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Page 1: Femmes de Bretagne

F E M M E S D E B R E T A G N E

I M A G E S E T H I S T O I R E

Page 2: Femmes de Bretagne

© Apogée / Presses Universitaires de Rennes 1998ISBN 2-84398-021-6ISBN 2-86847-356-3

Dépôt légal : octobre 1998

L e s a u t e u r s

Marie-Thérèse CLOITRE, maître de conférences à l’université de Bretagne occidentale, Brest

Claude GESLIN, professeur à l’université Rennes 2/Haute-Bretagne, Rennes

Didier GUYVARC’H, maître de conférences à l’IUFM de Bretagne, Rennes

Hervé MARTIN, professeur à l’université Rennes 2/Haute-Bretagne, Rennes

Fañch ROUDAUT, professeur à l’université de Bretagne occidentale, Brest

Dans la même collection :

Bretagne. Images et histoire.

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A P O G É E • P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S D E R E N N E S

DIRIGÉ PAR

ALAIN CROIX et CHRISTEL DOUARD

F E M M E SDE BRETAGNE

Images et Histoire

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a v a n t - p

Sainte Apolline et son bourreau. Groupe sculpté en bois, fin du 15e siècle. Chapelle Saint-Jacques en Merléac (Côtes-d’Armor).

Mélou Gélébart, agricultrice, et son père. Photographie de Didier Olivré, 1993.

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5•

Femmes, je vous aime…

La voix de Julien Clerc transfigure un sentiment

qui peut être sexiste mais n’en est pas moins

indispensable à l’historien(ne) : ce livre veut concilier

la démarche savante avec la tendresse, et peut-être

l’amour, de la Bretagne, et de ses femmes.

Histoire des femmes donc, mais avant tout histoire

tout court, celle des femmes ne se concevant pas hors

d’un contexte d’histoire aussi totale que possible, et

d’une relation avec les hommes ambiguë mais

incontournable : la vierge et martyre Apolline et son

bourreau, autant que Mélou Gélébart, agricultrice,

chef d’exploitation, assistée par son père.

L’histoire des femmes est d’autant plus ambiguë

que l’immense majorité des témoignages et des

documents qui nous sont parvenus expriment des

regards d’hommes. Ils nous privent, à l’évidence,

d’une bonne part de l’intime. Ils nous obligent, surtout

pour les périodes anciennes, à des détours qui

consistent le plus souvent à ruser avec le religieux : les

p r o p o s

La livraison du pain à Douarnenez. Photographie de Paul Gruyer, vers 1880.

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miniatures des Livres d’heures ne sont pas conçues

pour une histoire des femmes, mais comment sans

elles saisir la toilette ou les tâches ménagères ?

Le large recours à l’image, indispensable plus

encore que pour une histoire des hommes, risque

cependant de réduire l’histoire des femmes à celle des

représentations. Ce n’est pas un hasard si les

Bigoudènes sont surreprésentées dans la peinture et la

photographie, jusqu’au ridicule publicitaire qui

n’hésite pas à les associer à Plougastel, autre nom qui

fleure bon la Bretagne profonde… ; le message est

clair : même chez les ploucs, le monde sans fil est à

vous. Il nous appartient donc de ne pas congédier le

réel, même quand il prend les aspects de la caricature.

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Le maire François-Louis Guillou et sa servante. Bas-relief de René Quillivic pourle monument aux morts de Guiclan (Finistère).

Publicité parue dans L’Express (17-23 juillet 1997).

Cette carte postale Neurdein d’une série intitulée « Coutumes, mœurs et costumes bretons » porte la légende Inté-rieur de ferme bretonne, chambre et étable commune (avant 1914). À partir d’un cas exceptionnel, la cari-cature de l’archaïsme breton.

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C’est à bras-le-corps que les femmes d’Émile Bernard

moissonnent le blé noir, et la reconnaissance de la

réalité prend plus couramment encore les modestes

allures du quotidien : la livraison du pain, ou la

servante honorée, pour une fois, à l’égal de son

« maître ».

