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Léon Tolstoï (Толстой Лев Николаевич) 1828 – 1910 QUEST-CE QUE LART ? (Что такое искусство?) 1898 Traduction de Teodor de Wyzewa [non intégrale], Paris, Perrin, 1898 (Édition de 1918). LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

Tolstoi - Qu'Est-ce Que l'Art (1)

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Qu'est-ce que l'art ?

Lon Tolsto

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1828 1910

QUEST-CE QUE LART ?

( ?)

1898

Traduction de Teodor de Wyzewa [non intgrale], Paris, Perrin, 1898 (dition de 1918).TABLE4AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR

INTRODUCTION14CHAPITRE I. LE PROBLME DE LART23CHAPITRE II. LA BEAUT32CHAPITRE III. DISTINCTION DE LART ET DE LA BEAUT44CHAPITRE IV. LE RLE PROPRE DE laRT52CHAPITRE V. LART VRITABLE60CHAPITRE VI. LE FAUX ART67CHAPITRE VII. LART DE LLITE73CHAPITRE VIII. LES CONSQUENCES DE LA PERVERSION DE LART : LAPPAUVRISSEMENT DE LA MATIRE ARTISTIQUE78CHAPITRE IX. LES CONSQUENCES DE LA PERVERSION DE LART : LA RECHERCHE DE LOBSCURIT85CHAPITRE X. LES CONSQUENCES DE LA PERVERSION DE lART : LA CONTREFAON DE LART110CHAPITRE XI. LART PROFESSIONNEL, LA CRITIQUE, LENSEIGNEMENT ARTISTIQUE : LEUR INFLUENCE SUR LA CONTREFAON DE LART122CHAPITRE XII. LUVRE DE WAGNER, MODLE PARFAIT DE LA CONTREFAON DE LART133CHAPITRE XIII. DIFFICULT DE DISTINGUER LART VRITABLE DE SA CONTREFAON150CHAPITRE XIV. LA CONTAGION ARTISTIQUE, CRITRIUM DE laRT VRITABLE154CHAPITRE XV. LE BON ET LE MAUVAIS ART158CHAPITRE XVI. LES SUITES DU MAUVAIS FONCTIONNEMENT DE LART176CHAPITRE XVII. POSSIBILIT DUNE RNOVATION ARTISTIQUE188CHAPITRE XVIII. CE QUE DEVRA TRE LART DE lAVENIR191CONCLUSION199

AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR

Ltude quon va lire a t publie, en russe, dans les deux dernires livraisons dune revue de Moscou, les Questions de Philosophie et de Psychologie. Cest pour lcrire que, nous dit-on, le comte Tolsto a interrompu un roman quil avait commenc, et dont sans doute il avait rv de faire un modle de lart chrtien, tel que, suivant lui, il doit tre dsormais. Aura-t-il jug que, pour nous donner le got de cet art, une dfinition thorique valait mieux que tous les modles ? ou bien un art aussi nouveau, aussi diffrent de nos contrefaons d prsent, lui aura-t-il paru plus facile dfinir qu produire ? Il se trompe en tout cas sil croit, comme on nous la dit encore, que sa peine finir le roman bauch provient surtout de son grand ge, et de laffaiblissement de ses facults cratrices ; car son tude sur lart nous prouve assez que jamais sa pense na t plus lucide, son imagination plus frache, son loquence la fois plus hardie et plus vive. De tous les livres quil a crits depuis dix ans, celui-ci est certainement le plus artistique. Une mme ide sy poursuit du dbut la fin, avec un ordre, une rigueur, une prcision admirables ; et ce sont, tous les chapitres, des dveloppements imprvus, des comparaisons, des exemples, des souvenirs et des anecdotes, tout un appareil dartifices ingnieusement combins pour saisir et pour retenir la curiosit du lecteur. soixante-dix ans, pour ses dbuts dans le genre de la philosophie de lart, le comte Tolsto nous offre le meilleur livre que nous ayons dans ce genre ; et, en vrit, ce nest pas beaucoup dire ; mais tout le monde assurment saccordera le dire.

Tout au plus pourra-t-on stonner que, aprs avoir si clairement dmontr labsurdit des innombrables tentatives faites, jusquici, pour analyser lart et la beaut, il ait eu le courage de refaire, lui-mme, une tentative pareille, et de vouloir expliquer, une fois de plus, des choses qui avaient tant de chances dtre inexplicables. Strictement dduite de sa dfinition de lart, la doctrine quil nous expose est un monument de construction logique : cela prs quelle est simple, varie, vivante, et agrable lire, je ne vois aucune raison pour ne pas ladmirer lgal de limmortel jeu de patience mtaphysique de Baruch Spinoza. Mais la dfinition do elle dcoule, cette conception de lart comme le moyen de transmission des sentiments parmi les hommes, na-t-il pas craint qu son tour elle ne part ou incomplte, ou excessive, ou trop matrielle, ou trop mystique, de mme que ces dfinitions antrieures dont personne mieux que lui ne nous a montr le nant ? Le spectacle de limmense champ de ruines quest lesthtique, passe et prsente, ne lui a-t-il pas inspir un doute touchant la possibilit de rien btir de solide sur un terrain aussi mouvant, aussi rfractaire aux efforts de notre logique ? Ne sest-il pas dit que puisque Baumgarten, Kant, Fichte, Hegel, Schopenhauer, et Schiller, et Gthe, et Darwin, et Renan, et Wagner avaient chou dcouvrir mme lombre dune dfinition raisonnable de lart, leur chec provenait peut-tre, non de leur inintelligence, mais, au contraire, de ce que lart et la beaut sont choses o lintelligence ne peut rien faire que draisonner ? Ne sest-il pas dit que lart, ayant pour seul objet de transmettre des sentiments, pouvait ntre accessible quaux seuls sentiments ? et qu vouloir discuter les rapports de lart avec la beaut on risquait dentrechoquer dans les nuages deux formules vaines, tandis quil y avait sur la terre tant duvres dart, bonnes et belles, qui ne demandaient qu tre gotes en silence ? Non, videmment, il ne sest rien dit de tout cela, puisque le voici qui nous apporte un nouveau systme desthtique : mais comment ne pas stonner de son courage ? et comment ne pas trembler pour lavenir de son systme ?

Dieu me garde, aprs cela, de paratre vouloir faire un reproche au comte Tolsto ! Cest dans lintrt mme de sa thse que je regrette quil lait prsente sous cette forme systmatique, dans lintrt de tant de rflexions ingnieuses et profondes qui remplissent son livre, et qui peut-tre auraient eu plus deffet sil ne les avait rduites tre les corollaires dune dfinition mise a priori. Jamais plus haute voix na protest avec plus de force contre le honteux abaissement de lart contemporain. La perte dfinitive de tout idal, lappauvrissement de la matire artistique, la recherche de lobscurit et de la bizarrerie, lalliance, tous les jours plus troite, du mauvais got et de limmoralit, et la substitution croissante, lart sincre et touchant, de mille contrefaons, hlas ! pas mme habiles : tout cela nest pas affaire de raisonnement logique, mais dobservation immdiate et constante ; et jamais tout cela na t observ avec plus de justesse, ni tal nos yeux dune touche plus ferme, que dans ce livre o lauteur de La Guerre et la Paix et de la Mort dIvan Iliitch a rsum lexprience, non seulement, comme il le dit, des quinze dernires annes, mais dune longue vie toute employe au service de lart. Pourquoi donc faut-il que, pour nous entendre avec lui sur tout cela, nous soyons forcs dadmettre, du mme coup, que lart consiste faire passer les conceptions religieuses du domaine de la raison dans celui du sentiment, quil est essentiellement distinct de la beaut, et que toute uvre dart doit mouvoir tous les hommes de la mme faon ?

Et, ce propos, il y a encore une objection que je ne puis mempcher de soumettre, bien respectueusement, au comte Tolsto, comme aussi aux lecteurs franais de son livre. Il nous dit-lui mme que, pour universel que doive tre lart vritable, le meilleur discours, prononc en chinois, restera incomprhensible qui ne sait pas le chinois. Et il reconnat ailleurs que la valeur artistique dune uvre dart ne consiste ni dans son fond, ni dans sa forme, mais dans une harmonie parfaite de la forme et du fond. Or, cela tant, jai la conviction que, si mme je savais le chinois, la vritable valeur artistique dun discours chinois me resterait incomprhensible. Jen comprendrais le fond, ou plutt je croirais le comprendre ; mais ce fond ne pourrait tre vraiment compris que dans son harmonie avec sa forme ; et cette harmonie mchapperait toujours, parce que, ntant pas chinois, ne sachant penser et sentir quen franais, je serais hors dtat de comprendre la forme des phrases chinoises. Ceux l seuls peuvent juger de la convenance mutuelle du fond et de la forme, dans une uvre de littrature, ceux-l seuls peuvent en apprcier la valeur artistique, qui sont accoutums non seulement comprendre la langue o elle a t crite, mais encore penser, sentir dans cette langue. Et je veux bien admettre que lidal de lart soit dtre universel comme nous laffirme le comte Tolsto : mais pour la littrature, en particulier, aussi longtemps que le volapk naura pas remplac les langues des diverses nations, lidal dune littrature universelle ne sera jamais quune gnreuse chimre.

Ayons donc pleine confiance dans le jugement du comte Tolsto sur les pomes de Pouchkine, son compatriote ! Croyons-le, encore, quand il nous parle dcrivains allemands, anglais, et scandinaves : il a les mmes droits que nous se tromper sur eux. Mais ne nous trompons pas avec lui sur des uvres franaises dont le vrai sens, forcment, lui chappe, comme il chappera toujours quiconque na pas, ds lenfance, lhabitude de penser et de sentir en franais ! Je ne connais rien de plus ridicule que ladmiration des jeunes esthtes anglais ou allemands pour tel pote franais. Verlaine, par exemple, ou Villiers de lIsle-Adam. Ces potes ne peuvent tre compris quen France, et ceux qui les admirent ltranger les admirent sans pouvoir les comprendre. Mais il ne rsulte pas de l, comme le croit le comte Tolsto, quils soient absolument incomprhensibles. Ils ne le sont que pour lui, comme pour nous Lermontof et Pouchkine. Ce sont des artistes : la valeur artistique de leurs uvres rsulte de lharmonie de la forme et du fond : et si lettr que soit un lecteur russe, si parfaite que soit sa connaissance de la langue franaise, la forme de cette langue lui chappe toujours.

Aussi ai-je pris la libert de supprimer, dans la traduction de ce livre, un passage o sont cits comme tant absolument incomprhensibles deux pomes en prose franais, le Galant Tireur de Baudelaire, et le Phnomne Futur, de M. Mallarm. Voici dailleurs ces deux pomes en prose : on verra sils mritent le reproche que leur fait le comte Tolsto.

LE GALANT TIREUR

Comme la voiture traversait le bois, il la fit arrter dans le voisinage dun tir, disant quil lui serait agrable de tirer quelques balles, pour tuer le Temps.

Tuer ce monstre-l, nest-ce pas loccupation la plus ordinaire et la plus lgitime de chacun ? Et il offrit galamment la main sa chre, dlicieuse, et excrable femme, cette mystrieuse femme qui il doit tant de plaisir, tant de douleur, et peut-tre aussi une grande partie de son gnie.

