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Rhizome Bulletin national santé mentale et précarité édito RHIZOME n.m. (gr. rhiza, racine). Tige souterraine vivante, souvent horizontale, émettant chaque année des racines et des tiges aériennes. 35 Au sommaire Juillet 2009 Jean FURTOS RHIZOME est téléchargeable sur le Web : www.orspere.fr La clinique change-t-elle ? L’idée de ce numéro a germé lorsqu’une association, qui connaît son travail, a adressé un demandeur d’asile à un psychiatre pour « l’aider à rédiger son récit ». C’était la première fois que ce praticien recevait un patient en CMP pour une raison aussi peu « médicale », même si, en l’occurrence, une temporalité trauma- tique cassait littéralement le fil de l’histoire du requérant adressé. Quelque chose semblait comme en deçà ou au-delà de la clinique à travers l’expression de la demande de soins. On peut observer des changements du côté du fait clinique lui-même : - La souffrance psychique d’origine sociale est maintenant un fait reconnu, - Cette souffrance se déploie d’une manière plus massive qui peut rendre difficile un souci personnalisé et tendre à y substituer une « posture de guichet », - La tonalité de cette clinique psychosociale est autocentrée d’une manière prédo- minante par retournement sur soi de l’exclusion et du rejet (automutilation, auto- exclusion, isolement), - L’extension des phénomènes victimaires apparaît de plus en plus comme le retour contemporain d’une responsabilité pour autrui, sous le masque sacrificiel des ratés du social. Mais la clinique change aussi par précarisation du cadre qui la soutient : ce qui a du sens aujourd’hui peut devenir scandaleux ou inadapté demain, ou l’inverse. - A cet égard la labilité et l’orientation des lois qui organisent les institutions y participent largement, avec une obsession sur la gestion des flux d’argent, d’agents, de patients, de publics. - Le politique se manifeste aussi, en deçà ou au-delà de la clinique, par des contraintes concernant les demandeurs d’asile, comme suggéré en exergue, mais aussi par l’extension de la notion d’« indésirables ». - Les aspects quantitatifs et administratifs du maniement de la loi DALO pour l’accès à l’hébergement et au logement produisent des effets ambigus sur la clinique psychosociale. Plus globalement, la mélancolisation du lien social, bien décrite ces dernières années, semble en train d’affecter les cliniciens eux-mêmes. Ils restent certes conscients de porter quelque chose de l’humain, qui tend à devenir impossible à tenir, et impose l’idée d’une perte des valeurs et de l’éthique. Il faut prendre au sérieux ces remaniements profonds. Beaucoup d’équipes continuent de bien travailler, et avec conviction, mais il ne faudrait pas qu’une démoralisation professionnelle croissante entraîne le pire : une pratique sans état d’âme. Dans ce grand théâtre de la vie et des institutions, il importe de développer la capacité paradoxale de cauchemarder le désastre, à l’image du beau texte de santé mentale-fiction de Sylvie Zucca. Pourquoi ? Pour continuer de jouer son rôle professionnel en restant vivant (psychiquement), continuer de rêver l’avenir, et faire remonter à qui de droit ce qu’il en est ; et aussi, pour ne pas se satisfaire d’abandonner à son délire contextuel le SDF bac + 5, selon la vignette saisissante présentée par Christian Muller. Pour terminer par un sourire, à partir du texte de Rached Sfar, la négociation procédurale devrait toujours permettre… la possibilité d’une histoire d’amour singulière, et de tout ce qui soutient le goût de vivre. Souffrance psychique et mélancolisation Jean-Pierre MARTIN p. 9 « Aujourd’hui, je n’ai vu que de la précarité » Interview de Mohamed SAOUD p. 10-11 La victimité, émergence d’un processus et d’un dispositif Pascal PIGNOL et Loïck M. VILLERBU p. 12-13 « Il faut le laisser le tranquille… il a bac plus 5 » Christian MULLER p. 13 Quelle place reste-t-il pour la clinique avec les demandeurs d’asile ? Claire MESTRE p. 14 Une histoire d’amour « hivernale » Rached SFAR p. 15 ACTUALITES p. 16 DOSSIER Année 2030, cabinet Dr SZ Sylvie ZUCCA p. 2 et 5 Refus d’une posture de guichet Interview d’une Assistante Sociale p. 3 Augmentation des auto-agressions ? Didier ROBIN p. 4-5 Drogues en milieux festifs et nouveaux modes de consommations Ugo D’ALESSANDRO p. 6 Pratique infirmière en psychiatrie avec les gens de la rue Carole FAVRE p. 7-8

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RHIZOME n.m. (gr. rhiza, racine). Tige souterraine vivante, souventhorizontale, émettant chaque année des racines et des tiges aériennes.

35Au sommaire

Juillet 2009

Jean FURTOS

RHIZOME est téléchargeablesur le Web : www.orspere.fr

La clinique change-t-elle ?L’idée de ce numéro a germé lorsqu’une association, qui connaît son travail, aadressé un demandeur d’asile à un psychiatre pour « l’aider à rédiger son récit ».C’était la première fois que ce praticien recevait un patient en CMP pour une raison aussi peu « médicale », même si, en l’occurrence, une temporalité trauma-tique cassait littéralement le fil de l’histoire du requérant adressé. Quelque chosesemblait comme en deçà ou au-delà de la clinique à travers l’expression de lademande de soins.On peut observer des changements du côté du fait clinique lui-même :- La souffrance psychique d’origine sociale est maintenant un fait reconnu,- Cette souffrance se déploie d’une manière plus massive qui peut rendre difficileun souci personnalisé et tendre à y substituer une « posture de guichet »,- La tonalité de cette clinique psychosociale est autocentrée d’une manière prédo-minante par retournement sur soi de l’exclusion et du rejet (automutilation, auto-exclusion, isolement),- L’extension des phénomènes victimaires apparaît de plus en plus comme leretour contemporain d’une responsabilité pour autrui, sous le masque sacrificieldes ratés du social.Mais la clinique change aussi par précarisation du cadre qui la soutient : ce qui adu sens aujourd’hui peut devenir scandaleux ou inadapté demain, ou l’inverse.- A cet égard la labilité et l’orientation des lois qui organisent les institutions y participent largement, avec une obsession sur la gestion des flux d’argent, d’agents, de patients, de publics.- Le politique se manifeste aussi, en deçà ou au-delà de la clinique, par descontraintes concernant les demandeurs d’asile, comme suggéré en exergue, maisaussi par l’extension de la notion d’« indésirables ».- Les aspects quantitatifs et administratifs du maniement de la loi DALO pourl’accès à l’hébergement et au logement produisent des effets ambigus sur la clinique psychosociale.Plus globalement, la mélancolisation du lien social, bien décrite ces dernièresannées, semble en train d’affecter les cliniciens eux-mêmes. Ils restent certes conscients de porter quelque chose de l’humain, qui tend à devenir impossible àtenir, et impose l’idée d’une perte des valeurs et de l’éthique. Il faut prendre ausérieux ces remaniements profonds. Beaucoup d’équipes continuent de bien travailler, et avec conviction, mais il ne faudrait pas qu’une démoralisation professionnelle croissante entraîne le pire : une pratique sans état d’âme.Dans ce grand théâtre de la vie et des institutions, il importe de développer lacapacité paradoxale de cauchemarder le désastre, à l’image du beau texte desanté mentale-fiction de Sylvie Zucca. Pourquoi ? Pour continuer de jouer son rôleprofessionnel en restant vivant (psychiquement), continuer de rêver l’avenir, et faire remonter à qui de droit ce qu’il en est ; et aussi, pour ne pas se satisfaired’abandonner à son délire contextuel le SDF bac + 5, selon la vignette saisissanteprésentée par Christian Muller.Pour terminer par un sourire, à partir du texte de Rached Sfar, la négociation procédurale devrait toujours permettre… la possibilité d’une histoire d’amour singulière, et de tout ce qui soutient le goût de vivre.

Souffrance psychique et mélancolisation Jean-Pierre MARTIN p. 9

«Aujourd’hui, je n’ai vu que de la précarité»Interview de Mohamed SAOUD p. 10-11

La victimité, émergence d’un processuset d’un dispositifPascal PIGNOL et Loïck M. VILLERBU p. 12-13

« Il faut le laisser le tranquille… il a bac plus 5 » Christian MULLER p. 13

Quelle place reste-t-il pour la clinique avec les demandeurs d’asile ? Claire MESTRE p. 14

Une histoire d’amour « hivernale »Rached SFAR p. 15

ACTUALITES p. 16

DOSSIER

Année 2030, cabinet Dr SZSylvie ZUCCA p. 2 et 5

Refus d’une posture de guichetInterview d’une Assistante Sociale p. 3

Augmentation des auto-agressions ? Didier ROBIN p. 4-5

Drogues en milieux festifs et nouveaux modes deconsommations Ugo D’ALESSANDRO p. 6

Pratique infirmière en psychiatrie avec les gens de la rueCarole FAVRE p. 7-8

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Année 2030, cabinet Dr SZ

Sylvie ZUCCA, Psychiatre, Psychanalyste,Réseau Souffrances etPrécarité, Hôpital Esquirol(Saint Maurice)

En rangeant ses archives, SZtomba sur un vieux dossier

« 2009 » dans lequel elle reconnut une commande

émanant d’un journal dont elle se souvenait trèsbien, du nom de ces petites tigessouterraines, « Rhizome ». Cette

commande était formulée sousforme d’interrogation :

« Avons-nous observé, ces dernières années, des situations

cliniques nouvelles, dans le mondede la grande précarité ? ».

Malgré sa promesse, SZ n’avaitjamais envoyé le moindre écrit.

Bien moins âgée à l’époque-ellen’avait pas encore bénéficié de

ces implants neuronaux quiallaient révolutionner la vie des

quinquagénaires et plus,quelques années plus tard

- pourquoi donc était-elle restéesilencieuse ?

