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TUNISIE : SÉCULARISATION, ISLAM ET ISLAMISME Mansouria Mokhefi Karthala | « Histoire, monde et cultures religieuses » 2015/2 n° 34 | pages 31 à 48 ISSN 2267-7313 ISBN 9782811114855 DOI 10.3917/hmc.034.0031 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-histoire-monde-et-cultures- religieuses-2015-2-page-31.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Karthala. © Karthala. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Karthala | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Karthala | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

Tunisie : secularisation, islam et islamisme

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TUNISIE : SÉCULARISATION, ISLAM ET ISLAMISME

Mansouria Mokhefi

Karthala | « Histoire, monde et cultures religieuses »

2015/2 n° 34 | pages 31 à 48 ISSN 2267-7313ISBN 9782811114855DOI 10.3917/hmc.034.0031

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-histoire-monde-et-cultures-religieuses-2015-2-page-31.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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DossierHistoire, Monde & Cultures religieuses N° 34 JUIN 2015

Tunisie : sécularisation, islam et islamisme

Mansouria Mokhefi

Ifri (Institut français des relations internationales)

Les nouveaux rapports entre le politique et le religieux qui furent introduits par Bourguiba dès l’indépendance du pays en 1956 ont fait de la Tunisie le pays le plus sécularisé du monde arabe. Du

fait des réformes politiques et sociétales prônant l’émancipation de la société et consacrant la primauté de l’État sur la religion, la sécularisation, ce « processus par lequel des secteurs de la société et de la culture sont soustraits à l’autorité des institutions et des symboles religieux »1, fut effectivement imposée par Bourguiba. Mais l’évolution des rapports entre le politique et le religieux dut s’adapter aux changements sociaux ainsi qu’à certains bouleversements régionaux et internationaux. Cette adaptation commencée sous Bourguiba s’est poursuivie sous Ben Ali. Elle se prolonge depuis la révolution du 14 janvier 2011 avec la chute de l’ancien régime qui a fait place à un débat politique sur la place et le rôle de la religion dans une société qui, malgré la sécularisation imposée par le haut, reste fortement conservatrice et profondément attachée à l’islam.

Après l’expérience d’Ennahdha, le parti islamiste au pouvoir entre 2011 et 2014, la transition politique en cours semble privilégier les forces libérales et anti-islamistes attachées à la défense et au maintien d’une certaine sécularisation ; en réalité, la polarisation de la société n’a jamais été aussi intense, alors que l’islamisation du pays se poursuit à grande allure.

Que fut réellement la sécularisation entreprise par Bourguiba et quels en furent les enjeux ? Quelle a été la marge de manœuvre entre

1. Peter berger, La Religion dans la Conscience Moderne, Paris, 1971, p. 174.

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réislamisation et lutte contre l’islamisme sous Ben Ali ? Depuis la révolution de Jasmin, la religion est au cœur du débat politique entre libéraux nostalgiques du bourguibisme et islamistes divisés entre modérés et radicaux. Comment s’articulent dorénavant les relations entre religion et politique ?

L’instrumentalisation du religieux sous l’ancien régime

L’instrumentalisation permanente du religieux permit à Bourguiba de renforcer la structure de l’État autour de sa personne et de s’assurer un pouvoir sans partage jusqu’au coup d’État qui le renversa en 1987 et à la suite duquel l’instrumentalisation de la religion allait se poursuivre avec plus de vigueur et la personnalisation de l’État s’élargir à tout un clan familial.

Enjeux et limites de la sécularisation sous Bourguiba

Bourguiba restera dans l’histoire comme le fondateur de l’État moderne tunisien et le père de réformes fondamentales qui ont transformé à la fois les mœurs et la législation du pays2. Pétri de culture occidentale, marqué par l’anticléricalisme français et empreint de convictions positivistes, le « Combattant suprême » entreprit l’édification de l’État tunisien en adoptant dès les premières années de l’indépendance, des réformes institutionnelles et juridiques sans équivalent dans le monde arabe.

Avec l’adoption du Code du statut personnel (13 août 1956), il s’est d’emblée attaqué à des pratiques qu’il considérait archaïques et a imposé des valeurs de modernité qu’il savait occidentales, mais jugeait universelles. La nouvelle législation, qui a révolutionné le paysage familial, a imposé l’interdiction de la polygamie (article 18) et de la contrainte matrimoniale (article 3), a substitué le divorce judiciaire à la répudiation unilatérale de la femme (article 30) et a fixé un âge minimum pour le mariage (article 17), autant de mesures qui se distinguaient et s’éloignaient singulièrement de la jurisprudence musulmane traditionnelle3. Les réformes entreprises par Bourguiba avaient pour ambition de lutter contre les mentalités rétrogrades, de défaire les carcans traditionnels de la famille et de promouvoir l’émancipation de la femme4. Elles visaient aussi à promouvoir la scolarisation généralisée et gratuite d’une jeunesse de plus en plus nombreuse et de lui garantir

2. M. eL hedi Cherif, « Réformes et islam chez Bourguiba », in S. Ferchiou (dir.), L’islam pluriel au Maghreb, Paris, Éditions du CNRS, 1996 ; M. kerrou, « Politiques de l’islam en Tunisie », in M. Kilani (dir.), islam et changement social, Lausanne, Payot, 1998.

3. Frank fregosi, La Régulation institutionnelle de l’islam en Tunisie : entre audace moderniste et tutelle étatique, Policy Paper 4, ifri, novembre 2003.

4. Sophie bessis, « Le féminisme institutionnel en Tunisie » Clio. Histoire, femmes et sociétés, 9, 1999, voir le site https://clio.revues.org/286.

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un enseignement laïc et de qualité. Dans une telle perspective de modernisation, la mise en place de l’école laïque à laquelle Bourguiba, en pur produit de la culture française de la iiie République, était très attaché, imposait de réduire l’enseignement dogmatique et archaïque des institutions religieuses, fussent-elles aussi prestigieuses que la Zitouna, dont il décréta la fermeture en 1958.

La modernisation de la société tunisienne s’est également illustrée par la sécularisation de l’appareil judiciaire, avec la liquidation des tribunaux religieux et par la fonctionnarisation du culte, qui vit les mosquées mises sous contrôle de la République5 et fit des imams des salariés de l’État. La sécularisation, qui visait à atténuer les capacités d’influence et les prérogatives des hommes de religion, leur retira également une grande partie de leurs ressources financières avec la suppression des biens de mainmorte remis entre les mains d’institutions étatiques séculières6.