Plusieurs balles frapprent loin du but propos; lune delles senfona mme dans le plafond, et comme la charmante crature riait follement, se moquant de la maladresse de son poux, celui-ci se tourna brusquement vers elle, et lui dit : Observez cette poupe, l bas, droite, qui porte le nez en lair et qui a la mine si hautaine. Eh ! bien, cher ange, je me figure que cest vous ! Et il ferma les yeux et il lcha la dtente. La poupe fut nettement dcapite.

Alors, sinclinant vers sa chre, sa dlicieuse, son excrable femme, son invitable et impitoyable Muse, et lui baisant respectueusement la main, il ajouta :

Ah ! mon cher ange, combien je vous remercie de mon adresse !

LE PHNOMNE FUTUR.

Un ciel ple, sur le monde qui finit de dcrpitude, va peut-tre partir avec les nuages : les lambeaux de la pourpre use des couchants dteignent dans une rivire, dormant lhorizon submerg de rayons et deau. Les arbres sennuient et, sous leur feuillage blanchi (de la poussire du temps plutt que celle des chemins), monte la maison en toile du Montreur de Choses Passes. Maint rverbre attend le crpuscule et ravive les visages dune malheureuse foule, vaincue par la maladie immortelle et le pch des sicles, dhommes prs de leurs chtives complices, enceintes des fruits misrables avec lesquels prira la terre. Dans le silence inquiet de tous les yeux suppliant l-bas le soleil qui, sous leau, senfonce avec le dsespoir dun cri, voici le simple boniment : Nulle enseigne ne vous rgale du spectacle intrieur, car il nest pas maintenant un peintre capable den donner une ombre triste. Japporte, vivante (et prserve travers les ans par la science souveraine), une Femme dautrefois. Quelque folie, originelle et nave, une extase dor, je ne sais quoi ! par elle nomme sa chevelure se ploie avec la grce des toffes autour dun visage quclaire la nudit sanglante de ses lvres. la place du vtement vain, elle a un corps ; et les yeux, semblables aux pierres rares! ne voilent pas ce regard qui sort de sa chair heureuse : des seins levs comme sils taient pleins dun lait ternel, la pointe vers le ciel, les jambes lisses qui gardent le sel de la mer premire. Se rappelant leurs pauvres pouses, chauves, morbides et pleines dhorreur, les maris se pressent : elles aussi, par curiosit, mlancoliques, veulent voir.

Quand tous auront contempl la noble crature, vestige de quelque poque dj maudite, les uns indiffrents, car ils nauront pas eu la force de comprendre ; mais dautres, navrs et la paupire humide de larmes rsignes, se regarderont ; tandis que les potes de ces temps, sentant se rallumer leurs yeux teints, sachemineront vers leur lampe, le cerveau ivre un instant dune gloire confuse, hants du Rythme, et dans loubli dexister une poque qui survit la beaut.

Que les sentiments exprims par ces deux pomes soient mauvais, au sens o lestime le comte Tolsto, quils ne soient ni chrtiens, ni universels, nous pouvons ladmettre, encore que les sentiments quexprime le Phnomne Futur ne soient pas sensiblement loigns dtre tolstoens, en dpit de lapparence contraire, et que jamais un pote nait fltri en plus nobles images laction dgradante, abrutissante, anti-artistique de notre soi-disant civilisation. Mais certes ce ne sont point l des uvres absolument incomprhensibles. Et si le comte Tolsto avait t franais, au lieu dtre russe, ce nest point ces deux uvres quil aurait choisies comme exemples, pour nous prouver la justesse de ses observations sur le dsarroi, la bassesse, et la fausset de lart contemporain. De meilleurs exemples, hlas ! ne lui auraient pas manqu.

Sa critique de lart de Richard Wagner repose, elle aussi, sur une erreur de fait, galement excusable, mais qui vaut galement dtre rectifie. Ce nest que dans limagination des commentateurs wagnriens que Wagner a voulu subordonner la musique la posie, ou mme faire marcher de pair la posie et la musique. Les observations que lui adresse, ce sujet, le comte Tolsto, lui-mme na jamais cess de les adresser ceux qui, sous prtexte de donner la musique une porte dramatique, labaissaient au rle dgradant dun trmolo de mlodrame. Ce quil rvait de substituer lopra, ce ntait pas la tragdie accompagne de musique, mais un drame musical, un drame o tous les autres arts auraient prcisment t subordonns la musique, pour permettre celle-ci dexprimer ce quelle seule est capable dexprimer, les sentiments les plus profonds, les plus gnraux, les plus humains de lme humaine. Loin destimer que la posie, dans les opras, tenait trop peu de place, il estimait, au contraire, quelle en tenait trop ; ce nest pas la posie, mais la musique, quil projetait de donner plus de dveloppement ; et le drame musical tel quil le concevait ne procdait pas des uvres de Gluck, de Mhul et de Spontini, mais bien de Don Juan et des Noces de Figaro.

Son seul tort est de navoir pas su prsenter sa doctrine sous une forme claire et prcise, qui et coup court aux malentendus : tort dplorable, puisquil nous a valu toute la musique quon nous a inflige depuis vingt-cinq ans. Mais quon lise ladmirable rsum que vient de nous offrir de cette doctrine M. Chamberlain ; et lon sera tonn de voir combien elle est simple et forte, et combien elle a danalogie avec la nouvelle doctrine du comte Tolsto. Pour Wagner aussi, il ny a dart vritable que lart universel ; pour lui aussi notre art d prsent est un art dgnr ; et lui aussi assigne pour unique objet au bon art dveiller et dentretenir, dans le cur des hommes, les plus hauts sentiments de la conscience religieuse. Si le comte Tolsto, au lien dentendre massacrer Moscou deux actes de Siegfried, avait pu entendre jouer Parsifal au thtre de Bayreuth, peut-tre se serait-il trouv forc de citer Wagner dans sa liste des quelques hommes qui ont tent un art chrtien suprieur.

Et quaprs cela Wagner ait chou dans sa tentative, que ses uvres ne soient encore que de gniales contrefaons de lart, libre au comte Tolsto de le penser, et de nous le dire. Wagner lui-mme, jimagine, na pas toujours t loign de le croire ; et cest encore un trait de ressemblance entre ces deux grands hommes, puisquon va voir avec quelle admirable et touchante modestie lauteur de Quest-ce que lart ? proclame mauvaises, et indignes du nom dart, les uvres immortelles quil nous a donnes.

T. W.

25 avril 1898.INTRODUCTION

Ouvrez un journal quelconque : vous ne manquerez pas dy trouver une ou deux colonnes consacres au thtre et la musique. Vous y trouverez aussi, au moins deux fois sur trois, le compte-rendu de quelque exposition artistique, la description dun tableau, dune statue, et aussi lanalyse de romans, de contes, de pomes nouveaux.

Avec un empressement et une richesse de dtails extraordinaires, ce journal vous dira comment telle ou telle actrice a jou tel ou tel rle dans telle ou telle pice ; et vous apprendrez du mme coup la valeur de cette pice, drame, comdie ou opra, ainsi que la valeur de sa reprsentation. Des concerts, non plus, on ne nous laissera rien ignorer : vous saurez quel morceau ont jou ou chant tel et tel artiste, de quelle faon ils lont jou ou chant. Dautre part, il ny a plus aujourdhui une grande ville o vous ne soyez assurs de trouver au moins une, et souvent deux ou trois expositions de tableaux, dont les mrites et les dfauts fournissent aux critiques dart la matire de minutieuses tudes. Quant aux romans et pomes, pas un jour ne se passe sans quil en paraisse de nouveaux ; et les journaux se considrent comme tenus den offrir leurs lecteurs une analyse dtaille.

Pour lentretien de lart en Russie (o cest peine si, pour lducation du peuple, on dpense la centime partie de ce quon devrait dpenser), le gouvernement accorde des millions de roubles, sous la forme de subventions aux acadmies, thtres et conservatoires. En France, lart cote ltat vingt millions de francs ; il cote au moins autant en Allemagne et en Angleterre.

Dans toutes les grandes villes, dnormes difices sont construits pour servir de muses, dacadmies, de conservatoires, de salles de thtre et de concert. Des centaines de milliers douvriers, charpentiers, maons, peintres, menuisiers, tapissiers, tailleurs, coiffeurs, bijoutiers, imprimeurs, spuisent, leur vie durant, en de durs travaux pour satisfaire le besoin dart du public, au point quil ny a pas une autre branche de lactivit humaine, sauf la guerre, qui consomme une aussi grande quantit de force nationale.

Encore nest-ce pas seulement du travail qui se consomme, pour satisfaire ce besoin dart : dinnombrables vies humaines se trouvent, tous les jours, sacrifies pour lui. Des centaines de milliers de personnes emploient leur vie, ds lenfance, apprendre la manire dagiter rapidement leurs jambes, ou de frapper rapidement les touches dun piano ou les cordes dun violon, ou de reproduire laspect et la couleur des objets, ou de renverser lordre naturel des phrases et daccoupler chaque mot un mot qui rime avec lui. Et toutes ces personnes, souvent honntes et bien doues, et capables par nature de toute sorte doccupations utiles, sabsorbent dans cette occupation spciale et abrutissante ; ils deviennent ce quon appelle des spcialistes, des tres lesprit troit et pleins de vanit, ferms toutes les manifestations srieuses de la vie, nayant absolument daptitude que pour agiter, trs vite, leurs jambes, leurs doigts, ou leur langue.

Et cette dgradation de la vie humaine nest pas encore, elle-mme, la pire consquence de notre civilisation artistique. Je me rappelle avoir un jour assist la rptition dun opra, un de ces opras nouveaux, grossiers et banals, que tous les thtres dEurope et dAmrique sempressent de monter, sauf sempresser ensuite de les laisser tomber jamais dans loubli.

Quand jarrivai au thtre, le premier acte tait commenc. Pour atteindre la place quon mavait rserve, jeus passer par derrire la scne. travers des couloirs sombres, on mintroduisit dabord dans un vaste local o taient disposes diverses machines servant aux changements de dcor et lclairage. Je vis l, dans les tnbres et la poussire, des ouvriers travaillant sans arrt. Un deux, ple, hagard, vtu dune blouse sale, avec des mains sales et uses par la besogne, un malheureux videmment puis de fatigue, hargneux et aigri, je lentendis qui, en passant prs de moi, grondait avec colre un de ses compagnons. On me fit ensuite monter, par un escalier, dans le petit espace qui entourait la scne Parmi une masse de cordes, danneaux, de planches, de rideaux et de dcors, je vis sagiter, autour de moi, des douzaines ou peut-tre des centaines dhommes peints et dguiss, dans des costumes bizarres, sans compter des femmes, naturellement aussi peu vtues que possible. Tout cela tait des chanteurs ou des choristes, des danseurs et danseuses de ballet, attendant leur tour. Mon guide me fit alors traverser la scne, et je parvins enfin au fauteuil que je devais occuper, en passant sur un pont de planches jet au-dessus de lorchestre, o je vis une grande troupe de musiciens assis auprs de leurs instruments, violonistes, fltistes, harpistes, cimbaliers, et le reste.

Sur une estrade, au milieu deux, entre deux lampes rflecteur, avec un pupitre devant lui, se tenait assis le chef dorchestre, un bton en main, dirigeant non seulement les musiciens, mais aussi les chanteurs sur la scne.