Elle relut ses notes écrites pour cefameux article jamais envoyé et serevit, vingt ans plus tôt, comme sielle y était : Comme les chosesavaient changé depuis ! Mais elless’annonçaient déjà bien nette-ment, et SZ se retrouva face à l’em-barras d’alors, en parcourant sesnotes : comment faire comprendreau Comité de rédaction ? Vingtans plus tard, elle s’en souvenaitencore : un rêve, ou plutôt une per-ception à demi-consciente, juste auréveil, ce genre d’état que lesneurobiologistes les plus spéciali-sés n’étaient pas encore parvenu àauthentifier, malgré de formida-bles progrès sur les études diffé-rentielles entre les délaissynaptiques des réponses oculo-motrices dans le rêve et les pre-mières images de l’éveil.En fait, il s’agissait plutôt d’uncauchemar : un dessin très précisde la planète, dont une partieétait transformée en prison, cou-pée du reste du monde, barreauxà l’appui : des milliers et milliersde kilomètres transformés en unvaste camp d’indésirables : pri-sonniers à perpétuité, maladesmentaux à vie, demandeurs d’a-sile sans espoir de patrie à venir,jeunes délinquants récidivistes,opposants politiques de touspays, s’y retrouvaient dans une

survie limitée par la faim, les épi-démies, la criminalité massive. Et,de l’autre côté de cette prisongigantesque -environ un cin-quième de la planète dans samémoire- le reste de la Terrecontinuait, vaille que vaille, àsourire au milieu de ses soucisécologiques, financiers, démocra-tiques et maffieux. A vrai dire, cecauchemar lui avait coupé touteinspiration…SZ reposa ses notes. Oui, les cho-ses avaient changé : on ne protes-tait plus depuis longtemps sur cesgestations pour autrui qui avaientalerté l’ensemble de la populationeuropéenne de l’époque, rapide-ment détrônées par les utérusartificiels. La sexualité s’était tou-jours plus séparée de la procréa-tion : on pouvait compter sur lesdoigts les conceptions « à l’an-cienne », mais, simultanément,une nouvelle clinique était arri-vée, celle d’adultes toujours ettoujours plus déconnectés del’histoire d’un récit un peu subjectif, comme s’ils étaient tous frères et sœurs, et avaient dumal à lutter contre ce sentimentd’« aparticularisme » : c’était letitre du dernier colloque où elles’était rendue…Quant à son rêve, il avait euquelque chose de prémonitoire-un temps au moins : de grandsterritoires, construits clandesti-nement dès le début du 21ème siè-cle- avaient effectivement servide vaste lieu de dépôt desIndésirables en tous genres. Maisces territoires étaient aussi vitedevenus le carrefour de propaga-tion d’épidémies mondiales. Ilavait suffi, en plus, d’une histoired’amour ici et là entre quelqu’uneou un de la région Terre propre etde la Terre des exclus, de quelquesjournalistes et citoyens un peutrop curieux d’aller voir ce qui sepassait dans l’Enfer de la Terre,pour que se mélangent à profu-sion les plus anciens germes quipullulaient dans le monde endérive des Exclus, et ces nouveauxhybrides qui assaillaient la pla-nète et défiaient la Science au furet à mesure qu’ils mutaient.C’est donc en urgence- en

réponse aux injonctions des plusgrands experts mondiaux- qu’unnouvel exode mondial se redé-ploya à très grande vitesse: il s’a-gissait de réintégrer les citoyensdu Monde dans une nouvellemixité sociale, sous haute sur-veillance hygiénique, sexuelle, etpolicière. Et après une pandémiede deux ans qui avait ravalé lapopulation terrienne à unedimension moins exponentielle,ayant atteint toutes les classessociales, les choses avaient pro-gressivement repris leur cours.On voyait même revenir les vieillesnévroses oubliées, et les nouveauximmigrés, de retour de l’Enfer duMonde, bâtissaient, avec les autrescitoyens devenus beaucoup moinsarrogants à force d’avoir vu mourirtant de leurs proches, un nouveaumonde. De nouvelles lois, desstructures d’aides sociales adap-tées aux nouvelles configurationslocales, des hôpitaux, des écoleshigh tech naissaient chaque jour ; un de ces anciens exclusvenait même d’être élu Présidentde l’Europe : un insulaire de l’au-tre bout du monde qui avaitacquis la nationalité européennequelques années auparavant, etqui, ce jour-là où SZ relisait sesnotes, commémorait le cente-naire même de la naissance d’uncertain Obama.

La vieille dame referma son dos-sier et se dit : qu’aurais-je puécrire dans cet article ? Que la cli-nique « psy » en ce temps conte-nait bien de nouvelles donnes,dans le monde de la grande pré-carité qui allaient se généraliseren quelques années, dans uneerrance, une relégation toujoursplus forte,-sociale et psychique,déjà annoncée dans les autresclasses sociales sous forme d’an-goisses, d’agitations incoercibles,d’hypochondries démultipliées-dès le plus jeune âge ? Que lesgrandes migrations mondiales sedéployaient lentement mais sûre-ment, dans une sorte de déréalisa-tion étrange qui faisait peur aux uns, en tuaient d’autres, tandis que bourses et marchésmondiaux commençaient inexo-rablement à déstabiliser ceux qui

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■Pourriez-vous nous parlerde votre pratique de la loiDALO ?

La loi DALO donne le droithumain d’être abrité et logé à toutà chacun. Mais on sait que lesmoyens n’ont pas pu changer avecune baguette magique. LesDDASS, afin de répondre à la loi,organisent selon les départements,des diagnostics pour pouvoir affi-ner la demande. Ce diagnosticdevient une difficulté parce qu’ilest surtout administratif. Mais aufil du temps, ça me semble de plusen plus compliqué. Un diagnosticd’hébergement a une valeur rela-tive, parce que la plupart des genssans logement n’ont pas que cetteunique problématique-là.

■Si l’on reste sur le plan de l’hébergement et dulogement, quels résultats ?

La semaine dernière, environ xdemandes en attente. On se trouve face à des gens quin’ont pas pu être pris en charge dutout, qui ont passé la nuit dehors etqui ne l’acceptent pas. On n’amême pas pu joindre le 115aujourd’hui et je suis en attente surtoutes mes demandes. Il y aquelque temps, je les aurais mis àl’hôtel. Maintenant, on n’a plusl’autorisation.C’est la période de fin d’accueild’hiver. Les six semaines arrivent àleur terme pour plein de dossiers.Je me suis marquée des dates, je saisque les gens vont réagir. « Dans six semaines c’est DALO ».Les gens attendent, montre enmain. C’est logique, car on leur dit,lorsqu’ils présentent un dossier : « 6 semaines pour obtenir uneréponse et 6 semaines pour mettreen application ». Et pour un loge-ment : 6 mois pour une réponse et6 mois pour l’application.On ne parle pas de liste d’attente ;il paraît que cela n’existe pas. Lesgens arrivent à telle date, il faut quesix semaines après, ils aient uneréponse. Ca, c’est du vent, on adépassé les six semaines pour cer-tains…

■Avez-vous remarqué queles réactions des personnessont différentes avec vous,

dans ce diagnostic ou dansce temps d’attente ?

Quelquefois, oui : comme on n’estpas dans une relation d’accompa-gnement, les gens peuvent nousidentifier à la non réponse et êtresouvent au bord du passage à l’acte,agressifs. Il m’arrive d’avoir peur.

■Et vous-même, quelle estvotre posture ?

Ma posture ? Une posture de gui-chet. Je vous ai dit dans quellecontradiction je suis prise.Récemment, je suis restée unesemaine « plombée », je ne pou-vais plus parler. Chez moi, ils sesont demandé ce que j’avais. Unsoir je me suis mise à pleurer. Je nesavais plus comment faire. Aprèsun temps de recul, je me suis dit : « je pense qu’en 26 ans de présence,j’ai toujours gardé un certain cap,humainement, auprès des gens, tu ne peux pas l’abandonner ».Réinjecter du suivi différemment,c’est peut-être le seul moyen depouvoir continuer d’y aller. Ce quim’avait complètement étouffé,c’est le sentiment d’impuissance,ne pas du tout reconnaître le tra-vail que je fais. On n’est pas du toutdans une relation humaine, maisenfermé dans l’administratifd’une demande. Alors que, lors-qu’on travaille dans l’accompa-gnement, après avoir vu 5, 6, 7, 10fois les gens, on se dit « tiens, cemonsieur, on le verrait bien enmaison relais ; finalement non, larelation avec les autres, ça va êtrecompliquée… », et on modifiepetit à petit, au fil de la connais-sance de la personne.Il est vrai que, quand on pose unDALO et qu’on l’envoie à laPréfecture, les gens sont souventreconvoqués pour un diagnosticultérieur. Certains peuvent peut-être ajuster leur demande, maisd’autres ne le feront pas parce quel’accès à la parole est à construire.Il faut avoir confiance pour se livrer, et ce sont les publics lesplus en difficulté qui vont encoreéchapper au bienfait d’une loi surl’hébergement et le logement,ceux qui ont le plus de mal à sedéfendre pour des tas de raisons(problématiques psychiatriques,conduites addictives,…).

■Cette histoire d’observationadministrative me fait penser au côté médical de la nosographie : quandon reçoit quelqu’un qui a les symptômes de laschizophrénie, on va faireun diagnostic, et ce diagnostic va permettre uneconduite à tenir sans êtretrop proche du patient. Au fond, vous deviendriezdes « diagnostiqueurs »?Oui, le diagnostic, c’est un motmédical. On ne travaille pascomme cela dans le travail social.On travaille sur un film avec desséquences, plusieurs séquences.Une personne peut donner unesuper mauvaise image, on com-mence super mal une relation dansun premier entretien. La personnerevient, on lui dit : « je pense quel’on a très mal démarré, peut-ons’en expliquer ? »… et on peutrevoir l’entretien. Et après, ça sepasse bien, on a osé parler. J’aibeaucoup de difficulté pour étiqueter les personnes aussi rapi-dement. Je ne supporterais pasqu’on me le fasse.

■Vous pensez à une positionqui risque de s’instituer, qui consisterait à faire ledeuil d’une relation d’accompagnement pour le travail social ?

Pour moi, ce n’est pas envisagea-ble. Je pense qu’après une périodedifficile, des choses vont se met-tre en place. Je ne suis pasconvaincue qu’on en reste àquelque chose d’aussi figé.

■Que se passerait-il si vousparliez aujourd’hui à visagedécouvert, dans cette interview ?

Je pense que je peux perdre monposte.

■Qu’est-ce qui vous paraît leplus important dans ce quevous avez dit ?

L’inquiétude sur la masse de gensqui va devenir précaire, et l’impos-sibilité d’une relation humainepossible qui serait la seule manièrede patienter pour attendre unesolution.

Propos recueillis par Jean Furtos

Refus d’une posture de guichet

Interview d’uneAssistante Socialeconfrontée à l’applicationde la loi DALO dans unegrande ville de France

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Lors de mes retrouvailles avec lapsychiatrie, j’ai rencontré certai-nes de ces jeunes femmes qui,ayant pratiqué le cutting depuisde nombreuses années, n’avaientpu s’en défaire. Elles se retrou-vaient prises dans des spiralesinfernales où la succession destentatives de suicide venaientindiquer l’échec des scarificationsà contenir l’autodestruction.

Défénestrations, mutilations duvisage (extrêmement rares dans lecutting) ou de l’œil, sections pro-fondes des poignets, tentatives dependaison… l’une d’entre elles enétait arrivée à ingurgiter demanière très répétitive tout ce quipouvait avoir des propriétés tran-chantes ou perforantes : lames derasoir, punaises, morceaux de CDou de canettes cassés à dessein,crayons, etc.

Après ma familiarité avec despatients souffrant de gravesaddictions, après m’être attaché àdégager les logiques des troublesanxieux et dépressifs, j’étaisconfronté à toute une série detableaux où l’auto-agressionparaissait de plus en plus mani-feste. Et tout cela me semblaitpouvoir trouver une certainecohérence avec d’autres problé-matiques souvent associées : ano-rexie et/ou boulimie, conduites àrisques et/ou d’échecs, crimina-lité ou délinquance par besoin depunition, etc.

logiques de survie paradoxalesqui les caractérisent, soit : com-ment et pourquoi se soigner touten s’empoisonnant ? Déjà, j’avaisété amené à essayer de compren-dre les ressorts de l’angoisse et dela dépression.

