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Mon père, Henri WEILBACHER, condamné à mort pour espionnage par un tribunal militaire Allemand, écrit dans une dernière lettre adressée à son épouse quelques heures avant son exécution, le 22 Mars 1944, pensant aux deux enfants dont il lui laisse la charge
«Tu leur diras qui je fus et quel était mon idéal. Élève-‐les, fais en de vrais hommes tels que je les aurai aimés. Je meurs pour que votre vie soit plus belle».
Pour rendre hommage à son souvenir, à celui de ses frères d’armes, de ses compagnons de Résistance et de captivité, et pour que mes enfants, Pierre, Philippe, Marie, et mes petits-‐enfants sachent eux aussi * qui il était* et ce qu’ils doivent à son sacrifice, je me suis fait devoir de reproduire fidèlement , d’abord, les notes d‘un carnet de route tenu pendant la guerre ( Elles rendent compte des évènements vécus jours après jours par les soldats de la 3° compagnie d’artillerie du 158°Régiment de la 43° division d’infanterie, au cours de la déroute des armées françaises bousculées par l’offensive Allemande de l’été 1939.)
Et ensuite, par la correspondance échangée entre mes parents, mais aussi avec leur entourage, j’espère leur faire comprendre que chacune de ces lignes, écrite par des mains qui ne tremblaient pas, expose un courage, des convictions et un l’idéal dont il serait criminel de ne pas se souvenir. Ce ne sont pas seulement des mots que l’on lit! Nous ne sommes pas au théâtre, dans le romanesque, mais dans la vraie vie, avec des larmes, de la violence, de la torture. Cette belle écriture c’est aussi de leur sang, de leur chair, de leurs sentiments, de leur intelligence. On ne parle pas seulement de mémoire, car ceux qui se sont dressés devant l’oppression germanique et ses collaborateurs français zélés ou corrompus, contre l’esclavage, pour notre liberté sont présents, encore vivants en nous. Nous devons le faire savoir, à nos proches, à nos voisins, à nos concitoyens car la *bête immonde*renait sans cesse à notre porte.
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A la demande de compagnons de captivité, Marinette, votre grand-‐mère résume l’histoire familiale paternelle:
Henri Weilbacher est né en Alsace, le 13 juillet 1917, dans le petit village de WALDERSBACH, arrondissement de MOLSHEIM (Bas-‐Rhin), au quartier de la Suisse, partie du village entre les *quatre routes et l’église, sans doute là où les immigrants suisses du XVIIe siècle s’étaient établis Deuxième enfant d’une modeste famille d’agriculteurs qui comptera six enfants, quatre garçons et deux filles. Cette vielle famille compte déjà d’éloquents exemples de gloire militaire. Son grand père, survivant du 9° Cuirassier de la bataille de REISCHOFFEN (1870), fait prisonnier, emmené à Königsberg, opte pour la France dès sa libération, et rejoint son régiment. Sa glorieuse cuirasse, son casque à plumet, son sabre étaient conservés au grenier et faisaient mon admiration Le père, Emile, qui n’a pu s’échapper à temps est obligé de revêtir l’uniforme Allemand mais il ne se battra pas contre les Français. L’empereur n’a pas confiance en ses recrues alsaciennes, et les emploie, désarmées, à des travaux du Génie. Quand on parle de monter sur Verdun, une malencontreuse casserole d’eau bouillante renversée sur un pied le rend inapte au départ.
Pendant ce temps, à la maison, Emilie, sa jeune femme, élève cinq enfants, et cache à la barbe des Allemands qui entourent le village, deux soldats français, négligeant le danger auquel elle s’expose ainsi. Emile apprend en Russie, la nuit sur un pont, qu’un 3eme fils lui est né. Il aura plus d’un an lorsqu’il le connaitra.
. Toute sa vie, Henri fut un chef, un meneur. Pierre Moll, un de ses camarades d’enfance, raconte (l’Essor, revue des anciens du Cours complémentaire de Schirmeck n°162):
Pendant nos vacances scolaires, il prenait le commandement d’une bande de jeunes de 8 à 13 ans dont il était l’ainé. Nous étions ses soldats et fiers de l’être. Presque toutes les après-‐midi, nous nous retrouvions sur les pentes du pâturage au-‐dessus de Beaulieu. Là, sur la crête montant vers le chemin de carrosse il y a un rocher à deux sommets, qui nous paraissait imposant à l’époque, bien que n’ayant que trois et cinq mètres de hauteur Entre ces deux rochers, nous avions construit une plate-‐forme en pierres sèches d’environ 4 m2. Dans un angle du rocher l’immanquable feu de bois brulait et sa fumée passait à travers le toit fait de perches de noisetiers recouvertes de genêts verts et de plaque de gazon. C’était notre château, notre maison que nous aurions défendu jusqu’à la mort C’était juré, les trois doigts solennellement levés, devant tous les soldats alignés, présentant les armes avec nos redoutables fusils de bois. Les après-‐midi passaient trop vite à construire et à consolider le château, à faire des patrouilles sur le Mont Saint Jean, ou vers le Pansreux, des tours de garde au poste de guet situé plus haut, d’où l’on avait une vue circulaire sur le vaste horizon. Il y avait aussi les corvées de *stocks* de genets, d’eau ramenée dans des pots de camps et, peut-‐on le dire sans rougir,, en maraude de pommes de terre, au *champ des fougères*.
Bien entendu, après toutes ces activités épuisantes, les cuistots nous avaient préparé de ces *brotlets* comme aucun des restaurateurs de la région ne saura en cuire.
Vers le soir, là-‐haut dans les genets, un vacarme de cris, de vociférations, de pan pan t’es mort annonçait l’attaque finale. Les plus jeunes devaient figurer les Allemands. Les pauvres devaient toujours se sauver devant nos furieux assauts à la baïonnette.
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Tous les combats se terminaient par une prise d’armes. Chaque vaillant combattant montait en grade ou recevait une médaille et tous retournaient heureux à la maison, juste à temps pour souper.
Henri connaissait tous les commandements militaires. Il nous faisait aligner, marcher au pas, manœuvrer Mais où avait-‐il appris tout cela ? Henri lisait beaucoup, passionné par l’histoire de son pays. Pour ne pas être dérangé dans ses lectures, il s’installait sur un haut secrétaire dans la salle à manger familiale, et se plongeait pendant des heures dans les livres avec une préférence pour la littérature militaire.
Très vif, et taquin, il faisait de fréquentes farces à sa grand-‐mère, à ses frères et sœurs, s’amusant à effrayer ses tantes. Une fois il avait rasé complètement son père qui lui avait demandé de lui couper les cheveux.
Elève aux lycées Fustel de Coulanges à Strasbourg (philo) et Kleber (maths elem ?) puis à la faculté de Droit de Strasbourg, il obtient régulièrement chaque année les prix d’excellence. Modeste, il n’en tirait aucune vanité. Ma mère, Marinette, a retrouvé, après-‐guerre, ses livres et cahiers, intacts, précieusement conservés par ses parents. Dans une Bible qui lui appartenait, il avait noté sur un petit bout de papier :
* Garde ton cœur plus que tout autre chose, c’est de lui que jaillissent les sources de la vie*.
Après les études, voici 1937.
Il fait une préparation militaire. Inscrit au peloton d’élèves officiers de réserve une fièvre typhoïde l’empêche de réaliser son rêve, mais avec une fierté que peu de Français comprendraient aujourd’hui, il contracte un engagement volontaire au 158°R.et revêt l’habit kaki de simple soldat cantonné à Mutzig.
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PREMIERE PARTIE
Souvenirs d’une bataille perdue.
Carnet de route d’une compagnie d’artillerie du 158° REGIMENT D’ELITE (régiment de Lorette) de la 43°division d’infanterie, pendant les campagnes de Flandre, et de Normandie
1939
La guerre vient. Le 1er Septembre, l’Allemagne envahit la Pologne. Le lendemain La France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne. La MOBILISATION GENERALE est décrétée.
Il quitte la caserne de Mutzig pour Kuttolsheim, près de Strasbourg et commence à griffonner, chaque jour, de brèves notes dans un petit carnet à couverture rouge qui ne le quittera pas, jusqu’à la démobilisation.
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Dans les Vosges, c’est la *drôle de guerre*,démoralisante .Les hostilités se limitent à quelques combats d’avant-‐ postes, à des bombardements de terrain d’aviation, de voies ferrées, de dépôts de munitions, Il assiste a de multiples combats aériens au-‐dessus d’un front qui ne bouge pas Son bataillon participe au renforcement de secteurs fortifiés autour de HAGUENAU, de WISSEMBOURG de WOERTH et dans différents cantonnement des Vosges.
Il écrit simplement:
Heures pleines d’incertitudes. Marche de 8 heures et demi entre BRUMATH et PECHELBRONN. Bivouac dans les bois. Les avions continuent de nous survoler. Je couche dans une voiture. Départ pour Wissembourg. A dix-‐huit heure, contrordre et retour à Pechelbronn.Je couche dans une voiture
Dans les jours qui suivent:
Visites de cantonnements, creusements de tranchées anti-‐aériennes.
Il parait que le 26°régiment s’est replié, esquinté. En route pour Woerth. J’ai vu passer des tirailleurs sénégalais.
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18 SEPTEMBRE: La RUSSIE entre en guerre et envahit la POLOGNE.
20 Septembre
Bivouac sur la paille .Traversée de villages évacués .Drôle d’impression. Nous aménageons des tranchées anti-‐ aériennes. Marche de 4 heures avec masque. Tocsin. J’ai une chambre.
23 Septembre:
C’est incroyable, je ne fais presque rien. Survol d’avions. Gallet rentre noir. Je m’ennuie et écris pour me distraire.
25 Septembre.
Bombardements. Je monte aux travaux. Creuse un épaulement de *25*.
Et pendant les semaines suivantes:
Cantonnements et travaux divers, au col de Wiep, puis à Kulhendorf, Betelsdorf, à Wissembourg. Combats aériens. Un fritz descendu. Pluie, bruits lointains de canons et de mitrailleuses Bon moral mais ennui. Régime de mystères! Réclame des imprimés pour passer le temps. Combats sporadiques autour de Hoffen.
13 OCTOBRE: Suis gérant de popote.
15 OCTOBRE: Combat aérien au-‐dessus de Hoffen.
21 OCTOBRE: J’ai vu fonctionner des mitrailleuses de *20* contre des avions.
22 OCTOBRE: J’ai vu Henri LOUX. (Le père de nos cousins, Pierrot et Dany).
30 OCTOBRE: Combat aérien. Un Fritz descendu
NOVEMBRE
Le 3 Novembre: Haguenau De garde.
Le 13 novembre: par camion, dans la nuit vers HOHWILLER. Relevé par le 107° R.I.
Les 16, 17, 18,19: En car, départ pour BITCHE. Couchons au collège .Routes gelées. Montée en ligne. Relevons le 123°R.I.A 18 h 30, Violents bombardements sur les ouvrages fortifiés de GROSSWALD et duel d’artillerie.
Veillée d’arme. Il relève les remarques judicieuses d’un adjudant de sa compagnie (Rougetet):* Les hommes qui sont décédés n’ont plus le droit d’écrire à leur famille*! Ou encore: *Il y en a quatre ou cinq qui appartiennent au même trio*!
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Le 22 : prend mon poste d’observateur. Bombardements réciproques. Montée à l’observatoire de la Chapelle des saints. La neige est tombée pendant la nuit.
Le 27 : Marche Eschwiller-‐ Bitche sous une pluie et un vent à tout briser.
5 DECEMBRE : Bombardement de la position. Le matin sommes canardés dans les bois. Un blessé. Riposte au mortier. Je veille jusqu’à minuit.
Le 11 Je télémètre pour l’artillerie de campagne du Grosswald.Le 1er bataillon a fait cinq prisonniers.
15 DECEMBRE: .Photos Visite du colonel. Bombardement des hauteurs de Bitche. Gallet se blesse en jouant au Foot.
19 DECEMBRE : Reconnaissance des Points avancés avec le capitaine DE GRAMMONT.
23 DECEMBRE: Rencontre le 12°Regiment d’artillerie de la Division: Echelons épars de soldats crevés. Je couche sur la paille. Froid.
24 DECEMBRE : Suis mal fichu, cafardeux. Givre blanc. Réveillon sur la paille. La guerre Russo-‐Finlandaise continue.
25 DECEMBRE: Il neige. Paysages splendides. Buvons trois bonnes bouteilles pour nous consoler de l’absence de nos proches. Les jours suivants, marche dans un décor magnifique, givre et gel, jusqu’à La Petite Pierre.
31 DECEMBRE: Accompagne la roulante avec mon équipe. Froid de canard.Sarrebourg avec FRETY, PRUDHON, PORTE, PETIT, TIVEL. Réveillon épatant.
1940
3 JANVIER: Séance de ciné à Sarrebourg (Trois de st-‐Cyr).
6 JANVIER: Rencontre avec un aviateur Anglais (Sergent TEEKES).
7 JANVIER: Permission: Sarrebourg-‐ Strasbourg,-‐ Waldersbach en train. Ballades et ski. Retour cafardeux par Saverne. Il fait froid, très froid. Couché dans une grange .Nous méditons sur ceux qui ne montent pas à la riflette qui ont les cantonnements les plus chauds. J’accepte tout, je me fous de tout. A voir les égards qu’on nous porte j’en ai plus que marre.
15: Suis nommé Sergent-‐chef.
16 JANVIER : cinéma Sarrebourg (*les loups entre eux)*.Il neige. Permission à Waldesbach
22 JANVIER: Reconnaissance du champ de tir.
26 JANVIER : En perm à Schirmeck. Fais du ski. Vais à la Perreux, à Fouday
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FEVRIER:
4 FEVRIER: retour par Epinal. Visites de Chaumont
7 FEVRIER: Après avoir tenu les secteurs de Hoffen , puis de Bitche le 158°est au repos et à l’instruction dans la région de la Marne, au Nord d’EPERNAY Arrivée à Fleury la rivière. Vaguemestre au bataillon. Suis vacciné.
En Champagne. Je suis dans un bled ravitaillé par les corbeaux. Cafard. Vacciné. Discute avec des anglais. Sortie le dimanche. Visite de Reims.
MARS:
Le régiment est en réserve du quartier General
Manœuvres de jour. Défilés. Nommé chef de la 1ere compagnie de mitrailleurs.
22 AVRIL-‐ 5 MAI: Perçu 2862 frs. Permission à EPERNAY .Ma cousine Marthe Flaugac me demande conseil en vue de son mariage. Je n’ai que 21 ans: c’est un domaine où je manque vraiment d’expérience et j’ai quelques difficultés à lui répondre! Les villages derrière le DONON sont évacués.
Le 7 Avril l’Allemagne attaque la Norvège.
Départ du Capitaine De Grammont. Arrivée de Dufoix Exercices d’alerte. Manœuvres.
Le 2 Mai: En Norvège, nos troupes se replient!
Déclenchement de l’offensive Allemande dans les Flandres le Vendredi 10 MAI:
10 Heure: Le 3°bataillon du 158° manœuvre aux environs de NANTEUIL-‐ LA FOSSE. Suivant le thème habituel, nous sommes installés en môles antichars pour parer à une infiltration d’engins blindés abordant la montagne de Reims. La manœuvre est réussie, mais un pli apporté par une estafette l’abrège et nous reprenons le chemin du cantonnement de FLEURY LA RIVIERE.
En cours de route, les journaux vendus par des gamins, nous apprennent que la Belgique, la Hollande et le Luxembourg ont été envahis. Un communiqué nous annoncera un peu plus tard que Nancy, Colmar et quelques autres villes françaises ont subi des bombardements aériens mais sans trop de dégâts dans l’ensemble. Le bataillon rentre en bon ordre et défile devant son commandant. L’après-‐midi est tout entière occupée à stocker le matériel du Régiment. Nous préparons fiévreusement un départ qui s’avère imminent, sans avoir, comme beaucoup d’autres, réagi à l’annonce de ces hallucinantes nouvelles. Tous enthousiastes, gonflés à bloc, nous nous promettons de faire *du beau travail *.
Samedi 11 MAI
Nuit indécise, Reims subit son premier bombardement. Les détachements qui nous ont précédés revenus de Mourmelon nous donnent des précisions sur le bombardement du camp où notre division (43ème DI) devait partir en manœuvre. Les dégâts sont limités.
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Dimanche 12 MAI
Au petit jour, nous sommes réveillés par un vrombissement et des bruits d’explosions qui font trembler les vitres. Les bombes sont tombées tout près, dans le bois de la Poterne. Nous sommes toujours en alerte, impatients de partir.
Lundi 13 MAI :
Sur le front de la Sambre, de Maubeuge à Charleroi, les opérations sont loin d’être brillantes. Le commandant Sauvageot réunit le bataillon une dernière fois dans le bois du Héron. Nous y allons, colonne par un, disposés en Défense anti-‐aérienne. Regroupées, les différentes sections des quatre Compagnies s’immobilisent dans un garde à vous rigide, tandis que le chef de bataillon, le Capitaine Dufoix, expose la gravité de la situation, ne ménageant aucun détail sur la foudroyante progression allemande que nous devrons stopper. Nous sommes tous en casque, lui est en képi.
Mardi 14 mai :
A 4 heures30, le bataillon quitte Fleury par la route goudronnée qui dévale les vignobles champenois et traverse en ordre Epernay, Cumières, Dizy-‐Magenta qui dorment encore. Nous n’avons pas perdu notre bonne humeur et marchons attentifs aux ronronnements lointains qui témoignent des incursions de plus en plus fréquentes d’avions Fritz sur la région.
Le cœur serré, les civils nous regardent passer et ne comprennent pas que nous riions. Il y a 8 jours à peine, nous défilions encore, drapeaux et musique en tête dans ces faubourgs.
L’embarquement se fait au quai militaire, comme à la parade. A 8h23, le convoi s’ébranle lentement. Où allons-‐nous? Peu importe, nous verrons bien. D’aucuns prétendent que ça flanche à Anvers. Installés dans notre «40 hommes/8 chevaux en long», nous partons en laissant à quai une section de mitrailleurs pour assure la défense anti-‐aérienne locale.
Le train s’arrête une première fois, longuement, à la sortie du tunnel de Germaine. La DCA anglaise alertée surveille le ciel où quelques avions ennemis ont été signalés. Le calme revenu, nous reprenons notre route. Nouvelle alerte et nouvel arrêt en gare de Reims. Les employés de la SNCF se réfugient dans leurs abris tandis que trois trains de troupes bondés stationnent à quai. Quelques avions français nous survolent. La ligne Reims-‐Laon étant coupée, le convoi est détourné vers Soissons.
Au moment du départ, nous longeons un train de réfugiés, criblé d’éclats. De l’autre côté du quai, nombre de ces pauvres gens évacués de Rethel, entassés dans des wagons à charbon grillagés, attendent qu’une voie se libère. Les convois militaires sont prioritaires. Ce spectacle pitoyable me crève le cœur.
