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1 Hugvísindasvið Lokaritgerð til M.A. prófs í frönsku Une approche de l‘identité et de la responsabilité chez Emmanuel Carrère et Albert Camus Nathalie Tresch Haust 2010

Une approche de l‘identité et de la responsabilité chez ... · Albert Camus Nathalie Tresch Haust 2010 . 2 Une approche de l‘identité et de la responsabilité chez Emmanuel

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Page 1: Une approche de l‘identité et de la responsabilité chez ... · Albert Camus Nathalie Tresch Haust 2010 . 2 Une approche de l‘identité et de la responsabilité chez Emmanuel

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Hugvísindasvið

Lokaritgerð til M.A. prófs í frönsku

Une approche de l‘identité et de la

responsabilité chez Emmanuel Carrère et

Albert Camus

Nathalie Tresch

Haust 2010

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Une approche de l‘identité et de la

responsabilité chez Emmanuel Carrère et

Albert Camus

Leiðbeinandi: Ásdís R. Magnúsdóttir

Nemandi: Nathalie Tresch

Kennitala: 040266-2089

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La problématique de ce travail consiste à montrer que les notions d‟identité et de

responsabilité sont liées, qu‟elles entretiennent entre elles une relation de cause à

effet, l‟identité pouvant mener à la faute et à la responsabilité.

Or, les notions d‟identité et de responsabilité sont polysémiques. Identité renvoie

d‟une part aux éléments qui distinguent une personne, qui la rendent unique, l‟identité

singulière ; et d‟autre part à la notion de « mêmeté », être identique. Responsabilité

signifie tout à la fois « être responsable d‟une faute, devoir en répondre » qu‟ « être

investi du pouvoir de prendre des décisions, » être responsable d‟un projet par

exemple.

Ces notions sont étudiées au travers de cinq romans d‟Emanuel Carrère (La classe

de neige, La moustache L’adversaire, Hors d’atteinte et Un roman russe) et de

L’étranger d‟Albert Camus.

S‟agissant des personnages des romans de Carrère, leur identité semble

« marquée », elle les mène à la catastrophe, au malheur et bien sûr à un degré de

responsabilité. Seule la première définition du mot identité (ce qui caractérise une

personne) entre en compte ici. Leur responsabilité doit être évaluée au cas par cas (ici

aussi, seule la première définition du mot responsabilité est concernée).

Concernant l‟identité de Meursault dans L’étranger, elle apparait comme étant

plutôt banale, rien dans son identité ne laisse présager le crime. Son identité

singulière, individuelle est telle, qu‟on peut introduire alors la notion d‟identité-

mêmeté : Meursault est identique aux autres hommes, un homme absurde dans un

monde absurde et dans ce sens il illustre la philosophie de Camus.

S‟agissant de la responsabilité de Meursault, nous montrons que, d‟après nous, il

ne peut être responsable du crime, ce qui nous amène à interroger la responsabilité de

l‟auteur. Par une lecture de L’étranger à la lumière de La chute, nous suggérons que

Camus agit comme Clamence, qu‟il utilise Meursault pour défendre ses idées (comme

l‟avocat utilisait ses clients pour briller et critiquer les juges) et qu‟il est alors le vrai

responsable du meurtre. Comme Meursault n‟a pas une identité de criminel et qu‟il

n‟est en effet par responsable du meurtre, il peut endosser une responsabilité

différente, celle exprimée dans la philosophie existentialiste : chacun, en agissant,

pose des valeurs et en ce sens n‟est plus seulement responsable de lui, mais de

l‟humanité toute entière, puisqu‟il affirme des valeurs exemplaires.

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Tilgangur þessarar ritgerðar er að sýna fram á að hugtökin identité og

responsabilité séu tengd, að á milli þeirra sé orsakasamhengi, þar sem identité getur

leitt til ákveðinar hegðunar og þar með til ábyrgðar.

Þessi hugtök, identité og responsabilité, hafa fleiri en eina merkingu í frönsku.

Identité merkir annars vegar það að vera tiltekinn maður (hlutur) og hins vegar að

vera eins og eitthvað. Responsabilité merkir bæði að vera ábyrgur fyrir athöfnum

sínum, og einnig að hafa völd til að taka ákvarðanir.

Þessi hugtök eru skoðuð með tilliti til fimm skáldsagna eftir Emmanuel Carrère

(La classe de neige, La moustache L’adversaire, Hors d’atteinte et Un roman russe)

og L’étranger eftir Albert Camus.

Í bókum Carrère virðist sem identité persónanna leiði þær til glötunar, og einnig

veldur það því að þær hafa ákveðið responsabilité. Í þessu samhengi er aðeins litið til

fyrri merkingar orðsins identité (það sem einkennir einhvern). Þeirra responsabilité

verður að vera metinn í hverju tilfelli fyrir sig (hér er einnig aðeins litið til fyrri

merkingar orðsins).

Hvað varðar identité Meursault í l‘Étranger, þá virðist það frekar ómerkilegt; það

er ekkert í hans identité sem bendir til þess að hann komi til með að fremja glæp. Það

hvað hann er lítilvægur, eins og hver annar, heimilar það að nota hans identité í

merkingunni „vera eins og einhver“: Meursault er eins og aðrir menn; fáránlegur

maður í fáránlegum heimi. Á þennan hátt endurspeglar hann hugmyndir Camus um

mannlega tilveru.

Hvað varðar responsabilité Meursault, þá er hér sýnt fram á að hann getur vart

talist ábyrgur fyrir glæpi sínum, það sem fær okkur til að leiða hugann að ábyrgð

höfundarins. Ef L‘étranger er lesinn með tilliti til La chute, þá virðist sem Camus

breyti eins og Clamence, og hann noti Meursault til að sannfæra lesandann um

réttmæti kenninga sinna (eins og lögfræðingurinn notar viðskiptavinina til að sýna

snilligáfu sína og gagnrýna dómarana), og að hann sé því sá sem raunverulega beri

ábyrgð á morðinu. Þar sem Meursault hefur ekki identité gæpamanns, og þar sem

hann er í raun ekki ábyrgur fyrir morðinu, þá hefur hann í raun annað responsabilité:

Það sem kemur fram í existensialismanum. Hver og einn setur fram ákveðin gildi Ŕ

þau sem hann vill að verði almennt viðurkennd - með hegðun sinni. Þar með er hann

ekki aðeins ábyrgur fyrir sjálfum sér heldur fyrir öllu mankyninu.

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Table des matières

Introduction ______________________________________________________ 7

Première partie : Les différents aspects de l’identité ____________________ 13

I. L‟identité menacée des personnages d‟Emmanuel Carrère ______________ 13

A. Les deux visages de l‟identité chez Carrère _______________________ 13

1. L‟identité objective des personnages ___________________________ 14

2. La fragilité de l‟identité subjective ____________________________ 16

a) La moustache ou l‟identité menacée _________________________ 16

b) Jean-Claude Romand ou l‟absence d‟identité __________________ 17

c) Emmanuel ou le secret de famille ___________________________ 20

Les effets du secret sur l‟identité ____________________________ 22

Le secret et la littérature ___________________________________ 26

B. L‟identité et le regard des autres ________________________________ 30

1. Jean-Claude Romand : être quelqu‟un d‟autre __________________ 30

2. Emmanuel Carrère ou l‟importance du paraitre _________________ 32

3. La moustache : signe extérieur d‟existence ____________________ 33

4. Le regard des autres et l‟identité sexuelle ______________________ 34

5. Frédérique : se mettre hors d‟atteinte du regard des autres ________ 36

II. Les deux visages de l„identité dans L‘étranger _______________________ 40

A. L‟identité singulière de Meursault ______________________________ 40

1. Le mystère du nom _______________________________________ 42

2. Absence de description physique _____________________________ 43

3. Meursault le Pied-noir_____________________________________ 44

4. L‟immaturité du personnage ________________________________ 45

5. Les plaisirs du corps ______________________________________ 46

6. Meursault et les mots _____________________________________ 48

7. La sincérité de Meursault __________________________________ 49

8. L‟indifférence de Meursault ? _______________________________ 51

9. Les rapports avec les autres ________________________________ 54

B. Identité-mêmeté : Meursault, un homme identique aux autres hommes __ 57

Deuxième partie : Les différents aspects de la responsabilité _____________ 63

I. Les différentes conceptions de la responsabilité chez Carrère __________ 64

A. La coexistence entre culpabilité et responsabilité ________________ 64

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1. Jean-Claude Romand _____________________________________ 64

2. Emmanuel Carrère _______________________________________ 69

3. Frédérique dans Hors d’atteinte _____________________________ 76

B. La culpabilité sans responsabilité ____________________________ 78

C. La responsabilité sans culpabilité ____________________________ 80

II. Les différents aspects de la responsabilité dans L’étranger __________ 86

A. La responsabilité en tant qu‟obligation de répondre de ses actes ____ 86

1. Meursault, coupable et responsable ? _________________________ 88

2. Meursault, coupable sans être responsable ? ___________________ 89

a) La thèse de la légitime défense ___________________________ 89

b) La thèse de l‟accident __________________________________ 91

c) L‟avocat plaide la provocation ___________________________ 91

d) La thèse de la fatalité ___________________________________ 92

3. La responsabilité de Camus ________________________________ 94

B. La responsabilité en tant que pouvoir de prendre des décisions

importantes _____________________________________________________ 98

Conclusion ______________________________________________________ 101

Bibliographie ___________________________________________________ 103

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Introduction

Développer conjointement une interrogation sur l‟identité et la responsabilité peut

sembler paradoxal, dans la mesure où les deux notions ne paraissent pas s‟associer

naturellement. En effet, la responsabilité découle en général des actions ou omissions

commises par une personne, on est responsable de ce que l‟on fait. Savoir si on peut

lier les agissements d‟une personne à son identité est une toute autre question qui

revient à se demander si on peut être responsable, non pas uniquement de ce que l‟on

fait ou ne fait pas, mais en raison ce que l‟on est.

Si habituellement les deux notions ne s‟associent guère, il en va autrement dans le

domaine du droit, particulièrement pénal. En effet, il est d‟usage, lors d‟un procès

d‟assises, de chercher à percer les secrets de l‟identité de l‟accusé, parfois même de la

victime, dans l‟espoir d‟y trouver les indices expliquant la commission du crime.

C‟est le rôle qu‟assument les témoins dits de moralité qui, du côté de l‟accusation

vont insister sur les éléments de l‟identité susceptibles d‟expliquer le crime et du coté

de la défense, sur ceux susceptibles de l‟excuser.

Les composantes de l‟identité sont souvent mystérieuses. C‟est une notion

polymorphe, composée de divers éléments parfois contradictoires. Comme le souligne

Clamence le héros de La chute d‟Albert Camus : « Si tout le monde se mettait à table,

hein, affichait son vrai métier, son identité, on ne saurait plus où donner de la tête !

Imaginez des cartes de visites : Dupont, philosophe froussard, ou propriétaire

chrétien, ou humaniste adultère, on a le choix vraiment. Mais ce serait l‟enfer ! Oui,

l‟enfer doit être ainsi : des rues à enseignes et pas moyen de s‟expliquer. On est classé

une fois pour toutes. »1

La question complexe de l‟identité est au centre de cette étude. Nous tenterons de

montrer que, même en dehors des prétoires, les notions d‟identité et de responsabilité

sont liées, qu‟elles entretiennent entre elles une relation de cause à effet, l‟identité

pouvant mener à la faute et à la responsabilité. Il ne s‟agit nullement d‟affirmer

qu‟une certaine identité même toujours au crime, loin de là, mais de montrer au

1 Albert Camus, La chute, Gallimard, 1956, p. 52.

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contraire qu‟une certaine identité ne peut pas, d‟après nous, mener au crime et à la

responsabilité. Ce n‟est pas par hasard qu‟on commet certains actes. Paradoxalement,

pour faire notre démonstration nous nous appuierons sur l‟exemple d‟un homme qui a

justement commis un crime, un crime auquel nous montrerons que nous ne croyons

pas vraiment, du moins, du point de vue de la responsabilité. Ce personnage, c‟est

Meursault, le héros ou l‟anti héros d‟un court roman, « dense et menu comme un

joyau, »2 L’étranger, qu‟Albert Camus écrit en 1942

3 et qui s‟inscrit dans le cycle de

l‟absurde. 4

Une autre vision romanesque des concepts d‟identité et de responsabilité est celle

qui hante l‟œuvre d‟un romancier contemporain, Emmanuel Carrère. Nous tenterons

de montrer sous quel angle il l‟aborde au travers de l‟étude de cinq romans La

moustache,5 Hors d’atteinte,

6La classe de neige,

7 L’adversaire,

8 et Un roman russe

9

dans lequel il livre les clés de son œuvre.

Avant d‟aller plus loin, il faut s‟arrêter un instant sur la constatation, qui veut que

les notions d‟identité et de responsabilité soient polysémiques. Le terme identité, tel

que nous l‟avons employé pour l‟instant renvoie à la personne elle-même, à l‟identité

individuelle dont l‟origine est le mot grec ipse, « moi-même,» elle est parfois

qualifiée d‟ « ipseité »10

. Il s‟agit de l‟identité singulière, objective de la carte

d‟identité et de la procédure d‟identification, l‟ensemble des éléments permettant

d‟établir, sans confusion possible, qu‟un individu est bien celui qu‟on présume qu‟il

est. Il s‟agit aussi de l‟identité singulière subjective qui apparaît à travers la manière

dont on est perçu par soi - même et par les autres. La deuxième signification du mot

identité renvoie, conformément à son étymologie latine, identitas, idem, à

l‟indiscernabilité, à la « mêmeté,» au fait d‟être identique.11

Quant à la responsabilité,

le mot signifie dans un premier temps « être responsable d‟une faute, devoir en

2 Roland Barthes, « L’Etranger », roman solaire, Club Bulletin du Meilleur Livre, n. 12, avril 1954.

3 Albert Camus, L’étranger, Gallimard, 1942.

4 Trilogie composée en sus d‟un essai, Le Mythe de Sisyphe et d‟une pièce de théâtre, Caligula.

5 Emmanuel Carrère, La moustache, P.O.L., folio, 1986.

6 Emmanuel Carrère, Hors d’atteinte, P.O.L., folio, 1988.

7 Emmanuel Carrère, La classe de neige, P.O.L., folio, 1995.

8 Emmanuel Carrère, L’adversaire, P.O.L., folio, 2000.

9 Emmanuel Carrère, Un roman russe, P.O.L., 2007.

10 Barbara Cassin (sous la direction de), Vocabulaire européen des philosophies, Seuil, Le Robert,

2004, p. 581. 11

Barbara Cassin (sous la direction de), Vocabulaire européen des philosophies, préc., p. 581. A noter

que les deux définitions ne s‟opposent pas nécessairement dans la mesure où une manière d‟être soi-

même est d‟être vérifié comme identique à soi.

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répondre.» C‟est le sens que nous avons utilisé jusqu‟à présent et qui est proche de

culpabilité sans toutefois en être synonyme ; il signifie aussi être en charge d‟une

prise de décisions importantes, être responsable d‟un projet par exemple.

S‟agissant des personnages des romans de Carrère, leur identité semble

« marquée », viciée par leur naissance ou par des événements de la vie, elle les mène

à la catastrophe, au malheur et bien sûr à un degré de responsabilité. Seule la première

définition du mot identité - ce qui caractérise une personne Ŕ est pris en compte ici.

Leur responsabilité doit être évaluée au cas par cas, et ici aussi, seule la première

définition du mot entre en jeu, à savoir l‟obligation de répondre de ses actes.

A noter que chez cet auteur, l‟identité est un sujet qui, dans l‟œuvre est intimement

lié à celui de la mémoire, du souvenir. Le passé n‟est pas uniquement celui des

protagonistes romanesques, il est aussi celui d‟un auteur qui s‟identifie souvent à ses

personnages. Parlant de cet homme prisonnier en Sibérie, parce qu‟il est descendu

d‟un train à un mauvais moment et qui se retrouve, oublié de tous, le jouet de la

cruauté de ses geôliers, il dit : « moi aussi, d‟une certaine façon, je suis là. J‟ai été là

toute ma vie. Pour me représenter ma condition, j‟ai toujours recouru à ce genre

d‟histoires. Je me les suis racontées, enfant, puis je les aient racontées. Je les ai lues

dans des livres, puis j‟ai écrit des livres. Longtemps, j‟ai aimé cela. J‟ai joui de

souffrir d‟une manière qui m‟était singulière et faisait de moi un écrivain.

Aujourd‟hui je n‟en veux plus. Je ne supporte plus d‟être prisonnier de ce scénario

morne et immuable, quel que soit le point de départ de me retrouver à tisser une

histoire de folie, de gel, d‟enfermement, à dessiner le plan du piège qui doit me

broyer. »12

Justement, nous mettrons en lumière l‟évolution personnelle du romancier

qui le mène, au fur et à mesure de la progression de son œuvre, d‟un enfermement

psychique vers une certaine libération.

Les personnages de Carrère ont une individualité très forte, alors qu‟au contraire,

on verra que Meursault a une dimension collective indéniable. En effet, c‟est avec

Camus que les deux notions vont s‟élargir. Qu‟il fasse naitre un sentiment de malaise,

de pitié, de haine ou de sympathie, Meursault est peut-être l‟un des personnages les

plus énigmatiques qu‟ait connu la littérature. Malgré cela, il faut tenter de savoir qui

est cet homme qui ne sait pas pleurer et qui finit par tuer. Certains voient dans

Meursault l‟étranger par excellence : celui qui habite un pays qui n‟est pas le nôtre et

12 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 15-16.

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qui n‟est pas vraiment le sien, celui qui est différent de nous, celui qui ne nous

ressemble pas, celui à qui nous ne voulons pas ressembler et que nous accueillerions

volontiers avec des cris de haine. Il est celui qui a tué un Arabe, sur une plage, par un

jour de grand soleil et qui n‟a pas pleuré lorsqu‟on a porté sa mère en terre, sans

prendre conscience de la gravité de ses actes. Pour cela, il sera guillotiné. Nous

tenterons de montrer que ce portrait manque de nuance et que le héros est bien moins

étrange qu‟on peut le penser, à tel point que peut lui être appliqué la deuxième

définition du terme identité, à savoir l‟indiscernabilité. Pour dépasser le paradoxe né

de la double signification de l‟identité, nous nous proposons alors d‟envisager que

Meursault puisse être semblable aux autres hommes, membre à part entière de la

communauté humaine, un frère de l‟auteur et du lecteur. De toute évidence on touche

là à la dimension symbolique d‟un personnage à qui il incombe d‟illustrer et de

personnifier une notion chère à la pensée de Camus, celle de l‟absurdité, non plus

individuelle, mais universelle de la condition humaine. Dans la mesure où tout

homme est confronté à l‟opacité du monde, tout homme peut, dans une certaine

mesure se reconnaître en Meursault. Nous nous demanderons si, en dépit de son

mystère, Meursault peut être vu comme un homme parmi les hommes, son identité

insolite ne s‟opposant alors nullement à ce qu‟il prenne pleinement sa place dans la

communauté humaine ordinaire.

S‟agissant de sa responsabilité, dans le premier sens du terme, tout comme chez

Carrère, nous la ferrons découler de l‟identité. D‟ailleurs, s‟interroger sur la personne

de Meursault, c‟est souvent développer une réflexion sur la responsabilité, dans la

mesure où Camus lui-même souligne l‟ambigüité de cette question en affirmant, dans

une formule un peu rapide, que « tout homme qui ne pleure pas à l‟enterrement de sa

mère risque d‟être condamné à mort. »13

Il met ainsi en avant l‟idée que son

personnage doit son châtiment à son refus de se conformer aux canons de la morale

sociale, choisissant d‟oublier un peu vite qu‟un meurtre a quand même été commis et

que ce fait est nécessaire, si ce n‟est suffisant, à la condamnation. S‟il n‟avait pas tué

l‟Arabe, Meursault n‟aurait jamais été condamné, quant bien même eut-il rit à

l‟enterrement de sa mère !

13 Albert Camus, Théâtre, récits, nouvelles, Gallimard, Pléiade, vol. I, 1965, p. 30 L‟auteur va préciser

sa pensée par la suite, dans la préface de l‟édition américaine du roman.

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11

C‟est donc bien au crime qu‟il faut s‟intéresser. Nous essayerons de voir s‟il peut

être responsable du crime et arriverons à une conclusion négative, qui démontre le

bien fondé de notre problématique de départ - la responsabilité découle en partie de

l‟identité - et Meursault n‟a pas une identité de criminel. Cela nous amènera à

interroger la responsabilité de l‟auteur. Nous lirons alors L’étranger à la lumière de

La chute en montrant que Camus agit comme Clamence, qu‟il utilise Meursault pour

défendre ses idées, comme l‟avocat utilisait ses clients pour briller et critiquer les

juges, et qu‟il est alors le vrai responsable du meurtre. Camus oblige Meursault à

commettre un acte contre nature pour les besoins du roman. Bien sûr nous distinguons

ici la notion de responsabilité de celle de culpabilité puisque Meursault est bien

coupable d‟avoir tué mais il ne peut à notre sens, être considéré comme responsable.

Comme Meursault n‟a pas une identité de criminel et qu‟il n‟est, en effet, pas

responsable du meurtre, il peut endosser une responsabilité différente, être

responsable en tant que détenteur du pouvoir de prendre des décisions importantes,

celle exprimée dans la philosophie existentialiste, qui souligne que chacun, en

agissant, pose des valeurs et en ce sens n‟est plus seulement responsable de lui, mais

de l‟humanité toute entière puisqu‟il affirme des valeurs exemplaires.

Ce travail s‟appuie sur une lecture comparée des œuvres citées et en ce sens

recourt aux richesses de l‟intertextualité, telle qu‟elle a été conceptualisée dans les

années soixante, en particulier par Julia Kristeva, au sein du groupe Tel Quel.14

Cette

approche se fonde sur l‟idée qu‟on ne peut pas envisager un texte sans penser à ceux

qui ont été écrits auparavant. C‟est Gérard Genette dans Palimpseste15

qui définira

cette notion de manière plus large et plus complète en distinguant diverses techniques,

en particulier la transtextualité qui met un texte en relation, manifeste ou secrète, avec

d‟autres textes. Cette transtextualité est le moteur de ce travail sur l‟identité et la

responsabilité. Nous la qualifions tout à la fois d‟interne, dans la mesure où pour

chaque auteur nous mettrons en relation divers textes au regard d‟un même angle de

lecture ; qu‟externe puisque nous tenterons de proposer une lecture comparée des

deux écrivains, dans le domaine limité des œuvres choisies. Concernant plus

particulièrement Camus, une lecture de L’étranger à la lumière du Mythe de Sisyphe,

14 Cf. Julia Kristeva, Semiotike, Le Seuil, 1969.

15 Gérard Genette, Palimpseste, Le Seuil, 1982.

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peut même, en partie au moins, relever de la métatextualité, qui est la relation de

commentaire qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le

citer, voire, à la limite, sans le nommer.

L‟intertextualité a un intérêt particulier lorsqu‟on cherche à mettre à l‟épreuve une

problématique de départ, comme c‟est le cas ici avec l‟idée que la responsabilité se

trouve liée à l‟identité. Elle permet d‟envisager la question sous des angles différents,

d‟exploiter des pistes de lectures diverses et éventuellement d‟arriver à des

conclussions plus probantes, si les hypothèses concernant les divers aspects de

l‟identité (première partie), comme celles relatives aux différents aspects de la

responsabilité (deuxième partie) se rejoignent, ou du moins ne se contredisent pas.

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Première partie : Les différents aspects de l’identité

Partant d‟une identité éminemment singulière, parfois cause de stigmatisation chez

Carrère, nous irons vers une identité dont la banalité ne s‟oppose pas à l‟universalité

chez Camus.

I. L’identité menacée des personnages d’Emmanuel Carrère

L‟identité singulière d‟un individu est une notion tout à la fois juridiquement

stable, qu‟émotionnellement fragile, d‟autant plus qu‟elle dépend souvent du regard

des autres.

A. Les deux visages de l’identité chez Carrère

Dans un premier temps, il convient d‟évacuer la question de l‟identité singulière

objective, celle qui le plus souvent ne pose pas de problème particulier, avant de nous

pencher sur l‟identité singulière subjective, émotionnelle et profonde, qui est centrale

dans les romans de Carrère que nous étudions. C‟est cette identité-là, marquée, qui

présage le plus souvent de la future responsabilité.16

16 Sauf dans le cas de Nicolas dans La classe de neige, qui, comme nous le verrons, voit peser sur lui

une responsabilité du seul fait d‟être le fils de son père.

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1. L’identité objective des personnages

Par identité objective on entend évidemment l‟identité des personnages telle

qu‟elle apparaît sur les papiers officiels, l‟identité juridique, de surface pourrait-on

dire. On remarque qu‟en général, on sait assez peu de choses, concernant cette

identité-là, comme si l‟auteur nous laissait présager que ce n‟est pas elle qui compte

vraiment. S‟agissant du héros de La moustache, il n‟a rien d‟extraordinaire. C‟est un

homme, qui connaît le succès professionnel et qui mène une existence tranquille dans

un environnement bourgeois parisien, jusqu'au jour où il décide de se raser la

moustache. Pour La classe de neige, le personnage principal est un petit garçon de

huit ans et demi, Nicolas, qui part faire un séjour à la montagne, avec d‟autres enfants

de son école. On sait qu‟il a vécu dans une autre ville jusqu‟à très récemment, mais on

ignore dans un premier temps les raisons du déménagement de la famille. Par contre,

l‟auteur juge bon de nous faire savoir d‟emblée que l‟enfant souffre d‟énurésie, ce qui

est pour lui, source d‟une angoisse paralysante, « comme si la honte était écrite sur sa

figure.»17

On sait que son père est représentant de commerce en matériel médical. A

première vue, quoi de plus normal, si ce n‟est que sur l‟enfant pèse un lourd secret, un

secret qu‟il ressent inconsciemment, un secret qui ne nous sera révélé qu‟au fur et à

mesure de la lecture du roman, mais qui nous laisse présager avec Nicolas que « la

classe de neige [serait] une épreuve terrible.»18

Dans L’adversaire, la question se complique puisque même l‟identité objective est

incertaine, de façade. En effet, le personnage principal est, aux yeux de tous, un

médecin, le docteur Romand, travaillant pour l‟Organisation Mondiale de la Santé à

Genève. C‟est un membre respecté et apprécié de sa communauté et ce n‟est que

lorsque sa vie va basculer dans l‟horreur, que sa véritable identité nous sera révélée.

Sans doute faudrait-il dire que c‟est à ce moment qu‟elle est révélée aux protagonistes

de l‟histoire, puisque le lecteur lui, connaît le secret de l‟identité du personnage avant

même d‟avoir lu la première page, dans la mesure où le roman est inspiré d‟un fait

divers réel, qui a largement défrayé la chronique.

Dans Hors d’atteinte, l‟héroïne, Frédérique, est une jeune parisienne divorcée,

mère d‟un petit garçon et professeur dans un collège. Elle va s‟engager sur une corde

17 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc.,p. 18.

18 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc.,p. 20.

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15

raide le jour où elle découvre le plaisir de jouer à la roulette, dans un casino de

province. Toute sa vie s‟en trouvera transformée.

Dans Un roman russe, la problématique de l‟identité est quelque peu différente. A

première vue les héros sont les habitants d‟une ville perdue au fin fond de la Russie,

ville du nom de Kotelnitch, dans laquelle un cinéaste est parti sur les traces d‟un

Hongrois disparu pendant la guerre à l‟âge de dix-sept ans. L‟homme s‟était rangé du

côté des Allemands et est resté enfermé, oublié, dans un hôpital psychiatrique russe

pendant cinquante-six ans, sans jamais réussir à se faire comprendre. Quand on le

retrouve, le gouvernement hongrois organise son rapatriement et il est accueilli dans

son pays par sa famille. Mais les héros officiels de l‟histoire sont vite éclipsés par le

véritable héros, qui est l‟auteur du documentaire et du roman, à savoir Emmanuel

Carrère lui-même. Il se rend compte qu‟il s‟intéresse à cette histoire parce que le

Hongrois est revenu : « Il est revenu d‟un endroit qui s‟appelle Kotelnitch, où je suis

allé et où je devine qu‟il me faudra revenir. Car Kotelnitch, pour moi, c‟est là où on

séjourne quand on a disparu.»19

En effet, on verra que cette histoire trouve des échos

dans l‟histoire personnelle de l‟auteur. Emmanuel Carrère est un romancier, scénariste

et réalisateur français, né le 9 décembre 1957, à Paris. Il est diplômé de l'Institut

d'études politiques de Paris. Il est le fils de Louis Édouard Carrère et de la

soviétologue et académicienne Hélène Carrère d'Encausse, le frère de Nathalie

Carrère et de Marina Carrère d'Encausse. Il est aussi le compagnon de la journaliste

Hélène Devynck et le père de trois enfants.20

Enfin et surtout, il est le petit-fils d‟un

émigré géorgien, disparu à la Libération, sans laisser aucune trace.

Tous ces personnages ont une identité qui n‟a rien d‟extraordinaire en soi. En

mettant de côté le cas particulier de Jean-Claude Romand, l‟identité officielle,

objective, des protagonistes ne sera jamais mise en cause ; pourtant, on prendra

conscience que cette identité-là peut être de peu de poids par rapport à l‟identité

profonde et si fragile de chacun.

19 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 63.

20 Cf. Emmanuel Carrère sur wikipedia.org/wiki/Emmanuel-Carrère, consulté le 8 mai 2010.

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2. La fragilité de l’identité subjective

A plusieurs reprises on constate à quel point l‟identité d‟une personne peut se

trouver menacée, que ce soit par un désordre mental, ou par un secret qu‟elle porte, ou

qu‟elle sent peser sur elle.

a) La moustache ou l’identité menacée

Pour le héros de La moustache, tout bascule le jour où, en prenant tranquillement

son bain, lui vient l‟idée de se raser. Il effectue donc ce geste banal et se réjouit d‟en

faire la surprise à Agnès, sa compagne depuis plusieurs années. Le problème est, que

ni Agnès, ni les amis chez lesquels le couple va dîner le soir même, ne se rendent

compte de rien. Le héros est persuadé qu‟ils lui font une blague orchestrée par Agnès,

menteuse patentée. Il est cependant surpris car « d‟ordinaire [Agnès] le rendait

tacitement complice de sa mauvaise foi sans réplique, pour laquelle il montrait une

indulgence affectueuse, admirative même. »21

Le lecteur quant à lui, sent dès le début

que l‟on est loin de la plaisanterie légère et que plane sur l‟histoire une atmosphère de

malheur. D‟ailleurs, le héros lui aussi en ressent vaguement la présence. Bien que

persuadé d‟être la victime d‟une plaisanterie, il regrette qu‟Agnès ait « introduit un

des numéros de son cirque mondain dans leur sphère protégée. Pire encore, afin de lui

donner plus de poids, elle avait exploité pour faire ce numéro le registre de voix,

d‟intonations, d‟attitudes, réservé au domaine tabou où cessait en principe toute

comédie. Violant une convention jamais formulée, elle l‟avait traité comme un

étranger. »22

Il sait que l‟on vient de toucher à quelque chose d‟inviolable. Il sent, et le

lecteur avec lui, que son identité est menacée, mais il ne sait pas encore à quel point.