Retrouvant la psychiatrie aiguë,ce travail où j’avais croisé la lec-ture de Jacques Lacan avec cellede John Bowlby—avant de reve-nir au précurseur que fut ImreHermann—s’est avéré encoreprécieux ; tout cela donnant unsingulier éclairage contemporainà « Malaise dans la culture ».

Je découvrais ce que j’appelleraisvolontiers des « folies du passageà l’acte ». Je pense notamment àces jeunes femmes qui se scari-fient de manière compulsive.Rien à voir avec les automutila-tions épisodiques et parfois gra-vissimes que s’infligent lesschizophrènes. Ici, la pratique deces scarifications est souvent trèsancienne, avant même la pubertéparfois. Elle peut d’ailleurs restersecrète très longtemps puisqu’ils’agit de petites incisions prati-quées au départ à des endroits ducorps qu’on peut facilementcacher avec ses vêtements.Pratique qui semble bien être deplus en plus fréquente.

Depuis que je m’intéresse auxautomutilations en général, j’aipu me rendre compte que ce que les Américains ont appelé le « cutting » est largementrépandu, peut être tout à faittransitoire et souvent ne donnepas lieu à une démarche théra-peutique. On peut se référer à cesujet au travail de l’anthropolo-gue David Le Breton. On peutaussi facilement consulter sur lenet des sites ou des blogs où lesadolescentes (le « cutting » est, en effet, plutôt féminin) partagent leurs expériences.Maintenant que je travailledepuis quelques années en super-vision avec de nombreuses équi-pes de l’aide à la jeunesse, à partirde ma pratique privée aussi, jepeux confirmer que tout sembleindiquer que les pratiques de sca-rifications et d’automutilationsse répandent.

Ce qui va suivre part d’une intuition clinique. Cela mérite,

je crois, d’en retracer le chemi-nement. J’ai d’abord travaillé

dix ans dans un secteur de psy-chiatrie publique de la région

parisienne, au sein d’un centrede crise. Puis, quatorze années

dans une communauté thérapeu-tique spécialisée dans la prise en

charge des addictions. Puis denouveau deux ans dans un

service de psychiatrie aiguë. A mon retour en psychiatrie, j’ai

été frappé par l’ampleur des troubles anxieux et dépressifs.Elle me semblait nouvelle par

rapport à ce que j’avais connuen banlieue parisienne où

l’acuité se traduisait le plus souvent par des états

délirants schizophréniques, paranoïaques, maniaques,

par des « folies hystériques », en tous cas par des « folies » où

les constructions délirantesétaient à l’avant plan.

Outre cette ampleur des syndro-mes anxio-dépressifs, j’ai aussiété frappé par la généralisationdes consommations de droguesvenant s’ajouter au classique triodu tabac, de l’alcool et du caféchez de très nombreux patientsne répondant pas par ailleurs àdes profils de « toxicomanes ».Ces dernières années, mon tra-vail théorique m’avait amené àbeaucoup réfléchir sur la cli-nique des addictions. J’avaisessayé de mettre en avant les

Augmentation des auto-agressions ?

Didier ROBIN, Psychologue, Psychanalyste et systémicien, CentreChapelle-aux-Champs,Bruxelles

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de l’attaque par un congénèremalveillant le plus souvent étran-ger, étranger au moins au cercledes proches.

Dans la mesure où l’hypothèseque la nouveauté des universindividualistes s’accompagneraitplutôt de formes d’auto-agres-sions envahissantes… dans lamesure où cette hypothèse estissue d’une intuition clinique, j’aiéprouvé le besoin de la confron-ter à des données démogra-phiques et épidémiologiques quimontrent, au total, que nousvivons à une époque où l’oncourt beaucoup plus le risque dese tuer soi-même que d’être tuépar un autre. ■

trop rapide, que je ne franchiraipas, du moins sans passer par un débat très approfondi. Parcontre, certaines symptomatolo-gies paraissent en effet nouvelles,bien que peut-être plus par leurampleur que par leur nature.

Toujours est-il que mon hypo-thèse ne semble pas tomber sousle sens ou, en tous cas, ne cor-respond pas au sens commun. Nesommes-nous pas plutôt nourrispar l’idée que notre monde estcelui du déchaînement de la vio-lence au sens le plus banal duterme ? C’est-à-dire qu’il seraitcaractérisé par l’omniprésence dela menace sous la forme la plusclassique de l’hétéro-agression,

Comme la plupart de ces patho-logies sont très souvent considé-rées comme « nouvelles » outout au moins particulièrementemblématiques de notre hyper-modernité, à l’instar de la dépres-sion qualifiée par l’OMS de « maladie du XXIè siècle », j’aicommencé à penser qu’il se pou-vait que les auto-agressionsreprésentent une caractéristiquemajeure de l’expression de la vio-lence dans nos univers individua-listes.Je tiens à noter, au passage, que jene voudrais pas laisser entendreque je viendrais de dessiner ici lescontours d’une nouvelle struc-ture psychique propre à notretemps. C’est un pas, beaucoup

Augmentation des auto-agressions ? (suite)

s’étaient cru protégés, le tout don-nant lieu chaque jour à de nouvel-les toxicomanies ? Celles-cin’avaient fait que se diversifier,mais on savait enfin mieux les soi-gner : vingt ans plus tard, les jeu-nes allaient bien mieux, et lesclassifications psychiatriques,enfin délabellisées de toutes ces

notions de « troubles » qui lesavaient tant encombrées vingt ansplus tôt, avaient recouvré unedose d’humanisme plus aimable.

En jetant son vieux dossier « 2009 » à la poubelle, SZregarda sa montre : il était tempsde sortir déjeuner avant d’écrireun article sur les nouvelles

cliniques des années 30 qu’onvenait de lui commander : « Avons-nous observé de nouvel-les formes cliniques… ? ». Avec sastimulation neuronale « coup defouet » bihebdomadaire, elle étaitsûre de faire un article bien vif.Comme dans le bon vieux temps.■

Année 2030, cabinet Dr SZ (suite)

Bibliographie

Robin, D. Adolescence et insécurité, Bruxelles,Yapaka.be, Coordinationde l’aide aux victimes de maltraitance, Ministèrede la Communauté fran-çaise de Belgique, 2009.

Robin, D. Sûreté et sécurité, précarité etestime de soi, in Les cliniques de la précarité.Contexte social, psychopatho-logies et dispositifs, Furtos, J.(Dir). Paris, Masson,2008.

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L’association Spriritek1est uneassociation Loi 1901 du Nord de

la France, qui se fonde en août1996 autour d’une démarche d’acteurs et d’amoureux des

musiques électroniques qui tententalors de répondre à une carence

de ses publics en matière desavoirs objectifs concernant les

risques liés aux drogues, à leursmodes d’usages et à leurs co-mor-bidités environnementales (prises

de risques sexuels, conduite automobile, etc). L’association

Spiritek s’appuie sur l’observationet la connaissance des

phénomènes spécifiques desmilieux festifs du Nord de la

France et de la proche Belgique. Elle totalise quelques 50 à 60interventions de terrain dans lesmilieux festifs par an, et travaillesur le versant transfrontalierFranco Wallon, le plus souventdans les mégadancings (grandesdiscothèques) du Tournaisis avecles équipes de prévention de laVille de Mons, notamment sur lefestival important de Dour, ainsique de nombreux partenairesimpliqués dans la réduction desrisques et la prévention enBelgique. Les équipes, dans cecadre particulier lié à l’étendue età la durée de ce festival de 4 joursrassemblant quelques 150 000personnes dont 40 000 en cam-ping, sont renforcées par des ser-vices supplémentaires de prisesen charges avancées réunissantquelques 70 personnes.

Les drogues consommées dansces milieux sont très accessibles,peu onéreuses et bénéficient d’unrenouvellement de représenta-tions subjectives très positives despublics consommateurs. Certainsusagers l’associent à l’esprit de lafête elle-même. Cette situationaujourd’hui s’explique par l’his-toire de l’implantation de cesproduits dans les années 1990.Les représentations des jeunesconcernant les risques liés aux drogues ne trouvaient pas de réponses satisfaisantes. A l’époque, la prévention s’échinaittrop souvent à proposer un discours mono-centré sur l’évite-ment de la pharmacodépendance

renforcé par une opinionpublique qui la dénonçait avecbeaucoup de passion et d’émo-tion en stigmatisant le dangerautour de l’héroïne, produit prin-cipal référent. La pandémie desida n’arrangeait rien. Les jeunesne bénéficiaient donc pas ou detrès peu de compétences d’identi-fication et / ou de distinction desdifférents types d’usages, des dif-férents effets des produits, et enrésumé, étaient livrés à leurs propres expérimentations ou discours de leurs pairs. Ces der-nières années sont marquées par les poursuites importantes deconsommations dites festives dedrogues organisées autour d’unphénomène de poly-consomma-tion associée à de plus en plus demoments de fêtes et la forte évo-lution de la consommation decocaïne. Les raves parties recouvrent par-ticulièrement l’expression saine etréactionnelle d’une jeunesse quitente de trouver une place dansune société qui n’intègre plus oupeu. Les jeunes consomment, leweek-end, de la route, du mouve-ment, des drogues, leurs propresexistences, bref consomment del’identitaire au sein de nouvellescommunautés de ressentis. Parcequ’il n’y a plus de place, parce queles diplômes ne reconnaissentplus les talents, parce que les per-sonnes deviennent des individusou leurs fonctionnalités devien-nent plus précieuses, fortes etprésentes que ce qu’ils sont toutsimplement… Mais à force deréagir, on n’agit plus. On pensemoins sa vie.Même si ces consommations sontencore fort rencontrées dans lesmilieux des musiques électro-niques, elles dépassent largementleur cadre initial de prévalence.Les conséquences sont rarementsanitaires dans l’immédiateté duconstat des problèmes rencon-trés, mais surtout psychologiqueset sociales.

La première condition pour lamise en œuvre de l’interventionprécoce, vise à proposer des possi-bilités de contacts. Elle comprendd’abord un espace de proximité

et de rencontre permettant l’identification initiale des per-sonnes ayant des problèmes attri-buables à la consommation et desactivités d’intervention précisesvisant à éliminer les obstacles à laprestation des services. Les standset les modes opératoires dans lesmilieux festifs sont donc primor-diaux quant à la création de cesconditions.