Court arrêt à Soissons avant de filer vers Compiègne où nous sommes repérés par un avion fritz, mais sans suites fâcheuses. En gare, des aviateurs de la base nous offre du *jus*. Nous méprisons un peu ces planqués qui ne nous aident guère quand un fritz rôde au-‐dessus du train. Durant le trajet, nous sommes passés devant un terrain d’aviation de fortune où de nombreux zincs français attendaient, inactifs.
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Trois chars B stationnent, bâchés, sur le quai voisin. L’attente étant longue, nous prenons la soupe, tandis que les trains militaires se succèdent sur les voies. Un farceur que je connais bien a accroché un couvercle à fromage *pure crème 40% de matière grasse* dans le dos de l’adjudant-‐chef Désirey commandant la section de mortiers. Celui-‐ci fait le tour du quai sous la risée des gars qui n’aiment pas trop ce sous-‐officier sévère.
Rassemblement et départ. Nous dépassons la gare de triage de TERGNIER, pour arriver à LE CATEAU. Là, durant un long arrêt nocturne, les hommes commencent à prendre conscience de la proximité des lignes et se rappellent les paroles de notre commandant à Fleury «il faudra vous habituer au grondement croissant du canon, sans cesse plus proche, sans cesse plus fort». Sur l’autre voie, les pleurs de gosses d’un train de réfugiés à quai, nous font frissonner.
Nous dormons tant bien que mal, entassés et transis dans un wagon infect. Mon sac me sert d’oreiller et suprême confort, un journal me protège du contact avec un plancher dégoutant. Je dors peu, incommodé par mes équipements et les coups de pieds de voisins agités.
15 mai 1940
Au petit jour, nous arrivons à HAUTMONT au Sud de MAUBEUGE. Exposés sur nos trop vulnérables plates-‐formes, peu rassurés, nous scrutons anxieusement le ciel. Six bombardiers ennemis apparaissent. Pris à parti par la DCA, ils se détournent. Je crois que ça chauffait pour l’un d’entre eux. Le 212 ° Régiment d’artillerie qui nous précédé a laissé en attente un planton pour orienter les convois militaires qui se suivent. Aux premières heures du matin, en bon ordre, le bataillon débarque son matériel à LOUVIGNE-‐BAVAI.La ville a déjà subi un bombardement. Durant les quelques minutes de loisir qui suivent les opérations de débarquement des canons et leur transfert sur des camions, je profite de la pompe à eau et me débarbouille un peu. La propriétaire de la buvette de la gare nous offre même un excellent café. Dans la gare, des réfugiés belges se pressent espérant trouver un moyen d’échapper au cataclysme.
Le chef de bataillon réunit ses cadres. Je me glisse à ce rassemblement et, stupéfait, j’entends le bref exposé de la situation : « la Meuse vient d’être franchie par nos adversaires, entre Namur et Givet.S’ils passent la Sambre, nous courrons à un nouveau Charleroi. Il faudra tenir coute que coute».
(La 43° D.I. dont fait partie le 158° reçoit l’ordre de s’installer sur la rive nord de la Sambre pour éviter que l’avance ennemie viennent buter dans les arrières de la 1ere Armée encore engagée à Bruxelles)
Des camions doivent nous conduire à 7kms des lignes et nous serons tout de suite au contact. Sitôt débarqué, je réunis mon groupe. C’est le moment d’avoir du cran. Tous promettent de tenir le coup et de ne pas reculer. Je me sens très sûr de mes gars. Des cars nous attendent, camouflés sur la route de GOGNIES-‐ CHAUSSEE Le régiment doit tenir un front de 18 kms, entre Jeumont et Fontaine-‐Valmont
Apeurées, des femmes nous regardent passer étonnées par notre entrain. Tout au long du chemin, la foule manifeste ses encouragements et c’est à qui nous donnera quelque chose dès que le car ralentit. Ces marques de sympathie ne me distraient guère de sombres réflexions portant sur les épreuves qui nous attendent.
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A la frontière belge, des centaines de réfugiés se bousculent en désordre. Sur les routes règne un encombrement indescriptible de véhicules hétéroclites, de jeunes gens à vélo, de voitures, de charrettes, et même de poussettes surchargées d’ustensiles de toute sorte. Les militaires les écartent sans ménagement. Et pourtant partout, on nous acclame.
Au-‐dessus de nos casques un groupe de bombardiers allemands fuit devant quatre chasseurs de chez nous.
Nous dépassons la route de Mons et gagnons FAUREUX puis PEISSANT (siège du P.C du Régiment). Pendant le trajet, quantité d’abris et d’ouvrages de défense signalent la ligne Maginot, mais ils sont pour la plupart inachevés. Des chasseurs ardennais se replient, par petits groupes éparpillés C’est sous le couvert d’un bois que nous débarquerons .Nous avons sans doute été repérés et des vagues de bombardiers déversent bombes et balles pendant une demi-‐heure sur notre modeste abri. Baptême du feu. Immobiles, fatalistes, nous attendons au pied des arbres, que l’orage passe, pendant que nos mitrailleuses ripostent. Heureusement, les dégâts sont insignifiants et nous en sommes quittes pour plus de peur et de bruit que de mal. Les balles qui crevaient les feuilles m’ont fait une drôle d’impression. Je n’aurais pas cru que c’était *ça* un mitraillage au sol.
Je vais prendre les ordres auprès du capitaine Dufoix. La 2ème section de mitrailleuses renforcée de la 11ème compagnie s’installera aux abords de LA BUISSIERE pour défendre l’accès de la Sambre. Nos mulets n’étant pas arrivés, c’est chargés à leur place, à dos et bras d’hommes, que nous partons, portant et trainant le lourd matériel. Deux sections de voltigeurs nous précèdent, moins encombrées. La section mitrailleuse nous suit et cette petite troupe quitte la nationale pour un chemin de terre où la marche sous un soleil de plomb devient terrible. Sur la route que nous suivions, d’incessants convois d’artillerie lourde redescendent vers la France. La DCA, installée dans un petit bois à notre gauche, tire sans efficacité manifeste sur les vagues de bombardiers qui se succèdent à courts intervalles, pour déverser leurs tonnes d’explosifs sur MAUBEUGE. Une épaisse fumée noire s’élève à l’est et au nord. .
Après 7 kilomètres de progression, nous arrivons enfin sur la Sambre. Le groupe de canons de*25*, les mitrailleurs, les voltigeurs, rejoints par la pièce du sergent FRETY installent les batteries en *mole anti-‐chars*.Des travaux de défense sont réalisés. Des champs de tir sont dégagés
A notre gauche les salves rageuses de notre artillerie donnent par intermittence Les Belges de La BUISSIERE nous regardent activer ne réalisant pas encore le danger qu’ils encourent. Sur nos instances, le village est rapidement abandonné par la presque totalité de ses occupants.
La roulante n’a pas suivi et par précaution je m’approvisionne en pain sur un avant-‐train de* 47* et pars rapidement en reconnaissance dans un chemin creux. La première pièce est installée dans une boulangerie dont les rayons se vident à vue d’œil. Durant quelques heures, mes hommes s’acharneront à consolider l’épaulement et à tailler un chemin de repli dans un couloir trop étroit pour permettre le passage du canon de *25*.Cette pièce, bat à 10 mètres un premier pont-‐levis, et à 50 mètres un pont sur la SAMBRE. Si ça cogne il faudra faire vite! La confiance et le calme des voltigeurs et des canonniers est enthousiasmante. La 2éme pièce, placée à 200m de là, solidement retranchée derrière un créneau contrôle les deux rives du fleuve. En deux heures, le village n’est plus qu’une suite de barricades, et sans sortir des maisons on peut circuler, abrité, dans le point d’appui antichar.
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Avec l’accord du lieutenant DES CLAVIERES j’obtiens que mon*25* ne bouge plus .Logés dans une ferme, nos hommes pourront tenir. Ils ont d’ailleurs tout prévu. Les gars de la 11éme ont trouvé de la bière dans une brasserie sur l’autre rive et nous en profitons tous!
Le Génie s’apprête à faire sauter le pont de chemin de fer à notre gauche. Il y a quelques minutes à peine qu’un train vient de descendre.
En fin d’après-‐midi les dernières péniches franchissent l’écluse. Tous les bateliers se précipitent, au ravitaillement, vers la boulangerie. Dans son empressement une jeune femme se fait une entorse. On la relève, évanouie. Transportée jusqu’à sa péniche elle revient à elle, crispée de larmes.
En fin de journée, comme la roulante n’est toujours pas arrivée, FRETY s’improvise* maitre coq*. Il nous prépare une soupe qui vaut bien celle du cuisinier habituel.
J’assume le quart, sur le pont, contrôlant tous les réfugiés et militaires belges (Ceux qui ont des mines suspectes sont dirigés vers le PC).Durant toute la nuit les positions sont consolidées. A notre gauche l’horizon, barrée de rouge, laisse pressentir le choc imminent. On perçoit de temps en temps des rafales de FM, lointaines. J’écris à mes parents et les assure,* en vieux guerrier*, de notre volonté d’en découdre et de vaincre. Tout le monde est prêt, à recevoir * le boche*. Je m’endors dans le salon du boulanger (où mes hommes n’ont rien pris) rêvant à ces malheureux réfugiés dont le sort affreux me révolte.
16 MAI
Le petit jour me trouve vaquant d’une pièce à l’autre, cherchant les meilleures combines de défense. JACQUIER vient me prévenir que la roulante est retrouvée, installée à côté du poste de commandement, à trois kms de là. Sa voix est empreinte d’un trouble qui me surprend. Peut-‐être ce scribouillard a-‐t-‐il enfin envisagé qu’il pourrait se battre ?
Je commande un échange de munitions entre les pièces puis m’occupe de loger et de décharger les mulets qui viennent d’arriver. Ils sont gaiement nommés: Esaü, Coquette et Poulette.
Sur le pont, les artificiers préparent la charge qui va l’anéantir. Le commandant du Génie discute bruyamment avec un capitaine d’*engins motorisés blindés* qui se replient. Ce dernier s’oppose vigoureusement à la destruction de l’ouvrage qui est le seul, de CHARLEROI à MAUBEUGE par lequel vont passer les débris de toute une armée. J’entends «Non! Je m’oppose à ce que vous laissiez ces 25.000 hommes avec leur matériel aux mains des boches». Après de vigoureux échanges d’arguments avec le poste de commandement il obtiendra gain de cause et les sapeurs se borneront à faire sauter, à la grenade, les péniches amarrées sur la SAMBRE. Elles couleront toutes, se consumant en dégageant une fumée âcre, irritante, épaisse, qui masque la rive opposée. Elles offrent malheureusement pour nous, ainsi placées, de beaux appuis à une infanterie qui tenterait de franchir la rivière !
Ça va mal. Les unités (9 me Armée) qui viennent de succomber à ce premier et terrible choc refluent sur le pont toute la journée et toute la nuit laissant une pénible sensation de débâcle. Se succèdent, les motorisés des 1er, 101eme et 361eme Régiment d’artillerie dont certains canons n’ont déjà plus de culasse, suivis d’éléments du 4e Bataillon de chasseurs à pieds. Quelques chenillettes passent, trainant leurs canons. A quelques kilomètres de là, les escadres ennemies s’acharnent sur ces
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convois dont beaucoup de véhicules présentent des blessures terribles. Toutes les voitures sont surchargées .Des motocyclistes des groupes de Dragons se replient, avec souvent quatre hommes par moto. Ils emmènent leurs blessés qui, leurs plaies sommairement pansées, gémissent sur ces engins rapides. Partout le sang et la destruction ont posés leurs empreintes. En un vrombissement terrifiant, l’un après l’autre, des bombardiers piquent sur leur objectif, et doivent souvent faire mouche car les explosions sont suivies de colonnes énormes de fumées.Pas un avion allié n’est venu gêner l’aviation ennemie !
Les hommes qui redescendent sont livides, fourbus. La fatigue et la poussière marquent leurs visages encore terrifiés. Le cœur serré, j’assiste à ce lugubre défilé tandis que le capitaine de blindés compte ses rescapés. Ca va dit-‐il, la lourde est rentrée». Dans un instant de répit, considérant le cran et l’aplomb de mes gars, il ajoute «Si nous avions eu la 43e Division d’infanterie là-‐haut, nous ne serions pas là» ainsi que d’autres arguments flatteurs pour nos chefs.
Dans un fracas assourdissant, un char B s’avance de toute la puissance de sa lourde masse. Il s’arrête devant le pont-‐levis, doutant de la résistance de l’ouvrage. Sa tourelle pivote et son canon se joindra au mien pour interdire l’accès au pont. Sept chars R.35 le suivent. Les autos mitrailleuses, dont beaucoup portent les traces de combats récents, nous dépassent, équipages invisibles.
Le 603e Régiment de Pionniers s’avance, en ordre. Ses hommes n’ont rien vu de la mêlée. Seule la marche les a épuisés. Les Tirailleurs-‐ marocains arrivent, rompus, mais leurs officiers y font régner un ordre sévère. Quelques rescapés des 8e, 77e, 125e Régiment d’infanterie leur succèdent, hagards, certains sans armes, les officiers débraillés. Voilà qui fait l’objet de nombreuses remarques étonnées de mes gars.
Quelques batteries montées s’avancent, au trot. Qu’il s’agissent de camions, canons ou chenillettes, partout s’élèvent les fusils, contre le danger aérien, permanent. D’ailleurs, trois bombardiers surgissent en rase-‐ motte et mitraillant les convois. Pas un chasseur Français dans le ciel!
Le General en chef ( BOUFFET) passe ,mort , dans sa voiture marquée par la bataille.
Ceux qui redescendent ont tous les mêmes questions inquiètes en voyant les murs percés de créneaux et hérissés de canons et de guetteurs: Nous sommes en France? Est-‐ce la MAGINOT?
Le soir arrive et le défilé n’a pas encore pris fin. Je m’approche du Lieutenant de chars. Il rage de penser qu’il vient de laisser sept chars en panne derrière lui, et me fait une sommaire critique de nos erreurs, causes de ce premier échec.
Vers minuit, des cavaliers du 8 me Dragon apparaissent .Encore montés, équipés, ils s’arrêtent pour faire boire leurs montures. Tous ont cette même voix d’hommes qui viennent d’affronter la mort.
Au nord-‐est, le ciel est embrasé. THUIN flambe.
Ce sinistre spectacle ne nous a pas fait perdre le sens pratique et dés, 19h, nous avions frugalement diné. Nous avons même eu à table, des hôtes de marques, tel ce colonel d’artillerie, renseigné par un collègue qui avait déjà apprécié notre cuisine. J’ai failli oublier la politesse du 158e et faire un impair, en interpellant FRETY, par la fenêtre à travers des sacs de sable, «Il est encore là ton colonel»? Et je
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vois apparaitre une tête casquée, un peu fanée, qui me répond «le colonel, c’est moi ».J’ai claqué des talons, salué, me suis excusé et ai repris mon poste.
Cette nuit j’ai peu dormi, assurant la liaison entre les différents points d’appui. Je suis revenu en hâte à mon poste car des F.M. crépitaient vigoureusement à quelques kms de la position.
L’aube voit la fin de cette triste retraite tandis qu’une escadre allemande s’acharne encore sur les ruines fumantes de THUIN.
On apprend avec surprise qu’un repli pourrait s’envisager. Il est vrai que nous ignorons tout de la réalité du désastre. Les allemands auraient franchi la Sambre et auraient pénétrés en France ! Le capitaine de blindés quitte le pont, devoir accompli. On ne l’entendait plus jeter au passage des unités l’appel «AVESNES, MAUBEUGE» signifiant l’ordre de regroupement. Un dernier char B passe le pont. Quelques soldats isolés suivent, puis nous sommes seuls. Derrière nous la D.C.A .tonne.
17 Mai
Au petit jour un avion à cocarde tricolore a rasé la Sambre. Un de nos F.M a tiré, on ne sait pourquoi!
Toute la journée nous édifions des barricades. Tout est prêt, nous attendons, confiants.
A Midi je suis invité à gouter une excellente bouteille de champagne apportée par le groupe de mortiers. Je les quitte vite et reviens à mes pièces.
Dans la carrière, en face, j’ai cru apercevoir une tête. Mousqueton au poing, je me précipite, rejoint par deux voltigeurs .En trois bonds, nous saisissons un Wallon apeuré qui exhibe ses papiers. Je le prie de décamper puis reviens. Il était temps.
Dans un fracas de tonnerre le pont saute, faisant voler en éclats vitres et tuiles. Il faudra trois chargés pour le voir s’effondrer complètement, laissant à leur sort les réfugiés attardés, désemparés sur l’autre rive.
Le silence nocturne sera coupé de fusillades qui ne nous concernent pas.
18 Mai
Au petit jour nous prenons connaissance de l’ordre redouté de repli vers ASSEVENT. SEDAN a flanché. Il faut coute que coute arrêter l’ennemi à MAUBEUGE. En ordre, le 3°bataillon décroche et tourne vers le Sud, accompagné du peloton moto du P.C du régiment. Nous allons nous installer en arrière de la zone fortifiée au nord de Maubeuge, entre Elesme et Grisoelle Nous assurons la protection anti-‐aérienne, à l’arrière garde de la colonne, scrutant l’horizon, à l’affut de la moindre activité ennemie car on nous a signalé 50 motocyclistes allemands sur la route de BEAUMONT.
Tout au long de la route de MERBRE sur SAMBRE à ERQUELINNES, les fossés sont encombrés de matériels intacts abandonnés, munitions, matériel téléphonique. Fréty qui a dépanné un tracteur, le pilote contre mon gré. Tout va bien, j’ai vu passer tous mes amis. Personne n’est resté en rade. Le chef de bataillon rassemble ses éléments avant de poursuivre le repli.
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A l’Ouest de cette bourgade les convois se succèdent sans arrêt. Après une demi-‐heure de pause nous partons vers MAUBEUGES. Sur la porte d’une cave je lis : Ici deux vieilles femmes seules .Au passage elles nous implorent de les protéger des menaces à venir. Nous empruntons la longue rue rectiligne, interminable, qui conduit à la frontière. A notre droite un roulement continu signale le repli d’une unité motorisée. Les suppliques des deux vieilles femmes, le vacarme des chenilles, le bruit des roues et des moteurs sur un terrain défoncé me rappellent l’atmosphère pitoyable de la retraite nocturne des débris de régiments, sur le pont de LA BUISSIERE.
Côté français, les bombardiers ennemis ont déjà laissé leurs traces sur les maisons proches du long ruban de barbelés de la ligne MAGINOT. Notre marche est saccadée, ralentie par des alertes continuelles. Les hommes sont harassés Dans la plaine, un km à l’Est, un convoi d’artillerie fait mouvement. Çà et là, un entonnoir de bombe creuse les prés. Des vaches et des chevaux gisent, gonflés comme des outres .Malgré moi je pense à ce que fut 1914, et je me demande si nous arriverons à ASSEVENT, où nous devons prendre position.
