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Pavlos Kontos

L'éthique aristotélicienne et le chemin de HeideggerIn: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 95, N°1, 1997. pp. 130-143.

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Kontos Pavlos. L'éthique aristotélicienne et le chemin de Heidegger. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série,Tome 95, N°1, 1997. pp. 130-143.

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ÉTUDES CRITIQUES

L'éthique aristotélicienne et le chemin de Heidegger

Nous proposons de revenir au célèbre cours heideggerien de 1924 portant sur le Sophiste de Platon1, cours qui a fait l'objet de lectures déjà classiques2. Les nombreux comptes rendus qui l'ont présenté de façon judicieuse nous donnent en outre le droit d'étudier seulement l'introduction de ce cours qui consiste dans une lecture minutieuse de V Ethique à Nicomaque intitulée «les modes d'aA/r|0eueiv» chez Aristote.

Toutes ces analyses concernent principalement le chapitre vi de l' Ethique à Nicomaque (EN) et partent de l'affirmation aristotélicienne: «'écrao dr\ oîç à^r|0euei f| v|/i)/f| xœ Kaxacjxxvai 'f| àrcocjxxvai rcévxe tôv àpi0|iôv. xaûxa ô'èaxi xéxvr|, êTCUOTJjin, <j)pôvTiaiç, ao(j)ia, voCç» (1139b 15-17). Ces modes correspondent à cinq manières de comprendre l'étant selon ses catégories, c'est-à-dire selon le statut de ses principes et décrivent, outre les xpôrcoi de l'expression (KaxàcJxxcTic;, ànàfyaaiç), des manières d'être de l'âme que Heidegger comprend comme «modes d'existence». Parmi ces cinq modes, la technè, laphro- nèsis et la sophia ont une portée éthique. [Déjà ce propos ne va pas de soi. La technè ne concerne pas les affaires humaines, et se définit précisément par opposition à ce qui relève du domaine de l'action éthique. Selon Aristote, «àvàyicri xr|v xé%vr|v ... ou TtpdÇeooç eîvai» (1140a 18-19)].

Heidegger part de la technè, de la poièsis. Son statut ontologique consiste dans le fait que le poièton se trouve en dehors de son principe, du technitès (xa> rcoioCvxi), de celui qui a conçu son idée première et qui l'a réalisée. Autre est le mode de Y arche, autre est le mode ontologique du produit; le premier est le modus du Dasein, le deuxième n'est pas daseinsmàssig. Le signe distinctif de la technè n'est pas une prétendue déchéance, une chute d'un niveau ontologique plus noble vers un autre

1 Platon: Sophistes (WS, 1924-25), Gal9, éd. I. Schlussler, F.am.M., 1992. 2 Nous nous référons aux lectures de F. Volpi et de J. Taminiaux. Voir F. Volpi,

«"Sein und Txit" : Homologien zur " Nilcomachischen Ethik"», Philosophisches Jahr- buch, 1989, pp. 225-240, «Dasein comme praxis», Heidegger et l'idée de la phénoménologie, Phaenomenologica 108, pp. 1-41 et J. Taminiaux, Lectures de l'ontologie fondamentale, Krisis, Millon, Grenoble, 1989 (pp. 147-189), La fille de Thrace et le penseur professionnel, Payot, Paris, 1992.

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moins noble. Le saut du Dasein vers l'étant, l'artefact, ne constitue pas une chute selon une hiérarchie ontologique. Le signe distinctif de la technè, au delà de toute comparaison de valeur, est la discontinuité entre Y arche et son produit, la différence elle-même. En grec, cette discontinuité se dit «7capà»: «à propos de la technè, Y ergon se trouve précisément "Tcapâ", à côté du maniement» (Gal9, p. 41). Heidegger a raison de souligner, dans la suite, que le statut du «Tcapà» a été défini dès les premières lignes de YEN (1194a 5).

Par contre, concernant la phronèsis, Y arche et l'objet final sont un et le même: «xfjç \iz\ rcoifiaecoç 'éxepov xô xéA,oç. xfjç 8é rcpàÇeoûç o()K 'àv eirj. èaxi ydp aôxfj f| eÔ7upa£,ia xéÀ,oç» (1140b 5-6). Lephro- nimos délibère sur ce qui est bon pour lui-même: l'acte consiste dans le choix du «bon agir». «A propos de la phronèsis, l'objet de la délibération est plutôt la Çcof| elle-même; le xéA,oç est du même caractère ontologique que la phronèsis» (Gal9, p. 49). De nouveau, ici, le privilège de la phronèsis n'est pas dû au statut du Dasein en tant que mode ontologique privilégié, mais simplement au fait même de la continuité, du selbst. Ceci donne à Heidegger le droit de raisonner en termes de Dasein: la phronèsis prend l'allure de cette auto-référence que Sein und Zeit a libérée de son expression subjectiviste, la définissant comme souci pour soi-même. Le selbst, l'aoxci), se reflète dans le Worumwillen, l'«à dessein de»: «Pour autant qu'est découvert le Dasein comme l'"à dessein de", l'oû 'sveica, est pré-indiqué ce dont il s'agit et dont il est toujours à se soucier» (Gal9, p. 50). Il en résulte, d'une part, que technè et phronèsis ont quelque chose de commun, le fait que leur objet n'est pas éternel mais changeable comme le sont également leurs archai, et, d'autre part, que la phronèsis acquiert une priorité garantie grâce à son mouvement interne. Sur ce point Heidegger et Aristote tombent d'accord.