L’engagement d’une discussionavec un professionnel de santé estune bonne occasion de change-ment positif. Des techniquesd’entrevues brèves et comporte-mentales sont utiles pour amélio-rer la réceptivité au changementparce qu’elles favorisent la colla-boration avec les usagers et lesinscrivent comme auteurs etacteurs de leurs changements,associées à des techniques d’en-tretiens motivationnels pouraméliorer des approches d’inter-ventions brèves. Il s’agit alors d’aider les usagers à examiner leurambivalence au sujet de leurconsommation et leur permettrede faire un choix face à leurbalance décisionnelle. Il s’agit enfin, de les inviter à s’ins-crire dans un suivi qui peut deve-nir thérapeutique si nécessaire. ■

1 Association Spiritek, 49 rue du Molinel, 59000 Lille. Tél. 03 28 36 28 40 / 03 20 31 19 19 e-mail : [email protected]

Drogues en milieux festifs et nouveauxmodes de consommations

Ugo D’ALESSANDRO,Directeur de l’associationSpiritek, Lille.

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L’abord d’une « clinique de larue » implique une observation

longue et nécessaire, une écouteet une analyse des comporte-

ments humains dans la rue et dutémoignage direct ou implicite de

personnes qui y vivent, y évoluent et parfois y meurent en

vain de toute forme d’aide oud’accompagnement. Elle permetd’identifier les codes, les modes

de fonctionnement et leslogiques de survie qui s’opèrent

dans la rue.

En tant qu’équipe soignante,nous adaptons nos interventionsà ces réalités car il est difficilepour la personne de se rendre àun rendez-vous ou de s’y tenir, detenir un engagement ou uneparole, vu la densité et la com-plexité des paramètres qui condi-tionnent son quotidien. Dans le cadre de nos suivis, nous comptabilisons les « nontrouvés » comme un fait partici-pant à l’élaboration de la cliniquepropre de la personne prise encharge : évitement, fuite, hospita-lisation, désinvestissement, oubli,principe d’immédiateté…

Il n’est pas rare de constater queles lieux bruyants génèrent lesilence, voire le mutisme de lapersonne. La voix et la parolen’ont peu ou plus de place et lecorps s’est réorganisé en consé-quence. La personne est parfoisdevenue sourde, aphone. Fauted’interlocuteurs, elle parle seule,chuchote ou s’est retranchée der-rière des murs d’affaires étaléessur le sol, d’ordures, de sacs plas-tiques ou de cartons et astreintl’autre à se rapprocher d’elle ou às’en éloigner définitivement.Le travail de rue suppose cetteconscience difficile du contextedans lequel s’opère le « symp-tôme ». Le libre arbitre d’unepersonne d’organiser, de défendrevoire d’afficher sa vie à la rue nepeut être mis à l’épreuve sans unetrès grande prudence au risque dedéconstruire des systèmes défen-sifs installés et efficaces pour desrésultats au mieux médiocres,parfois dramatiques.

Les rues de Paris sont devenuesau fur et à mesure des années lesiège de l’exercice des associationscaritatives, des antennes de quar-tier d’aide aux sans-abri, des soli-darités locales, individuelles(riverains, commerçants, parois-ses…) qui représentent souventles premières lignes de contactauprès des ces personnes. C’estaprès un temps de contact plusou moins long et plus ou moinsétabli que la psychiatrie se voitinterpellée pour une évaluation,une aide, comme une voie d’accèset d’accompagnement possibleaux soins d’une personne en souf-france psychique. Après une première étape d’éva-luation de la « nature » de lademande et d’identifier lors-qu’elle existe, la personne res-source dans la situation (tuteur,travailleur social, 115, parfoisami ou commerçant…), l’équipeest amenée à aller rencontrer lapersonne signalée dans la rue etengager un travail. La subjectivité des soignants etdes travailleurs sociaux, les cultu-res professionnelles différentes etles histoires individuelles rendentces premières approches longueset difficiles mais le travail n’enpasse pas moins par la qualitéd’un lien effectif. Cela exige unerigueur et un engagement quantà la mobilisation du soignant etdu travail de l’équipe. Lorsqu’untravail s’engage, des passagesréguliers s’organisent.

Lorsque la personne relève d'un suivi psychiatrique, il estindispensable de se rapprocherdu secteur dont elle dépend, detravailler ensemble sur un accueilet un suivi de qualité, sur la ques-tion de la référence du lieu et deses intervenants comme unrepère stable possible. C'est également dans cette per-spective que nous sommesconfrontés au refus de soins, d’oùl’importance d’une relation deconfiance qui s’inscrit dans letemps. Ce travail doit tenir compte deseffets bien prégnants de la rue surles personnes : elle laisse des tra-

ces indélébiles, des cicatrices malrefermées. Elle est aussi un lieu depassage, de socialisation, de cons-truction de repères, de rencontre,au prix parfois d'expériences dou-loureuses. Sans doute, l'équilibredemeure t-il toujours un peu fragile. Les aspirations et les fantasmes autour de la « resocia-lisation » ou de la réinsertionagissent sur des représentationsqui nous éloignent parfois de laréalité de la personne.

Agir dans le sens d’inscrire à toutprix une personne installée dansla rue dans un dispositif d’aide ou dans un cadre institutionnelpeut paradoxalement produireune errance dont la personneavait réussi à se préserver en se « fixant » quelque part. Ceci parla multiplication et l’éclatementgéographique des lieux ressour-ces dans lesquels elle serait ame-née à se rendre. Tandis qu’elledort à tel endroit, elle mange ouse douche à tel autre, doit traver-ser la ville pour voir son médecinou son assistante sociale ouencore récupérer des affaires laissées dans une consigne. Lamultiplication des lieux génèrepotentiellement celle des interve-nants qui sont autant de person-nes agissant sur l’usager etdisposant chacun d’un point devue de ses problèmes et desmoyens d’y remédier. C’est uneprécarité du lien social, du lienaffectif, du schéma corporel... La personne référente ou ressource dans une prise encharge est importante. Mais lesquestions de transfert entre unepersonne sans-abri et un profes-sionnel sont avant tout uneaffaire d’équipe dans sa capacité àse positionner face à un individupour lequel la relation inter individuelle a longtemps étéponctuée par des échecs, desabandons, des ruptures. Aussil’infirmier n’agit jamais seul maisdans le cadre d’une équipe etd’une institution et, pour notrepart, dans celui du service publichospitalier.

Pratique infirmière en psychiatrieavec les gens de la rue

Carole FAVRE, Infirmière Réseau Souffrances etPrécarité, Hôpital Esquirol, (Saint Maurice)

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Toute la difficulté consiste àinstituer un cadre de fonctionne-ment là où il fait défaut, puisquele champ d’intervention s’exerce« hors les murs » et se pense àl’instar des pratiques rencontrées« dans les murs ». Or, il semble-rait que dans ce domaine, noussommes encore à l’aube de penserl’institution psychiatrique horsdes lieux dans lesquels elle existeclassiquement. Au-delà de pra-tiques nouvelles qui tendent à sedévelopper de plus en plus, il s’a-git aussi de confronter sa pra-tique soignante à des réalitéspolitiques. De fait, l’institutionest de plus en plus amenée à sepenser « ailleurs » car elle se voitsollicitée « ailleurs ». Ce n’estpas une nouveauté, les pouvoirspublics demandent à la psychia-trie de se positionner ou d’agir làoù d’autres en amont n’ont pasréussi ou ont désinvesti. Quand ils’agit de la rue, elle arrive parfoisen bout de chaîne des maillesinfernales de l’exclusion et se voitinterpeller pour évaluer ou agirsur des personnes qui ont été

exclues des exclus. La réalité estque la psychiatrie ne peut et nedoit répondre seule à ce débatsans risquer de s’immiscer à tousles coins de rue ou de porteratteinte aux droits des personnesqui vivent dans la rue. Les sujetsrencontrés doivent rester au cen-tre des préoccupations éthiquesdes soignants. Les nouvelles pra-tiques du prendre soin, les nou-velles approches des personnes,une clinique de plus en plus étof-fée se veulent être une garantieface aux exigences des pouvoirspublics et aux politiques sécuritaires. Un véritable défipour le soignant qui compose en permanence avec ses limitesdéontologiques, son champ decompétence et son cadre de fonc-tionnement.

Le cadre des pratiques est doncsans arrêt à reconstruire et cetteexpérience conduit à reconsidé-rer les règles et les représentationsde la psychiatrie institutionnelleclassique. Elle impose à chacunune réflexion sur ses actions

et sur les frontières éthiques auxquelles il se confronte.Travailler en tant qu’infirmierpsychiatrique dans la rue inter-roge d’emblée sur la légitimité de l’intervention d’une telle discipline en dehors des murs oudes cadres institutionnels danslesquels elle s’exerce. Pour répondre au débat sur lalégitimité, il faut se souvenir quedans ce domaine rien n’est figé.Ce qui a du sens aujourd’hui serascandaleux ou inadapté demain,ou l’inverse. La rue change. Lapopulation de rue aussi. Lesreprésentations évoluent ou invo-luent en fonction des contextespolitiques et socio économiques.La rue, en tant que domainepublic, est en remaniement cons-tant à travers les politiques socia-les ou celles liées à l’urbanisme, àla sécurité, à la fonctionnalité, àl’esthétique… C’est précisémentcette appartenance au domainepublic qui fait d’elle le théâtre dela vie. ■

Pratique infirmière en psychiatrie avec les gens de la rue (suite)

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Dans l’approche quotidienne dessans-abri à la rue de façon dura-ble, l’altération des corps est sai-

sissante, en particulier quandl’incurie est au premier plan. Si la

honte est l’expression fréquentede la souffrance psychique desintervenants, honte de ne pas

apporter l’aide qui permet à l’ex-clu de sortir de cette dégradation,malaise des résonnances avec nos

propres craintes d’abandon, ellereste une capacité de réaction

humaine encore disponible. Or leplus souvent, l’intervenant social

ou soignant est pris dans cetteréalité nue, capté par ce vide.

Nous sommes nous-mêmes à nu,en perte de repères symboliques.