Je pense à ces Belges, qui devant notre orgueilleuse volonté de vaincre, nous avertissaient «Bah! On ne les arrêtera plus, ils passent partout» A notre gauche, dans le fond de la vallée nous apercevons le village de JEUMONT où les mitrailleuses du lieutenant Dumont sont encore en batterie. Soudain la colonne dévie de sa route et emprunte le couvert d’une contre-‐pente. Non sans raison, car des détonations partent de la crête opposée. Les boches sont déjà là, infiltrés. Leurs mitraillettes font un bruit métallique reconnaissable de loin .Plus tard, à découvert, sous un soleil de plomb nous surveillons, inquiets, le survol des escadres Allemandes. Quel carnage si l’un d’eux repérait notre masse! Quelques centaines de mètres plus loin, nous nous arrêtons encore à cause de ces *salauds d’avions*. Mais que font les nôtres?
La route qui traverse le village a sauté .La mine a laissé un cratère énorme et toutes les maisons avoisinantes sont démantelées. Une auto-‐ mitrailleuse et quelques side-‐cars surveillent les environs. Puis les coupoles de la MAGINOT, ses fortins, ses rails se dessinent.
Nous nous croyons sauvés en la franchissant et j’interroge l’un des gardes de la forteresse sur la solidité des ouvrages du secteur. Confiant, il me désigne du doigt l’un d’entre eux dont le dôme émerge à 500 mètres de là. Mais le nombre d’abris inachevés et inoccupés n’est pas sans me préoccuper. Après une courte pause nous repartons.
Un vieillard qui n’a pas survécu aux remous du flot de réfugiés, git raidi dans le fossé. Des faubourgs de MAUBEUGE s’élèvent des volutes de fumées noires. Le 6eme Régiment de tirailleurs marocains est cantonné là. Ses soldats paraissent très excités. Les cafés, abandonnés ont été pris d’assaut par la troupe qui se gorge d’alcool. D’un coin, des cris d’humain que l’on tue me parviennent et me font mal .Il parait que ce sont des tirailleurs qui achèvent un espion.
En lisière de la ville, près du fort de BOUSSOIS la colonne stoppe. J’entends mon nom et me dirige vers le chef de bataillon qui rassemble ses cadres. Dans un bosquet, il expose la situation.
Tous les visages se tendent, conscients de la gravité de l’heure. J’entends encore la lecture de l’ordre du général commandant l’armée, et les mots frappent mes oreilles «La situation est désespérée….Peu de bataillons de FRANCE ont été dignes de vous….Vous pouvez encore sauver la situation. Il faudra tenir, sans esprit de recul» Nous savons trop ce que cela signifie !
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Après un rapide tour d’horizon, un bref rappel des objectifs, la manœuvre est mise en pratique. Les éléments de la 10 me compagnie se déploient en ligne, magnifiques d’allure, dans la plaine en direction d’ELESME. Faire avancer les pièces à travers les blés verts n’est pas sans difficultés. Le capitaine Blocaille, de sa voix éraillée dirige, vocifère, gesticule, encourage nos efforts. Je fais signe d’activer, quand le claquement rageur de fusils part des vergers en lisière d’un village. Comme un seul homme, la compagnie s’est aplatie, puis repart d’un bond. Le capitaine scrute l’horizon et je l’entends jurer «Nom de DIEU, mais ce sont les nôtres! Un geste du casque et là-‐bas je vois, à ma grande joie, s’agiter des uniformes kakis. L’alerte a été chaude, aussi nous ne privons pas de quolibets les gars de la Compagnie de défense anti-‐ chars qui nous fusillaient tout à l’heure .En toute hâte nous gagnons ELESME.
Le temps presse et le capitaine Dufoix ordonne de suivre immédiatement les éléments qui accompagnent le Poste de commandement du bataillon. Ma section doit en assurer la protection.
Un signe d’adieu à mes ami FLANDIN et PRUDHON, et nous traversons la ville, suivis par un groupe de mortiers .La route de *CAMP PERDU* est bordée de nombreux entonnoirs d’obus. Une Compagnie de ravitaillement d’artillerie ralenti notre marche. Peu avant les premières fermes nous croisons la roulante du Bataillon et un ami, André Fivel, surnommé par plaisanterie* Le Vicomte* » en souvenir de bons moments vécus au cantonnement de FLEURY la RIVIERE. «Il ne sortirait pas sans ses gants» disait Henri, qui le blaguait beaucoup .Fréty l’appréciait moins, le décrivant comme froid, rébarbatif, un peu *poseur*, mais avec un grand cœur et une belle âme. Il nous lance un joyeux«Salut!» accompagné du traditionnel «Où vont ces héros, ces faunes»? Evasif je réponds « Je suis, c’est tout» et chacun poursuit sa route.
A GRAND6CAMP PERDU, en quelques instants, les canons sont disposés tout près du P.C, adossés à des épaulements solides, couvrant de larges champs de tir. Paret s’affaire avec ses voltigeurs dans la même maison que moi. J’étais trop satisfait de nos travaux, car quelques minutes sont à peine écoulées que l’on nous désigne un nouvel objectif, dans les faubourgs de MONS .Avec la 9°compagnie nous partons sur un chemin de terre suivant la section Rougetet.Ce dernier, à grand renfort de gestes et de paroles déplore la disparition de ses supérieurs. Ses hommes semblent d’ailleurs un peu désabusés. Derrière les haies, les gueules des *75* de deux batteries du 12° R.A. percent les frondaisons. C’est à peine si on les voit, dissimulés dans le paysage. L’embouteillage qui règne dans ce chemin ralenti la progression et expose leurs avant-‐trains à l’observation. Enfin arrivé, je me présente au chef d’appui le lieutenant Guivarch. Au carrefour de la banlieue une batterie de *75* a pris position en anti-‐char, canons pointés aux quatre points cardinaux. Ma première pièce, bien placée, prend le faubourg en enfilade. La deuxième est plus exposée à d’éventuelles attaques venant de MAUBEUGE, mais aussi du côté de la banlieue.
Alors que nul ne s’y attendait mes hommes me rappellent en hâte, des chars se montrent à l’horizon. Un *75* anti-‐char* a tonné devant nous. Sans hésitation je donne l’ordre d’ouvrir le feu sur ces masses qui avancent dans un nuage de poussière, de tout le fracas de leurs chenilles. Mon pointeur, sans se démonter vise et tire. Mais rien ne les arrête ! Vont-‐ils nous écraser ?
A la jumelle je viens de reconnaitre la ligne de nos chars R.35 dont le premier porte un petit fanion tricolore. Tous ont le canon tourné vers MAUBEUGE. La mitrailleuse de l’un d’eux a crépité. Je fais immédiatement cesser le feu. Mais il est trop tard. Ces trois masses d’acier roulent en trombe, forcent de trois coups de boutoir l’acier et le bois de la barricade que nous croyions infranchissable.
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Ils font 200 mètres et s’arrêtent. Nous nous précipitons auprès d’eux pour constater les dégâts. Les balles de *25*ont à peine marqué quelques éraflures sur les tourelles d’acier. Mais le *75* a porté et le Lieutenant chef de char a été tué, la tête horriblement mutilée. J’enrage à voir les terribles conséquences de notre méprise. Mais pourquoi ne nous avait-‐on pas prévenus que trois chars Français étaient encore dans MAUBEUGE!
En toute hâte, nous creusons des fossés puis relevons une barricade de fortune. Installés en *mole anti-‐ chars* Il faudra se défendre de tous coté .Une partie du régiment, le deuxième bataillon, débouche des faubourgs de MONS. Ses compagnies, colonne par un, montent en ligne vers la ville. C’est à peine si les éléments de tête pourront s’organiser. Les allemands ont progressé plus vite que les unités françaises qui devaient s’y installer La section de l’Etat-‐major se replie déjà, désemparée. Ses hommes, énervés, nous expliquent que de toutes les maisons la mitraille les accueillait et qu’ils n’ont pu s’accrocher à leurs camarades. Je revois une fois de plus les images de la retraite éperdue sur la SAMBRE, de l’ombre du char B. sur le pont. Subirons-‐nous le même sort ?
Des parachutistes ennemis se sont parait-‐il signalés sous divers travestis (sœurs, moines) .Ce sont des avions en rase motte qui les déposent. Nous parcourons les vergers, en patrouille, dans l’intention de les purger de leurs hôtes malfaisants. Les agents de la cinquième colonne nous auraient peut-‐être devancés. Ils ont beau jeu de se cacher dans ce pays bocager ou chaque haie est un abri sûr. Leur uniforme se confond admirablement avec le vert naturel. Mais durant la progression je n’ai rien vu, si ce n’est deux artilleurs qui rampaient essayant de surprendre un*salopard*qu’ils ne trouveront pas.
A mon retour, un infirmier du poste secours malmène un chien qu’il prétend être * boche*.Mon revolver a vite raison de cette méchante bête. La patrouille du sergent BAUD, parti fouiller le château d’eau, en ramène une cape de parachutiste. J’avais d’ailleurs remarqué la fumée blanche qui se dégageait des lucarnes par ou les allemands nous surveillaient.
Dès le début de l’après-‐midi la ferme de SARTS écope. Ça cogne. L’artillerie allemande a repéré le poste de commandement du régiment qui s’y abrite. Le P.C.se déplace plus en avant et l’état-‐major vient s’installer près de nous .La ferme sera tenue par une section sous les ordres du Lieutenant Clauzet. La première pièce de la batterie, sous la conduite de FRETY, est obligée de suivre pour la renforcer de son canon de *25* .Malgré mes récriminations évoquant le peu d’appui qu’elle trouverait en cas d’attaques, l’ordre est formel et je n’ai qu’à l’exécuter.
La deuxième pièce se porte à l’entrée du faubourg. Son emplacement est précaire, mal protégé, difficile à consolider. Elle tire cinq obus dans les créneaux du château d’eau qui riposte. Une balle érafle le bras du pointeur. Au P.C.de la 9° j’obtiens l’autorisation de déplacer le canon vers un poste moins exposé, dans une grange bordant un verger.
Le soir, le lieutenant-‐colonel PUCCINELLI et le colonel ANDRE viennent reconnaitre les caves du faubourg et nous demandent: Laquelle prenez-‐vous? Nous lui répondons «Oh mourir ici ou là, peu importe!
A 21h30 je reviens de la ferme, à pied, seul. Aux premières maisons du faubourg, un*halte* sonore me fige sur place C’est un artilleur qui n’a pas oublié de veiller et m’arrête à quinze pas. Heureusement il me laisse regagner ma pièce.
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La nuit est claire et on distingue des lueurs de fusée rouges à l’horizon. ELESMES a eu à repousser des attaques ennemies et les F.M. ont beaucoup donné. Il parait que le Poste de commandement B .est menacé.
MAUBEUGE est calme mais la lueur des incendies provoqués par les bombardements aériens pendant toute la journée est encore perceptible.
19 MAI
La nuit s’achève sans incident. Au petit jour la batterie s’est déplacée vers un emplacement qui semble plus solide. Des fusillades et canonnades intenses semblent provenir de la ferme des SARTS. Quelques minutes plus tard, des fantassins, le souffle coupé tant ils ont couru, viennent rendre compte de la situation désespérée de la ferme, assaillie par un ennemi très supérieur en nombre. Je suis inquiet pour ma pièce et ses servants .Que va-‐t-‐elle devenir? Mon inquiétude est brève car je vois bientôt apparaitre FRETY portant un F.M. sur l’épaule. Encerclés, bombardés, ils ont dû abandonner la position en y laissant le canon et les blessés, dont certains gravement atteints. Un à un les rescapés de la batterie reviennent. Perrot n’a plus qu’un pan à sa capote. Hervé ne réalise rien. Denizot a un cran étonnant et rage en m’exposant le manque de directives précises du commandement. FRETY a été leur seul chef. Les autres on ne les a pas vus!
Le colonel organise immédiatement une contre-‐ attaque. Appuyés par une forte préparation d’artillerie et un char, nous essaierons de reprendre la ferme. Malheureusement le char s’enlise et la vague d’assaut s’arrête. Bruneau est touché par trois éclats. Marne blessé, a disparu. Tout est perdu de ce côté. Cette épreuve a ébranlé le moral des plus jeunes, et j’ai grand peine à leur faire oublier le danger. D’autres combats effaceront plus tard le souvenir de ces terribles moments.
En effet, à notre gauche, le P.C. est en vilaine posture. D’un peu partout des rafales de mitraillettes claquent. Les mitrailleuses crépitent sans arrêt .Devant nous les débris de la septième compagnie se sont repliés .Dans le fossé bordant la route, des tirailleurs guettent un ennemi qui partout se défile aux regards. J’avance jusqu’au PC de la 9°. Une rafale de mitraillette, partie de 30 mètres, vient se ficher dans le linteau de la porte à quelques centimètres de moi.
Nos *75* ripostent aux *77* et *105* Allemands dont les salves atterrissent vers la 11° compagnie. Il parait que GRAND CAMP PERDU est encerclé. En tout cas le secteur est très agité.
Dans un bruit assourdissant, 8 chars lourds*Somuas* passent, canons hauts. Ils reviendront un quart d’heure plus tard. Le premier d’entre eux a cloué une automitrailleuse boche sur la voie ferrée. Les équipages de trois chars*R.35* qui les suivent nous le confirment. Le beau temps favorise nos adversaires dont, l’aviation pilonne les forts environnants. Que de fois ais je vu tomber ce chapelet de bombes. Chaque chute est marquée par un sifflement caractéristique suivi d’une énorme déflagration.
Trois espions viennent d’être arrêtés. Après un interrogatoire sommaire quelques balles les ont fait expier. Ils gisent, le long du mur qui leur servira de fosse.
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A 19 heure, l’attaque sur ELESMES semble enrayée. Les éléments du 87° Régiment d’infanterie de forteresse qui ont pu nous rejoindre, avec leurs matériels, en empruntant la tranchée anti-‐char viennent renforcer nos points d’appui. Ce sont des, CH’TI MIS. , Ils ont tenus toute la journée encerclés dans leur blockhaus, soumis à un feu nourri d’armes automatiques et de grenades.
Avec eux me revient Bruneau que ses plaies n’ont pas trop engourdi. Il souffre, néanmoins, et je l’oblige à gagner le poste de secours qui regorge de blessés. Le sergent Rougetet a reconnu une maison proche où à tour de rôles, pendant de courtes accalmies, nous allons cuisiner .Que de dégâts dans cette maison bourgeoise ou la moindre fenêtre est devenue une meurtrière. Il y a deux jours que nous mangeons des œufs .La cave en cachaient opportunément de nombreuses douzaines, mais aussi quelques bouteilles! Le pain se fait rare et je le distribue avec parcimonie, partageant il est vrai avec l’ensemble du groupe de mitrailleurs qu’abrite notre point d’appui.
Toute la journée a été remplie du vacarme des canons et des crépitements de mitrailleuses. Pourtant nous n’avons presque pas vu de *boches*.On a amené au P.C du régiment un capitaine allemand prisonnier. Il marchait, arrogant, devant la baïonnette du sergent qui l’avait capturé. Cravaté de ses jumelles, de sa croix de fer, son allure hautaine nous a surpris. Après son interrogatoire il sera emmené, yeux bandés vers l’arrière.
La nuit tombe. Des avant-‐ trains d’artillerie passent au galop sans se soucier des balles ennemies. Leurs pièces vont changer d’emplacement. Ils ont déjà visé le château d’eau, trop bel observatoire pour nos adversaires. Mais, flancs troués il tient toujours debout.
Veiller dans l’obscurité est pénible. On croit voir des ombres partout. On entend des cris d’animaux que l’on imagine humains. Je prends quelques heures de sommeil. Elles me sont une nécessité.
20 MAI
Le lendemain l’emplacement de la croix rouge du poste de secours me surprend. Installée juste à côté du poste de commandement elle constitue un repère bien utile pour l’artillerie ennemie.
Au petit jour, des chars adverses sont signalés. J’assiste à un duel entre char français et canon anti-‐char allemand. A chaque coup bien ajusté du canon allemand, le char répond de son* 37*qui jette une fumée blanche. Chaque tir ennemi est suivi d’une flamme sur la paroi du char. Celui-‐ci se retire, sa tourelle ne fonctionne plus très bien, sa chenille vient de prendre du plomb et il peine. Deux autres chars sont échoués dans le fossé.
L’artillerie *fritz* est de plus en plus active et ses coups se rapprochent. Pendant six heures nous serons soumis à un pilonnage en règle allant du *77* au *130*. Leurs pièces doivent être assez éloignées car un temps assez long s’écoule entre les départs et les arrivées d’obus. Un bruit sourd lointain, suivi d’un miaulement caractéristique précède l’explosion .L’obus sifflant s’abat en un *flon flon* puis éclate en une gerbe de fumée noire. Les fusants explosent haut et laissent un flocon de même teinte. « Tiens, il est pour nous celui-‐là, attention! Et chaque fois ils tombent plus près mais nous devons être *tabous*.
FRETY, sous le feu de l’artillerie, lit dans son trou les Pensées de PASCAL !
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Le Poste de commandement de la division est touché .Les éclats volent jusqu’à nous. Les fils de téléphone forment un fouillis inextricable dans lequel on s’embarrasse à chaque pas. Entre deux rafales deux imprudents ont voulu se ravitailler. C’est à peine s’ils ont évité la salve. Les éclats crèvent les feuilles et se fichent en terre à nos pieds. Je navigue entre la pièce et l’épaulement redoublant d’attention .Certains sous-‐officiers autrefois *grands maitres* du quartier ont trouvé refuge dans la cave. Cette préparation violente ne nous permet pas de douter de l’assaut qui va suivre. Cette fois c’est nous qui sommes visés! Sous les obus, notre colonel épie, guette et transmet par le seul véhicule de reconnaissance qui lui reste.
En début d’après-‐midi, les allemands débouchent de chaque côté de la route empruntant le fossé anti-‐char .Mes jumelles me permettent de bien les observer et je fais ouvrir le feu à une mitrailleuse. Mon colonel bondit, m’engueule et donne l’ordre de cesser le feu, arguant de la présence de Français. Les nôtres on les reconnait bien. On les voit courir à travers la fumée. Je distingue clairement le Lieutenant Larzillière, blessé depuis deux jours, boitant, mais qui ne s’est pas fait évacuer. Là-‐bas les boches, tapis un instant, reprennent leur progression. Le tactac des mitraillettes ressemble étrangement à des trépidations d’objets métalliques.
Sitôt qu’un homme se découvre trop, ou franchit l’espace qui sépare l’emplacement du canon de la maison, une rafale balaie le feuillage. De nombreux impacts sont visibles sur le tronc du cerisier auquel s’adosse notre épaulement. Je ne me suis pas trompé, ceux que j’ai vu apparaitre tout à l’heure débouchent maintenant dans la plaine, en vagues hurlantes. Et dire que l’officier mettait en doute mes observations!
Les F.M. de la 9°section et du peloton moto crachent sans arrêt .Leurs rafales rapides traduisent l’énervement des tireurs. Les départs secs des *75* de la batterie des vergers suivis d’explosions rapprochées brisent la première vague d’assaillants .La deuxième, plus prudente progresse vers nous par bonds. Les F.M donnent. J’entends les artilleurs commander «Débouchez à zéro» .La mitraille sème de larges vides dans les rangs des assaillants. Tenaces ils renouvelleront leurs assauts jusqu’au soir. Ils sont là, à 70 mètres. Nos munitions s’épuisent. Quatre *fritz* casqués s’affairent à genoux autour d’un lance-‐ grenade. Leur projectile éclate à la hauteur du P.C faisant plus de bruit que de dégâts. Derrière moi, le capitaine Renoux me fait signe de baisser la tête. Dans l’embrasure d’une fenêtre il a posté un F.M. dont les salves crépitantes font mouche. Les quatre allemands s’affalent.