Je vis, sur cette scne, une procession dIndiens qui venaient damener une fiance. Il y avait l nombre dhommes et de femmes en costumes exotiques, mais je vis aussi deux hommes en costume ordinaire, qui sagitaient et couraient dun bout lautre de la scne. Lun tait le directeur de la partie dramatique, le rgisseur, comme on dit. Lautre, qui tait chauss descarpins, et qui courait avec une agilit prodigieuse, tait le matre de danse. Jai su depuis quil touchait, par mois, plus dargent que dix ouvriers nen gagnent en un an.

Ces trois directeurs taient en train de rgler la mise en scne de la procession. Celle-ci, comme il est dusage, se faisait par couples. Des hommes, portant sur lpaule des hallebardes dtain, se mettaient tout dun coup en mouvement, faisaient plusieurs fois le tour de la scne, et de nouveau sarrtaient. Et ce fut une grosse affaire, de rgler cette procession : la premire fois, les Indiens avec leurs hallebardes partirent trop tard, la seconde fois trop tt ; la troisime fois ils partirent au moment voulu, mais perdirent leurs rangs au cours de leur marche ; une autre fois encore ils ne surent pas sarrter lendroit qui convenait ; et chaque fois la crmonie entire tait reprise, depuis le dbut. Ce dbut tait form par un rcitatif, o il y avait un homme habill en turc qui, ouvrant la bouche dune faon singulire, chantait : Je ramne la fi-i-i-i-ance ! Il chantait, et agitait ses bras, qui naturellement taient nus. Puis la procession commenait ; mais voici que le cornet piston, dans lorchestre, manquait une note : sur quoi le chef dorchestre, frmissant comme sil et assist une catastrophe, tapait sur son pupitre avec son bton. Tout sarrtait de nouveau ; et le chef, se tournant vers ses musiciens, prenait partie le cornet piston, lui reprochant sa fausse note, dans des termes que des cochers de fiacre ne voudraient pas employer pour se disputer entre eux. Et de nouveau tout recommenait : les Indiens avec leurs hallebardes se remettaient en mouvement, le chanteur ouvrait la bouche pour chanter : Je ramne la fi-i-ance ! Mais cette fois les couples marchaient trop prs lun de lautre. Nouveaux coups de bton sur le pupitre, nouvelle reprise de la scne. Les hommes marchaient avec leurs hallebardes, quelques-uns avaient des visages srieux et tristes, dautres souriaient et causaient entre eux. Puis les voici qui sarrtent en cercle, et se mettent chanter. Mais voici que de nouveau le bton frappe le pupitre ; et voici que le rgisseur, dune voix dsole et furieuse, accable dinjures les malheureux Indiens. Les pauvres diables avaient, parat-il, oubli quils devaient de temps autre lever les bras en signe danimation. Est-ce que vous tes malades, tas danimaux, est-ce que vous tes en bois, pour rester ainsi immobiles ? Et maintes fois encore je vis recommencer la procession, jentendis des coups de bton, et le flot dinjures qui invariablement les suivait : nes, crtins, idiots, porcs, plus de quarante fois jentendis rpter ces mots ladresse des chanteurs et des musiciens. Ceux-ci, physiquement et moralement dprims, acceptaient loutrage sans jamais protester. Et le chef dorchestre et le rgisseur le savaient bien, que ces malheureux taient dsormais trop abrutis pour pouvoir faire autre chose que de souffler dans une trompette, ou de marcher en souliers jaunes avec des hallebardes dtain ; ils les savaient habitus une vie commode et large, prts tout subir plutt que de renoncer leur luxe ; de telle sorte quils ne se gnaient point pour donner cours leur grossiret native, sans compter quils avaient vu faire la mme chose Paris ou Vienne, et avaient ainsi la conscience de suivre la tradition des plus grands thtres.

Je ne crois pas, en vrit, quon puisse trouver au monde un spectacle plus rpugnant. Jai vu un ouvrier en injurier un autre parce quil pliait sous le poids dun fardeau, ou, la rentre des foins, le chef du village gronder un paysan pour une maladresse ; et jai vu les hommes ainsi injuris se soumettre en silence ; mais quelque rpugnance que jaie eue assister ces scnes, ma rpugnance tait attnue par le sentiment quil sagissait l de travaux importants et ncessaires, o le moindre manquement pouvait amener des suites fcheuses.

Mais ici, dans ce thtre, que faisait-on ? Pourquoi travaillait-on, et pour qui ? Je voyais bien que le chef dorchestre tait bout de ses nerfs, comme louvrier que javais rencontr derrire la scne : mais au profit de qui stait-il nerv ? Lopra quil faisait rpter tait, comme je lai dit, des plus ordinaires ; jajouterai cependant quil tait plus profondment absurde que tout ce quon peut rver. Un roi indien dsirait se marier ; on lui amenait une fiance ; il se dguisait en mnestrel ; la fiance sprenait du mnestrel, en tait dsespre, mais finissait par dcouvrir que le mnestrel tait le roi son fianc ; et chacun manifestait une joie dlirante. Jamais il ny a eu, jamais il ny aura des Indiens de cette espce. Mais il tait trop certain aussi que ce quils faisaient et disaient non seulement navait rien voir avec les murs indiennes, mais navait rien voir avec aucunes murs humaines, sauf celles des opras. Car enfin jamais, dans la vie, les hommes ne parlent en rcitatifs, jamais ils ne se placent des distances rgulires et nagitent leurs bras en cadence pour exprimer leurs motions ; jamais ils ne marchent par couples, en chaussons, avec des hallebardes dtain ; jamais personne, dans la vie, ne se fche, ne se dsole, ne rit ni ne pleure comme on faisait dans cette pice. Et que personne au monde na jamais pu tre mu par une pice comme celle-l, cela encore tait hors de doute.

Aussi la question se posait-elle naturellement : au profit de qui tout cela tait-il fait ? qui cela pouvait-il plaire ? Sil y avait eu, par miracle, de jolie musique dans cet opra, naurait-on pas pu se borner la faire entendre, sans tous ces costumes grotesques, ces processions, et ces mouvements de bras ? Pour qui tout cela se fait-il tous les jours, dans toutes les villes, dun bout lautre du monde civilis ? Lhomme de got ne peut manquer den tre cur ; louvrier ne peut manquer de ny rien comprendre. Si quelquun peut y prendre quelque plaisir, ce ne peut tre quun jeune valet de pied, ou un ouvrier perverti qui a contract les besoins des classes suprieures sans pouvoir slever jusqu leur got naturel.

On nous dit, cependant, que tout cela est fait au profit de lart, et que lart est une chose dune extrme importance. Mais est-il vrai que lart soit assez important pour valoir quon lui fasse de tels sacrifices ? Question dautant plus urgente que cet art, au profit duquel on sacrifie le travail de millions dhommes, des milliers de vies, et, surtout, lamour des hommes entre eux, ce mme art devient sans cesse, pour lesprit, une ide plus vague et plus incertaine. Il se trouve en effet que les critiques, chez qui les amateurs dart staient accoutums avoir un soutien pour leurs opinions, se sont mis dans ces derniers temps se contredire si fort les uns les autres, que, si lon exclut du domaine de lart tout ce quen ont exclu les critiques des diverses coles, rien ne reste plus, ou peu prs, pour constituer ce fameux domaine. Les diverses sectes dartistes, comme les diverses sectes de thologiens, sexcluent et se nient lune lautre. tudiez-les, vous les verrez constamment occupes dsavouer les sectes rivales. En posie, par exemple, les vieux romantiques dsavouent les parnassiens et les dcadents ; les parnassiens dsavouent les romantiques et les dcadents ; les dcadents dsavouent tous leurs prdcesseurs, et en outre les symbolistes ; les symbolistes dsavouent tous leurs prdcesseurs, et en outre les mages ; et les mages dsavouent tous leurs prdcesseurs. Parmi les romanciers, il y a les naturalistes, les psychologues, et les naturistes, tous prtendant tre les seuls artistes qui mritent ce nom. Et il en est de mme dans lart dramatique, dans la peinture, dans la musique. Et ainsi cet art, qui exige des hommes de si terribles fatigues, qui dgrade des vies humaines, et qui force les hommes pcher contre la charit, non seulement cet art nest pas une chose clairement et nettement dfinie, mais ses fidles, ses initis eux-mmes lentendent de diverses faons si contradictoires, quon a peine dsormais dire ce que lon entend parle mot dart, et en particulier quel est lart utile, bon, prcieux, lart qui mrite que de tels sacrifices lui soient offerts en hommage.

CHAPITRE I. LE PROBLME DE LART

Pour la production du moindre ballet, opra, opra-bouffe, tableau, concert ou roman, des milliers de gens sont contraints de se livrer un travail souvent humiliant et pnible. Encore ne serait-ce que demi-mal si les artistes accomplissaient eux-mmes la somme de travail que requirent leurs uvres ; mais ce nest pas le cas, ils ont besoin de laide dinnombrables ouvriers. Et cette aide, ils lobtiennent dune faon ou dune autre, tantt sous la forme dargent donn par les riches, tantt sous celle de subventions de ltat : auquel cas largent leur vient du peuple, dont une grande partie est oblige de se priver du ncessaire pour payer limpt, sans dailleurs tre jamais admise jouir des jouissances de lart. Et lon comprendrait cela, la rigueur, pour un artiste grec ou romain, ou mme pour un artiste russe de la premire moiti de notre sicle, o il y avait encore des esclaves ; car ces artistes pouvaient se croire en droit dtre servis par le peuple. Mais de nos jours, o tous les hommes ont au moins un vague sentiment de lgalit des droits, il nest plus possible dadmettre que le peuple continue travailler malgr lui au profit de lart, si lon ne tranche pas dabord la question de savoir jusqu quel point lart est une chose assez bonne et assez importante pour racheter tout le mal dont elle est loccasion.

Et ainsi il est ncessaire, pour une socit o les arts sont cultivs, de se demander si tout ce qui a la prtention dtre un art en est un vraiment, et si (comme cela est prsuppos dans notre socit) tout ce qui est art est bon par l mme, et digne des sacrifices que lon fait pour lui. La question, du reste, nest pas moins intressante pour les artistes que pour le public : car il sagit par eux de savoir si ce quils font a vraiment limportance que lon croit, si ce nest pas simplement le prjug du petit cercle o ils vivent qui les entretient dans la fausse assurance de faire uvre utile, et si ce quils prennent aux autres hommes, tant pour les besoins de leur art que pour ceux de leur vie personnelle, si tout cela se trouve compens par la valeur de ce quils produisent. Quest-ce donc que cet art, qui est considr comme une chose si prcieuse et si indispensable pour lhumanit ?

Vous demandez ce que cest que lart ? La belle question ! Lart, cest larchitecture, la sculpture, la peinture, la musique, et la posie sous toutes leurs formes ! Voil ce que ne manquent pas de rpondre lhomme ordinaire et lamateur dart, et lartiste lui-mme, chacun avec la certitude que ce sont l des matires dune clart parfaite, et uniformment comprises par tous. Mais cependant, leur demanderons-nous, ny a-t-il pas en architecture des difices qui ne sont pas des uvres dart, et dautres qui, avec des prtentions artistiques, sont laids et dplaisants voir, et qui ne peuvent, par suite, tre considrs comme des uvres dart ? Et nen va-t-il pas de mme en sculpture, en musique et en posie ? Et alors, o donc rside le signe caractristique dune uvre dart ? Lart, sous toutes ses formes, est limit dun ct par lutilit pratique, de lautre par la laideur, limpuissance produire de lart. Mais comment le distinguera-t-on de ces deux choses qui le limitent ? cette question encore, lhomme ordinaire de notre socit soi-disant cultive, et mme lartiste, pourvu quil ne se soit pas occup desthtique, ne manqueront pas de tenir une rponse toute prte. Ils estimeront que cette rponse a t trouve depuis longtemps, et que personne na droit de lignorer. Lart, diront-ils, est une activit qui produit de la beaut.