Il se croit la victime d‟une manipulation légèrement perverse.

La descente aux enfers continue le lendemain, lorsqu‟il se rend à son travail, et

qu‟il ne se passe rien non plus, personne ne fait de remarque concernant son visage

devenu glabre.

21 Emmanuel Carrère, La moustache, préc., p. 41.

22 Emmanuel Carrère, La moustache, préc., p. 41.

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A partir de là, l‟hypothèse d‟une plaisanterie cesse de plus en plus d‟être plausible

et on bascule peu à peu dans la folie. Le héros tantôt accepte de consulter un

psychiatre, tantôt renonce en pensant que les autres sont fous et s‟accroche

désespérément à son identité d‟ancien moustachu. Il faut dire que l‟une des

caractéristiques de la pathologie du personnage semble être son impossibilité à

prendre le recul qui serait nécessaire pour lui permettre d‟évaluer le mal dont il est

atteint. Il s‟agit d‟un phénomène dont on peut trouver la mention dans des ouvrages

traitant de la conscience et de sa fragilité : « Chaque niveau de déstructuration [de la

conscience] entraîne la conscience dans une chute de plus en plus profonde dans

l‟imaginaire (c'est-à-dire […] dans le langage et les images de l‟inconscient).

L‟expérience vécue de cet imaginaire actualisé „pour soi‟ est à chaque palier de ce

mouvement de dissolution une modalité de pensée, une objectivisation, dont la

„fausseté‟, c'est-à-dire l‟illusion, est cachée au sujet qui la vit par les conditions

mêmes de sa présentation. »23

En fait, le héros ne se rend pas vraiment compte de la

fragilité de sa conscience et le livre nous apparaît comme l‟histoire d‟un lent

basculement dans la folie, même si à la fin, on comprend que dès le début on se

trouvait déjà en pleine démence.

b) Jean-Claude Romand ou l’absence d’identité

La vie de Jean-Claude Romand est une fiction, un roman. Etrangement l‟ironie de

ce nom n‟est jamais mentionnée dans L’adversaire, et pourtant quiconque connaît

l‟histoire terrifiante de cet homme ordinaire ne peut qu‟être frappé par une telle

coïncidence. A croire que vie et littérature se mêlent parfois. En effet, les exemples

d‟œuvres littéraires dans lesquelles les noms ont une signification qui rajoute du sens

sont nombreux. Il suffit de se souvenir à ce propos que Crécy, avant d‟être la défaite

de Swann, est la première défaite de la France lors de la Guerre de Cent ans.24

Dans notre hypothèse, ce n‟est pas un romancier, mais les hasards de la généalogie

qui ont voulu que Jean-Claude porte ce nom qui paraît presque prédestiné. On

23 Henri Ey, La conscience, P.U.F., 1963, p. 108.

24 Proust choisissait chaque mot de son œuvre avec une précision quasi obsessionnelle et prenait un

soin tout particulier à sélectionner le nom juste. Dans A la recherche du temps perdu, Odette de Crécy

a un nom qui ne manque pas d‟humour puisqu‟il est celui d‟une forêt où a eu lieu le premier

affrontement et la première défaite française de la Guerre de Cent ans.

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constate qu‟il est un homme dont l‟identité est compliquée et romanesque. Pour son

entourage il est un médecin réputé, travaillant à l‟OMS, et fréquentant les hautes

sphères de l‟Etat français, marié, heureux en ménage, père de deux enfants, et fils de

parents modestes et fiers de la réussite éclatante de leur enfant. Pensez donc, il est

l‟ami de Bernard Kouchner ! Dans une zone un peu plus grise de son existence il est

aussi l‟amant de Corinne, une femme qu‟il retrouve lors de ses fréquents

déplacements parisiens. En réalité, l‟identité de Jean-Claude Romand est très

différente. Certes sa vie privée est bien telle qu‟on vient de la décrire, mais sa vie

professionnelle est un mensonge. Il n‟est pas médecin, même s‟il a commencé de

vagues études de médecine qu‟il va laisser tomber après avoir omis de se présenter à

un examen en deuxième année. Depuis lors, de fil en aiguille, il fait croire à son

entourage qu‟il continue brillamment son parcours professionnel, expliquant ses

absences par un pseudo cancer peu agressif, mais contre lequel il lutte avec un

courage qui fait d‟autant plus l‟admiration de tous, qu‟il est discret. Pour vivre et

permettre à sa famille de ne manquer de rien, il détourne l‟argent de ses proches,

parents, belle-famille, amis. Pire encore, il fournit contre rétribution, des traitements

médicaux qu‟il présente comme très prometteurs et qui, selon lui, sont en cours

d‟expérimentation à l‟OMS.

Peut-on dire que Jean-Claude Romand est un homme à deux visages ? Dans une

certaine mesure oui, puisque l‟image qu‟il donne aux autres ne correspond pas à la

réalité objective. Toutefois, on aurait quand même tendance à répondre par la négative

dans la mesure où l‟envers du miroir ne réfléchit rien. En effet, Romand ne s‟est pas

construit cette façade respectable de fonctionnaire international pour cacher une

existence dont il aurait honte ou qu‟il serait dangereux de révéler. Il n‟est pas espion

ou tueur en série, il n‟est pas trafiquant d‟armes ou membre de la mafia, non, lorsqu‟il

n‟est pas le respectable docteur, il n‟est rien. Il passe ses journées sur les aires de

repos des autoroutes entre la Suisse et la France, à lire des revues médicales pour

nourrir son personnage officiel, ou encore il se promène dans les forêts du Jura pour

passer le temps. Lui, que tous décrivent comme enjoué et serviable, ne parle jamais à

personne, ne fréquente personne, ne partage cette autre vie, cette non-vie, avec

personne.

On peut même aller plus loin et se demander s‟il ment vraiment lorsqu‟il dit être le

docteur Romand, si ce mensonge n‟est pas tout simplement sa sincérité personnelle.

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En effet, comme le souligne le philosophe Louis Lavelle « la sincérité n‟est pas la

vérité. […] On considère presque toujours la vérité comme la coïncidence de la

pensée et du réel. Mais comment une telle coïncidence serait-elle possible quand le

réel est autre que moi ? Au contraire, si la sincérité, c‟est la coïncidence de nous

même avec nous même, on demandera comment il est possible de la manquer. Mais

l‟amour-propre y pourvoit. Le propre de la sincérité est de le vaincre. Et l‟on peut dire

que, par opposition à la vérité qui cherche à conformer l‟acte de ma conscience au

spectacle des choses, la sincérité essaie de conformer à l‟acte de ma conscience le

spectacle que je montre. »25

Toute la vie de Romand démontre cette affirmation. C‟est

un peu comme s‟il illustrait « la thèse de Protagoras, quand il déclarait que l‟homme

„est la mesure de toute chose‟, voulant dire sans doute que telles les choses me

paraissent, telles elles me sont, et que telles elles te paraissent, telles elles te sont. »26

Romand se voit comme un médecin, et pour lui, c‟est ce qu‟il est ; en dehors de cela,

il n‟y a rien. Ce n‟est pas vraiment un homme avec une double identité, mais plutôt un

homme à l‟identité fissurée, et cette fissure, Carrère lui-même la ressent, allant

jusqu‟à s‟identifier à son personnage :

« Je sais ce que c‟est de passer toutes ses journées sans témoin : les

heures couché à regarder le plafond, la peur de ne plus exister. Je me

demandais ce qu‟il ressentait dans sa voiture. De la jouissance ? une

jubilation ricanante à l‟idée de tromper si magistralement son monde ? J‟étais

certain que non. De l‟angoisse ? Est-ce qu‟il imaginait comment tout cela se

terminerait, de quelle façon éclaterait la vérité et ce qui se passerait ensuite ?

Est-ce qu‟il pleurait, le front contre le volant ? Ou bien est-ce qu‟il ne

ressentait rien du tout ? Est-ce que, seul, il devenait une machine à conduire,

à marcher, à lire, sans vraiment penser ni sentir, un docteur Romand résiduel

et anesthésié ? Un mensonge, normalement, sert à recouvrir une vérité,

quelque chose de honteux peut-être mais de réel. Le sien ne recouvrait rien.

Sous le faux docteur Romand il n‟y avait pas de vrai Jean-Claude Romand

[…] Dehors, il se retrouvait nu. Il retournait à l‟absence, au vide, au blanc,

qui n‟étaient pas un accident de parcours mais l‟unique expérience de sa vie.

»27

Dans ces moments d‟extrême solitude, l‟identité de Romand devient tellement

éphémère que lorsqu‟il se rend dans des salons de massage c‟est, pour lui, le seul

25 Louis Lavelle, L’erreur de Narcisse, Grasset, 1939, p. 59-60.

26 Protagoras est un des personnages de Cratyle de Platon, Les Belles Lettres, 1950, p. 53.

27 Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc. p. 99-101.

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moyen de ne pas disparaître complètement et il affirme « qu‟en allant se faire masser

il avait l‟impression d‟exister, d‟avoir un corps. »28

On peut presque dire que son identité en tant que médecin est plus réelle que

l‟autre. Il ne cache pas un terrible secret, il est un terrible secret.

L‟impression que l‟identité de Romand est malgré tout, et avant tout celle qu‟il

montre aux autres est d‟autant plus forte que c‟est une réalité qui aurait pu être. On a

vu qu‟il a bel et bien commencé des études de médecine et tout le monde s‟accorde à

dire qu‟il était brillant et aurait très bien pu réussir. Que s‟est-il alors passé ? C‟est ce

qu‟Emmanuel Carrère, toujours obsédé par la notion d‟identité, tente de découvrir au

travers de son livre. Il ne s‟agit pas à proprement parler d‟un roman bien que certains

passages soient de pure fiction, comme lorsqu‟il essaie « d‟imaginer ce qui tournait

dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin. »29

Le livre s‟apparente

plutôt à un témoignage Ŕ l‟auteur préfère employer le terme de rapport30

- car de

nombreux passages sont écrits à partir de lettres expédiées par Romand à Emmanuel

Carrère, cette correspondance étant en partie reproduite dans l‟ouvrage. Le livre, sans

pour autant donner une explication définitive au comportement de Romand, fournit

des pistes de réflexion, pistes qui remontent à l‟enfance et que nous étudierons un peu

plus loin.

c) Emmanuel ou le secret de famille

Il est fréquent dans les romans d‟Emmanuel Carrère, que le passé vienne

influencer le présent et parfois mettre en danger l‟avenir. A la lecture d‟Un roman

russe, on a l‟impression que la vie de l‟auteur aurait été différente, sans un secret

qu‟il sent peser sur son existence. Ce secret, il décide de le révéler au grand jour dans

son roman. Il s‟agit du rôle joué par son grand-père dans la collaboration entre l‟Etat

français et l‟administration allemande, pendant l‟occupation de la France. Cette

histoire était connue dans la famille de l‟écrivain, mais on évitait de parler de cet aïeul

des plus encombrants.

28 Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc. p. 137.

29 Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc., quatrième de couverture.

30 “Pour moi, ce n‟était pas un roman [mais] un rapport” dit Emmanuel Carrère dans un entretien

accordé à Jean-Pierre Tison, dans le magasine littéraire, Lire, Février 2000.

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« Le secret, ce n‟est pas seulement ce qui n‟est pas dit au sujet. C‟est

éventuellement ce qui ne peut pas être dit en dehors de la famille et qui a été

dit au sujet. Il suffit que cela n‟ait pas été dit à un moment pour que cela

garde un statut de secret toute la vie d‟un sujet, alors qu‟il le sait depuis

longtemps. »31

Pour mettre ce secret en perspective, il faut savoir que la mère de l‟écrivain,

l‟auteur Hélène Carrère d‟Encausse, est une personne connue et respectée, Secrétaire

Perpétuelle de l‟Académie Française. Son profil, tel qu‟on peut le lire sur la page

d‟accueil du site de L‟Académie précise qu‟elle est « née à Paris dans une famille que

l‟esprit cosmopolite et la révolution russe ont de longue date dispersée à travers

l‟Europe. Elle compte parmi ses ancêtres de grands serviteurs de l‟Empire, des

contestataires du même Empire, le président de l‟Académie des sciences sous

Catherine II et trois régicides. Cette hérédité la prédisposait naturellement à l‟étude de

l‟histoire et de la science politique qu‟elle a enseignées à la Sorbonne avant de

transférer sa chaire professorale - l‟esprit nomade de la famille aidant - à l‟Institut

d‟études politiques de Paris.»32

A l‟évidence il n‟est fait nulle mention d‟un père au

passé douteux, et d‟ailleurs, elle a renoncé à une carrière politique pour éviter d‟attirer

trop l‟attention sur ses origines.33

A ce secret s‟en rajoute un autre, plus insidieux et plus personnel, concernant la

personnalité de l‟aïeul, sa folie, son incapacité à vivre dans la société. Il avait « ce

regard fuyant et traqué, ce regard terriblement noir d‟homme qui n‟aimait pas la vie et

que la vie n‟aimait pas, ce regard qu‟on lui voit sur toutes les photos sans exception,

ces photos que j‟ai montrées à Hélène, et elle aussi bien sûr ce regard l‟a frappée,

transpercée, effrayée, on ne peut pas le croiser sans avoir peur. »34

« Il y a en lui

quelque chose de malade, de pourri, ce qu‟il appelle „mon défaut constitutionnel‟ ou,

plus familièrement, „mon araignée au plafond. »35

Le regard de cet homme et ce qu‟il

cache rend d‟autant plus éprouvante l‟évocation du disparu, que l‟auteur se sent

proche de lui, comme il le montre lorsqu‟il rapporte cette phrase de sa mère : « Plus

les années passent, me dit-elle, plus je lui ressemble. C‟est vrai. Mon visage s‟est

31 Catherine Bonnigue, Inconscient et secret de famille, www.cairn.info/article, consulté le 5 mars

2010. 32

Site de L‟Académie Française, www.canalacademie.com, consulté le 8 mai 2010. 33

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 115. 34

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 349 35

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 83.

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22

creusé comme le sien. Et j‟ai peur que mon destin ressemble au sien. »36

Emmanuel

Carrère nous apparaît alors comme le maillon d‟une chaîne fragilisée par le silence et

le refus de la mémoire. Or, la mémoire est aussi ce par quoi le sujet lui-même se

perçoit durable et est appelé à connaître un avenir, fût-il problématique.

« Parce que vivre, c‟est se sentir projeté vers l‟avenir, celui-ci, tel une

impénétrable paroi, nous fait rebondir, retomber dans le passé, nous y cramponner,

nous y enfoncer des talons, pour revenir avec lui, de lui vers l‟avenir et le réaliser. Le

passé, c‟est le seul arsenal qui nous fournisse les moyens de façonner notre avenir. »37

Donc, le vrai sens de la mémoire serait finalement de fournir à l‟homme les repères

nécessaires pour envisager l‟avenir sans trop de crainte. Mais pour cela il faut

regarder la vérité en face.

Les effets du secret sur l’identité

Le mot secret vient du latin secretum, soit une pensée ou un fait qui ne doit pas être

révélé, qui vient de secretus, qui est séparé, mis à part, rejeté. Il est remarquable que

cette définition va concerner celui qui en est le dépositaire, comme celui qui en est la

victime, qui sera lui aussi, séparé, mis à part, rejeté.

Plusieurs des personnages qui habitent les romans de Carrère baignent dans une

atmosphère de secret ou de mensonge. Il y a la famille de Jean-Claude Romand, ses

enfants, ses parents, son épouse, dont on sait très peu de choses sauf que cette dernière

a souffert à un moment d‟une grave dépression. Il y a aussi Nicolas dont on va

apprendre que le père est un tueur d‟enfant et surtout Emmanuel Carrère lui-même.

Nietzsche, qui pourtant a fait l‟éloge du mensonge, qu‟il considère comme

l‟exercice d‟une liberté, reconnaît que « l‟homme exige la vérité et la réalise dans le

commerce moral avec les hommes ; c‟est là-dessus que repose toute vie en commun.

On anticipe les suites malignes de mensonges réciproques. C‟est de là que naît le

devoir de vérité. On permet le mensonge au narrateur épique parce qu‟ici aucun effet

pernicieux n‟est à craindre. »38

36 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 115.

37 José Ortega y Gasset, Le passé et l’avenir pour l’homme actuel, in, La connaissance de l’homme au

XXè siècle, Rencontres internationales de Genève, éditions de la Baconnière, 1952, p. 36. 38

Friedrich Nietzsche, Le livre du Philosophe, (1872), Aubier-Flammarion, 1969, p. 87.

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C‟est souvent vers la psychiatrie et la psychanalyse que l‟on se tourne pour

comprendre les « effets pernicieux » dont parle le philosophe, les mécanismes qui se

mettent en marche lorsqu‟une personne est confrontée à un secret.

A l‟évidence, un secret n‟est pas une mauvaise chose en soi, et il est important de

savoir garder un secret, cela témoigne d‟une distinction saine entre la sphère privée et

la sphère publique. Toutefois, les choses sont un peu différentes lorsqu‟il s‟agit d‟un

secret de famille. Ainsi, le célèbre psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron affirme

que les secrets cessent d‟être structurants jusqu‟à devenir déstructurants « dès lors que

nous cessons de nous percevoir comme gardien du secret pour nous percevoir comme

victime d‟un secret que nous serions contraint de garder. Le secret ne s‟oppose pas à

la vérité, il s‟oppose à la communication.»39

Il semble que ce soit bien le cas pour

Emmanuel Carrère qui s‟est toujours senti écrasé par le poids d‟un secret qu‟il avait

l‟impression de ne pas pouvoir révéler, dans la mesure où d‟après lui, ce n‟était pas le

sien, mais celui de sa mère. Un secret qu‟il recevrait un jour en héritage.

On remarque dans Un roman russe que le secret de famille a plusieurs

caractéristiques. Il apparaît comme un savoir commun mais que l‟on ne partage pas

avec les autres membres de la famille, ou avec certains seulement. Ainsi, Emmanuel

ne parle jamais, ou très rarement de son grand-père avec sa mère, mais il en discute

longuement avec son oncle Nicolas, le frère de sa mère, qui porte le même prénom

que le petit garçon de La classe de neige. Cela n‟est certainement pas un hasard, mais

plutôt un indice de transtextualité, puisqu‟il s‟agit de l‟histoire d‟un enfant dont le

père est un criminel. On peut dire que le secret finit toujours par transpirer d‟une

manière ou d‟une autre. Nul ne sait jamais qui sait quoi exactement. Le secret crée

donc une dynamique particulière au sein du groupe et engendre de lourds conflits,

familiaux et individuels, qui se répercutent sur plusieurs générations. En effet, l‟auteur

mentionne souvent les difficultés qu‟il éprouve à communiquer avec sa mère.40

On

peut penser que toutes les familles abritent des secrets, certains sont petits et d‟autres

grands, mais seuls ceux qui sont honteux ont vraiment des conséquences. On tait ce

dont on a honte et on a l‟impression que les secrets heureux ne peuvent pas avoir

d‟effets pathogènes. Toutefois, ce n‟est pas la honte qui taraude l‟écrivain puisqu‟il

39 Serge Tisseron, Les secrets de famille ne s’opposent pas à la vérité, ils s’opposent à la

communication, entretient publié dans la revue L’Impatient, juillet-Août 2001. 40

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 356. Pensant à sa mère, l‟auteur évoque “toutes ces

années où nous ne nous parlions pas.”

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évoque la vie de son grand-père en privé, mais plutôt l‟interdiction de l‟assumer en

public, alors que les membres de sa famille sont justement des figures publiques,

comme si leur respectabilité devenait alors frauduleuse et insupportable. En fait, la

gravité réside tout à la fois dans l‟importance du secret, que dans l‟intensité des

efforts mis en œuvre pour le préserver. Quand la famille, ou l‟un de ses membres

impose le silence sur un événement, communiquer devient finalement impossible et

on sent bien que si Hélène Carrère d‟Encausse avait elleŔmême raconté l‟histoire de

son enfance, la vie de toute la famille s‟en serait trouvée transformée.

S‟est installée dans l‟existence de l‟auteur une obsession du mensonge qui étonne

sa compagne Sophie et la pousse à lui demander qui lui a menti.41

D‟ailleurs lui-

même en souffre énormément et affirme :

« Je ne supporte pas d‟être ce type méfiant, cruel, qu‟assaillent de telles

bouffées de haine et de panique, qui devient fou parce que tu t‟éloignes un

instant. Je ne supporte pas d‟être cet enfant qui boude et qui attend qu‟on le

console, qui joue à haïr pour qu‟on l‟aime, à quitter pour qu‟on ne

l‟abandonne pas. Je ne supporte pas d‟être ça. »42

L‟idée du mensonge est tellement ancrée en lui qu‟elle pollue tous les instants de

son existence, même ceux qu‟il souhaiterait sincères et heureux. Ainsi, lorsqu‟il

emmène Sophie à la première d‟une pièce adaptée de L’adversaire, il constate avec

stupéfaction qu‟il lui a offert une bague identique à celle que Jean-Claude Romand

avait offert à sa maîtresse avant de tenter de l‟assassiner. « Comment dire plus

clairement qu‟en lui offrant cette bague : je te demande de me croire, mais ne me

crois pas, je te mens ? »43

On constate que le secret, à l‟instar d‟un fantôme venant hanter la vie de membres

d‟une famille, n‟a de cesse de se manifester. Toutefois, il ne le fait pas de la même

façon pour la première que pour la deuxième génération des victimes, qui ne laissera

pas le secret transpirer pareillement. La première, porteuse du secret, est partagée

entre l‟envie de se taire et le besoin de parler. Hélène Carrère d‟Encausse mentionne

parfois le secret de manière indirecte en avouant à son fils qu‟elle relit depuis peu les

41 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 249.

42 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 295.

43 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 344.

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25

lettres de son père.44

Elle ne lui interdit d‟ailleurs pas d‟écrire l‟histoire de sa famille,

mais elle lui demande d‟attendre qu‟elle ait disparu. La seconde génération, celle

d‟Emmanuel, donne l‟impression de souffrir d‟une coupure psychique. D‟une part il y

a l‟envie de croire que le secret n‟est pas si terrible, de l‟autre il y a la question de

savoir pourquoi c‟est si important de le dissimuler. Apparaissent alors des troubles de

la personnalité, un sentiment de perte d‟identité, le besoin de savoir, non plus d‟où

l‟on vient, mais qui on est : « Toute ma vie je me suis considéré comme pas normal,

exceptionnel, à la fois merveilleux et monstrueux. »45

Par bonheur l‟auteur transcende son mal-être et le transforme en littérature.

D‟autres n‟ont pas cette capacité. Certains préfèrent se donner la mort comme le

cousin d‟Emmanuel, et d‟autres deviennent fous. Ronald Laing donne un exemple de

l‟intériorisation d‟une situation familiale impliquant plusieurs générations et

conduisant à un diagnostic de schizophrénie : « Le corps [du patient] était une sorte de

mausolée, de cimetière hanté où les fantômes de plusieurs générations vivaient

toujours alors que leur corps physique s‟était décomposé. Cette famille avait enterré

ses morts les uns dans les autres. »46

Il s‟agit là d‟un aspect de l‟aliénation de la

personne, qui peut être ébranlée lorsqu‟elle se perçoit comme trop intimement liée à

une généalogie qui finit par l‟envahir et en constituer toute la réalité pathologique.

Parfois, Carrère lui-même n‟est pas loin du déséquilibre mental. Ainsi, pendant

longtemps il était persuadé d‟avoir causé la mort de Nana, sa nourrice russe, et même

après s‟être convaincu de la fausseté de cette réminiscence son « souvenir reste précis,

vivace, il renvoie à quelque chose de réel, et le sentiment de culpabilité qu‟il éveille

[l‟a] accompagné toute [sa] vie. Je n‟ai peut-être pas tué Nana, [dit-il] mais alors qui

ai-je tué ? Quel crime ai-je commis ? »47

Une autre conséquence indirecte du secret semble être l‟incapacité dans laquelle

Emmanuel Carrère se trouve d‟apprendre le russe, comme si toute l‟ambiguïté de son

identité se cristallisait autour de cette langue : « C‟est bien d‟un blocage qu‟il s‟agit,

que quelque chose en moi, ou quelqu‟un, redoute et refuse ce retour à la langue

maternelle. »48

C‟est un aspect particulièrement intéressant du trouble causé par le

secret, qui met en lumière l‟idée que « le langage est plus qu‟un fait physique qui se

44 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 144.

45 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 94.

46 Ronald D. Laing, La politique de la famille, Stock, 1979, p. 68-74.

47 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 135.

48 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 197.

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prête à l‟observation, à la description, et à l‟enregistrement. » Il est bien plus qu‟un

ensemble de règles et de vocabulaire qu‟il suffirait d‟apprendre par cœur ; il est aussi

« structure immatérielle, communication de signifiés, […] il rend l‟expérience

intérieure d‟un sujet accessible à un autre par une expression articulée et

représentative. »49

Ne peut-on en déduire que si l‟auteur n‟arrive pas à apprendre la

langue maternelle, c‟est justement parce qu‟il n‟arrive pas à parler avec sa mère ?

Ce sentiment d‟avoir une identité aux contours mal définis, rapproche Carrère de

son grand-père, chez qui il constate qu‟« on devine […], même jeune homme, une

inquiétude et une défiance de soi [qu‟il reconnaît] bien : ce sont les [siennes]. »50

Cette sensation, il l‟a sublimée au travers de ses romans, ce qui ne l‟en pas guéri pour

autant.

Le secret et la littérature

Le secret de famille est un thème essentiel dans une œuvre littéraire marquée par

l‟inquiétude, l‟angoisse et la folie; la figure du fantôme qui n‟est ni présent ni absent,

ni vivant, ni tout à fait mort, est centrale aussi bien dans les livres que dans la vie de

l‟auteur.

« Les vivants sont toujours, et de plus en plus gouvernés nécessairement

par les morts : telle est la loi fondamentale de l‟ordre humain. […] il faut

distinguer, chez chaque serviteur de l‟Humanité, deux existences

successives : l‟une, temporaire mais directe, constitue la vie proprement

dite ; l‟autre, indirecte mais permanente, ne commence qu‟après la mort. La

première étant toujours corporelle, elle peut être qualifiée d‟objective ;

surtout par contraste envers la seconde, qui, ne laissant subsister chacun que

dans le cœur et l‟esprit d‟autrui, mérite le nom de subjective. »51

Les fantômes qui mènent cette existence subjective dont parle Auguste Comte, ont

souvent intrigué nombre d‟auteurs et de chercheurs, en particulier dans le domaine de

la psychanalyse. Ainsi, Nicolas Abraham et Maria Torok dans L’écorce et le noyau,52

s‟intéressent à la communication transgénérationnelle, en particulier à la façon dont

des traumatismes subis par les générations précédentes peuvent troubler la vie de leurs

descendants même si, et surtout si, ils n‟en connaissent pas la cause. Il est vrai

49 Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, p. 27.

50 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 77.

51 Auguste Comte, Catéchisme positiviste, (1852), Garnier-Flammarion, 1966, p. 78-80.

52 Nicolas Abraham, Maria Torok, L’écorce et le noyau, Flammarion, 1987.

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qu‟Emmanuel s‟est toujours demandé pourquoi sa mère était si réticente à parler de

son père. Ce que ces auteurs appellent fantôme est la présence de l‟ancêtre mort dans

l‟ego vivant, un fantôme qui œuvre pour continuer à protéger son secret. Dans ce sens

on peut dire que le fantôme est un menteur, il va induire le sujet hanté en erreur pour

préserver son secret. Ainsi, dans le cas qui nous occupe, on s‟accroche à l‟idée que

malgré tout le grand-père n‟était pas antisémite53

et aurait été dénoncé parce qu‟il

aurait refusé de livrer un innocent.54

Les fantômes ne sont pas les esprits des morts

mais « les lacunes laissées en nous par les secrets des autres. »55

Les idées d‟Abraham

et de Torok ont renouvelé l‟approche thérapeutique de certains secrets de famille.

D‟autres auteurs se sont penchés sur le problème du secret et là aussi, l‟image du

fantôme, ou du spectre est considérée comme la plus parlante. Le philosophe Jacques

Derrida dans Spectres de Marx 56

affirme que le spectre « c’est quelque chose qu‟on

ne sait pas, justement, et on ne sait pas si précisément cela est, si ça existe, si ça

répond à un nom et correspond à une essence. On ne le sait pas : non par ignorance,

mais parce que ce non-objet, ce présent non présent, cet être-là d‟un absent ou d‟un

disparu ne relève pas du savoir. Du moins plus de ce qu‟on croit savoir sous le nom de

savoir. On ne sait pas si c‟est vivant ou si c‟est mort. »57

Derrida nous conjure de

parler et d‟écouter le spectre, malgré les réticences que nous avons hérité de nos

traditions intellectuelles et en raison de la remise en question de ces mêmes traditions

que cela permet. Mais il conçoit la difficulté de la tache : « Or ce qui paraît presque

impossible, c‟est toujours de parler du spectre, de parler au spectre, de parler avec lui,

donc surtout de faire ou de laisser parler un esprit.»58

Les efforts déployés par

Emmanuel Carrère le montrent bien, au travers de la plupart de ses œuvres, il a tenté

de cerner le spectre, il a parlé de manière détournée de ce grand-père qui hante sa vie

depuis toujours, il s‟est imaginé dans la peau de personnages torturés, dont l‟identité

est menacée par un secret, une faille. Ce n‟est que dans Un roman russe qu‟enfin le

spectre est mis à jour. On voit bien que le fait de converser avec un spectre n‟est pas

entrepris dans le but d‟apprendre un secret, honteux ou non Ŕ l‟auteur connaissait le

passé de son grand-père, simplement personne n‟en parlait Ŕ non, converser avec un

53 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 88.

54 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 118.