Comment construire un espacesymbolique possible ? Cettequestion est celle de notre évolu-tion actuelle de l’approche cli-nique dont nous allons tenter derendre compte.Un homme d’une cinquantained’année quitte brusquement sonappartement à la suite de la mortde sa femme dans des conditionsdramatiques, n’emmenant rien.Un refuge avec d’autres dans uncouloir d’immeuble, l’alcool,marquent l’enfoncement dansune culpabilité qui envahit toutson univers psychique. Dans le bois de Vincennes, unautre homme du même âge, d’ori-gine maghrébine, a installé parcouches successives un campe-ment fait d’objets apparemmenthétéroclites. Le délire de persécu-tion est dominant avec des élé-ments d’agressions récentes et,plus loin, d’un séjour en Algérietraversé par la guerre civile. Ilsouffre dans son corps, acceptel’écoute et que l’on prenne soin delui, mais récuse toute aide. Deux figures qui renvoient à lamélancolie, mais dont le statutest différent : l’un est dans laperte, l’autre est dans le refugeultime à la frontière de la société.Le premier est dans la culpabilité,le deuxième dans la honte, le

délire de filiation. Ces deux figu-res ont donné lieu à un travail dela même équipe soignante maisavec des pratiques cliniques trèsdifférentes.Dans la première situation, plusclassique dans la clinique de lamélancolie, les soignants semobilisent pour la mise à l’abridans un hébergement socialmédicalisé. Leur place soignanteest d’emblée reconnue et prisedans le clivage mélancolique « vous ne pouvez rien pour moi »,donc comme une parole subjec-tive possible qui permet de dépla-cer le clivage mélancolique. Ilssont au centre, le pivot du réseaude partenaires qui sont mobiliséspar cette situation.La deuxième est celle de la miseen échec de cette possibilité parle déni du besoin de l’interven-tion soignante. L’approche soi-gnante va se construire par lepartage des passages avec les autres partenaires, chacun dansses spécificités et ses compétencesdans un tissage de mots et deparoles travaillés en commun etrestitués au fil des passages ausujet. Le temps à prendre dans laconstitution de cet entre-deux estessentiel pour faire apparaîtreune amorce de reconnaissanced’une altérité possible. C’est untemps où le prendre soin est par-tagé, en particulier au niveau desbesoins corporels. Cette cliniquede l’entre-deux amène les interve-nants et les soignants à s’engager àune écoute qui laisse de côté lediscours plaqué, pour laisserplace à une intersubjectivité pos-sible. Les passages réguliers desuns et des autres sont annoncésau sujet, le prendre soin est unacte d’ouverture par un réseau quifait structure vers l’avenir et nonun simple geste caritatif. Chaquepetite avancée est mise en mots etrestituée au sujet en souffrance.Elle a pour effet de sortir les partenaires non soignants de lasouffrance psychique dont nous

faisons l’hypothèse qu’elle est uneforme de mélancolisation du liende l’intervenant dans son échec àconstituer une parole humaineréciproque.Nous rejoignons ici OlivierDouville qui propose l’hypothèsede mélancolisation du lien socialpour rendre compte de la dégra-dation progressive des rapportsdu sujet à l’espace, au corps et aulangage. Dans l’exclusion, lessujets en danger psychique sontdes sujets ayant perdu le sens deleur corps, de l’intégrité de leurcorps, de la cohésion de leurcorps. Une petite parcelle d’objetou de vêtement constitue pources sujets leur ultime refuge, leurultime « je »… marque, stigmatemettant frein au sentiment d’ex-clusion… par lequel on reste vu.En reprenant cette hypothèse,nous accédons à la réelle souf-france psychique des interve-nants et pas uniquement à leuréchec institutionnel. A l’opposé,c’est le travail d’aide et d’appui-soutien à ces intervenants quileur permet de tenir une placed’échappement à la mélancolisa-tion, à leur propre mélancolisa-tion, et d’accéder à l’institutiond’une parole structurante sur leplan symbolique. Quand un teltravail aboutit, ce réseau entrepartenaires sert de support à l’ac-cès aux soins car il dépasse poten-tiellement le clivage mélan-colique et rend la position soi-gnante possible. ■

Souffrance psychique et mélancolisation

Jean-Pierre MARTIN, Psychiatre,Hôpital Esquirol(Saint Maurice)

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« Aujourd’hui, je n’ai vu que de laprécarité »

■Je voudrais vous interrogersur cette phrase que vousm’avez dite un jour,épuisé, en revenant duCMP :« aujourd’hui je n’aivu que de la précarité ».

Je me souviens de cette journée.Je me suis senti submergé parquelque chose qui dépassait lecadre de ma pratique habituelle.

■Votre pratique habituelle ? Ma pratique est la psychiatriegénérale. Lorsque je parle depathologie caractérisée, il s’agitessentiellement de patients quisortent de l’hôpital, pour lesquelsun diagnostic est déjà établi. Maisce jour-là dont vous parlez, il yavait eu un changement du moded’accueil au CMP, il avait été pro-posé que les médecins fassentaussi l’accueil, au lieu que ce soitles infirmières ou les psycholo-gues uniquement.

■C’était un accueil de lapremière demande ?

Oui, une primo consultation.

■Les patients dont vousvous souvenez venaientd’eux-mêmes ?

Pour certains, oui. Il a fallu tra-vailler avec eux sur le motif de lademande. Ce n’est pas évident audépart. Ce qui transparaissait audébut était une souffrance, unetristesse réelle. Ils sont venus auCMP sur conseil du médecin oude leur entourage. Il a fallu d’abord se mettre à l’écoute pourdéfinir le motif de la consulta-tion, ce qui amenait ces gens àconsulter.

■Au début, il y avait uneindétermination ?

Oui, les gens étaient perdus. Moiaussi, d’ailleurs, par rapport àmon activité habituelle balisée.

■Vous vous souvenez dessituations plus précisément?

Certaines, oui. Une patiente avaitune petite entreprise d’esthé-tique. Elle avait ouvert undeuxième magasin qui a faitfaillite et s’est retrouvée du jourau lendemain poursuivie par leshuissiers, abandonnée par sonmari, par ses amis, ne sachant pasoù donner de la tête. Je lui ai parlé

de dossiers de surendettement,elle ne savait même pas que celaexistait. Elle exprimait de la tristesse vis-à-vis de ce qu’elleavait perdu, sa demande n’étaitpas claire. Elle restait quandmême d’une humeur assez fluc-tuante. Il a suffi de lui proposerun soutien psychologique et unaccompagnement social.

■Un soutien psychologiquepar qui ?

Par le psychologue et un suivi parl’assistante sociale.

■Vous avez suivi cettesituation par la suite,qu’en avez-vous su ?

Qu’un dossier de surendettementétait en cours. Que la patienteavait réussi à trouver du travail,qu’elle allait mieux. Ça confir-mait l’impression du début : cen’était pas un état pathologiquecaractérisé, mais une souffranceliée à une situation de précaritésurvenue brutalement.

■Comment peut-oncomprendre qu’elle soitvenue voir un psychiatrepar rapport à cette situationde précarité survenuebrutalement ?

Elle n’arrêtait pas de pleurer. Onlui a conseillé d’aller consulter.Elle est allée voir son médecintraitant qui voulait la mettre sousantidépresseur et elle refusait deprendre des médicaments ; donc,il lui a proposé de consulter auCMP.

■Vous pensiez que sonrefus de médicamentsétait justifié ?

Oui, pour cette situation pré-cise. Je travaille en utilisant descritères nosographiques. Elle neremplissait pas ces critères. Onaurait pu parler d’épisodedépressif mineur et selon lesrecommandations de l’ANAES1,c’est la psychothérapie en premier, pas de nécessité demédicament.

■Comment vous définiriezla précarité ?C’est quelque chosequ’on ne nous apprendpas à la fac de médecine,ça ne fait pas partie dela nosographie !

Oui, ça ne fait pas partie de lanosographie. Je la définirais entermes de déficit ou de manque.Pas seulement économique, çapeut être une précarité affective.Par exemple, une patiente venaitjuste de dépasser la quarantaine,elle élevait une adolescente, travaillait comme aide pour personnes âgées et s’occupait enmême temps de sa mère. A uncertain moment, elle s’est retrouvée submergée par dessentiments de tristesse inexpli-qués, pleurant, pour elle demanière injustifiée. Mais en fait,cette dame était en train de fairele bilan de sa vie, vivant dans unesolitude extrême et courantaprès des besoins économiquespour subvenir aux besoins de safille pour laquelle elle espérait

Interview de Mohamed SAOUD, Psychiatre,Maître de conférencesdes Universités,Praticien hospitalier,Docteur ès Sciences,Service du Pr Thierry D’Amato,Pôle Est, Pr Jean Daléry, CH le Vinatier (Bron)

1 ANAES,Agence Nationaled'Accréditation etd'Évaluation en Santé

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interrogation « et alors ? ». J’aiune autre position dans ma pratique, plus médicale. C'est-à-dire des critères diagnostics etune orientation thérapeutiquequi peut être médicamenteuse oupsychothérapeutique, quelle quesoit la psychothérapie. Si on veutretourner à l’ancienne nosogra-phie, on parlerait de dépressionréactionnelle. Sur cette tristesse,ce submergement, je vois que,malgré tout, notre action estimportante pour prévenir la survenue d’une dépression carac-térisée, une dépression d’épuise-ment, comme l’appelait lesaméricains : la dépression desmanagers.

■Dépression des managerspour les prolétaires aussi ?Oui, pour les prolétaires, pour letiers monde ; on l’a qualifié de « dépression des ménagères ».Une dépression d’épuisement, àforce de lutter par rapport à cequi leur arrive. Ces gens sont sub-mergés par des événements exté-rieurs.

■Vous-même, vous étiezmalheureux après,sémiologiquement vous étiezmalheureux, épuisé ?Oui, réaction humaine normale.Parce qu’on a beau dire, écouter lasouffrance, c’est la ressentir. Ladifférence avec les autres journéesde consultations du mois, c’étaitl’accumulation. J’avais en face demoi des gens submergés par desévénements à tel point que moi,au bout de la consultation, j’étaissubmergé par ce que j’avaisentendu.

■Vous qui êtes dans la psychiatrie universitaire,qu’est ce que vous enseigneriezaux étudiants par rapport àcette expérience ? Pour despersonnes qui seraientordinairement en premièreligne, qu’est-ce que vousleur diriez ?La première chose, c’est de diffé-rencier une souffrance d’unepathologie psychiatrique caracté-risée. C’est le cas de la patiente oùle médecin généraliste voulaitd’embler mettre un antidépres-seur : là, non. Comprendre avantde prendre une décision.

■Vous dites exactement ceque j’enseigne sur le plande la précarité. C’estcomme si vous aviez été « touché par la grâce » decomprendre ce qu’est lasouffrance sociale en unedemi-journée. Ce jour-là,il s’est passé un événement !En l’occurrence, j’ai été médecinnon prescripteur mais préventif.

■Ça fait partie de laprévention ?Oui, on est face à de la préventionprimaire au sens vaccinal duterme. C'est-à-dire éviter à cesgens d’être traités abusivement.Le problème constaté par toutesles études de pharmaco épidé-miologie : 50 % des patients vrai-ment déprimés ne sont pas traitéset 50 % sont traités à tort.

■Vous m’aviez dit avoir prisune heure pour chacun deces trois patients pourdépiauter ce qu’il en était, le diagnostic différentiel…Je commence toujours par me pré-senter, demander la permission deprendre quelques informations.Ca permet de voir la réaction de lapersonne lorsqu’on lui demande sadate de naissance. Après jedemande le motif, je leur demandede choisir un mot, celui qui vousvient en tête. Il y en a qui dise « désespoir, tristesse, pleurs… »,et après je leur dis « je vous écoute ». Là, j’essaye de retrouverce désespoir ou cette tristesse. Biensûr après, j’essaye de structurer unpeu plus l’entretien pour voir si onest face à une pathologie psychia-trique ou non. C’est en ça qu’onest préventif : quelles sont lesactions à mettre en place pour prévenir une décompensation.

■Et alors, là, quand vousleur avez demandé à cestrois personnes : pourquoivous venez me voir,qu’ont-elles répondu ?Je me rappelle du mot désespoir.Mais en revenant aux dossiers, j’aitrouvé les mots « abattue », « lassitude », « perdue, énervée ».