Il est donc possible d’accéder, avec prudence, à

l’histoire des femmes, à celle de toutes les femmes,

A v a n t - p r o p o s

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Le blé noir. Tableau d’Émile Bernard (1888). Au moment de la récolte, le blé noir (ou sarrasin), une des bases de l’alimentation de la population rurale bretonne, se pare d’un rouge intense.

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femme du pêcheur guettant à l’entrée du port aussi

bien qu’aristocrate délicatement installée dans son

confort du 18e siècle. Il est possible d’accéder à la

société des femmes, de manière spectaculaire — quels

yeux ! — avec les grandes noces du début du siècle,

de manière plus intense dans le regard que deux

vieilles femmes de Lampaul-Ploudalmézeau portent

sur la fillette qui leur parle en breton : le symbole de

la transmission d’une culture qui, l’on s’en doute bien,

n’est pas simplement celle de la langue. L’exemple est

bien utile pour nous garder de l’idéalisation : en

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Audierne, à l’entrée du port. Photographie de Victor Camus, vers 1910.

La transmission de la langue : à Lampaul-Ploudalmézeau, la petite fille parleen breton aux deux femmes âgées. Photographie de Marc Le Tissier, vers 1975.

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A v a n t - p r o p o s

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En Cornouaille : jeunes filles lors d’un repas de noces réunissant 2100 personnes. Carte postale Neurdein, avant 1914.

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Basse-Bretagne, les femmes transmettent moins que

les hommes la langue bretonne…

L’histoire des femmes est donc plus difficile que

celle des hommes. Il nous faut sans cesse esprit

critique garder. C’est plus important que dans les

autres territoires de l’historien, car notre vision — celle

des historiens comme les autres — est ici encombrée

de stéréotypes et de préjugés parfois bien enracinés.

Cela demande, en outre, plus d’efforts, tant est

grande aujourd’hui la tentation de compenser les

injustices du passé — et du présent — en proposant

une image unique des femmes victimes d’une société

d’hommes : la maîtresse et la servante, la patronne et

l’ouvrière partagent à l’évidence des soucis communs,

mais ceux-ci ne l’emportent certainement pas sur ce

qui les sépare, même si nos ignorances ne nous

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Guillemette de Rosnyvinen de Piré. Tableau de Carle Van Loo, vers 1765.

Le décor femme ou la femme objet : épi de faîtage en terre cuite vernissée du17e siècle (?) portant, en médaillon, l’effigie d’une femme censée représenterMarie de Médicis. Destiné à orner la toiture, l’objet, fabriqué à Chartres-de-Bretagne, provient d’une maison des environs de Rennes.

La force de la transmission orale : Marie Huilliou-Goabic de Langonnet (Mor-bihan) chante, vers 1965, la gwerz (complainte) de Louis Le Ravallec rela-tant un crime commis en 1732. Photographie d’E. Raviart.

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permettent pas toujours d’apporter suffisamment de

précisions.

Il y a plus : la légitime sympathie pour les plus

humbles — et les femmes ont dû, bien souvent, l’être

plus que les hommes —, le souci plus ou moins

conscient de corriger une injustice — celle de la vie,

autant que celle des historiens — laissent à la séduc-

tion, et donc à la tentation de l’excessive complicité, un

champ plus vaste qu’à l’habitude. Comment ne pas

être séduit par Marie Huilliou-Goabic chantant la

gwerz de Louis Le Ravallec, et livrant ainsi l’histoire,

venue de la seule transmission orale, d’un jeune

homme réellement assassiné en 1732 au soir du par-

don de Saint-Fiacre du Faouët ? Comment ne pas être

ému par l’ouvrière sardinière Joséphine Pencalet, sym-

boliquement élue conseillère dans la première munici-

palité communiste de France, à Douarnenez, deux

décennies avant que les femmes n’obtiennent le droit

L’engagement dans la vie publique : sur cette photographie prise au début des années 1930 au port Rhu, figure, au premier plan à droite, Joséphine Pencalet qui, si laloi l’avait alors permis, aurait exercé les fonctions de maire de Douarnenez.