55 Nicolas Abraham, Maria Torok, L’écorce et le noyau, préc., p. 427.

56 Jacques Dérrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993.

57 Jacques Dérrida, Spectres de Marx, préc., p. 25-26.

58 Jacques Dérrida, Spectres de Marx, préc., p. 32.

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spectre nous ouvre les portes de l‟expérience du secret en tant que telle, à savoir le

mystère sur lequel sont battis nos certitudes. Pour Abraham et Torok, le secret du

fantôme peut et doit être révélé pour gagner « une petite victoire de l‟Amour sur la

Mort.»59

Mais pour Derrida au contraire, le secret du spectre est une ouverture

productive plutôt qu‟un secret à découvrir. C‟est cette ouverture productive que l‟on

voit à l‟œuvre chez Carrère puisque la plupart de ces romans pourraient s‟analyser en

une conversation avec le spectre, c‟est du spectre que se nourrit sa littérature, c‟est

auprès de lui qu‟il cherche un sens, non seulement à son œuvre, mais à sa vie.

On peut par ailleurs se demander si le cas d‟Emmanuel Carrère est spécifique en

raison de son histoire familiale, ou si toute littérature est le fruit du secret, si derrière

toute œuvre se cache un spectre. Les avis des théoriciens sont partagés. Ainsi, alors

qu‟Esther Rashkin dans Family Secrets and the Psychoanalysis of Narrative affirme

que tous les textes n‟ont pas de fantômes,60

Jodey Castricano dans Cryptomimesis:

The Gothic and Jacques Derrida, Ghost Writing affirme quant à lui que chaque texte,

même une critique littéraire Ŕ ou un mémoire de master ? - a des fantômes et qu‟il ne

faut pas faire de différence entre les textes qui révèlent un secret Ŕ comme Un roman

russe Ŕ de ceux qui apparemment n‟en révèlent pas.61

En fait toutes les formes de narration sont spectrales dans une certaine mesure,

mais certaines le sont indéniablement plus que d‟autres. Le fait de raconter une

histoire s‟accompagne toujours d‟un appel à des fantômes ; raconter c‟est ouvrir un

espace par lequel quelque chose d‟inconnu peu s‟échapper, donc toutes les histoires

sont plus ou moins des histoires de fantômes.62

Il convient toutefois de rappeler la différence fondamentale entre les deux écoles

de pensée, celle de Abraham et Torok d‟une part, celle de Derrida de l‟autre. Pour les

premiers, les secrets que cachent les fantômes sont indicibles car ils sont honteux. Ce

n‟est pas qu‟ils ne peuvent pas être dits, au contraire, ils peuvent et doivent être mis

en mots pour que le fantôme cesse d‟avoir des effets nocifs sur les personnes vivantes.

Pour Derrida, le spectre ne doit pas livrer ses secrets, et d‟ailleurs ses secrets n‟en sont

59 Nicolas Abraham, Maria Torok, L’écorce et le noyau, préc., p. 452.

60 Esther Rashkin, Family Secrets and the Psychoanalysis of Narrative, Princeton University Press,

1992, p. 12. 61

Jodey Castricano, Cryptomimesis: The Gothic and Jacques Derrida, Ghost Writing, Queen‟s

University Press, 2001, p. 142. 62

En ce sens, cf. Julian Wolfrey, Victorian Hauntings : Spectrality, Gothic, The Uncanny and

Littérature, Basinkstoke, Palgrave, 2002, p. 1-3.

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pas vraiment. Le secret n‟est pas tu parce qu‟il est tabou mais parce qu‟il ne peut pas

être formulé, à un moment donné dans le langage tel que nous le pratiquons. Nous

n‟avons pas trouvé les mots pour le dire. Dans ce sens, le fantôme repousse les

frontières du langage et de la pensée.

Il est particulièrement fascinant de constater que ces deux axes de pensée se

rejoignent dans l‟œuvre d‟Emmanuel Carrère. En effet, on peut voir le secret comme

le moteur qui a donné naissance à des romans comme La moustache, La classe de

neige, ou même Hors d’atteinte, car en effet ces livres sont tous hantés par la question

de l‟identité, question centrale qui entretient avec celle du secret des rapports de cause

à effet. Il faut toutefois souligner que l‟auteur constate avec désolation que ce moteur

qui le fait écrire est source de souffrance : « Je suis adulte, j‟ai quarante-trois ans et

pourtant je vis encore comme si je n‟étais pas sorti du ventre de ma mère. Je me

pelotonne, me recroqueville, me réfugie dans le sommeil, la prostration, la chaleur,

l‟immobilité. Bienheureux et épouvanté. C‟est cela ma vie. Et tout à coup, je ne peux

plus la supporter. »63

La révélation du secret se fait dans Un roman russe, ou l‟auteur regarde le spectre

de son grand-père droit dans les yeux et où le secret perd son pouvoir. A l‟évidence, le

lecteur ne peut que se réjouir que l‟auteur n‟ait pas écrit ce roman avant les autres, qui

sans cela, n‟auraient peut-être jamais vu le jour.

En somme, on peut affirmer que la notion d‟identité personnelle est une notion

complexe et diverse mais que l‟on peut ramener à deux aspects principaux : « la

permanence de notre caractère et l‟enchaînement de nos souvenirs. […] Nos souvenirs

forment […] une chaîne continue : nous voyons notre état actuel naître d‟un

précédent, celui-ci d‟un état antérieur, et ainsi de suite ; la conscience s‟étend ainsi de

proche en proche dans le passé, et se l‟approprie à mesure qu‟elle le rattache au

présent. […] Notre identité personnelle n‟est donc pas, comme on l‟a cru, une donnée

primitive et originale de notre conscience : elle n‟est que l‟écho, direct ou indirect,

continu ou intermittent, de nos perceptions passées dans nos perceptions présentes.»64

C‟est cette chaîne de souvenirs qu‟il estime interrompue, qu‟Emmanuel Carrère

tente de reconstituer à travers ces romans.

63 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 96.

64 Jules Lachelier, Psychologie et Métaphysique, (1885), P.U.F., 1948, p. 14-16.

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B. L’identité et le regard des autres

Dans la mesure où personne ne vit dans un isolement complet, le regard que les

autres portent sur une personne ou que cette personne s‟imagine provoquer chez eux,

acquiert une importance fondamentale. D‟ailleurs, certains philosophes, comme

Sartre, ont montré à quel point «être regardé, c‟est se saisir comme objet inconnu

d‟appréciations inconnaissables, en particulier, d‟appréciations de valeur. »65

Chez

Sartre, le regard d‟autrui est vécu comme une menace pour la liberté. Bien qu‟il nous

appelle à transcender cette peur, il constate que si nos rapports avec les autres sont

viciés, alors nous nous voyons et nous jugeons comme nous croyions que les autres

nous voient et nous jugent, et nous sommes malheureux.

Certains tentent d‟apparaître au monde, différents de ce qu‟ils sont en réalité,

d‟autres ont besoin du regard des autres pour exister, certains encore font tout pour

échapper à ce qu‟ils considèrent comme un enfermement, d‟autres enfin voient leur

identité la plus profonde menacée par ce regard.

1. Jean-Claude Romand : être quelqu’un d’autre

S‟agissant du vrai/faux docteur Romand, il est très difficile de trouver une

explication à son basculement dans une horreur qui lui fait tuer de sang froid femme,

enfants, père, mère et chien. Nous tenterons toutefois de le faire dans la deuxième

partie de ce travail, sous l‟angle de la responsabilité. Mais si le pourquoi reste

mystérieux, le pour quoi est plus banal. Il a choisi de se faire passer pour un grand

médecin pour briller aux yeux des autres, leur faire croire qu‟il fréquentait les milieux

de la politique et des institutions internationales. Les autres sont bien sûr ses parents,

modestes habitants d‟un petit village du Jura. Ce sont des gens honnêtes et simples.

Le père est un forestier à la retraite, la mère est femme au foyer. Ils nourrissaient

65 Jean-Paul Sartre, L’Etre et le Néant, Gallimard, 1943, p. 321-326

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l‟espoir que leur fils suive les traces paternelles en allant toutefois beaucoup plus loin,

en devenant, pourquoi pas, ingénieur des eaux et forêts. Mais se sont des personnes

pour qui un fils ayant ses entrées dans les ministères peut représenter le sommet de la

réussite sociale. Les autres sont aussi les frères et les parents de son épouse, pour qui

la réussite sociale et financière de Jean-Claude est telle, qu‟ils n‟hésitent pas à lui

confier leurs économies en toute confiance, pour qu‟il les place dans des banques

suisses. Les autres sont ses amis, dont certains sont très proches, comme Cécile et Luc

qui ont demandé à Romand d‟être le parrain de leur fille. Luc est d‟ailleurs médecin et

il n‟a jamais caché son admiration pour la réussite de son ami. Non seulement il

reconnaît à Jean-Claude Romand une compétence médicale qui n‟a jamais éveillé ses

soupçons, mais un courage exemplaire dans la lutte qu‟il mène contre le cancer. Les

autres sont enfin sa famille la plus proche, son épouse et ses deux enfants, à qui il

assure une sécurité tout à la fois affective et financière.

C‟est un homme pour qui l‟opinion des autres est le moteur qui le fait avancer. Il

veut « surtout être respecté. Important. Visible. Exister aux yeux d‟autrui. N‟être pas

perçu comme un raté.»66

Si on lui applique la dialectique sartrienne, on peut dire qu‟il

se voit tel que les autres le voient, et même si l‟image que les autres lui renvoient est

flatteuse, leur regard le prive de sa liberté, l‟emprisonne. La preuve nous en est

donnée dans une lettre de Romand où, après le drame, quand la vérité a éclaté, il

écrit : « Je n‟ai jamais été aussi libre, jamais la vie n‟a été aussi belle. Je suis un

assassin, j‟ai l‟image la plus basse qui puisse exister dans la société, mais c‟est plus

facile à supporter que les vingt ans de mensonge d‟avant. » 67

Avant, pendant sa vie, il n‟a jamais trouvé la force de se montrer tel qu‟il est.

Même lors de son procès, alors qu‟il ne reste plus rien à sauver de sa réputation, il

veut briller encore un peu et passer pour le bon docteur. A croire qu‟il pense pouvoir

faire oublier qu‟il vient d‟assassiner sauvagement sa famille. Il affirme, sans se rendre

compte à quel point cela est dérisoire par rapport à l‟abomination qu‟il a commise,

qu‟il donnait bénévolement des cours d‟alphabétisation avec son épouse. Il précise

que par modestie, le couple faisait croire à ses amis qu‟ils allaient au cinéma. Quand

on l‟interroge plus avant, on se rend vite compte qu‟il ne s‟agit que d‟un mensonge de

66 Etrangement ce n‟est pas de Jean-Claude Romand dont il est question ici mais de Georges

Zourabichvili dans Un roman russe, préc., p. 84. Une fois de plus on a le sentiment que tout se rejoint. 67

Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc. p. 184.

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plus, sans intérêt en soi, mais témoignant de son incapacité à abandonner l‟image

qu‟il s‟est construite.

2. Emmanuel Carrère ou l’importance du paraitre

Dans Un roman russe, Emmanuel Carrère, en tant que personnage principal, d‟un

livre intimement autobiographique, nous apparaît lui aussi, comme soumis au regard

des autres.68

Ainsi, il est très amoureux de sa compagne Sophie et pourtant il semble

tout mettre en œuvre pour que la relation ne dure pas. Dans des passages d‟une grande

sincérité, dans lesquels l‟auteur ne craint pas de se montrer sous un jour

particulièrement désagréable, il avoue combien le regard que les autres portent sur sa

compagne lui est essentiel. Il faut dire que Sophie n‟est pas aussi cultivée, ni aussi

éduquée que les gens qu‟il fréquente habituellement et il lui en tient rigueur. Il n‟a pas

cette « liberté d‟indifférence dont parle Gusdorf dans son Traité de l’existence

morale, à l‟occasion duquel il montre l‟influence du milieu dans la manière dont on

regarde le monde. 69

Certains pourtant arrivent à conquérir une part de liberté et à passer outre leurs

préjugés. Ce n‟est pas le cas d‟Emmanuel Carrère, qui reconnaît d‟ailleurs volontiers

l‟injustice de son ressenti et remarque les efforts que la jeune femme déploie pour

donner le change dans les soirées mondaines. Mais rien n‟y fait, il n‟arrive pas à

oublier son malaise et on sent très tôt que cette relation est vouée à l‟échec. Il est

reconnu et respecté en tant qu‟écrivain et on est étonné de voir à quel point son

bonheur dépend du jugement que les autres portent, non pas sur son œuvre, mais sur

sa vie privée. On a l‟impression qu‟il voudrait que Sophie soit autre ; or, « aller

68 “Mon livre est construit de façon romanesque, mais tout est vrai, à l‟exception de quelques

broutilles” Emmanuel Carrère cité par Baptiste Léger, Le petit-fils de l’empire éclaté, Lire, mars 2007. 69

« Toute connaissance de la réalité doit […] être comprise comme soumise à la condition restrictive

de la situation, grâce à laquelle la première personne, l‟affirmation personnelle, prend le pas sur

l‟impersonnalité objective. La présence au monde de la personne ne correspond nullement à celle d‟un

pur sujet intellectuel qui se contenterait d‟enregistrer aussi impartialement que possible le panorama

environnant. L‟homme, comme déjà l‟animal ou l‟enfant en bas âge, ne bénéficie pas d‟une liberté

d‟indifférence, qui le rendrait également sensible ou insensible à tous les aspects du monde, à tous les

objets, à toutes les excitations du milieu. En réalité, le vivant aborde son entourage avec des partis pris

qui orientent ses démarches, et inspirent sa manière de déchiffrer le paysage en chaque phase de son

existence. » Georges Gusdorf, Traité de l’existence morale, Armand Colin, 1949, p. 108.

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proposer à quelqu‟un qu‟il soit autre, qu‟il se fasse autre, c‟est comme d‟aller lui

proposer de cesser d‟être lui-même»,70

ce qui relève de l‟impossibilité absolue.

3. La moustache : signe extérieur d’existence

La dernière fois qu‟Hélène Carrère d‟Encausse voit son père, il avait rasé la

moustache qu‟il portait depuis l‟âge de vingt ans et sans laquelle elle ne l‟avait jamais

vu. Au moment où Emmanuel entend sa mère lui raconter cette anecdote, il est certain

de n‟avoir jamais auparavant entendu cette histoire de moustache. Il affirme ne pas en

avoir eu de connaissance consciente quand, vingt ans plus tôt il écrit un récit dans

lequel le protagoniste perd progressivement tout contact avec la réalité et finalement

se perd lui-même, après avoir rasé sa moustache. 71

Une fois de plus, les textes se

rejoignent, la fiction et la réalité se mêlent et expliquent peut-être pourquoi l‟auteur a

choisi cette caractéristique physique pour symboliser l‟identité de son personnage.

Pour le héros c‟est comme si la moustache était une synecdoque de sa personnalité, de

son identité toute entière. Lorsqu‟il rase les quelques poils qui garnissent sa lèvre

supérieure et que personne ne le remarque, il commence peu à peu sa descente vers

l‟enfer de la perte d‟identité. L‟auteur aurait pu tout aussi bien raconter la folie au

travers d‟un personnage qui entend des voix ou ne reconnaît pas son entourage,

symptômes fréquents de certaines maladies mentales comme la schizophrénie. Mais

ici, rien de tel. Le héros, n‟a aucun doute concernant la réalité extérieure, il sait qui

sont les gens qui l‟entourent. L‟originalité de l‟hypothèse choisie par Emmanuel

Carrère fait que l‟accent semble mis sur l‟importance du regard des autres et sur la

façon qu‟a ce regard, ou son absence, d‟affecter notre faculté d‟exister. Le personnage

semble devenir peu à peu fou (bien sûr ce n‟est qu‟une impression puisqu‟il est fou

dès le début mais ce détail n‟est que de peu d‟importance puisqu‟on ne l‟apprend qu‟à

la fin) parce qu‟il n‟est plus reconnu par les autres tel qu‟il se voit lui-même : un

homme à qui il reste un petit espace de peau, un peu irrité par le feu du rasoir, plus

blanc, juste sous le nez, à l‟emplacement où se trouvait il y a peu, sa moustache. On

peut penser que l‟auteur a voulu illustrer l‟importance du regard des autres pour la

70 Miguel de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie, Gallimard, 1912, p. 49.

71 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 120.

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construction et la préservation de l‟identité. Il devient impossible de vivre en ne

sachant pas qui l‟on est dans le regard des autres. Souvent le personnage se dit qu‟il

ne devrait pas accorder tant d‟importance à cette histoire de moustache, après tout

quelle importance qu‟il en ait eu une ou pas ; mais il ne s‟en convainc jamais

totalement, il sait bien que son identité dépend de la façon dont les autres le voient.

Il faut aussi remarquer que l‟auteur a choisi de laisser son héros sans nom. Alors

que tous les personnages ont des noms et qu‟ils sont cités à de nombreuses reprises,

lui reste innomé. L‟on ne peut s‟empêcher de penser que Carrère a voulu nous donner

par là un signe de la fragilité de son identité, dont on sait que le nom reste un élément

essentiel.

4. Le regard des autres et l’identité sexuelle

Il semble possible, sans que cela soit forcément concluant, d‟interpréter certains

éléments de La classe de neige comme indiquant l‟importance du regard des autres

dans la manière plus ou moins sereine dont se construit l‟identité d‟une personne, en

particulier dans sa dimension sexuelle, qui en est l‟une des composantes essentielles.

Ainsi, dans le roman, l‟un des enfants se distingue du groupe. C‟est Hodkann, qui est

le plus grand, le plus fort et le plus courageux de la classe, celui aussi que tous les

autres craignent et qui sait se faire respecter en toute circonstances :

« On l‟admirait et on le craignait. Même les adultes semblaient le

craindre : d‟ailleurs, il avait presque la taille d‟un adulte, la voix d‟un adulte,

sans rien de la gaucherie des enfants trop vite poussés. Il bougeait, parlait

avec une aisance presque déplacée. Il pouvait être grossier, mais aussi

s‟exprimer avec une distinction, une richesse et une précision de vocabulaire

surprenantes pour son âge. Il avait de très bonnes notes ou de très mauvaises,

sans paraître s‟en soucier. »72

En fait, il apparaît comme le parfait contraire de Nicolas, chétif, petit et craintif.

D‟ailleurs, c‟est Hodkann que Nicolas craint et admire tout à la fois. Or, lors d‟une

nuit en classe de neige, alors que les deux enfants partagent un moment de complicité,

72 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 19.

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Hodkann tente de manifester de la tendresse à Nicolas. Il a pour lui des gestes non

équivoques et chargés de sensualité, mais auxquels Nicolas ne répond pas :

« Debout, pressé contre la poitrine de Hodkann qui continuait à lui caresser les

cheveux et répétait doucement son prénom, il sentait la chaleur de son corps immense,

blanc et moelleux, moelleux comme un énorme oreiller d‟où seule saillait cette chose

dure et sans nom qui se pressait contre son ventre. Lui au contraire était tout raide,

contracté, comme pris dans la glace, mais c‟était mou et vide entre ses jambes. »73

Sur

le moment, il n‟en est plus question et toute l‟histoire se concentre sur l‟intrigue

principale, qui tourne autour de la mort du petit René. Toutefois, vingt ans plus tard,

lorsque les personnages sont tous devenus des adultes et que ce séjour à la montagne

est bien loin, Nicolas rencontre par hasard un homme très grand, et très gros « une

véritable montagne humaine.»74

L‟homme est assis sur un banc et garde à côté de lui

une bouteille de vin rouge et un saucisson. Il a « l‟air d‟un clochard et d‟un ogre »75

et

Nicolas reconnaît son ancien camarade de classe Hodkann, au moment où ce dernier

s‟élance vers lui en brandissant un couteau. Le héros du roman, sentant qu‟il est sur le

point de se faire tuer, s‟enfuie à toutes jambes, distançant facilement le géant obèse.

Lorsqu‟il se retourne il voit Hodkann, « la tête levée vers le ciel, il riait, d‟un rire

énorme, tonitruant, que rien ne pourrait arrêter, ni quintes ni halètements qui pourtant

le secouaient, et il y avait dans ce rire une plainte sans nom et une haine folle, toutes

les deux enfermées depuis toutes ces années et s‟entre-dévorant au fond de la gorge de

Hodkann. »76

Comment ne pas lier cette haine et cette déchéance à l‟épisode intime

qu‟avaient vécu les deux enfants durant leur enfance, et cela d‟autant plus que les

deux séquences se suivent dans un roman dont la trame n‟est pas chronologique ? On

peut en effet supposer que le rejet de Nicolas, a eu les conséquences terribles que l‟on

constate, puisque c‟est contre Nicolas que la haine est dirigée. Comment expliquer

autrement que celui qui était de toute évidence promis à un brillant avenir par sa

stature et son intelligence, finit comme une épave sur l‟esplanade du Trocadéro ? On

est là encore dans la question de l‟identité. En effet, il n‟est pas impossible que le

regard qu‟a jeté un enfant sur un autre, ait suffit à remettre en cause la construction

harmonieuse de son identité. A l‟évidence, cette harmonie, ce bonheur n‟est possible

73 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 124.

74 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 126.

75 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 126.

76 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 127.

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que si une personne s‟accepte telle qu‟elle est. Ce passage, qui met peut-être en

lumière la puissance du regard d‟autrui, dans sa force destructrice, est

particulièrement fort, et d‟autant plus émouvant que ce regard a été porté de

nombreuses années auparavant, qu‟il était non seulement le fait d‟un enfant faible,

innocent et presque insignifiant, mais surtout qu‟il était resté secret.

5. Frédérique : se mettre hors d’atteinte du regard des autres

Le pouvoir du regard des autres peut aussi se mesurer à l‟aune de l‟énergie

déployée pour y échapper. Plus le regard des autres est dérangeant ou avilissant, plus

un individu va déployer d‟énergie pour y échapper. C‟est ce qu‟illustre l‟histoire de

Frédérique, l‟héroïne de Hors d’atteinte, qui se sent devenir invisible sous le regard

des autres. Elle a une vie bien rangée de professeur de collège, avec son fils Quentin,

et son mari Jean-Pierre, dont elle est séparée, mais avec qui elle entretient des

relations amicales. Dès le début du roman on sent que Frédérique s‟ennuie, étouffe

dans le monde qui est le sien. Un soir en faisant la queue devant un cinéma elle

remarque un couple.

« Ils avaient, comme Jean-Pierre et elle, nettement dépassé la trentaine ;

ils leur ressemblaient. […] Ils n‟étaient ni laids, ni ridicules, échappaient aux

caricatures opposées du soixante-huitard rance et de l‟entrepreneur surexcité

mais, dans leur honnête moyenne, avec leur allure de jeunesse indûment

prolongée par l‟horreur du sérieux, l‟aisance modérée, l‟excès de loisirs,

semblaient à Frédérique parfaitement identifiables, exemplaires échantillons

de la tranche d‟âge et de la classe sociale dont ils faisaient partie comme elle.

Ils en partageaient les mœurs et les jugements, tout en les raillant avec

légèreté. Ils étaient transparents. Les voyant, on imaginait leur métier Ŕ s‟ils

n‟étaient pas profs, ils auraient pu Ŕ leurs ressources, la décoration et

l‟aimable désordre de leur appartement, leurs préférences culturelles. A coup

sûr, ils lisaient Libération, et l‟homme devait se targuer de rester attaché au

Monde, plus digne de foi. Ils allaient quelquefois à des concerts, à des

expositions, aux Puces, et très souvent au cinéma. […] Ils évitaient de parler,

dans le flot de la sortie, pour ne pas s‟entendre dire les mêmes choses que

tout le monde. Ils n‟étaient pas méprisables, pas malheureux, tout juste

agacés quelquefois, comme l‟était ce soir Frédérique, de voir si répandus

leurs manières d‟être et de penser, leur humour, jusqu‟à leur fugitives

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37

tentations de l‟abdiquer et de se rebeller en vain, pour le principe, contre la

certitude de n‟être pas uniques. »77

Cette situation résume parfaitement le sentiment qui habite l‟héroïne. En effet, elle

constate combien son identité n‟a rien d‟original, elle est le fruit de son époque et de

son milieu et cela lui pèse. Elle a le sentiment d‟être emprisonnée dans ce rôle si bien

écrit pour elle, dans la peau de ce personnage si prévisible. C‟est là encore un

phénomène largement analysé par Sartre dans L’être et le néant. D‟après lui, la

personne ne s‟appréhende pas de l‟extérieur : ce qu‟autrui voit est un personnage,

éventuellement, un objet plus ou moins néantisé, mais jamais ce qu‟une personne

comme Frédérique devine en elle comme mouvement « d‟auto-création » et de

personnalisation. Quel peut être le destin de cette « personne » si fragilement

construite ? Dans sa description célèbre du « garçon de café », Sartre a montré qu‟elle

est aisément aliénée par ce qu‟en attendent les autres. Tout au long de la vie

quotidienne, la personne est en danger d‟être ignorée ou déformée par le regard

étranger ou les conventions sociales : le sujet intime ne cesse d‟être occulté, morcelé

dans des « rôles » qui n‟en indiquent qu‟une version tronquée. Il est temporairement

(et en même temps il sait qu‟il n‟est pas seulement) ce qu‟on attend de lui dans son

métier, sa famille, au milieu de ses amis…78

Ce décalage entre son image extérieure et

ce qu‟il se sent être plus intimement, lui permet sans doute de paraître conforme aux

exigences sociales Ŕ et il peut en tirer avantage Ŕ mais il autorise aussi bon nombre de

manipulations dans la société contemporaine. Il faut notamment souligner l‟écart

existant entre ce que l‟on peut définir dans l‟absolu comme différences entre les

personnes et ce que la société marchande impose sous le terme de

« personnalisation », selon l‟expression employée par Baudrillard.79

Le philosophe

montre qu‟alors que les véritables personnes ne peuvent qu‟être contradictoires entre

elles, la personnalisation publicitaire ne vise que des types conformes, organisés selon

une hiérarchie sociale et potentiellement reproductibles à l‟infini, dans l‟intérêt du

marché économique. Sous prétexte de posséder un appartement, des vêtements, une

voiture ou un cadre de vie « personnalisés », la personne aliénée ne fait que se glisser

dans une série de moules significatifs du rang social auquel elle prétend. La nécessité

77 Emmanuel Carrère, Hors d’atteinte, préc., p. 13-14.

78 Jean-Paul Sartre, L’Etre et le Néant, (1943), Gallimard, 1976, p. 95-96.

79 Jean Baudrillard, La société de consommation, Gallimard, 1976, p. 125.

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quotidienne de rapports sereins avec autrui fait courir le risque de tomber dans une

indifférenciation anonyme. C‟est un on qui étouffe Frédérique, qui nivelle les

différences pour constituer une opinion publique dans laquelle s‟efface tous sens de la

responsabilité véritable.

Cette vision de la société avait déjà été mise en lumière par Heidegger:

« En usant des transports en commun ou des services d‟information (des

journaux par exemple), chacun est semblable à tout autre. Cet être-en-

commun dissout complètement l‟être-là qui est mien dans le mode d‟être

„autrui‟, en telle sorte que les autres n‟en disparaissent que d‟avantage en ce

qu‟ils ont de distinct et d‟expressément particulier. Cette situation

d‟indifférence et d‟indistinction permet au „on‟ de développer sa dictature

caractéristique. […] Chacun est l‟autre et personne n‟est soi-même. Le „on‟,

qui répond à la question de savoir qui est l‟être-là, quotidien, n‟est personne.

A ce „personne‟, l‟être-là, mêlé à la foule, s‟est toujours-déjà abandonné. »80

Frédérique veut rejeter une identité qu‟elle a l‟impression de ne pas choisir, qu‟elle

sent qu‟on lui impose et qui annihile sa vraie personnalité. Pour ce faire elle va

trouver par hasard, un moyen de se différencier, un moyen d‟avoir une autre identité.

Ce moyen c‟est la roulette du casino qui le lui fournit. Elle va se mettre à jouer à

l‟insu de tous, en grand secret ; et quand elle joue, est oubliée la petite « bourgeoise

bohème », la petite prof de collège avec sa petite vie bien rangée. Il ne reste que la

mystérieuse et belle aventurière, celle qui ne craint pas de mettre son destin en jeu à

chaque nouveau lancement de la bille d‟ivoire. Pour que le rejet de son identité soit

total, elle s‟associe à un jeune homme qui n‟est pas du tout son genre. Non seulement

il lui déplait physiquement au point de la dégoûter, avec ses cheveux gras, ses

costumes mal taillés et son embonpoint ; mais il ne partage aucun des goûts qui sont

habituellement les siens. Ils ne se rejoignent que dans leur passion commune de la

roulette. Cet homme n‟est même pas vraiment un compagnon de jeu, mais juste une

présence sans conséquence, un être interchangeable avec qui partager un trajet en

voiture. Essentiellement, quand Frédérique joue, elle est seule et cela est fondamental

pour elle. On à le sentiment qu‟elle cherche à atteindre, sans y parvenir, un état

correspondant à sa vérité, un état que le philosophe Georges Bataille associe à

« l‟homme vrai [qui] sait qu‟il est seul, et [qui] accepte de l‟être ; tout ce qui, en lui,

80 Martin Heidegger, L’Etre et le Temps, Gallimard, 1964, p. 158-160.

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héritage de dix-sept siècles de lâcheté, se rapporte à d‟autres qu‟à lui, il le nie ; par

exemple, la pitié, la gratitude, l‟amour, ce sont là sentiments qu‟il détruit ; en les

détruisant, il récupère toute la force qu‟il lui eût fallu consacrer à ces impulsions

débilitantes et, ce qui est encore plus important, il tire de ce travail de destruction le

commencement d‟une énergie véritable. »81

L‟héroïne espère, en confiant sa vie aux caprices d‟un jeu de hasard, être enfin

libre et hors d‟atteinte.

81 Georges Bataille dans une analyse de la pensée de Sade, dans L’Erotisme, Ed. de Minuit, 1957, p.

192.

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40

II. Les deux visages de l‘identité dans L‘étranger

Contrairement à l„identité des personnages décrits dans les romans d„Emmanuel

Carrère, l„identité de Meursault est difficile à cerner en raison avant tout de la nature

du roman, un récit à la première personne, dans lequel le narrateur se raconte. D„une

part, nous est proposée une vision nécessairement subjective, et d„autre part,

Meursault n„est pas un personnage qui se livre facilement. Il est énigmatique et c„est

peut-être là ce qu„on lui reproche le plus. En effet, le lecteur, tout comme la société

dans laquelle évolue le personnage, voudrait tout connaitre, tout comprendre, mais se

heurte parfois à un mur. Toutefois, en dépit de l„aura de mystère, l„auteur nous livre

certains élements de l„identité du personnage, une identité singulière construite de

telle manière qu„elle ne s„oppose pas à son universalité nécessaire, à savoir son

identité aux autre hommes.