Il est pourtant incertain que la priorité de la phronèsis soit due, selon Aristote, à son caractère auto-référentiel. L'aûx© que Heidegger transforme en Worumwillen signifie-t-il vraiment Yipse, le souci du Dasein pour lui-même ou bien se remplace-t-il de façon équivalente par l'autre datif du texte, l'àvGprimco, ce qui concerne l'homme en tant qu'homme3? Même si on laisse cette question en suspens, il est improbable que cette auto-référence constitue le noeud de l'argument aristotélicien concernant la priorité ontologique de la phronèsis par rapport à la technè. Ceci se voit clairement, si l'on prend en considération la hiérarchie suivante: technè (discontinuité), phronèsis (continuité qui passe par l'intermédiaire de la praxis, d'un certain effort moral), sophia (continuité

3 Voir R. Brague, Aristote et la question du monde, PUF, Paris, 1985, pp. 113 sq.

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substantielle). Cette hiérarchie est structurée — c'est bien connu — selon le modèle de Yenergeia: est plus noble ce qui se réalise dans son energeia la plus ininterrompue et immédiate. Le fameux passage du chapitre vi concernant la distinction entre sophia et phronèsis montre clairement ce principe: «'érceiTa Kai Tioioùai uiv, ov% ôç laxpiKf| ôé uyieiav, àXk' (bç f) ûyieia, outcoç fi aocj)ia eùôaijioviav» (1144a 3-4). La référence à la poièsis qui est ici implicite — et qui acquiert plus de poids quand on traduit, à la suite de Heidegger, «produire, accomplir, porter dans l'être (herstellen, austragen, zum Sein bringen)» (Gal9, p. 169) — ne signifie nullement que la poièsis s'impose ici comme ultime critère de valeur ou qu'elle est intimement présente dans les deux autres modes. Le critère n'est pas le poiein mais ce qui lui est constitutif, le Tiapà. La sophia est prioritaire parce que, en elle, tout élément de discontinuité est écarté.

Si tel est le rapport entre technè et praxis et si leur analyse exige leur distinction éidétique, il n'en reste pas moins qu'Aristote ne dissocie pas toujours soigneusement praxis et poièsis, constat qui a motivé le verdict peut-être exagéré de P. Aubenque4. Heidegger n'est pas loin d'un raisonnement pareil. Sans le soutenir ouvertement, ses choix de traduction trahissent le fait que, à ses yeux, poièsis et praxis se relient, du moins pour la raison évidente que toute poièsis est une action, une Handlung. C'est ainsi que, en traitant la poièsis, il la définit comme «circonspection technique (technisches Umsicht)» (Gal9, p. 45), ce dernier vocable étant destiné à décrire tout au long de ce cours la phronèsis. Pour le moment, on pourrait accepter que le terme «praxis» porte deux significations: d'une part, il est identifié à tout comportement humain (Verhaltung), et d'autre part, il nomme la praxis «rcepi xà àvGptfmiva àyaGà».

C'est également l'introduction du concept de sophia qui est faite à partir de la technè. De façon inattendue, la sophia est définie, d'après l'opinion commune, comme une excellence de la poièsis: «eÔTi àpexf) xéxvriç ècrciv» (1141a 12-13). Il est évident que l'implication de la technè ne suggère aucun empiétement entre cette dernière et la sophia, déjà à cause du fait que la sophia se réfère aux étants éternels et inchan- geables. Pourtant une relation d'autre nature est à présumer, une relation intrinsèque concernant la modalité ontologique de la sophia et de la technè. D'abord, rappelons que la sophia ne se tourne pas vers les affaires humaines, mais vers les étants éternels. Ceci donne un double résultat: la sophia se montre, d'un côté, inutile (àxpr|cn;r|) (1141b 7)

4 P. Aubenque, La prudence chez Aristote, PUF, Paris, 1963: «On peut regretter qu'Aristote ait trop souvent confondu action technique et action morale et qu'il ait pensé la praxis sur le modèle de la poièsis» (p. 175).