Propos recueillis par Jean Furtos

un avenir meilleur. C’est ce que jequalifierais de précarité affective.Elle avait l’impression de donnerde l’amour et de ne pas en rece-voir en retour. Il y a aussi, pourcertains patients, ce que j’appelle-rai une précarité environnemen-tale, des gens qui vivent sansamis, sans relations, avec leurfamille, dans une espèce d’autar-cie, avec une carence sexuelletotale. D’ailleurs ça a été lademande de la patiente dans cettesituation : elle était venue pourun tableau dépressif, et n’avaitplus de rapport sexuel avec sonmari, elle ne pouvait pas le quit-ter pour des raisons économiquesparce qu’ils avaient acheté la mai-son ensemble. Son mari, vu parun autre collègue, pense la mêmechose.

■Autarcie de l’un parrapport à l’autre dans soncouple. Chacun vit seul ?Chacun vit seul, en autarcie, aussipar rapport au monde environ-nant.

■Cela correspond bien auxtroubles ordinaires de laprécarité : l’isolement,rompre les amarres, l’autarcie. Les mots retenus,c’est « être submergé ».Mais par quoi ?Par la tristesse. Pour eux, ils pleu-raient sans arrêt, c’était incom-préhensible.

■Une tristesse que l’on peutqualifier comment,quand on est un psychiatrescientifique ?Je n’aime pas le terme de psychia-tre scientifique. La science, je l’utilise dans le cadre de la recher-che, avec un souci constant pour lamise en pratique sous forme d’une

« Aujourd’hui, je n’ai vu que de la précarité » (suite)

Bibliographie

D’Amato T., Saoud M.(2006). La Schizophrénie de l'Adulte, des causes auxtraitements, EditionMasson, Collection Lesâges de la vie.

Prise en charge d’un épisode dépressif isolé del’adulte en ambulatoire,Paris. ANAES, mai 2002.

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La victimité, émergence d’un processuset d’un dispositif

Une approche controversée

Ce n’est pas sans certainescontroverses que la victimologie

est en passe, si ce n’est déjà fait,de constituer une branche à partentière de la psychologie et de lapsychiatrie, tant du point de vuepsycho-dynamique que du pointde vue des dispositifs d’interven-tions ; controverses dont on ose

espérer qu’elles ne doivent leurintensité qu’à certains malenten-dus tenant entre autres choses :

- à ses premiers questionnementsautour de la « culpabilité versus

responsabilité » de la victime et de son rôle dans l’acte

accidentel ou infractionnel ; - à une méconnaissance des

conditions historiques et anthro-pologiques sur le fond desquelles

ce souci pour le fait victimal (la victimité) s’est formé,

- à l’usage, insuffisamment explicité, de termes importés du

champ du droit à celui de lapsychologie, comme celui

précisément de victime, pouvantlaisser accroire à un manque total

de distance critique à l’égard de cequi ne serait qu’une forme de

consumérisme ou d’infantilisme,d’autres diraient de populisme.

Du premier point l’on dira briè-vement que la question a valumoins par les réponses qui y ontété apportées que par la différen-ciation heuristique que son analyse critique et son dépasse-ment ont permis entre mode opératoire et mode de vie, modus operandi et modus vivendi,responsabilité juridique etresponsabilité psychique, culpa-bilité psychologique et culpabi-lité juridique, ainsi qu’uneréflexion renouvelée et refonda-trice d’un point de vue cliniquesur le « couple pénal ».

Du second l’on dira que la victime est d’abord une construc-tion sociale émergeant au 19ème

siècle autour et à partir de l’invention de l’accident commeinjustice et non plus comme aléaainsi que de la notion de risquequi en est le corollaire, justifiantnon seulement sa prévention

mais surtout sa couverture par lacollectivité selon un principenouveau, la solidarité . Ensuite, etcela à partir des années 1950-60,d’abord très discrètement puisavec l’accélération que l’onconnaît aujourd’hui, autour del’idée générique de souffrancepsychique et de ses conséquencesà moyen et long terme, en lienavec non seulement l’injustice,mais les inégalités face au droit :droits des femmes, de l’enfant,droits de l’homme justifiant un « devoir d’ingérence » selon unmême principe de solidaritéétendu à l’humanité, hors toutesfrontières et droits locaux…,autant d’enjeux pour des combatspolitiques contre la violence queconstitue dès lors toute inégalitéou déni de droit.De là une réponse au troisièmemalentendu en deux points :- pour l’intervenant psy, cette vic-timité représente une nouvellemodalité existentielle pour cha-cun de s’expliquer avec lui-mêmesaisi dans un dommage et dontl’on ne peut en faire fi, sinon dansquelque chose s’apparentant à undéni au profit de l’idéalisationd’un cadre déjà là, déjà construit ;car avec la victimité l’on constateun déplacement considérable desenjeux psychiques qui sont passésd’une problématique de culpabi-lité autour de questions tenant audésir et à sa légitimité à une problématique de responsabilitéautour de questions de dette et dedevoir. Ce n’est plus le péché, fut-il laïque, qui est au cœur de nospréoccupations, mais autrui. Encela, l’on pourrait dire que jusqu’àun certain point la victimitéreprésente l’un des « fondementsculturels » de notre personnalitécontemporaine.- cette sensibilité au fait victimalnous a par ailleurs collectivementrendus sensibles, comme nous lesoulignions précédemment, auxretombées psychiques et socialesde ces atteintes, sur une ou plu-sieurs générations, justifiant àchaque fois l’invention de dispo-sitifs spécifiques au plus près desformes de victimisations primai-res ou secondaires prises encharge.

Psychotraumatologie oupsychovictimologie ?Il serait erroné de croire que cettevictimologie, à laquelle il a falluadjoindre le qualificatif de clinique pour bien marquer sonchamp nouveau de compétenceset d’intervention, cela au traversd’une dimension politique donton ne pouvait abstraire la singu-larité et la subjectivité, se soitrécemment inventée de toutespièces. Elle s’appuie sur… et s’adosse à … des savoirs et savoir-faire anciens qui, mis dans la per-spective nouvelle d’une politiquede santé publique, lui donnent saforme actuelle et ses contenus : - ses objets : les événementsintentionnels ou accidentels etleurs retombées psychiques ; lesrelations d’emprise…- sa doctrine : importance de laverbalisation précoce, primataccordé à l’offre d’aide travail sur l’attente d’une éventuelledemande, travail de restaurationdes enveloppes psychiques plusou moins déstructurées par l’événement ou la situation deviolence…- ses dispositifs : cellules médico-psychologiques, cellules d’interven-tions, consultations spécialisées…- ses méthodes : entretiens centrés sur l’événement et ses retombées immédiates, accompa-gnement psychologique inté-grant dimensions psychologiqueet juridique, travail de reconstitu-tion de normes différenciatrices,décryptage des modes et proces-sus d’agression et d’emprise…- ses formations dans un quadru-ple contexte : médical, psycholo-gique, juridique, de gouvernance.La notion de trauma est héritéede cette histoire. Le problème estqu’elle fait massivement référenceà une théorie de l’inconscient etdu fait psychique qui ne sont pasà même (puisque ce n’est pas leurobjet) de rendre compte de cettedimension d’altérité propre àtoute problématique victimale, sil’on entend par celle-ci que ce quicaractérise en premier lieu le victimé est son incapacité plus oumoins totale à différencier de « l’auteur », même hypothétiquecomme dans le cas d’événements

Pascal PIGNOL,Psychologue, Cellule de Victimologie,Service du Dr Jago, CH Guillaume Régnier,Rennes

Loïck M. VILLERBU,Professeur dePsychopathologie etCriminologie, Directeur del’Institut de Criminologie etSciences Humaines,Membre de l’Equipe d’accueil 22-42, Université de Rennes 2

Bibliographie

Damiani C., (2005)L’accompagnement desvictimes, Rhizome N° 20,p.5.

Villerbu LM. (2005) Le psychologie enPsychiatrie, l’accompagnant de tousles changements, Rhizome N°19, p. 2-3.

Fassin D., Bourdelais P.(dir). (2005). Les construc-tions de l’intolérable. Etudesd’anthropologie et d’histoiresur les frontières de l’espacemoral, Paris, La Découverte.

Fassin D., Rechtman R.(2007). L’empire du trauma-tisme, Paris, Flammarion.

Cario R., (2001).Victimologie, de l’effractiondu lien intersubjectif à la restauration du lien social.Paris, L’Harmattan.

Ewald F. (1986), L’Etatprovidence, Paris, Grasset.

(suite page 13)

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09Dossier La clinique change-t-elle ?

non intentionnels, et de la « vic-time », en termes de culpabilitéet de responsabilité non seule-ment juridiques mais aussi et sur-tout psychiques.

D’où l’ambiguïté de la notioncontemporaine de psychotrau-matologie qui en est dérivée, quivéhicule peu ou prou cette théo-rie de l’inconscient et tend, defait, à occulter le versant poli-tique du malaise psychique, dupoint de vue institutionnel (letraitement ou la prise en charge),clinique (l’aliénation d’une posi-tion existentielle) et politique (lerapport du droit et de la sensibi-lité contemporaine). Peut-êtreserait-il alors pertinent d’y substi-tuer le terme de « psychovicti-

molologie » pour signifier quec’est bien d’atteinte psychiquedont il est question, tout en pre-nant en compte le versant poli-tique (ou socio-juridique) de cemalaise.Une telle psychovictimologieexige en retour une autre problé-matique psychopathologique,non plus de structure, mais inté-grant les conditions de produc-tion et de perpétuation desformes de victimisation dont ellea à prendre en charge les retom-bées : une psychopathologie dulien au travers des processus parlesquels elle se crée et se perpétue. Ce lien est à saisir dans la diver-sité des relations et des lieuxsociaux dans et par lesquels ils’impose et s’éprouve : école, tra-

vail, voisinage, couple, famille…,ou encore relation éducative,amoureuse, de travail, de cohabi-tation…plus ou moins traduitdans les codes pénal, de la famille,civil, administratif…et trop sou-vent occulté dans une univoquedisposition thérapeutique.Et ce sont les ratés de ce lien quise déclinent en formes cliniquesdiverses : maltraitance, harcèle-ment, emprise psychologique,prise d’otage, agressions phy-siques, sexuelles, escroquerie,atteintes aux biens, aux mœurs,violences conjugales, emprise sectaire… L’enjeu sous-jacent en est ainsibien les plus contemporaines denos insécurités.■

La victimité, émergence d’un processuset d’un dispositif (suite)