Toutefois, bien que profondément attaché à la sécularité occidentale et fermement déterminé à mettre en place une véritable sécularisation en Tunisie, Bourguiba, malgré un discours officiel de rupture avec la tradition, n’a cherché ni à développer un athéisme d’État, ni à séparer

5. Les mosquées furent placées sous la tutelle exercée par la Direction des Affaires du Culte créée en octobre 1957. Cette Direction fut d’abord rattachée au secrétariat à la présidence puis au Premier ministre avant d’être placée sous le contrôle du ministère de l’Intérieur en juillet 1986.

6. Y. ben aChour, « Politique et Religion en Tunisie », Confluences Méditerranée, n° 33 Printemps 2000, p. 95-106. Le système des habous est aboli le 2 mars 1966.

Épouses de personnalités tunisiennes saluant Habib Bourguiba au palais du Bardo, le 25 juillet 1957, jour de la proclamation de la République

(source : Wikipédia, domaine public)

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religion et politique7. Au lieu d’une rupture avec la religion, Bourguiba a procédé à la mise sous contrôle de celle-ci par l’État et n’a pas hésité à s’appuyer sur l’islam et à utiliser celui-ci comme un levier pour plaider en faveur de ses réformes. Comme Mustapha Kemal, le fondateur de la Turquie moderne et la figure politique qui a le plus marqué son imaginaire8, il considérait que la sécularisation devait passer par l’adoption des valeurs occidentales et s’imposer à toute société en quête d’un accès à la modernité9. Toutefois, à la différence d’Atatürk, Bourguiba n’a jamais appelé à rejeter l’islam, ni entrepris de rayer celui-ci de la vie publique10. Non seulement il a maintenu l’islam comme religion de l’État11 et l’appartenance à la religion musulmane comme une condition de droit pour être éligible à la fonction de président de la République, mais il s’attachera à mener ses réformes non pas contre l’islam, mais au nom de celui-ci, et veillera à inscrire son action dans un cadre religieux. Loin de se détourner de l’islam, il s’emploiera à en donner une interprétation et une vision différentes.

Dans sa volonté de réinterpréter les préceptes religieux à la lumière de la raison et son ambition d’adapter ceux-ci aux exigences de la modernité, il s’appuiera sur l’ijtihad (l’effort d’interprétation du texte coranique) à l’instar des réformistes musulmans du xixe siècle (Mohammad Abdouh, Djemâl ad-Dîn al-Afghâni ou Rashid Rida), qui, s’insurgeant contre le conservatisme de certaines traditions, prônaient la confiance dans la raison en matière d’interprétation juridique12. Comme Mohammed Abdouh, qui avait été lui-même influencé par les humanistes européens du siècle des Lumières et de la révolution bourgeoise, Bourguiba prônait l’instruction et l’éducation comme instruments de libération et de progrès social dans le cadre d’une exégèse rationnelle et pragmatique du Coran. Ce faisant, il s’inscrivait aussi dans le sillage du réformisme tunisien introduit par Kheireddine, qui critiquait l’esprit de

7. M. Camau, « Religion politique et religion d’État en Tunisie », in E. geLLner et J.-C. Vatin (dir.) Islam et politique au Maghreb, Paris, Éditions du CNRS, 1981.

8. « Lorsque j’eus atteint l’âge d’homme, le personnage de Mustafa Kemal s’imposa à mes yeux comme le modèle du héros, du chef né pour le commandement, supérieur à toutes les contingences, sachant tout exiger de son peuple pour mieux changer son destin, capable enfin de redonner une âme à sa patrie déchiquetée, d’exalter la fierté nationale sans jamais l’orienter vers des ambitions extérieures » déclara t-il à Ankara en mars 1965 lors de sa visite officielle. Cité dans Henda zaghouani, Le pèlerinage oriental de Habib Bourguiba, Publibook, 2011, p. 271-272.

9. Abderrahim LamChiChi, « Laïcité autoritaire en Tunisie et en Turquie », Confluences Méditerranée, n° 33, 2000, p. 35-57.

10. « Nous n’avons pas agi de la même façon que certains peuples qui ont tourné le dos à l’islam. », H. bourguiba, « Les nations ne durent qu’autant que durent leurs valeurs morales », 13 août 1973, Secrétariat d’État à l’Information, 1973, Tunis. Cité par Augustin jomier, « Laïcité et féminisme d’État : le trompe-l’œil tunisien », La Vie des Idées, 12 avril 2011 ; http://www.laviedesidees.fr/Laicite-et-feminisme-d-E tat-le.html.

11. Alors que l’article 2 de la Constitution turque définit la Turquie comme un État « laïc », l’article 1 de la Constitution tunisienne de 1959 stipule que « la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain : sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la république ».

12. Position de Mohammed Abdouh rappelant celle de Ibn Rouchd, qui soutenait déjà au xiie siècle qu’en cas de conflit entre la raison et la tradition, la primauté devait revenir à la raison.

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reproduction mécanique de la tradition prédominant chez les Ulémas, et prêchait le recours à l’ijtihad pour repenser le présent.

Se posant lui-même comme réformateur de l’islam, il n’hésita pas à critiquer publiquement certaines pratiques musulmanes jugées inadaptées aux exigences de la modernité. Il s’est notamment fondé sur la même interprétation rationnelle qui avait conduit Mohammed Abdouh à conclure que la clause d’équité qui accompagne la polygamie dans le Coran – « Si vous craignez de ne pas être justes, tenez-vous en à une seule » (Coran iV, 13) – la rendait pratiquement impossible, pour justifier l’interdiction de celle -ci.

La lutte contre le sous-développement, assimilée à un jihad, fut un de ses arguments pour s’élever contre le sacrifice du mouton de l’Aïd, limiter le pèlerinage à La Mecque et encourager la rupture du jeûne du Ramadan, usant de sa fonction et de ses prérogatives pour appuyer des réformes et des recommandations qu’il savait difficiles à faire accepter :

« De par mes fonctions et responsabilités de chef de l’État, je suis qualifié pour interpréter la loi religieuse. À ce titre, je vous engage, dans l’intérêt de l’islam, à travailler davantage pour augmenter la production nationale, dussiez-vous renoncer pour cela à la pratique du jeûne. Vous ne cesserez pas d’être musulmans. En participant à l’effort d’édification, vous vous acquittez d’un devoir religieux qui assurera la survie de l’islam. Le Prophète lui-même nous a indiqué la voie que nous devons suivre dans une circonstance analogue »13.