A. L’identité singulière de Meursault

Il est significatif que de nombreuses lectures de L’étranger sont construites à partir

d‟une appréciation de l‟identité de Meursault en conformité avec le titre de l‟œuvre.

Dans la mesure où Meursault est l‟étranger, on a eu tendance à lire le roman en

fonction de cette grille de lecture. Un exemple parmi d‟autres de ce parti-pris se

rencontre dans l‟analyse du début du livre, lorsque Meursault affirme, en parlant du

télégramme lui annonçant le décès de sa mère Ŕ « Mère décédée. Enterrement demain.

Sentiments distingués » : « cela ne veut rien dire.»82

Certains ont trouvé cela très

étrange, soulignant que le télégramme était parfaitement clair quant du sort de la

mère, oubliant que la réflexion de Meursault concerne le moment du décès et non sa

réalité.83

Or, le télégramme ne précise pas la date du décès et en effet, dire que les

funérailles auraient lieu le lendemain ne veut rien dire quand au moment du trépas.

Développant et poussant à l‟extrême ce choix de lecture, certains critiques ont une

vision particulièrement négative du personnage. Ainsi, Charles Moeller considère

82 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 9.

83 Françoise Bagot, Albert Camus « L’Etranger », Presses Universitaires de France, 1993, p.84.

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qu‟il y a du malade chez Meursault à cause de son absence de sens moral qu‟il trouve

« effrayante »84

et Pierre Descaves parle de « personnage sommaire et somme toute

assez odieux, qui ne peut que dégoûter. »85

De telles analyses sont conformes à celle

des juges de Meursault, qui considèrent que «le tort de Meursault n‟est pas tant

d‟avoir commis un crime que d‟être […] un criminel congénital, un criminel dans

l‟âme.»86

Ces points de vue n‟ont rien d‟absurde et il est vrai que « la plupart des

lecteurs ont certainement éprouvé au moins quelques réticences, quelques hésitations

qui, pendant la lecture de la première partie du roman, sont venues brouiller leur

franche identification au personnage. C‟est qu‟il est très malaisé de pouvoir se fixer

sur une interprétation à laquelle on se sente en mesure de souscrire avec quelque

assurance.»87

Il n‟est a priori pas évident de décider s‟il faut détester ou ressentir de la

compassion pour le narrateur. On peut même suggérer que la grande latitude

d‟interprétations qu‟admet le personnage de Meursault, a été consciemment

recherchée par son créateur. En tout cas, elle met en évidence un aspect assez original

du roman, à savoir l‟importance de la relecture. Si l‟identité de Meursault parait

relativement insaisissable, voire dérangeante, lors d‟une première lecture, elle

s‟éclaire significativement à la relecture, une relecture enrichie par la deuxième partie.

Plus on relit le roman et moins Meursault nous paraît étrange, plus nous le

comprenons et nous prenons conscience que certaines observations se prêtent à des

interprétations diamétralement opposées. Toujours est-il que nous rejoignons

absolument Camus lorsqu‟il affirme :

« Pour tout dire, vous m‟avez attribué gratuitement une philosophie

ridicule. Rien dans [L’étranger] en effet ne peut vous permettre d‟affirmer

que je crois à l‟homme naturel, que j‟identifie un être humain à une créature

végétale, que la nature humaine soit étrangère à la morale.»88

C‟est pourquoi nous montrerons, au travers de différents éléments, que l‟identité de

Meursault est plus nuancée qu‟on a pu l‟affirmer. Nous irons jusqu‟à lui trouver des

84 Charles Moeller, Littérature du XXè siècle et christianisme, I. Silence de Dieu, Casterman, 1954, p.

55. 85

Pierre Descaves, Albert Camus et le roman, La table ronde, n. 146, févr. 1960, p. 52-53. 86

Robert Champigny, Sur un héros paien, Gallimard, 1959, p. 31. 87

Brian Fitch, L’Etranger d’Albert Camus, un texte, ses lecteurs, leurs lectures, Larousse, 1972, p.

138. 88

Albert Camus, Carnets (janvier 1942 Ŕ mars 1951), Gallimard, 1964, p. 32.

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circonstances dans lesquelles il se rapproche de nous, jusqu‟à n‟être non plus étranger

mais étrangement familier, tout en reconnaissant que certains éléments sont

indéniablement favorables à l‟insolite.

1. Le mystère du nom

On souligne parfois que l‟un des éléments de l‟étrangeté de Meursault est

l‟absence de prénom du personnage. Alors que Camus dit Céleste, Marie ou

Raymond, il nous laisse dans l‟ignorance du prénom de Meursault. Il aurait très bien

pu le prénommer « Patrice » comme dans La mort heureuse, mais il y renonce,

« assurément pour éviter que la valeur anaphorique du nom Ŕ du prénom surtout Ŕ ne

joue dans le sens de l‟intimité et ne laisse s‟installer avec le lecteur une familiarité

nuisible à l‟étrangeté. »89

Pour accentuer encore cette distance, on peut remarquer que le lecteur n‟est

informé du nom du héros que lorsque le directeur de l‟asile, où est morte la mère,

mentionne le nom de cette dernière. Meursault nous apparaît alors avant tout comme

étant le nom de la mère et si peu celui du père, dont l‟absence est criante. En tout cas,

ce nom est-il à peine celui du narrateur, à tel point qu‟au moment de son procès, c‟est

avec réticence qu‟il décline son identité et va jusqu‟à sous-entendre qu‟une erreur sur

la personne n‟est pas à exclure et qu‟on risque de le juger à la place d‟un autre. 90

Si le nom ne sert pas à nous rendre le héros plus proche, en revanche il le lie à

l‟auteur de manière très intime,91

puisque lui-même en fait usage, en tant que

pseudonyme, au moment où il écrit pour Alger républicain puis pour Soir

Républicain, deux journaux à tendance anarchiste, vendus à la criée. C‟est du nom de

Jean Meursault qu‟il signe alors ses articles pour échapper ainsi à la vindicte des

censeurs.92

On peut remarquer par ailleurs que le héros est aussi lié à Camus par son adresse.

En effet il habite rue de Lyon,93

dans le quartier populaire de Belcourt, là où

89 Françoise Bagot, Albert Camus « L’Etranger », préc., p. 82.

90 Albert Camus, L’étranger, préc., 134.

91 David Sherman, Camus, Wiley-Blackwell, 2009, p. 57.

92 Françoise Bagot, Albert Camus « L’Etranger », préc., 1993, p. 45.

93 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 46.

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précisément vivait l‟auteur, avec sa mère et sa grand-mère, en compagnie d‟autres

membres de la famille. Ceci, après la mobilisation de son père, Lucien-Auguste

Camus, un père qu‟il ne reverra jamais.94

2. Absence de description physique

L‟absence de prénom s‟accompagne d‟une absence de description physique du

héros. On sait que l‟aspect extérieur d‟une personne est crucial, qu‟il est la manière

immédiate de l‟appréhender et fait donc à ce titre, partie intégrante de son identité. Or,

il est remarquable que, de ce point de vue, Meursault reste un mystère. Tandis que les

autres protagonistes Ŕ Marie, Céleste, Salamano, Raymond - sont longuement décrits,

sont offerts à notre regard, l‟apparence de Meursault demeure floue, tout comme son

âge. On peut d‟ailleurs souligner qu‟Albert Camus a toujours refusé de voir son

roman porté à l‟écran,95

comme si l‟auteur craignait que le cinéma, en donnant un

visage à l‟étranger, n‟en montre trop et ne face disparaitre cette part d‟obscurité. On

peut concevoir qu‟un tel choix va à l‟encontre d‟une éventuelle identification du

lecteur au personnage et contribue à l‟étrangeté, car l‟apparence est sans aucun doute

l‟un des facteurs de l‟intimité. Toutefois, l‟auteur nous fournit suffisamment

d‟éléments susceptibles de nourrir notre imagination. Entre les lignes, Meursault nous

apparaît comme un homme, jeune Ŕ le directeur de l‟asile l‟appelle « mon cher

enfant,»96

- à la peau brunie par le soleil ; un jeune homme athlétique puisqu‟il nage

beaucoup ; un jeune homme sensuel et sans doute attirant, en tout cas capable

d‟inspirer le désir et même l‟amour, comme en témoignent les sentiments de Marie.97

Un portrait somme toute assez proche de celui de l‟auteur lui-même.

94 Françoise Bagot, Albert Camus « L’Etranger », préc., p. 20.

95 Une adaptation cinématographique a toutefois été réalisée par Luchino Visconti en 1967, avec

Marcello Mastroianni dans le rôle de Meursault. 96

Albert Camus, L’étranger, préc., p. 11. 97

Marcello Mastroianni a quarante-cinq ans lorsqu‟il incarne ce personnage, ce qui parait un peu âgé

par rapport à l‟idée que l‟on s‟en fait à la lecture du roman.

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3. Meursault le Pied-noir

Meursault est un français vivant en Algérie au temps où ce pays, colonisé, était

considéré comme un département de la République. De ce point de vue, il fait partie

de la communauté Pied-noir, souvent qualifiée d‟usurpatrice, isolée des autochtones

et que l‟auteur nomme génériquement « les Arabes ». Il y a donc d‟un côté les

Européens et de l‟autre les Arabes, qui n‟ont pas vraiment de spécificité. Sans avoir

une lecture politique, voire manichéenne de l‟œuvre, il faut bien avouer que cette

opposition se laisse lire en arrière plan. Il y a d‟abord bien évidement le titre du livre Ŕ

L’étranger Ŕ qui laisse entendre que Meursault est un intrus dans ce pays Ŕ l‟Algérie

Ŕ sans pouvoir cependant renoncer à le considérer comme le sien. Il s‟y fond

parfaitement et pourtant, on sent que toute une partie de celui-ci, habité par les

Arabes, lui est particulièrement opaque. Comment expliquer autrement l‟absence de

nom des Arabes, l‟absence de visage, la difficulté face à laquelle se trouve Meursault

de comprendre vraiment ce qu‟on lui reproche. Françoise Bagot, tout en contestant

l‟opportunité d‟une lecture du roman qui tiendrait compte du contexte, affirme à juste

titre « que les Arabes […] n‟interviennent pas comme des sujets porteurs de valeurs,

mais se voient confinés dans un rôle passif, extérieur, occasionnel, intégrés au

paysage, comme naturalisés. »98

Meursault, au contraire, fait partie de la communauté coloniale, et est perçu comme

tel par son entourage. Il fait partie des couches populaires de cette communauté

hétérogène, comme en témoigne son travail, son quartier et même son langage, qui a

souvent la tonalité du récit populaire, accentué par le discours semi-direct qu‟il

semble affectionner. Comme le souligne Benjamin Stora:

« Il serait erroné de considérer les pieds-noirs comme un „peuple‟

homogène. Très souvent, par leur situation sociale, ils se heurtent à une

classe dirigeante constituée de gros propriétaires fonciers […] ou de gros

capitalistes […]. Mais en dépit de ces oppositions, ils sont unanimes à

défendre leurs privilèges qui rendent le plus petit fonctionnaire français

supérieur à n‟importe quel Arabe. Leur unité est due à une peur commune de

la majorité musulmane. »99

98 Françoise Bagot, Albert Camus « L’Etranger », préc., p. 45.

99 Benjamin Stora, Histoire de l’Algérie coloniale, La Découverte, coll. « Repères », 1991, p. 94-95.

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Non seulement, on sent cette crainte chez Meursault, mais, en tant que Pied-noir, il

aurait pu profiter de certains privilèges, en particulier lors de son procès. On peut

même affirmer que dans la réalité, un crime semblable n‟eut guère mené un Européen

à l‟échafaud. Mais sa nature l‟empêche, dans un premier temps, d‟en prendre

conscience, puis d‟en tirer profit. A souligner que malgré le rapprochement qui a été

fait précédemment entre Meursault et Camus, ce dernier ce sentait au contraire proche

de la communauté autochtone et a souvent manifesté sa solidarité à l‟endroit des

Algériens, qu‟il voyait comme un peuple opprimé.100

4. L’immaturité du personnage

Complétant notre analyse de l‟identité de Meursault, on peut s‟arrêter quelques

instants sur l‟immaturité du personnage. Elle saute d‟abord aux yeux par l‟emploi

assez inhabituel en français, du terme « maman », plutôt que mère. Paradoxalement

cet emploi enfantin colle mal avec le coté froid, indifférent du personnage, tel qu‟il

nous est parfois décrit. Dans cette optique, on aurait plus volontiers imaginé

Meursault écrivant : « Aujourd‟hui, ma mère est morte. » Par contre il semble en

parfait accord avec l‟indéniable harmonie qui se développe entre le narrateur et le

milieu aquatique. Une lecture psychanalytique pourrait nous montrer à quel point les

descriptions des bains de mer sont des moments de pur bonheur, d‟insouciance ; des

moments de rêves éveillés. D‟ailleurs, l‟expérience de la natation est décrite par trois

fois dans la première partie du roman, comme pour en souligner l‟importance. Si on

en croit l‟interprétation donnée par Freud, des quatre éléments, l‟eau est l‟un des plus

présents dans toute l‟imagerie inconsciente, dans toutes les représentations

collectives, et bien sûr dans les rêves.101

Elle symbolise l‟inconscient, la mère

originelle. L‟eau est un principe vital, c‟est le ventre de la mère, un symbole

100 Jan Rigaud, The Depiction of Arabs in L’Etranger, in Adele King (edited by), Camus’s L’Etranger :

Fifty Year on, MacMillan Press LTD, 1992, p. 183. 101

Jean-Louis Chassaing, Freud et les symboles, www.freud-lacan.com/articles/articles, consulté le 26

avril 2010.

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purificateur.102

Pour Meursault, ne témoigne-t-elle pas alors d‟une tendance à la

régression, d‟un rejet du monde dur des adultes, du monde dur des pères, père, qu‟il

n‟a d‟ailleurs jamais connu ? C‟est un peu comme s‟il avait un attachement pré-

œdipien à sa mère. Certains critiques ont fait remarquer que la relation sexuelle avec

Marie débute le lendemain de l‟enterrement de la mère, comme si se mettait en œuvre

une « tentative d‟élaborer la perte de la mère.»103

C‟est sous l‟eau qu‟il rentre en

contact avec Marie, qu‟il établit avec elle une « relation de caractère régressif […]

semblable au besoin de contact physique du nourrisson qui doit élaborer la perte de la

vie intra-utérine.»104

Comme la mer, la cellule de prison devient en fin de compte

pour Meursault, un lieu de bonheur, dans lequel son imagination peut s‟épanouir.

Alain Robbe-Grillet parle à ce propos d‟une « étrange caricature du ventre

maternel. »105

C‟est d‟ailleurs dans ce lieu noir qu‟il voit clair, c‟est dans ce bonheur

utérin, que se développe une prise de conscience décisive.

5. Les plaisirs du corps

Au-delà des différences ethniques, certains aspects de l„identité de Meursault le

rapprochent indéniablement des Arabes et de leur culture, tout en l„isolant de la

communauté d„origine européenne. Si l„on se réfère à L‘été à Alger, on constate

qu„Albert Camus, considère de manière presque excessive, les Arabes comme une

« race indifférente à l‟esprit. Elle a le culte et l‟admiration du corps. Elle en tire sa

force, son cynisme naïf, et une vanité puérile qui lui vaut d‟être sévèrement jugée. »106

Une telle description pourrait tout à fait s‟appliquer à Meursault. Lui qui s‟affirme

dans les plaisirs du corps, lui qui existe pleinement dans la sensualité des rapports

avec Marie ou dans la douceur des bains de mer. C‟est par le corps que l‟on parvient

sans doute le mieux à rencontrer ce personnage énigmatique et taciturne. Dans la

102 Freud fait l‟association entre l‟eau et la maternité dans Sigmund Freud, The Interpretation of

Dreams, Gramercy Books, 1996, p. 274. 103

Arminda de Pichon-Rivière et Willy Baranger, Répression du deuil et intensification des

mécanismes et des angoisses schizoparnoïdes (notes sur «L’Etranger » de Camus), Revue française de

psychanalyse, t. XXIII, mai-juin 1959, p. 413. 104

Arminda de Pichon-Rivière et Willy Baranger, Répression du deuil et intensification des

mécanismes et des angoisses schizoparnoïdes (notes sur «L’Etranger » de Camus), préc., p. 413. 105

Alain Robbe-Grillet, Le miroir qui revient, Editions de Minuit, 1984, p. 171. 106

Albert Camus, L’été à Alger, Gallimard, Pléiade, vol. I, 1965, p. 74.

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mesure où le corps s‟affirme par la simplicité de désirs facilement assouvis, on

comprend aussi mieux pourquoi Meursault est débarrassé de certains des sentiments

animant habituellement les humains, tels l‟ambition ou la vanité. Il reconnaît

d‟ailleurs que sa nature est telle que ses besoins physiques dérangent souvent ses

sentiments.107

Les besoins physiques passent avant tout, ce qui explique aussi la

proximité du personnage avec la nature, qui contrairement à la ville, leur permet de

s‟assouvir. En effet, dans la ville, « le monde a été amputé de ce qui fait sa

permanence : la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs, » écrit encore

Camus.108

Ce coté « primitif » de Meursault explique aussi pourquoi ce qu‟il ressent pour

Marie est plus proche du désir que de l‟amour, sentiment bien trop cérébral pour cet

être de chair. Sa vérité, c‟est avant tout le corps, il n‟en connaît pas vraiment d‟autre,

ou du moins, celle-ci prime-t-elle toutes les autres. Il ne cherche pas à contraindre les

lois de la nature, ainsi pour lui, la notion chrétienne de péché ne saurait s‟appliquer à

sa relation avec sa maitresse. Il connaît cette liberté que lui donne sa conformité à la

loi naturelle. Et d‟ailleurs, « c‟est naturel » fait partie de ses expressions préférées.109

Et quand il se remémore sa vie à l‟extérieur, avant son incarcération, il repense avant

tout à la mer et au plaisir sensuel partagé avec son amante, « mais oui, la liberté c‟est

ça, »110

dit-il alors. Ce côté charnel du personnage le rapproche indéniablement de la

nature tout en l‟éloignant des hommes. Pour lui, le monde est avant tout une série de

données sensorielles. Même lorsqu‟il commet le meurtre de l‟Arabe, ce n‟est ni au

sort de la victime, ni à son propre sort qu‟il songe, ce qui le préoccupe avant tout,

c‟est d‟avoir « détruit l‟équilibre du jour, le silence exceptionnel d‟une plage où [il

avait] été heureux. »111

A l‟évidence, on pourrait lui appliquer ces propos de Camus dans le Mythe de

Sisyphe : « Si j‟étais un arbre parmi les arbres, chat parmi les animaux, cette vie aurait

un sens ou plutôt ce problème n‟en aurait point car je ferais partie de ce monde. Je

serais ce monde auquel je m‟oppose maintenant de toute ma conscience. »112

A

Meursault, on ne permet pas d‟être un chat parmi les chats, une vague parmi les

107 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 102.

108 Albert Camus, L’été à Alger, Gallimard, Pléiade, vol. I, 1965, p. 75, 76.

109 Comme le fait remarquer Françoise Bagot, Albert Camus, « L’Etranger », préc., p. 97.

110 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 121.

111 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 95.

112 Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Gallimard, Pléiade, vol. II, p. 107.

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vagues, une pierre parmi les pierres. Il est un homme, et on attend de lui qu‟il se

comporte comme tel, ou du moins, comme la société considère qu‟un homme doit se

comporter.

6. Meursault et les mots

Cette prédominance du corps sur l‟esprit se manifeste encore dans d‟autres aspects

du caractère de Meursault, tel son peu de goût pour le langage. Il est en effet frappant

de constater à quel point ce personnage est un homme de peu de mots, un taiseux en

quelque sorte. Alors que l‟homme est fondamentalement un homo loquens, un être de

paroles, alors que la parole est le signe distinctif de l‟homme, Meursault reste en

marge, rejetant la fonction primordiale du langage, à savoir la communication.

Merleau-Ponty voit dans le langage la texture même de notre monde, dans la mesure

où celui-ci est un monde investi par lui, un monde parlé et parlant. Ainsi, d‟après le

philosophe, même lorsque je parle pour ne rien dire (quand je prononce des paroles

convenues, par exemple), j‟établis avec l‟autre une certaine complicité, ne serait-ce

qu‟en puisant dans un répertoire de mots et de formules qui nous est familier à l‟un

comme à l‟autre.113

Or, Meursault ne peut, ou ne veut, participer à cet échange, à cette

possibilité d‟accéder à l‟intime, que permet le langage. Ainsi, lorsqu‟un passager du

bus qui le mène à Marengo tente d‟engager la conversation en lui demandant s‟il vient

de loin, il répond « „oui‟ pour n‟avoir plus à parler, »114

réponse typique,

symptomatique dirait-on même. De même, dans les descriptions qu‟il fait du monde,

il est particulièrement peu loquace, il décrit le monde tel qu‟il le voit, de manière

simple avec une économie remarquable de qualificatifs. Cela fait dire à Robbe-Grillet

que « le héros de L’étranger lutte désespérément contre l‟adjectivité du monde,»115

ce

que cet auteur approuve, dans la mesure où il considère que l‟emploi trop fréquent des

adjectifs leur enlève leur valeur originale. On peut là encore envisager que l‟auteur

nous renvoie à l‟image de la mère qui, « quand elle était à la maison, […] passait son

113 Maurice Merleau-Ponty, Signes, Gallimard, 1960.

114 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 11.

115 Alain Robbe-Grillet, Trois questions à Alain Robbe-Grillet, Magasine Littéraire, n. 276, p. 42.

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temps à [suivre son fils] des yeux en silence,»116

un peu comme si le silence du fils

faisait écho au silence de la mère. Il faut savoir que ce silence des mères, ou de la

mère est un thème essentiel chez Camus, qui le met « au centre » de son essai

L’envers et l’endroit 117

(il est d‟ailleurs remarquable que le silence de la mère est

aussi au centre de la vie de Carrère). Parlant de cet enfant dont la mère se tait, Camus

raconte : « Si l‟enfant entre en ce moment, il distingue la maigre silhouette aux

épaules osseuses et s‟arrête : il a peur. Il commence à sentir beaucoup de choses. A

peine s‟est-il aperçu de sa propre existence. Mais il a mal à pleurer devant ce silence

animal […] Il reste alors de longues minutes à la regarder. A se sentir étranger, il

prend conscience de sa peine. »118

Peut-être que c‟est cette sorte de silence qui

habitait l‟appartement de Meursault avant le départ de la mère « car il y avait

longtemps qu‟elle n‟avait rien à [lui] dire.»119

Est-ce aussi ce silence que rencontre

Camus, lorsqu‟enfant il se retrouve seul face à une mère à demi-sourde, traumatisée

par le décès de son époux ?120

7. La sincérité de Meursault

Il est remarquable que le langage de Meursault, lorsqu‟il parle enfin, est d‟une

justesse exemplaire, d‟une sincérité remarquable. Lors de son procès, il sait qu‟il

pourrait se sauver grâce à un mensonge, mais il ne le fait pas : « Refusant le masque,

Meursault ne saurait participer à la société des masques.»121

Dans la première partie du roman, l‟attitude de Meursault correspond simplement à

sa façon d‟être, à l‟impulsion de sa nature. Mais dans la deuxième, lors de son

enfermement, il y a plus que cela. La sincérité devient une décision consciente,

l‟exercice d‟une liberté car « la liberté, c‟est le droit de ne pas mentir.»122

Peut-être

même voit-il cette sincérité comme un devoir. Cela expliquerait sa réaction à

116 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 12.

117 Albert Camus, préface de L’envers et l’endroit, Gallimard, Pléiade, vol. II, p. 13.

118 Albert Camus, L’envers et l’endroit, deuxième partie, Entre oui et non, Gallimard, Pléiade, vol. II,

p. 25. 119

Albert Camus, L’étranger, préc., p. 75. 120

Françoise Bagot, Albert Camus « L’Etranger », préc., p. 20. 121

Robert Champigny, Sur un héros paien, Gallimard, 1959, p. 134. 122

Albert Camus, Carnet, préc., p. 131.

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l‟histoire du Tchèque assassiné: « De toute façon, je trouvais que le voyageur [qui

avait menti] l‟avait un peu mérité et qu‟il ne faut jamais jouer. »123

Dans ce sens, on peut voir Meursault comme un objecteur de conscience124

et sa

sincérité peut être rapprochée du point de vue moral développé par Kant sur

l'autonomie et la responsabilité. Meursault ne renonce pas à son autonomie,

notamment en voulant prendre en considération les circonstances extérieures et les

conséquences de ses actes, il observe la loi morale, qui lui commande purement et

simplement de «ne pas mentir». D‟après Kant, « tout homme a non seulement un

droit, mais c‟est même son devoir le plus strict de se montrer véridique dans les

déclarations qu‟il ne peut éluder, lors même que cette vérité nuit, à lui-même ou à

autrui. »125

Avec Meursault, on est en présence d‟un paradoxe : « connu de nous par son

discours, le discours n‟est pas cependant son mode naturel d‟expression. Il est de cette

race d‟hommes que les mots trahissent et qu‟on n‟entend jamais s‟expliquer sans

craindre obscurément pour eux.»126

Si cette caractéristique rejoint le portrait du Pied-

noir moyen, de l‟homme de la rue, on peut aussi voir ce silence comme un acte

volontaire lié au refus du mensonge et de l‟imprécision, l‟acte d‟un homme épris de

justesse, refusant tout compromis. Cela annonce le sort que lui réservera la « société

théâtrale,»127

qui justement repose sur l‟artifice, l‟à-peu-près, le paraître.

123 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 125.

124 David Bradby, L’Etranger and L’Objecteur, in Adele King (edited by), Camus’s L’Etranger : Fifty

Year on, MacMillan Press LTD, 1992, p. 65. 125

Kant illustre sa pensée d‟un exemple : « Il est […] possible que, après que tu as loyalement répondu

par l‟affirmative au meurtrier qui te demandait si celui à qui il en voulait était dans ta maison, ce

dernier soit sorti sans qu‟on le remarque et ait ainsi échappé au meurtrier, et qu‟ainsi le forfait n‟ait pas

eu lieu ; mais si tu as menti et dit qu‟il n‟était pas dans la maison, et que de fait il soit réellement sorti

(encore que tu ne le saches pas), supposé que le meurtrier le rencontre lors de sa sortie et perpètre son

acte, c‟est à bon droit qu‟on peut t‟accuser d‟être responsable de sa mort […] Celui qui ment, si

généreuse puisse être son intention en mentant, doit répondre des conséquences de son mensonge,

même devant les tribunaux civils, si imprévues qu‟elles puissent être. » Emanuel Kant, Sur un

prétendu droit de mentir, Vrin, 1967, p. 43. 126

Jean-Claude Brisville, Camus, Gallimard, « Bibliothèque idéale », 1959, p. 55. 127

Robert Champigny, Sur un héros païen, Gallimard, 1959, p. 27.

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8. L’indifférence de Meursault ?

Les différentes lectures psychanalytiques de L’étranger se sont penchées sur cette

caractéristique du héros, constatant que rien ne semble le toucher, rien ne semble

l‟émouvoir. Certains parlent de « syndrome d‟automatisme mental, »128

dont le sujet

est un témoin passif qui ressent parfois une certaine euphorie, mais qui finit par tendre

à l‟hostilité. D‟autres parlent d‟ataraxie,129

l‟état d‟une personne que rien n‟émeut.

Certains enfin mentionnent une schizophrénie, ou plus précisément des « mécanismes

schizo-paranoïdes qui ont fait échouer le travail de deuil.»130

Les symptômes de cet

état seraient l‟impossibilité d‟une connexion humaine et la perte de la notion du

temps, c'est-à-dire la sensation que seul le présent existe. A l‟évidence, ces

interprétations ne peuvent avoir une pertinence que si Meursault est effectivement

indifférent au monde, et non pas, s‟il est simplement pudique, s‟il a des difficultés à

exprimer ses sentiments ou à comprendre son entourage.

Il est vrai que les règles du jeu social lui échappent parfois et il peut donner

l‟impression de ne rien ressentir, jusqu‟à lui appliquer, à tort nous semble-t-il, le

terme de « conscience vide,» qui tire son origine de la phénoménologie husserlienne.

Regardant vivre le héros, on a l‟impression qu‟il agit sans toujours savoir au juste

ce que les autres attendent de lui. Cette incompréhension est particulièrement

flagrante face au jeu mis en scène lors de son procès. Mais qu‟y a-t-il au fond

d‟étonnant à cela ? Il faut se souvenir que Meursault est peu éduqué, peu informé et

qu‟il se trouve pris dans un mécanisme qui n‟a rien de transparent ; qui est fait de rites

et d‟un langage qui échapperaient à plus d‟un.

Mais plus critiquée que son attitude lors du procès, c‟est surtout son attitude lors du

décès de sa mère qui a soulevé l‟indignation. On lui reproche de n‟avoir pas éprouvé

de chagrin. Pourtant, lorsqu‟il entend Salamano pleurer à travers la cloison, il pense à

sa mère puis se couche sans diner.131

N‟est-ce pas là une identification inconsciente à

128 Claude Treil, L’indifférence dans l’œuvre d’Albert Camus, Editions Cosmos, 1971, p. 122.

129 Robert Champigny, Sur un héros païen, Gallimard, 1959, p. 60.

130 Arminda de Pichon-Rivière et Willy Baranger, Répression du deuil et intensification des

mécanismes et des angoisses schizoparnoïdes (notes sur «L’Etranger » de Camus), Revue française de

psychanalyse, t. XXIII, mai-juin 1959, p. 410. 131

Albert Camus, L’étranger, préc., p. 65-66.

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son voisin et à la tristesse qu‟il ressent ? N‟est-ce pas une façon détournée de nous

dire que, lui aussi, a de la peine et qu‟il existe des douleurs qui sont sans larmes ?

Lorsque le directeur de l‟asile parle de la mère, qui a rejoint la maison de retraite

trois ans auparavant, Meursault a l‟impression désagréable qu‟il lui reproche quelque

chose et commence à lui expliquer pourquoi il s‟est séparé de sa mère.132

Est-ce là un

sentiment conforme à une conscience insensible ?