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pour les affaires qui demandent la délibération humaine, pour ce qui est de l'ordre éthique et, de l'autre, elle assure sa priorité car son objet est ontologiquement le plus noble. — Le leitmotiv heideggerien à propos de la priorité de la Vorhandenheit dans la pensée grecque trouve ici une piste d'application. Le primat de la sophia est interprété comme résultant du primat de la Vorhandenheit en tant que mode privilégié de l'étant (Gai 9, p. 170-171) et la theoria comme la manière la plus authentique de la réalisation du soi — . Mais cette double délimitation n'est pas le dernier mot d'Aristote. Le plus important est de voir que la sophia est liée à Yeudaimonia; c'est elle qui procure Yeudaimonia parfaite et la plus autarcique (aôxâpKT)). La priorité finale de la sophia quant aux affaires humaines n'est décidée qu'à ce moment5, c'est-à-dire au moment où la sophia montre qu'elle a une portée éthique, où elle se manifeste comme une sorte de phronèsis: «TOiauxr| (|)pôvr|cn.ç» (Met., 982 b24). D'une certaine façon, la supériorité éthique de la sophia n'est pas décidée sur base de sa relation à son objet propre, mais sur base de son identification, en tant qu'état de l'âme, à Veudaimonia. Nous entendons par identification cette sorte d'accomplissement, de parachèvement (leÀ-eicoaiç), qui lie la sophia à Yeudaimonia.

La question du primat de la sophia laissée de côté, soulignons que phronèsis et sophia constituent les deux possibilités les plus authentiques de l'existence humaine, les deux modes les plus authentiques de son accomplissement (Gai 9, p. 164). Toute discussion éthique doit inévitablement prendre position à propos de cette affirmation.

Après cette brève présentation du problème, rappelons les correspondances manifestes qui relient les catégories de YEN aux existentiaux d'Etre et temps6.

La chose est évidente à propos de la phronèsis. Aucun doute que cette dernière correspond aux yeux de Heidegger au souci du Dasein pour lui-même, les signes qui indiquent cette liaison étant très nombreux. Nous ne ferons qu'en mentionner quelques-uns, leur liste étant présentée avec le plus grand soin par F. Volpi. Dans la phronèsis «le Dasein se découvre comme l'à-dessein-de» (Gai 9, p. 50). Dans cette manifestation à soi-même prend place une vue spéciale qui illumine l'espace qui sépare chaque fois le Dasein de la fin de son action, c'est- à-dire de son accomplissement. Cette vue de soi-même appropriée à la

5 Pour Heidegger, l'argument qui suit n'est qu'une application de la supériorité de la sophia: «Puisque pour Aristote la sophia est la possibilité la plus haute du Dasein humain, il faut y voir aussi Veudaimonia» (Gai 9, p. 171). Selon le raisonnement de VEN, pourtant, l'argument qui suit dépasse les acquis des analyses précédentes.

6 Sein und Zeit, Max Niemeyer Verlag, Tiibingen, 1986.

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phronèsis se nomme Durchsichtigkeit: «la phronèsis est un tel être-ainsi du Dasein humain qu'en elle je dispose de la clairvoyance de moi-même» (Gai 9, p. 52). Cette vue qui ouvre et tient ouverte la situation de la praxis est la même vue qui tient ouverte la résolution. Cette dernière s'appelle ici, d'après Aristote, (3ouÀ,f|, ce qui indique la possibilité d'esquisser une «orientation» vers l'accomplissement de la praxis: «Au PouÀ,ei>ea9ai comme tel appartient l'élément structurel de Y orientation... La découverte orientée de la situation totale s'accomplit dans la résolution authentique» (Gal9, p. 150). Et enfin, la traduction même de la phronèsis comme Gewissen (science intime) prouve le bien-fondé de la correspondance discutée ici: «la phronèsis n'est rien d'autre que la science intime mise en mouvement» (Gal9, p. 56). C'est cette corrélation exacte qui a justifié l'opinion que les existentiaux d'Etre et temps ont leur origine dans ce cours de 1924 et dans l'anthropologie d' Aristote.

C'est le mérite indéniable de Franco Volpi d'avoir mis au point, de façon définitive, cette corrélation étonnante. Il a judicieusement identifié la phronèsis au souci comme modalité propre du Dasein humain, montrant que l'ontologie fondamentale a radicalise cette identification: la phronèsis est entendue comme la structure existentiale fondamentale qui sous-tend tous les autres modes d'être du Dasein, thèse difficilement en accord avec l'entreprise aristotélicienne qui semble s'en tenir à la pluralité des modes, ne voulant pas, par exemple, subordonner la phronèsis à la sophia ou l'inverse. Encore plus loin, il a reconnu dans le souci hei- deggerien le privilège d'une analyse profonde de la temporalité comme structure unitaire du Dasein. Que cette lecture, en tant qu'enseignement éthique, se heurte à de grands problèmes phénoménologiques, a déjà été indiqué7. D'ailleurs, il semble que l'auteur ait lui-même conscience du prix qu'il doit payer: l'ontologisation absolue de l'instance éthique de l'homme.

Pour notre part, nous réservons deux questions pointues à l'encontre de cette lecture. L'une concerne le statut de la technè, que F. Volpi identifie sans plus au registre de la Zuhandenheit. La deuxième vise le statut de la sophia, auquel l'auteur attribue intégralement le sceau de l' inauthentique. Si, en outre, nous retenons l'explication de la phronèsis comme l'équivalent du souci, ce n'est pas pour l'ontologiser, mais tout simplement pour suivre fidèlement le texte heideggerien dans sa genèse. Nos deux questions éclaireront peut-être d'un autre point de vue la phronèsis elle-même.