Tout en mettant en œuvre une politique séculière et modernisatrice, ses réformes se sont appuyées sur une remise en cause des pratiques de l’islam sans jamais en dénoncer ou rejeter l’énoncé dogmatique14. Quand l’énoncé du texte et ses prescriptions ne pouvaient pas prêter à interprétation, Bourguiba n’envisageait pas d’imposer sa propre lecture : c’est ainsi qu’en 1973, le texte du Coran s’avérant très clair quant à l’héritage et le partage entre filles et garçons (la fille hérite de la moitié de la part du garçon), Bourguiba retira son projet de loi successorale, renonçant ainsi à poursuivre l’égalité entre hommes et femmes et laissant la succession réglée par la loi musulmane. « Non que Bourguiba eût manqué d’audace, lui qui, en public, avait osé dévoiler une femme ou porter un verre d’eau à ses lèvres, en plein ramadan », mais les prescriptions du texte constituaient une ligne rouge infranchissable15.

La mise sous contrôle de l’État de l’islam et de l’ensemble des pratiques religieuses, la fonctionnarisation du culte et l’assujettissement des hommes de religion lui ont permis de réduire les foyers d’opposition

13. Habib Bourguiba, Sfax, 19 avril 1964, in F. fregosi, op. cit.14. M. eL hedi Cherif, op. cit.15. Nadia omrane, « Femmes tunisiennes et partage successoral », Confluences Méditerranée,

n° 38, 3/2001, p. 87-93. Augustin jomier, « Laïcité et féminisme d’État : le trompe-l’œil tunisien », La Vie des Idées, 12 avril 2011.

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traditionnels susceptibles de freiner ou d’empêcher la mise en place de reformes modernisatrices. Toutefois, alors qu’il s’efforçait de concilier les impératifs de la modernité avec la préservation d’une culture arabe et musulmane à laquelle il était profondément attaché et de réformer l’islam en tant qu’institution, les milieux religieux conservateurs jugeront qu’il agissait en tant qu’« ennemi de la culture arabo-musulmane » et ses opposants islamistes considèreront qu’il menait « la guerre contre l’islam comme dogme et comme institution16».

Mais la crise politique qui fit suite à l’expérience socialiste menée par le Premier ministre Ahmed Ben Salah allait imposer à Bourguiba un changement de stratégie. En effet, l’échec économique et politique du « socialisme destourien », consacrant l’affaiblissement de la gauche socialisante et faisant place au libéralisme et à la violente répression contre les éléments de la gauche marxisante17, imposa un réajustement des rapports entre le politique et le religieux. Tout en veillant à contrecarrer l’essor naissant de l’islamisme18 à la fin des années 1970 et à empêcher que la contestation islamiste ne se transforme en force déstabilisatrice, Bourguiba allait désormais s’appuyer sur les milieux religieux conservateurs et utiliser ceux-ci alors comme remparts contre l’opposition de gauche. Ce réajustement mettra un terme à la sécularisation qui fut véritablement au cœur de son programme politique et conduira Bourguiba vers une politique de réislamisation progressive.

Réislamisation et répression sous Ben Ali

Les bouleversements liés à la fois à l’invasion soviétique de l’Afghanistan et à la révolution islamique en Iran ont ravivé les courants islamistes, dont la militance qui a pris corps dans les années 1970 et allait gagner en puissance durant les décennies suivantes19. L’essoufflement progressif des utopies sécularistes avait laissé place à la montée en puissance du religieux, celle-ci ayant été favorisée par l’affaiblissement de l’ensemble des mouvements progressistes dans le monde arabe. Le renforcement de l’influence du religieux sur le politique était une conséquence directe des dérives et échecs des idéologies nationalistes, et est intimement lié à la prolifération des régimes autoritaires mis en place depuis les indépendances.

16. V. geisser et C. hamrouni : « Interview inédite de Rached Ghannouchi », 2001, accessible sur le site http://oumma.com/Interview-inedite-de-Rached.

17. La Cour de sûreté de l’État qui fut instituée en juillet 1968 prononcera, au cours des années suivantes, de lourdes peines de prison contre des représentants des forces de gauche : nombreux syndicalistes, responsables communistes, militants nationalistes arabes du Baath, militants du parti marxiste, L’ouvrier tunisien et du Mouvement de l’unité populaire (Mup).

18. Bruno étienne, L’islamisme radical, Hachette, 1987 ; François burgat, L’islamisme au Maghreb, Paris, Payot, 1995.

19. « Nous étions enthousiastes pour la révolution iranienne ! Pour nous, elle symbolisait le conflit entre les oppresseurs et les oppressés » rappellera Ghannouchi en 2001. Entretien avec V. Geisser et C. Hamrouni, accessible sur le site http://oumma.com/Interview-inedite-de-Rached

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Dans les systèmes répressifs arabes où la jeunesse, nombreuse, souffrant de l’injustice et de la corruption, subissait de plein fouet les inégalités économiques issues des disparités régionales et des divisions ethniques et tribales, la religion est apparue comme un rempart contre les abus de dirigeants en perte de légitimité. Alors que l’espace politique était verrouillé, les perspectives économiques lointaines ou inexistantes, la mosquée devint le seul espace de socialisation et le discours religieux la seule idéologie audible et acceptée.

En Tunisie, le renforcement du religieux s’est opéré autour de plusieurs mouvements islamistes regroupant des jeunes affectés par la faillite des idéologies nationalistes, les désillusions liées au panarabisme, la faiblesse des pays arabes et le traumatisme de la débâcle lors de la Guerre des Six jours. Des jeunes laissés pour compte par une modernisation imposée par le haut, ce qui accentuera leur ressentiment à l’égard de l’Occident dont les valeurs sont rejetées et les politiques dénoncées. Le Mouvement de la tendance islamique (mti) créé par Rached Ghannouchi le 6 juin 1981 (le mti deviendra plus tard Ennahdha) devient la pierre angulaire du courant islamiste. Il trouve son essor auprès de cette partie de la jeunesse qui s’appuie de plus en plus sur les textes religieux pour condamner l’impiété et les injustices du régime bourguibien et dénoncer la politique de l’Occident et les violences et humiliations faites aux Arabes et musulmans20. Parti des mosquées des quartiers défavorisés, le mouvement prend de la vigueur au sein des écoles et universités regroupant les chômeurs diplômés et autres laissés pour compte par un système éducatif inégal et médiocre, mais surtout inadapté aux réalités du pays.