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de vote et l’éligi-

bilité ? Et par la sainte

Barbe de l’église paroissiale de

Lopérec ? Et par ces jeunes femmes

anonymes, donatrice au 16e siècle d’un

vitrail à Peumerit-Cap pour l’une, mani-

festant en 1994 à Quimper avec d’autres

lycéens pour l’autre ?

Histoire des femmes certes, mais donc aussi

histoire de femmes : femme-image et femme-objet,

parce que c’est une part de la réalité ; femme-sym-

bole, comme celle qui tient la barre dans un tableau

de 1891 où le

peintre François Ehrmann

anticipe quelque peu sur la réa-

lité ; femme de vie surtout, à

l’exemple des petites Bigoudènes aux

pieds nus qui apprennent la vie, les plus

jeunes en jouant, les autres, déjà, en brodant.

C’est aussi, avec autant de facilité que de

sérieux, rappeler que

Le poète a toujours raison / [quand il] déclare

avec Aragon / La femme est l’avenir de

l’homme.

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La Bretagne. Tableau de FrançoisEhrmann ornant la salle des fêtes del’Hôtel de ville de Paris (1891).

Sainte Barbe. Statue en kersanton (1590), église paroissiale de Lopérec (Finistère). Portrait d’une jeune femme : vestiges d’une verrière du 16e siècle, église paroissiale de Peumerit (Finistère).

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Manifestation de lycéens à Quimper en 1994. Photographie de Vefa Le Bris du Rest.

Le crochet et le jeu : petites filles devant l’église de Pont-l’Abbé. Photographie de Constant Puyo, vers 1900.

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la Nativité sont figurés. La Vierge en gésine, allon-gée, la poitrine découverte, porte l’Enfant Jésus,assistée de saint Joseph. C’est dans cette positioninhabituelle, et non pas assise comme de coutume,qu’elle reçoit l’hommage des Rois venus d’Orient.C’est peut-être en même temps une représentationde l’accouchement idéal, moins construite et char-gée de sens que sur l’un des panneaux du calvairede Tronoën (1470-1490), où la jeune accouchée auxseins épanouis a quelque chose de l’Ève d’Autun.L’Enfant, ici, n’est plus un poupon : petit garçon,vêtu d’une longue robe, il porte la boule du mondeet s’apprête, bien droit, à proclamer la vérité.

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L’enfantement (la naissance du Christ), haut-relief en kersanton. Détail du calvaire de Tronoën, Saint-Jean-Trolimon (Finistère).

Statue de la Vierge à l’Enfant.Ancienne abbaye de Rillé,Fougères (Ille-et-Vilaine).

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L’allaitement est figuré de manière plus particu-lière encore avec sainte Gwenn, héritière présuméede la déesse-mère, telle qu’elle est figurée à la cha-pelle Saint-Vennec de Briec un peu plus tard. « Teir-bronn » (trois mamelles), elle allaite Guénolé, lais-sant ses deux autres seins à découvert. À ses côtés,se tiennent debout ses deux autres fils, Gwennec etJacut, nommément désignés sur des phylactères.

La Vierge à l’Enfant (milieu du 15e siècle) de l’an-cienne abbaye de Rillé, près de Fougères, relève dutype de Marie éducatrice au livre ouvert, mais ellen’apprend pas vraiment à lire à Jésus, à la différencedes saintes Anne « maîtresses d’école » attestées endivers lieux. La distance reste grande entre cetteVierge lisante et l'Enfant-Dieu qui sait tout paravance. De toute manière, la mère apprenant à lire àson enfant ne peut être qu’un cas exceptionnel dansla Bretagne médiévale.

