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USAGES ET MÉSUSAGES DE L'ARGUMENT STATISTIQUE : LE PILOTAGE DES POLITIQUES PUBLIQUES PAR LA PERFORMANCE Robert Salais La Doc. française | Revue française des affaires sociales 2010/1 - n° 1-2 pages 129 à 147 ISSN 0035-2985 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-des-affaires-sociales-2010-1-page-129.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Salais Robert, « Usages et mésusages de l'argument statistique : le pilotage des politiques publiques par la performance », Revue française des affaires sociales, 2010/1 n° 1-2, p. 129-147. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Doc. française. © La Doc. française. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.47.47.179 - 03/05/2014 13h23. © La Doc. française Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.47.47.179 - 03/05/2014 13h23. © La Doc. française

Usages et mésusages de l'argument statistique : le pilotage des politiques publiques par la performance. Robert Salais

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Robert Salais, ancien polytechnicien (promotion X61), économiste, administrateur de l'INSEE présente dans cet article de la Revue Française des Affaires Sociales (2010/1 n° 1-2, p. 129-147) un point de vue autorisé sur le chiffre roi du New Public Management.

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USAGES ET MÉSUSAGES DE L'ARGUMENT STATISTIQUE : LEPILOTAGE DES POLITIQUES PUBLIQUES PAR LA PERFORMANCE Robert Salais La Doc. française | Revue française des affaires sociales 2010/1 - n° 1-2pages 129 à 147

ISSN 0035-2985

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-francaise-des-affaires-sociales-2010-1-page-129.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Salais Robert, « Usages et mésusages de l'argument statistique : le pilotage des politiques publiques par la

performance »,

Revue française des affaires sociales, 2010/1 n° 1-2, p. 129-147.

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Usages et mésusages de l’argument statistique : le pilotage des politiques

publiques par la performance

Robert Salais*

Les propriétés des nombres (addition, soustraction, plus grand, plus petit, accroissement, diminution) ont comme vertu, merveilleuse, d’être indis-cutables. Quinze est plus grand que treize. Passer de 100 à 80 signifie une réduction de 20 %. Quiconque nierait ces affirmations passerait pour un esprit dérangé ou un plaisantin. L’efficacité politique, au moins potentielle et bien souvent effective, de l’argument statistique (Desrosières, 2008), réside en ce qu’il exprime à son niveau des vérités a priori incontestables pour tout phénomène susceptible de faire l’objet d’une mesure. Le chômage a dimi-nué de 5 % entre juillet et septembre 2008, voilà qui paraît net et précis. Les propriétés des nombres sont, sans doute, parmi les rares certitudes que nous pouvons avoir dans la vie. On peut comprendre qu’elles donnent lieu à des investissements pour optimiser leur usage rationnel dans la conduite des politiques publiques. Mais à en trop user, ne risque-t-on pas d’en mésu-ser ? L’article n’a pas la prétention de répondre exhaustivement à la ques-tion, mais de sensibiliser le lecteur à certains phénomènes émergents dans l’usage croissant des indicateurs dans le management et la réforme des poli-tiques publiques. Ce n’est pas tant la quantification en elle-même qui est en jeu que les innovations dans l’usage politique de l’argument statistique autorisées par le New Public Management.

■ Qu’en est-il de nos certitudes sur l’objectivité des données quantifiées ?

À y regarder de près, en effet, on peut soulever quelques interrogations sur la solidité de nos certitudes sur les nombres. Le caractère indiscutable de leurs propriétés constitue l’un des appuis fondamentaux des marchés finan-ciers, le moins susceptible de doute pour leurs acteurs. Si une action passe de 17,5 à 18,30 euros, son détenteur enregistre une plus-value. C’est un fait.

Mais l’énonciation de ce fait engendre une première interrogation quant à son degré de validité. Cette plus-value est le résultat d’un phénomène d’autoréalisation de croyances, en l’espèce les croyances des opérateurs sur

* Économiste, INSEE et IDHE.

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le marché. Dans la mesure où la majorité de ceux-ci croit que l’action va monter (pour des raisons diverses qui, bien souvent, n’ont rien à voir avec la réalité de l’entreprise correspondante), ils achètent, ce qui fait réellement monter l’action. Et ils disent après coup « vous voyez, j’avais raison ». La certitude de ce fait est d’un genre particulier, celui d’une autoréalisation de croyances. Elle ne résiste à l’épreuve que pour autant que ces croyances res-tent partagées. Comme le disait déjà Keynes dans son analyse des marchés financiers, ce fait que l’action a augmenté est de nature conventionnelle. De manière générale, il faut souligner que la validité, en termes d’information produite d’un argument statistique, repose sur les conventions de définition et de mesure du phénomène qui en est l’objet. Comme nous le verrons plus loin, le taux d’emploi par exemple n’a de signification qu’en relation avec la définition de ce qu’on appelle un emploi : s’agit-il de toute tâche de tra-vail ou enrichit-on la définition de critères de qualité, comme la durée ou le type de contrat de travail par exemple ? Le sens d’une donnée dépend, en d’autres termes, des conventions qui la définissent et sont au principe de sa mesure ; pour être intelligible, une donnée doit être accompagnée de l’explicitation de ces conventions.