Mais si cest en cela que consiste lart, demanderez-vous, un ballet ou un opra-bouffe sont-ils des uvres dart ? Et lhomme cultiv et lartiste vous rpondront encore, mais dj avec un peu dhsitation : Oui, un bon ballet, un gentil opra-bouffe sont de lart aussi, en tant quils manifestent de la beaut.

Mais si vous demandez ensuite vos interlocuteurs ce qui diffrencie un bon ballet et un gentil opra-bouffe davec leurs contraires, ils auront beaucoup de peine vous rpondre. Et si vous leur demandez ensuite si lactivit des costumiers et des coiffeurs, qui prennent tant de part dans la production des ballets et des opras-bouffes, si lactivit des couturiers et tailleurs, si celle des parfumeurs, celle des cuisiniers, si tout cela est de lart, ils vous rpondront, suivant toute probabilit, par la ngative. Mais en cela ils se tromperont, prcisment parce que ce sont des hommes ordinaires et non pas des spcialistes, et parce quils ne se sont pas occups de questions esthtiques. Sils avaient jamais mis le nez dans ces questions, ils auraient lu par exemple dans louvrage du grand Renan, Marc Aurle, une dissertation prouvant que luvre du tailleur est une uvre dart, et que ceux qui ne tiennent point pour la plus haute manifestation artistique les ornements de la femme sont des tres inintelligents et de bas esprits. Cest le grand art, dit Renan. Vos interlocuteurs devraient savoir, aussi, que, dans la plupart des systmes esthtiques modernes, le costume, les parfums, la cuisine mme sont considrs comme des arts spciaux. Tel est en particulier lavis du savant professeur Kralik, dans sa Beaut Universelle, essai dune esthtique gnrale, ainsi que lavis de Guyau, dans ses Problmes de lesthtique contemporaine.

Il existe un pentacle des arts, fond sur les cinq sens de lhomme, dit Kralik ; et il distingue, en consquence, les arts du got, de lodorat, du toucher, de loue et de la vue.

Des premiers de ces arts, les arts du got, il dit : On sest trop accoutum nadmettre que deux ou trois sens comme dignes de fournir la matire dun traitement artistique. Mais on ne niera pas pourtant que ce ne soit une production esthtique, quand lart de la cuisine arrive faire, du cadavre dune bte, un objet de plaisir pour lhomme en toute faon.

La mme opinion se trouve dans louvrage, nomm plus haut, du franais Guyau, honor dune estime particulire par un grand nombre dcrivains d prsent. Cest le plus srieusement du monde quil parle du toucher, du got, et de lodorat, comme tant capables de nous fournir des impressions esthtiques : Si la couleur manque au toucher, il nous fournit en revanche une notion que lil seul ne peut nous donner, et qui a une valeur esthtique considrable, celle du doux, du soyeux, du poli. Ce qui caractrise la beaut du velours, cest sa douceur au toucher non moins que son brillant. Dans lide que nous nous faisons de la beaut dune femme, le velout de sa peau entre comme lment essentiel. Chacun de nous, probablement, avec un peu dattention, se rappellera des jouissances du got, qui ont t de vritables jouissances esthtiques. Et Guyau raconte, en manire dexemple, comment un verre de lait bu par lui dans la montagne lui a donn une jouissance esthtique.

De tout cela il rsulte que la conception de lart, comme consistant manifester la beaut, nest pas du tout aussi simple quelle pourrait le sembler. Mais lhomme ordinaire ou bien ne connat pas tout cela, ou bien ne veut pas le connatre, et reste fermement convaincu que toutes les questions au sujet de lart peuvent tre nettement et clairement rsolues par le seul fait de reconnatre la beaut comme la matire de lart. Il trouve parfaitement comprhensible et vident que lart consiste manifester la beaut. La beaut lui parat suffire trancher toutes les questions qui concernent lart.

Mais quest-ce donc que cette beaut qui forme la matire de lart ? Comment la dfinit-on ? En quoi consiste-t-elle ?

Comme cest toujours le cas, plus sont nuageuses et confuses les ides suggres par un mot, plus on a daplomb et dassurance employer ce mot, et soutenir que son sens est trop simple et trop clair pour quon prenne la peine de le dfinir. Cest ce qui se produit lordinaire dans les questions religieuses ; et cest ce qui a lieu encore pour cette conception de la beaut. On admet comme accord que tout le monde sait et comprend ce que signifie le mot beaut. Et cependant la vrit est que non seulement tout le monde ne le sait pas, mais que, aprs que des montagnes de livres ont t crites sur ce sujet par les penseurs les plus savants et les plus profonds depuis cent cinquante ans (depuis que Baumgarten a fond lesthtique en 1750), la question de savoir ce quest la beaut reste aujourdhui encore absolument sans rponse, chaque nouvel ouvrage desthtique proposant cette question une rponse nouvelle. Un des derniers ouvrages que jaie lus sur ce sujet est un petit livre allemand de Julius Mithalter, intitul lnigme du Beau. Et ce titre exprime prcisment la vraie position du problme. Aprs que des milliers de savants lont discut pendant cent cinquante ans, le sens du mot beaut reste encore une nigme. Les Allemands le dfinissent leur manire, de cent faons diffrentes. Lcole physiologique, celle des anglais Spencer, Grant Allen, et autres, y rpond sa manire ; de mme les clectiques franais, et Taine, et Guyau et leurs successeurs ; et tous ces crivains connaissent, et trouvent insuffisantes, toutes les dfinitions donnes prcdemment par Baumgarten, et Kant, et Schiller, et Fichte, et Winckelmann, et Lessing, et Hegel, et Schopenhauer, et Hartmann, et Cousin, et mille autres.

Quelle est donc cette trange notion de la beaut qui parat si simple tous ceux qui en parlent sans y penser, mais que personne narrive dfinir depuis cent cinquante ans, ce qui nempche pas tous les esthticiens de fonder sur elle toutes leurs doctrines de lart ?

Dans notre langue russe, le mot krasota (beaut) signifie simplement ce qui plat la vue. Et, bien quon se soit mis, depuis quelque temps, nous parler dune laide action, ou dune belle musique, ce nest point l de bonne langue russe. Un Russe du peuple, ignorant les langues trangres, ne vous comprendra pas si vous lui dites quun homme qui donne tout ce quil a fait une belle action, ou quune chanson est de belle musique. Dans notre langue russe, une action peut tre charitable et bonne, ou mchante et mauvaise. Une musique peut tre agrable et bonne, ou dplaisante et mauvaise. Mais on ny sait pas ce que cest quune belle action ou une belle musique. Le mot beau peut seulement sy rapporter un homme, un cheval, une maison, un lieu, un mouvement. De telle sorte que le mot et la notion de bon impliquent pour nous, dans un certain ordre de sujets, la notion de beau, mais que la notion de beau, au contraire, nimplique pas ncessairement la notion de bon.

Quand nous disons dun objet que nous apprcions pour son apparence visible, quil est bon, nous entendons par l que cet objet est beau ; mais si nous disons de lui quil est beau, cela ne suppose pas ncessairement que nous le croyions bon.

Dans les autres langues europennes, cest--dire dans les langues des nations parmi lesquelles sest rpandue la doctrine qui fait de la beaut la chose essentielle en art, les mots beau, schn,beautiful, bello, etc., tout en gardant leur sens primitif, en sont venus aussi exprimer la bont, au point de devenir les substituts du mot bon. Cest dsormais chose toute naturelle, dans ces langues, demployer des expressions telles que belle me, belle pense, ou belle action. Ces langues ont mme fini par navoir plus de mot propre pour dsigner la beaut de la forme ; elles sont forces de recourir des combinaisons de mots telles que beau de forme, beau voir, etc.

Mais quest-ce donc, au juste, que cette beautqui va ainsi changeant de sens suivant les pays et les temps ?

Pour rpondre cette question, pour dfinir ce que les nations europennes entendent aujourdhui par beaut ; je vais tre forc de citer au moins un petit choix des dfinitions de la beaut les plus gnralement admises dans les systmes esthtiques actuels. Mais je dois avant tout supplier le lecteur de ne pas se laisser dsemparer par lennui qui ne pourra manquer de rsulter de ces citations, et de se rsigner, malgr cet ennui, les lire, ou, mieux encore, lire quelques-uns des auteurs dont je vais citer des extraits. Pour ne parler que douvrages trs simples et trs sommaires, quon prenne, par exemple, louvrage allemand de Kralik, louvrage anglais de Knight, ou louvrage franais de Lvque. Il est indispensable davoir lu un ouvrage desthtique pour se faire une ide de la divergence dopinions et de leffroyable obscurit qui rgnent dans cette rgion de la science philosophique.

Voici par exemple ce que dit lesthticien allemand Schasler, dans la prface de son fameux, volumineux, et minutieux ouvrage sur lesthtique : Nulle part, dans tout le domaine de la philosophie, la contradiction nest aussi grande quen esthtique. Et nulle part non plus on ne trouve plus de vaine phrasologie, un emploi plus constant de termes vides de sens, ou mal dfinis, une rudition plus pdantesque et en mme temps plus superficielle. Et en effet cest assez de lire louvrage de Schasler lui-mme pour se convaincre de la justesse de son observation.

Sur le mme sujet le franais Vron, dans la prface de son remarquable ouvrage sur lesthtique, crit : Il ny a pas de science qui ait t plus que lesthtique livre aux rveries des mtaphysiciens. Depuis Platon jusquaux doctrines officielles de nos jours, on a fait de lart je ne sais quel amalgame de fantaisies quintessencies et de mystres transcendantaux qui trouvent leur expression suprme dans la conception absolue du beau idal, prototype immuable et divin des choses relles.

Que le lecteur prenne seulement la peine de parcourir les quelques dfinitions suivantes de la beaut, empruntes aux seuls esthticiens de grand renom : et il pourra juger par lui-mme combien est lgitime cette critique de Vron.

Je ne citerai pas, comme lon fait dordinaire, les dfinitions de la beaut attribues aux auteurs anciens, Socrate, Platon, Aristote, et les autres jusqu Plotin, car, en ralit, et comme je lexpliquerai plus loin, les anciens se faisaient une conception de lart toute diffrente de celle qui forme la base et lobjet de notre esthtique moderne. En rapprochant de notre conception prsente de la beaut leurs jugements sur elle, on donne leurs mots un sens qui nest pas le leur.

CHAPITRE II. LA BEAUT

Commenons donc par le fondateur de lesthtique, Baumgarten (1714-1762).

Suivant lui, la connaissance logique a pour objet la vrit, et la connaissance esthtique (cest--dire sensible) a pour objet la beaut. La beaut est le parfait, ou labsolu, reconnu par les sens ; la vrit est le parfait peru par la raison. Et la bont, dautre part, est le parfait atteint par la volont morale.