Immédiatement après le coup d’État par lequel il « déposa » Bourguiba et prit les rênes du pays en 1987, Ben Ali adopta une nouvelle posture religieuse, une politique d’approche et de conciliation, multipliant les signes d’ouverture et d’apaisement à l’égard des islamistes, et tout particulièrement à l’égard du mti. Adoptant des gestes politiques destinés à réduire les tensions politiques dans le pays, il gracia près de 600 militants du mti et fera libérer de prison

20. Marion Boulby, « The Islamic Challenge: Tunisia since Independence », Third World Quarterly, Vol. 10, Issue 2, 1988.

Rached Ghannouchi lors d’un meeting(source : Wikimedia commons)

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son leader Rached Ghannouchi en mai 1988. Ben Ali ira jusqu’à désigner comme membre du Conseil Supérieur islamique l’un des plus éminents représentants de la tendance islamiste : le Cheikh Abdel Fattah Mourou, compagnon de route de Ghannouchi depuis leur mise en place de l’Association pour la sauvegarde du Coran, connue du public en 1970.

Les étudiants tunisiens célèbrent la Journée mondiale du livre en lisant sur l’avenue Bourguiba(source : Wikipédia, magharebia.com)

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Dans le même temps, tout en préservant l’héritage de Bourguiba et en maintenant les acquis des réformes engagées par celui-ci, Ben Ali allait multiplier les démonstrations de piété et les gages d’adhésion à la religion. Insistant sur une rhétorique religieuse que son prédécesseur avait longtemps négligée pour ne l’adopter que vers les dernières années de son règne, Ben Ali s’appliqua à démontrer l’attachement du régime à l’islam en tant que culture et religion et à la réaffirmation de l’identité arabo-musulmane de la Tunisie. C’est ainsi qu’il allait faire adopter toute une série de mesures visant à rappeler que la Tunisie était un pays musulman de rite malékite, et à travers une large campagne de « moralisation des bonnes mœurs » sous la responsabilité du ministère de l’Intérieur, établir un climat moral plus religieux dans une société certes fortement attachée aux valeurs de l’islam, mais dont de larges pans se considéraient laïcs. Poursuivant la stratégie de réislamisation de la société mise en place par Bourguiba, il donne plus de vigueur à la valorisation de l’enseignement religieux21 et à l’ijtihad22. Afin de neutraliser les courants islamistes, marginaliser leur discours et réduire leur influence, non seulement la référence à la dimension religieuse devient constante mais le régime s’appuie de plus en plus sur les institutions et représentations de l’islam contrôlées par l’État23. L’alliance avec l’islam institutionnel contribue à faire de celui-ci un allié de choix dans la pérennisation du pouvoir politique.

Dans un système où le verrouillage était total, la presse censurée et l’opinion publique muselée, la présence institutionnelle et toujours contrôlée de l’islam fut élargie et le système religieux, qui avait réinvesti l’enseignement et le champ culturel, est ainsi devenu un partenaire fondamental dans la gouvernance de la société tunisienne. Le renforcement du contrôle de l’État sur la sphère du religieux sera alors accompagné par une répression systématique de l’islamisme qui continuait de défier le régime et dont la vigueur était nourrie par l’apparition des médias transnationaux islamiques prônant différentes formes de prosélytisme. La transformation du paysage audiovisuel avec l’apparition des chaînes satellitaires arabes a amplifié le message des islamistes, élargi leur audience au sein de la société tunisienne et a renforcé le discours islamiste tunisien face a un régime déterminé à réprimer toute opposition24. Les contrôles accrus des discours et pratiques religieuses, les atteintes aux libertés démocratiques et aux droits de l’homme, les arrestations arbitraires et les emprisonnements à

21. L’Université de la Zitouna, intégrée dans l’enseignement étatique sous Bourguiba, fut alors rétablie dans ses structures et compétences anciennes.

22. Le Pacte national du 7 novembre 1988 : « l’État tunisien se doit de conforter cette orientation rationnelle qui procède de l’ijtihad et d’œuvrer pour que cet ijtihad et la rationalité aient clairement leur impact sur l’enseignement, les institutions religieuses et les moyens d’information ».

23. La direction des Affaires du culte, érigée en secrétariat d’État puis en ministère des Affaires religieuses en 1992, verra ses prérogatives considérablement renforcées.

24. M. Camau et V. geisser, Le Syndrome autoritaire, Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Presses de Sciences po, 2003.

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l’issue de procès politiques iniques ainsi que l’usage de la torture allaient peu à peu décimer les mouvements islamistes, dont certains membres, contraints et forcés, rejoindront le rCd et d’autres prendront la route de l’exil, comme Ghannouchi, qui vécut hors de Tunisie pendant plus de vingt ans.

À un moment où le contexte géopolitique était marqué par la guerre civile en Algérie et par les craintes de déstabilisation régionale, les partenaires internationaux de la Tunisie, et l’Europe en premier lieu, préféreront fermer les yeux sur l’autoritarisme du régime. Malgré l’extension et la systématisation des pratiques répressives25, la Tunisie, fidèle alliée des pays occidentaux et « bon élève des institutions multilatérales »26, était louée pour son discours de modernité, ses réformes économiques et sociales, son rapprochement avec l’Europe et son intégration dans la mondialisation27. Loin de créer les conditions d’une transition démocratique, « le miracle tunisien »28 relèguera en arrière-plan la corruption et le népotisme et, au nom de la politique sécuritaire et de la primauté de la stabilité de la Tunisie, renforcera l’autoritarisme du régime29.

Caractérisé par la réhabilitation d’une identité arabo-islamique et un renforcement de la gestion étatique de la religion, le règne de Ben Ali aura surtout été marqué, malgré des ouvertures économiques, par un verrouillage politique autoritaire qui ne parvint cependant pas à freiner la montée en puissance de l’islamisme.