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« Il faut le laisser tranquille… il a bac plus 5 »Depuis quand sa petite voiture était-elle garée là,dans le froid de cette fin de matinée de décembre2008, au bord de cette route de la Vallée de la Lys ? Je n’en savais trop rien. Toujours est-il que jem’étais arrêté. J’avais entendu parler de cet hommevivant reclus dans sa voiture et dont la situationprécaire préoccupait mairies, gendarmerie et servi-ces sociaux. Il était là, derrière les vitres sales del’auto, sa tête hirsute rejetée en arrière, découvrantune barbe de plusieurs jours. Je le crus mort. Il finit par bouger pourtant, au milieu de sesimmondices, calé sur un mauvais matelas souillé. Ilétait jeune, la trentaine, très amaigri, souriantcurieusement alors qu’il baissait difficilement savitre de portière. Manifestement, je l’avais réveillé. Ils’étonna de mon intérêt pour lui, s’en agaça. Non, iln’avait pas besoin d’aide, il n’avait pas froid, il n’avaitpas faim. Non, il n’avait pas besoin d’une douche.Et puis, il ajouta qu’il avait compris et que tout nese passerait pas comme ça : le système mondial l’avait localisé, il le savait et d’ailleurs il m’attendait.J’en étais l’agent. La crise signifiait son repérage parles forces « en toute présence »… Je n’écoutais pasla radio ? Le responsable c’était la bourse, la science« technique », l’Allemagne, encore une fois…Nous nous trouvions non loin d’un de ces petitscimetières militaires allemands de la premièreguerre mondiale qui parsèment, à la lisière des petites villes, ces endroits que nous appelons dansle Nord « les écarts ».Ma présence lui parut tout sauf un hasard… Voilàque la psychiatrie s’en mêlait… Un psychiatre allemand évidemment…

Un cycliste qui passait s’arrêta. Il connaissaitl’homme. Il fallait le laisser tranquille, c’était quel-qu’un de bien… « Un bac plus 5 ! Vous le saviez ?Ses parents habitent la commune voisine ». Ilreprit sa route en répétant « Oui, un bac plus 5 ! ».Je disais à l’homme dans sa voiture ma disponibi-lité et m’en allais. Le lendemain, il avait disparu.J’appris qu’il se déplaçait de quelques kilomètres detemps en temps comme jouant sur les limites desterritoires des municipalités, des compétences de lapolice ou de la gendarmerie qu’il semblait bienconnaître. Il évitait les grands axes routiers, garé àl’orée d’un bois, dans une carrière, parfois obligé detrouver un autre poste de non-observation. Unefois, il fut rattrapé par le déboisement. La police leconnaissait. Il était rarement verbalisé : « tant qu’ilne trouble pas l’ordre public… ». Non, vraiment,tout était en ordre et surtout il ne restait pas enplace. Une fois ici, une autre fois ailleurs ; mobileen fait, une précarité automobile, hyper mobile,plus mobile que les équipes mobiles…Et il trimbalait comme ça depuis des mois sesreproches et ses récriminations envers la terreentière et ses parents, délirant et déprimant dansl’habitable étroit, sale et mondialisé de sa petiteauto. Il ne la quittait pour ainsi dire plus. Elle sedétériorait comme lui, elle devenait sa peau, maisses phares cassés éclairaient encore suffisammentce qu’il appelait « l’immobilité du monde ». Il luisuffisait de regarder autour de lui.

Christian Muller, Psychiatre,EPSM Lille Métropole

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Dossier La clinique change-t-elle ?N

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Quelle place reste-t-il pour laclinique avec les demandeurs d’asile ?

Claire MESTRE, Psychiatre et anthropologue,Présidente de l’association Mana, CHU de Bordeaux

Bibliographie

Mestre C., La rédaction d’uncertificat médical pour undemandeur d’asile : enjeuxthérapeutique et social, inL’évolution psychiatrique, Volume71, juillet-septembre 2006, p. 535-544.

Mestre C., Les certificatsmédicaux aux étrangersdemandeurs d’asile et débou-tés : cliniques et politiques, inL’autre, cliniques cultures et sociétés, N°29.

Les professionnels qui soignentdes victimes de la torture et de la

violence politique ont été pris ces dernières années dans des

questions en étroite relation avecle contexte politique. En effet, la

clinique des demandeurs d’asile aété brutalement interrogée au

moment où une nouvelle politique d’immigration se mettait en place en France

et en Europe. Des questions lancinantes sont montées des

professionnels (médecins etpsychologues), témoins du désar-roi qui les atteignait : fallait-il un

écrit médical pour prouver lestortures que le requérant disaitavoir subies, pour apporter une

preuve irréfutable face aux institutions de l’Etat en charge

d’examiner les demandes d’asile ?

Quelles incidences sur la cliniquetraumatique du désaveu quereprésente le déboutement ?Quelle attitude face à un patientqui voit non seulement son avenirs’assombrir mais sa vie menacéepar une possible et brutale expul-sion ? Que faire de notre réproba-tion voire de notre révolte ?Autant de questions légitimes quinécessitent le détour par uneréflexion sur la politique migra-toire de notre pays, et sur la posi-tion de professionnels qui, laplupart du temps, ont fait le choixde soigner des victimes de la tor-ture et de s’atteler à une cliniquedifficile. Les thérapeutes ont dûmodifier leur pratique sous lacontrainte de la politique actuellede restriction des « flux migratoi-res ». Celle-ci a eu pour effet demettre en lumière l’exercice méti-culeux qui est de soigner des per-sonnes atteintes de traumatisme.Ce n’est pas, dans ce contexte, letraumatisme comme mesure de lavérité qui triompherait, mais lavision désormais manichéennedes demandeurs d’asile : victimesou menteurs, à laquelle les théra-peutes devraient se soumettre ;cette vision disqualifie et rendinaudible les paroles de ceux quicherchent nos soins, notre écouteet notre protection.Quelles sont ces situations nou-velles ? J’y répondrai à partir demon expérience de psychiatre

psychothérapeute intervenantauprès des populations étrangèresdemandeuses d’asile depuis désor-mais une décennie. Je ne me situepas en tant qu’expert, mais en tantque soignante ; le prendre soinsuppose du temps, l’élaborationd’une relation parfois difficile àdes patients qui consultent dansdes contextes très pénibles. La clinique du trauma, en elle-même ardue, se complexifieaujourd’hui sous la contrainted’un contexte d’accueil perçu parle requérant (et le clinicien bien sûr) comme profondémentméfiant et disqualifiant vis-à-visde sa parole. De plus, l’écoute duclinicien peut être parasitée parles échéances de la demande d’a-sile. Ainsi plusieurs temporalitéscoexistent : celle de la pensée dudemandeur d’asile en souffrance,celle de la procédure, et enfin celledu psychothérapeute pris entre lanécessité et l’exigence du soin et laperspective du passage du patientdevant les instances de l’Etat1,devant lesquelles il sait que se jouel’avenir du requérant ; son aveniradministratif et concret, maisaussi son avenir psychique.

L’élaboration psychique d’un vécutrès traumatique, mais aussi l’écri-ture d’un récit destiné aux instan-ces étatiques, même si elles necoïncident pas dans le choix desmots, nécessitent un temps qui,de façon fréquente ne colle pasavec la rapidité des procédures. Lemédecin soignant, s’il rédige uncertificat, connaît sa portée limi-tée dans le dossier du demandeurd’asile, mais il n’en reste pasmoins, que la rédaction procèded’un moment précieux dans lapoursuite des rencontres. Lepatient voit à travers les mots d’unautre les signes d’une reconnais-sance fondamentale. L’annonce du déboutement, deplus en plus fréquent, constitueun événement de portée considé-rable dans le soin. Les personnesqui reçoivent la réponse négativede la CNDA1, vivent cetteannonce dans le plus grand desdésespoirs. L’ampleur du désastreentraîné par ce désaveu est diffi-cile à évaluer. La procédure, de

l’observation même de ceux quiont été les témoins ou les acteurslucides, est celle d’une action de délégitimation dévastatrice.L’exigence de preuves de persécu-tion et de cohérence du récitreprésente un obstacle quasiinfranchissable pour la plupart.Sur le plan clinique, le rejet metalors en danger l’intégrité mêmedu sujet : son discours a été reçupar quelqu’un qui dénie sa parole.L’annonce les retraumatise, raviveles blessures et introduit subrepti-cement le doute sur leur valeur,leur vie et les risques qu’ils ontpris. Le médecin devra alors participerà la demande de statut « d’étran-ger malade », légitime devant laloi, mais dont l’obtention est sou-mise aux aléas d’une procéduresemée d’embûches2 : pour la per-sonne déboutée mais aussi pourles médecins. Ces démarches évo-luent dans un contexte nationaloù a été proclamée la nécessitéd’une lutte sans merci à l’égard desétrangers en situation irrégulièreavec en prime l’obligation pourl’administration d’atteindre uncertain nombre d’expulsions. Lespatients font donc potentielle-ment partie du bataillon desexpulsables : le droit au séjour desétrangers malades est aujourd’huimenacé par des instances éta-tiques pour lesquelles ceux qui lerevendiquent, malades commemédecins, sont devenus suspects. Le soignant est alors contraint des’inscrire dans un réseau qui apour but d’aider le requérant : travailleurs sociaux, mais aussimilitants et associations dedéfense des droits humains, avocats…

Mon action, mon savoir et mondiscours ne sont pas indépen-dants des circonstances qui l’accompagnent. Ma position seveut celle d’une psychothérapeuteattentive aux souffrances des victimes de la torture et de larépression politique mais aussicelle d’une protestation à un ordreinjuste, et qui réfléchissant sur saposition, s’efforce d’identifier lejeu de l’autre, qui, à ce jour, a pournom rejet.■

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1 L’Office Français deProtection des RéfugiésPolitiques et Apatrides(OFPRA) et la CourNationale du droit d’asile(CNDA)

2 Les personnes demandentun enregistrement à laPréfecture, après avoir reçuune Obligation de quitterle territoire français.Ensuite un certificat médi-cal est rédigé par un méde-cin agréé ou bien par unpraticien hospitalier,et est envoyé au MédecinInspecteur de SantéPublique, dont la décisionest entérinée (ou pas) parla Préfecture.

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Demandeur d’asile en attented’une place en CADA1, il est arrivéun jour dans le dispositif hivernal

d'hébergement. Il avait l'air exténué, comme absent de lui-

même, mais parlait beaucoup. Onsentait dans ses flots de paroles àla fois une souffrance - évocation

de la torture, de l’éloignement, del’exil - et une amertume ou une

sorte de colère contre un manqued'accueil (procédures contraignan-

tes, attente insupportable d'unhébergement, etc.).

Quelques jours après, la nouvelle acirculé à son sujet : il est amoureuxd’une compatriote, hébergée égale-ment dans le même dispositif. Larévélation de cet amour avaitcomme changé les rapports desautres hébergés à ce couple. Une sorte de permissivité ou detolérance, voire d'encouragement silencieux, se lisait dans les com-portements : on libérait la place àcôté de l’un lorsque l'autre arrivaitdans la salle, on tolérait sa présencedans la cuisine lorsque c'était sontour à elle de préparer le repas, etc.Son comportement avait changéégalement. Il s'efforcerait de se ren-dre présent en aidant partout, en semontrant serviable avec tout lemonde. Il ne parlait plus beaucoup,mais affichait beaucoup de sourireset de pudeur.