Il dfinit la beaut une correspondance, cest--dire un ordre entre des parties, dans leurs relations mutuelles et dans leur rapport avec lensemble. Quant au but de la beaut, il est de plaire et dexciter un dsir. Cest, notons-le en passant, le contraire exact de la dfinition de Kant.

Pour ce qui est des manifestations de la beaut, Baumgarten estime que lincarnation suprme de la beaut nous apparat dans la nature, et il en conclut que lobjet suprme de lart est de copier la nature : encore une conclusion qui se trouve en contradiction directe avec celles des esthticiens postrieurs.

Nous passerons, si lon veut bien, sur les successeurs immdiats de Baumgarten, Maier, Eschenburg, et Eberhard, qui nont fait que modifier lgrement la doctrine de leur matre en distinguant lagrable davec le beau. Mais il convient de citer les dfinitions donnes par dautres contemporains de Baumgarten, tels que Sulzer, Mose Mendelssohn, et Moritz, qui, se mettant dj en contradiction formelle avec lui, assignent pour objet lart non pas la beaut, mais la bont. Pour Sulzer (1720-1777), par exemple, cela seul peut tre considr comme beau qui contient une part de bont ; la beaut est ce qui voque et dveloppe le sentiment moral. Pour Mendelssohn (1729-1786), le seul but de lart est la perfection morale. Ces esthticiens dtruisent de fond en comble la distinction tablie par Baumgarten entre les trois formes du parfait, le vrai, le beau, et le bien ; ils rattachent le beau au vrai et au bien.

Mais non seulement cette conception nest pas maintenue par les esthticiens de la priode suivante ; elle se trouve mme radicalement contredite par le fameux Winckelmann (1717-1768), qui spare tout fait la mission de lart de toute fin morale, et donne pour objet lart la beaut extrieure, quil limite mme la seule beaut visible. Il y a daprs Winckelmann trois sortes de beaut : 1 la beaut de la forme ; 2 la beaut de lide, sexprimant par la position des figures ; 3 la beaut de lexpression, qui rsulte de laccord des deux autres beauts. Cette beaut de lexpression est la fin suprme de lart ; elle se trouve ralise dans lart antique ; et par consquent lart moderne doit tendre imiter lart antique.

On rencontre une conception analogue de la beaut chez Lessing, Herder, Gthe, et la plupart des esthticiens allemands, jusquau moment o Kant, son tour, la dtruit, et en suggre une autre absolument diffrente.

Une foule de thories esthtiques naissent, durant la mme priode, en Angleterre, en France, en Italie, et en Hollande ; et bien que ces thories naient rien de commun avec celles des Allemands, elles les galent pourtant en obscurit et en confusion.

Suivant Shaftesbury (1690-1713) : Ce qui est beau est harmonieux et bien proportionn, ce qui est harmonieux et bien proportionn est vrai ; et ce qui est la fois beau et vrai est, en consquence, agrable et bon. Dieu est le fonds de toute beaut ; de lui procdent la beaut et la bont. Ainsi, pour cet Anglais, la beaut est distincte de la bont, et cependant se confond avec elle.

Suivant Hutcheson (1694-1747), lobjet de lart est la beaut, dont lessence consiste voquer en nous la perception de luniformit dans la varit. Nous avons en nous un sens interne qui nous permet de reconnatre ce qui est lart, mais qui peut cependant tre en contradiction avec le sens esthtique. Enfin, suivant Hutcheson, la beaut ne correspond pas toujours la bont, mais en est distincte, et parfois lui est contraire.

Suivant Home (1696-1782), la beaut est ce qui plat. Cest le got seul qui la dfinit. Lidal du got est que le maximum de richesse, de plnitude, de force, et de varit dimpressions se trouve contenu dans les plus troites limites. Et tel est aussi lidal dune uvre dart parfaite.

Suivant Burke (1729-1797), le sublime et le beau, qui sont les objets de lart, trouvent leur origine dans notre instinct de conservation et dans notre instinct de sociabilit. La dfense de lindividu, et la guerre, qui en est la consquence, sont les sources du sublime ; la sociabilit, et linstinct sexuel, qui en est la consquence, sont la source du beau.

Pendant que les penseurs anglais se contredisaient ainsi lun lautre dans leurs dfinitions de la beaut et de lart, les esthticiens franais narrivaient pas davantage se mettre daccord. Suivant le pre Andr (Essai sur le Beau, 1741), il y a trois sortes de beaut : la beaut divine, la beaut naturelle, et la beaut artificielle. Suivant Batteux (1713-1780), lart consiste imiter la beaut de la nature et son but doit tre de plaire. Telle est aussi, ou peu prs, la dfinition de Diderot. Voltaire et dAlembert estiment que les lois du got dcident seules de la beaut, mais que ces lois, dailleurs, chappent toute dfinition.

Suivant un auteur italien de la mme priode, Pagano, lart consiste unir les beauts parses dans la nature. La beaut, pour lui, se confond avec la bont : la beaut est la bont rendue visible ; et la bont est la beaut rendue intrieure.

Suivant dautres Italiens, Muratori (1672-1750) et Spaletti (Soggio sopra la Bellezza, 1765), lart se ramne une sensation goste, fonde sur notre instinct de sociabilit.

Des esthticiens hollandais, le plus remarquable est Hemsterhuis (1720-1790), qui a exerc une influence relle sur les esthticiens allemands et sur Gthe. Suivant lui, la beaut est ce qui procure le plus de plaisir ; et ce qui nous procure le plus de plaisir, cest ce qui nous donne le plus grand nombre dides dans le plus court espace de temps. Aussi la jouissance du beau est-elle, pour lui, la plus haute de toutes, parce quelle nous donne la plus grande quantit dides dans le plus court espace de temps.

Telles taient, en Europe, les diverses thories des esthticiens, lorsque Kant (1724-1804) proposa la sienne, qui est reste depuis, comme lon sait, une des plus clbres.

La thorie esthtique de Kant peut tre rsume ainsi : Lhomme a la connaissance de la nature, en dehors de lui, et de lui-mme, dans la nature. Dans la nature, il cherche la vrit ; en lui-mme, il cherche la bont. La premire de ces recherches est affaire de raison pure, la seconde de raison pratique. Mais en sus de ces deux moyens de perception, il y a encore la capacit de jugement, qui peut produire des jugements sans concepts et des plaisirs sans dsirs. Cest cette capacit qui est la base du sentiment esthtique. La beaut, suivant Kant, est, au point de vue subjectif, ce qui plat dune faon gnrale et ncessaire, sans concept et sans utilit pratique. Au point de vue objectif, cest la forme dun objet plaisant en tant que cet objet nous plat sans aucune proccupation de son utilit.

Des dfinitions analogues ont t donnes de la beaut par les successeurs de Kant, parmi lesquels figure Schiller (1759-1805). Mais tout autre dj est la dfinition de Fichte (1762-1814). Celui-l soutient que le monde a deux faces, tant dune part la somme de nos limitations, et dautre part la somme de notre libre activit idale. Sous la premire face tout objet est dfigur, comprim, mutil, et nous voyons la laideur ; sous la seconde face nous percevons les objets dans leur plnitude et leur vie intimes, nous voyons la beaut. Aussi la beaut, pour Fichte, ne rside-t-elle pas dans le monde, mais dans lme belle. Lart est la manifestation de cette me belle ; il a pour but lducation non seulement de lesprit, non seulement du cur, mais de lhomme tout entier. Et ainsi les caractres de la beaut ne sont pas le fait des sensations extrieures, mais de la prsence dune me belle chez lartiste.

Passons encore sur les thories de Frdric Schlegel (1772-1829) et dAdam Muller (1779-1829) pour arriver celles du clbre Schelling (1775-1854). Suivant ce philosophe, lart est le rsultat dune conception des choses dans laquelle le sujet devient son propre objet, ou lobjet son propre sujet. La beaut est la perception de linfini dans le fini. Lart est lunion du subjectif et de lobjectif, de la nature et de la raison, du conscient et de linconscient. Et la beaut est aussi la contemplation des choses en soi, telles quelles existent dans leurs prototypes. Ce nest pas la science, ni ladresse de lartiste, qui produisent la beaut, mais lide de la beaut qui est en lui.

Aprs Schelling et son cole vient la fameuse doctrine esthtique de Hegel. Cest elle qui fait, aujourdhui encore, et quon sen doute ou non, la base des opinions courantes sur lart et la beaut. Elle nest dailleurs ni plus claire ni plus prcise que les doctrines prcdentes, mais au contraire, si cest possible, plus abstruse et plus nuageuse. Suivant Hegel (1770-1831), Dieu se manifeste dans la nature et dans lart sous la forme de la beaut. La beaut est le reflet de lide dans la matire. Seule lme est vraiment belle ; mais lesprit se montre nous sous la forme sensible, et cest cette apparence sensible de lesprit qui est la seule ralit de la beaut. La beaut et la vrit, dans ce systme, sont une seule et mme chose : la beaut est lexpression sensible de la vrit.

Cette doctrine fut reprise, dveloppe, et enrichie dune foule de formules nouvelles par les lves de Hegel, Weisse, Ruge, Rosenkrantz, Vischer, et autres. Mais quon ne croie pas que lhglianisme ait eu le monopole des thories esthtiques en Allemagne ! Cte cte avec lui, dautres systmes paraissaient, en grand nombre, qui non seulement nadmettaient pas avec Hegel que la beaut ft le reflet de lide, mais qui contredisaient expressment cette dfinition, la rfutaient, la tournaient en ridicule. Bornons-nous citer deux de ces thories, celle de Herbart et celle de Schopenhauer.

Suivant Herbart (1776-1841), il ny a pas et ne saurait y avoir une beaut existant par elle-mme. Rien nexiste que notre opinion, et celle-ci est base sur nos impressions personnelles. Il y a de certaines relations que nous nommons belles ; et lart consiste les dcouvrir, aussi bien dans la peinture que dans la musique et la posie.

Suivant Schopenhauer (1788-1860), la volont sobjective dans le monde sur des plans divers ; chacun de ces plans a sa beaut propre, et le plus haut de tous en est aussi le plus beau. Le renoncement notre individualit, en nous permettant de contempler ces manifestations de la Volont, nous donne une perception de la beaut. Tous les hommes possdent la capacit dobjectiver lide sur des plans diffrents ; mais le gnie de lartiste a cette capacit un degr plus haut, et peut produire ainsi une beaut suprieure.

Aprs ces crivains fameux, dautres vinrent en Allemagne, dune originalit et dune influence moindres, mais dont chacun se faisait fort de ne rien laisser debout de la doctrine de ses confrres passs et prsents. Tels Hartmann, Kirkmann, Schnaase, le physicien Heknholtz, Bergmann, Jungmann, etc.

Suivant Hartmann (n en 1842), la beaut ne rside ni dans le monde extrieur, ni dans la chose en soi, ni dans lme, mais dans lapparence produite par lartiste. La chose en soi nest pas belle, mais nous parat belle quand lartiste la transforme.

Suivant Schnaase (1798-1875), il ny a pas dans le monde de beaut parfaite. La nature ne fait quen approcher ; lart nous donne ce que la nature ne peut pas nous donner.

Suivant Kirkmann (1802-1884), il y a six royaumes en histoire : les royaumes de la science, de la richesse, de la morale, de la foi, de la politique et de la beaut. Lart est lactivit sexerant dans ce dernier royaume.