Avant d'y revenir, donnons la parole à une deuxième lecture du texte qui fait déjà autorité,,à celle de Jacques Taminiaux, qui est, pour sa

7 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990, p. 362.

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part, révélatrice des ambiguïtés du texte heideggerien. «Il est remarquable»8 que J. Taminiaux ne parte pas du concept du souci afin d'analyser la réappropriation de la phronèsis. Ceci, non pas évidemment parce qu'il méconnaît les signes éclatants de ce rapprochement, mais parce qu'il veut mettre au jour son caractère inadéquat, vu l'ontologisation de la phronèsis. J. Taminiaux décompose le texte à la base du couple authentique/inauthentique et comprend la phronèsis comme le reflet de l'authenticité du Dasein. Ce concept d'authenticité le conduit à déceler, par une autre voie, l'ontologisation de la phronèsis, puisque cette authenticité s'éloigne de façon décisive de la praxis aristotélicienne. La phronèsis, vêtue d'authenticité, devient un ego pur propre, coupé du monde et d' autrui, inadéquat — sinon dangereux — en tant qu'expression éthique de l'homme.

Si cette démonstration mérite tout notre accord et, de plus, notre admiration, il n'en reste pas moins qu'elle passe sous silence, malgré ses explications, la triplicité des modes mise ici en relief. Si l'on ne quitte jamais la position critique face au Dasein heideggerien et au manque de tout caractère praxéologique, nous essayerons pourtant de restituer la triplicité des modes d'être (phronèsis, technè, sophid), rendant peut-être justice au texte de 1924 dans son allure de pionnier, avant la fixation des concepts S'Etre et temps. Pour y arriver, nous ne ferons rien d'autre qu'adresser à J. Taminiaux les questions mentionnées ci-dessus concernant le statut de la technè et de la sophia.

Une dernière remarque s'impose au préalable. Les deux lectures du texte, bien que très divergentes en apparence, ne le sont pas au fond — ceci ne vaut pourtant pas en ce qui concerne leur objectif ultérieur. En effet, il serait instructif de signaler que la dichotomie authentique/ inauthentique imposée «de façon remarquable» par J. Taminiaux, s'embusque aussi dans l'interprétation de F. Volpi. Ce dernier, peut-être à son insu, et malgré l'identification de la phronèsis au souci comme structure originaire du Dasein (c'est-à-dire structure qui précède la distinction entre authentique et inauthentique), n'a pas évité de projeter la phronèsis sur l'authentique: le Dasein authentique qui réalise son être le plus propre, c'est le phronimos9\

Interpellons maintenant ces deux lectures en leur adressant les deux questions précédentes, et tout d'abord la question à propos du statut de la Zuhandenheit dans le cours de 1924. Tous deux y répondraient, sans ambages et unanimement, que la technè est ici le corrélat de la

8 P. Ricœur, ibid. 9 F. Volpi, «Dasein comme praxis» (1989), p. 22 (voir aussi p. 31). Cette remarque

manque au texte allemand, qui est par ailleurs identique à celui-ci.

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Zuhandenheit. Or, il faudrait, nous semble-t-il, nuancer cette affirmation. Il est vrai que la Zuhandenheit a été souvent rapprochée de la production des artefacts et du monde du travail (Werkswelt). Depuis cette observation jusqu'à l'identification de la technè à la Zuhandenheit, il y a pourtant un long chemin. Non seulement parce que la préoccupation circonspective n'est pas irrémédiablement liée (dans SZ) à l' inauthenticité, mais de plus, parce que le corrélat de la Zuhandenheit dans le cours de 1924 est visiblement autre que la technè. Dans le chapitre qui se réfère au livre I de la Métaphysique, Heidegger montre que le niveau de la préoccupation immédiate avec le monde des outils, le niveau de la Zuhandenheit, est celui de l'èuTteipia (l'expérience). «L'expérience comme possibilité est une certaine pré-indication du comportement..., en elle existe un certain se-tenir-prêt (Bereitschaft),... un être-orienté» (Gai 9, p. 73). Ce type d'expérience est précisément ce qu'assure la circonspection prévoyante comme l'expérience phénoménologique qui remplace la perception théorique: une vue qui s'oriente, qui ouvre le chemin, qui pré-indique le chemin disponible dans la contrée10. Que l'expérience, bien qu'elle ne dispose pas d'une Einsicht, dispose pourtant d'une vue (Sicht), cela se lit dans son nom même: èujteipia veut dire littéralement «la vue qui voit la sortie». A partir de là s'éclaire l'impossibilité de réduire la Zuhandenheit au niveau de la technè. En effet, le processus de la technè se présente dans l' Ethique à Nicomaque comme un processus de connaissance, comme une genèse ininterrompue qui part de la connaissance de l'arche et s'accomplit dans le poièton, le produit final: aucun signe d'un certain «feed back», de cette Bereitschaft de ré-orienter le poiein selon le cas, d'une créativité11, malgré la définition de la technè à partir de la genèse (définition que Heidegger accentue au maximum). Or cette possibilité de «faire redémarrer» son travail est la pierre angulaire de la circonspection, de la vue qui conduit nos affaires concernant le Zuhandenes. En témoigne l'accent mis sur les cas de la perte d'un outil ou de la non- disponibilité etc.: ces cas exigent que la circonspection puisse se comporter comme une certaine «phronèsis» qui se ré-adapte selon le cas, pourvu qu'elle soit d'une certaine créativité. Au contraire, la technè quitte ce niveau de la relation immédiate au monde: non seulement sa

10 Voir notre D'une phénoménologie de la perception chez Heidegger, Phaenome- nologica 137, Kluwer Academic Publishers, Leyde, 1996.