Les assauts se répètent à présent des deux côtés du faubourg .Les balles incendiaires se croisent en voute au-‐dessus des ruines. La fumée noire des maisons qui s’enflamment mêlée à celle des explosions nous prend à la gorge et masque l’entrée de la rue. Un sergent, haletant, en débouche. C’est le seul survivant de sa section.
Au poste de secours les blessés, râlant, s’entassent dans des brancards sanglants. Certains disparaissent sous des rouleaux de gaze. J’ai reconnu quelques visages mais par chance, chez nous personne n’est touché. Sans arrêt les brancardiers s’exposent dangereusement. Une de leur équipe est fauchée sans égard pour la croix qui les signale.
J’ai déclaveté ma pièce car les boches sont très très près. Bien vite, en rampant, je réarme car on nous signale des chars.
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Dans les vergers les artilleurs se donnent à leur pièce. C’est fini, ils n’ont plus d’obus .Leur colonel s’adresse au nôtre « Vous pouvez y aller, pour nous c’est fini». Quelques tirailleurs gardés en réserve se joignent aux restes du régiment et sous l’impulsion du Colonel contre-‐attaquent témérairement, à la baïonnette. Beaucoup paient ce courage de leur vie tel le Lieutenant Malgat qui, debout, guidant ses compagnons, tombe, touché au ventre.
Le crépuscule voit la fin de cette furie. Les boches ont rompu le contact. Ils ne sont pas passés mais ils ont installé à 300 mètres une mitrailleuse qui bat la rue et chaque imprudent qui se montre n’évite pas la rafale. . Une tête vue est perdue!
Dans les enclos derrière nous les artilleurs se replient et leurs chevaux prennent le trot à travers prés. Leur batterie a souffert d’une attaque aérienne. Où vont-‐ils?
Dans les prés des hommes s’agitent et scrutent. On a aperçu des parachutistes. Mais les recherches sont vaines.
Le bilan de la journée est terrible. Le régiment est décimé, hors de combat La 43° division a vu disparaitre en quinze jours de combat, près des trois-‐quarts de ses effectifs et n’est plus en état de tenir un front aussi étendu. L’ordre de décrocher arrive à 22 heure. GAGNEZ ,chef de la deuxième pièce emmène un canon et une chenillette vers le P.C. Je ne le reverrai plus .II sera fait prisonnier. Les survivants et leurs matériels se regroupent à la nuit. Usant de ruses de Sioux, les conducteurs entourent de chiffons les sabots des mules. C’est tristement, en silence, que nous partons par la route de BETTIGNIES. Certains mitrailleurs ont abandonné leurs mulets, et nous précèdent portant à dos leur lourd matériel. Il fait par moment un clair de lune magnifique. Nous enlevons nos casques trop luisants, trop facilement repérables par un avion .Nos deux maigres colonnes s’effilent le long de maisons dévastées. D’autres, se consument derrière nous.
Il faut se rassembler pour tenir sur la GRISOELLE à quinze-‐cent mètres de là. Sur la route l’ordre nous est donné de gagner BETTIGNIES où le régiment doit se reformer. Nous nous replions, en évitant les nombreux entonnoirs de bombes qui ont crevé la route, jusqu’à se heurter au lacis de rails et de tranchées de la ligne MAGINOT.. Quelle direction prendre dans ce véritable labyrinthe? Un vrombissement aérien se fait entendre, inquiétant notre petite troupe désorientée, immobilisée derrière une ligne de barbelés.
Après quelques minutes de flottement nous partons aux renseignements au fort des SARTS dont les coupoles émergent à deux-‐cents mètres. Je m’avance vers le fort, dans un dédale de chicanes ou déambulent déjà des têtes connues, l’adjudant Rougetet, le commandant DUMALE et notre chef de musique le capitaine Dieschbourg avec quelques sous-‐officiers du*87°R.I.*tous aussi hésitants quant à la voie à suivre.
La sentinelle, là-‐bas, a appelé « Qui va là? S’il y a un chef parmi vous, qu’il s’avance au ralliement»» Le capitaine lance un «France» éraillé dans la nuit. Nous pressons le capitaine. Ce dernier, timoré ou troublé, hésite, et finalement argue qu’il n’a plus de casque. Sur la sommation du guetteur, il envoie dans la nuit les notes du ralliement (rappel).Malgré la gravité de l’heure je ne puis m’empêcher de rire. Un sous-‐officier du 87°R.I. prendra sa place et après quelques minutes d’attente, nous donnera l’itinéraire à suivre pour rejoindre les lignes françaises car nous sommes encerclés. Derrière nous le tactac des mitrailleuses a repris. Le 10° tient encore et les balles traceuses décrivent là-‐bas leurs
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gracieuses orbes dans un ciel éclairé de fusées rouges. Il ne nous reste plus qu’à suivre les gars du *87°* qui connaissent un peu le pays. C’était sans compter que le matériel lourd ne peut franchir les rails. Nous écartons les chevaux de frises. J’ai fait dételer, arrimer les sacs sur les mulets qui nous restent et nous partons, marchant une heure dans la nuit sans retrouver les guides qui ne nous ont pas attendu. La peur d’être pris gagne les hommes qui s’en remettent à mon initiative.
A bicyclette je pars seul jusqu’à BETTIGNIES. Le village est désert. Je pousse vers COGNIES. Personne! Inquiet je reviens sur mes pas. Que faire? Nous ne voulons pas être pris, ou alors en combattant .Je vais offrir notre appui au fort que nous venons de quitter.
Après les sommations, barbelés franchis, je me présente à l’entrée de l’ouvrage, bordée de fer. Quelques minutes d’attente et l’officier commandant le poste déclare qu’il accepte mon offre de remise de matériel, mais il ne peut nous intégrer, son effectif est au complet. Il ajoute «Vous pouvez toujours gagner les lignes françaises .MALPLAQUET a encore répondu ce soir. Allez-‐y par BETTIGNIES, évitez FEIGNIESoù les boches s’accrochent et traversez la nationale. Vous retrouverez les Français.
Il n’y a plus de temps à perdre. Les fusées se rapprochent. Dans les barbelés j’aperçois une ombre et reconnais le colonel ANDRE .Après m’être présenté je lui expose mon projet. A peine l’ais je émis qu’il m’a déjà donné l’ordre de rester pour assure la protection de la Batterie qui vient d’arriver. «Je n’ai plus que dix-‐neuf hommes mon colonel» « Sergent-‐chef WEILBACHER, je vous ordonne de rester». «Bien mon colonel»!
Alors que je regagne les chicanes, je croise un officier d’artillerie que je connais bien, le lieutenant LOISEAU.Il se replie avec sa compagnie et m’interroge .Je lui fais part de mes intentions, des ordres du colonel et de mes renseignements. Après une courte concertation, la retraite de la batterie est organisée. Mon groupe se joindra au sien et précèdera le cortège, en éclaireur.
Un canon et ses servants resteront sur place cette nuit, en protection. L’aménagement de leur appui, la pose de rails nous retarde un peu mais nous avons vite fait de rattraper puis de devancer le lourd convoi des artilleurs, servants en tête, pour assurer notre mission. J’ai ramassé trois bicyclettes qui gisaient au milieu de harnais épars, près des barbelés. Armé d’un mousqueton, isolé devant la colonne, je suis modérément rassuré. De temps en temps je reviens sur mes pas pour avertir le Lieutenant des passages difficiles.
Le roulement et les trépidations de tous ces équipages sur des routes pavées s’entendent de loin. Le martèlement des sabots des chevaux, le bruit des roues des caissons et des canons résonnent dans la nuit. En de nombreux endroits des fusées s’élèvent. La section restée en place donne du *75*.
21 MAI
A COGNIES-‐CHAUSSEE des chiens nous accueillent bruyamment. Un gros chien noir fait valoir ses crocs blancs aux étrangers qui le dérangent. J’hésite entre deux routes et par hasard m’oriente sur la bonne, longeant la frontière belge. Des traces de chenille sur les bas-‐côtés m’inquiètent. Sont-‐ils déjà passés par là? A l’orée d’un bois, un système de rails défensifs barre l’accès à la frontière Française. Nouveau retard qui se prolonge jusqu’à l’aube. Quelques centaines de mètres à droite se dessine, sous le couvert, la masse noire d’un blockhaus incendié. Surpris, je reviens sur mes pas et alerte mes compagnons.
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Le lieutenant a mis pied à terre et nous approchons prudemment les abords de l’ouvrage. Plus loin une fumée bleue s’échappe d’un deuxième blockhaus noirci. Une casemate est vide. Des objets militaires y trainent encore, épars. Un dépôt de munitions a sauté. Tout est désert.
Des chevaux éventrés gisent sur la route à cent mètres, tout près d’entonnoirs récents. Quelques maisons avoisinantes sont vidées, pillées. Il n’y a pas de doute ils doivent être passés par là. Que faire?
Le lieutenant ordonne une pause et fait ranger sa batterie à l’abri d’une allée forestière. Je partirai en reconnaissance pour déterminer notre position, évitant la route de BAVAY, peu sûre. Mousqueton en bandoulière, suivi à cent mètres par FRETY, je roule à bicyclette et fouille quelques maisons. Il n’y a plus que les vaches pour nous regarder pédaler. En bordure de route un blockhaus intact est vide. Quelques rafales se font entendre à l’est .J’emprunte la route de FAISNIERE. Les Français, des gars du 87°, occupent le village abandonné. Hagards, ivres, pour la plupart, ils ne peuvent rien dire, sinon qu’on leur a donné l’ordre d’incendier les blocks et de partir. Leurs officiers les ont précédés et il n’y a plus avec eux qu’un caporal-‐chef. Ces informations me suffisent et je parcours à vive allure les trois kilomètres qui me séparent du bivouac pour rendre compte de ma mission.
A cheval! Les pièces ont pivoté et rapidement repris la route du Sud. FAISNIERE est dépassé. Nous abattons deux chevreuils. Il faut penser à tout et le souci du ravitaillement n’est pas le moins important
A FEIGNIES on se bat encore! Ce qui reste du régiment s’est fragmenté. La plus grosse partie avec le colonel, s’est repliée vers QUEVY LE PETIT et y livre encore combat. Après avoir fait des efforts désespérés pour rejoindre l’armée du Nord elle va succomber dans la région de THULIN. Nos adversaires ont employé trois Divisions pour en venir à bout! Notre groupe s’est heureusement dégagé et poursuit sa retraite, espérant rejoindre au Sud les éléments rescapés de la 43° division.
22 MAI
Vers HOUDAIN des empreintes de blindés sont visibles sur le goudron. A BEVIGNIES un petit pont n’a pas sauté. La mine préparée par le Génie n’a pas explosé. Ici, des troupes ont dû se replier rapidement car deux mitrailleuses et leurs munitions gisent au fond de l’eau. Nous récupérons les armes. Elles n’ont même pas tiré.
Des réfugiés belges qui remontent vers le Nord nous annoncent que des blindés Allemands sont passés à SAINT-‐QUENTIN .La route du Sud n’est plus recommandée. Après une pause dans les vergers, à AUTRAPPE, sous un soleil de plomb, notre troupe, accrue d’un groupe de tirailleurs du87°R.I. et de son lieutenant, remonte alors vers la Belgique, se défiant d’être repérée par l’aviation. Je n’ai pas encore vu un seul avion allié alors que se succèdent à droite et à gauche les escadres allemandes qui vont bombarder LILLE. Il parait que nous n’avons que 5000 avions à opposer aux 20.000 engins Allemands.
Il y a presque quarante-‐huit heures que je n’ai pas fermé l’œil. J’ai laissé ma bicyclette. Epuisé je me hisse sur un avant train et somnole, rudement bercé par les secousses et cahots.
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Dans les villages traversés, de rares habitants s’étonnent qu’il y ait encore des Français ici. Denizot et Valencier qui nous précèdent s’arrêtent brusquement. Là, à quelques centaines de mètres trois allemands sortent d’une auto mitrailleuse qui pousse devant elle un groupe de prisonniers. L’un des Allemands, sans arme, agite la main et crie vers les cyclistes «Allez-‐vous en». Encombrés de leur mousqueton en bandoulière, nos éclaireurs restent sidérés, avant de piquer des deux pour prévenir la batterie qui les suit à distance. Tout le monde fait demi-‐tour et file à travers la campagne, par un chemin creux, droit vers le Sud Après le difficile passage d’un gué où les lourdes fourragères s’embourbent-‐nous suivons un chemin de terre en direction d’ANGREAU .Un artilleur inexpérimenté appuie sur la gâchette de son mousqueton. La balle ricoche et se fiche dans le nez d’un de ses voisins qui s’effondre. Denizot nous croyant dans une impasse est parti seul. Alors que nous progressons en plein champ, deux avions ennemis passent en rase-‐motte. Nous n’avons pas tiré. Ils n’ont pas dû nous voir. A gauche la section du lieutenant GARNIER s’avance dans la plaine. Ils ont tiré jusqu’au matin. Une pause pour remplir nos bidons d’une eau infecte et la batterie au complet rentre en France. Les pyramides noires des mines de Valenciennes ferment l’horizon. Nous complétons nos réserves dans les épiceries béantes de QUIEVRAIN bombardée. La route que nous suivons gagne un bois, tout du long bordée de matériels abandonnés dans une retraite précipitée.
Mes hommes sont juchés sur les caissons et ils n’en descendront pas avant le prochain village où tous les fantassins du 87° abandonnent le convoi pour renforcer les intervalles séparant des casemates tenues par le 54°.Au bord de la route j’admire le courage d’un sergent-‐chef et de trois de ses grenadiers qui attendent calmement en avant des lignes fortifiées. La nuit dernière ils ont déjà été taquinés par des cyclistes boches.
Les survivants regroupés du 15-‐8 continuent leur route en compagnie du 12°Règiment d’artillerie vers CONDE/ESCAULT que nous atteignons à 1 h du matin par un chemin forestier bordant un canal.
23 MAI
Dans le clair-‐obscur de l’aube des bataillons montent prendre position devant les lignes Allemandes à l’autre bout de la ville. Le canon tonne et la lueur des incendies éclaire la nuit qui meurt.
La grande rue est jonchée de cadavres de chevaux. Les maisons flambent. L’air est empli d’une odeur âcre de pourriture. Un «Arrêtez!» lancé par quelques fantassins qui sont là stoppe le convoi qui filait droit vers les lignes boches proches de la ville. Epuisés nous apprécions la soupe servie à la roulante du 12°R.A. Quittant le groupe qui n’a plus qu’à se laisser guider je me glisse sur des sacs, sous la bâche d’un fourgon. J’ai très peu dormi quand les cris du conducteur affolé me réveillent. La colonne est partie et il ne sait pas où. J’ai toutes les peines à le calmer avant de le mettre sur le bon chemin. Sur la route de VALENCIENNES nous récupérons, sur une de nos plates-‐formes, la charge d’un fourgon de munitions dont la roue s’est brisée. Tout matériel est bon à prendre. Assis sur les marches d’un fourgon, puis sur la flèche d’un* 75* je somnole croyant à chaque cahot percevoir les trépidations d’une mitraillette.
VALENCIENNES tient bon malgré la grande activité d’escadres allemandes, innombrables. Une ligne de résistance avec ses canons et mitrailleuses émergeant du sol s’étend sur l’ESCAUT. Nous traversons DENAIN dévastée et arrivons à SOMAIN ou le cantonnement est vite fait. Les hommes, morts de fatigue, s’allongent et dorment, indifférents aux vagues d’avions qui viennent larguer leurs bombes aux alentours.
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Il y a dix jours que je ne me suis pas déchaussé. Je contemple mes pieds meurtris. Ragaillardi par une toilette sommaire et restauré, tout va mieux. Je n’ai pas le temps de m’installer que nous repartons déjà. C’était trop beau! A midi, sacs bouclés, servants et voltigeurs en éclaireurs, nous entrons dans le secteur Anglais. Les ponts sont gardés par des *Tommies*qui patrouillent en colonne. Leur D.C.A. tient en respect l’aviation ennemie. Cela nous ranime un peu. Toute la journée et toute la nuit nous marchons dans des villes dévastées. La nuit est fraiche, claire, étoilée de tous côtés de fusées blanches, maintenant familières. Chaque fois que la lune nous éclaire un peu trop, nous stoppons. Pas un homme ne fume. Quelques avions ronronnent au-‐dessus de nos têtes. Une automitrailleuse anglaise est en position. Son canon surveille la route mais ses servants endormis sur *la dure* ne nous voient pas passer. Au petit jour nous découvrons AULCHY. Des soldats gardent un espion flamand. Le tout jeune homme, pâle, sent que son avenir est compromis.
Dans un anglais que je voudrais compréhensible je bavarde avec des soldats britanniques et espère leur faire sentir que les Français n’ont pas cédé sans se battre. L’un d’entre eux m’offre son insigne en souvenir.
Nous ne restons pas là et poursuivons un kilomètre, jusqu’à L’ARCHIES, ou nous aurons vingt-‐quatre heures de repos. Hommes et chevaux apprécient. Le cantonnement est agréable. Les hommes reçoivent des vivres et du tabac belge. Je fais un brin de lessive dans la cour de la ferme, et pense au lendemain, distrait un moment, par la dispute bruyante d’une fermière française de retour, avec une réfugiée belge.
A la sortie du village une batterie anti-‐aérienne anglaise donne constamment sur les vagues ininterrompues de bombardiers qui vont écraser le Sud de LILLE.
Dans l’après-‐midi deux espions sont arrêtés .La prévôté s’en désintéressant, trois canonniers s’en chargeront et l’un des prisonniers sera exécuté. Pourquoi trois bombes sont-‐elles tombées à 60 mètre de notre bivouac? Le doute n’est pas est pas accordé aux suspects.
A la popote j’ai fait plus ample connaissance et sympathise avec les sous-‐officiers de la Batterie. Vraiment ce sont des types épatants nos artilleurs! Le soir je serais l’hôte du Lieutenant LOISEAU. Le diner est presque un festin; Je comprends que les caissons des artilleurs ne sont pas que des caisses à obus
J’ai passé la nuit avec FRETY, appréciant le confort d’un sommier, et ma foi j’ai bien dormi.
24 MAI vendredi
Les pertes sont énormes. Peu à peu les isolés, les attardés, dont deux rescapés de la section Rougetet laissés sans directive à BAVAI, rejoignent,. Un chef de chasseurs, venu se ravitailler, tente, avec quelques un de ses soldats, de retrouver son bataillon qui doit se regrouper au Sud de LILLE. Je retrouve encore le Capitaine Merel de la Compagnie d’approvisionnement du régiment.