Toute mère en revanche peut éprouverles souffrances endurées par Mariepâmée de douleur et la Vierge de Pitié.Celle d’Orvault, qui tient sur sesgenoux son fils torturé, constitueune belle composition pyra-midale de la fin du 15e

ou du début du 16e

siècle. Pour com-prendre l’impactéventuel d’unetelle représenta-tion, il faut pen-ser aux varia-tions des pré-dicateurs surles incom-m e n s u -r a b l e s

douleurs de la mère de Jésus et à la création deconfréries de Notre-Dame de Pitié. Le thème entre-tient aussi un antijudaïsme persistant, malgré l’ab-sence des juifs à cette époque en Bretagne.

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Statue de sainteGwenn et de sestrois fils. ChapelleSaint-Vennec, Briec(Finistère).

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La vie de sainte Marguerite d’Antioche, tellequ’elle est relatée en dix-huit panneaux à la chapelleNotre-Dame-du-Tertre de Châtelaudren, n’a rien àvoir avec un itinéraire féminin ordinaire, mais ellepeut se lire elle aussi selon deux registres. Lepeintre, à l’œuvre dans les années 1450-1475,illustre un chapitre de la Légende dorée avec délica-tesse et alacrité. En choisissant de se faire baptiser àl’âge de raison, Marguerite a suscité la haine de sonpère. Devenue bergère, elle attire par sa beauté l’at-tention du préfet Olibrius, dont un messager vientla demander en mariage. Comme la jeune fille neveut pas renoncer à sa religion pour épouser unpaïen, Olibrius la fait arrêter et battre, suspendue àun chevalet, puis l’emprisonne. Dans sa geôle, lasainte est avalée par un dragon dont elle sort saineet sauve par la vertu du signe de la croix. Commeelle persiste dans son refus du paganisme, elle subittour à tour l’ardeur de torches enflammées et lesrigueurs de l’immersion dans un bassin, pour êtrefinalement décapitée. Avant de mourir, elle aénoncé une promesse destinée à lui attirer la dévo-tion des femmes enceintes : toute femme encouches qui se recommandera à moi enfantera heu-

reusement. Sans s’arrêter au rôle utilitaire de lasainte, on peut se demander si son histoire ne

symbolise pas, en la poussant à l’ex-trême, la violence couram-

ment imposée par leshommes aux femmes, de

la pression verbale à lacontrainte physique.

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Vierge de Pitié enpierre calcaire, vers

1500, provenantde la chapelle du

château d’Orvault(Loire-Atlantique).

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Scènes de la vie de sainte Marguerited’Antioche. Peintures sur lambris, fin du 15e

siècle. Chapelle Notre-Dame du Tertre,Châtelaudren (Côtes-d’Armor).

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Autoportrait de François Valentin peignant sa femme (1796).

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D a n s l a v i e s o c i a l e ,

sous l e regardde l ’homme

L’historien qui veut évoquer les hiérarchiessociales se trouve confronté à un déséquilibre dessources – encore plus accentué s’agissant de l’ico-nographie que de la documentation écrite – entre ceque, par commodité, l’on peut appeler le peuple etles élites. Celles-ci sont en effet sur-représentées parrapport à leur poids numérique. À l’intérieur dupeuple lui-même, les plus pauvres échappent à peuprès totalement au regard des créateurs et ils n’ont,bien sûr, pas les moyens, en auraient-ils l’envie, defaire peindre leur portrait. Tout cela, qui est vrai del’ensemble de la population, s’applique peut-êtreencore plus aux femmes.

Celles du peuple qui ont financé, conjointementavec leurs maris, ce qui a des chances d’être leurpropre représentation, l’ont, par exemple, fait figu-rer, en bas-relief de pierre, sur le linteau de maisonsassez solides pour défier les siècles et assez heu-reuses pour ne pas avoir été détruites par l’homme.Cela donne ainsi, dans le pays de Pontivy, le couplepropriétaire d’une riche ferme de Neulliac ou encorece couple de Kerdréan, en Cléguérec, deux têtesséparées par un pichet et par une coupe à boire etidentifiables comme étant celles de commerçants,cabaretiers ou pintiers. Dans les deux cas, la femmeest à la droite de l’homme, comme le Fils à celle duPère. Hasard, peut-être ? Ou, plutôt, une marquesupplémentaire de l’infériorité féminine.