11 Voir J. Dunne, Back to the Rough Ground: Technè and Phronèsis in the Modern Philosophy and in Aristotle, vol. II, Diss., Dublin, 1989: «What is strikingly absent from Aristotle's treatement of technè is, in the first place, any account of what we might want to call 'creativity' and in the second place, any scope for what we could call 'experiment'» (p. 80); «[...] no explicit or systematic distinction is made between [...] technè as an excellence of a knower whose intentional object is poièsis [...] and technè as an excellene of a maker whose real object is a poièton, i.e. an actual object» (p. 131).

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relation au temps est moins explicite, mais elle «va derrière le champ de renvois (Verweisungszusammenhang)» (Gai 9, p. 76). Elle transforme les relations du «dès que., alors» en relations de cause. Ce qui se présentait comme motif, devient maintenant une arche, une raison. Le modèle de ce changement n'est autre que la théoria, la connaissance exacte des archai, connaissance qui caractérise la sophia. «Dans la tendance d'un observer qui découvre simplement les étants du point de vue de l'arche siège le cKxJxbxepov» (Gai 9, p. 77). La technè est plus sage par rapport à l'expérience, mais elle paye cela de son éloignement du maniement immédiat des choses. Cet éloignement était, on ne le sait que trop, le signe distinctif de la Vorhandenheit, de la genèse de la théoria qui voulait simplement découvrir les étants pour en connaître les causes. Le principal est ici que la technè elle-même, en tant que processus de production, n'est pas régie par les principes ontologiques de la Zuhan- denheit, mais par les principes solides et immuables de la Vorhandenheit. Résumons notre argument: la technè ne peut pas correspondre au domaine de la Zuhandenheit, dépourvue qu'elle est de toute créativité. En d'autres mots, ce qui est essentiel dans la lecture heideggerienne de la technè, c'est la relation entre Y arche et le produit final. En revanche, ce qui est décisif pour la Zuhandenheit sera toujours le statut de la Bereitschaft, l'orientation et la ré-orientation12.

C'est dans son statut du napâ que la technè trouve son corrélat dans Etre et temps, corrélat qui n'est autre que le Verfallen du Dasein. Cependant, le Verfallen n'a pas encore ici le sens exclusif de la chute irrémédiable, de cette inauthenticité qui aliène l'être du Dasein. Il peut encore signifier de façon neutre la compréhension du Dasein à partir d'un étant autre que lui-même, sa tendance de se projeter sur ce dont il se préoccupe. Le napâ se dit pour Heidegger Verfallen. Nous nous permettons de suggérer que le rcapà qui décrit le statut de V ergon de la technè ne démontre pas simplement le fait que le produit final n'est pas du mode du Dasein, ni le constat que ce produit une fois achevé est déjà hors de la portée de la technè, hors de «sa région de domination» (Gal9, p. 42). Ces deux caractéristiques, explicitement nommées par Heidegger, en révèlent une autre. Le rcapà surgit en effet comme l'explication du fait suivant: V arche et le produit de la technè (respectivement, Yeidos qui conçoit l'œuvre à réaliser et cette œuvre accomplie elle-même) constituent une continuité ontologique, de façon telle que le mode de cet eidos se reflète sur le mode du produit avant même que celui-ci ne devienne présent. L'«àp%f| du rcovnrôv», en tant que «Sache der zé/vn

12 Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que le cours de 1926 Grundbe griffe der antiken Philosophie (Ga22, éd. F.-K. Blust, 1993) identifie le Zuhandenes non pas au produit de la technè mais à l'étant «unterhanden», «in seiner Bereitschaft» (pp. 171-173).