Depuis la révolution, le religieux comme acteur à part entière

Alors que les islamistes n’ont joué aucun rôle dans le déclenchement et le succès de la révolution qui renversa Ben Ali, le 14 janvier 2011, c’est le parti Ennahdha30, jouissant d’une popularité nouvelle dépassant les limites de ses propres sympathisants et fruit de son statut d’opposant de longue date et sans concession au régime de Ben Ali, qui s’affirmera la

25. V. geisser et É. gobe, « Un si long règne. Le régime de Ben Ali vingt ans après », L’Année du Maghreb, IV, 2008, 347-381 ; François siino, « Insupportables successions. Le temps politique en Tunisie de Bourguiba à la révolution ». Temporalités, 2012, p. 1-16.

26. « L’économie tunisienne, miracle ou mirage ? », Le Monde, 24 avril 2004.27. Avec l’accord d’association 1995 et son entrée dans la zone de libre échange en 2008,

la Tunisie est devenue le pays méditerranéen dont l’intégration commerciale avec l’Union européenne était la plus élevée.

28. « Tunisie. Derrière le « miracle économique » tunisien : les inégalités et la criminalisation de l’opposition », Amnesty International, 17 juin 2009, accessible sur le site http://www.amnesty.org/fr/library/info/MDE30/003/2009.

29. Beatrice Hibou, « le coût d’un Miracle » Critique Internationale, n° 4 Été 1999 ; Béatrice hibou, « Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie », Raisons politiques, 2005/4 n° 20.

30. Le mti est devenu Ennahdha en février 1989 et a été légalisé le 1er mars 2011 par le gouvernement d’union nationale.

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première force politique du pays, remportant haut la main les premières élections législatives d’octobre 201131.

Ennahdha : la stratégie de l’islamisme modéré

Dès son arrivée au pouvoir, le parti islamiste modéré Ennahdha, se réclamant de la mouvance des Frères musulmans et plaidant la compatibilité de l’islam et de la démocratie, a fait savoir que les dynamiques de sécularisation et de modernisation sociale d’inspiration occidentale adoptées en Tunisie, loin d’être remises en cause, seraient intégralement maintenues et protégées. Il a également proclamé sa proximité idéologique avec l’akP, le parti islamiste turc au pouvoir depuis 2002, dont l’apparente réussite démocratique et les prouesses économiques étaient données en exemple32. Visant à rassurer les élites bourgeoises inquiètes quant à une éventuelle remise en cause de la sécularité et à convaincre les puissances étrangères de la viabilité d’un pouvoir islamiste, le discours d’Ennahdha s’est employé à « coller » à la politique d’ouverture de Washington à l’égard des partis islamistes issus de la mouvance des Frères musulmans et à la propagande américaine qui a érigé la Turquie comme modèle de réussite à suivre33. Mais tout en se réclamant du « modèle turc », Ennahdha n’a pas réussi à cacher que son ambition était bel et bien d’imposer la charia et d’établir un État religieux et son rêve de restaurer le califat34.

Cependant, Ennahdha au pouvoir fera preuve de réalisme et adoptera une attitude de conciliation. Ses représentants à la Constituante renonceront à leur premier projet de juillet 2012 qui consacrait l’islam comme « religion d’État » et accepteront d’adopter une constitution qui reconnaît le caractère civil de l’État et ne fait aucune référence à la charia initialement proposée comme source de droit. Reculant par rapport à leur proposition d’inscrire « la complémentarité de la femme envers l’homme », projet qui avait soulevé un tollé, ils accepteront également que la Constitution garantisse la liberté de conscience et consacre l’égalité hommes / femmes.

31. 89 sièges sur 217.32. Jean marCou, « Les multiples visages du modèle turc », Futuribles, n° 379, novembre 2011,

p. 5-22 ; Alper Y. dede, « The Arab Uprisings: Debating the “Turkish Model” », Insight Turkey Vol. 13, n° 2, 2011, p. 23-32 ; Souhire medini, « La Turquie de l’akP, modèle pour Ennahdha ? », accessible sur le site http://hypotheses.org/59934.

33. François zabbaL, Atatürk Arabe : le poids de l’histoire, ifri, Note franco-turque n° 10, janvier 2014.

34. Peu après la victoire du parti aux élections législatives du 23 octobre 2011, Hamadi Jebali a évoqué l’avènement du sixième Califat. « Mes frères, vous vivez un moment historique, un moment divin, une nouvelle étape civilisationnelle, si Dieu le veut dans le sixième califat. Une grande responsabilité nous attend », avait-il déclaré lors d’un meeting à Sousse en novembre 2011. « Le sixième Califat en Tunisie ? », 15 novembre 2011, accessible sur le site http://www.espacemanager.com/le-6eme-califat-en-tunisie.html ; « Tollé en Tunisie après les déclaration de l’homme fort d’Ennahdha sur le “califat” », 17 novembre 2011, accessible à l’adresse http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20111117.FAP8057/tolle-en-tunisie-apres-les-declaration-de-l-homme-fort-d-ennahdha-sur-le-califat.html.

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Le bilan calamiteux de la gestion économique – l’aggravation du chômage et l’augmentation de l’endettement extérieur, précipitant la Tunisie dans la crise économique et financière la plus grave de son histoire – et la crise politique qui s’est installée à la suite des assassinats des leaders politiques35, ont fini par discréditer Ennahdha. Le parti qui avait été porté au pouvoir en 2011 par une coalition regroupant, au-delà de ses propres sympathisants, une frange non négligeable de la société qui avait voulu donner une chance aux islamistes modérés et écraser toute velléité de retour aux représentants de l’ancien régime, fut acculé à déclarer forfait et à accepter de se retirer de la coalition au pouvoir au profit de la mise en place d’un gouvernement de technocrates. Au-delà de la mise en avant de l’intérêt national, la crainte de voir le scénario égyptien les balayer plus violemment a joué un rôle non négligeable dans la décision du parti de se mettre en retrait36. Si ce n’est pas l’armée qu’il pouvait redouter le plus, celle-ci étant loin de disposer des pouvoirs de l’armée égyptienne, le parti pouvait, avec raison, craindre

35. Meurtres de Chokri Belaïd, leader du Parti des patriotes démocrates unis, et du député Mohamed Brahmi, en janvier et juillet 2013 respectivement.