Les hommes sont reposés et le moral remonte. L’Etat-‐ major d’une Division d’infanterie d’Afrique du Nord vient prendre notre place. J’écoute leur radio. On tient sur la SOMME, on attaque même! Bravo! Quelle joie que ces nouvelles, nous qui en étions totalement privés. Et puis un employé de la
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S.N.C.F. ne vient-‐il pas de dire que le chemin de fer de LILLE allait fonctionner Pourtant, des réfugiés flamands remontent, refoulés par les boches à BETHUNE.
La pause est terminée. Ce soir, en route vers CARVIN .Toute la nuit nous activons. C’est une étape éreintante. Sur une route pavée, le trot est pénible, et un caisson de *75* n’est pas un véhicule très confortable. Il faut pour se diriger beaucoup de prudence. Les Allemands ne sont pas loin et ils ont l’air de progresser à grands pas comme le montre, à gauche, la proximité de la canonnade.
A l’aube nous franchissons le pont de SAINT QUIN gardé par les Anglais. Après quelques recherches nous retrouvons enfin les débris de la 43°division qui protège maintenant le Sud de WAVRIN. Quelle n’est pas la surprise de nos anciens camarades en nous voyant arriver, hommes et matériels! Je détaille notre périple au commandant du 3° Régiment de tirailleurs Marocains avec lequel, regroupés, nous allons, former un bataillon mixte.
25 MAI.
Le repos sera bien court. Mon groupe devenu voltigeur, est de gardes aux issues. Les tirailleurs que nous relevons nous passent les consignes. On nous redonne cartouches et grenades. J’ai pris un fusil, J’aime mieux cela que mon revolver .Une usine de textile nous sert de refuge, pauvre édifice livré à un pillage savant. Peu à peu, civils et tirailleurs le vident de son contenu.
Nous avons pour mission de surveiller et de tenir la plaine .En même temps nous sommes groupe de Reserve. Chacun s’affaire à sa meurtrière ou dans son trou individuel. Je m’empresse de renforcer la barricade. Le 4° bataillon de pionniers vient nous épauler. L’artillerie se déchaine au Sud de LILLE. J’ai peine à obtenir des vivres et surtout, du pain auprès des planqués de la compagnie* hors-‐rang*, (personnels administratifs ou chargés du ravitaillement et des communications du régiment) qui n’ont fait que se replier en voiture. C’est incroyable le nombre de gens qui s’y sont fait affecter!
J’ai dormi comme une brute sur une pile de capotes. Des civils sont encore là et m’offrent un café au lait. J’achète du pain, fade, sans sel, très apprécié quand même .Une Dame très chic nous loge et nous a même préparé un repas. Sa fille est très enjouée .Tout cela nous détourne du sombre quotidiens
26 MAI.
La Compagnie* hors rang* est partie. J’ai demandé, avant qu’il nous quitte au capitaine MEREL ce à quoi nous étions destinés « Vous? A tenir. Jusqu’au dernier! » J’en suis resté rêveur, pensant à ceux, nombreux, qui savent se tirer du *baroud*.
Toute la journée, bombardements sur les environs de l’usine. La 4° demi-‐ brigade de Chasseurs se bat encore à FEIGNIES et avec l’aide de l’infanterie de la 6°compagnie, tient SALOME et colmate la tête de pont de LA BASSEE.
Le soir, des anglais et des éléments de la 3° Division légère motorisée se replient, en ordre, venant du bois de PHALAMPIN ou parait-‐il ça cognait dur. Je contrôle les voitures. Auprès de la barricade, les motocyclistes de garde sont impitoyables et n’ont pas de répit. A chaque instant les sentinelles ouvrent et ferment la barricade. A chaque fois, qu’elle émane des occupants d’une somptueuse limousine ou d’une automitrailleuse une voix répond à l’interrogation et s’identifie«3° D.L.M».
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La nuit est calme. Le matin nous retrouve, perdus au milieu des tirailleurs.
27 MAI
Dès huit heure les bombardiers rapides ont repris leur mitraillage au sol et leurs flottes successives s’acharnent sur LA BASSEE. L’air vibre à chaque explosion .Les vitres volent en éclats jonchant les rues. L’ordre de départ arrive, comme d’habitude, pour une destination inconnue. Des Anglais isolés refluent,déséquipés. Le bataillon mixte s’ébranle section par section rasant les murs de WAVRIN. La section du lieutenant Dumond rescapée du 15_8 marche en tête.
Je n’ai plus que les 18 hommes ramenés de MAUBEUGE .Les mulets et leurs conducteurs, nantis d’un nouvel équipage ne suivent pas, affectés à d’autres missions. Dans la plaine proche un avion Anglais s’est écrasé, cocardes noircies. La colonne progresse par à-‐coups, inquiète de se faire repérer par les bombardiers. A chaque alerte, Gazeau notre réserviste,s’ agite et cherche le couvert d’un mur, croyant être plus en sécurité.
Nous arrivons à un passage à niveau alors que des obus tombent à gauche sur la voie ferrée. La proximité des éclatements nous surprend .Les Allemands sont-‐ils si près? Nos chefs semblent manquer de directives. Par erreur une compagnie de pionniers et notre bataillon se sont engagés dans un chemin de terre conduisant à FOURNES .Après quelques déplacements hasardeux, nous attendons plus d’une heure, éparpillés en plein champ et sur les bas-‐côtés de la route, surveillant anxieusement le ciel. Enfin notre guide, le lieutenant Dumond est retrouvé. Il s’est réorienté. Le capitaine des pionniers s’est sans doute trompé. Demi-‐tour!
Sur la route de SAINT-‐QUIN une boutique étale ses menus objets. J’achète un porte-‐monnaie. J’ai perdu le mien.
J’ai faim. Depuis hier nous n’avons rien mangé. Je n’ai pas vu de boulangerie. Le bourg est calme. Colonne par un la compagnie s’étire, s’arrête, reprend sa marche jusqu’aux dernières maisons du village .Un *47* et ses servants sont en batterie près du cimetière. Des débris du*131° R.I.* attendent près de la route. Ils ont subi de grosses pertes et s’étonnent du petit nombre d’armes automatiques dont nous disposons. Abrités dans les bâtisses nous attendons les ordres. La canonnade se rapproche. A deux-‐cent mètres, deux fusants éclatent et leurs flocons grisâtres flottent un moment .Nous devons être repérés. Il est grand temps que nous avancions. Là-‐bas, dans la plaine, la masse rouge du village de MARQUILLIES est notre premier objectif. Les gars du 131°progressent sur la route. Comme les tirailleurs marocains, nous avançons en ligne dans les champs, au grand regret de deux de mes hommes obligés d’abandonner leur vélo. Un tirailleur est touché et sa manche déchirée laisse voir un bras sanglant.
Mes hommes respectent les distances. A gauche les tirailleurs nous appuient. Sur notre droite une section de mitrailleuse progresse. Cinq cent mètres devant nous les parapets d’une D.C.A. abandonnée dressent encore leurs épaulements. Tout irait bien .Mais deux avions d’observations apparaissent et décrivent inlassablement des cercles menaçants au-‐dessus de nous .Inatteignables, ils nous ont vu et guident les tirs de l’artillerie sur notre ligne mouvante
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Les fantassins, d’abord plaqués au sol, sont repartis par bonds Une deuxième salve mieux ajustée nous cloue dans le blé vert. Les explosions sont de plus en plus rapprochées .Entre un départ et une arrivée d’obus, toute la ligne bondit, puis se colle au sol dès le sifflement précédant l’impact, progressant par saccade, cherchant la protection d’un abri. Joignant le geste à la parole je désigne un fossé comme objectif Au combat, il suffit que le Chef commande, qu’il montre qu’il n’a pas peur, toujours en avant à l’engagement, le dernier au repli. Si ses hommes lui font confiance il est obéi sans hésitations. Nous y sommes. Il était temps! Des *minens* tombent à quelques mètres de la route et leurs éclats nous rasent la tête en sifflant. Mon masque me gêne et, tandis que plaqué dans les orties je l’arrime, un tirailleur énervé me presse « Allez, le jeune Chef avance ».Je le rassure et reprends la progression.
La perte de mon bracelet de montre m’importe peu! Essoufflés, trempés nous atteignons MARQUILLIE, traversant d’un bond la patte d’oie à l’entrée du bourg. Il manque 2 hommes.
Je confie les autres à FRETY et pars en reconnaissance prendre les ordres au P.C à l’autre bout du village, progressant de maison en maison, rasant les murs. Les Allemands ont raccourci leur tir et arrosent généreusement le bourg. Là-‐haut les mouchards virent sans arrêt.
A mi-‐chemin abrité sous un porche, une explosion arrache tout un pan de la maison. A peine engouffré dans la maison voisine, un obus tombe au milieu de la rue, soufflant portes et fenêtres. J’ai failli me faire descendre! A cinquante mètres, un conducteur Arabe, stoïque, n’a pas lâché sa mule. Mes recherches sont vaines. Le lieutenant est introuvable. Le chef Martinot a lui aussi perdu son supérieur. Le chef de bataillon me confie la défense du P.C. avec une section de mitrailleurs. Non sans peine, à travers un dédale de ruelles je rejoins mon groupe qui s’est abrité dans la cave d’une auberge.
Une compagnie s’installe le long de la voie ferrée. Un canon de *25* bat le carrefour. Les boches nous pilonnent. A droite une batterie, repérée, est réduite au silence par des* minens*.
Une cohue surgit de la route de SALOME. Ce sont Les survivants de la 4eme brigade chasseurs qui se replient suivis d’une compagnie de pionniers. A bout de munitions, Ils ont cédés sous la ruée. Crispé de rage, Bourgeois, jeune et ardent sous-‐officier se désole du comportement des *réservistes* qui ne pensent qu’à se tirer «Les salauds, ça ne m’étonne pas qu’on soit battus»! Et il disparaît dans la lugubre cohorte. Une chenillette surchargée de tout son personnel, ferme la marche avec l’auto du commandant du 3° Régiment de tirailleurs Marocains. Il nous confirme l’ordre de repli. Sur la route, un homme, la face noircie, est accroupi au milieu de la chaussée. Il semble s’appuyer sur son fusil. L’obus lui a creusé un trou béant dans le dos et cette masse rouge et sanglante tranche sur le kaki de sa capote.
FRETY et moi décidons de retarder le départ et d’organiser notre repli dans l’ordre et dans le calme. Discipliné, le groupe se déploie en ligne dans la plaine. D’autres fuient devant nous encadrés par le bombardement.
Nous formons une cible qui doit bien se détacher sur le terrain dégagé. A droite, à gauche, partout les balles sifflent aux oreilles, et soulèvent la terre à nos pieds provoquant un nuage léger. Instinctivement nous nous sommes couchés.
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Je me ressaisis. Il faut montrer aux boches que nous ne fuyons pas et l’ordre est donné de faire demi-‐tour. Genoux à terre, comme à la manœuvre, mes hommes exécutent des salves au commandement. Je ne sais pas où partent nos balles mais les leurs se sont tues. D’un fossé j’envoie une dernière salve. A côté de moi Perrot n’a pas tiré «Je ne peux pas Chef, ça siffle trop»!
Nous rattrapons la colonne des chasseurs sur la route de SAINT-‐ GHIN. Auprès d’un capitaine je m’inquiète de la direction du repli. D’un geste évasif, il me lance «Que voulez-‐vous que je vous dise, je n’en sais rien». Partout dans la plaine des colonnes de soldats refluent vers FOURNES. La pagaille qui règne dans ses rues est inimaginable. Les voies sont encombrées par des convois d’artillerie, par des voitures plus que combles de Dragons portés .Que de chiens écrasés sur cette route où rien pourtant ne peut plus avancer. Mes hommes me suivent, se tenant par le ceinturon par peur de se perdre dans la confusion.
Sur la route d’ARMENTIERES, une auto mitrailleuse Allemande tire des balles traçantes, trainées lumineuses dans le crépuscule, au-‐dessus d’une barricade où stationne encore le génie .Il faut gagner la LYS.
Des civils regardent passer ce cortège désordonné de cavaliers, d’artilleurs, de trains des équipages, de fantassins, de véhicules aux armes et chargements disparates .Que doivent ils penser de ce lamentable spectacle? Exténués, affamés, nous avons réussi à monter sur un fourgon trainé par deux chevaux blancs. Bercé, je m’endors, entre deux cahots.
ARMENTIERE est en ruine. De multiples incendies illuminent les décombres de la ville.
Direction BAILLEUL. Le convoi est rapidement bloqué. Des voix dans la nuit annoncent que les allemands y sont déjà! Direction YPRES? Il est hasardeux de prendre une décision. A un carrefour, deux colonnes de véhicules, d’égale importance cheminent dans des directions opposées.
Le fourgon qui nous ballote n’a pas le même objectif que notre petite compagnie. A regret, pieds à terre. Les hommes épuisés, dorment debout. Une maison où logent déjà quelques Dragons nous accueille et à même les dalles du couloir nous nous étendons jusqu’à l’explosion proche de deux impacts. Retour à la réalité, il faut pousser plus avant sans s’attarder .Cette fois aucun camion ne s’intéresse à quelques fantassins détrempés. La pluie tombe en averses denses et nous oblige à chercher refuge dans une grange bienvenue. Etendu sur des sacs de blé, j’essaie sans succès de trouver le sommeil.
28 MAI
A l’aube le brouhaha nous sort de la léthargie. J’essaie de rétablir * mes côtes en long* et en route vers BAILLEUL. En longeant la file de voitures j’en reconnais deux, portant les insignes de la division. Il faut pourtant palabrer avec les chauffeurs pour y faire monter notre équipe épuisée. Une des camionnettes regorge de vivres et nous passons outre aux menaces et protestations d’un sergent furibard. Nous croquerons à belles dents dans des tartines de pain beurré. Il ne comprend pas, cet individu qui a fait toute la guerre dans sa voiture, que dans quelques heures il n’aura plus à discuter de partage, avec les boches sûrement moins conciliants que nous.
Un kilomètre plus loin il nous faut malheureusement céder nos places à deux officiers (lieutenant Viennot et capitaine Dieschbourg).
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Nous ne sommes plus que trois! La deuxième voiture, avec nos compagnons a filé. Nous prenons le chemin vers STRAZEEL ou nous a-‐t-‐on dit le 15-‐8 se reformait. La route est bordée de barbelés et de casemates, toutes vides. BAILLEUL qui fut une coquette cité n’est plus qu’un amas de ruines et expose ses maisons éventrées, ses rues coupées d’entonnoirs, son hôpital aux flancs ouverts.
A la sortie de la ville la cohue désordonnée reprend de plus belle. FRETY meurt de soif. Il entre dans une maison .Avec Bejoint nous l’attendons en vain cinquante mètres plus loin. Ou est-‐il passé? Nous continuerons sans lui. Camions et chevaux passent à vive allure .Une batterie de *25* antiaériens nous double.
Des avions allemands déversent des tracts .J’en ramasse un. Il représente la carte du Nord avec la situation de nos armées, encerclées et réduites à la fuite par l’embarquement. Dans un texte bilingue il nous invite à la reddition.
A SAINT JEAN CAPELL un mauvais renseignement nous vaut un surcroît de kilomètres. Bejoint est à bout de force. Depuis WAVRIN nous n’avons mangé qu’une tartine! « Chef, faut-‐il aller à STRAZELL?» Nous irons, mêlés au défilé incessant de véhicules anglais et français. Une vague de bombardiers se dirige vers BAILLEUL ensevelissant ses opiniâtres défenseurs. Des mitrailleurs anglais et leur D.C.A. les poursuivent de leurs flocons blancs. Un gros *Dornier* est touché. Dans un vrombissement terrifiant il pique vers le sol et s’abat sur le village proche. Des flammes géantes et une colonne immense de fumée noire s’élèvent de ce brasier. Trois hommes ont sauté. Le parachute de l’un d’eux n’a pas fonctionné. Sa masse grisâtre file vers le sol. Plus haut, deux parachutes retiennent deux hommes qui tels des mannequins se balancent. Les F.M. anglais les visent sans arrêt. C’est criblés de balles qu’ils atteindront le sol.
Je m’éloigne de la route pour gagner le couvert d’une clôture. Un canon de la compagnie d’artillerie anti-‐char s’avance, isolé En un ronflement continu les bombardiers en piqué poursuivent leur œuvre destructrice. Tapi dans le fossé, résigné, je sens passer le souffle des déflagrations.
. Sur le haut de la butte, derrière une haie des *75* sont en batterie. Aucun des servants ne peut me donner de détails sur mon régiment. Nantis de deux vélos nous gagnons enfin les environs de STRAZELL. Un café ouvert nous offre l’hospitalité et c’est à la régalade que nous boirons ce * jus* car les fusants allemands encadrent déjà le clocher.
A la sortie du village nous croisons une conduite intérieure à l’insigne de la *43° DI*.Un bras galonné sortant de la portière me fait signe d’arrêter. Le Lieutenant-‐colonel Trouillet me précise «N’allez pas à STRAZELL, les boches y seront dans dix minutes .A tous les éléments de la 43°que vous rencontrerez dites-‐leur de gagner POPERINGHE et de là, la mer, à la frontière franco-‐belge». La voiture a filé, nous la suivons, communiquant l’ordre à tous les isolés trouvés. J’aperçois les fourgons de la sixième brigade du 12° R.A conduits par le Lieutenant LOISEAU. Leurs batteries progressent dans un chemin creux et se regroupent dans une ferme où je lui raconte mon histoire. Hommes et chevaux prennent un peu de repos. La soupe est servie dans la même sympathique ambiance qu’il y a huit jours. Des réfugiés anglais partageront avec nous le pain et l’eau.
Dans le ciel des bombardiers dont je ne reconnais pas le vrombissement larguent des bombes qui sifflent étrangement. La batterie que j’ai vue tout à l’heure derrière les haies envoie ses salves. Dans les prés voisins les artilleurs anglais sont à leurs pièces.
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Il faut déblayer le chemin entre d’énormes camions et canons abandonnés. Leur contenu fait la joie de certains .Nous sommes sans arrêt retardés par des à-‐coups incessants et bientôt il n’y a plus rien à faire, on ne peut plus avancer.
Des dragons portés descendent de voiture, et sans, raison jettent leurs armes. La rage au cœur les artilleurs ont rangé leurs pièces dans un chemin de traverse et les ont désarmées.
Les chevaux sont dételés et montés. Piètre cavalier je m’interroge quant aux réactions réciproques du bidet et de sa monture. C’est la première fois qu’une telle aventure m’arrive. En guise de selle je n’ai qu’une vielle couverture .L’équilibre est délicat. Mon cheval quoique un peu *osseux* est heureusement docile et obéit à des mains malhabiles.
La route finit par être complètement obstruée. Indécis, nous filons à travers champ, escaladant ces collines historiques du NORD .La colonne avance au pas, s’engage dans un cul de sac et fait demi-‐tour. Je descends de cheval, le guide entre les obstacles. Après un difficile boute-‐selle il se lance au galop à la poursuite de ses congénères revenus sur la route. Du galop nous passons au trot. Quel supplice! Mes cuisses serrent les flancs de la bête à en prendre des crampes. Mes fesses commencent à faire mal. Nous entrons en Belgique. Quelques kilomètres à gauche les obus tombent encore. Des deux côtés des incendies, des fusées. Incertains de notre sort nous croisons des éléments qui vont en sens opposé au notre. A WATON les chevaux s’abreuvent. Mes fesses me brulent et le supplice reprend .Un artilleur a dû m’aider pour remonter en selle. Mon cheval marche en tête. Peut-‐être trottera-‐t-‐il moins?