C’est aussi en vertu d’une vision inégalitaire dessexes que l’Église impose aux femmes de cacherleurs cheveux dans les édifices du culte. Celles dupeuple le font systématiquement même en dehorsdes lieux saints. La coiffe de la cabaretière de Clé-guérec n’apparaît pas avec assez de netteté pourpermettre de longs commentaires. Il faut tout demême rappeler que la diversification des costumesen fonction de la géographie, de la profession et dustatut social n’a pas attendu le 19e siècle. À la fin du18e siècle, les quelques gravures de Valentin illus-trant le Voyage dans le Finistère de Cambry en portenttémoignage pour les femmes des environs deQuimper et de Pont-l’Abbé.

Une sculpture antérieure d’un siècle semble allerdans le même sens pour ce qui est de la région dePontivy. Un doute subsiste quand même sur le sta-tut social de la femme en prières de la chapelle duGuelhouit en Melrand. S’agit-il d’une personne

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Le linteau sculpté d’une maison (18e siècle) à Kerdréan en Cléguérec(Morbihan).

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d’un milieu non-paysan, voire d’une noble, ou bienpeut-on l’identifier à une paysanne ? À l’appui de laseconde hypothèse, la situation de la statuette ausommet d’un retable dédié à saint Isidore, le patrondes laboureurs. Les paysannes, du moins les plusriches, avaient-elles déjà adopté, dans les années1680, les éléments de ce costume, qui sont ceuxque l’on retrouvera chez les femmes du peuple de larégion de Pontivy aux 19e et 20e siècles, et notam-ment la coiffe de cérémonie ?

Le doute, pour le moment, ne peut être levé etnotre connaissance iconographique du costumepaysan en général, et féminin en particulier, passe àpeu près exclusivement par des documents denature religieuse. Or, les saintes sont, de toutefaçon, moins nombreuses que les saints et lesartistes ne vont pas, en outre, revêtir de hardes leursstatues. Les paysannes ne bénéficient pas d’un équi-valent féminin de saint Isidore et, pour les pauvres,il n’existe pas de groupes similaires à celui de saintYves.

Que reste-t-il ? Quelques éléments sans douteaussi décoratifs que symboliques, comme cettepaysanne du porche de Daoulas. Faute de pouvoirévoquer le réalisme des vêtements, peut-on parlerde celui de la situation ? La femme porte dans samain droite une grappe de raisins, et son tablier,qu’elle a relevé, déborde des mêmes fruits. Elle tientdans la main gauche un objet utilisable pour la ven-dange. Travaille-t-elle pour le compte de l’abbaye,puisque, dans notre région, la vigne est fortementliée au christianisme ? Ou bien le sculpteur a-t-ilvoulu, comme peut le laisser penser la grossièretédes traits de son visage, faire une allusion à laconsommation de vin à des fins profanes ? Le raisinlui-même n’entre pas dans les habitudes alimen-taires des paysans. Quant au vin, il arrive en grandsquantités par le relais d’innombrables ports ethavres.

Il manque de toute façon l’explication d’origine,ce qui n’est pas toujours le cas, s’agissant d’unesource, elle aussi religieuse, mais d’un autre genre,les « cartes » de Michel Le Nobletz. Elles fourmillentde petits personnages, en qui il serait tentant dechercher les Bretonnes et les Bretons de la premièremoitié du 17e siècle. Hélas ! La finalité des docu-ments est purement pédagogique : la représentation

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Statue de femme en prière (vers 1683).Retable de la chapelle du Guelhouiten Melrand (Morbihan).

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du vêtement doit identifier clairement le porteuraux yeux du public. Nous avons donc affaire à unesynthèse de la réalité, de l’image que se fait le publicde chaque type social… et de l’image que s’en fontLe Nobletz peut-être, ses peintres sûrement.