De même, plus loin il tente d‟expliquer à Salamano pourquoi il a envoyé sa mère à

l‟asile et avoue qu‟il n‟avait pas les moyens de subvenir à ses besoins, mais aussi

qu‟elle s‟ennuyait toute seule.133

De toute évidence, il a réfléchi à la question, ce n‟est

pas sans s‟interroger qu‟il a agi ainsi, même s‟il est vrai qu‟il ne s‟est pas rendu

compte des réactions qu‟il provoquait chez les autres, en particulier dans un pays

méditerranéen où le sens de la famille est primordial et interdit, surtout à l‟époque

qu‟un fils ne s‟occupe pas de sa mère. Françoise Bagot parle à cet égard d‟un crime

contre la mère.134

L‟avocat général va même plus loin : « selon lui, un homme qui

tuait moralement sa mère se retranchait de la société des hommes au même titre que

celui qui portait une main meurtrière sur l‟auteur de ses jours. Dans tous les cas, le

premier préparait les actes du second, il les annonçait en quelque sorte et il les

légitimait. »135

A l‟inverse, l‟avocat de Meursault dresse de lui un portrait qui le montre comme

« un honnête homme, un travailleur régulier, infatigable, fidèle à la maison qui

l‟employait, aimé de tous et compatissant aux misères d‟autrui. […] Un fils modèle

qui avait soutenu sa mère aussi longtemps qu‟il l‟avait pu [et qui avait] espéré qu‟une

maison de retraite donnerait à la vieille femme le confort que [ses] moyens ne [lui]

permettaient pas de lui procurer. »136

D‟après nous, la vérité se trouve, comme

souvent, entre les deux. Loin de suggérer que Meursault serait un fils parfait, nous ne

considérons pas non plus qu‟il est le monstre dépeint par certains. En tout cas, sur le

fait d‟envoyer sa mère à l‟asile, la vie semble lui avoir donné raison, puisque la vieille

dame s‟est adaptée à cet endroit, au point de ne plus vouloir le quitter et qui plus est,

d‟y rencontrer l‟amour. Elle avait été heureuse ! N‟est-ce pas là la preuve que son fils

132 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 11.

133 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 75.

134 Françoise Bagot, Albert Camus « L’Etranger », préc., p. 12.

135 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 156.

136 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 160.

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a agi envers elle de manière juste, même s‟il n‟était pas en conformité avec les

conventions ?

Lors de la veillée mortuaire il a certes bu du café au lait, mais plutôt que de voir là

un manquement, ne peut-on l‟envisager comme une tentative de chercher un

réconfort ? Et d‟ailleurs la boisson lui a été offerte de bon cœur par le gardien.

De même, le matin de l‟enterrement de sa mère, il constate que « c‟était une belle

journée, qui se préparait [et il sentait] quel plaisir [il aurait] pris à se promener s‟il n‟y

avait pas eu maman. »137

On peut lire ce passage comme un reproche fait à la mère,

comble de l‟insensibilité du fils, ou, comme un témoignage de la peine qu‟il ressent à

ce moment et qui l‟empêche de profiter de sa journée. Les deux interprétations sont

possibles, mais nous penchons pour la seconde, en fonction d‟autres éléments

favorables à la « normalité » du héros.

C‟est la prétendue insensibilité de Meursault qui est la cause, qu‟en fin de compte,

lors de son procès, on lui reproche des faits qui n‟ont rien à voir avec le crime lui-

même et qui font s‟écrier son avocat:

« Enfin, est-il accusé d‟avoir enterré sa mère ou d‟avoir tué un homme ?‟

Le public a ri. Mais le procureur s‟est redressé encore, s‟est drapé dans sa

robe et a déclaré qu‟il fallait avoir l‟ingénuité de l‟honorable défense pour ne

pas sentir qu‟il y avait entre ces deux ordres de faits une relation profonde

pathétique, essentielle. „Oui, s‟est-il écrié avec force, j‟accuse cet homme

d‟avoir enterré une mère avec un cœur de criminel‟. »138

C‟est justement cette lecture ingénue, sans a priori que nous revendiquons dans ces

lignes, une lecture qui ne serait pas contaminée par une telle glorification de l‟amour

filial, qu‟elle finit par en être excessive. C‟est vrai qu‟il n‟a pas pleuré mais s‟est-il

pour autant comporté avec tant d‟inconvenance ? Il a suivi le cortège funéraire, sous

un soleil de plomb, à pied, accablé de chaleur, habillé dans des vêtements de

circonstance. Et qui a-t-il de si terrible à boire du café au lait qu‟on lui a proposé avec

gentillesse ?

On ne peut à la fois reconnaître que Meursault est un être renfermé, qui a des

difficultés à montrer ces sentiments et prétendre par ailleurs vouloir expliquer tout ce

137 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 22.

138 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 148.

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qu‟il ressent. Nombre de ses attitudes qui choquent, peuvent tout aussi bien être mises

sur le compte d‟une pudeur, peut-être extrême, mais d‟une pudeur tout de même.

Concernant le crime, on peut dire à sa décharge que sa commission ne lui est pas

indifférente. Comment expliquer autrement qu‟il essaie de calmer le jeu entre

Raymond et l‟Arabe : « Raymond m‟a demandé : „Je le descends ?‟ J‟ai pensé que si

je disais non il s‟exciterait tout seul et tirerait certainement. Je lui ai seulement dit : „Il

ne t‟a pas encore parlé. Ca ferait vilain de tirer comme ça.‟ »139

Il est vrai qu‟il n‟exprime pas son remord, si toutefois il en ressent. Il prétend

simplement qu‟il est ennuyé d‟avoir commis cet acte. Sans doute est-ce du au fait

qu‟il ne se l‟explique pas, comme nous le verrons dans la deuxième partie, consacrée

à la responsabilité. En tout cas, il a conscience de la gravité de ce qu‟il a fait, puisque

lors de sa rencontre avec le juge il a failli lui tendre la main, mais c‟est souvenu à

temps qu‟il avait tué un homme.140

Le roman contient, en tout état de cause, les indices d‟une sensibilité du

personnage, mais elle n‟est pas exprimée directement, car ce n‟est le genre de

Meursault. Dire qu‟il ne ressent rien, reviendrait à faire un pas, qu‟on ne saurait

franchir qu‟au risque d‟une simplification extrême.

Nous pensons que Meursault a bien une conscience, et que « sa conscience a bel et

bien un intérieur […] ce qu‟il lui fallait, à cette conscience, c‟était se nourrir du

monde extérieur, le dévorer jour après jour, le digérer, et à la fin devenir elle-même le

monde, sans plus rien laisser en dehors de soi.»141

C‟est cette conscience qui fait de

lui un homme absurde qui va se rendre peu à peu compte de son absurdité, puis un

homme révolté, en tout cas, un homme parmi les hommes, comme nous le verrons

ultérieurement.

9. Les rapports avec les autres

Aucun de ses amis ou de son entourage ne considère Meursault comme étrange et

en principe, il semble plutôt apprécié par les autres. Il partage leurs intérêts et leurs

139 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 90.

140 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 100.

141 Alain Robbe-Grillet, Le miroir qui revient, Editions de Minuit, 1984, p. 169.

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habitudes. Il a des amis, comme Emmanuel avec qui il va déjeuner et se baigner à

l‟occasion, ou Céleste chez qui il se rend très souvent. Il ne rejette pas les autres, les

accueille même volontiers, comme à l‟occasion d‟un déjeuner chez Céleste où il

raconte qu‟il avait commencé à manger lorsqu‟est entrée une bizarre petite femme qui

lui demandé si elle pouvait s‟asseoir à sa table. « Naturellement, elle le pouvait, » a-t-

il répondu.142

Ce « naturellement » est plein de sens, c‟est sa nature profonde qui

s‟exprime, une nature qui consiste à ne pas rejeter les autres. Et d‟ailleurs, les autres

se tournent naturellement vers lui pour trouver du réconfort. Ainsi, Salamano lorsqu‟il

a perdu son chien, se rend chez Meursault et ce dernier prend le temps de l‟écouter, il

tente même, à sa façon un peu gauche, de trouver des mots pour le consoler : « J‟ai dit

qu‟il était de belle race et Salamano a eu l‟air content. »143

On peut aussi penser à

l‟amitié de Céleste, infaillible bien que maladroite. Il affirme que Meursault est son

« ami », c‟est « un homme », qui ne parle pas « pour ne rien dire ». Et quand on lui

demande ce qu‟il pense du crime il répond : « pour moi, c‟est un malheur. Un

malheur, tout le monde sait ce que c‟est. Ca vous laisse sans défense. Eh bien ! pour

moi c‟est un malheur. »144

C‟est peut-être là la meilleure définition de ce qui est

arrivé.

On a beaucoup reproché à Meursault d‟avoir aidé Raymond, d‟avoir écrit la lettre

et plus tard d‟avoir témoigné en sa faveur, après qu‟il eut battu sa maitresse. A

l‟évidence ce Raymond est un individu peu fréquentable, un souteneur violent, qui vit

de l‟exploitation des femmes. Pourtant, Meursault n‟hésite pas à le fréquenter malgré

ce fait car il considère qu‟il n‟a aucune raison de ne pas lui parler et il trouve que ce

qu‟il dit est intéressant.145

Toutefois, l‟image que souhaite donner l‟avocat général, en

affirmant que Meursault aurait tué l‟Arabe « pour liquider une affaire de mœurs

inqualifiable, »146

est bien exagérée. Elle laisse penser que l‟accusé et le souteneur

sont proches, intimes, complices. En réalité on sent surtout que le narrateur n‟apprécie

pas particulièrement son voisin, mais qu‟il le fréquente en se laissant porter par les

événements. On peut même tenter de trouver des circonstances atténuantes à l‟attitude

de Meursault, du moins en ce qui concerne la lettre. En effet, pourquoi l‟auteur

insisterait-il tant sur le fait que le narrateur était en état d‟ébriété avancée au moment

142 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 71.

143 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 74.

144 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 142.

145 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 47.

146 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 147.

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où il l‟écrit, si ce n‟est pour laisser entendre qu‟il ne l‟aurait peut-être pas fait s‟il

avait été dans son état normal. D‟un point de vue moral, on peut toutefois dire que

Meursault a eu tort d‟aider Raymond et qu‟une fois encore, il nous apparaît comme un

être imparfait, simplement ordinaire et humain.

En somme, Meursault est une sorte de « monsieur tout le monde, »147

ni

particulièrement bon, ni particulièrement mauvais. Il n‟est pas un héros comme en

dépeint Malraux, ni un esthète comme chez Gide, encore moins un intellectuel comme

les héros sartriens. Il est immature, taciturne, il favorise les plaisirs du corps sur ceux

de l‟esprit, mais sa vie n‟est pas étrange dans le sens où peuvent l‟être les vies des

héros de Dostoïevski ou de Kafka, qui ont une expérience qui est en dehors de ce que

nous pouvons connaître. Il n‟a pas non plus une identité marquée, comme les

personnages de Carrère. En fait, la façon naturelle dont il raconte son histoire peuvent

créer un lien entre le lecteur et lui ; il est un personnage auquel on peut s‟identifier en

raison de la banalité-même de son existence. En conséquence, on peut déduire de son

expérience, que n‟importe qui peut exercer son droit de rébellion, son droit de dire

non, et devenir soi-même l‟étranger.

147 Adele King (edited by), Camus’s L’Etranger : Fifty Year on, MacMillan Press LTD, 1992.

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B. Identité-mêmeté : Meursault, un homme identique aux autres hommes

En s‟attachant à la pensée philosophique de Camus, il faut se garder de deux

écueils. Le premier, grotesque, serait de la considérer à l‟usage des personnages mis

en scène dans son univers romanesque ou théâtral, ce qui reviendrait à lui enlever

toute universalité. Le deuxième, plus tentant, serait d‟utiliser le contenu des œuvres

littéraires de Camus dans le seul but d‟illustrer ses thèses philosophiques et politiques.

Cette deuxième démarche serait tout aussi impardonnablement réductrice. Non

seulement le philosophe a choisi d‟exposer ses pensées dans de nombreux essais

spécialement dédiés à cet usage, mais à l‟évidence, une telle démarche reviendrait à

nier la qualité artistique indéniable d‟une œuvre, qui de ce point de vue, se suffit tout

à fait à elle-même. Ainsi, L’étranger frappe avant tout par la justesse de son écriture,

par l‟originalité de son style, par la précision de son énoncé. Toutefois, on ne saurait

se priver de la richesse d‟un éclairage philosophique lorsqu‟on s‟intéresse à l‟identité

de Meursault, surtout telle qu‟elle apparaît dans la seconde moitié du roman. Il y a

dans le roman un aspect didactique qu‟on ne peut nier et qui a fait dire à Sartre qu‟on

est en présence « d‟un court roman de moraliste,»148

dans la tradition des contes

voltairiens peut-être. Sans toutefois adhérer à une lecture qui s‟appuierait sur la

dichotomie des deux parties - la première présentant surtout la vie quotidienne de

l‟humble employé de bureau, la seconde constituant une satire, plutôt humoristique

selon Jean-Claude Brisville,149

des rites judiciaires et religieux Ŕ il faut bien constater

que le livre change de ton dans la deuxième partie et que le Meursault qui y est

représenté est différent de celui d‟avant, même si les germes de sa transformation sont

présents dès le début.

Donc, nous ne pensons pas que L’étranger soit une simple application romanesque

des idées philosophiques de l‟auteur, même celles parues à la même époque et

exprimées dans un essai sur l‟absurde, Le mythe de Sisyphe. Toutefois, nous pensons

qu‟il est possible, voire souhaitable, d‟avoir une approche métatextuelle, de lire l‟un,

le roman, à la lumière de l‟autre, l‟essai, et cela en particulier lorsque‟on cherche à

comprendre le personnage de Meursault.

148 Jean-Sartre, Explications de l’étranger, in Situations I, Gallimard, 1947, p. 99.

149 Jean-Claude Brisville, Camus, Gallimard, « Bibliothèque idéale », 1959, p. 55-64.

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Premièrement, on peut penser que son histoire illustre la prise de conscience de

l‟absurde de toute vie. Alors que Meursault est emprisonné il se rend compte qu‟il ne

comprend pas le monde, or, « un monde qu‟on peut expliquer, même avec de

mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire dans un univers soudain

privé d‟illusions et de lumières, l‟homme se sent étranger. Cet exil est sans recours

puisqu‟il est privé des souvenirs d‟une partie perdue ou de l‟espoir d‟une terre

promise. Ce divorce entre l‟homme et sa vie, l‟acteur et son décor, c‟est proprement le

sentiment de l‟absurdité. »150

Dans cette phrase est concentrée la puissance d‟un

conflit, d‟une confrontation qui supporte et emporte l‟œuvre de Camus. Deux forces

s‟y opposent : l‟appel humain à connaître sa raison d‟être et l‟absence de réponse du

milieu où il se trouve. L‟homme vit dans un monde dont il ne comprend pas le sens,

dont il ignore tout, jusqu‟à sa raison d‟être, et d‟ailleurs, l‟expression « cela ne veut

rien dire » est l‟une des expressions favorites de Meursault,151

qu‟il la rapporte au

télégramme annonçant le décès de sa mère, ou au verbe aimer.152

De plus, dans la liste

des termes récurrents présentée par Barrier, ce dernier relève vingt et une fois « (ne

pas) comprendre » pour la seule première partie du livre.153

A l‟évidence, Meursault

ne dispose pas des outils susceptibles de rendre intelligible l‟univers qui l‟entoure.

Cependant, il n‟a pas conscience du fait que cela le rend insolite aux yeux des autres,

qui pourtant eux-mêmes, par nature, ne peuvent pas plus éclairer le monde de leur

pensée. Il affirme, à juste titre d‟après nous : « J‟étais comme tout le monde,

absolument comme tout le monde. »154

A noter que nous ne partageons pas le point de

vue de certains commentateurs qui considèrent que le moment de rupture, à partir

duquel le héros s‟éveille à la conscience de l‟absurde, serait le meurtre de l‟Arabe.155

Au contraire, nous pensons que c‟est l‟enfermement, la mise à l‟écart, l‟éloignement

par rapport aux constituants essentiels de sa vie - la nature, le soleil, les relations

sexuelles - qui déclenchent un phénomène qui culmine lorsque Meursault affirme :

« pour la première fois, j‟ai compris que j‟étais coupable ».156

150 Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Essais, Gallimard, Pléiade, vol. II, 1965, p. 101.

151 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 9, 59, 69, 102.

152 Michel Mougenot, « L’Etranger » d’Albert Camus, Bernard Lacoste, coll. « Parcours de lecture »,

1988, p. 59. 153

M.G. Barrier, L’art du récit dans « L’Etranger » d’Albert Camus, Nizet, 1962, p. 106, 107. 154

Albert Camus, L’étranger, préc., p. 103. 155

William Manley, Journey to Consciousness : the Symbolic Pattern of Camus’s « L’Etranger »,

PMLA, vol. LXXIX, n. 3, June 1964, p. 321-328. 156

Albert Camus, L’étranger, préc., p. 138-139.

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59

Cette conscience de l‟absurde, qui l‟éloigne des personnages du roman, est ce qui

paradoxalement, nous amène à nous demander s‟il est si différent de nous. En

replaçant le roman dans son contexte, on se rend compte à quel point le vingtième

siècle a été le siècle de l‟absence de sens, le siècle pendant lequel, les valeurs

acceptées jusque-là ont commencé à perdre de leur pouvoir et cessé d‟inspirer un

respect instinctif. La réalité, après deux guerres des plus meurtrières, est apparue

beaucoup plus complexe. Les auteurs de la génération de Camus, comme Sartre,

Malraux, Anouilh ont fait l‟expérience, à un jeune âge de la défaite du progrès, de la

science, de la démocratie, de la raison et en fin de compte, de l‟homme.157

Comment

alors ne pas adhérer à la vision d‟un monde absurde, un monde d‟autant plus absurde

que chaque homme est inéluctablement voué à la mort, sans espoir d‟une vie

éternelle, d‟un possible ailleurs. En effet, comme l‟a souligné Malraux, notre

civilisation est la seule au monde à être privée de transcendance.158

Cette prise de

conscience de la mort de Dieu, d‟après la terminologie nietzschéenne, est très

importante dans le roman et, là encore, Meursault, de par son attitude envers le prêtre

et le juge, l‟illustre parfaitement. Lui qui, bien que ne comprenant pas toujours le

fonctionnement des rites sociaux, avait jusque-là tenté de s‟y conformer tant bien que

mal,159

refuse catégoriquement de s‟en remettre à un Dieu auquel il ne croit pas. A

vrai dire, on peut remarquer que dès le début du roman, il se refuse à tout compromis

s‟agissant de la vérité. D‟une part, il ne dit pas à Marie qu‟il l‟aime car se serait

mentir, de l‟autre, il refuse de faire semblant d‟avoir plus de peine qu‟il n‟en éprouve

réellement à la mort de sa mère. Ce faisant, il ne se rend pas compte de l‟effet qu‟il

produit sur ses juges et de la mise en marge qui en résulte. Or, son refus d‟inventer

une raison au meurtre de l‟Arabe qui satisferait la justice, et surtout, son refus, plus

catégorique encore, d‟allégeance à Dieu, font de lui l‟étranger par excellence. Il ne

croit pas en Dieu, et rien ne l‟obligera à mentir.

La lutte de Meursault est d‟abord et surtout une lutte contre le consentement, le

consentement des dominés à leur domination, qui est en vérité « la force la plus forte

du pouvoir, » bien plus forte que la violence.160

C‟est ce consentement qui est

157 John Cruickshank, Albert Camus and the Literature of Revolt, Oxford University Press, 1960, p. 6.

158 A. MacIntyre, A society, without a Metaphysics, Listener, 13 septembre 1956.

159 Ce n‟est pas par provocation qu‟il se comporte de manière jugée inappropriée à l‟enterrement, on se

souvient par exemple qu‟il fait l‟effort de choisir, et même d‟emprunter les vêtements qui conviennent

en pareille circonstance. 160

Maurice Godelier, Pouvoir et langage, in Communications, Le Seuil, 1978, p. 23.

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60

habituellement la source même du pouvoir et de sa capacité à se reproduire, comme

s‟il existait une sorte de complicité entre dominants et dominés. Cette notion de

consentement tacite aide à comprendre comment les hommes en viennent à, non

seulement supporter, mais vouloir leur propre servitude ; il explique aussi pourquoi

Meursault, en se révoltant représente un danger et pourquoi il doit mourir. Dire non au

juge et au prêtre est la plus importante manifestation de sa révolte. Il embrasse

l‟absurde et devient l‟homme révolté. En effet, on remarque qu‟il ne cherche pas à

trouver un sens à sa vie en essayant de se sauver, en faisant des projets, en se fixant

des objectifs et par là même en croyant que la vie puisse se diriger. Il ne croit pas

vraiment aux chances de son pourvoi car il se rend compte que de toute manière, pour

l‟homme absurde il n‟y a pas de futur, seul compte l‟ici et le maintenant. La première

des forces contradictoires, à savoir le silence déraisonnable du monde ne peut donc

être nié, quant à l‟autre force permettant cette confrontation dont naît l‟absurde, qui

est l‟appel humain, la seule manière de la faire taire serait le suicide. Or, on peut

légitimement se demander si ce n‟est pas là l‟option choisie par Meursault, tant son

mépris pour sa défense parait suicidaire. Ce serait sans compter l‟état d‟esprit du

Meursault révolté, du Meursault assumant l‟absurdité du monde. En effet, la dernière

partie du roman voit le narrateur renaître au monde et à lui-même - Carl Viggiani

parle « d‟évolution psychologique » du héros, -161

comme si la mort approchant, lui

avait fait sentir combien il avait été heureux. Meursault y est plus prolixe dans

l‟expression de ses sentiments et de sa révolte. « En prenant conscience de lui-même,

Meursault devient aussi poète, » ajoute Pierre-Louis Rey.162

Cette partie du roman voit un Meursault emprisonné, contemplant sa mort en

sursis, et obligé de réfléchir à sa vie et à son sens. « Cette conscience de l‟inévitabilité

de la mort fournit la démonstration émotionnelle de l‟absurde la plus accablante et

paraît avoir été à la base de l‟expérience de Meursault.»163

Naissent alors la révolte

face à l‟injustice, la révolte contre une mort qui survient trop tôt et enfin, la

réconciliation avec le monde et soi-même. La troisième rencontre de Meursault avec

la mort en fait un héros absurde et lucide. C‟est la seule manière d‟expliquer l‟excipit

du roman :

161 Carl A. Viggiani, « L’Etranger » d’Albert Camus, La Revue des lettres modernes, « Configuration

critique d‟Albert Camus, I », automne 1961, p. 103-136. 162

Pierre-Louis Rey, « L’Etranger », Camus, Analyse critique, Profil d’une œuvre, Hatier 1970, p25. 163

Philip Thody, Albert Camus. A Study of his Work, Hamish Hamilton, 1957, p. 4.

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« Je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère

m‟avait purgé du mal, vidé d‟espoir, devant cette nuit chargée de signes et

d‟étoiles, je m‟ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du

monde. De l‟éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j‟ai senti que j‟avais

été heureux, et que je l‟étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que

je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu‟il y ait beaucoup de

spectateurs le jour de mon exécution et qu‟ils m‟accueillent avec des cris de

haine. »164

Le suicide est exclu car, à sa manière, le suicide résout l‟absurde, or l‟absurde ne

doit pas se résoudre. L‟absurde est générateur d‟énergie, d‟une puissance qui se

réalise dans la révolte.

En fin de compte, « Meursault réalise pour soi le rêve de l‟homme camusien : à

défaut de pouvoir supprimer la mort, annexons-là pour en rendre l‟approche

consciente et heureuse ; acceptons-la peut-être comme l‟état minéral qui prolonge une

situation déjà éprouvée dans le sommeil. Illustration de l‟oxymore „ mort heureuse‟.

[La dernière page] est une leçon de bonheur et un cri d‟amour à la vie débarrassée de

la poix des espoirs inutiles. Même absurde, la vie vaut d‟être vécue et il faut imaginer

Sisyphe heureux sur cette terre. Dans le „monde libre‟, Meursault avait tenté de

synchroniser sa vie physique avec le monde ; dans un acte suprême d‟intériorisation,

il parachève son effort. »165

En somme, nous avons fait une distinction entre l‟absurde en tant qu‟état d‟être et

l‟absurde comme état de conscience. Dans la première partie du roman, Meursault est

un objet absurde à tout esprit qui lui est extérieur, mais non pas un sujet absurde,

conscient de sa participation dans un monde absurde. Le roman décrit sa progression

de l‟état de l‟objectivité absurde à celui de la subjectivité absurde.166

Le personnage de Meursault met en lumière la liberté comme assentiment au

destin, en particulier à la mort. En cela, il rejoint en partie les stoïciens qui considèrent

que puisqu‟il y a des choses que je ne peux changer - les événements du monde, la

maladie, la mort…- le meilleur moyen de ne pas subir ce qui m‟arrive est de le

164 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 185-186.

165 Françoise Bagot, Albert Camus, « L’Etranger », préc. p. 125.

166William M. Manley, Journey to Consciousness : the Symbolic Pattern of Camus’s «L’Etranger »,

P. M.L.A, vol. LXXXIX, n. 3, june, 1964, p. 322.

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62

vouloir pleinement ou du moins de l‟accepter.167

Meursault, tout comme Sisyphe, se

réconcilie avec le monde tel qu‟il est, et cette acceptation ouvre la voie à la révolte ;

mieux, elle rend la révolte inévitable, ou du moins elle en fait l‟issue la plus probable.

Cette combinaison d‟acceptation et de révolte, vise à protéger sur deux fronts le projet

de Camus : contre la résignation et contre un excès de confiance.

On imagine bien qu‟il y a peu de risques que les lecteurs de L’étranger abattent

l‟un de leurs semblables, sur une plage, par un jour de grand soleil ; peut-être même

ont-ils déjà pris le risque de déclarer leur amour; sans doute pleureront-ils ou ont-ils

pleuré à l‟enterrement de leur mère, mais peuvent-ils dire pour autant qu‟ils sont

moins étrangers au monde que ne l‟est Meursault ? Dire qu‟il est un chat parmi les

hommes reviendrait à sous-entendre que certains d‟entre nous bénéficient de lumières

particulières, nous permettant de comprendre le monde. Rien n‟est moins vrai. Camus

nous a montré que si parfois nous savons donner le change, nous n‟en restons pas

moins des exilés dans un univers dont nous ignorons les règles, tout comme

Meursault. Nous sommes, tout comme lui, des êtres absurdes dans un monde absurde,

de simples humains parmi les humains, tendus vers un monde qui reste sourd à notre

appel.

167 Joseph Moreau, Epictète ou le secret de la liberté, Seghers, 1964.

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Deuxième partie : Les différents aspects de la responsabilité

Certains penseurs, tels le Marquis de Sade, rejettent l‟idée même de culpabilité et

voient l‟homme uniquement comme une part de la nature, qui elle-même n‟est pas

bonne.168

Une telle conception est aux antipodes de celle développée aussi bien dans

L’étranger que dans les romans d‟Emmanuel Carrère, hantés par l‟idée de crime et de

châtiment. Les deux visions opposées ont cependant en commun, pour l‟un, Camus,

l‟absence de Dieu ; pour l‟autre, Carrère le pessimisme fondamental de son approche

du monde.

Avant de nous pencher sur la manière dont les deux auteurs envisagent les notions

de culpabilité et de responsabilité, il faut distinguer les deux concepts. La culpabilité

est la moins ambiguë des notions. C‟est l‟état d‟une personne qui a commis une faute.

La responsabilité quant à elle, concerne plutôt l‟obligation qu‟a un individu de

répondre de ses actes, par extension elle est aussi la charge entrainant une certaine

prise de décisions, la reconnaissance d‟un pouvoir. A première vue, on aurait

tendance à dire que quiconque est coupable doit assumer la responsabilité de son

action ou de son omission, et dans ce cas, les deux notions se recoupent. Toutefois, il

arrive que des coupables ne soient pas responsables, et même que des responsables ne

soient pas coupables.

On verra que chez Carrère, l‟identité des personnages les conduit naturellement,

pourrait-on presque dire, vers un degré de culpabilité ou de responsabilité. Chez

Camus, au contraire, il faut chercher, creuser, envisager diverses hypothèses, pour

arriver à une conclusion relative à la responsabilité de Meursault. On verra

qu‟indéniablement coupable, nous considérons que le crime ne lui est pas imputable,

mais que son existence d‟homme absurde ouvre la voie à un élargissement de sa

responsabilité, en tant que porteur d‟un projet pour l‟humanité toute entière.

168 « Pourquoi punir un homme de ce qu‟il a rendu un peu plus tôt aux éléments une portion de matière

qui doit toujours leur revenir, et que ces mêmes éléments emploient, dès l‟instant qu‟elle leur rentre, à

des conditions différentes ? » D.-A.-F. de Sade, Histoire de Juliette ou les prospérités du vice, 1797,

Œuvres complètes, Cercle du Livre précieux, Tome IX, p. 182-183.

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I. Les différentes conceptions de la responsabilité chez Carrère

Emmanuel Carrère nous offre une palette particulièrement large des aspects que

peut revêtir le concept de responsabilité, dans son sens « assumer ses actes ». Il nous

permet parfois de distinguer de la notion de celle de culpabilité et de voir quels sont

ses rapports avec le concept d‟innocence.

A. La coexistence entre culpabilité et responsabilité

Certains personnages sont coupables et responsables en raison de ce qu‟ils ont fait.

C‟est là l‟appréciation la plus classique de ces notions.

1. Jean-Claude Romand

Dans le cas de Jean-Claude Romand, il faut distinguer deux choses : les crimes

d‟une part et le mensonge de l‟autre.

Concernant les assassinats, il semble que l‟on soit dans l‟hypothèse de la

culpabilité et de la responsabilité la plus absolue, puisqu‟il a été jugé apte à

comparaître par les experts psychiatres et condamné par une justice que rien ne

permet de suspecter d‟arbitraire. C‟est bien lui qui a abattu de sang froid, en

organisant son crime, son épouse et ses deux enfants avant de mettre le feu à la

maison. C‟est lui aussi qui a tiré une balle mortelle dans le corps de chacun de ses

parents, c‟est lui enfin qui a tenté d‟assassiner sa maîtresse parisienne. Il a accompli

ces atrocités non pas pour cacher un crime qu‟il aurait commis par ailleurs Ŕ même

s‟il est vrai qu‟il avait détourné beaucoup d‟argent Ŕ mais pour ne pas avoir à faire

face à la perte de l‟identité qu‟il s‟était inventée et qui, en fait, était bien plus réelle

que sa véritable identité qui, comme on pu le voir, ne recouvrait que du vide. On peut

penser qu‟il l‟a fait, dans une certaine mesure, par amour, pour éviter à ses proches

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d‟être détruits par une vérité qu‟il pensait intolérable : « En terme de taxinomie

psychiatrique, un crime altruiste. »169

Il affirme, comme pour tenter d‟atténuer sa responsabilité, que lui aussi a voulu

mourir et qu‟il a tenté de se suicider à l‟aide de médicaments avant d‟incendier sa

maison. Mais au vu des faits - les médicaments étaient périmés et il s‟est protégé du

feu à l‟aide d‟une couverture - on n‟y croit guère et on a l‟impression qu‟il avait plutôt

le plan insensé de s‟accrocher coûte que coûte à son personnage de médecin. Dans les

premiers temps de l‟enquête il a même tenté de faire endosser la responsabilité des

faits à un mystérieux « homme en noir ». D‟ailleurs, tous ses amis et les membres de

sa famille ont cru à cette hypothèse, tant l‟alternative était impensable. C‟est plus

qu‟un choc que l‟entourage de Romand a subit, c‟est à son tour une perte d‟identité.