La seconde interrogation porte sur la nature des affirmations appuyées sur des arguments statistiques. Prenons le cas d’une affirmation comme « le  chômage a diminué de 5 % ». Il faut être conscient que cette affirmation opère une identité entre deux propositions qui n’ont que peu à voir l’une avec l’autre. Elle prospère même sur la confusion entre deux niveaux de réalités différents. Son examen suggère l’existence, ainsi que je le montre-rai plus tard, de nombreuses possibilités offertes au stratège politique ration-nel. L’énonciateur fait comme si on pouvait passer, sans s’interroger sur la légitimité de ce passage, de la proposition A à la proposition B suivante.

La proposition A relève d’un constat empirique, d’une evidence comme le disent nos amis anglais : « Le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à l’Agence nationale pour l’emploi et classés en catégorie 1 a diminué de 5 %. » Pour apprécier la valeur de vérité empirique, la production de cette evidence a besoin d’être analysée en profondeur dans ces différentes étapes, chose trop négligée comme nous le verrons ultérieurement. La proposition B est ce à quoi se limite l’énonciateur : « Le chômage a diminué de 5 %. » Elle renvoie à un ensemble de présupposés qui lui donnent sens, mobilisés par ce mot du langage courant, « chômage ». Ce mot a sa propre histoire ; il a de multiples significations, indigènes ou savantes. Il dispose de diffé-rentes constructions conceptuelles, adossées à autant de théories sur les réa-lités économiques et sociales. Il s’ensuit que la proposition B est d’une autre nature que la proposition A. Elle n’est pas un constat empirique, mais un jugement de valeur, tout le monde pensant (ou étant attendu comme pen-sant) que cette réduction de 5 % correspond à une amélioration de l’état du monde, en l’espèce de la « situation de l’emploi », autre expression met-tant en scène un autre mot du langage courant tout aussi problématique, celui d’« emploi ». La force et l’efficacité politique de l’énonciation repose

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largement sur l’absence d’interrogation publique (et collective) sur la légiti-mité qu’il y a à identifier les propositions A et B et sur le sens que chacune a.

Troisième interrogation, le consensus postulé par l’énonciateur sur le sens et la valeur de son affirmation est-il vraiment partagé par tout le monde ? En réalité, non. Car tout dépend de ce qu’il en est de la vision sous-jacente du monde selon laquelle il est bon que le chômage diminue. Aujourd’hui, pour ne donner qu’un exemple, la Banque centrale européenne (BCE) fait le raisonnement selon lequel, toutes choses égales par ailleurs, moins de chômage implique davantage de revendications à la hausse des salaires. Le problème posé par ce raisonnement n’est pas tant que la BCE n’intègre pas l’emploi parmi ses objectifs, que la théorie économique sur laquelle elle s’appuie quant au fonctionnement du marché du travail. Dans la mesure où (pour faire simple, de manière à nous faire comprendre), cette théorie ana-lyse le salaire comme résultant directement de la confrontation de l’offre et de la demande de travail, la BCE peut juger que cette réduction du chô-mage est néfaste pour d’autres objectifs économiques, comme la maîtrise de l’inflation ou même le niveau de l’emploi. Selon son modèle de raisonne-ment en dynamique, elle peut en effet conclure que cette réduction du chô-mage menace la croissance économique, donc au bout du compte la situation de l’emploi. Néanmoins pour l’homme (ou la femme) ordinaire, l’équation qui fonctionne est que moins de chômage signifie plus d’emplois, davantage d’opportunités de gagner sa vie, moins de précarité. Il (elle) a tout simple-ment une autre théorie sur le fonctionnement ordinaire du monde et conçoit ce qu’est un bon emploi d’une manière qui n’est pas celle de la BCE. Cette coexistence d’une pluralité de significations donne naissance à ce que j’ap-pellerai une situation d’ambiguïté cognitive.

Du point de vue du management politique, conforter cette ambiguïté cogni-tive est la meilleure des choses et vaut bien quelques efforts. Certes les attentes des personnes ordinaires risquent d’être déçues quand elles-mêmes ou leurs enfants se présentent sur le marché du travail. Ils s’apercevront alors que leurs attentes, leur vision du monde se heurtent à bien plus puis-sants qu’eux. Mais l’ambiguïté cognitive peut durer, malgré des épreuves locales aux résultats contraires. Car comment à lui seul (ou à quelques-uns) un individu peut-il faire entendre sa voix – une voix discordante qui plus est – face à une affirmation publique relayée par de multiples instruments et prise comme base systématique de travail et de décision publique ?