36. Le coup d’État militaire qui a renversé Mohamed Morsi, le président islamiste, a incontestablement envoyé une onde de choc ; la répression qui s’est abattue sur les Frères musulmans a fini de convaincre Ennahdha qu’il fallait tenter de limiter les dégâts en se retirant avant toute violence contre le pouvoir qu’il représentait.

Manifestants de tous âges à Tunis, le 14 janvier 2011(source : Wikipedia.com, photo par L. Bryant)

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que l’exacerbation d’une opinion publique de plus en plus déçue ne se traduise par une plus forte mobilisation de la société civile.

Toutefois, ce recul stratégique ne remet en cause ni l’idéologie d’un parti dont la visée primordiale demeure l’instauration de la charia et le but ultime le rétablissement du califat, ni sa mobilisation sur le terrain. Du fait de son attitude conciliatrice et de ses professions de foi démocratiques, le parti continue, au-delà de son électorat fidèle estimé à 15-20 % de la population, à bénéficier d’une large audience auprès de la société conservatrice, qui refuse l’emprise des élites occidentalisées et rejette l’extrémisme des salafistes. Face aux forces laïques et libérales de Nida Tounis, le mouvement qui regroupe des hommes de gauche, des syndicalistes, mais aussi des anciens du Rassemblement constitutionnel démocratique (rCd) de Ben Ali et dont le dénominateur commun est l’anti-islamisme, Ennahdha a certes adopté un profil bas, mais poursuit sa mobilisation sur le terrain.

Les élections présidentielles de décembre 2014 auxquelles, de manière tactique, Ennahdha n’a pas présenté de candidat, constituent l’ultime étape d’une transition démocratique qui peut à juste titre être saluée comme un exemple pour les pays du Printemps arabe et un espoir pour l’avenir du monde arabe37. Toutefois, la victoire de Nida Tounis, l’élection de Beji Caïd Essebsi qui a remporté 55 % des voix exprimées, devenant le premier président de la République tunisienne élu au suffrage universel direct, et le retour aux affaires des « défenseurs de l’héritage bourguibien » ne signifient nullement que l’islamisme tunisien a été défait ou qu’il a fait son temps.

Considérant que leur défaite ne constitue qu’un revers ponctuel et qu’une épreuve sur le chemin de la victoire38, les islamistes d’Ennahdha seront de nouveau amenés à faire partie de la coalition gouvernementale et, leur pouvoir bien que discret, reste puissant et capable de peser encore lourdement sur l’échiquier politique. D’autant plus que la sécularité semble marquer le pas face à une islamisation grandissante de la société. Une islamisation dont tous les symptômes sont visibles (tenues vestimentaires, fréquentation des mosquées, fermeture de bars, etc.) mais dont le révélateur le plus fort pour l’avenir du pays est constitué par la déscolarisation de plusieurs milliers d’enfants retirés de l’école publique pour intégrer des établissements coraniques. On estime en

37. Pour l’Union Européenne, les Tunisiens « ont écrit une page historique dans la transition démocratique du pays », selon les propos de Federica Mogherini. Cette élection constitue « l’exemple éclatant » donné par la Tunisie à ses voisins et au monde entier, selon John Kerry. « Le monde félicite Béji Caïd Essebsi pour sa victoire à la présidentielle », Huffington Post, 23 décembre 2014, voir site http://www.huffpostmaghreb.com/2014/12/23/felicitations-president-tunisie_n_6372820.html

38. Dans son discours de défaite, Ghannouchi, a déclaré : « Ce qui vient d’arriver dans notre pays se transformera en conquête [...] tout comme le traité de Hudaybiyyah [...] a finalement mené à la conquête de la Mecque ». Selon les versets de la sourate Al-Fath, le traité de Hudaybiyyah, signé entre Mahomet et la tribu des Quraïsh, qui a empêché le prophète et ses disciples de se rendre à la Mecque, « a apporté la liberté à la péninsule Arabique, répandu l’islam et finalement conduit à la conquête de la Mecque. Ce qui vient d’arriver dans notre pays sera une conquête, si Allah le veut ».

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effet à plus de 100 000 le nombre d'élèves – majoritairement des jeunes filles – qui ont quitté l’école publique pour rejoindre le « large réseau éducatif parallèle couvrant l’ensemble du territoire tunisien et doté de programmes axés sur la religion, la négation de l’esprit critique et scientifique, souvent agrémentés de discours haineux et xénophobes »39. Par ailleurs les pressions en faveur d’une plus grande place de l’islam demeurent très fortes : une récente enquête américaine révèle une évolution des mentalités par rapport à la charia selon laquelle la majorité des Tunisiens sont aujourd’hui favorables à l’application de la charia : plus de la moitié (53 %) des personnes interrogées considèrent que les lois du pays devraient correspondre aux valeurs et principes de l’islam et 30 % d’entre elles que les lois devraient être strictement conformes aux enseignements du Coran40. L’enquête indique par ailleurs que l’appui des Tunisiens en faveur de la démocratie a fortement diminué. Seuls 48 % d’entre eux soutiennent encore que la démocratie est préférable à d’autres types de gouvernement, contre 63 % en 2012.

Les défis du salafisme

Sous l’ancien régime, les islamistes avaient dans la clandestinité investi les régions intérieures du pays, délaissées par un État dont tous les plans de développement privilégiaient les régions du Nord et du littoral, et ils ont pu, en s’appuyant sur leurs actions sociales et caritatives, s’allier des populations qui n’avaient jamais accepté la sécularisation et l’occidentalisation imposées par l’État.

Longtemps méconnu par la population tunisienne, le salafisme a fait une irruption fulgurante sur la scène nationale, bousculant l’échiquier politique interne de la transition démocratique, et faisant montre d’un activisme qui n’a pas fini de peser sur l’avenir de la société tunisienne et sur le nouveau contexte géopolitique régional tel qu’il se dessine depuis les bouleversements qui ont chamboulé l’architecture sécuritaire maghrébine.