Suivant Helmholtz (1821-1896), qui ne sest occup que de lesthtique musicale, la beaut en musique sobtient seulement par lobservation de certaines lois invariables : lois que lartiste ne connat pas, mais auxquelles il obit dune faon inconsciente.

Suivant Bergmann (Ueber das Schne, 1887), il est impossible de dfinir la beaut dune faon objective. La beaut ne peut tre que perue dune faon subjective ; et, par suite, le problme de lesthtique consiste dfinir ce qui plat chacun. Suivant Jungmann (mort en 1885), 1 la beaut est une qualit supra-sensible des choses ; 2 le plaisir artistique se produit en nous par la simple contemplation de la beaut ; 3 la beaut est le fondement de lamour.

Est-il besoin de dire que, pendant que lAllemagne enfantait ces doctrines, lesthtique ne chmait ni en France, ni en Angleterre ?

En France il y avait Cousin (1792-1867), un clectique, qui sinspirait des doctrines des idalistes allemands. La beaut, suivant lui, reposait toujours sur un fondement moral. Il disait en outre quelle pouvait tre dfinie objectivement, et quelle tait, par essence, la varit dans lunit. Son lve Jouffroy (1796-1842) voyait dans la beaut une expression de linvisible. Le mtaphysicien Ravaisson considrait la beaut comme le but et la fin suprme de lUnivers. Et le mtaphysicien Renouvier disait son tour : Ne craignons pas daffirmer quune vrit qui ne serait pas belle ne serait quun jeu logique de notre esprit, et que la seule vrit solide, et digne de ce nom, cest la beaut.

Tous ces penseurs prenaient le point de dpart de leurs thories en Allemagne ; dautres, dans le mme temps, sefforaient dtre plus originaux : Taine, Guyau, Cherbuliez, Vron, etc.

Suivant Taine (1828-1893), il y a beaut quand le caractre essentiel dune ide importante se manifeste plus compltement quil ne le fait dans la ralit. Suivant Guyau (1854-1888), la beaut nest pas une chose extrieure lobjet, mais la fleur mme de lobjet. Lart est lexpression dune vie raisonnable et consciente, voquant en nous, la fois, la conscience la plus profonde de notre existence et les plus hauts sentiments et les plus nobles penses. Lart, suivant lui, transporte lhomme, de la vie personnelle, dans la vie universelle, par le moyen dune participation aux mmes sentiments et aux mmes ides. Suivant Cherbuliez, lart est une activit qui 1 satisfait notre amour inn des apparences ; 2 incarne, dans ces apparences, des ides ; 3 et donne en mme temps le plaisir nos sens, notre cur, et notre raison.

Voici encore, pour tre complet, lavis de quelques auteurs franais plus rcents. La Psychologie du beau et de lart, par Mario Pilo (1895), dit que la beaut est un produit de nos impressions physiques. Le but de lart est le plaisir ; mais lauteur estime que ce plaisir ne peut manquer dtre minemment moral. LEssai sur lart contemporain, par Fierens-Gevaert (1897), dit que lart consiste dans lquilibre entre le maintien des traditions du pass et lexpression de lidal du prsent. Enfin le Sr Pladan affirme que la beaut est une des manifestations de Dieu. Il ny a pas dautre ralit que Dieu, il ny a pas dautre vrit que Dieu, il ny a pas dautre beaut que Dieu.

LEsthtique de Vron (1878) se distingue des autres ouvrages du mme genre en ce quelle est du moins claire et comprhensible.

Sans y donner de dfinition exacte de lart, lauteur a le mrite de dbarrasser lesthtique de toutes les vagues notions de la beaut absolue. Lart, suivant Vron, est la manifestation dune motion exprime au dehors par une combinaison de lignes, de formes, de couleurs, ou par une succession de mouvements, de rythmes, et de sons.

Les Anglais, de leur ct, saccordent pour la plupart dfinir la beaut non par ses qualits propres, mais par limpression et le got personnels. Ainsi faisaient dj Reid (1704-1796), Alison, et rasme Darwin (1731-1802). Mais plus remarquables sont les thories de leurs successeurs.

Suivant Charles Darwin (1805-1882), la beaut est un sentiment naturel non seulement lhomme, mais aux animaux. Les oiseaux ornent leurs nids et font cas de la beaut dans leurs relations sexuelles. La beaut, dailleurs, est un compos de notions et de sentiments divers. Lorigine de la musique doit tre cherche dans lappel adress par les mles aux femelles.

Suivant Herbert Spencer (n en 1820), lorigine de lart doit tre cherche dans le jeu. Chez les animaux infrieurs, toute lnergie vitale est employe lentretien de la vie individuelle et de la vie de la race ; mais chez lhomme, quand ses instincts ont t satisfaits, il reste un surplus de force qui se dpense en jeu, puis en art.

Grant Allen, dans ses Physiological Esthetics (1877), dit que la beaut a une origine physique. Les plaisirs esthtiques viennent de la contemplation de la beaut, mais la conception de la beaut est le rsultat dun processus physiologique. Le beau, cest ce qui procure le maximum de stimulation avec le minimum de dpense.

Les diverses opinions sur lart et la beaut que je viens de mentionner, y compris encore, pour lAngleterre, celles de Todhunter, de Mozeley, de Ker, de Knight, etc., sont loin dpuiser tout ce qui a t crit sur la matire. Pas un jour ne se passe sans que surgissent de nouveaux esthticiens, dans les doctrines desquels se retrouvent, invariablement, le mme vague et la mme contradiction. Quelques-uns, par inertie, se bornent reprendre, avec de lgres variantes, lesthtique mystique des Baumgarten et des Hegel ; dautres transfrent la question dans la rgion de la subjectivit, et rattachent la beaut au got ; dautres, les esthticiens des dernires gnrations, cherchent lorigine de la beaut dans les lois de la physiologie ; et dautres enfin envisagent rsolument le problme de lart en dehors de toute conception de beaut. Ainsi Sully, dans Sensation and Intuition, limine tout fait la notion de beaut. Lart, dans sa dfinition, est simplement un produit apte procurer son producteur une jouissance active, et faire natre une impression agrable chez un certain nombre de spectateurs ou dauditeurs, indpendamment de toute considration de lutilit pratique.

CHAPITRE III. DISTINCTION DE LART ET DE LA BEAUT

Que rsulte-t-il de toutes ces dfinitions de la beaut ? Abstraction faite de celles, trop videmment inexactes, qui ne rpondent pas la conception de lart, et qui placent la beaut ou dans lappropriation une fin, ou dans la symtrie, ou dans lordre, ou dans lharmonie des parties, ou dans lunit sous la varit, ou dans des combinaisons diverses de ces lments, abstraction faite de ces essais infructueux dune dfinition objective, toutes les dfinitions de la beaut proposes par les esthticiens aboutissent deux principes opposs. Le premier, cest que la beaut est une chose qui existe par elle-mme, une manifestation de lAbsolu, du Parfait, de lIde, de lEsprit, de la Volont, de Dieu. Le second, cest que la beaut est seulement un plaisir particulier que nous prouvons dans certaines occasions, et o le sentiment de lavantage nentre pour rien.

Le premier de ces principes a t admis par Fichte, Schelling, Hegel, Schopenhauer, et les mtaphysiciens franais. Il est, aujourdhui encore, trs rpandu dans nos classes cultives, surtout chez les reprsentants des vieilles gnrations.

Le second principe, celui qui fait de la beaut une impression de plaisir personnelle, celui-l est en faveur surtout parmi les esthticiens anglais : cest lui que se rallient de plus en plus les jeunes gnrations, dans notre socit.

Et ainsi il ny a (ce qui tait dailleurs fatal) que deux dfinitions possibles de la beaut : lune objective, mystique, noyant la notion de la beaut dans celle du parfait ou de Dieu, dfinition minemment fantaisiste et sans fondement rel ; lautre, au contraire, trs simple et trs intelligible, mais toute subjective, et qui considre la beaut comme tant tout ce qui plat. Dune part, la beaut apparat comme quelque chose de sublime et de surnaturel, mais, en mme temps, hlas ! dindfini ; dautre part elle apparat comme une sorte de plaisir dsintress prouv par nous. Et cette seconde conception de la beaut est en effet trs claire, mais, malheureusement, elle est aussi inexacte, car, son tour, elle stend trop loin dans le sens oppos, en impliquant la beaut des plaisirs tirs de la nourriture, de la boisson, de lhabillement, etc.

Il est vrai que, si nous suivons les phases successives du dveloppement de lesthtique, nous constatons que les doctrines mtaphysiques et idalistes perdent de plus en plus de terrain au profit des doctrines exprimentales et positives, si bien que nous voyons mme des esthticiens, comme Vron et Sully, sefforcer dliminer tout fait la notion de la beaut. Mais les esthticiens de cette cole nont encore que fort peu de succs ; et la grande majorit du public, ainsi que des artistes et des savants, sen tient lune des deux dfinitions classiques de lart, qui toutes deux fondent lart sur la beaut, voyant dans celle-ci ou bien une entit mystique et mtaphysique, ou bien une forme spciale du plaisir.

Essayons donc dexaminer notre tour cette fameuse conception de la beaut artistique.

Au point de vue subjectif, ce que nous appelons beaut, cest incontestablement tout ce qui nous fournit un plaisir dune espce particulire. Au point de vue objectif, nous donnons le nom de beaut une certaine perfection ; mais l, encore, il est clair que nous faisons cela parce que le contact de cette perfection nous fournit une certaine espce de plaisir ; de sorte que notre dfinition objective nest quune forme nouvelle de la dfinition subjective. En ralit, toute notion de beaut se rduit pour nous la rception dune certaine espce de plaisir.

Cela tant, il serait naturel que lesthtique renont la dfinition de lart fond sur la beaut, cest--dire sur le plaisir personnel, et se mt en qute dune dfinition plus gnrale, pouvant sappliquer toutes les productions artistiques, et permettant de discerner ce qui relve ou non du domaine des arts. Mais aucune dfinition de ce genre ne nous a t fournie, comme le lecteur peut sen convaincre par notre rsum des diverses thories esthtiques. Toutes les tentatives faites pour dfinir la beaut absolue ou bien ne dfinissent rien, ou ne dfinissent que quelques traits de quelques productions artistiques, bien loin de stendre tout ce que tout le monde a toujours considr, et considre encore, comme tant du domaine de lart.