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selbst» (Gal9, p. 44), s'impose comme le véritable centre de la technè et dissimule précisément son autre trait essentiel, le fait que l'«àp%f| du 7ioiT|TÔv (produit) est èv tcô tcoioCvti (producteur)». L'indifférence du topos de Y arche comme si le tcoicov n'était pas, d'une certaine façon, Yarche véritable, la dissimulation de la nécessaire discontinuité entre Y arche et Y ergon vu l'intervention de l'homme, l'expulsion du tcoioovtoç du registre de Yàp%r\ du 7ioiT)TÔv, voilà ce que décrit, à notre sens, le Ttapà de la technè: non pas seulement la discontinuité entre ce qui est de l'ordre du Dasein et ce qui ne l'est pas, mais la tendance à ne pas prendre en compte cette discontinuité et à présenter la technè comme une affaire de Y ergon et de son arche. En effet, en lisant le Sophiste, on peut percevoir que la différence entre la technè et la phronèsis, toutes deux étant deux modes d'Ùberlegung, consiste en ceci: que «YÙberlegung de la technè se relie simplement à ceci qui contribue à la production de quelque chose d'autre» (Gal9, p. 48), YUberlegung elle-même restant à l 'arrière-plan. La prétention que la Kivnaiç entre l'arche et V ergon reste indépendante et indifférente par rapport à V «explication» comme mode de l'âme, voilà peut-être le sens profond du napâ [et voilà pourquoi ce Tiapà ne peut pas exprimer la constitution de la Zuhandenheit, qui renvoie toujours au Dasein préoccupé]. Ces relations, c'est-à-dire le fait que la technè n'exprime pas le propre de la circonspection prévoyante et que, de l'autre, elle impose chez les Grecs l'expérience du Ttapà, émergent dans leur plénitude dans le passage révélateur du texte: Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie: «Dans le comportement productif, l'être de ce à quoi je me rapporte dans la production est compris de manière déterminée, conformément au sens de l'intention productrice: de telle manière que le comportement de production, de par son sens propre, libère ce qui doit être produit du trait qui le rattache au producteur»13. C'est cette libération que nous voyons exprimée dans le mot grec Tcapà et que le cours de 1927 décrit d'une double façon: d'une part, il reconnaît aux Grecs la description phénoménologique du comportement de production, mais, de l'autre, signale la forte tendance d'y annuler le rôle du producteur (problème auquel, pensons-nous, remédiera l'analyse de la Zuhandenheit).

Cette même interprétation du Ttapct, interprétation qui visait à annoncer l'équivalence du Ttapd et du Verf alien, trouve sa justification dans le cours Einfùhrung in die phànomenologische Forschung (§12), qui expose analytiquement la question concernée: ce cours appelle Rùckschein le phénomène de la circularité entre l'objectif du souci et les

13 Die Grundprobleme der Phânomenologie, Ga24, 1975, éd. F.W. von Herrmann, (tr. J.F. Courtine, Gallimard, 1985) p. 159-160.

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déterminations de tous les objets qui s'y réfèrent (dans notre cas, la circularité entre V arche et Y ergon final), et appelle Verfallen la tendance du souci de ne pas se demander si ce dont il se préoccupe n'est pas enfin déterminé par lui-même: «cet être-rattaché (Gezogensein) non-exprimé trouve son expression dans le caractère du Rùckschein»14. Le 7capâ décrit donc une modalité du souci lui-même, la modalité de ces comportements (par exemple, la technè) qui tendent à celer la «réflexivité» du souci. De ce point de vue, l'affirmation, dès le Natorp's Bericht de 1922, selon laquelle le «Verfallen aboutit à une interprétation mondaine de soi-même» décrit un phénomène ultérieur et non pas l'origine fondamentale du Verfallen, origine qui peut se priver d'un raisonnement en termes d' inauthenticité.

C'est pourtant, avant tout, par notre deuxième question que nous espérons éclairer le texte de 1925. Qu'en est-il du statut de la sophial F.Volpi la traite comme irrémédiablement inauthentique, la juxtaposant à la Zuhandenheit: la sophia ne peut pas échapper ainsi à l' inauthenticité de la Vorhandenheit, statut auquel l'a condamnée, selon Heidegger, la tradition grecque (Aristote compris). J. Taminiaux a entrevu l'ambiguïté du registre de la sophia: d'une part sa condamnation à cause du modèle de la Vorhandenheit qui y est impliquée, et, de l'autre, sa ré-appropriation par Heidegger comme mode le plus haut de l'existence, ce qui présuppose que Heidegger «la métamorphose de fond en comble, lorsqu'il assigne pour rôle à cette pensée de l'être non pas de se dissocier de la praxis et de sa phronèsis, mais de les redoubler»15: c'est-à-dire que, aux yeux de Heidegger, la sophia se lie aux affaires humaines et redouble la phronèsis quant à son authenticité. La sophia réclame donc, selon la logique du raisonnement heideggerien, une certaine authenticité et même l'authenticité suprême. Rien à reprocher à cette lecture. Toutefois, J. Taminiaux n'analyse pas le sens de ce redoublement, l'éventuelle distance qui sépare la phronèsis de la sophia et les signes du texte qui prouvent que ce redoublement n'est pas une identification mais s 'étage selon un accroissement en authenticité. Quoi qu'il en soit de cette omission de la part de J. Taminiaux (une simple négligence ou bien la conséquence de l'opiniâtreté avec laquelle il applique la dichotomie authentique/inauthentique, dichotomie qui classe la phronèsis déjà et d'emblée dans le domaine de l'authentique), nos explications suivantes peuvent être lues comme une prétention de compléter cette lacune.

14 Einfuhrung in die phanomenologische Forschung (1921-22), Ga61, éd. W. Brôc- ker et K. Brôcker-Oltmanns, 1985, (p. 84).