Son ami de toujours, que Carrère appelle Luc, parle de la « peur de se perdre lui-

même, de découvrir que derrière la façade sociale il n‟était rien. »170

Son épouse

Cécile et lui pensent « que l‟enfance leur était volée, aux enfants et à eux leurs

parents, que plus jamais les petits ne s‟abandonneraient dans leurs bras avec cette

miraculeuse confiance qui est miraculeuse mais normale, à leurs âges, dans les

familles normales, et c‟est en pensant à cela, à ce qui avait été irrémédiablement

détruit, que Luc et Cécile ont commencé à pleurer. »171

Tout se passe comme si

l‟identité de chacun se construisait en partie par rapport aux autres. On est qui on est

mais on est aussi le frère ou la sœur de quelqu‟un, le parent d‟un enfant, l‟ami d‟une

personne, l‟ennemi de telle autre… Si on enlève une pièce à l‟édifice qu‟est notre vie,

il risque de vaciller ; si cette pièce est une pièce maîtresse c‟est tout l‟édifice qui

s‟effondre. En effet, Carrère constate que « personne ne pouvait se recueillir, trouver

au fond de soi un coin de calme, de chagrin acceptable où réfugier son âme. »172

C‟est

de cela aussi que Romand est coupable.

A côté de cette culpabilité indéniable, Carrère laisse planer un doute sur ce qu‟il

pense de la responsabilité de Romand. Il montre cet homme « non comme quelqu‟un

qui a fait quelque chose d‟épouvantable mais comme quelqu‟un à qui quelque chose

d‟épouvantable est arrivé, le jouet infortuné de forces démoniaques. »173

D‟ailleurs,

169 Emmanuel Carrère dans un entretien accordé à Jean-Pierre Tison, dans le magasine littéraire, Lire,

préc. 170

Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc. p. 16. 171

Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc. p. 19. 172

Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc. p. 27. 173

Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc. p. 41.

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dans une lettre qu‟il lui adresse il écrit : « Ce que vous avez fait n‟est pas à mes yeux

le fait d‟une criminel ordinaire, pas celui d‟un fou non plus, mais celui d‟un homme

poussé à bout par des forces qui le dépassent, et ce sont ces forces terribles que je

voudrais montrer à l‟œuvre. »174

L‟auteur s‟en explique dans un entretien qu‟il

accorde à Jean-Pierre Tison, pour le magasine littéraire, Lire:175

Le choix du titre

L’adversaire vient « d‟une lecture de la Bible [... dans laquelle il est question] du

satan, en hébreu. Ce n‟est pas comme Belzébuth ou Lucifer, un nom propre, mais un

nom commun. La définition terminale du diable, c‟est le menteur. Il va de soi que

„l‟adversaire‟ n‟est pas Jean-Claude Romand. Mais j‟ai l‟impression que c‟est à cet

adversaire que lui, sous une forme paroxystique et atroce, a été confronté toute sa vie.

Et c‟est à lui que je me suis senti confronté pendant ce travail. [...] C‟est ce qui, en

nous, ment. [...] J‟avais l‟impression que l‟adversaire, c‟est ce qui était en lui et qui, à

un moment, a bouffé et remplacé cet homme. J‟ai l‟impression que, dans cette arène

psychique qui existe en lui, se déroule un combat perpétuel. Pour le pauvre

bonhomme qu‟est Jean-Claude Romand, toute la vie a été une défaite dans ce

combat.»176

Il semble que ce ne soit pas tant aux assassinats que songe l‟auteur dans ses

réponses, qu‟au mensonge sur lequel Romand avait bâti sa vie. C‟est surtout de ce

mensonge que Carrère semble absoudre quelque peu Jean-Claude Romand, comme

s‟il n‟en était pas entièrement responsable: « Avouer un lymphome à la place d‟une

imposture revenait pour lui à transposer en termes compréhensibles par les autres une

réalité trop singulière et personnelle. Il aurait préféré souffrir pour de bon du cancer

que du mensonge - car le mensonge était une maladie, avec son étiologie, ses risques

de métastases, son pronostic vital réservé, - mais le destin avait voulu qu‟il attrape le

mensonge et ce n‟était pas sa faute s‟il l‟avait attrapé. »177

Reste à comprendre pourquoi.

Les tentatives d‟explication du comportement de Romand sont sans doute à

chercher dans son enfance, c‟est du moins ce que Carrère nous laisse entendre, même

si Jean-Claude Romand lui-même, ne cherche jamais à comprendre les raisons du

174 Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc. p. 36.

175 Emmanuel Carrère dans un entretien accordé à Jean-Pierre Tison, dans le magasine littéraire, Lire,

préc. 176

Les vieux Romand « avaient vu, prenant les traits de leur fils bien-aimé, celui que la Bible appelle

le satan, c'est-à-dire l‟Adversaire. » Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc. p. 28. 177

Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc. p. 82.

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mensonge qui a été à l‟origine du basculement de son identité dans le néant. Les

événements traumatiques de l‟enfance d‟une personne sont souvent le point d‟origine

des névroses qui l‟affecteront à l‟âge adulte, ce sont eux qui font le nid de

l‟adversaire. Comme nous l‟avons déjà remarqué, c‟est Freud qui l‟un des premiers

s‟adonne à l‟exploration des processus psychiques qui échappent à la conscience du

sujet, et d‟après lui, l‟inconscient ainsi conçu enchaîne l‟homme au passé, à l‟histoire

individuelle au cours de laquelle se noue le destin affectif du sujet.178

Carrère ne fait

état d‟aucun traumatisme particulier, qui fournirait à lui seul une explication, mais

laisse plutôt entendre que l‟ensemble de la vie de Romand était baigné dans une

atmosphère propice à la construction d‟une identité névrosée. En effet, son enfance

s‟est déroulée dans un hameau montagneux du Jura, un univers clos et

claustrophobique, où il est l‟enfant unique d‟un père régisseur forestier, d‟une

honnêteté scrupuleuse, et d‟une mère dépressive, victime de plusieurs grossesses

extra-utérines : « On devine dans ce couple quelque chose de raide, de tatillon, une

habitude tôt contractée du scrupule et du repli. »179

Sur la famille plane une inquiétude concernant la santé de la mère, mais dont on ne

parle jamais. Dans l‟une de ses lettres, Romand affirme « que sa mère se faisait du

souci, à tout propos, et qu‟il a tôt appris à donner le change pour qu‟elle ne s‟en fasse

pas d‟avantage. Il admirait son père de ne jamais laisser paraître ses émotions et s‟est

efforcé de l‟imiter. Tout devait toujours aller bien, sans quoi sa mère irait plus mal et

il aurait été ingrat de la faire aller plus mal pour des broutilles, de petits chagrins

d‟enfant. »180

Le jeune garçon semble avoir été pris dans un dilemme permanent,

d‟une part on lui avait appris à ne pas mentir, à être toujours un exemple d‟honnêteté -

« ne pas mentir était un dogme absolu : un Romand n‟avait qu‟une parole, un Romand

était franc comme de l‟or,»181

- de l‟autre, il fallait éviter de dire certaines choses,

même si elles étaient vraies. Dans cette monotonie trop sage et étouffante, seul un

événement semble avoir eu une importance particulière. Il s‟agit de la disparition de

son chien. D‟ailleurs, bien des années plus tard, au procès, lorsque son avocat lui parle

de la mort du chien, c‟est le seul moment où cet homme qui a assassiné de sang froid

ses deux enfants, son épouse et ses parents, fait preuve d‟émotion. Il a même un

178 Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, (1938), P.U.F. 1975, p. 4-6

179 Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc., p. 52.

180 Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc., p. 53.

181 Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc., p. 54.

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malaise qui oblige une interruption de séance. Romand raconte plus tard, dans une

lettre à Carrère, que son chien était le seul confident de son enfance, le seul à qui il

pouvait livrer ses souffrances d‟enfant. Lorsque le chien a disparu l‟enfant a

soupçonné son père de l‟avoir abattu soit parce qu‟il était malade, soit « parce qu‟il

avait commis un acte si grave que l‟exécution capitale était la seule peine

possible. »182

A aucun moment l‟enfant n‟envisage que son père lui dit peut-être la

vérité et que son chien s‟est réellement égaré. Cela est d‟autant plus étrange que l‟on

est dans une « famille où la règle est de ne mentir jamais. »183

Si cette atmosphère familiale peut expliquer pourquoi le jeune Jean-Claude,

étudiant en médecine n‟a pas avoué à son entourage qu‟il avait raté un examen, ou

plutôt qu‟il ne s‟y était pas présenté, elle n‟explique pas pourquoi il ne s‟est pas

présenté non plus à la session de rattrapage et pourquoi ce simple événement a mis en

marche un engrenage infernal dont l‟issue ne pouvait être que fatale. C‟est comme si,

à ce moment-là, toute sa vie avait basculé, c‟est le premier coup de griffe à son

identité et le premier pas vers sa responsabilité.

A vrai dire, il ne s‟explique jamais vraiment sur ce point, mais il admet que

malgré, ou à cause de son éduction, il avait une tendance à la mythomanie, une

tendance à raconter des histoires dans le but de se faire remarquer ou aimer. Ainsi,

lorsqu‟il simule une agression dont il aurait été la victime pour s‟attirer la compassion

de ses amis, et en particulier de Florence, qu‟il épousera plus tard. On a presque

l‟impression que la seule raison qu‟il a eu de s‟inventer une vie qui n‟était pas la

sienne est parce qu’il le pouvait. Une fois le premier mensonge énoncé, c‟est comme

si un tabou était tombé, l‟édifice mensonger avait sa première pierre et il ne restait

plus qu‟à bâtir le reste à partir de là. Il ressort du livre que Romand est un être dont la

personnalité a toujours été très fragile et qui a toujours vécu dans le but de faire plaisir

à ses parents. Une fois devenu adulte, il n‟a pas su sortir de ce schéma de pensée, et

n‟a su s‟émanciper que par une fuite en avant dans le mensonge. On peut alors

émettre des réserves concernant l‟appréciation que fait l‟auteur lorsqu‟il présente le

condamné comme un damné, victime de forces inconscientes qui le dépassent, car s‟il

est vrai que « l‟homme est obscur à lui-même. […] Il faut éviter plusieurs erreurs que

fonde le terme d’inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que

182 Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc., p. 58.

183 Emmanuel Carrère, L’adversaire, préc., p. 58.

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l‟inconscient est un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ;

une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu‟il

n‟y a point de pensée en nous sinon par l‟unique sujet, Je, cette remarque est d‟ordre

moral.»184

C‟est bien le Je de Roman qui l‟a poussé à construire sa vie comme il l‟a

fait et non une force sur laquelle il n‟aurait aucune prise. Chaque homme doit donc,

en principe répondre de ses actes, même s‟ils ont été dictés par une blessure

inconsciente.

2. Emmanuel Carrère

S‟agissant de la culpabilité et de la responsabilité d‟Emmanuel Carrère, il faut là

aussi distinguer deux aspects. Le premier concerne l‟auteur, le second le personnage

d‟Emmanuel dans Un roman russe. Mais avant cela il convient de se pencher sur la

responsabilité de son grand-père.

Le grand-père maternel d‟Emmanuel Carrère « Georges Zourabichvili, était un

émigré géorgien, arrivé en France au début des années vingt, après des études en

Allemagne. Il y a mené une vie difficile, aggravée par un caractère difficile aussi.

C‟était un homme brillant, mais sombre et amer. Marié à une jeune aristocrate russe

aussi pauvre que lui, il a exercé divers petits métiers, sans jamais parvenir à s‟intégrer

nulle part. Les deux dernières années de l‟Occupation, à Bordeaux, il a travaillé

comme interprète pour les Allemands. A la Libération, des inconnus sont venus

l‟arrêter chez lui et l‟ont emmené. [La mère de l‟auteur] avait quinze ans, [son] oncle

huit. Ils ne l‟ont jamais revu. On n‟a jamais retrouvé son corps. Il n‟a jamais été

déclaré mort. Aucune tombe ne porte son nom. »185

La maîtrise des langues étrangères qu‟avait Georges Zourabichvili, lui a permis de

servir d‟interprète à l‟occupant. Il a ainsi contribué au succès de l‟entreprise

d‟occupation dont l‟une des fins était la déportation et l‟extermination des juifs de

France. Il s‟agit d‟une période particulièrement noire de l‟histoire du pays, dont on ne

parle souvent qu‟avec réticence. Dans une certaine mesure, c‟est un peu comme si ce

secret de famille s‟était lové à l‟intérieur d‟un autre secret, partagé par toute une

184 Alain, Eléments de Philosophie, Gallimard, 1941, p. 231.

185 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 62.

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nation, un secret concernant un passé honteux, dont il vaut mieux éviter de parler et

lorsqu‟on le fait, on a le sentiment d‟ouvrir la boîte de Pandore.186

En effet, le pouvoir

a longtemps considéré qu‟il fallait tourner pudiquement cette page noire de notre

histoire, pour ne pas compromettre l‟avenir, fidèle en cela à la pensée nietzschéenne

qui affirme que « le savoir historique, quand il règne sans frein, et qu‟il pousse à bout

ses conséquences, déracine l‟avenir, parce qu‟il détruit les illusions et prive les choses

présentes de l‟atmosphère indispensable à leur vie. La justice de l‟histoire, même

réelle et bien intentionnée, est une vertu redoutable, parce qu‟elle mine la vie et la

détruit. Son jugement est toujours destructif. »187

Ce n‟est que le 16 juillet 1995, peu après son élection à la présidence de la

République, que Jacques Chirac reconnaît pour la première fois la responsabilité de

l‟Etat français, dans la déportation des juifs de France, et par le fait, la légalité du

régime de Vichy, et «la dette imprescriptible» de l'Etat à l'égard des victimes et de

leurs ayants droits. Ce discours a eu un retentissement énorme, dénoncé par certains,

approuvé par d‟autres, il n‟a laissé personne indifférent.188

Le grand-père d‟Emmanuel représente, dans une certaine mesure, le mal du point

de vue de la culpabilité collective, même s‟il ne s‟agit pas de nier la culpabilité et la

responsabilité individuelles de cet homme, qui a collaboré avec l‟administration de

Vichy et donc, du moins indirectement, contribué à la déportation de juifs. Rien

d‟étonnant donc à ce que son passé soit considéré comme honteux, puisque le crime

qui a été commis, fût-ce de très manière très indirecte, est sans conteste d‟une extrême

gravité. Cependant, sa responsabilité nous apparaît comme atténuée sous la plume de

Carrère, qui mentionne à plusieurs reprises la folie, la damnation qu‟il lit dans le

regard de son grand-père. Dans la mesure où rien ne permet de douter que cet homme

a agit en connaissance de cause, nous voyons plutôt dans l‟attitude de l‟auteur, une

tentative de relativiser une responsabilité totale mais insupportable. La damnation

n‟étant pas tant dans les yeux de l‟aïeul, que dans ceux qui les regardent.

186 Tsilla Hershco, The Jewish Resistance in France during World War II: The Gap between History

and Memory, www.jcpa.org; consulté le 10 novembre 2009. 187

Friedrich Nietzsche, Considérations intempestives, (1863), Aubier, 1964, p. 305. 188

Peter Carrier, Vichy and the Holocaust, www.port.ac.uk, consulté le 10 novembre 2009.

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Pour en revenir à Emmanuel Carrère, il faut à ce stade s‟interroger sur la légitimité

de son action. En effet, il choisit de révéler un secret de famille, un secret qui n‟est

pas vraiment le sien, mais celui de sa mère.189

« La jeune fille pauvre au nom imprononçable est devenue sous celui de

son mari Ŕ Hélène Carrère d‟Encausse Ŕ une universitaire, puis un auteur de

best-sellers sur la Russie communiste, postcommuniste et impériale. Elle a

été élue à l‟Académie française, elle en est aujourd‟hui le secrétaire

perpétuel. Cette intégration exceptionnelle à une société où son père a vécu

et disparu en paria s‟est construite sur le silence et, sinon le mensonge, le

déni. Ce silence, ce déni sont littéralement vitaux pour elle. Les rompre, c‟est

la tuer, du moins en est-elle persuadée.»190

Si ce silence est fondamental à ce point pour la mère de l‟auteur, on peut se

demander s‟il n‟a pas cédé de manière abusive à une revendication contemporaine de

transparence qui dissimule ce que Geng appelle la « dictature du social, [qui exige]

que tout soit patent, visible (donc contrôlable). Il faut réduire sans cesse la sphère du

privé, il faut conduire, pour qu‟elle s‟y éduque et s‟y socialise, la différence singulière

dans le sûr asile de la maison de verre. » Ce penseur craint que « quand il n‟y aura

plus rien à cacher, ni crime, ni bonheur, il ne restera plus rien à vivre. Tout

fonctionnera au plein jour : et nous serons morts, infiniment visibles en cette maison

de verre. »191

C‟est exactement le sentiment inverse qui anime Emmanuel Carrère, pour qui la

dissimulation est mortifère, ce qui rend légitime de révéler un secret, fût-il l‟apanage

d‟un autre. Il est en effet persuadé qu‟il est pour sa mère, comme pour lui,

indispensable de lever un silence qu‟ils portent comme un fardeau « avant sa mort à

elle, et avant d‟avoir, [lui], atteint l‟âge du disparu Ŕ faute de quoi [il] redoute qu‟il ne

faille comme lui disparaître. »192

L‟auteur veut avoir la liberté de réinventer son passé, non pas au sens uchronique

du terme,193

mais au sens où l‟entend Merleau-Ponty qui affirme qu‟en « assumant un

présent, [on] ressaisit et transforme [son] passé, [on] en change le sens, [on s‟en]

189 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 62.

190 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 62

191 J.-M. Geng, Eloge de la dissimulation, Le Monde, 21.02.1979.

192 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 62.

193 Carrère est considéré comme l‟un des spécialistes de l‟uchronie, qui est l‟histoire de ce qui aurait pu

se passer et ne s‟est pas passé, pseudo-science à laquelle il a consacré un traité, Le détroit de Behring,

Introduction à l’uchronie, P.O.L, 1986

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libère, [on s‟en] dégage. »194

Dans cette optique on peut dire qu‟Emmanuel Carrère a

raison de vouloir assumer le passé familial au grand jour, puisque c‟est la condition de

son épanouissement futur, et peut-être de celui de sa mère.

Si on n‟adhère pas à la thèse de la culpabilité dans cette première hypothèse, il en

va autrement dans celle concernant la relation d‟Emmanuel avec Sophie.

Emmanuel affirme à plusieurs reprises dans le livre, son amour pour Sophie et la

fierté qu‟il éprouve à exhiber la beauté de la jeune femme devant ses amis. Pourtant,

ton a vu qu‟il n‟arrive pas à surmonter le malaise qu‟il ressent, en raison de la

différence de milieu social et intellectuel entre lui et sa compagne. Alors que cette

différence est de peu d‟importance dans un premier temps, elle devient un gouffre qui

les sépare de manière inéluctable. En l‟occurrence, on peut dire qu‟Emmanuel est

coupable envers Sophie, mais aussi envers lui-même, d‟avoir laissé dépérir son

amour. S‟agissant de la responsabilité, on peut peut-être dire qu‟il la partage avec

d‟autres. En effet, on a vu que d‟après l‟analyse freudienne, les schémas de pensée

acquis pendant l‟enfance ont une importance fondamentale dans la façon dont on

appréhende le monde durant toute sa vie : « Les souvenirs semblent adhérer à notre

moi, constituer sa nature : ils ne nous apparaissent pas comme des états distincts de

nous, ayant une date en notre vie, ils se confondent avec nous-mêmes. »195

Or, toute la

vie de l‟auteur a été marquée par le mensonge et la lutte que menait sa mère pour

préserver les apparences. Dans la relation avec Sophie, c‟est encore de préserver les

apparences qu‟il s‟agit. Le fait qu‟elle soit belle, attentionnée, intelligente ne suffit

pas à faire oublier qu‟elle n‟est qu‟employée dans une maison d‟édition de livres

scolaires :

« Vient le moment, à table, où quelqu‟un demande à Sophie ce qu‟elle fait

dans la vie et où elle doit répondre qu‟elle travaille dans une maison

d‟édition qui fait des manuels scolaires, enfin, parascolaires. Je pense que

c‟est dur pour elle de dire ça, et moi aussi j‟aimerais mieux qu‟elle puisse

dire : je suis photographe, ou luthière, ou architecte ; pas forcément un métier

chic ou prestigieux, mais un métier choisi, un métier qu‟on fait parce qu‟on

aime ça. Dire qu‟on fait des manuels parascolaires ou qu‟on est au guichet de

la Sécurité sociale, c‟est dire : je n‟ai pas choisi, je travaille pour gagner ma

vie, je suis soumise à la loi de la nécessité. Cela vaut pour l‟écrasante

majorité des gens, mais autour de la table tous y échappent et plus la

194 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 519-520.

195 Ferdinand Alquié, Le désir d’éternité, P.U.F., 1943, p. 30.

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conversation continue, plus elle se sent exclue. Elle devient agressive. Et

pour moi qui dépends si cruellement du regard des autres, c‟est comme si elle

se dévaluait à vue d‟œil. »196

Elle ne remplit pas les conditions d‟entrée dans le cercle des intellectuels parisiens,

gangrené par le snobisme, et à cause de cela, Emmanuel s‟imagine qu‟elle est jugée

par les autres et que, lui aussi, s‟en trouve diminué. Il laisse le regard des autres

gouverner sa vie et en paye le prix fort. Par moment, il veut croire et faire croire à

Sophie, que tout cela n‟a pas d‟importance à ses yeux et que c‟est elle qui ne

surmonte pas son complexe et que d‟ailleurs elle est libre de changer. Mais il doit vite

se rendre à l‟évidence : « Là où je lui mens et me mens, c‟est d‟abord qu‟au fond de

moi je n‟y crois pas, à la liberté. Je me sens aussi déterminé par le malheur psychique

qu‟elle l‟est par le malheur social, et on peut toujours venir me dire que ce malheur

est purement imaginaire, il n‟en pèse pas moins lourd sur ma vie. Et là où je mens

aussi, c‟est quand je dis qu‟elle est la seule à avoir honte. Bien sûr que non. »197

Sans

doute que la situation de Sophie n‟est pas si éloignée, aux yeux de son compagnon, de

celle de son grand-père, qui était très brillant mais qui : « dans la société française,

n‟était personne. Personne. Littéralement, il n‟existe pas. Un ticket de métro usagé, un

crachat par terre, parmi les éclats de mica. Il fait irrémédiablement partie de cette

tourbe des gens qu‟on voit dans le métro, pauvres et gris, les yeux éteints, les épaules

courbées sous le poids d‟une vie dont ils n‟ont rien choisi, des gens qui se savent

insignifiants, quantité négligeable, pauvre bétail humain attelé sous le joug… [et

l‟auteur d‟avoir cette phrase terrible :] Le plus triste, c‟est que malgré tout ces gens

ont des enfants. »198

Le fait qu‟il ne désire pas l‟enfant de Sophie n‟est-il pas un

indice de plus du fait qu‟il classe la jeune femme parmi ces gens à qui il conteste

même le droit de se reproduire ?

En somme, Emmanuel parait non seulement coupable, mais responsable envers

Sophie et même si sa responsabilité peut être partagée, avec sa mère sans doute, cela

ne suffit nullement à l‟atténuer.

S‟agissant enfin de la mère d‟Emmanuel Carrère, se pose à nouveau la question de

la culpabilité. On a vu plus haut, qu‟il nous semblait légitime, donc exempt de

196 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 70.

197 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 71.

198 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 90

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culpabilité pour l‟auteur, de révéler un secret, qui certes était celui de sa mère, mais le

concernait aussi. Qu‟en est-il de l‟attitude d‟Hélène Carrère d‟Encausse ? Etait-il

légitime de sa part de vouloir conserver le secret à tout prix et d‟imposer le silence à

toute sa famille, un silence ressenti comme une chape de plomb ? Cette question est

au cœur du Roman russe et au cœur de la vie de l‟auteur, ainsi que de celle de sa

mère.

La mère est-elle coupable et si oui de quoi ? Lorsque Hélène Carrère d‟Encausse se

présente comme la descendante de princes russes et « oublie » de mentionner le

misérable émigré géorgien, on peut se demander si elle ment, au moins par omission.

On peut penser qu‟elle ne ment pas vraiment, que c‟est sa vérité à elle. Mais pour

Emmanuel, son grand-père est vraiment un collaborateur et peut-être un déséquilibré,

c‟est sa vérité à lui. Il ne semble pas être le descendant de princes russes et elle ne

semble pas être la descendante de l‟émigré géorgien collaborateur et névrosé. Et

pourtant ces deux faits sont objectivement vrais.

Il existe parfois une inadéquation profonde entre nos paroles et les impressions

personnelles qu‟elles veulent exprimer : le langage rend compte alors d‟une situation

globale qui est vécue comme telle, mais qui ne peut être analysée correctement du fait

de l‟ignorance où nous nous trouvons vis-à-vis de nous-mêmes. Dans ce cas,

l‟inadéquation du langage est-elle vraiment synonyme de mensonge ? « Le moyen

importe-t-il et devons-nous être soumis à ce supplice de choisir celui qui est le plus

proche de la vérité sans néanmoins l‟atteindre, puisqu‟il n‟en est aucun d‟absolument

vrai pour personne, puisque la vérité nous échappe, bien que nous ne cessions pas de

la produire ? »199

Pour se rapprocher de la vérité complète, il faudrait rassembler les vérités éparses,

mais il ne semble pas que l‟on puisse dire que quelqu‟un ment. En effet, l‟auteur

rapporte que sa mère affirme ne pas se souvenir de telle ou telle chose concernant son

père, amnésie qu‟il semble mettre en doute, sans penser que peut-être ne peut-elle pas

se souvenir, tant le refoulement qu‟elle a accompli est efficace. « Le refoulement n‟est

pas une opération simple. Nous oublions quelque chose et nous oublions que nous

l‟avons oubliée. Par la suite c‟est comme si nous n‟avions rien oublié. […] Le

refoulement est non seulement une exclusion hors la mémoire mais aussi une

exclusion de la mémoire d‟une partie de l‟expérience, en même temps que

199 Brice Parain, Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Gallimard, 1942, p. 223.

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l‟annihilation de la conscience de l‟opération. C‟est donc le produit d‟au moins trois

opérations. »200

On doit à Freud une conception active de l‟oubli en tant qu‟activité dépendant de

l‟inconscient. Tout oubli a, selon lui, un sens, et témoigne du dynamisme de

l‟inconscient, parce qu‟il correspond à une défense de l‟individu contre un souvenir

désagréable et parce qu‟il est capable de se déplacer d‟un souvenir sur un autre. Ainsi,

Hélène, si elle concède le passé de collaborateur, n‟arrive pas à se souvenir de la folie

de son père. Elle préfère se souvenir d‟une petite fille que son père emmenait canoter

au Bois de Boulogne et qui était persuadée qu‟elle vivait en Russie.201

« Même chez les personnes bien portantes, exemptes de toute névrose, on constate

l‟existence d‟une résistance qui s‟oppose au souvenir d‟impressions pénibles, à la

représentation d‟idées pénibles. »202

Comme souvent, Nietzsche avait à sa façon

préfigurée la théorie freudienne sur ce point, en comprenant l‟oubli comme une

faculté de l‟esprit, tout en le rendant accueillant de nouveau : « nul bonheur, nulle

sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l‟instant présent ne

pourraient exister sans faculté d‟oubli. »203

C‟est vraiment cela qui se dégage du

comportement de la mère, cette volonté de laisser le passé derrière elle et de regarder

vers l‟avenir, pour elle et pour Emmanuel, pour qu‟il soit un écrivain et un homme

heureux.204

Ce dernier comprend l‟attitude de sa mère et l‟analyse bien en un rejet de la

souffrance, mais considère qu‟elle a échoué dans son devoir de protection. Il dit à sa

mère : « Tu t‟es interdit de souffrir mais tu as interdit aussi qu‟on souffre autour de

toi. Or ton père a souffert, comme un damné qu‟il était, et le silence de cette

souffrance, plus encore que sur sa disparition, a fait de lui un fantôme qui hante nos

vies à tous. […] Tu ne nous as pas niés, non, tu nous as aimés, tu as fait tout ce que tu

as pu pour nous protéger, mais tu nous as dénié le droit de souffrir et notre souffrance

t‟entoure au point qu‟il fallait bien qu‟un jour quelqu‟un la prenne en charge et lui

donne voix. […] J‟ai reçu en héritage l‟horreur, la folie, et l‟interdiction de les dire.

200 Ronald D. Laing, La politique de la famille, éd. Stock, 1979, p. 122-123.

201 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 86.

202 Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, (1901), Petite bibliothèque Payot, 1967, p.

157. 203

Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, (1887), Gallimard, coll. Idées, 1964, p. 76. 204

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p.355.

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Mais je les ai dites. C‟est une victoire. »205

Sa victoire est aussi d‟avoir pu donner

forme à « quelque chose qui tienne lieu de pierre tombale à [son] grand-père pour

qu‟atteignant l‟âge de sa mort [il] sois délivré de son fantôme, [qu‟il] puisse vivre

enfin. »206

En l‟occurrence on peut dire que la mère de l‟auteur est coupable mais pas

entièrement responsable de ne pas avoir su préserver sa famille de la souffrance, car la

parole aurait été plus efficace.

Une fois de plus, on se doit de remarquer que la faute commise dans le passé est

bien moins toxique que le secret gardé dans le présent.