La nuit tombe. Après des heures d’avancée prudente, des heures d’attente dans des localités belges que l’obscurité nous cache nous arrivons à OOSTCAPELL. Nous avons perdu le Lieutenant LOISEAU, de la 6°batterie, lors de la dernière pause. Des petits groupes de fantassins, de cavaliers s’avancent, au pas, vers la mer.
29 MAI
L’aube nous trouve sur des routes encombrées de lourds camions. Mon destrier se glisse entre eux et tant pis si mes pieds sont coincés, si les fossés sont profonds. Je ne me savais pas si bon cavalier!
A l’ouest l’horizon est barré d’un nuage opaque, rideau de fumée étendu à perte de vue. Je pense à un tableau de DETAILLE (, peintre d’évènements militaires vers 1870). Au carrefour des routes de HONDSCHOOTE et de STEENWORDE je perds Bejoint dont le cheval peinait à suivre, mais retrouve d’autres éléments de la Batterie .Dans un camp abandonné par les Anglais nous trouvons des approvisionnements en quantité. Leurs camions regorgent de tous ce dont nous sommes privés. Des Ecossais défilent au pas, marche scandée par une cornemuse, capitaine en tête, en kilt. D’autres passent en chantant. L’ordre qui règne chez eux contraste avec l’hétérogénéité de nos troupes en déroute. Peut-‐être ont-‐ils moins souffert. Je ne sais ce qui peut rendre nos alliés joyeux mais toute leur colonne entonne un refrain. Nos compatriotes alsaciens ont essayé de les imiter mais le cœur n’y est pas.
J’ai profité de ces quelques instants pour me confectionner une sorte de selle avec des sacs de chiffons et nous reprenons la route, surveillant le ciel, respectant les distances en se faufilant entre des fantassins de toutes Armes.
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HONDSCHOOTE regarde passer le triste cortège. La plaine qui s’étend jusqu’au canal de COLME n’est plus qu’un vaste cimetière de tous les véhicules que la retraite a abandonné là. Des camions de munitions achèvent de se consumer. Balles et grenades explosent .Mon cheval prend peur et s’enfuit, libre dans la plaine, emportant ma musette .J’aurai bien du mal, à pied, à récupérer monture affolée et barda.
Pas plus au Nord qu’au Sud nous ne pourrons passer avec des chevaux. Après les avoir dessellés, nous les abandonnons le long des haies, et en silence nous cheminons à travers des polders noyés sous les flots. Nous longeons un canal défendus par des fusiliers installés sur ses deux rives. Le pont qui barre la route de BRAY DUNES est miné par les anglais. Un major anglais en interdit le passage à tous ce qui n’est pas fantassin. Un tommy s’avance et prévient que le pont va sauter. Peu à peu la route s’obstrue.
Des artilleurs de la *lourde* désarment leurs pièces et jettent les clavettes dans le canal qui semble être le fossé de tous ces débris d’armée. A pied, ce qui reste de la batterie franchit le canal. Des brancardiers de fortune évacuent les blessés des voitures ou ils avaient été délaissés. La colonne poursuit jusqu’à MAIRES .Dans un bâtiment délabré qui avait été une auberge accueillante jadis, nous avons le bonheur de pouvoir nous restaurer. Affamés nous faisons honneur aux plats que ces débrouillards d’artilleurs ont à grand peine réalisés mais je n’ai pu m’asseoir. L’état de mon postérieur ne doit pas être des plus brillants!
A l’ouest des bombardiers sont apparus. C’est encore DUNKERQUE qui va trinquer.
Plus nous approchons de la mer, plus il y a de soldats à se bousculer en cohue dans les bourgs et sur les routes flamandes qui émergent des flots .A GHYVELDE il faut se frayer un passage dans cette pagaïe noire .Je perds un instant la Batterie et seul j’aborde une passerelle qui tamise la foule de troupiers. Un lieutenant du train que la boue n’avait pas taché prétend à traverser avant moi .Une engueulade rabaisse ses prétentions. Huit cent mètres de plaine nous séparent des dunes que nous traversons en jouant des coudes. Une pancarte signale: 43° D.I. camp des dunes. Mais où est le camp des dunes? Comment s’y reconnaitre dans cet imbroglio? Parti vers MALO LES BAINS, sur cette plage qui ne m’est pas familière je ne trouve aucune trace de la division. La marche dans le sable est éreintante. Les unités rescapées se sont regroupées par paquets et attendent juste au bord des flots. La vague humaine s’étend aussi loin que la vue porte. Lassé, je rejoins un groupe d’isolés. On nous donne un numéro. Nous sommes une trentaine par groupes et notre fraction est la 37eme sur la liste des embarquements. Des bateaux de tous tonnages sont ancrés tout près de la côte mais il n’y a qu’un seul bac pour assurer le transbordement de 30 hommes à la fois. Un cargo anglais bondé de * casques plats* s’est échoué à marée basse. Une trentaine d’hommes s’affairent à renflouer un yacht ensablé. La marée montante nous mouille les pieds puis les genoux. On hésite à reculer de peur de rester en rade. Mais force est de regagner les dunes.
Dans la soirée un commandant d’administration appelle là-‐bas, les rescapés de la *43°* division. Accompagnés de quelques sapeurs nous nous approchons des débris de notre unité rassemblés de l’autre cote du poteau frontière. Chasseurs, fantassins marocains, cavaliers, artilleurs, génie, nous ne sommes pas plus de 2000.j’ai vu des écussons du*15 8* mais je ne reconnais pas ces têtes.
Le colonel Braun , assis sur une butte, discute avec nos officiers de l’organisation de la défense des dunes. Son casque à visière dorée le distingue des autres.
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Affalé sur le sable j’ai ouvert une boite de*singe*, repas complété de biscuits Anglais. Je regarde la mer, calme, semée de bateaux de DUNKERQUE à LA PANNE. Certains sillonnent, d’autres viennent s’amarrer devant la plage et embarquent des troupes. Plus loin, l’un d’eux flambe, et, tison ardent se consume en volutes de fumées noires. Les bombardiers ne laissent pas de répit aux navires. Par vagues de quinze ils choisissent un objectif et piquent un à un sur la cible .Malgré la réaction violente des postes de D.C.A. de la marine et de terre, les bombes ont porté, et flammes et fumées s’élèvent de quelques embarcations .
Heureusement pour nous ils ne s’attaquent qu’aux navires. Entassés dans le sable, sans protection, nous formons une cible facile.
Je me suis dressé sur la dune, hélé par deux de mes gars qui viennent de me reconnaitre. En un instant je les ai rejoints. Plus heureux que moi dans leur retraite ils m’ont tous devancé et je retrouve avec émotion Mathieu qui s’est enfui de MAUBEUGE avec Porte. Ce dernier est depuis longtemps en Angleterre.
Le secteur des dunes s’organise pour la nuit. Chacun creuse son trou dans le sable et grignote quelques biscuits cassants. Je me suis assoupi sur une toile de tente, roulé dans ma capote. Je ne sens plus le vent frais.
Ce n’est pas ce soir que nous embarquerons.
30MAI
Avant le jour on nous a réveillés. Aux premières lueurs on nous a emmenés vers BRAY. Fausse alerte. Un ordre trop rapide laissant prévoir un embarquement difficile a provoqué l’abandon sur la plage de la plupart des armes et équipements des chasseurs. Nous sommes revenus sur nos pas. Ça et la masse sombre au profil dentelé des destroyers et navires marchands se détache sur la couleur grisâtre de la mer. Chaque fois qu’une escadre ennemie arrive, chacun se tapit. Des curieux ne peuvent s’empêcher de se hisser imprudemment sur la dune. Le Lieutenant Viennot a beau s’égosiller il y en a toujours pour enfreindre les ordres. La D.C.A. anglaise fait des merveilles. Leur petit canon de*37* envoie des obus traceurs dont les trainées rouges rattrapent l’avion visé. Un *stuka*touché pique vers la mer dans un vrombissement effrayant et s’écrase sur un navire ancré. Des bateaux, la D.C.A. de *bord* est tout aussi efficace et ses petits flocons blancs se collent au sillage de l’assaillant et le dépassent. Des milliers d’yeux suivent, curieux, ces évolutions.
Un caporal du 92° R I. passe portant le drapeau de son régiment. Où est le nôtre? Peut-‐être l’ont-‐ils embarqué avec la Compagnie Hors-‐rang.Enfin nous partons vers DUNKERQUE avec les rescapés de la compagnie antichars. Nous embarquerons à quai, parait-‐il. Nous nous trainons péniblement sur le sable d’une plage parsemée d’armes abandonnées. Le flux culminant a laissé une trainée de goudron au pied des dunes. Un torpilleur git sur la grève, le flanc déchiré.
Hier, deux bateaux anglais flambaient en rade .Ils ont coulé et leurs mats noircis émergent à peine des flots. Des corps largement brulés, raidis, ont été rejeté par la mer. Le bruit des vagues ne couvre pas les « oh hisse » de marins, qui de l’eau jusqu’à la ceinture, essaient de renflouer une chaloupe. Les anglais ont jalonné la plage de repères pour rassembler leurs unités. Bon gré, mal gré nous sommes obligés de contourner leurs groupes. Arrivés à l’hôtel *Terminus*il faut se battre pour avoir
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un bidon d’eau. Une roulante du train laisse échapper un fumet qui accentue la faim qui nous creuse le ventre. Le partage n’est pas à l’ordre du jour.
Nous sommes un peu plus d’une centaine à dépasser la Batterie de côte de MALO ou les nôtres veillent aux pièces. Des soldats récupèrent les fusils que beaucoup ont jetés.
Une escadrille de chasseurs et trois gros bombardiers canadiens rasent les flots. Ils ont à peine disparus qu’une escadre allemande revient à la charge. Leurs bombes ratent leur objectif soulevant des gerbes d’eau.
Les sifflements des obus allemands nous tiennent compagnie. La salve est trop longue et se perd dans l’eau. Sous nos moqueries, deux jeunes soldats du train, qui je crois, entendent pour la première fois le bruit des obus, bondissent à l’abri des trous que nous avons creusé. Ces tringlots se sauvent vers le Nord. Installée de l’autre côté du canal de BERGNES l’artillerie Allemande nous harcèle et les coups tombent maintenant sur les dunes. Un avion de reconnaissance aux cocardes tricolores passe très bas. Nous nous sommes tous montrés mais quelques minutes plus tard nous comprenons la supercherie. Cette fois les maisons et les rues écopent. Profitant du désarroi je me glisse entre les voitures précipitamment délaissées et j’en reviens les bras chargés de conserves et de sirop. Un malin a découvert un pot de confiture que j’avais planqué lors d’une première visite. Je l’ai retrouvé vide. Certaines ambulances n’ont pas déchargé leurs blessés qui gisent, morts dans leurs brancards. Entre les salves j’explore les maisons proches, mais leurs locataires en uniforme les gardent jalousement.
Le soir, colonne par un nous démarrons vers MALO en longeant la mer. La ville est détruite. La rue est jalonnée de cartes qu’un état-‐major anglais, trop empressé de partir, a abandonnée là. Le monument de GUYNEMER se dresse intact devant une rangée de maison éventrées. Près du KURSAAL les rues ne sont plus qu’une ligne de cheminées branlantes. Les entrailles de chevaux morts s’étendent sur la chaussée. Au pas de course nous traversons les carrefours battus par l’artillerie. Le passage du pont qui donne accès à la ville est ciblé par la mitraille et son passage, risqué, est angoissant, fractionné, prudent.
De l’autre côté, le parc qui nous abrite est trop petit pour héberger cette masse humaine. J’imagine avec horreur le hachis qu’un obus provoquerait en tombant ici. A mi-‐voix les appels tentent de mettre de l’ordre. «Par ici le 1er, par ici le 15-‐8 …..»
En silence, les allées sont traversées et nous nous entassons coude à coude dans un bosquet bordant la route nationale. Nous sommes vernis! A peine plaqués au sol un obus passe en sifflant et explose là où nous venons de passer. Collés à terre nous grattons l’herbe. Indifférents aux salves qui partent des docks, nous ne prenons même plus la peine de creuser un abri.
31 Mai
Jusqu’au petit jour, anxieux nous voûtons le dos à chaque explosion. A gauche les chasseurs sont moins veinards que nous. Une rafale en a couché une dizaine qui râlent un moment. D’autres, blessés, sont transportés à l’hôpital de MALO. Tout près un F.M. crache sur un avion. Un imbécile a cru reconnaitre l’odeur du gaz alors qu’il ne s’agissait que de goudron et de fumées. Nous en sommes quittes pour une émotion supplémentaire et à garder le masque quelques temps.
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Sur la route, la marine veille. Une automobile a essayé de forcer le barrage. Une détonation l’a bloqué sur place. Une voix vocifère. J’entends la sentinelle répondre «C’est notre consigne, et nous, les marins nous ne foutons pas le camp».
Immobile j’en ai assez d’attendre. Les avions nous survolent, rien de chez nous ne riposte. En rasant les murs nous démarrons vers la place de MINCK, nous abritant dans des maisons à demi démolies, progressant par bonds, respectant les indications de nos éclaireurs.
Quelques civils errent encore de cave en cave. Des chevaux mutilés agonisent sur les pelouses d’un parc. Un chasseur s’est avancé et d’une balle de mousqueton abrège les souffrances de quelques-‐uns d’entre eux. Plus loin les obus ont couché des Anglais dont les cadavres à demi décapités gisent sanglants. Sur une charrette des chasseurs transportent leur capitaine blessé. A l’autre extrémité de la jetée des salves s’abattent de plus belle. Ça ne va pas être drôle de passer entre elles. Tant pis nous sommes tous devenus fatalistes. A notre tour nous nous engageons vers le mole. Des rafales tombent près du phare ou nous devons passer. Les matelots de la défense côtière, impassibles attendent près de leurs pièces Un navire hôpital blanc s’avance lentement contre la jetée.Au pas de course les passerelles sont traversées. Les projectiles sifflent, nous couchant dans l’herbe .Bombes et obus ont creusés des entonnoirs dans le sable. Vers 11 h nous approchons de l’appontement attendant qu’un bateau accoste. Des marins sont là et nous donnent du pain de guerre. Le long du quai, là où nous sommes, une dizaine de camarades gisent ou la mitraille les a cloués. Je les reconnais à peine dans leurs capotes rougies. Ils n’ont pu embarquer au départ précédent. Certains semblent dormir tenant encore leur fusil debout à côté d’eux. C’est bizarre les obus tombent partout mais jamais sur nous, semblant suivre notre itinéraire avec dix minutes de retard.
Un premier bateau, l’Hebé, avale 800 chasseurs et artilleurs. A notre tour de quitter cette terre dangereuse. En moins de rien le *Côte d’argent * est à quai et 900 hommes s’y engouffrent en ordre, sous l’œil vigilant des marins. Je respire, nous nous croyons sauvés. Tout à l’heure, nous n’étions pas si sûrs d’embarquer ! Les amarres sont larguées. Du pont je regarde la mer bleue, la côte qui s’éloigne. Adieu DUNKERQUE! Une salve vient de faucher les chasseurs restés à quai. Du 158° régiment, seulement cent hommes ont pu s’embarquer !
J’ai déposé mes affaires en*première* et j’y ai conduit toute mon équipe qui vient de sangler des ceintures de liège. Un matelot est venu déposer de quoi manger. Il y a du pain et un peu de viande, des épinards et des céleris crus.Les conserves de ma musette complètent le festin. J’ai dû user de mon autorité pour le répartir en parts égales et satisfaire cette bande d’affamés. Tout s’est bien passé.
A peine assoupis sur de confortables coussins, deux claquements secs nous tirent de notre léthargie et en un instant nous sommes sur le pont pour voir deux hautes gerbes d’eau retomber à cent-‐cinquante mètres de la coque. Inquiets nous scrutons le ciel. Notre bateau n’a plus que 35 obus de D.C.A. pour se défendre d’une attaque aérienne .Nous défilons devant la côte Belge et c’est les batteries côtières d’OSTENDE, qui nous tirent dessus. Trop court! La troisième décharge vient de claquer. Si nous sombrions ou brulions maintenant ce ne serait pas gai!
A 23 nœuds le * côte d’argent* file au nord-‐ouest escorté de nombreux bateaux de guerre. A 17 heure la côte anglaise est en vue. Nous longeons un rivage de falaises abruptes et de plages où l’on dispose des barbelés et dépassons DOUVRES. A l’horizon, la ligne blanche des côtes françaises
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s’estompe dans la brume. Nous accostons la coquette cité de FOLKESTONE qui en dépit du flegme britannique nous réserve des ovations enthousiastes.
Certains français ne pouvant rien donner de personnel, jettent leur baïonnette, ou partie de leur équipement, en guise de souvenir. L’ordre et la minutie anglaise contrastent avec le *je m’en foutisme* de chez nous mais malgré leur raideur, tous ces Messieurs à brassards conservent un air bonhomme. Est-‐ce cela le *fair play*?. Qui dirait que nous avons quitté cinq heures plus tôt un pays où règne la mort? Ici tout vit, tout respire la paix et la quiétude de gens qui ne paraissent pas se soucier du danger.
Pourquoi nous désarme-‐t-‐on avant de monter dans le train luxueux qui nous attend? « Where are we going?» «To LONDON » me répond une charmante *miss* tandis que le train s’ébranle. Sous des vivats, des fleurs et des drapeaux le train traverse villes et campagnes. Partout les gens se pressent pour nous voir passer et crier en levant le pouce en l’air «Only one». A chaque arrêt on nous restaure, on nous soigne .Toute la nuit nous roulerons dans des wagons confortables jusqu’à WEYMOUTH-‐ PORTLAND en passant par la banlieue de LONDRES puis DORCHESTER. Partout c’est le même accueil chaleureux .Peut être comprennent ils d’où nous venons? J’entends maintes fois prononcer le nom *Dunkerk*.
1er JUIN
A WEYMOUTH un orchestre a joué *LA MARSEILLAISE, LA MADELON, IT’S A LONGWAY TO TIPPERARY et après une courte réception, des cars nous emmènent vers le *Home* qui nous est attribué. Je loge chez M. John LAWSON un grand charcutier local dont les deux fils GRAHAM et MAURICE comprennent l’anglais que je parle. C’est merveilleux!
Je suis sale et j’ose à peine bouger dans ce charmant cottage d’UPWEY. J’ai pris un bain. Heureusement J’ai pu décoller ma chemise que le sang avait collé aux fesses.
Tout rit, tout vit. Des avions bourdonnent mais ils portent des cocardes.
