarisation cognitive que la monnaie frappe fait viter ceux qui choisissent de ne pas choisir, ne va pas moins se faire sentir dans des diffrences de comportement conomique en rapport direct avec la mdiation montaire. La monnaie sera considre par certains comme une richesse susceptible de les protger contre les incertitudes de l'avenir. Tel est en effet l'un des besoins fondamentaux de cette stratgie cognitive qui, d'une certaine manire, ignore le temps. D'autres ne verront dans la monnaie frappe qu'une bagatelle comme le dit Aristote, destine la mesure purement conventionnelle et approximative des biens que les changes font circuler. Pour ces derniers, la monnaie

  • n'est alors qu'un moyen d'information sur le prsent des changes interhumains. Elle devient langage propre structurer, par le biais du march et de ses cycles, le discours social intrieur.

    B. Jurdant est chercheur au Groupe d'tude et de Recherche sur la science de l'Universit Louis Pasteur de Strasbourg.

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