Cette rencontre et cet amour illus-trent une des dimensions que nousavons toujours souhaité insufflerdans ce dispositif : au-delà du tech-nique, retrouver toujours l'humain,en capacité communautaire de sur-monter les difficultés rencontrées.Après le départ de sa bien-aimée(relogée dans un CADA sur unecommune que nous nommeronsFleury), notre amoureux se présen-tait quasiment tous les jours à

l’accueil pour demander si on luiavait trouvé une place. Cettedemande était celle de tous leshébergés dans le dispositif hivernal,angoissés par la perspective de seretrouver à la rue à la fin de l'hiver.Mais ce qui le tourmentait le plus,c’était de se voir attribuer une placeCADA loin de sa bien-aimée(attribution qu’il ne pourrait pasthéoriquement refuser). Lors de laséance d’information collectiveannonçant les affectations enCADA, il fut informé qu’une placelui avait été attribuée par laCommission de Coordination etde Concertation, que nous nom-merons St Martin et éloignée decelle où résidait sa compatriote. Labonne nouvelle fut du coup pourlui une « mauvaise » : « Il n'y a pasde place au CADA de Fleury s’ilvous plaît ? » demanda-t-il presqueanéanti. « Pourquoi Fleury ? » luiai-je demandé. Il a juste baissé latête esquissant un sourire gêné. Parcontre, toute l'assemblée, au cou-rant de son histoire d’amour, a ri.Les histoires humaines commecelle-là mettent à l'épreuve lesdispositifs. Ces derniers sontconçus dans une gestion qui nepeut pas toujours tenir compte dessingularités et de l'imprévisibilitéde la vie : ici, une histoire d'amourentre deux personnes, profondé-ment atteintes dans leur existence,qui ne se connaissaient pas maisdont la rencontre, dans le cadre dudispositif hivernal pour deman-deurs d'asile, a permis de projeterquelque chose qui contient la pro-messe de mobiliser de nouvellesforces de vie pour s'en sortirensemble. Conscient de cette problématique,je me suis donc adressé à uneresponsable du CADA de Fleury,lui demandant de réserver uneplace pour cette personne. Il étaitnécessaire d’argumenter : les « his-toires d'amour » ne se suffisent pasmalheureusement par elles-mêmesà convaincre un « dispositif ». J'aidû donc construire mon argumen-taire autour des points suivants :•que l'une des fonctions de l'ac-cueil dans les CADA, c'est de per-mettre aux personnes accueillies,quand c'est possible, de briser lasolitude du vécu de l'exil. •que ce n’était pas seulement unequestion de « place » à attribuermais de soutien à des personnes qui

s'épaulent dans leur « galère »pour s'en sortir. • qu’il faut comprendre cettedemande comme la reconnaissanced’une situation pouvant aider lapersonne concernée à trouver unepossibilité de dépassement à l'ex-trême souffrance qu'elle vit. •que l’enjeu psychique de la surviequi en découle, passe probable-ment par le recours à d’autres rai-sons de vivre, sans annuler ni lablessure ni la procédure (possibilitéde résilience).La Commission a fini, aprèséchange, par donner un avis favora-ble, sous condition d’acceptationde l'autre personne concernée. Laprime pour le CADA – toujours lespectre du calcul ! - étant la possibi-lité de gagner une place si les deuxpersonnes décident d’occuper lamême chambre !Le calcul fut juste : les deux person-nes partagent effectivementaujourd'hui la même chambre. Quant à nous, nous restons tousavec les mêmes questions : A-t-onbien fait ? Et si cela se passait malentre eux ? La réparation « par l’amour » permet-elle de mieuxsupporter le préjudice subi et d’enatténuer le malheur ? Quellesrépercussions sur les procéduresconcernant l'un et l'autre ?...Nous n'aurons probablement pas réponse à toutes ces questions(mais doit-on absolument l'avoir ?). Cependant, nous res-tons convaincus que cette histoire– et bien d'autres abritées par lesCADA – nous apprend à aiguisernotre écoute de ce qui est de l'ordrede la « vie » dans ce genre dedispositif. Au-delà de l'héberge-ment au sens propre, au-delà dusouci même de l'accompagnementdes procédures en tant que telles, etmalgré le court laps de temps pen-dant lequel nous accompagnons lespersonnes que nous accueillons, lesdispositifs forment des creusets derencontres, des lieux-temps, entre-deux dans lesquels se construisentdes possibilités de relance qu'ilnous faut savoir détecter et accom-pagner. Donner asile a un senséthique : répondre, au-delà duregistre du besoin, à celui de l'at-tente d'une nouvelle possibilité devie.■

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Une histoire d’amour « hivernale »

Rached SFAR, Responsable service asile,Responsable de CADA,ADATE, Grenoble

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1 Centre d’Accueil pourDemandeurs d’Asile

Dossier La clinique change-t-elle ?

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Nous avons lu

■ Le pulsionnel et le politique Virginie Vaysse et Claude Wacjman (dir), Psychologie Clinique n° 26, L’Harmattan.Ce numéro est traversé par la question du pulsionnel et du politique, du lien donc entre psychanalyse et politique. De là par-tent les difficultés que rencontre aujourd'hui la psychanalyse dans sa confrontation à la dimension politique. La vie politique,en raison de sa jouissance de pouvoir, peut se mettre au service des pulsions les plus intraitables. Une question s'impose, cellede la promotion d'une politique de massification, que ce soit au nom du réalisme du marché ou d'un angélisme de la démo-cratie consumériste.

■ Pauvretés, Précarités, ExclusionsDossier annuel 2009 de la Mission Régionale d’Information sur l’Exclusion (MRIE).Comment rendre compte d’un état des lieux dans une période où chaque jour apporte de nouveaux qualificatifs à la crise quiaffecte nos sociétés ? Ce rapport, qui laisse une place importante à la parole des personnes vivant des situations de pauvretéet de précarité, invite à penser de nouveaux modes d’action et appelle à constituer des lieux de partage et de solidarité.

■ Fragmentation d'un lieu commun Jane Sautière, Editeur Verticales, Collection Minimales, mars 2003. 100 textes brefs, segments d’un travail d’éducation pénitentiaire et traces de ceux rencontrés de part et d’autre des barreaux.Ecrit dans une langue d’extrême densité, ce livre n’est pas une solution technique, administrative au problème de l’enferme-ment, mais une inscription contre l’oubli.

Agenda

■ Prendre soin : continuité des soins, partage des savoirs et lien social 58èmes Journées nationales de formation continue organisée par la Fédération d'Aide à laSanté Mentale Croix-Marine les 28 et 29 septembre 2009, Palais des congrès, Béziers. Contact : FASM-Croix-marine Tél. : 01 45 96 06 36 - Fax : 01 45 96 06 05 E-mail [email protected] - Site : http://www.croixmarine.com

■ Adolescence et métamorphosesCongrès international organisé par la Ligue Bruxelloise Francophone pour la Santé Mentale les 9, 10 et 11 décembre 2009 au Centre Culturel et de Congrès de WoluwéSaint-Pierre, Bruxelles.Contact : L.B.F.S.M. Tél 02/511.55.43 - Fax : 02/511.52.76E-mail : [email protected]

■ Professions en précarité ?Journée d’étude organisée le 5 Octobre 2009 par l’ONSMP-ORSPERE et le Serviced’Appui en Santé Mentale et Exclusion Sociale, en collaboration avec le Conseil RégionalRhône-Alpes et avec le soutien de la Direction Générale de la Santé (DGS).Contact : SMES, Centre hospitalier Sainte Anne, Paris. Tél. 01 45 65 87 95 - E-mail : [email protected]

Hommage

Le Docteur Jacques Simonnet nous a quitté le 5 juin 2009Psychiatre, ancien chef de service à l’hôpital Sainte Anne, le Docteur Jacques Simonnet aeu un rôle de pionnier pour la prise en charge hospitalière des patients en situation degrande précarité et d’exclusion sociale. Tous lui ont voué la plus grande estime pour sonengagement clinique, humain et institutionnel qui allait toujours aux limites du possible,avec une grande simplicité et une éthique sans faille.

Le Comité de rédaction de Rhizome

RHIZOME est un bulletin national trimestriel édité par l’Observatoire National des pratiques en Santé Mentale et Précarité (ONSMP-ORSPERE) avec le soutien de laDirection Générale de l’Action SocialeDirecteur de publication : Jean FURTOSAssistante de rédaction : Claudine BASSINIComité de rédaction : - Katia AMORETTI, infirmière coordinatrice

EMPP - (Nord Isère)- Guy ARDIET, psychiatre (St-Cyr-au-Mont-d’Or)- Frédérique CATAUD, cadre de santé (Bron)- François CHOBEAUX, sociologue (CEMEA Paris)- Valérie COLIN, dr en psychologie, Orspere- Jean DALERY, prof. de psychiatrie (Univ. Lyon 1)- Philippe DAVEZIES, enseignant, chercheur

en médecine du travail (Univ. Lyon 1) - Bernard ELGHOZI, médecin (Réseau Créteil)- Benoît EYRAUD, sociologue (Lyon)- Marie-Claire FILLOT, cadre socio-éducatif (Paris)- Carole GERBAUD, responsable associatif (Bourg

en Bresse)- Marie GILLOOTS, pédopsychiatre (Nanterre)- Alain GOUIFFÈS, psychiatre (UMAPPP Rouen)- Pierre LARCHER, DGAS- Christian LAVAL, sociologue, Orspere- Antoine LAZARUS, prof. santé publique

(Bobigny)- Jean-Pierre MARTIN, psychiatre (Paris)- Alain MERCUEL, psychiatre (St Anne Paris) - Michel MINARD, psychiatre (Dax) - Gladys MONDIERE, dr en psychologie (Lille)- Pierre MORCELLET, psychiatre (Marseille)- Christian MULLER , psychiatre (Lille)- Eric PIEL, psychiatre (Paris) - Gilles RAYMOND, chargé d’études PJJ- Pauline RHENTER, politologue (Lille)- Olivier QUEROUIL, conseiller technique fonds

CMU (Paris).- Nicolas VELUT, psychiatre (Toulouse)Contact rédaction : Claudine BASSINI - Tél. 04 37 91 54 60

CH Le Vinatier, 95, Bd Pinel 69677 Bron Cedex Tél. 04 37 91 53 90 Fax 04 37 91 53 92 E-mail : [email protected] : www.orspere.frImpression : Imprimerie BRAILLY (St-Genis-Laval) - Tél. 04 78 86 47 47Conception : Crayon Bleu -Tél. 04 72 61 09 99Dépôt légal : 2302 - Tirage : 10 500 ex.ISSN 1622 2032N° CPPAP 0910B05589

Illustrations à partir des réalisations des ateliers préparatoires au carnaval de Marseille 2009par les patients fréquentant le CATTP Rabelais (secteur 16) et l’hôpital de jour CamilleClaudel (secteur 12), coordonnés par Stéphanie Bonhert, plasticienne scénographe ; montage réalisé par Franck Pétricelko.