Durand cinq jours nous serons choyés, dorlotés, comme si nous étions fils d’Albion .Sur la magnifique plage de WEYMOUTH les amateurs d’autographes nous assaillent. C’est à qui nous invitera. Une jeune Anglaise m’aborde et dans un français chantant me demande «Monsieur, avez-‐vous une maison pour coucher»? Nous serions très heureux d’avoir un soldat Français». Je regrette de ne pouvoir accepter et d’ailleurs notre hôte Mr LAWSON ne voudrait pas nous lâcher! « Oh sir, you speak very good English» et cela suffit pour gouter à des joies que nous n’osions plus espérer il y a seulement deux jours. Une rencontre m’a intrigué. Une jeune élégante m’a invité chez elle. Ses questions précises sur notre retraite, dans un français ou pointait un léger accent, peut être flamand, m’ont rendu méfiant et discret.
J’ai dû m’habituer à la cuisine Anglaise, copieuse mais un peu fade. Et puis toute la journée il faut manger en ne buvant que du thé! Sinon dans les * INNS*, plus calmes que nos auberges, ou l’on ne boit que de la bière
Notre hôte est un ancien combattant qui hait les Allemands. Il prend plaisir à nous montrer qu’il n’a pas oublié la France et les françaises «Mademoiselle voulez-‐vous promenade avec mooa?»
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Ses deux fils nous font tout visiter et s’ingénient à nous rendre service. Tout semble être à nous ! Vraiment en quelques jours j’ai cru pouvoir oublier la guerre. Dommage que les soldats français aient si peu soin de leur allure. Le débraillé de certains me fait honte.
L’heure du départ approche. Nous avons vécu assez longtemps dans un cadre aussi aimable. J’ai lu dans le*Times* que la SOMME nous appellerait peut être. J’ai fait mes adieux à mes hôtes, si accueillants, GRAHAM et MAURICE, m’ont dit à regret « Bye Bye». Je ne peux leur laisser de souvenir, je n’ai plus que mes jumelles et un revolver. Quelques minutes plus tard notre train est occupé et file vers EXETER, PLYMOUTH, longeant une rivière bordée de falaises creusées de criques, paysage qui fait notre admiration. Les flots de la MANCHE viennent presque battre la voie ferrée.
Le grand port, protégé par un barrage de ballons, nous reçoit avec la même chaleur que WEYMOUTH. Des cars nous emmènent dans un camp de tentes ou la soupe est servie. Le panorama, splendide, me surprend.
5 JUIN
Nous partons vers le port. Dans une caserne de jeunes anglais apprennent leurs classes. La discipline des recrues m’impressionne et le* Lance-‐caporal* n’a aucune difficulté à se faire obéir.
Le croiseur VICTOR SCHOELCHER emportera sa cargaison de 1800 hommes vers la France. La passerelle est escaladée. L’allure *crâne* de nos marins me ragaillardit. Sur le quai, fifres, tambours et cornemuses nous offrent une dernière aubade. Un refrain de clairon leur répond. Nous sommes partis… pour six heures d’attente dans l’avant-‐port. Des hydravions géants évoluent au-‐dessus de nos têtes .Enfin c’est l’appareillage.
Escortés d’un chasseur de sous-‐marin nous serons dans douze heures en France. Accoudés au bastingage, la contemplation de la mer, des vagues, du sillage des deux navires nous occupent, le roulis et le tangage nous amusent. Le pain français retrouvé et un quart de pinard dégusté ne nous ont jamais paru aussi bons.
La nuit s’achève quand le convoyeur passe entre les parois abruptes du Gaulet. Le barrage de mines vient de s’ouvrir. Les côtes escarpées de ce coin de Bretagne sont impressionnantes. Voici BREST ! Dans quelques minutes nous mettrons pied sur le sol de France. Nous débarquons aux accents de marches guerrières jouées par la Musique de la Marine. L’accueil est simple. Pour nous la guerre n’est pas finie.
Une fois ravitaillé un train nous emporte vers MORLAIX, ST BRIEUX, RENNES, LAVAL, ALENCON, CAEN, et enfin, LISIEUX. Nous ne retrouvons pas les vivats de l’Angleterre mais sommes heureux de revoir la campagne bretonne et ses clochers, le bocage normand verdoyant et ensoleillé. Les gens qui nous regardent manifestent leur sympathie, mais, graves, ils savent combien leur patrie est meurtrie et leur avenir assombri.
A RENNES de nombreux réfugiés attendent, le visage fatigué, anxieux des heures à venir. Au cours d’un arrêt prolongé sur une voie de garage des vivres sont distribuées. Quelques gars qui n’ont pas froid aux yeux sont obligés d’intervenir pour remettre de la discipline dans cette masse bruyante et désordonnée se ruant sur le pinard. Je suis consterné par l’indifférence de certains gradés. On dirait que lorsque le Français ne sent plus le poids de la botte il se croit tout permis!
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8 JUIN
Arrivée LISIEUX: Tout près de la gare la basilique élève sa masse blanche .Allongés sur le quai, les hommes attendent de gagner leur destination finale. Les unités sont réorganisées. Chasseurs à pied , tirailleurs( R.T.M°) côtoient , la compagnie antichars, les artilleurs qui, *privilégiés*, partent avant nous. Le 15.8 reçoit des renforts d’autres régiments Une dame m’a offert une médaille de SAINTE THERESE. Elle en gratifie d’ailleurs tout le monde.
J’apprécie pour dîner le simple repas français que la cantine a servi. Des camions portant l’insigne de LORETTE nous emmènent au cantonnement, près d’un hameau ou nous attendent les quelques éléments du régiment ayant pu échapper à l’encerclement à Maubeuge et qui sont arrivés ici par voie de terre, dont les adjudants-‐chefs Rougetet et Mangin. Ce dernier a réussi à ramener notre drapeau du front de la SAMBRE. (Il avait fait l’objet d’une tentative de vol par des flamands pro-‐germaniques, avant d’être récupéré *manu militari*).
Ils nous font rapidement la liste des rescapés. FRETY et toute son équipe nous attendent là-‐haut au château d’AUCQUAINVILLE. La lueur blafarde de la lune éclaire le chemin vicinal qui à travers clos et herbages conduit au château ou je retrouve des amis qui me sont chers. Dans ce manoir qui sent le moisi j’ai passé une nuit délicieuse.
9 JUIN
Au petit matin, une voix appelle « WEILBACHER, le Capitaine veut te voir. Il est au P.C».J’ enfourche un vélo et je le rejoins dans le salon d’un riche propriétaire Normand. Il converse avec celui-‐ci en compagnie d’autres officiers. Le drapeau du régiment étale ses franges tricolores dans cette pièce luxueuse.
En claquant les talons je me suis présenté, conté mon histoire, et donné des précisions sur mon périple. Je transmets des nouvelles des brancardiers perdus dans la tourmente par le Cdt Dieschbourg.
Après avoir pivoté en trois temps, je suis parti. Il paraît que je suis *cité* à l’ordre du Régiment.Je suis affecté à la Compagnie d’éclaireurs du nouveau 15-‐8.Il parait que nous allons monter en BASSE SEINE! Comment, les boches seraient-‐ils déjà là?
10 JUIN
J’ai quitté à regret le cadre bucolique du cantonnement pour rejoindre à FERVAQUES un régiment reformé par le regroupement de survivants du 158° R.I. et de plusieurs unités de chasseurs à pieds de la 43°division décimée sur la SAMBRE .Ceux–ci ont quitté avec regrets leur tenue bleue. Leur Capitaine, au nom symbolique de Délivré m’autorise à garder mon groupe d’amis rescapés mais l’ambiance n’est plus celle de l’ancien 15-‐8.
Rééquipés en hâte nous partons déjà. Heureusement que j’avais eu la bonne idée de faire reclouter mes godillots. Une longue étape de nuit nous amène près de LIVAROT à STE MARGUERITE DES VIETTE. Un brave charron nous offre l’abri et le cidre à volonté. Pendant deux jours encore nous mènerons une vie de rêves dans un cadre enchanteur. Insouciant j’ai passé ma journée à parcourir ces herbages. Nous avons eu du courrier .Le moral est au beau fixe.
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13 JUIN
A SAINT GEORGES je retrouve mes amis artilleurs dont je préfère la compagnie à celle des chasseurs qui ne veulent pas être des*biffins*.On nous a payé le *prêt*. Tout va bien et nous nous préparons à remonter au front, puisqu’il le faut. Les Allemands dépassent déjà Paris. Un vent de fuite souffle. Où vont donc ce régiment du Génie, et ces soldats qui viennent de Rouen?
14 JUIN
Nous filons vers TOTES. Je regrette de ne pas pouvoir parcourir en promeneur cette campagne, ces collines, ces forêts verdoyantes. L’agréable hameau nous est interdit. Le cantonnement est un peu à l’écart. Nous sommes passés au pas cadencé devant notre nouveau Colonel, devancés par un deuxième bataillon reconstitué.
Là-‐haut un DORNIER tournoie. Des femmes que la D.C.A. a affolées se jettent dans un fossé. Ma gaité les rassure.
15 JUIN
Couchés dans le foin .Réveillés à 3h. Equipés en quelques minutes. Un camion américain conduit notre section à ARGENTAN. Le Régiment est resté sur place Toute la matinée nous attendons vainement le train qui doit nous mener à GRANVILLE pour y chercher des canons de *25*.
Un train de blessés est arrêté en gare. Des tirailleurs Sénégalais en sortent et conversent avec plaisir, riant de toutes leurs dents blanches lorsque je leur offre du chocolat. Un caporal*Ouolof* m’invite à voir les prisonniers qui sont dans le wagon de queue. Il hait les Allemands qu’il a vus sur la SOMME et dont les balles lui ont percé l’épaule. J’ai bavardé en allemand avec ces gaillards blonds. Ils ne comprennent pas que moi, alsacien, je ne sois solidaire de leurs combats ou enthousiasmé par les projets du Grand Reich.
Les soldats Autrichiens, plus réservés, sont moins enclins à livrer leur opinion .Ils sont satisfaits de l’évolution de la guerre mais n’accusent pas la France d’avoir agressé l’Allemagne. «Danke. Merci » dit un amputé, les yeux embués, auquel mon ami vient de tendre une cigarette.
Devant la gare réfugiés et soldats se pressent. Les militaires sont pour la plupart des artilleurs Nord-‐ africains. J’ai pris un bon café. Hissé sur une plate-‐forme, juché sur des sacs postaux, sous un soleil cuisant, je contemple le paysage. Sur la route de SAINT MALO les chars et canons anglais filent à toute allure se réembarquer .Une dame évacuée de ROUEN vient chercher conseil. La fuite des troupes l’écœure et elle craint pour sa fille de 20 ans qu’elle ne voudrait pas voir tomber dans les mains de soudards.
Un train citerne nous conduit vers FOLBIGNY par VIRE. Le tortillard fait des pauses d’une heure à chaque station. On nous apprend que le dépôt de GRANVILLE a été évacué. Nous n’irons donc pas chercher les canons de *25*.D’ailleurs, très haut, un zing Allemand nous suivait.
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J’ai passé la nuit sur les dalles du quai de la gare à côté d’une rame où des douaniers s’entassent, emportant armes et vivres, Sans consigne, Indécis, nous veillons jusqu’au matin, attendant vainement des ordres.
17 Juin
Nous n’avons plus de liaison avec le régiment.
Un train de marchandises nous descend vers AVRANCHES. Au cours d’un arrêt, sautant du wagon j’ai griffonné, sur une barrière, une carte postale à des amis. L’espace d’une seconde j’ai entrevu le MONT SAINT-‐ MICHEL.
Le convoi s’arrête une fois de plus, dans une station ou attendent de nombreux réfugiés. En éternel bavard j’ai pu remonter le moral d’une américaine en proie à une crise de *noir*Elle m’a gratifié d’un « what a lovely boy »! Un DORNIER survole en rase motte la campagne. Il cherche les convois anglais qui filent vers la mer. J’ai fait descendre mon groupe et son deuxième passage a été salué d’une salve. Il nous a répondu par une rafale qui est venue se ficher dans le mur au pied duquel nous avons tiré
Nouvelle pause à SAINT HILAIRE. J’ai le temps de manger après m’être ravitaillé au dépend des réserves du contrôleur. Des marins emmènent des moteurs d’avions et sur l’autre voie un dépôt de haras attend, étalons hennissants. Nous irons vers FOUGERES. Endormis sur un tas de peaux, un arrêt brusque nous réveille. Les Allemands sont à VITRE. Surpris par la rapidité de l’avance Allemande, la presque totalité du régiment, mal renseignée sur ce qui se passe,restée sur place sans bouger de ses positions, a été encerclée et capturée près de SAINT PIERRE SUR DIVONNES puis internée dans la caserne de Domfront. Le drapeau avait été solennellement brulé le 18 juin à 21 heure dans la cour de l’école de CONDE/NOIROT dans l’Orne et les armes détruites.
Il faut s’en sortir. Notre section est bloquée à FOUGERES.C’est trop bête d’être pris ainsi. Je ne compte pas sur notre aspirant ou notre adjudant qui n’ont guère d’initiatives. A nous d’agir si nous voulons être libres. Souffrir oui mais prisonnier jamais!
18 JUIN
La petite troupe s’égrène en file indienne sur le ballast, le long de la voie de la voie ferrée, portant un barda lourd et encombrant. Nous revenons vers FOUGERES La silhouette du château se dessine à quelques kilomètres de là. La voie droite est encombrée de wagons de toutes sortes. Sur l’un d’eux je lis *DEUTSCHE REISCHBAHN*.C’est un de nos rares trophées de guerre! Au-‐dessous de l’inscription un plaisantin français a inscrit: Ne doit pas dépasser la frontière! Je ne sais pas si les boches apprécieront cet humour.
Après avoir longé un camp de réfugiés un pont nous conduit à la station même. Nous gagnons les quais. Le convoi de moteurs d’avions et ses marins ont dû eux aussi se résigner à l’attente.
Sous un soleil déjà haut et brûlant nous quittons notre attirail. Les faisceaux de fusils et les tas de sacs s’allongent le long de la barrière verte qui masque la place de la gare. Certains se débarbouillent et se rasent. D’autres se ravitaillent. L’aspirant Rodde file se renseigner à la Place. Un employé de la
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SNCF s’approche et s’étonne «Mais qu’est-‐ce que vous fichez là? Vous êtes refaits. Ils passent sur la route de RENNES depuis 8 h du matin. Cette nuit ils étaient à ERNEE et venaient de MAYENNE.On en a vu passer en ville. Ils ont déjà occupé la Poste». Sidéré j’en reste ébahi quelques secondes. Marchant de long en large je cherche une solution. Je préviens mes gars. «Nous ne combattrons pas ici» La résistance de nos trente fusils ne pourraient que susciter une riposte dont les malheureux civils auraient à souffrir .Soit nous filons vers la mer par PONTORSON et essayons d’embarquer, soit nous tentons de forcer le barrage des colonnes allemandes qui filent de VITRE vers RENNES.
La fille d’un cheminot me fournit une carte de la région. Tandis que Frety, Bois, et moi, déjeunons, à côté de la gare, chez un civil Mr Mignon, une voiture allemande découverte, s’arrête sur l’autre trottoir. Trois *feldgrau* bottés en descendent examinant une pompe à essence. Tandis que les soldats blonds, remplissent leur réservoir les curieux se pressent pour les voir et se faire photographier. Notre hôte, ancien de 14-‐18 ne peut supporter cette vision. Son épouse l’exhorte au calme .Avec lui, j’enrage de notre impuissance. Alors que les calots gris prennent un verre à côté, d’autres camions marqués du sigle de la WECHMACHT ont contourné la place, trainant des voiturettes qu’ils nous ont sans doute prises en Belgique. Je laisse à nos hôtes mon adresse et celles des miens. Il est temps de s’éclipser.
Regagnant au pas de course les bâtiments de la gare, nous nous serrons dans un fourgon bâché chargé sur le wagon de tête d’un convoi de munitions en route pour PONTORSON. Personne ne se montre aux lucarnes car sur la route des motocyclistes allemands circulent. Notre train stoppe bientôt. Impossible d’aller plus loin. Le train retourne à FOUGERES. Nous descendons discrètement du wagon, et gagnons un hangar voisin. A l’abri des regards la petite troupe se déleste du plus encombrant de son équipement.
Par prudence je garde mon casque, ma capote et ma boussole. Sait-‐on jamais! Un employé en blouse grise désespéré par la situation s’adresse à FRETY «Il n’y a plus que Moscou qui puisse nous sauver. Les gars, si vous ne voulez pas être pris, ne restez pas là. Ils sont en train de ramasser vos camarades dans le hall et de placer des sentinelles sur les quais.
Au travers d’une haie on aperçoit sur le parvis de la gare deux véhicules blindés chargés de casques gris. Desirey, et Pitault nous rejoignent. Partis au ravitaillement en ville, ils ont pu se dissimuler tandis que les boches ramassaient brutalement des pionniers ivres. «Tant pis pour vos capotes, il faut foutre le camp! » En quête d’une issue nous nous cachons dans un hangar en retrait encombré de wagons de marchandises. Bois, qui a voulu farcer et faire quelques pas imprudents à découvert se fait mettre la main dessus par un géant allemand surgit d’entre deux wagons. Il en vient d’autres, de partout. A travers des rangées de caisses entassées, entre les wagons, sous le tablier roulant, lorgnant à chaque tournant, nous réussissons à sortir de la gare et à nous éloigner rapidement : direction le Sud et la LOIRE.
A peine à l’écart, l’employé à blouse grise nous rattrape. Il apporte une musette avec un rasoir, un savon, une brosse à dents. Pour quatre, nous nous en tirons bien! Un chandail, et un imperméable anglais habilleront les moins bien lotis. Un peu plus loin, un paysan, après nous avoir fait prendre une bonne * bolée* se propose de nous guider à travers champs car les boches sillonnent les routes de VITRE et de RENNES à FOUGERES. Ils approchent de SAINT MALO et de BREST. A JAVERNE nous croisons des douaniers qui essaient, comme nous, de s’échapper mais ils sont à vélo et cherchent à rejoindre VANNES. Nous hésitons à les suivre sur la nationale par crainte de mauvaises rencontres. Il
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faut éviter le bourg de BILLE où une patrouille est signalée D’ailleurs chaque hameau peut abriter des ennemis. Sur la route de VENDEL une fermière nous offre du lait. Dans le village une brave dame que nous avons réveillée, nous a indiqué les bourgs qu’elle savait occupés et nous a orientés vers des contrées plus sûres. Faute d’essence, et malgré son désir de nous aider, son fils, boulanger n’a pu nous conduire.
A LIVRE, longeant les haies nous alarmons tous les chiens. Il doit être minuit. Guidés par ma boussole dans les chemins creux, le froid, la fatigue et la faim nous accompagnent. Un bruit de moteur, des phares nous jettent au couvert d’une haie. Allongés dans l’herbe personne ne cherche à identifier le véhicule qui s’éloigne dans l’obscurité.
Plus loin dans un fossé nous réveillons un pionnier ivre, embarrassé dans son vélo. Il balbutie quelques bouts de phrase inintelligibles. Sa présence nous importune plutôt et il est l’abandonné à ses vapeurs.