Le plus réaliste dans la servante aux pourceaux,ce sont donc les animaux, encore proches des san-gliers, et aussi la confirmation que leur soin estconfié aux femmes. Ici, la servante pourrait aussibien être la fermière car, dans les familles paysannesde l’époque – et elles constituent une énorme majo-rité –, la division sexuelle des tâches est en généralprécise et immuable, et la basse-cour revient auxfemmes.

Leur domaine presque réservé est quand mêmela maison. Dans la journée, surtout au moment desgrands travaux, les hommes en sont souvent

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▲ La servante aux pourceaux. Détail de la carte du Miroir du monde deMichel Le Nobletz (vers 1630).

Paysanne aux raisins. Détail du porche de l’église de Daoulas (Finistère).

▼ Le berceau. Gravure d’Olivier Perrin (1808).

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humaine, mais permettant aussi de nourrir lescochons qui désormais assurent sous forme de lardl’apport de viande nécessaire aux rudes travailleursde la terre. On se contente le plus souvent d’unerécolte couvrant les besoins de la famille. Mais ici etlà la culture de la pomme de terre primeur se déve-loppe, dès le milieu du siècle dans le pays bigouden,très vite aussi dans le pays malouin. Les femmessont présentes à toutes les étapes de sa culture. Lorsdes semences, elles jettent la pomme de terre dansle trou fait à la houe par l’homme et rebouché par le

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L’arrachage des pommes de terre. Lithographie d’Henri Rivière, 1906.

La paye des veuves de marins, Tréguier (Côtes-d’Armor).Carte postale Neurdein, vers 1900.

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coup suivant. Elles sont là lors de l’arrachage, triantles pommes de terre, les secouant dans de grandspaniers d’osier pour enlever le reste de terre, lesmettant en sacs. Dans le même temps on a brûlé lesfanes mises en tas, à moins qu’elles ne soient utili-sées aussi pour nourrir le bétail.

Charles Le Goffic, dans L’âme bretonne, évoquebien ces femmes de marins-pêcheurs des côtesfinistériennes qui s’embarquent parfois avec leshommes participant à la pêche au merlu et aumaquereau. Plus souvent cependant, elles restent àterre et s’occupent, seules, de l’exploitation fami-liale. C’est le cas en particulier des îliennes, que cesoit à Sein, Ouessant, Groix. L’homme n’y a aucuncontact avec la terre, ignorant même parfois où setrouvent les parcelles. Ailleurs, la femme est seuledu fait de son veuvage car les drames de la mer sontnombreux et beaucoup d’hommes ne reviennentpas, du fait aussi des longues campagnes de lapêche à la morue dans les arrière-pays de Saint-Malo et de la baie de Saint-Brieuc. Il lui faut alorssubvenir à tout.

Certaines activités sont liées en aval à des pro-longements industriels. La culture du lin s’est main-tenue dans le Léon et le Trégor grâce aux effortsconjugués de la Société linière de Landerneau et duConseil général des Côtes-du-Nord. Les femmesparticipent aux différentes opérations du travail dulin. Il s’agit surtout désormais d’alimenter lesfabriques mécaniques des villes, mais on continuecependant à réaliser un tissu rustique en mélan-geant fils de lin et de chanvre avec de la laine pourla fabrication de vêtements communs.

Il en est de même pour la récolte du goémon.Les femmes ramassent les algues déposées par lamer sur les plages et, à certaines époques de l’annéedéterminées par l’administration, elles pénètrent,avec les hommes et les enfants, dans la mer à maréebasse pour couper avec la faucille la précieuserécolte qu’il est en revanche interdit d’arracher maisqu’il faut ensuite ramener sur la terre ferme. Le dan-ger est alors partout et il s’agit de ne pas glisser surles rochers. Une partie contribue à fertiliser lesterres proches de la mer, leur fournissant azote etpotasse ; cela explique la richesse des régions deSaint-Pol-de-Léon, d’Yffiniac, de Plougastel ou deSaint-Malo consacrées très tôt aux cultures spéciali-

T r a v a i l l e r a u f é m i n i n

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La ramasseuse de goémon. Tableau d’Alfred Guillou, 1890.