15 J. Taminiaux, La fille de Thrace et le penseur professionnel (1992), p. 64.

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Si donc nous acceptons, avec F. Volpi, que la phronèsis prend dans ce cours de 1924 la place du souci, ce n'est ni pour l'ontologiser ni pour condamner la sophia (avec la technè) à l' inauthentique. Ce qui est inévitable lorsqu'on se montre inattentif à la distinction entre l'ordre du souci (structure originaire avant la scission entre l'authentique et l' inauthentique) et l'ordre de l'authenticité. Si nous acceptons la lecture révélatrice de J. Taminiaux, ce n'est pas pour le suivre dans son raisonnement en fonction de l'opposition authentique versus inauthentique. Notre intention est de mettre en relief la tripartition: technè, phronèsis, sophia, comme reflet de la structure triple: inauthentique, souci, authentique. Selon cette logique, le souci représente l'ordre de la neutralité originaire, qui a été clairement démontrée lors de la question de la temporalité et de la distinction nette et laborieuse entre structures originaires et structures authentiques du temps. Nous allons donc soutenir que l'élaboration heideggerienne de YEN, au delà d'une projection de la phronèsis sur le souci comme mode de l'existence humaine, creuse surtout le chemin pour l'établissement de l'architectonique des exis- tentiaux à trois niveaux. C'est le desideratum d'une phénoménologie de l'existence comme tôtcoç du dépliement inauthentique-originaire- authentique, qui guide la lecture heideggerienne d'Aristote et ordonne les falsifications éventuelles du texte.

Afin de prouver la présence d'une telle stratégie, il faut tout d'abord montrer que la sophia dispose les traces de l'authentique, c'est- à-dire que Heidegger pense avec ses propres termes et sous la lumière de sa propre ontologie quand il avoue que, pour Aristote, la sophia «est la plus haute possibilité existentielle de l'homme» (Gal9, p. 124). Nous verrons aisément que c'est effectivement le cas. Avant tout, la sophia se définit négativement dans son opposition à l'inauthentique. Cette opposition devient tangible à propos de noXkoi (Man, selon SZ) qui restent au niveau de la quotidienneté (Gai 9, p. 98). Ce qui est accessible aux sages reste «difficile» «pour le Dasein quotidien... dans l'habitude» (Gal9, p. 95). Le jeu cher à l'ontologie fondamentale du lointain (Feme) et de la proximité (Nàhe) est également présent. Le mode de vie du sage est le contraire «d'un mode ontologique particulier du Dasein, du mode du Zunàchst» (op.cit.).

La définition positive de la sophia porte de même le sceau de l'authenticité: face au Worumwillen de la phronèsis, la sophia se dit «l'"à-dessein-de" final» (Gai 9, p. 122). Ceci correspond à la notion aristotélicienne du telos le plus parfait, de celui qui n'entraîne pas l'accomplissement d'une praxis individuelle.

La sophia se montre authentique par rapport à un deuxième caractère central de la phronèsis. L'excellence, selon Aristote, se tient sous la

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perspective de la vie entière: «xô àvGpomivov àyaGôv yivexai ... 'éxi ôé èv pico xeÀ,eia>» (1098a 17). Or c'est précisément Veudaimonia convenant à la sophia qui accomplit de façon parfaite cette nécessité éthique, c'est elle qui est définie comme «X,a|3oCaa ujjkoç Pioo xéA,eiov» (1177b 24). Pour Heidegger cela veut dire que seule la perspective de la durée totale de l'existence humaine peut garantir l'«à-dessein-de» final, l'authenticité du Dasein. La totalité du Dasein comme étant temporel, celle qui sera assurée dans Etre et temps par l'être-pour-la-mort, voilà ce qu'accomplit la sophia comme energeia parfaite.

Un dernier indice renforcera notre point de vue. A propos de l'autarcie du sage tellement honorée par Aristote, Heidegger commente: «Personne ne peut voir les choses pour les autres... La vue pure est une affaire de l'individu (Einzelnen)» (Gal9, p. 177). Avec les mêmes mots, Etre et temps aura exprimé l'impossibilité de me charger de la mort de l'autre, de remplacer l'autre dans son accomplissement authentique. L'unicité du voir n'est que le reflet de l'unicité du solus ipse authentique (5Z, p. 188).

Après la brève enumeration qui précède, nous tenons pour décidé que la sophia occupe explicitement, dans le cours de 1924, la place de l'authenticité. Et ceci, sous les auspices des termes proprement heideggeriens qui seront présents dans Etre et temps. Ce qui prévaut ici n'est pas tant la métamorphose de la sophia mais l'interprétation de ses traits distinctifs comme traits qui conviennent à l'authenticité extrême du Dasein.