Il faut souligner que l‟œuvre de Carrère est une création particulièrement

nombriliste, puisque presque tous ses livres parlent, d‟une manière ou d‟une autre, du

secret qui hante sa vie privée, sa vie d‟homme. Aujourd‟hui, le secret est révélé,

l‟écrivain semble en paix, comme le symbolise son mariage avec une femme qui se

prénomme Hélène ! et la naissance d‟un nouvel enfant, 207

mieux encore, il semble

avoir enfin le regard tourné vers « d‟autres vies que la sienne.»208

Il illustre ainsi « un

merveilleux paradoxe » mis en lumière par Louis Lavelle : « C‟est si je cesse de me

regarder et si je regarde ceux qui m‟entourent que je me connais moi-même sans avoir

songé à le faire : c‟est quand je cesse de poursuivre mon propre bien et je cherche

celui d‟autrui que je trouve aussi le mien. »209

3. Frédérique dans Hors d’atteinte

L‟autre personnage dont il s‟agit d‟évaluer, à un degré infiniment moindre, à la fois

la culpabilité et la responsabilité, est celui de Frédérique, qui s‟adonne au jeu de

205 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 355.

206 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 308.

207 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 346.

208 Cf. le dernier livre d‟Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, POL, 2009, où il relate deux

drames réels, la mort d‟une enfant pour ses parents et la mort d‟une jeune femme pour sa famille. Il y

célèbre des gens exemplaires, courageux devant l‟adversité, dignes dans la maladie et fidèles à leurs

idéaux. 209

Louis Lavelle, L’erreur de Narcisse, Grasset, 1939, p. 167.

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hasard dans Hors d’atteinte. Elle nous apparaît comme indéniablement coupable et

responsable de ses actes. Elle choisit en toute connaissance de cause de s‟engager

dans une voie qui risque de la mener à sa perte et on peut même dire que, dans une

certaine mesure, c‟est cette perte qu‟elle recherche. Elle dilapide l‟argent hérité de ses

parents, néglige son fils, son travail, ses amis et disparaît mystérieusement. Toutefois,

à aucun moment on n‟a l‟impression que Frédérique ne perd le contrôle. L‟auteur ne

décrit pas une personne souffrant d‟une addiction, une personne qui serait habitée par

ce que l‟on nomme de manière un peu dramatique le démon du jeu. C‟est dans cette

hypothèse que se poserait la question de la responsabilité. Or, rien de tel ici et on sent

par moment que l‟héroïne le regrette presque, qu‟elle voudrait bien s‟abîmer, perdre

une identité qui l‟étouffe, dans cet univers qui n‟est pas le sien, mais n‟y arrive jamais

complètement. Elle ne parvient pas à se mettre hors d‟atteinte du monde bourgeois,

bien pensant, dans lequel elle évolue. Elle est pleinement responsable de ses actes.

Concernant sa culpabilité, on peut distinguer dans ce cas, le caractère objectif de la

notion, telle qu‟elle est appréciée par la société, de sa facette subjective, telle

qu‟évaluée par l‟individu. En effet, cette nouvelle identité de joueuse qu‟elle tente

d‟endosser passe nécessairement par une culpabilité et une responsabilité objectives

que nous avons déjà mentionnées, puisqu‟elle néglige en réalité ses devoirs de mère,

de professeur et d‟amie. Toutefois, on n‟a jamais l‟impression, ou si peu, d‟être en

présence d‟une culpabilité subjective puisqu‟elle ne le ressent pas en tant que tel. Elle

rationalise à tout moment, se dit que son ex-mari peut s‟occuper de son fils, elle

néglige son travail mais se dit que le système est conçu pour pallier à de telles

carences, elle dépense un argent qui lui est venu par héritage, un argent dont elle

considère qu‟elle n‟a pas vraiment besoin pour vivre. On a le sentiment que sa façon

d‟agir lui apparaît comme un droit, à un moment donné de sa vie. On est d‟ailleurs

frappé par la manière dont elle juge les autres - le portrait qu‟elle fait de son ex-mari

et de sa sœur est sans concession - tout en se jugeant si peu elle-même.

C‟est sans doute pour cela qu‟elle nous apparaît comme un personnage assez peu

attachant, souvent égoïste, pleinement coupable et responsable, mais dont on peu

paradoxalement se sentir proche.

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B. La culpabilité sans responsabilité

Il n‟est pas excessif de dire que l‟un des fils conducteurs du roman La moustache

est la culpabilité. Tantôt le héros juge les autres coupables de le manipuler, de tenter

de lui faire croire qu‟il est fou, dans une sorte de complot diabolique ; tantôt il se

reproche de ne pas les croire. Il se le reproche d‟ailleurs très violemment. Ainsi,

lorsqu‟il se souvient la fois où Agnès lui avait dit son amour et que lui, ne croyant pas

à sa sincérité l‟avait haïe, s‟en trouve « émut jusqu‟aux larmes. N‟osant le hurler, il

scanda à voix basse : „Je t‟aime Agnès, je t‟aime, je t‟aime, je n‟aime que toi…‟, et

c‟était vrai aussi, encore plus vrai parce qu‟il l‟avait détestée, parce qu‟il s‟était

montré indigne de la confiance qu‟elle n‟avait cessé de lui porter. »210

Le héros du

roman illustre parfaitement l‟intrication qu‟il peut y avoir entre les notions d‟identité

et de culpabilité. Tout au long du livre, il cherche à savoir quelle est son identité et est

taraudé par l‟idée que lui ou les autres sont coupables de quelque chose. Par moment,

une troisième explication semble se présenter à son esprit : s‟il n‟est ni fou, ni victime

d‟un complot, c‟est sans doute que l‟ordre du monde s‟est détraqué à ses dépends.

Toujours est-il qu‟il n‟aura de cesse de percer le mystère qui fait vaciller tout sur quoi

sa réalité reposait jusque-là.

Pour échapper à tout ceci, il pense que la meilleure solution serait de changer de

vie. Il se rend alors à Hongkong et décide de « ne plus donner de ses nouvelles, n‟en

attendre aucune d‟Agnès, de ses parents, les oublier, oublier son métier et trouver

n‟importe quoi à faire pour subsister ici, ou ailleurs aussi bien, en un lieu en tout cas

où on ne le connaissait pas, où personne ne s‟intéressait à lui, ou on ignorerait

toujours s‟il avait ou non porté une moustache. »211

Il lui faut absolument se

débarrasser d‟une identité qui l‟entraîne vers un gouffre, et pour cela l‟évidence est

qu‟il faut disparaître : « Pas forcément du monde, mais en tout cas du monde qui était

le sien, qu‟il connaissait et qui le connaissait, puisque les conditions de la vie dans ce

monde-là étaient désormais sapées, gangrenées par l‟effet d‟une monstruosité

incompréhensible et qu‟il fallait soit renoncer à comprendre, soit affronter entre les

murs d‟un asile. Il n‟était pas fou, l‟asile lui faisait horreur, restait donc la fuite. »212

210 Emmanuel Carrère, La moustache, préc., p. 140.

211 Emmanuel Carrère, La moustache, préc., p. 136.

212 Emmanuel Carrère, La moustache, préc., p. 138.

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Dès le début du livre, lorsque le héros se rase la moustache et veux en faire la

surprise à sa compagne, l‟auteur choisit ses termes dans le domaine sémantique de la

criminalité. En effet, après avoir effectué son geste, le personnage fait disparaître les

poils coupés, rince le verre qui les contenait, lave les ciseaux : « La puérilité de ce

camouflage le fit sourire : à quoi bon nettoyer les instruments du crime quand le

cadavre se voit comme le nez au milieu de la figure ? »213

A l‟évidence, ce

vocabulaire porte en lui les prémisses du crime final, il l‟annonce en quelque sorte, il

fait d‟emblée planer sur une histoire a priori banale, le spectre de l‟horreur.

C‟est à la fin que cette horreur éclatera lorsque le personnage, incapable de vivre

sans savoir qui il est, va se trancher la gorge dans sa baignoire : « L‟ordre du monde

avait subi un dérèglement à la fois abominable et discret, passé inaperçu de tous sauf

de lui, ce qui le plaçait dans la situation du seul témoin d‟un crime, qu‟il faut par

conséquence abattre. »214

Dans ce contexte les notions de culpabilité et de responsabilité prennent un sens

particulier. A l‟évidence le héros est bien coupable de son geste fatal. Nul autre que

lui ne tenait le couteau qui a tranché le fil de la vie: il s‟agit bel et bien d‟un suicide,

et pourtant peut-on pour autant dire qu‟il en est responsable ? Il est difficile de

répondre à cette question dans la mesure où à la fin du roman le lecteur prend

conscience de l‟étendue de la folie du héros. On comprend que tout ce qui s‟est passé

dans le roman ne s‟est apparemment passé que dans la tête du personnage. Il ne se

serait pas rasé la moustache, ne serait pas allé dîner chez des amis qui ont feint de ne

pas remarquer son changement de physionomie, ne se serait pas disputé avec sa

compagne, ne se serait pas enfuit pour aller vivre à Hongkong et passer ses journées

sur un ferry. Il passerait simplement des vacances au bord de la mer avec Agnès. Il y a

alors trois possibilités, concernant la culpabilité et la responsabilité qui ne se

confondent pas toujours. Soit il se tue dans un moment de folie, il ne sait pas vraiment

ce qu‟il fait, dans ce cas il reste coupable mais sa responsabilité ne peut être reconnue.

C‟est l‟hypothèse la plus plausible. Soit il se tue dans un moment de lucidité, se rend

compte que c‟est la seule alternative à l‟internement en hôpital psychiatrique vu

l‟étendue de son mal, dans ce cas on peut dire qu‟il est à la fois responsable et

213 Emmanuel Carrère, La moustache, préc., p. 15.

214 Emmanuel Carrère, La moustache, préc., p. 145.

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coupable de son acte. Soit il ne se tue pas du tout, la scène se déroule une fois de plus

dans son imagination et dans ce cas il n‟y a bien sûr ni culpabilité, ni responsabilité.

C. La responsabilité sans culpabilité

Nicolas est un petit garçon calme et timide, sage, presque trop sage, un enfant qui a

« peur de dormir.»215

C‟est un enfant attiré par le drame et à qui il ne déplairait pas de

s‟y trouver mêlé. Ainsi, lorsque son père, après l‟avoir déposé au chalet où l‟enfant

séjourne en classe de neige, manque de revenir et de ramener le sac oublié dans le

coffre de la voiture, le garçon se raconte qu‟un accident s‟est produit et que son père

est peut-être mort. « Imaginant cela, Nicolas sentait des larmes prêtes à jaillir de ses

yeux, et il en éprouvait une grande douceur. Il ne voulait pas que ce soit vrai, bien sûr,

mais en même temps aurait aimé tenir vis-à-vis des autres ce rôle d‟orphelin, héros

d‟une tragédie. »216

Mais un peu plus tard, il se rend compte de la gravité de ses

pensées et se demande ce qui se passerait « si ce qu‟il avait imaginé pour se rendre

triste et se consoler se réalisait. Ce serait atroce [conclut-il]. Il serait non seulement

orphelin, mais coupable, terriblement coupable. Ce serait comme d‟avoir tué son

père. »217

C‟est donc un enfant prompt à endosser la culpabilité de faits dont il n‟est

pas responsable.

Toutefois, ce petit garçon est le fils d‟un meurtrier de la pire espèce, un tueur

d‟enfant. C‟est une réalité dont Nicolas ignore tout et qu‟il connaît tout à la fois.

Comme dans le cas du secret de famille, la vérité transpire peu à peu et empoisonne

tout. Ce secret fait partie de l‟identité de l‟enfant, et ce secret le marque de manière

indéniable. C‟est lui qui fera du garçon un individu injustement responsable aux yeux

des autres, sans qu‟il soit pour autant coupable. Mais avant d‟en venir là, arrêtons-

nous quelques instants sur le père.

La classe de neige est un roman sur lequel plane dès le début une atmosphère de

malheur, de mort. Tout commence avec la mention de cet accident, dans lequel

plusieurs enfants sont morts, atrocement brûlés, dans un autocar scolaire. Mais celui

qui incarne le mieux le malheur est le père de Nicolas.

215 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 34.

216 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 45.

217 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 61.

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Dans tous les romans que nous étudions, c‟est lui qui est coupable de la manière la

plus flagrante et la plus totale, puisqu‟il est l‟assassin d‟un enfant et que ni l‟auteur,

ni le lecteur, ne lui reconnaissent la moindre circonstance atténuante. D‟ailleurs, on ne

le connaît que très peu même s‟il aurait pu être le personnage principal du roman. En

effet, c‟est à partir de l‟image d‟un homme qui marche dans la neige et le froid, que

l‟idée de cette histoire a germé dans l‟esprit de l‟auteur. Cette image, à l‟origine, était

celle d‟un autre meurtrier, Jean-Claude Romand, qui tue le temps en se promenant

dans les forêts du Jura, avant de tuer sa famille.218

Une fois de plus on voit à quel

point l‟oeuvre de Carrère se prête à une lecture intertextuelle.

Dans la société occidentale, le crime contre un enfant est indéniablement celui pour

lequel on a le moins d‟indulgence.219

Toucher à un enfant, c‟est toucher à l‟innocence,

c‟est ranimer une peur ancestrale qui habite chacun de nous, celle de perdre sa

progéniture. Mais bien avant que nous sachions quel monstre se cache derrière le

visage du père de Nicolas, Emmanuel Carrère nous en fait un portrait particulièrement

réussi, tout en nuances, puisqu‟il est le fait d‟un enfant tiraillé entre l‟amour filial, la

crainte et l‟embarras. C‟est un père qui a tendance à surprotéger son enfant. Il ne veut

pas qu‟il parte en classe de neige en autobus, avec les autres enfants, car il juge ce

moyen de locomotion peu sûr. C‟est aussi un père souvent absent puisqu‟il est

représentant de commerce en matériel médical. C‟est un des aspects particulièrement

macabre du personnage, puisque dans son coffre il transporte des prothèses de bras et

de jambes, faites pour remplacer les membres amputés. A l‟évidence, ces prothèses

qui fascinent les enfants, sont la préfiguration du cadavre qui sera plus tard transporté

dans ce même coffre. A tout moment, on sent la gêne, la honte de l‟enfant quand il

pense à son père. Ainsi, se souvenant des derniers mots qu‟il a échangé avec son

père : « Nicolas était tellement gêné par sa présence, il avait tellement hâte de le voir

repartir qu‟il n‟avait pas écouté. Il lui en voulait d‟être là, d‟attirer des regards qu‟il

devinait moqueurs et s‟était dérobé, en baissant la tête, au baiser d‟adieu. »220

C‟est un

homme que tout rend antipathique et qui cristallise la rencontre entre culpabilité et

responsabilité, au contraire de son fils Nicolas.

218 Emmanuel Carrère dans un entretien accordé à Jean-Pierre Tison, dans le magasine littéraire Lire,

Février 2000. 219

Cf. Déclaration de Monaco concernant les crimes contre l’enfant, crimes contre l’humanité, Table

ronde internationale organisée par l‟Amade sous le patronage de l‟Unesco, 25-26 avril 2003,

www.amade-mondiale.org., consulté le 4 février 2010. 220

Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 9.

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On a déjà mentionné que le garçon vit avec la peur au ventre, peur de déplaire à

son père, peur de mouiller ses draps, peur des moqueries des autres et peur de

découvrir une vérité dont on a l‟impression qu‟elle le cerne tout au long du roman,

une vérité qui finira par le prendre dans ses filets. L‟état d‟esprit de l‟enfant est mis en

lumière au travers d‟un rêve. Il se trouve dans un parc d‟attraction et monte dans un

manège avec Patrick, le moniteur de ski. Pendant le tour, ils ont confiés le frère de

Nicolas, qui était trop petit pour l‟attraction, à un homme accompagné déjà d‟un petit

garçon. L‟homme tient l‟enfant par la main, on ne distingue pas bien son visage mais

on sait qu‟il sourit. Pendant que Nicolas se trouve tout en haut de la chenille, juste

avant la descente vertigineuse, il aperçoit l‟homme s‟éloignant avec son petit frère et

c‟est la dernière fois qu‟il le voit, « du moins son petit frère intact, avec ses yeux, avec

tous ses membres, tous les organes que contenait son corps. »221

Au moment où la

course folle se termine, Patrick, qui n‟a rien remarqué sourit, « Nicolas l‟enviait, il

aurait donné sa vie pour n‟avoir pas ouvert les yeux, pas regardé en bas, pas vu ce

qu‟il avait vu, pour partager l‟heureuse ignorance de Patrick, vivre une minute encore,

avec lui, dans un monde où son petit frère n‟avait pas disparu. Il aurait donné sa vie

pour que cette minute dure éternellement, pour que la chenille ne s‟arrête plus. Ce qui

venait de se passer, ce qui était en train de se passer en bas n‟existerait pas. Ils ne

l‟apprendraient jamais. »222

Ce n‟est qu‟un rêve mais comme pour la plupart des rêves

on peut tenter d‟en tirer un enseignement.

Comment ne pas penser que le ravisseur préfigure le père, d‟autant plus que le

corps du petit frère est de toute évidence destiné à alimenter un ignoble trafic

d‟organes, alors que le père transporte lui-même dans son coffre des morceaux de

corps, en plastique ceux-là, faits pour remplacer des membres amputés ?

De plus, l‟analogie faite par Nicolas entre le fait de ne pas voir et celui de ne pas

exister Ŕ si je ne vois rien, cela n‟existe pas Ŕ est très parlante dans la mesure où lui

non plus ne veut pas voir qui est son père. Il s‟est toujours gardé de savoir où celui-ci

avait passé le temps de son absence et pourquoi la famille avait du déménager

brusquement à son retour. En même temps, il ne veut rien savoir et il se punit de cela.

C‟est un enfant qui est obnubilé par les questions de responsabilité et de culpabilité et

qui s‟interroge souvent sur la notion de faute. Etrangement pourtant, à aucun moment

221 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 65.

222 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 65-66.

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il ne se demande quelles avaient pu être les conséquences de son rejet de Hodkann,

lorsque celui-ci avait tenté de lui manifester de l‟affection. Or, on a émis l‟hypothèse

que ce rejet pouvait être à l‟origine des difficultés qu‟avaient connues le grand garçon

par la suite. A l‟évidence, il n‟y a là aucune culpabilité, Nicolas n‟a agit qu‟en

conformité avec son identité, sans rien faire d‟objectivement répréhensible, et

pourtant il semble bien qu‟Hodkann lui voue une haine terrible qui laisse penser qu‟il

le considère comme responsable.

A l‟inverse, Nicolas se demande jusqu‟à quel point il serait fautif s‟il étranglait

quelqu‟un au cours d‟une crise de somnambulisme, et en conclut que non.223

Un peu

plus loin, se souvenant des discussions qu‟il avait eues avec Hodkannn et des

hypothèses qu‟ils avaient échafaudées concernant la disparition de René : « leur

conversation nocturne, ses propres inventions lui faisaient maintenant l‟effet d‟un

crime, d‟une participation inavouable, monstrueuse, au crime qui s‟était déroulé pour

de bon. […] Il aurait presque aimé qu‟à ce moment une main s‟abatte sur son épaule,

qu‟un gendarme fouille son blouson et en sorte l‟avis de recherche qui le dénonçait.

Un gendarme, ou le père de René, ivre de douleur, prêt à tuer à son tour et qui le

tuerait sans doute s‟il apprenait à quoi Hodkann et lui s‟étaient amusés.»224

L‟enfant se construit une responsabilité et en effet elle va s‟abattre sur lui, mais pas

pour les raisons qu‟il imagine. C‟est le crime de son père qui va rejaillir sur sa vie, qui

va le souiller. A cause de cela, va peser sur lui une responsabilité réelle, injuste certes,

mais réelle. On pourrait presque parler d‟une culpabilité par procuration. Lui qui n‟a

rien fait, va devoir rendre des comptes à une société assoiffée de rétribution. La

responsabilité dont il question ici n‟existe pas d‟un point de vue objectif, mais cela

n‟a que peu d‟importance, puisqu‟elle est si présente d‟un point de vue subjectif. La

distinction entre la réalité sociale objective et celle subjective est fondamentale. Elle a

été brillamment mise en lumière par Peter L. Berger et Thomas Luckmann dans leur

ouvrage The Social Construction of Reality. 225

Cette construction consiste à donner

au monde qui nous entoure un visage qui dépend en grande partie des conceptions qui

nous habitent. Ainsi, la crainte de perdre un enfant est une crainte extrêmement forte

qui peut brouiller notre appréhension de la réalité. Elle nous pousse à trouver un

223 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 88.

224 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 107.

225 Peter L. Berger et Thomas Luckmann, The Social Construction of Reality, A Treatise in the

sociology of Knowledge, Anchor Books, 1967.

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coupable à tout prix, pour lui offrir un exutoire. Or, quand on est gouverné par la peur,

on n‟est jamais très raisonnable et de crainte de laisser impunie quelque faute, sans

doute vaut-il mieux ratisser large et englober dans notre haine tout ce qui touche le

coupable de près. C‟est ainsi que Nicolas est pris dans l‟étau de cette haine et rien de

ce qu‟il pourra faire ou dire ne pourra changer cela. Il devient responsable, il n‟est

plus Nicolas le petit garçon craintif, il est le fils de…, livré à la vindicte populaire. Le

moniteur qui accompagne les enfants en est bien conscient, il sait qu‟il faut éloigner

Nicolas au plus vite, car « si les gens du village apprennent qu‟il est ici, dans l‟état où

ils sont, on ne sait pas de quoi ils sont capables. […] C‟est atroce, ce qui est arrivé à

René, mais je crois que j‟ai encore plus pitié de [Nicolas]. Tu t‟imagines, se trimbaler

avec ça ? Qu‟est-ce que va être sa vie ? »226

se demande-t-il. « „Ce n‟est pourtant pas

sa faute‟ dit doucement Marie-Ange. Elle poussa un soupir et murmura : „Quelle

horreur, Seigneur, quelle horreur…‟ »227

Peut-être n‟est-ce pas un hasard que celle qui

souligne l‟innocence de Nicolas porte un nom qui l‟élève au-dessus des simples

mortels, qui eux, ne vont pas manquer de pointer l‟enfant du doigt. Elle est comme la

belle inconnue qui sourit à Nicolas dans le restaurant de l‟autoroute, elle est comme

« la fée bleue de Pinocchio. Auprès d‟elle on n‟avait plus rien à redouter. Elle

pouvait, si elle le voulait, faire disparaître l‟horreur, faire que n‟ait pas été ce qui avait

été, et si elle savait, elle voudrait, c‟était certain. […] Elle lui sourirait, elle

murmurerait que c‟était fini maintenant. Ils iraient loin, très loin, là où se déroulait sa

vie qui lui ressemblait, douce, précieuse et belle, et elle lui permettrait de rester

toujours près d‟elle, hors de danger, en paix. »228

Emmanuel Carrère montre bien la manière dont l‟enfant va être pris dans une

réalité qui n‟est pas vraiment la sienne. Ainsi, on remarque une certaine identification

entre Nicolas et René, le petit garçon assassiné. D‟abord la peur. Il va sans dire que

René a du être terrifié et à, un moindre degré, Nicolas est lui aussi terrifié à l‟idée de

mouiller ses draps et de se trouver en proie aux moqueries de ses camarades. Il est

d‟autant plus terrifié qu‟il doit dormir dans un lit au dessus de celui du terrible

Hodkann. Il y a ensuite une identification par la pensée. Nicolas qui est très sensible

est obnubilé par l‟idée qu‟un enfant comme lui a disparu, imagine ce que l‟autre doit

ressentir, il s‟imagine même lui portant secours. Il y ensuite l‟isolement que les deux

226 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 138.

227 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 138.

228 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 144.

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enfants partagent, même si celui de Nicolas, qui dort dans le bureau est confortable et

rassurant. Il y a la mort et le froid. Nicolas sort du chalet et se réfugie dans la voiture

glaciale ou il manque de justesse mourir, - Nicolas glacé « ne pleurait pas, mais son

visage se crispait d‟épouvante, il ouvrait la bouche pour crier sans produire un son,

écarquillait les yeux, se composait un masque de terreur atroce pour que ceux qui le

trouveraient comprennent rien qu‟à le voir ce qu‟il avait enduré avant de mourir, à

quelques mètres d‟eux, dans la neige et la nuit, pendant qu‟ils dormaient tous »229

-

alors que le corps de René a justement été découvert dans le coffre glacial de la

voiture du père. Il y enfin le partage du même bourreau. René a perdu littéralement sa

vie entre les mains du père de Nicolas, et ce dernier a perdu symboliquement la sienne

par la faute du même homme. La seule chose qui distingue de manière radicale les

deux enfants est la notion de responsabilité. Alors que René sera pour toujours une

innocente victime, Nicolas portera le poids de la culpabilité du père et sera à jamais

responsable en raison de ce qu‟il est.

229 Emmanuel Carrère, La classe de neige, préc., p. 76.

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II. Les différents aspects de la responsabilité dans L’étranger

C‟est à l‟occasion de l‟analyse de la situation de Meursault que la notion de

responsabilité pourra s‟élargir, passant de l‟idée d‟imputabilité juridique ou morale, à

celle de charge entrainant un pouvoir de décision.

A. La responsabilité en tant qu’obligation de répondre de ses actes

On peut signifier d‟amblée que nous considérons que Meursault n‟est pas

responsable du meurtre qu‟on lui impute, mais pour le disculper il faut évidement

s‟appuyer sur des arguments, que nous tenterons de rassembler.

Nous avons montré dans la première partie de ce travail que d‟après nous, rien

dans l‟identité de Meursault ne le prédispose à la commission du crime et si on sent

dès les premières pages de l‟histoire une atmosphère de malheur, de catastrophe en

marche, cela est du à l‟art du romancier et non à la personnalité du narrateur.

« Psychologiquement, le crime s‟explique mal, c‟est un acte gratuit.»230

Il est en effet

assez inhabituel qu‟un petit employé de bureau taciturne, dont les plus grands plaisirs

sont les bains de mer et les relations intimes avec une collègue de travail, en arrive à

abattre un Arabe sur une plage ensoleillée. « Nous cherchons en vain dans l‟évocation

de sa vie mentale la présence de la moindre intention de tuer. Et c‟est l‟apparente

absence de toute intention qui nous incite à le disculper moralement. »231

Meursault

est un être qui vit une existence simple et spontanée, dénuée d‟arrières pensées, qui

parait inséparable de l‟innocence de celui qui la vit. Il rejoint en cela Camus lui-

même, lorsqu‟il affirme dans les Carnets, « j‟ai vécu toute ma jeunesse avec l‟idée de

230 Pierre-Henri Simon, Présence de Camus, Nizet, La lettre et l‟esprit, 1962, p. 48.

231 Brian Fitch, L’Etranger d’Albert Camus, un texte, ses lecteurs, leurs lectures, Larousse, 1972, p.

106. Pour une opinion contraire cf. A.D. Nuttall, Did Meursault mean to kill the Arab ?, The Critical

Quarterly, vol. X, n. 1-2, 1968, p. 104.

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mon innocence, c‟est-à-dire avec pas d‟idée du tout.»232

Il y a là quelque chose de

profondément étrange qui plaide en faveur de l‟irresponsabilité de Meursault.

Au-delà de son identité, un autre argument, de taille lui aussi, s‟oppose à ce que le

narrateur soit responsable: l‟innocence de Meursault est nécessaire à l‟auteur.

En suivant le philosophe René Girard dans son article Camus’s Stranger

Retried,233

on peut mettre en rapport la responsabilité de Meursault avec la cohérence

du roman. En effet, il faut se souvenir que Camus, lorsqu‟il écrit L’étranger souhaite

aussi défendre une thèse, celle consistant à mettre à jour de manière extrêmement

sévère, les insuffisances du système judiciaire et la culpabilité des juges. En un mot,

pour que les juges soient coupables Ŕ et ils doivent l‟être pour que l‟auteur puisse

démontrer sa thèse Ŕ il faut que Meursault soit, si ce n‟est innocent, au moins

irresponsable du crime qu‟on lui reproche. Dans la mesure où on sent à tout moment

que Camus désapprouve la sentence et qu‟il invite ses lecteurs à en faire autant, il faut

que les juges soient coupables. D‟ailleurs, les juges s‟intéressent avant tout à des

agissements du prévenu qui n‟ont rien à voir avec le crime ; ils mettent en avant le

fait qu‟il n‟a pas pleuré à l‟enterrement de sa mère. Or, même si on peut le regretter,

ce fait ne suffit absolument pas à sa condamnation. Le système judiciaire n‟aurait pu

l‟envoyer à l‟échafaud s‟il n‟avait tué l‟Arabe et nous n‟envisageons pas un seul

instant que c‟est ce Camus que pense. Loin d‟être parfaite, la justice française n‟est

tout de même pas aussi expéditive.

Il faut donc se pencher sur la mort de l‟Arabe et sur la manière de la qualifier. A

noter que dans ce contexte, il est aussi très important que la victime soit un Arabe car

Camus n‟aurait pu rendre crédible l‟attitude de la cour, qui se désintéresse totalement

du crime pour s‟intéresser à la personnalité du criminel, si la victime avait été un

européen. On en revient toujours au meurtre et c‟est par rapport à lui que la

responsabilité doit être évaluée. Pour montrer que Meursault n‟est pas responsable, il

faut commencer par mettre en lumière le caractère erroné de la conclusion à laquelle

arrive le tribunal.

232 Albert Camus, Carnets (janvier 1942-mars 1951), Gallimard, 1964.

233 Réné Girard, Camus’s Stranger Retried, dans Albert Camus, présenté par Harold Bloom, Chelsea

House Publishers, 1989, p. 79.

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1. Meursault, coupable et responsable ?

La cour d‟assises d‟Alger considère que Meursault doit assumer la pleine

responsabilité de l‟acte qu‟il a commis, sans pour autant donner la moindre

explication. Or, pour que cela soit crédible, il faudrait savoir pourquoi le crime a été

commis.

Nous avons vu que certains critiques avaient fait une analyse basée sur l‟état

mental du personnage, susceptible d‟éclairer la question de la culpabilité. D‟après

Pichon-Rivière et Baranger, qui font la lecture psychanalytique la plus approfondie,

Meursault aurait des tendances « schizo-paranoïdes qui ont fait échouer le travail de

deuil.»234

Le comportement de Meursault s‟expliquerait alors par cet échec, qui serait

la cause «de l‟intensité des pulsions agressives qui produisent un accroissement des

angoisses paranoïdes et la défense contre ses angoisses, [à savoir la] destruction du

persécuteur par des procédés violents et le retour du persécuteur contre le sujet.»235

Ces angoisses se révèleraient dans le meurtre de l‟Arabe, qui mènerait in fine au

suicide du héros, qui choisit de se faire condamner à mort, afin de partager le sort de

l‟objet perdu, à savoir la mère. D‟après ces auteurs, il ne peut pas vivre le deuil de sa

mère parce qu‟il a le sentiment de l‟avoir tuée. Dans cette analyse Meursault est

coupable, et rien ne laissant supposer qu‟il serait inaccessible à une sanction pénale, il

est aussi responsable. Il est d‟ailleurs remarquable que cette interprétation

psychanalytique rejoint, par des chemins bien différents, celle de l‟avocat général.