Les brûleuses de varec’h. Tableau de Georges Clairin, vers 1863.

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Marchandes de beurre (Nantes). Lithographie de Jules Grandjouan, 1899.

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sées et les femmes sont largement sollicitées pourles récoltes : oignons, choux-fleurs, artichauts,fraises, qui alimentent les marchés des grandesvilles dès l’apparition du chemin de fer sous leSecond Empire ou sont exportées vers la Grande-Bretagne. À d’autres moments, en automne, lesalgues, séchées, sont entassées sur des fours dallésdivisés en carrés par des pierres, puis brûlées, don-nant des pains de soude riches en iode qui sontalors vendus aux usines réparties sur le littoral, enparticulier finistérien, et transformés en produitspharmaceutiques.

La paysanne bretonne accompagne son mari aumarché. Il est souvent hebdomadaire au bourg voi-sin ; mais on peut se déplacer beaucoup plus loin,vers la ville quand les moyens de communication lepermettent. Les paysannes des alentours fréquen-tent les marchés des grandes villes : Nantes, Quim-per, Rennes… On prend ainsi le bateau à vapeur àNort-sur-Erdre pour aller sur les marchés nantais. Lapaysanne s’installe sous les halles et y vend le sur-plus de sa basse-cour, qui a d’abord servi à l’ali-mentation familiale : des œufs, des volailles, dubeurre, parfois des légumes et des fruits, parfoisaussi un cochon. C’est souvent une rentrée d’argentfrais indispensable pour assurer les dépenses cou-rantes du ménage. Ce contact avec les femmes de laville, qui constituent en général une clientèle d’ha-bituées, représente incontestablement un élémentd’ouverture considérable pour la femme de la cam-pagne confinée le reste du temps à la communautéféminine du cercle villageois. En outre, la femmebretonne, même lorsqu’elle n’a pas la charge exclu-sive de la ferme, est présente aussi — en tout casplus qu’ailleurs — sur les champs de foire aux bes-tiaux où règne traditionnellement l’homme. Elle saitparfaitement y discuter âprement prix et conditionsde vente aux côtés de son mari.

Diverses activités féminines traditionnelles sontliées au monde rural, contribuant à cette ouverturedes paysannes vers l’extérieur. Ce sont les mar-chandes de lait dans les villes, les tenancières decabaret où l’on se retrouve après la foire, les mar-chandes de nourriture qu’on rencontre partout où ily a une concentration de foule et qui confection-nent sur place crêpes et galettes, les buralistes chezqui l’on se procure le tabac nécessaire à la pipe que

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Scène de marché : la vente de cochons à Châteaulin (Finistère). Photographie de Jean-Marie Le Doaré, vers 1910.

La marchande de crêpes. Tableau de Jean-Baptiste Trayer, 1866.

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seconde moitié du 19e siècle. L’image souligne alorsl’écart entre la femme des populations maritimes etcelle qui fréquente la plage et les bains de mer, quele registre soit humoristique, publicitaire, ou d’unton plus sérieux. Le contraste devient alors saisis-sant entre la grave épouse du pêcheur venu dépo-ser un ex-voto à la Vierge, la jeune veuve de l’île deSein vêtue de noir sur fond d’un océan de tous lespérils qui lui a pris son mari, ou les pietà marinesde Charles Cottet à la fin du siècle, et les jeunesmères, ou les jeunes filles modernes, jouant sur laplage ou se baignant dans une atmosphère derepos, de loisir et de bonheur à Perros-Guirec, vuespar Maurice Denis. L’histoire personnelle dupeintre contribue certes à l’irénisme de la scène,mais celle-ci est bien révélatrice d’un autre mondeféminin. Le lieu de vacances prend alors le relais de

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Femmes à l’entrée du port d’Audierne, vers 1910. Photographie de Victor Camus.