Sous cet angle, il est aisé de voir l'ambiguïté des vocables qui ont accompagné la description de la phronèsis comme synonyme du souci originaire: l'«à-dessein-de» tout court est de l'ordre de l'originaire dans son opposition au Worumwillen final, à la possibilité la plus noble du Dasein, qui exprime son authenticité; la clairvoyance (Durchsichtigkeit) et la science intime (Gewissen) sont également des traits du souci originaire et non pas nécessairement de l'authenticité; de même, la résolution (Entschlossenheit) qui est ici imputée à la phronèsis n'est pas un signe d'authenticité. Bien que Etre et temps distingue la résolution proprement authentique de l'ouverture originaire (Erschlossenheit), le texte de Mar- bourg n'établit pas encore ce vocabulaire. Ici, la résolution est l'équivalent de l'ouverture; elle est définie comme «la découverte de la situation totale» (Gai 9, p. 150), destinée à éclaircir la jonction entre l'acteur, l'acte et sa fin. D'ailleurs, de façon plus significative, elle s'identifie à la clairvoyance comme mise en lumière de soi-même dans le rapport au monde: «la résolution vraie (echte) [est] la clairvoyance de l'action» (op.cit.).

Il est donc évident que la lecture heideggerienne d' Aristote n'omet jamais la distinction entre l'originaire et l'authentique, mais au contraire profite de cette distinction pour illustrer la relation entre la phronèsis et

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la sagesse. Parallèlement, si la technè a été identifiée au Verfallen, cela ne vaut que comme une «contre-tendance» (Gegentendenz) par rapport à la sophia. Ce dernier vocable-clé prouve encore une fois que la phro- nèsis doit être lue comme une structure originaire, dont la technè et la sophia représentent deux contre-tendances [contre-mouvements (Gegen- bewegungen)] possibles: la sophia n'est qu'une «Gegentendenz contre le Dasein le plus proche» (Gal9, p. 98). Il est donc impossible d'identifier la phronèsis tout simplement à l'authentique, impossible encore de ne pas voir dans la sophia l'accomplissement du Dasein, impossible enfin de ne pas voir dans la technè les traces du Verfallen. Ce même vocable-clé, Gegentendenz, a été utilisé, rappelons-le, par le Natorp's Bericht16 pour décrire la relation entre la structure originaire du souci et les colorations de l'authentique et de l'inauthentique. En préparant la lecture d'Aristote, Heidegger ne fait ici qu'avancer une description de ces contre-mouvements. Le souci, comme structure originaire, se distingue des deux tendances, ou mieux des deux Gegenbewegungen (NB, p. 26), qui en émanent. L' inauthenticité de la chute et l'existence comme existence authentique. A Heidegger de conclure: «L'inquiétude de la vie facticielle pour son existence... est ce qu'elle est uniquement à titre de contre-mouvement opposé à la tendance à la déchéance de la vie... Le "contre" à titre de négation annonce ici une opération originaire et constitutivement ontologique» (NB, pp. 26-27).

16 Phànomenologische Interpretationen zu Aristoteles (1922) (ici NB), éd. H.U. Les- sing, tr. J.F. Courtine, édition bilingue, Paris, 1993. La neutralité du Dasein est définie ici comme facticité (Faktizitàt) ou «mobilité fondamentale de la vie facticielle» (p. 20). Rappelons que «facticité» signifie à cette époque la constitution du caractère ontologique de l'existence humaine. Or ce statut originaire et ontologique n'est autre que celui du souci (curare), qui se présente comme le sens fondamental de la mobilité du Dasein sous le nom technique de «commerce» (Umgang) avec le monde. Il est à souligner que la facticité, quels que soient ses modalités et ses objets visés, garde toujours une même structure de fond, une structure qui sera également d'une grande importance dans Etre et temps: elle concerne toujours la découverte parallèle du monde et du Dasein. A cette découverte simultanée convient un type universel de vue, la circonspection (Umsichi). Ce qui est important pour notre point de vue est que la facticité se distingue nettement des deux tendances (le Verfallen et l'authenticité) qui constituent deux facettes, deux colorations de la facticité.

Sous la lumière de cette analyse préparatoire se déploie l'interprétation heidegge- rienne de YEN qui identifie clairement la phronèsis à la facticité. La phronèsis s'appelle «auto-circonspection sollicitante (circonspection) (fùrsorgliche Sichumsehen (Umsicht))» (p. 37). Pour le reste, la sophia est définie comme l'accomplissement authentique de la phronèsis et correspond ici à l'existence authentique et la technè, qui attire peu l'attention, sert de contre-exemple à la phronèsis, à cause précisément de son caractère de «Ttapà»: à la production convient une forme de mobilité où le telos est en dehors du mouvement; par contre, concernant la phronèsis, le télos caractérise un étant qui se détermine en même temps comme «pas encore» et «déjà» (p. 42).

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Cela dit, il faut réviser l'identification allant de soi de la phronèsis à l'authentique: dans le cours de 1924 est encore ouverte la voie qui laisse au souci/phronèsis la possibilité de valoir comme un vrai existential originaire, avant la scission entre authentique et inauthentique, comme une description phénoménologique du Dasein dans son ampleur, sans que soit déjà décidé le privilège inquestionné du «solus ipse résolu». S'il en est ainsi, le redoublement de la phronèsis et de la sophia ne va pas sans une reconnaissance explicite de leur distance.

Anastasaki, 14-16 Pavlos Kontos. 15772 Zografou Athènes Grèce.