Meursault serait coupable, en plus du meurtre de l‟Arabe, du décès de sa mère. Cette

analyse est affaiblie par un défaut de taille, dans la mesure où rien n‟illustre les soi-

disant « pulsions agressives » dont parlent ces auteurs. Bien au contraire, Meursault

nous apparaît plutôt comme un être pacifique avant et après le meurtre, et cela suffit à

écarter cette thèse. De plus, nous avons pu souligner que la ligne de défense de

Meursault, bien qu‟inefficace, ne peut en aucun cas se résumer à un suicide. Enfin, si

Meursault est coupable, les juges ont eu raison de le condamner, du moins en ce qui

234 Arminda de Pichon-Rivière et Willy Baranger, Répression du deuil et intensification des

mécanismes et des angoisses schizoparnoïdes (notes sur «L’Etranger » de Camus, Revue française de

psychanalyse, t. XXIII, mai-juin 1959, p. 410. 235

Arminda de Pichon-Rivière et Willy Baranger, Répression du deuil et intensification des

mécanismes et des angoisses schizoparnoïdes (notes sur «L’Etranger » de Camus, préc, p. 416.

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concerne la sentence, si ce n‟est la peine, ce qui ne peut s‟accorder avec l‟intention de

l‟auteur.

2. Meursault, coupable sans être responsable ?

Dans la mesure où la culpabilité juridique est indiscutable, il faut voir dans quelle

mesure on peut décharger Meursault de sa responsabilité et le considérer comme

moralement innocent. Pour arriver à une conclusion et surtout à une sentence

différente et plus juste que celle donnée par la cour, il faut passer par une

requalification de l‟infraction. Requalifier une infraction consiste à modifier la

qualification retenue au début des poursuites, ici l‟assassinat, pour tenir compte des

éléments qui ont été apportés, soit au cours de l‟instruction préparatoire, soit au cours

de l‟instruction d‟audience,236

soit dans notre cas, au cours d‟une relecture du roman.

Il s‟agit donc de donner une qualification définitive exacte.

a) La thèse de la légitime défense

Il est étrange de constater que la légitime défense n‟est même pas mentionnée par

l‟avocat de Meursault. Elle est l‟autorisation légale de faire cesser une agression

contre soi-même ou autrui par des moyens en d‟autres cas interdits.237

Pour voir si

cette qualification peut être reconnue dans le cas de Meursault, il faut vérifier si les

éléments constitutifs en sont réunis.

Pour que cela soit le cas, il faut que l‟agression soit actuelle, c'est-à-dire que le

danger doit être imminent. On peut soutenir que c‟est le cas puisque l‟Arabe avait

sorti son couteau. De sus, l‟agression doit être illégale, ce qui est bien le cas ici,238

et

enfin, l‟agression doit être réelle et non pas putative, ce qu‟elle est aussi, puisque

précédemment l‟agresseur avait montré qu‟il n‟hésitait à faire usage de son arme, en

tailladant le visage de Raymond.

236 Jean-Paul Doucet, Dictionnaire de droit criminel,

http://ledroitcriminel.free.fr/dictionnaire/lettre_q/lettre_qua.htm, consulté le 1er mai 2010. 237

Article 122-5 du Code pénal. 238

Riposter aux forces de police pendant une manifestation par exemple, ne peut être considéré comme

de la légitime défense.

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Concernant la riposte, elle doit être concomitante, à savoir que la réaction doit être

immédiate, et non pas une vengeance par exemple. Là encore, il semble bien que nous

soyons dans cette hypothèse puisqu‟on peut plaider que la lutte était sur le point de

s‟engager. La riposte doit aussi être nécessaire, dans le sens où il n‟y a aucun autre

moyen de se soustraire au danger. Cette condition très subjective doit être appréciée

d‟après les témoignages des acteurs. Or, il est tout à fait crédible de plaider que

Meursault, terrassé par la chaleur et la fatigue avait estimé qu‟il ne pouvait s‟enfuir et

échapper au coup de couteau que lui destinait son adversaire. Pour l‟instant, il semble

bien que tous les éléments de la légitime défense soient réunis.

La dernière condition dispose que, pour que la légitime défense profite à l‟accusé,

il faut que la riposte soit proportionnée à l‟agression, il ne doit pas y avoir excès dans

la riposte. Or, Meursault, après avoir tiré une première fois, un coup dont on ne sait

pas s‟il est mortel, attend quelques secondes et tire encore quatre fois.239

Le juge, dont

on sent bien au début qu‟il voudrait sauver cet homme, insiste sur ce point, car si

Meursault n‟avait pas observé ce délai, on aurait pu penser que les quatre coups

étaient partis de manière presque automatique.

Mais ces quelques secondes changent tout et empêchent que la légitime défense

soit reconnue. Ces coups de feu superfétatoires sont tellement mystérieux que la

critique s‟y est souvent intéressée. On peut citer une analyse qui considère qu‟en tirant

et tirant encore Meursault voulait symboliquement tuer la mort elle-même :

« Meursault se trouve face à la mort qu‟il vient de créer. C‟est sur elle qu‟il tire

encore quatre fois pour se prouver que l‟inertie du corps qu‟elle habite désormais est

bien indifférence à la vie. Ce contrat sacrilège avec la mort le fascine […] ; ce geste

sadique tient de la nécrophilie.»240

Soit, mais guère convaincant lorsqu‟on songe qu‟à

ce moment là il semble qu‟il n‟avait pas encore réfléchi à la signification de la mort et

à l‟absurdité de la vie.

En tout état de cause, on peut noter que même si la légitime défense n‟est pas

constituée, certains de ses éléments sont indéniablement présents ce qui aurait du

valoir à Meursault le bénéfice des circonstances atténuantes et lui éviter la peine de

mort.

239 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 105-106.

240 Claude Treil, L’indifférence dans l’œuvre d’Albert Camus, Editions Cosmos, 1971, p. 129.

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b) La thèse de l’accident

On peut difficilement adhérer à la thèse de l‟accident pour la même raison que l‟on

écarte la légitime défense : les coups de feu supplémentaires ne peuvent s‟expliquer

ainsi. De plus, cela affaiblirait l‟économie romanesque, car si un accident peut arriver,

on pourrait tout aussi bien prétendre que la condamnation est accidentelle et dans ce

cas, la critique de Camus contre le système judiciaire ne peut être générale.

c) L’avocat plaide la provocation

L‟avocat « a plaidé la provocation très rapidement et puis lui aussi a parlé de mon

âme. »241

Il convient d‟examiner brièvement cette tactique de défense pour évaluer sa

pertinence et ses chances d‟aboutir à un acquittement. La provocation est, avec l‟aide

ou l‟assistance et les instructions données, l‟une des trois hypothèses de complicité en

droit pénal. Elle s‟effectue de différentes manières et concerne les crimes, délits ou

contraventions. Il peut s‟agir soit d‟un don, le provocateur donnant quelque chose, le

plus souvent de l‟argent, pour inciter à l‟exécution de l‟acte ; soit d‟une promesse,

celle de donner une contrepartie après l‟exécution ; soit encore d‟une menace, le

provocateur faisant dépendre sa conduite de l‟accomplissement d‟un acte délictueux ;

soit aussi d‟un ordre, le provocateur usurpant alors une relation hiérarchique qu‟il

aurait avec l‟acteur ; soit enfin d‟un abus d‟autorité ou de pouvoir, le provocateur

profitant de son autorité de fait, ou simplement morale, pour inciter une personne à

commettre une infraction.242

A l‟évidence, aucune des ces qualifications ne saurait

s‟appliquer ici. En effet, rien n‟indique que Raymond, à qui profite le crime in fine,

n‟ait incité Meursault à le commettre, de quelque manière que ce soit, ni que

Meursault ne l‟aie commis pour le compte de son voisin. De toute manière, une telle

interprétation aurait fait de Raymond et de Meursault des complices, susceptibles

d‟être condamnés à la même peine.

241 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 159.

242 Sophie Martin-Valente, La provocation en droit pénal, thèse soutenue à la Faculté Jean Monnet,

Droit, économie, gestion, mai 2002.

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Il faut le reconnaître, ce n‟est pas dans les ressorts du droit que nous trouverons les

arguments nécessaires à l‟irresponsabilité du héros, une irresponsabilité cependant

nécessaire à la démonstration camusienne et à la cohérence du roman. Comment ne

pas alors être tenté de se tourner vers des arguments plus irrationnels ?

d) La thèse de la fatalité

Nombre de lecteurs de L’étranger ont interprété le meurtre de l‟Arabe comme

l‟aboutissement d‟un processus, que rien n‟aurait pu empêcher, un processus décidé

par le destin. Comme si Meursault, tel une Phèdre de notre temps, était

inexorablement prisonnier de forces qui le dépassent. Il est vrai que l‟identité du

héros alimente cette lecture, son «extrême passivité [contribuant] beaucoup à faire

naître chez le lecteur cette impression qu‟il est le jouet de la fatalité.»243

On a pu

d‟ailleurs voir une dimension mythique dans la scène de la morgue, où Meursault a

l‟impression d‟être jugé, lorsqu‟il se trouve assis en face des pensionnaires, avec entre

eux le cercueil. Cette scène a été mise en parallèle avec les Euménides d‟Eschyle :

« Devant cet homme une troupe étrange de femmes dort assise sur des sièges […]

Elles sont noires et absolument dégoûtantes ; elles ronflent en soufflant si fort qu‟on

n‟ose les approcher. »244

Ainsi, d‟après Finn Jacobi, Meursault se trouverait « dans la

position d‟Oreste que les Erinyes assiègent dans le sanctuaire de Delphes pour le

punir d‟avoir assassiné sa mère.»245

C‟est l‟hypothèse d‟un engrenage dans lequel le

héros serait enfermé et dans lequel le plus petit incident pèse, dans la mesure où, tous

contribuent à le conduire vers le crime et vers l‟exécution capitale. D‟ailleurs, ce

sentiment qu‟il n‟y a aucun choix possible, aucune issue autre que celle prévue par le

destin semble être ressentie par Meursault lui-même sur la plage, juste avant qu‟il ne

rebrousse chemin, à la rencontre de son malheur:

« Pendant qu‟il gravissait l‟escalier de bois je suis resté devant la première

marche, la tête retentissante de soleil, découragé devant l‟effort qu‟il fallait

243 M.-G. Barrier, L’Art du récit dans « L’Etranger » d’Albert Camus, Nizet, 1962, p. 35.

244 Vers 51 et suivants, cité par Finn Jacobi, La métamorphose de Meursault. Une interprétation du

premier chapitre de « L’Etranger » de Camus, Revue Romane, t. IV, Fasc. 2, 1969. 245

Finn Jacobi, La métamorphose de Meursault. Une interprétation du premier chapitre de

« L’Etranger » de Camus, préc., p. 142.

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faire pour monter à l‟étage de bois et aborder encore les femmes. Mais la

chaleur était telle qu‟il m‟était pénible aussi de rester immobile sous la pluie

aveuglante qui tombait du ciel. Rester ici ou partir, cela revenait au

même. »246

Dans cette interprétation métaphysique le soleil revêt une importance capitale,

c‟est le soleil, le même que celui qui cognait le jour de l‟enterrement de la mère, qui

symbolise l‟intervention de la fatalité. D‟ailleurs Meursault lui-même sous-entend

avoir été le jouet de forces qui le dépassent lorsqu‟il affirme, « en mêlant un peu les

mots et en [se] rendant compte de [son] ridicule, que c‟était à cause du soleil.»247

C‟est par le soleil que le meurtre revêtirait « la signification d‟un sacrifice inaugural,

d‟un baptême effectué dans la réalité divine.»248

C‟est sans aucun doute Claude

Vigée, dans L’errance entre « L’exil et le royaume », qui va le plus loin dans cette

interprétation. Il envisage le meurtre de l‟Arabe à la lumière de La mort heureuse et y

voit un crime rituel et magique, auquel Meursault participe comme « simple comparse

de l‟initiation du Feu vivant.»249

Il est vrai que « l‟obsession du feu solaire nourrit

toute la poésie et toute la mythologie d‟Albert Camus, soit qu‟il glorifie le soleil, avec

la mer et le vent, comme source de la lumière et de la vie, soit qu‟il en fasse une

puissance maléfique dont le contact affole et perd l‟être humain.»250

Dans le même

sens, Roland Barthes considère que « le soleil est expérience si profonde du corps,

qu‟il en devient destin ; il fait l‟histoire […], le feu solaire fonctionne ici avec la

rigueur même de la Nécessité antique.»251

« L‟éclat du soleil était insoutenable », l‟image de l‟Arabe « dansait devant [ses]

yeux, dans l‟air enflammé ». « On respirait à peine dans la chaleur de pierre qui

montait du sol ».

Dans L’Enigme, Camus fait d‟ailleurs remarquer que la lumière du soleil, « à force

d‟épaisseur, coagule l‟univers et ses formes dans un éblouissement obscur.»252

246 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 91.

247 Albert Camus, L’étranger, préc., p. 158.

248 Claude Vigée, L’errance entre « L’exil et le royaume », La Table Ronde, n. 146, fév. 1960, p. 124.

249 Claude Vigée, L’errance entre « L’exil et le royaume », La Table Ronde, n. 146, fév. 1960, p. 120-

126. 250

Henri Mitterand, Le langage de Meursault, Le Français dans le monde, n. 62, janv.-fév. 1969, p. 10. 251

Roland Barthes, L’Etranger, roman solaire, Bulletin du club du meilleur livre, n. 12, avril 1954, p.

63. 252

Albert Camus, L’Enigme, dans Essais, Gallimard, la Pléiade, 1967, p. 861.

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Il faut reconnaître le rôle essentiel joué par le soleil au moment du meurtre, mais,

d‟après nous, il est là que pour accentuer la gène que ressent le héros, le malaise qui le

saisit au moment où il va commettre un acte qui lui est si peu naturel.

Nous n‟irons pas aussi loin que certains commentateurs, qui vont jusqu‟à permettre

au soleil d‟exonérer Meursault de sa responsabilité, car nous pensons que cette

explication s‟oppose par trop à la rationalité du roman. Certes, un romancier est libre

de changer de style au cours de son œuvre, mais on sent bien que ce n‟est pas le cas

ici. On concède évidement que la liberté de l‟écrivain est en principe absolue mais

elle reste limitée par le but qu‟il s‟est assigné. Or, Camus écrit un livre qui se veut

réaliste pour, en partie, livrer un message, et par conséquent il ne peut se permettre

d‟introduire une dimension extraordinaire, merveilleuse, sous peine d‟atrophier son

message. Si on accepte une lecture mythologique, on affaiblit le propos général de

l‟auteur relatif, tout autant à l‟absurdité de la vie qu‟à l‟injustice du système étatique.

Il faut donc bien se rendre à l‟évidence : le roman présente un défaut structurel :

l‟irresponsabilité de Meursault qui, tout en étant réelle, ne s‟appuie sur rien. S‟il y a

une faute, c‟est qu‟il y a un responsable de cette faute, qui ne peut en fin de compte

être autre que l‟auteur lui-même. Il serait alors responsable sans être coupable,

puisqu‟il n‟a pas appuyé lui-même sur la détente.

3. La responsabilité de Camus

C‟est René Girard qui donne l‟interprétation la plus originale et d‟après nous la

plus convaincante de la responsabilité dans L’étranger, en faisant une lecture

intertextuelle fondée sur une certaine vision de La chute. 253

Nous avons vu que

d‟après nous Meursault ne peut pas être responsable de la mort de l‟Arabe car, et

surtout car, rien dans son identité ne laisse présager qu‟il va commettre un meurtre et

aussi car cette irresponsabilité est nécessaire à l‟économie du roman. De plus, cela

permet d‟expliquer pourquoi Meursault n‟a pas plus de remords. Comme il faut bien

que quelqu‟un assume la responsabilité de cette mort gratuite, cela ne peut être que

l‟auteur lui-même. Girard voit dans Camus un double de Clamence, le héros de La

253 Réné Girard, Camus’s Stranger Retried, dans Albert Camus, présenté par Harold Bloom, Chelsea

House Publishers, 1989, p. 79.

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Chute. Ce roman a été publié en 1956, quatorze ans après L’étranger et il met en

scène un célèbre avocat parisien qui a bâti sa considérable réputation en défendant des

criminels qu‟il pouvait, d‟une manière ou d‟une autre, envisager comme étant les

victimes des juges. Clamence a une très haute opinion de lui-même parce qu‟il a

toujours défendu « la veuve et l‟orphelin » contre des juges injustes. Un jour, pourtant

il découvre que cet héroïsme moral n‟est qu‟une façade qui recouvre une réalité

pathétique. Par suite, il entreprend un processus introspectif, une mise à nu de son

âme et de ses motivations, qui vont le mener à abandonner sa carrière et à se réfugier

à Amsterdam où il devient « juge-pénitent ». Il se rend compte que son désir réel

n‟était pas de sauver ses clients mais de prouver sa supériorité morale et son talent

professionnel tout en discréditant les juges. En fait, l‟avocat généreux voulait se hisser

au-dessus de tous les autres, il était une sorte de juge lui-même. Contrairement aux

juges ordinaires qui statuent directement et ouvertement, lui jugeait de manière

indirecte et cachée.

Ce qui rapproche à première vue les deux romans est la présence d‟une cour, d‟un

procès, d‟un accusé et bien sûr de juges ; l‟une des différences étant la présence de

l‟avocat généreux qui défend les « bons criminels. » Mais cette différence n‟est

qu‟apparente car le véritable avocat dans L’étranger est Camus lui-même qui défend

Meursault, son « bon criminel,»254

le criminel qui va lui permettre d‟exposer ses idées

de brillante manière. Les « bons criminels » sont condamnés par les juges, tout

comme Meursault, mais ils sont absous par l‟opinion publique, tout comme

Meursault. Quand on lit L’étranger on ressent de la pitié pour Meursault et de la

colère envers les juges, le même sentiment que l‟avocat généreux ressent dans La

chute.

Bien sûr Camus est très différent de Clamence, et nul ne suggère qu‟ils ne font qu‟un,

mais il partage avec son héros une haine des juges et du système judiciaire.

De plus, comme le fait remarquer Girard, les deux ont construit une vie

intellectuellement et socialement riche, une vie nourrie de principes similaires.

L‟écrivain, en tant que chantre de la révolte littéraire est sans cesse en train de défier

les institutions sociales et les valeurs établies et pourtant, il fait partie, tout comme

Clamence de la « bonne société » qu‟il dénonce. Ses activités ne peuvent être vues

comme une véritable prise de risque mais lui assurent plutôt la célébrité et une vie

254 Réné Girard, Camus’s Stranger Retried, dans Albert Camus, préc., p. 81.

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confortable. On peut donc légitimement proposer de lire La chute comme

l‟expression, non sans humour, d‟un doute qu‟émet l‟auteur quand à la validité de ces

propres prises de position éthiques. Les œuvres précédentes de l‟auteur sont toutes

plus ou moins basées sur l‟idée implicite ou explicite qu‟une hostilité systématique

envers les juges est l‟attitude qui le plus surement mène à une vie authentiquement

éthique. A l‟inverse, La chute se place dans une autre perspective et c‟est pourquoi on

peut supposer que cette œuvre contient une part d‟autocritique. Que cette assertion

soit justifiée ou non, elle reste une proposition de lecture et nous fourni la seule

interprétation à notre sens crédible de l‟irresponsabilité de Meursault. Si la confession

de Clamence est celle de Camus, on peut expliquer le roman et assumer sa faute

structurelle : l‟absence de responsabilité de Meursault.

Puisque nous n‟avons trouvé aucun motif de disculper Meursault et que pourtant

Meursault ne peut être coupable, il faut bien que Camus le soit, un Camus ayant fait

de Meursault un martyre pour sa cause.

D‟après Girard on est là en présence d‟un cas de mauvaise foi de l‟écrivain qu‟il

rapproche de la critique sartrienne qui reproche aux auteurs de se prendre pour des

dieux quand ils construisent la destinée d‟un personnage et quand, consciemment ou

non, ils le conduisent à quelque conclusion préétablie. En conséquence, on peut dire

que Meursault agit comme une sorte de catalyseur, sa seule présence révèle

l‟arbitraire des valeurs de la société des bien-pensants. Peu importe le crime, son

irresponsabilité est un fait acquis, tout comme la culpabilité des juges.

L‟irresponsabilité et la culpabilité sont immuables, elles ne peuvent être affectées par

les vicissitudes de l‟existence. Cela étant, parce que l‟auteur en a décidé ainsi. Nous

osons espérer que Camus lui-même aurait accepté cette lecture critique, lui qui était le

premier à réagir contre le culte qu‟on lui vouait, comme le souligne Philippe Sénart :

« Il ne voulait être que le pape des fous et il [a écrit] La chute pour se tourner en

dérision, [pour s‟accuser] en se moquant. Clamence, avocat déchu, qui avait „ bien

vécu de sa vertu‟, qui se trouvait, avec coquetterie, „ un peu surhomme‟, était, dans le

bouge où il se déguisait en juge pour mieux rire de lui, le Bouffon de l‟humanité,

d‟aucuns disaient le Singe de Dieu, comme Satan, Clamence, l‟Homme-qui-rit, c‟était

l‟Anti-Camus.»255

255 Philippe Sénart cité par René Girard, Camus’s Stranger Retried, dans Albert Camus, préc., p. 90.

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Puisque l‟emploi de criminel sied si mal à Meursault, pourquoi ne pas se laisser

aller à espérer qu‟il n‟a pas vraiment été exécuté ? On peut imaginer, sans trop y

croire, que pour avoir raconté son histoire avec tant de sincérité, on lui a pardonné et

on l‟a laissé aller en liberté. L‟étranger acceptant de mourir pour la vérité, imaginer

que c‟est cette vérité qui l‟a sauvé.256

En tout état de cause, mort ou vivant, il peut assumer une nouvelle dimension de la

responsabilité, celle qui incombe à chaque homme en tant que responsable de toute

l‟humanité.

256 En ce sens Vilas Sarang, A Brother to the Stranger, in Adele King (edited by), Camus’s

L’Etranger : Fifty Year on, MacMillan Press LTD, 1992, p. 51.

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B. La responsabilité en tant que pouvoir de prendre des décisions importantes

Dans la mesure où, comme on pu le voir dans la première partie, l‟identité

singulière de Meursault ne s‟oppose pas à son identification à l‟homme du commun,

absurde dans un monde absurde ; et dans la mesure où sa responsabilité ne peut être

retenue de manière crédible en ce qui concerne le meurtre de l‟Arabe ; il peut

endosser un rôle de modèle conforme à la philosophie existentialiste.

S‟il est vrai que Camus a souhaité prendre ses distances par rapport à ce

mouvement,257

et que le pessimisme fondamental de Sartre s‟oppose à son

humanisme optimiste, il n‟en est pas moins vrai que certains thèmes de

l‟existentialisme sartrien sont bel et bien présents dans L’étranger, un roman publié

juste après que Sartre n‟écrive les deux œuvres qui vont éclairer sa pensée

existentialiste, à savoir L’être et le néant258

et L’existentialisme est un humanisme.259

Pour résumer de manière très succincte la pensée de Sartre on peut dire qu‟elle

s‟articule autour de quelques idées principales.

Pour l‟existentialisme, rien ne légitime, ne justifie l‟existence humaine, l‟homme

n‟a pas d‟essence à priori car « l‟existence précède l‟essence ». La réalité ne peut être

précédée par un concept abstrait. L‟homme se définit par ce qu‟il fait, par ses actions,

il produit son essence en agissant. Celui qui pense exister dans un monde dans lequel

il obéit aveuglement à des valeurs préétablies, ne fait que fuir sa propre liberté, fuir sa

responsabilité, oubliant que l‟homme est « condamné à être libre.» Meursault assume

parfaitement cette dimension de par sa révolte face au juge et au prêtre.

La prise de conscience de la liberté humaine est parfois la source d‟une angoisse

existentielle ou du sentiment de l‟absurde, qui peut être vu comme la découverte des

limites de l‟homme face à un monde opaque, hostile, un divorce entre l‟homme et le

257 « Non je ne suis pas un existentialiste. Sartre et moi nous nous étonnons toujours de voir nos deux

noms associés. Nous pensons même publier un jour une petite annonce où les soussignés affirmerons

n‟avoir rien en commun et se refuseront à répondre des dettes qu‟ils pourraient contracter

respectivement. Car enfin, c‟est une plaisanterie. Sartre et moi avons publié tous nos livres sans

exception avant de nous connaître. Quand nous nous sommes connus ce fut pour constater nos

différences. » Albert Camus, dans la collection Génies et réalités, (Pierre-Henri Simon, dir.) Hachette,

1964, p. 113. 258

Jean-Paul Sartre, L’Etre et le Néant, Gallimard, 1943. 259

Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, 1946.

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monde. C‟est en effet ce sentiment qui habite Meursault lorsqu‟il se rend compte que

les autres le voient comme un coupable. C‟est aussi ce qu‟éprouve Roquentin le héros

de La Nausée.

Pour ne pas sombrer dans le désespoir, il faut essayer de devenir soi-même,

s‟inventer constamment, inventer sa morale, sa dignité humaine. L‟homme doit

choisir son chemin dans la vie et assumer les conséquences de ses choix, de sa liberté.

En fait pour l‟homme deux états s‟opposent. Il y a d‟une part l‟Etre et de l‟autre le

Néant. Pour Sartre l‟Etre est l‟essence de l‟homme; il se manifeste par l‟action,

l‟engagement. En d„autres termes, l„Etre se manifeste à travers le pour-soi de

l„existence de l„homme, c„est à dire sa volonté.

D‟autre part il y a le Néant, que Sartre appelle aussi en-soi. L’en-soi c‟est l‟essence

des choses. Les choses sont enfermées dans leur essence, dans leur en-soi. Pour

l‟homme, l’en-soi, c‟est l‟état de l‟homme qui n‟a pas de volonté. Sans volonté,

l‟homme tombe dans l‟absurde de l’en-soi, dans le « sans raison », le non sens.

Mais pour Sartre, l‟Autre est un problème car sa liberté se heurte toujours à la

mienne et inversement et c‟est pourquoi la communication entre les hommes est

toujours un échec : « L‟enfer c‟est les autres ».260

L‟Autre veut sans cesse me

considérer comme une chose car ma liberté se heurte à sa liberté ; l‟autre veut me

réduire à néant, me réduire à l‟état de personnage.

Deux attitudes sont alors possibles : accepter de jouer le jeu des valeurs

bourgeoises, celle des « salauds », c‟est la mauvaise foi. Ou alors refuser. C‟est dans

cette seconde attitude que débute l‟engagement. Pour Sartre, il s‟agit d‟un

engagement politique, qui doit être moral et fondé sur la conscience. Pour Camus, au

travers de Meursault, cet engagement se manifeste dans la révolte personnelle.

D‟ailleurs l‟existentialisme est une philosophie de l‟action, mais de l‟action

d‟abord individuelle, pour avoir une résonance collective. Sartre ne cesse de souligner

que chacun, en agissant, pose des valeurs et, en ce sens, n‟est plus seulement

responsable de lui mais de l‟humanité toute entière, puisqu‟il affirme des valeurs

exemplaires : « Ainsi je suis responsable pour moi-même et pour tous, et je crée une

certaine image de l‟homme que je choisis ; en me choisissant, je choisis l‟homme. »261

260 Jean-Paul Paul, Huis clos suivi de Les mouches, Gallimard, 2006.

261 Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, 1946, p. 35.

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Nous pensons que Meursault est un parfait exemple de l‟acceptation de cette

responsabilité : une fois que l‟absurdité de l‟existence est mise à nue par sa

conscience, il saisit le bonheur et chasse la solitude. En refusant la compromission, il

agit en fonction de la morale, une morale du bonheur, il embrasse un projet plus vaste

que son existence dans la mesure où il peut inspirer aux autres une manière d‟agir

garante de liberté. C‟est à cette condition qu‟il peut mourir heureux.

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Conclusion

Nous avons pu constater tout au long de cette étude que l‟identité est une notion

polymorphe et complexe tout comme l‟est la responsabilité. L‟une est à la fois

différence et ressemblance, l‟autre source de châtiment et de pouvoir.

Chez Camus, l‟identité singulière est aussi une ipséité et ce n‟est que cette identité-

là qui est en vérité source de responsabilité pour Meursault. En effet, dans la mesure

où il est un homme parmi les hommes, ses actions engagent toute l‟humanité. La

responsabilité de Meursault est celle de tous les hommes envers tous les hommes.

Pour ce qui est de Carrère, son œuvre littéraire illustre parfaitement cette

constatation de Louis Lavelle : « Une douleur physique peut nous occuper tout entier ;

mais au lieu de dire qu‟elle absorbe alors toutes les puissances de la conscience, il

faudrait dire plutôt qu‟elle les paralyse et qu‟elle en suspend le cours. Au contraire, le

caractère original de la douleur morale c‟est qu‟elle remplit vraiment toute la capacité

de notre âme, qu‟elle oblige toutes nos puissances à s‟exercer et qu‟elle leur donne

même un extraordinaire développement. »262

C‟est cette douleur de l‟âme qui est le moteur d‟une œuvre littéraire habitée par

l‟idée que l‟identité, à savoir ce qu‟une personne est, se trouve irrémédiablement liée

à la culpabilité et à la responsabilité. Une œuvre qui germe et grandit sur le terreau de

la souffrance et de la hantise et qui montre que l‟on ne peut s‟épanouir en ayant une

identité de coupable et que l‟on ne peut aspirer à l‟innocence dans le mensonge et le

silence.

En arrivant à la conclusion que la responsabilité, voire la culpabilité d‟une

personne est liée à son identité singulière, on arrive aussi à la conclusion plus

heureuse que les actions, même criminelles des hommes, peuvent se comprendre,

s‟expliquer et si tel est le cas, on peut peut-être parfois les empêcher. Il n‟est pas dans

le destin d‟une victime de le rester, tout comme il n‟est pas dans le destin d‟un

262 Louis Lavelle, Le Mal et la Souffrance, Plon, 1941, p. 86.

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bourreau de le rester. Même si le monde est absurde, « la vie [n‟est pas] un conte

plein de bruit et de fureur raconté par un idiot et qui ne signifie rien. »263

263 William Shakespeare, Macbeth, Acte 5, scène 5.

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Bibliographie

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