Il ny a pas une seule dfinition objective de la beaut. Les dfinitions existantes, aussi bien mtaphysiques quexprimentales, aboutissent toutes cette mme dfinition subjective qui veut que lart soit ce qui manifeste de la beaut, et que la beaut soit ce qui plat sans exciter le dsir. Bien des esthticiens ont senti linsuffisance et linstabilit dune telle dfinition ; et, pour lui donner une base solide, ont tudi les origines du plaisir artistique. Ils ont, par l, transform la question de la beaut en une question du got. Mais le got, en fin de compte, sest trouv aussi difficile dfinir que la beaut. Car il ny a et ne saurait y avoir dexplication complte et srieuse de ce qui fait quune chose plat un homme et dplat un autre, ou vice versa. Et, de la sorte, toute lesthtique, depuis sa fondation jusqu nos jours, choue faire ce que nous pouvions compter quelle ferait, en sa qualit de soi-disant science ; elle ne dfinit, en effet, ni les qualits et les lois de lart, ni le beau, ni la nature du got. Toute cette fameuse science de lesthtique consiste au fond, ne reconnatre comme tant artistiques quun certain nombre duvres, simplement parce quelles nous plaisent, et puis ensuite combiner une thorie de lart qui puisse sadapter toutes ces uvres. On reconnat dabord un canon artistique, suivant lequel on tient pour des uvres dart certaines productions qui ont le bonheur de plaire certaines classes sociales, les uvres de Phidias, de Raphal, de Titien, de Bach, de Beethoven, dHomre, de Sophocle, de Dante, de Shakespeare, de Gthe, etc. ; et, aprs cela, les lois de lesthtique doivent tre arranges de telle sorte quelles embrassent la totalit de ces uvres. Un esthticien allemand que je lisais lautre jour, Folgeldt, discutant les problmes de lart et de la morale, affirmait nettement que ctait pure folie de vouloir chercher de la morale dans lart. Et savez-vous lunique preuve sur laquelle il fondait son argumentation ? Il disait que, si lart devait tre moral, ni Romo et Juliette de Shakespeare, ni Wilhelm Meister de Gthe ne seraient des uvres dart ; or ces livres ne pouvant manquer dtre des uvres dart, toute la thorie de la moralit dans lart se trouvait ainsi rduite nant. Sur quoi Folgeldt se mettait en qute dune dfinition de lart donnant accs ces deux uvres : ce qui le conduisait proposer, comme le fondement de lart, la signification.

Or cest sur ce plan que sont construites toutes les esthtiques qui existent. Au lieu de donner dabord une dfinition de lart vritable, et de dcider ensuite ce qui est, ou nest pas, de bon art, on pose a priori, comme tant des uvres dart, un certain nombre duvres qui, pour de certaines raisons, plaisent une certaine portion du public ; et cest ensuite quon invente une dfinition de lart pouvant stendre toutes ces uvres. Ainsi lesthticien allemand Muther, dans son Histoire de lart au dix-neuvime sicle, non seulement ne blme pas les tendances des prraphalites, des dcadents, et des symbolistes, mais travaille le plus consciencieusement du monde largir sa dfinition de lart de faon pouvoir y comprendre ces tendances nouvelles. Quelle que soit linsanit nouvelle qui paraisse en art, peine les classes suprieures de notre socit lont-elles admise, quaussitt on invente une thorie pour les expliquer et les sanctionner, comme sil ny avait jamais eu des priodes, dans lhistoire, o certains groupes sociaux tenaient pour de lart vritable un art faux, dform, vide de sens, qui plus tard ne laissait pas mme de traces et tait jamais oubli ! La thorie de lart fond sur la beaut, telle que nous lexpose lesthtique, nest donc, en somme, que ladmission, au rang des choses bonnes, dune chose qui nous a plu ou nous plat encore.

Pour dfinir une forme particulire de lactivit humaine, il est ncessaire den comprendre dabord le sens et la porte. Et pour arriver cette comprhension, il est dabord ncessaire dexaminer cette activit en elle-mme, puis dans ses rapports avec ses causes et ses effets, et non pas seulement au point de vue du plaisir personnel que nous pouvons en retirer. Si nous disons que le but dune certaine forme dactivit est simplement notre plaisir, et que nous dfinissions cette activit par le plaisir quelle nous procure, la dfinition sera forcment inexacte. Mais cest l, tout juste, ce qui est arriv toutes les fois quon a voulu dfinir lart. Dans la question de lalimentation, par exemple, personne naura lide daffirmer que limportance dune nourriture se mesure la somme de plaisir que nous en tirons. Chacun admet et comprend que la satisfaction de notre got ne saurait servir de base notre dfinition de la valeur de cette nourriture, et que par suite nous navons absolument pas le droit de prsumer que le poivre de Cayenne, le fromage de Limberg, lalcool, etc., auxquels nous sommes accoutums, et qui nous plaisent, forment la meilleure des alimentations. Or le cas est tout fait le mme pour la question de lart. La beaut, ou ce qui nous plat, ne saurait en aucune faon nous servir de base pour une dfinition de lart, ni la srie des objets qui nous causent du plaisir tre considre comme le modle de ce que lart doit tre. Chercher lobjet et la fin de lart dans le plaisir que nous en retirons, cest imaginer, comme font les sauvages, que lobjet et la fin de lalimentation sont dans le plaisir quon en tire.

Le plaisir nest, dans les deux cas, quun lment accessoire. Et de mme quon narrive pas connatre le vritable but de lalimentation, qui est lentretien du corps, si lon ne cesse pas dabord de chercher ce but dans le plaisir de manger, de mme on ne comprend la vraie signification de lart que si lon cesse de chercher le but de lart dans la beaut, cest--dire dans le plaisir. Et de mme que des discussions sur la question de savoir pourquoi tel homme aime les fruits et tel autre prfre la viande, de mme que ces discussions ne nous aident en rien dcouvrir ce qui est utile et essentiel dans la nourriture, de mme ltude des questions de got en art non seulement naide pas nous faire comprendre la forme particulire de lactivit humaine que nous appelons art, mais nous rend au contraire cette comprhension tout fait impossible.

cette question : Quest-ce que lart ? nous avons apport des rponses sans nombre, tires des divers ouvrages desthtique. Et toutes ces rponses, ou presque toutes, se contredisant dailleurs sur tous les autres points, sont daccord pour proclamer que le but de lart est la beaut, que la beaut se reconnat au plaisir quelle donne, et que ce plaisir, son tour, est une chose importante, simplement parce quil est un plaisir. De telle sorte que ces innombrables dfinitions de lart se trouvent ntre nullement des dfinitions, mais de simples tentatives pour justifier lart existant. Si trange que la chose puisse sembler, en dpit des montagnes de livres crites sur lart, aucune dfinition vritable de lart na t essaye ; et la raison en est dans ce quon a toujours fond la conception de lart sur celle de la beaut.

CHAPITRE IV. LE RLE PROPRE DE laRTQuest-ce donc que lart, si nous faisons abstraction de cette conception de la beaut, qui ne sert qu embrouiller inutilement le problme ? Les seules dfinitions de lart qui tmoignent dun effort pour sabstraire de cette conception de la beaut sont les suivantes : 1 Suivant Schiller, Darwin, Spencer, lart est une activit qui se produit mme chez les animaux, et qui rsulte de linstinct sexuel et de linstinct du jeu ; et Grant Allen ajoute que cette activit saccompagne dune excitation agrable du systme nerveux ; 2 suivant Vron, lart est la manifestation externe dmotions intrieures, produite par le moyen de lignes, de couleurs, de mouvements, de sons, ou de paroles ; 3 suivant Sully, lart est la production dun objet permanent, ou dune action passagre, aptes procurer leur producteur une jouissance active, et faire natre une impression agrable chez une certain nombre de spectateurs ou dauditeurs, indpendamment de toute considration dutilit pratique.

Infiniment suprieures aux dfinitions mtaphysiques qui fondent lart sur la beaut, ces trois dfinitions nen sont pas moins inexactes.

La premire est inexacte parce que, au lieu de soccuper de lactivit artistique mme, qui est seule en question, elle ne traite que des origines de cette activit. Laddition propose par Grant Allen est inexacte aussi, parce que lexcitation nerveuse dont elle fait mention peut accompagner maintes autres formes de lactivit humaine, en plus de lactivit artistique ; et cest ce qui a produit lerreur des nouvelles thories esthtiques, levant au rang dart la prparation de beaux vtements, dodeurs plaisantes, ou mme de mets.

La dfinition de Vron, qui fait consister lart dans lexpression des motions, est inexacte, parce quun homme peut exprimer ses motions par le moyen de lignes, de couleurs, de mots ou de sons, sans que son expression agisse sur autrui ; auquel cas il ne saurait sagir dune expression artistique. Enfin la dfinition de Sully est inexacte, parce quelle stend aussi bien aux tours de passe-passe et aux exercices dacrobatie qu lart, tandis quil y a au contraire des produits qui peuvent tre de lart sans donner de sensations agrables tant au producteur qu son public : telles des scnes douloureuses ou pathtiques, dans un pome ou dans un drame.

Et linexactitude de toutes ces dfinitions provient de ce que toutes, de mme que les dfinitions mtaphysiques, ont seulement en vue le plaisir que lart peut procurer, et non pas le rle quil peut et doit jouer dans la vie de lhomme et de lhumanit.

Pour donner de lart une dfinition correcte, il est donc ncessaire, avant tout, de cesser dy voir une source de plaisir, pour le considrer comme une des conditions de la vie humaine. Et si on le considre ce point de vue, on ne peut manquer de constater, tout de suite, que lart est un des moyens quont les hommes de communiquer entre eux.

Toute uvre dart a pour effet de mettre lhomme qui elle sadresse en relation, dune certaine faon, la fois avec celui qui la produite et avec tous ceux qui, simultanment, antrieurement, ou postrieurement, en reoivent limpression. La parole, transmettant les penses des hommes, est un moyen dunion entre eux ; et, lart, lui aussi, en est un. Ce qui le distingue, comme moyen de communication, davec la parole, cest que, par la parole, lhomme transmet autrui ses penses, tandis que par lart il lui transmet ses sentiments et ses motions. Et voici comment sopre cette transmission.

Tout homme est capable dprouver tous les sentiments humains, bien que tout homme ne soit pas capable de les exprimer tous. Mais il suffit quun autre homme les exprime devant lui pour quaussitt il les prouve en lui, lors mme quil ne les a jamais prouvs avant. Pour prendre lexemple le plus simple : si un homme rit, lhomme qui lentend rire en ressent de la gaiet ; si un homme pleure, celui qui le voit pleurer se sent lui-mme tout triste. Un homme est excit ou irrit : un autre homme, qui le voit, entre dans un tat analogue au sien. Par ses mouvements ou par le son de sa voix, un homme exprime son courage, sa rsignation ; sa tristesse, et ce sentiment se transmet ceux qui le voient ou lentendent. Un homme exprime sa souffrance par des soupirs et des gmissements : sa souffrance se communique ceux qui lentendent. Et il en est de mme pour mille autres sentiments.

Or, cest sur cette aptitude de lhomme prouver les sentiments prouvs par un autre homme quest fonde la forme dactivit qui sappelle lart. Et encore lart proprement dit ne commence-t-il que lorsque celui qui prouve une motion, et veut la communiquer dautres, a recours pour cela des signes extrieurs. Prenons, cette fois encore, un exemple lmentaire. Un enfant, ayant ressenti de la peur la rencontre dun loup, raconte cette rencontre ; et, pour voquer chez ses auditeurs lmotion quil a prouve, il leur dcrit la condition o il se trouvait, les objets qui lentouraient, la fort, son tat dinsouciance, puis lapparition du loup, ses mouvements, la distance o il tait de lui, etc. Tout cela est de lart, si seulement lenfant, en racontant son aventure, repasse de nouveau par les sentiments quil y a prouvs, et si ses mouvements, le son de sa voix, ses images obligent ses auditeurs ressentir, eux aussi, des sentiments analogues. Et si mme lenfant na jamais vu un loup, mais a simplement eu peur den rencontrer un, et que, dsirant communiquer autrui cette peur quil a eue, il invente une rencontre avec un loup, et la raconte de faon communiquer ses auditeurs la peur quil a prouve, cela encore sera de lart. Et de mme il y a art si un homme, ayant prouv ou la peur de souffrir ou le dsir de jouir, que ce soit en ralit ou en imagination, exprime ses sentiments sur la toile ou dans le marbre de faon les faire prouver par autrui. Il y a art si un homme ressent, ou imagine ressentir des motions de joie, de tristesse, de dsespoir, de courage ou dabattement, ainsi que le passage dune de ces motions lautre, et sil exprime tout cela par des sons qui permettent dautres que lui de lprouver comme lui.