Le salafisme, terme qui renvoie à salaf (origines) et au mouvement de la « salafiyya », période du réformisme musulman de la fin du xixe siècle, est une doctrine religieuse qui s’inspire exclusivement des sources juridiques, s’appuie sur les fondements que sont le Coran et la sunna, et propose une lecture à la lettre du dogme et de la foi islamiques. De même qu’il appelait à un retour aux sources en réaction à la fois à l’impérialisme occidental et aux transformations séculières de l’empire ottoman à la fin du xixe siècle, le salafisme contemporain,

39. Hajer zarrouk, « Pour la création d’une école républicaine tunisienne », 27 février 2014, accessible à l’adresse http://www.huffpostmaghreb.com/hajer-zarrouk/pour-la-creation-dune-eco_b_4859612.htm

40. Pew Research Center, 15 octobre 2014, accessible à l’adresse http://www.pewglobal.org/2014/10/15/tunisian-confidence-in-democracy-wanes

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qui rejette tout effort d’interprétation fondé sur la raison humaine car perçu comme une altération du message religieux, s’élève contre les despotismes régionaux du monde musulman et contre les tyrans nationaux accusés d’être des mécréants, et appelle à la constitution de pouvoirs basés sur la charia et à un retour du califat41.

En Tunisie, les salafistes dénoncent l’occidentalisation et la sécularisation, ces aliénations imposées d’abord par les occupations étrangères, puis maintenues et encouragées par le pouvoir tunisien qualifié d’oppresseur ; ils envisagent l’éradication de toute influence étrangère et travaillent à l’islamisation de la société tunisienne. Par-delà ce socle commun, le salafisme n’est pas uniforme et comprend en fait plusieurs écoles et courants42. Deux tendances coexistent en Tunisie : le salafisme quiétiste et le salafisme jihadiste. Les deux tendances refusent la démocratie et insistent sur l’application de la charia. Mais alors que le premier, majoritaire, privilégie la prédication et la volonté d’islamiser la société par la da’wa (l’appel), de manière progressive et expressément non violente, préconisant l’immersion des fidèles dans les textes sacrés et le suivi de l’exemple du prophète, le second, minoritaire mais en voie d’amplification, prône, selon les préceptes coraniques, la violence et le combat armé ou jihad, revendiqué comme un mode d’expression politique dans le but d’imposer la charia le plus rapidement possible. Alors que les quiétistes considèrent avoir pour devoir de faire du pays une terre de prédication au sein de laquelle il faut s’enraciner de manière pacifique et s’attachent à réformer la société avant de conquérir le pouvoir, le mouvement des jihadistes, apparu dans les années 1980 et s’inscrivant dans la globalisation du terrorisme depuis les années 2000, est devenu plus actif depuis la révolution et s’est déjà illustré par des actes de violence et des attaques terroristes sur l’ensemble du territoire tunisien.

Profitant du désordre post-révolutionnaire, les quiétistes ont activement investi des zones délaissées, palliant les multiples défaillances des pouvoirs publics en matière de gouvernance, justice et sécurité43. Leur présence accrue s’étend des quartiers populaires les plus défavorisés des agglomérations urbaines à des villages entiers de l’intérieur du pays, créant de fait de nombreuses zones de non-droit ou ils œuvrent à la promotion de la loi islamique. Bien implantés au niveau local, ils assurent soutien scolaire et administratif, mettent en place une assistance médicale (fourniture gratuite de médicaments aux malades nécessiteux) et délivrent une justice rapide (règlement des litiges de voisinage ou des

41. Bernard rougier, Qu’est-ce que le Salafisme ?, PUF 2008. Samir Amghar, Les islamistes, au défi du Pouvoir, Michalon, 2012. George joffé (dir.) Islamist Radicalisation in North Africa: Politics and Process, Routledge, 2011.

42. Loic Le PaPe, « La renaissance du “salafisme” tunisien ? », in The Politics of Religion, 7 mai 20123, accessible à l’adresse http://politicsofreligion.hypotheses.org/575 ; Fabio merone et Francesco CaVatorta, Salafist Mouvance and Sheikhism in the Tunisian Democratic Transition, Center for International Studies, Dublin City University, novembre 2012.

43. Daveed gartenstein-ross, “Ansar al-Sharia Tunisia’s Long Game: Dawa, Hisba, and Jihad”.

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conflits conjugaux). Ils veillent aussi à la « moralisation des mœurs » en quadrillant les zones dont ils entendent garantir la sécurité. Insérés dans l’économie souterraine dont ils sont devenus des acteurs incontournables, ils contrôlent les trafics qui ont proliféré et tirent des avantages économiques et financiers non négligeables de ces activités informelles.

Les salafistes jihadistes, dont le groupe le plus visible, Ansar al-Sharia, s’est illustré par plusieurs attentats dont celui contre l’ambassade des États-Unis perpétré le 14 septembre 2012 et leur implication dans les assassinats de personnalités politiques, ont multiplié les attaques contre des femmes, des artistes, symboles de la modernité récusée, et contre les forces de l’ordre et de la sécurité, qui selon eux entravent l’application de la charia et protègent un islam dévoyé44.

Dans un premier temps, les Salafistes libérés de prison au lendemain de la révolution avaient immédiatement conclu une alliance avec Ennahdha, qui, de son côté, une fois au pouvoir, continua de considérer pendant un long moment que la discussion et la négociation avec les salafistes étaient les meilleurs moyens de les modérer et de les intégrer. Or, non seulement la radicalisation du discours religieux s’est poursuivie, mais les salafistes se sont progressivement détachés du parti au point d’engager un véritable bras de fer avec Ennahdha accusé de mener une « politique anti-islam ». Après avoir adopté une attitude jugée complaisante et avoir été vivement critiqué pour ses réponses ambiguës face aux expressions religieuses radicales et actes de violence des salafistes, Ennahdha a fini par sévir et faire arrêter environ 200 membres d’Ansar al-Sharia déclarée organisation terroriste en 201345. Répondant à la crise syrienne par un appel au jihad, ils ont favorisé le recrutement des jihadistes tunisiens, dont le nombre de combattants aux côtés d’Al-Qaida d’abord, puis de Daech s’élève à plus de 3 000, constituant, après celui de l’Arabie saoudite, le contingent de jihadistes étrangers le plus important sur le théâtre syrien.