Ex-voto. Tableau d’Henri Royer, vers 1898.

La veuve de l’île de Sein. Tableau d’Émile Renouf, 1880.

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la ville dans un processus d’uniformisation desapparences qui gagne les femmes autochtones à undegré parfois suffisant pour susciter la nostalgie duvisiteur, surpris précisément de ce changementd’image qu’il a contribué à créer. En 1877, Alfred deCourcy ne reconnaît pas les femmes du Pouliguenou de Batz qu’il avait décrites en 1840 pour la pre-mière édition des Français peints par eux-mêmes. Lajeune paludière qui le sert « n’avait plus la coiffe

aux bandeaux égyptiens, elle lisait des romans, elleavait vu Le Tour du Monde en quatre-vingts jours authéâtre de Nantes. »

La part de la tradition reste cependant bien pré-pondérante dans la réalité jusqu’à la première guerremondiale, permettant d’autant mieux à l’iconogra-phie de la préférer à une modernité plus anonyme etde fixer la femme en Bretagne plutôt dans la fidélitéà l’héritage reçu que dans sa remise en cause.

L a B r e t a g n e , u n e i m a g e f é m i n i n e

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Soir de septembre (Plage de Trestignel à Perros-Guirec). Tableau de Maurice Denis, 1911.

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F e m m e s d e B r e t a g n e I m a g e s e t H i s t o i r e

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Joute à la godille des filles de pêcheurs lors de la fête nautique devant l’Abri du marin de Sainte-Marine(Finistère). Photographie de Jacques de Thézac, 1921.

Jutage des petits pois en 1919 à l’usine Hénaff de Pouldreuzic (Finistère). Madame Hénaff, en coiffe, est àgauche devant son mari. La coiffe a une double fonction, identitaire et hygiénique.

Une équipe de riveurs à bord du paquebot Normandie, en chantier à Saint-Nazaire en 1931 ; la jeune fille est préposée au chauffage des rivets qui sont ensuite posés par les hommes.

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Un nouveau monde émerge pourtant, même siles apparences peuvent être trompeuses. Ainsi enva-t-il de la coiffe. Attribut des femmes, elle ne lesempêche pas de participer à des activités réputéesréservées aux hommes. Signe d'appartenance, ellepeut changer de fonction. Les ouvrières des conser-veries sont tenues de la porter car, en imposant lescheveux tirés, elle permet de respecter les normesd'hygiène du monde industriel. Symbole de la tra-dition voire du passéisme, elle peut devenir unemblème de luttes sociales d'avant-garde. Le21 novembre 1924, 1 800 Penn sardin, ouvrières des25 sardineries de Douarnenez, se mettent en grèvepour obtenir leurs 25 sous de l’heure : Pemp real avo ! Six semaines plus tard, les patrons de 21 usinesacceptent l'augmentation. Le succès des femmes

douarnenistes incite ouvriers et ouvrières du paysbigouden à se lancer à leur tour dans le mouvement.En juillet 1926, soutenues par la CGTU, les Bigou-dènes de Lesconil manifestent sur le port du Guilvi-nec, drapeau rouge en tête et chantant L'Internatio-nale. La portée symbolique est si forte, la rupturedes représentations telle que Charles Tillon, secré-taire confédéral de la CGTU, ancien mutin de la merNoire, décide de peindre cet événement qui prend àcontre-pied les stéréotypes.

Mais alors que les ouvrières sont très largementmajoritaires à Douarnenez en 1924, elles ne repré-sentent que 40 % des membres du comité de grève.La question est donc posée aux organisations mili-tantes de l'entre-deux-guerres des structures spéci-fiques pour les femmes. L'exemple de Saint-

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La révolte des sardinières. Tableau de Charles Tillon. Manifestation entre les ports du Guilvinec et de Lesconil pendant le grève de 1926.


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