19 JUIN
Le jour pointe lorsque nous atteignons DOURDAIN. Au pied du monument aux morts, des armes brisées, entassées, témoignent du passage de patrouilles ennemies et de leur mépris. A deux cent mètres de la sortie du village, des voitures et leur personnel attendent le jour et que les allemands les prennent. Un kilomètre plus loin, vannés nous trouvons refuge dans la remise d’une ferme et à même le sol ou sur un peu de foin nous nous affalons pour la nuit.
Le soleil est déjà haut et darde ses rayons entre les planches de l’abri quand nous sortons de la torpeur. Toilette sommaire .La propriétaire, jeune femme au visage rébarbatif nous accueille. Toutes ses phrases se terminent en *a* « Vous êtes bien fatigua». Je lui demande si elle peut nous faire une omelette pour quatre. Elle sera vite engloutie. La fermière ne m’en réclame que 2frcs 25! Peut-‐être ne sait-‐elle pas compter?
Un chemin sablonneux nous conduit ensuite à travers la forêt .Une dizaine d’avions gros porteurs vrombissants passe si bas que l’on distingue tous leurs détails. Ils se dirigent vers RENNES, cherchant l’appui de leurs troupes au sol. A l’orée du bois des tringlots attendent. Ils conduisaient des autobus parisiens que les allemands ont bloqués ici. Ils appréhendent le sort que les envahisseurs leur réservent et nous déconseillent d’aller plus avant craignant les périls à affronter. Sous le couvert des chênes la boussole nous dirige vers CHATEAUBOURG. Un groupe de quatre pionniers nous suit. La seule grande voie est franchie d’un bond pour retrouver l’abri rassurant de la futaie. Plus loin, un cultivateur, occupé dans son champ, s’informe de la situation. Renseigné, autant que nous le pouvons, il poursuit tranquillement son travail.
A CHATEAUBOURG, il y a une*kommandantur*et nous contournons l’obstacle, à bonne distance, obliquant à gauche vers STE MELAINE. Sur une route que nous quitterons rapidement, nous croisons des soldats Français, désarmés par des éclaireurs Allemands, et qui reviennent sur leur pas. Rieurs, naïvement surpris de la générosité de leurs vainqueurs ils ne se doutent pas que le gros du convoi les ramassera plus tard.
Sur le bord du chemin tout un dépôt de soldats attend (80°, 146°, 162° R.I.). Un officier nous conseille lui aussi, d’abandonner la fuite. Nous passerons outre et poursuivons, à travers les landes entre les
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prairies, bosquets et étangs! Chaque fois qu’une grande voie se présente nous nous en éloignons, longeant les haies ou le kaki de nos uniformes se confond au mieux dans la nature.
Alors que je reconnaissais le terrain une fermière s’est approchée. Elle a compris que nous n’étions pas des pillards et après nous avoir distribué des tartines elle nous pilote courageusement à travers les blés, pour nous éviter de tomber sur les patrouilles motocyclistes Allemandes attardées tout près, sur la route. Masqués par des buissons, nous progressons par bonds jusqu’au champ d’avoine voisin où nous restons sagement terrés, observant le passage de convois de blindés. La rive droite de la VILAINE nous guide un moment jusqu’à ’une voie ferrée qui l’enjambe et dont nous allons suivre le remblai en direction du Sud.
Par ST DIDIER le chemin est peu fréquenté. Tandis que je m’attarde dans un entretien avec des réfugiés sur le comportement pitoyable des fuyards, FRETY me rappelle que le temps presse. A la sortie d’un bourg, une compagnie de Malgaches stationne. Ces pauvres diables, sans armes, négligés par leurs chefs, se résignent à un sort qu’ils n’imaginent pas.
Vers DOMAGNE, un civil s’offre à éclairer notre marche .Nous l’avons interrompue un instant pour camoufler sous des haies des caisses de balles de F.M. abandonnées par des prédécesseurs. Arrêtés dans une auberge de CHANCE, un communiqué radiophonique nous apprend que nos armées tiennent à NANTES et sur la LOIRE. Nous allons peut être pouvoir rejoindre les nôtres !
La route de LA GUERCHE à RENNES est dangereuse. Nous la quittons bien vite et par un chemin vicinal pour longer la SEICHE. Un paysan qui charriait son foin, nous offre 10 francs que nous refusons. Nous marchons maintenant depuis 12heures.Si nous n’avions quelques soucis de notre sort, cette promenade serait plutôt agréable. Seulement éclairée par la lune, la route est avalée à grandes enjambées Un domaine isolé, se dresse au bord du chemin. Tout est fermé .Le puits nous abreuve. Une remise nous protège. Le foin nous réchauffe.
20 JUIN
Des cris d’enfants apeurés nous réveillent .Leur père, fermier encore jeune, vient d’être démobilisé par les Allemands .Comme beaucoup de Bretons il ne s’explique pas une telle débâcle de nos armées. Sa table, ouverte, est bien garnie. Il nous offre son manteau et nous repartons vers ESSE puis LE THEIL DE BRETAGNE ou nous pourrons compléter notre équipement auprès d’habitants compatissants. A STE COLOMBE près de LALLEU une châtelaine nous confectionne un repas de galettes de blé noir et nous indique les chemins de terre qui mèneront sans alertes à RUFFIGNE où, comblés nous trouvons à dormir dans un lit.
21 JUIN
Reposés, la fuite continue vers LA HUNAUDIERE .Un passage à niveau semble abandonné. Par la forêt et contournant quelques étangs nous progressons laborieusement jusqu’à ST VINCENT DES LANDES, et traversons d’un saut la route de SAINT NAZAIRE très fréquentée par les colonnes allemanes. A ISSE, un forgeron qui a un peu forcé sur la bouteille voudrait nous faire partager sa bonne humeur. Il a vu des Allemands mais ne sait plus très bien combien et quand! Mieux vaut suivre les indications de la boussole que les siennes.
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Dans les bois de NOTRE DAME DES LONGUEURS sont réfugiés de jeunes soldats des 40°et 422° R.I. Epuisés, découragés, ils discutent sans conviction de la poursuite du même projet que nous. Vers JOUE SUR ERDRE un gars de la 131° qui a pu rejoindre la ferme familiale, au bord d’un étang nous fournit réconfort et abris. Nous apprenons que NIORT est occupée.
22 JUIN L’armistice est signé à RETHONDES « Il faut cesser le combat». Mais nous ne le savons pas encore, et tenons plus que jamais, a gagner le sud de la LOIRE pour échapper à la captivité.
La route qui mène de JOUE/ERDRE à TRANS/ERDRE est longée à distance respectable. Pendant une pause dans un hangar à foin a demi vide, un convoi de blindés allemands et quelques motocyclistes passent sur la route, indifférents. Une carrière à l’écart, nous offre un abri momentané avant de poursuivre vers PONT HEURSAULT Là, des Gendarmes français nous détournent du bourg de CHATEAU-‐MANZEIL où les Allemands ont organisé un camp de prisonniers. Cette nuit, près d’ANCENIS, une ferme isolée, déjà occupée par quelques garsdes 12°et 53°Bataillon de chasseurs, nous abritera.
23 JUIN
Par POUILLE les COTEAUX, LA ROCHE BLANCHE, le chemin que nous suivons a été fréquenté par les nôtres. Ils se sont débarrassés de leurs casques entre deux haies.
A ANETZ une dizaine de Boches patrouille dans les prés, à la chasse aux fuyards. Demi-‐tour précipité vers ST HERBLON ou un civil intrépide (Mr Joulain) nous ouvre sa porte et nous apprend que des otages ont été emprisonnés à LE CELLIER.
24 JUIN
Marche forcée dans de longues allées forestières jusqu’à une ferme accueillante (La Guilloterie) entretenue par lesdeux filles d’un ancien de 14-‐18.Bien reçus. Nous ne nous attardons pas et l’orage qui survient ne nous ralenti pas .Totalement trempés et dégoulinants nous avons le bonheur de rencontrer, près de LA CORNOUAILLE, des réfugiés parisiens très hospitaliers.
25 JUIN
*Remis à neuf* le périple continue dans une vallée encaissée, mais à ST AUGUSTIN un cantonnement allemand s’est établi dans le parc du château .La voie du Sud est bloquée. Je laisse mon livret matricule et mes jumelles chez un généreux hôte nocturne, (Mr Grimaud)
26 JUIN
Essayons en vain de trouver la Loire.
Cap à l’ouest en direction de SAINT MARTIN. La route de NANTES, très fréquentée par la cavalerie allemande est prudemment évitée .Même la voie ferrée ne nous inspire guère confiance. Les croix gammée qui flottent sur un château loin à gauche, nous imposent encore un large détour. Vers SAVENIERE un brave cultivateur nous évite de tomber sur une patrouille boche et nous indique, pour
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le lendemain, des chemins sûrs, pour gagner les rives de la LOIRE vers LA POINTE et St Jean. Je gribouille un plan sommaire pour ne pas oublier les précieux repères qu’il nous décrit.
27 JUIN Partons de Savenieres
Le plan est bon et la traversée de la route, puis du ruisseau, se déroulent sans problème. Un passeur ne manifeste aucune crainte à nous faire traverser le fleuve en fin d’après-‐midi. La marche reprend entre les silhouette de quelques moulins à vent sur les collines de MAZE sur JOUET où Mr Plessis nous fera l’honneur de sa table.
28,29 JUIN
Longues journées de marche, sans détours, presque paisible, entre forêts, campagnes et vignes, vers St jean, puis DENEE, interrompues par la rencontre de paysans compatissants qui ne manquent jamais de nous offrir leur aide.
Nous poursuivons de MOZE à LA FOSSE DE TIGNE par le foret de BEAULIEU/LAYON puis traversons LE THOUE .Arrêt chez un viticulteur chaleureux (borgne) vers NUEIL/LAYON.
A BOUILLE-‐LORETZ au cours d’une pause champêtre un fermier nous offre à boire avant de nous guider un moment par des chemins sûrs, car des patrouilles boches sont passées près de SAINT MARTIN où il faudra traverser le pont qui ouvre la route de COULAN. Malgré la proximité d’un cantonnement allemand, nous passerons une nuit tranquille dans une grande ferme (la Gibaudière)
30 JUIN
Le marathon continue le long d’un canal en direction de BILLY près de TERNAY. A CURCAY,et à GLENAUZE la présence de drapeaux à croix gammée signale de nouveaux cantonnements allemands. Nous échappons au piège par les collines d’ARCAY et poursuivons vers SILLY en traversant la forêt de Seivolle ou un bruit de Pétrolette nous alerte de la survenue d’une patrouille. Puis c’est la forêt de broussailles de BRIZAY qui nous cache facilement de deux boches à vélo .Le soir une jeune fermière, refugiée lorraine, nous offre un refuge confortable à ST MARTIN DE SANZAY.
1ER JUILLET
En route vers THURAGEAU par PISSAY .Remontée de chars toute la nuit. MARIGNY….BRIZAY .Nous couchons dans les bois en compagnie de réfugiés parisiens. Le médecin d’ AUZILLY nous accorde généreusement hospitalité et soins plantaires!
2 JUILLET
Un long parcours forestier, sans eau, nous conduit, par de grandes allées interminables, jusqu’au hameau de BONNEUIL puis vers la Vienne par BELLEFOND et LA CHAPELLE MOULIERE. Le repos nocturne à Archigny est apprécié. Nous marcherons toute la nuit du 3 au 4 pour atteindre au matin ST SAVIN où la gendarmerie du 41° gr nous protègera des malfaisants.
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5 ,6 JUILLET
Les étapes JAULET (près de St Savin) à BELARBRE et de BELARBRE vers ARGENTON sont calmes. Des tirailleurs sénégalais repliés jusqu’ici, abandonnés à leur propre sort, sont un peu désorientés et inquiets de leur avenir immédiat.
7, 8, 9, 10, 11 JUILLET.
La marche à pied, c’est fini, et c’est le train qui nous conduira d’abord à LUZERET-‐ VERNEUIL (chez l’oncle de Desirey) puis à la voiture jusqu’à la Poulinière prés de VALLON EN SULLY dans la famille de FRETY. Après trois semaines de marche nous nous présentons au très chic commandant ESTRADE du dépôt d’infanterie 133 à MONTLUCON
KAAYE.
C’est là que nous prendrons connaissance de l’ordre de cesser le combat publié le 25 Juin 1940, alors que dans notre périple, nous n’avions pas encore traversé la Loire:
Le General d’armée Besson, commandant le groupe d’armées n°3 porte à la connaissance du 75°Régiment d’artillerie l’ordre général n°117 dont la teneur suit :
Officiers, Sous-‐officiers, Soldats du 3°groupe d’armées
L’heure de cesser le combat a sonné.
Par votre héroïsme, par votre esprit de sacrifice, par votre volonté de tenir coute que coute vous avez sauvé l’honneur de l’armée Française en combattant jusqu’à la fin. Vous avez compris qu’il vaut mieux mourir que d’abandonner son poste, ses armes, ses chefs …….
Je décide de faire l’appel des combattants. Tous ceux qui, porteurs de leurs armes, seront présents à cet appel, seront cités individuellement à l’ordre du jour et recevront la croix de guerre. Ainsi pourront-‐ils, au jour fixé par le gouvernement, rentrer dans leur foyer, la tête haute, fiers d’avoir accompli tout leur devoir.
Dans l’épreuve qui nous atteint, que tous gardent confiance. Par le courage et le travail de ses enfants, la France meurtrie retrouvera sa place dans le monde comme elle l’a fait dans les jours les plus sombres de son histoire.
J’ai 23 ans. Je serai démobilisé le 29 AOUT 1940. .Je crains le pire pour l’Alsace dont je suis sans nouvelles. A des Strasbourgeois qui *rentrent * je confie une lettre pour mes parents
.
A suivre…
CITATIONS DE 39-‐40:
Le General HUNTZINGER, commandant des troupes terrestres cite à l’ordre du Régiment le Sergent-‐chef WEILBACHER Henri du 1589° R.I, matricule 547 :
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Jeune sous-‐officier mitrailleur, d’un cran et d’une bravoure exemplaires, a fait preuve au cours de la période du 14 au 30 Mai1939 des plus belles qualités de chef, maintenant chez ses hommes le calme, le sentiment du devoir. A plusieurs reprises, quoiqu’isolé avec ses pièces, a continué à tirer sur l’ennemi, lui causant des pertes sérieuses.
Le Colonel BREGEAUD, commandant par intérim l’artillerie du corps de cavalerie, cite à l’ordre du Régiment le Sergent-‐chef WEILBACHER Henri, matricule 547, du 158° R.I :
Jeune sous-‐officier d’Infanterie plein de sang-‐froid et d’ardeur, a organisé avec ses hommes la sécurité de la batterie au cours de déplacements au contact de l’ennemi.
L’ARMISTICE avec L’Allemagne est signé le 22 JUIN 1940 (Rethondes). La France est coupée en deux zones,* occupée et libre*. Le 2 juillet l’alsace est annexée .L’ancienne frontière de 1871 est rétablie. L’Alsace et la Lorraine deviennent *provinces allemandes* et subissent brutalement de multiples contraintes. Les nouveaux membres du Reich ont cinq ans pour apprendre l’allemand. Le français et le dialecte sont interdits. Les jeunes alsaciens sont mobilisés dans l’armée Allemande, *malgré eux.*
Les allemands ont grand besoin de main d’œuvre et réclament l’expulsion des réfugiés évacués vers l’intérieur au début des hostilités. Une grande majorité d’alsaciens reviendra, surtout des paysans, ayant mal vécu l’abandon forcé de leurs fermes et l’accueil, parfois réservé, des populations locales.
Les soldats d’origine alsacienne démobilisés sont, démoralisés, mal renseignés, en proie à des difficultés matérielles et, inquiets du sort de leur famille restée * là-‐bas* Rien n’a été fait pour les garder de notre côté .Leurs chefs, n’ont pas su gagner leur confiance. A Rochefort une seule lettre envoyée par des alsaciens germanophiles a influencé tout un groupe Ceux qui repartent ne se doutent pas de ce qui les attend de l’autre côté de la nouvelle frontière Ceux qui restent ont bien vus que seuls les Allemands exigent leur retour et ont à juste titre soupçonné la perfidie des vainqueurs.
Henri Weilbacher écrit
Mon cœur d’alsacien et de français n’a pu que s’indigner à la lecture d’un article paru dans le journal du Centre du 14 novembre faisant part de l’expulsion des alsaciens lorrains de langue française. Parce que nous avons eu l’honneur de défendre la France, parce que nous avons accepté notre devoir, on nous destine à l’exil….Je connaissais la perfidie de nos vainqueurs. Ils ont osé être assez lâches pour abuser de la faiblesse de Français que la veulerie de tout un peuple a livré à leur merci. Ces soudards espèrent ils ainsi gagner à leur cause des gens qui n’ont jamais pensé que *Français* ? On ne nous a jamais cru quand nous craignions leur force. Nos ennemis semblent oublier que n’est vaincu que celui qui veut l’être, et les dernières cartes ne sont pas encore jouées!
D’autres Alsaciens s’exilent ou s’évadent, pour échapper à la germanisation, à l’incorporation forcée dans l’armée Allemande. Considérés comme traitres au Reich, déserteurs, ils entreront tôt en résistance Certains gagnerons le maquis, par conviction ou par crainte d’être convoqués au service du travail obligatoire
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Dans les mois qui suivent, les rescapés de ce désastre militaire, éparpillés, en zone libre ou occupée, en Algérie, au Maroc, se communiquent les détails de leurs périples respectifs. Certains sont encore mobilisés, d’autres sont rentrés au foyer. Beaucoup sont prisonniers dans les camps en Allemagne, évadés ou disparus Sur 3000 hommes du régiment, la moitié a été tuée, 572 sont prisonniers, les autres blessés, plus ou moins amochés
Rares sont les indemnes, que le hasard a bien servi.Ils font part de leurs désillusions, de leur déception de retrouver un pays appauvri, humilié, divisé, et parfois du ressentiment vis-‐à-‐vis de chefs qu’ils ont jugés indignes, vis à vis des embusqués :
H.W à ses cousines, en zone occupée :
-‐Ils étaient légion ceux qui aujourd’hui, du plus grand au plus petit, trimballent batterie de cuisine et bobards et ont su s’attribuer les meilleures places pendant que nous nous bigornions. Nous payons pour la lâcheté de certains. Les dindons c’était bien nous. Je conserve malgré mes déboires un moral excellent. Il viendra bien un moment ou toute chose sera mise au point! Il faut espérer que nos aimables voisins ne tarderont pas à décamper. Je compte beaucoup sur cet hiver pour faire tourner le vert au kaki.
Quoique civil, je n’ai pas rendu ma tenue, peut être pourra-‐t-‐elle me servir dans une campagne moins honteuse. Sur les 800 hommes du bataillon nous sommes revenus à 18, et nous ne sommes seulement quatre à avoir pu gagner la zone libre. Le combat d’une manière ou d’une autre, va continuer. Nous sommes à un entre-‐acte de la guerre C’est vers l’avenir que désormais, nous devons tourner nos efforts.