Fort du maillage spirituel et social qu’il a su créer, le salafisme s’est inscrit dans le jeu politique tunisien en pesant de plus en plus lourd sur les deux pôles qui le définissent : les forces laïques et les forces islamistes. Par son rejet des valeurs démocratiques et son opposition à la mouvance islamiste modérée, il est parvenu à devenir un acteur

44. Issandr eL amrani, « Secular legacy of Bourguiba fuels Salafi anger in Tunisia », The National, 19 novembre 2012, disponible à l’adresse : http://www.thenational.ae/thenationalconversation/comment/secular-legacy-of-bourguiba-fuels-salafi-anger-in-tunisia#ixzz34ys1S21w. ; David ottaWay, « Tunisia’s Islamists Struggle to Rule », Woodrow Wilson International Center , avril 2012, disponible à l’adresse http://www.wilsoncenter.org/sites/default/files/Tunisia’s%20Islamists%20Struggle%20to%20Rule.pdf.

45. Abou Iyadh, le chef d’Ansar al-Sharia est un vétéran du jihadisme; il a combattu en Afghanistan, au début des années 2000, puis a été emprisonné en Tunisie à partir de 2003 et libéré en 2011. Accusé avec son groupe d’avoir perpétré l’attaque de l’ambassade américaine à Tunis en septembre 2012, il s’est depuis réfugié en Libye. « Le gouvernement tunisien durcit le ton face aux salafistes », Le Monde, 20 mai 2013.

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politique à part entière, représentant aujourd’hui l’un des défis les plus importants auxquels l’État et la société font face46.

Conclusion

Si l’État tunisien n’a jamais été laïc parce qu’il n’y a jamais eu de séparation organique des cultes et de l’État, il est celui qui a franchi un seuil de sécularisation sans précédent dans le monde arabe. Se posant comme réformateur de l’islam, Bourguiba a veillé à présenter ses réformes comme le fruit d’un effort de réflexion et d’analyse conforme à l’esprit originel de l’islam, et ses réformes furent menées à partir d’une interprétation libérale de la loi religieuse. Du fait des profondes réformes réalisées – l’institution religieuse fut soumise à la raison d’État, la législation familiale bouleversée et la femme tunisienne libérée – de larges pans de la société tunisienne ont été modernisés, une classe moyenne éduquée a vu le jour et une allergie à l’obscurantisme et à l’archaïsme s’est développée.

Si le bourguibisme s’est installé dans les consciences de nombreux Tunisiens et continue de définir des positionnements politiques et sociaux, il n’en demeure pas moins que l’attachement à la religion est resté très vivace et le respect des règles de l’islam au cœur de la vie d’une large partie de la population. Et si Bourguiba restera dans l’histoire de la Tunisie celui qui a édifié l’État tunisien, et a voulu faire entrer les Tunisiens et les Tunisiennes dans la modernité séculière, il reste également celui qui, usant de la répression contre tout ce qui n’était pas de son bord, « a renforcé le refoulement des référents qui tournent autour de l’arabité et de l’islam [...] il était à la fois l’homme instaurateur de l’État de droit tout en restant attaché à la tradition tyrannique de l’émirat »47.

Loin de réduire l’islam, l’instrumentalisation du religieux par Bourguiba a contribué à lui garantir une plus grande place ; celle par Ben Ali, s’articulant autour de la réislamisation et de la répression, n’est jamais parvenue à réduire l’influence de l’islamisme. Celui-ci a surgi triomphant après les révoltes arabes et fait une entrée fracassante dans l’espace public tunisien.

Malgré les revers subis par Ennahdha, contesté à la fois par ses adversaires séculiers et ses concurrents salafistes, l’islamisme modéré, qui bénéficie d’une large audience et d’un électorat fidèle, s’est installé durablement sur le devant de la scène politique. Quant au salafisme,

46. « Tunisie, Violences et Défi salafiste », Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord, n° 137, 13 février 2013, International Crisis Group ; Ann WoLf, « The Salafist Temptation: The Radicalization of Tunisia’s Post-Revolution Youth », Combating Terrorism Center at West Point, CTC Sentinel, 29 avril 2013 disponible à https://www.ctc.usma.edu/posts/the-salafist-temptation-the-radicalization-of-tunisias-post-revolution-youth.

47. « Les deux fautes de Bourguiba selon Abdelwahab Meddeb », Leaders, 8 février 2012, accessible à l’adresse : http://www.leaders.com.tn/article/les-deux-fautes-de-bourguiba-selon-abdelwahab-meddeb?id=7631.

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Page 19: Tunisie : secularisation, islam et islamisme

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Mansouria Mokhefi

son irruption a modifié le paysage politique interne issu de la révolution et son activisme continue de poser des défis jusque-là inconnus à l’équilibre sécuritaire du pays, à l’intérieur et aux frontières48.

Face à l’islamisme tunisien divisé entre modérés d’Ennahdha et radicaux salafistes, l’alliance laïque a peiné à trouver sa voix. Elle devra néanmoins pour continuer à exister, trouver un autre programme que celui de l’anti-islamisme qui lui a permis de revenir au-devant de la scène.

Avec une transition réussie – l’adoption de la nouvelle Constitution considérée comme la plus progressiste du monde arabe, des réajustements politiques pacifiques et des élections démocratiques transparentes – la Tunisie aspire à démontrer qu’il n’est pas incompatible d’être à la fois libéral, laïc, démocratique et religieux. Or, elle est elle-même fortement divisée sur la question de l’islam entre une majorité conservatrice et traditionnelle et une minorité qui se dit laïque. Des discours et des représentations manichéens continuent de diviser la société en deux appartenances antagoniques, et des acteurs portant des projets de société irréconciliables s’affrontent sur un échiquier politique fragilisé par un contexte régional des plus instables avec la guerre civile en Libye, la situation au Sahel, les trafics aux frontières et l’incertitude politique en Algérie. La polarisation que la société tunisienne connaît autour du débat religieux et identitaire est plus forte que jamais et la radicalisation du grand nombre de jeunes qui ont embrassé le jihad constitue un élément aggravant de cette polarisation.

48. Moncef kartas, « On the Edge? Trafficking and Insecurity at the Tunisian–Libyan Border », Security Assessment in North Africa, décembre 2013 : http://www.smallarmssurvey.org/fileadmin/docs/F-Working-papers/SAS-WP17-Tunisia-On-the-Edge.pdf.

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