Les sentiments que lartiste communique autrui peuvent tre despce diverse, forts ou faibles, importants ou insignifiants, bons ou mauvais ; ce peuvent tre des sentiments de patriotisme, de rsignation, de pit, de volupt ; ils peuvent tre exprims par un drame, un roman, une peinture, une marche, une danse, un paysage, ou une fable ; toute uvre qui les exprime est, par cela mme, de lart.

Ds que les spectateurs ou les auditeurs prouvent les sentiments que lauteur exprime, il y a uvre dart.

voquer en soi-mme un sentiment dj prouv et, layant voqu, le communiquer autrui, par le moyen de mouvements, de lignes, de couleurs, de sons, dimages verbales : tel est lobjet propre de lart. Lart est une forme de lactivit humaine consistant, pour un homme, transmettre autrui ses sentiments, consciemment et volontairement, par le moyen de certains signes extrieurs. Les mtaphysiciens se trompent, en voyant dans lart la manifestation dune ide mystrieuse de la Beaut, ou de Dieu ; lart nest pas non plus, comme le prtendent les esthticiens physiologistes, un jeu o lhomme dpense son excs dnergie ; il nest pas lexpression des motions humaines par des signes extrieurs ; il nest pas une production dobjets plaisants ; surtout il nest pas un plaisir : il est un moyen dunion parmi les hommes, les rassemblant dans un mme sentiment, et, par l, indispensable pour la vie de lhumanit, et pour son progrs dans la voie du bonheur. Car de mme que, grce notre facult dexprimer nos penses par des mots, chaque homme peut connatre tout ce qui a t fait avant lui dans le domaine de la pense, et peut aussi, dans le temps prsent, participer lactivit des autres hommes, et peut encore transmettre ses contemporains et ses descendants les penses quil a recueillies et celles quil y a jointes de son propre fonds ; de mme, grce notre facult de pouvoir transmettre nos sentiments autrui par le moyen de lart, tous les sentiments prouvs autour de nous peuvent nous tre accessibles, et aussi des sentiments prouvs mille ans avant nous.

Si nous navions pas la capacit de connatre les penses conues par les hommes qui nous ont prcds, et de transmettre autrui nos propres penses, nous serions comme des btes sauvages, ou comme Gaspard Hauser ; lorphelin de Nuremberg, qui, lev dans la solitude, avait seize ans lintelligence dun petit enfant. Et si nous navions pas la capacit dtre mus des sentiments dautrui par le moyen de lart, nous serions presque plus sauvages encore, plus spars lun de lautre, plus hostiles lun lautre. Do il rsulte que lart est une chose des plus importantes, aussi importante que le langage lui-mme.

On nous a habitus ne comprendre, sous le nom dart, que ce que nous entendons et voyons dans les thtres, les concerts, et les expositions, ou ce que nous lisons dans des pomes ou des romans. Mais tout cela nest quune partie infime de lart vritable, par le moyen duquel nous transmettons autrui notre vie intrieure, ou nous recueillons la vie intrieure dautrui. Toute lexistence humaine est remplie duvres dart, depuis les berceuses, les danses, la mimique et lintonation, jusquaux offices religieux et aux crmonies publiques. Tout cela est galement de lart. De mme que la parole nagit pas seulement sur nous dans les discours et les livres, mais aussi dans les conversations familires, de mme lart, au sens large de ce mot, imprgne toute notre vie ; et ce quon appelle lart, au sens troit, est loin dtre lensemble de lart vritable.

Mais durant de longs sicles lhumanit na distingu quune seule portion de cette norme et diverse activit artistique : la portion des uvres dart ayant pour objet de transmettre des sentiments religieux. toutes les formes de lart qui ntaient pas religieuses, aux chansons, aux danses, aux contes de fes, etc., les hommes ont longtemps refus dattacher de limportance ; et cest par occasion seulement que les grands ducateurs de lhumanit se sont arrts censurer certaines manifestations de cet art profane, quand ils les jugeaient opposes aux conceptions religieuses de leur temps.

Cest ainsi que les sages anciens, Socrate, Platon, et Aristote, ont entendu lart. Ainsi lont entendu les prophtes hbreux et les premiers chrtiens ; ainsi lentendent aujourdhui encore les mahomtans ; et ainsi lentend le peuple, dans nos villages russes. Il sest mme trouv des ducateurs de lhumanit, Platon, par exemple, et des nations entires, comme les mahomtans et les bouddhistes, pour dnier tout art le droit dexister.

Et sans doute ces hommes et ces nations avaient tort de condamner tout art, car ctait vouloir supprimer une chose impossible supprimer, un des moyens de communication les plus indispensables entre les hommes. Mais leur erreur tait moins grande encore que celle que commettent aujourdhui les Europens civiliss, en favorisant tous les arts la seule condition quils produisent de la beaut, cest--dire quils procurent du plaisir. Car jadis on craignait que, parmi les diverses uvres dart, il ny en et qui pussent corrompre les hommes ; et cest pour empcher leur action que lon condamnait tous les arts ; mais aujourdhui la crainte dtre privs dun seul petit plaisir suffit pour nous engager favoriser tous les arts, au risque den admettre dextrmement dangereux. Erreur bien plus grossire que lautre, en vrit, et ayant des consquences bien plus dsastreuses !

CHAPITRE V. LART VRITABLE

Mais comment se fait-il que ce mme art non religieux, qui dans les temps anciens tait peine tolr, en soit arriv passer pour une chose excellente la seule condition de procurer du plaisir ?

Voici, en rsum, comment cela se fait. Lestimation de la valeur de lart (cest--dire de la valeur des sentiments quil transmet) dpend de lide quon se fait du sens de la vie, et de ce que lon considre comme tant bon ou mauvais dans cette vie. Et la science qui distingue ce qui est bon de ce qui est mauvais porte le nom de religion.

Lhumanit, par sa nature, est porte aller sans cesse dune conception plus basse, plus partielle et plus obscure de la vie une autre plus haute, plus gnrale, et plus claire. Et dans ce mouvement de progrs, comme dans tous les mouvements, lhumanit obit des chefs, des hommes comprenant le sens de la vie plus clairement que les autres ; et, parmi ces hommes en avance sur leur temps, il sen trouve toujours un qui a exprim sa conception personnelle plus clairement ou plus fortement que les autres, dans ses paroles et dans sa conduite. Lexpression que donne cet homme du sens de la vie, jointe aux superstitions, traditions et crmonies qui ne manquent jamais dentourer la mmoire des grands hommes, cest cela qui, de tout temps, a form les religions. Celles-ci sont lnonc de la conception que se font de la vie les hommes les meilleurs et les plus intelligents dune certaine poque et dune certaine socit ; et vers cette conception le reste de cette socit marche, ensuite, invitablement et irrsistiblement. Par l sexplique que, de tout temps, les religions aient seules servi de base lvaluation des sentiments humains. Les sentiments qui rapprochent lhomme de lidal que lui indique sa religion, qui sont en harmonie avec lui, ceux-l sont tenus pour bons ; les sentiments qui loignent lhomme de lidal de sa religion, ceux-l sont tenus pour mauvais.

Si maintenant, comme ctait le cas chez les anciens Juifs, la religion fait consister le sens de la vie dans ladoration dun Dieu et dans laccomplissement de sa volont, ce sont les sentiments de soumission la loi divine qui sont rputs bons ; et ce sont aussi ceux qui constituent le bon art, exprims par les prophties, les psaumes, les pomes piques du genre de la Gense. Tout ce qui est oppos cet idal, par exemple lexpression de sentiments de pit envers des dieux trangers, ou dautres sentiments incompatibles avec la loi de Dieu, tout cela est considr comme de mauvais art. Que si au contraire, comme ctait le cas chez les Grecs, la religion fait consister le sens de la vie dans le bonheur terrestre, dans la force et dans la beaut, on considre alors comme tant le bon art celui qui exprime la joie et lnergie de la vie, et, comme tant le mauvais art, celui qui exprime des sentiments de mollesse ou de dpression. Si, comme ctait le cas chez les Romains, le sens de la vie consiste dans la collaboration la grandeur dune nation ou si, comme cest le cas chez les Chinois, il consiste dans lhonneur rendu aux anctres et la continuation de leur mode de vie, on tient alors pour bon lart qui exprime la joie du sacrifice du bien-tre personnel au profit du bien de la nation, ou celui qui exprime le respect des anctres et le dsir de les imiter ; et tout art qui exprime des sentiments opposs est tenu pour mauvais. Si le sens de la vie consiste dans laffranchissement du joug de lanimalit, comme cest le cas chez les bouddhistes, on tient pour bon lart qui lve lme et abaisse la chair, et pour mauvais celui qui exprime des sentiments tendant affermir les passions corporelles.

toute poque, et dans toute socit humaine, il y a un sens religieux de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, commun la socit entire ; et cest ce sens religieux qui dcide de la valeur des sentiments exprims par lart. Cela tait ainsi chez les Juifs, les Grecs, les Romains, les Chinois, les gyptiens et les Indiens ; et ainsi encore chez les premiers chrtiens.

Le Christianisme des premiers sicles ne reconnaissait comme tant de bon art que les lgendes, les vies de saints, les sermons, les prires et les hymnes, tout ce qui exprimait lamour du Christ, ladmiration de sa vie, le dsir de suivre son exemple, le renoncement aux plaisirs du monde, lhumilit, la charit ; et toutes les uvres dart exprimant des sentiments de jouissance personnelle taient considres comme mauvaises, et, par suite, condamnes : les reprsentations plastiques, notamment, ntaient admises que quand elles avaient la valeur de symboles, et tout lart paen tait condamn. Cela tait ainsi chez ces premiers chrtiens qui concevaient la doctrine du Christ, sinon tout fait sous sa forme vritable, du moins sous une forme diffrente de la forme pervertie, paganise, que cette doctrine a revtue plus tard.

Mais ct de ce Christianisme sen est form, peu peu, un autre, un Christianisme dglise, plus voisin du paganisme que de la doctrine du Christ. Et ce Christianisme dglise, en consquence de ses doctrines, a eu une tout autre faon destimer les uvres dart. Ayant substitu aux principes essentiels du vritable christianisme, qui sont lintime parent de tous les hommes avec Dieu, lgalit et la fraternit parfaites de tous les hommes, et le remplacement de la violence par lhumilit et lamour, ayant donc substitu ces principes une hirarchie cleste pareille la mythologie paenne, ayant introduit dans la religion le culte du Christ, de la Vierge, des Anges, des Aptres, des Saints, et non seulement de ces divinits elles-mmes, mais aussi de leurs images, il en est venu crer un art qui exprimait de son mieux ce nouvel idal.

Et certes ce Christianisme navait rien voir avec celui du Christ, certes il tait infrieur, non seulement au vrai