Par ces quelques mots d’introduction, nous voudrions attirer l’attention du lecteur sur le fait que le problème pertinent n’est pas tant la quantifica-tion en général que les modalités d’usage de l’argument quantifié (ou sta-tistique). La quantification est une opération nécessaire, et féconde si elle est bien menée, à la connaissance qu’une société a d’elle-même. Rien n’est plus important, pour la démocratie spécialement, qu’une « bonne » connais-sance de la société sur elle-même, bonne au sens où, de l’avis de tous, celle-ci reflète le plus adéquatement possible, même si la vérité en ce domaine ne peut pas être atteinte, la diversité et la complexité des réalités sociales.

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La quantification existe depuis que l’homme vit en société, soit depuis un nombre indéterminé de millénaires. Rappelons-nous les inventaires de richesses, le dénombrement des populations, le comptage des biens, le dres-sage de listes, la construction de nomenclatures, la définition de conventions de mesure (longueur, surface, volume, poids, prix, etc.). Alain Desrosières 1 a initié, en France, un courant de recherches sur la quantification comme processus social de connaissance, recherches dans lesquelles je m’inscris et qui comprennent de nombreuses dimensions (sociologique, ethnographique, historique, économique). L’enjeu de telles recherches est de bien spécifier et comprendre les étapes successives d’un processus de production d’une donnée sur le monde social et, ensuite, d’étudier le rôle que cette donnée joue dans la décision publique, autrement dit, de comprendre ce sur quoi repo-sent la validité des propositions A et B et la légitimité de leur identification.

Ceci étant rappelé, nous allons essayer, dans la suite de l’article 2, de faire saisir la nature des innovations politiques dans l’usage du chiffre qu’im-pliquent le développement des technologies de gouvernance et le nouveau management public (ou, plutôt le New Public Management). Il ne s’agit plus seulement de manière « classique » d’appuyer l’action politique sur des jus-tifications chiffrées externes à celle-ci. Dans le New Public Management, sous des formes diverses, l’évaluation de la performance quantifiée se trouve internalisée, à la fois comme référence et comme objectif, dans le processus de l’action. Il s’ensuit une série de dérives potentielles, sinon déjà obser-vables, de l’action publique. La principale dérive est que les acteurs sont peu à peu convoqués et incités à un exercice nouveau qui consiste à cher-cher tous les moyens non pas d’améliorer les résultats des politiques enga-gées du point de vue de leurs objectifs fondamentaux, mais directement d’accroître la performance de ces politiques telles que mesurées par une bat-terie d’indicateurs. Une sorte de « court-circuit » se produit entre l’évalua-tion comme référence et la performance comme objectif, lequel conduit à des effets inattendus sur lesquels nous allons nous concentrer. Dans ce qui suit, pour des raisons heuristiques (se faire comprendre) plus qu’historiques (retracer un processus en cours) nous distinguerons le modèle que l’on qua-lifiera de « classique » de la décision publique – celui avec lequel on pour-rait analyser l’« avant » du déploiement en France des techniques de New Public Management – du « nouveau » modèle en germe dans la réforme en cours des politiques publiques.

1. Outre son livre récent cité plus haut, cf. Desrosières (1993).2. L’article s’appuie sur une série de publications, consacrées soit à la méthode ouverte de coordination (MOC) développée par l’Europe dans le cas de sa stratégie européenne pour l’em-ploi (SEE) (Salais, 2004, 2006a, 2007), soit au problème plus général de l’usage des indica-teurs dans l’action publique (Salais, 2006b).

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■ Deux modèles de la décision publique

On entend, dans ce qui suit, par décision publique non pas le seul acte administratif, déjà complexe en lui-même, par lequel un gouvernement est amené à établir un budget, à élaborer une mesure dans un domaine spéci-fique (comme un dispositif d’insertion dans l’emploi), à la mettre en œuvre sur le terrain, etc. On s’intéresse au processus plus large dans lequel s’ins-crit cet acte administratif, processus qui conduit de la découverte collec-tive au sein d’une société d’un problème d’intérêt général (comme la santé publique, le plein-emploi, le développement durable) à la construction d’une base de connaissances sur l’état des choses relatives à ce problème, à l’éla-boration d’une politique publique dans le domaine, à sa mise en œuvre, à son évaluation, à la prise en compte des résultats de cette évaluation dans la conduite de cette politique. Dans nos pays, toutes ces phases et dimensions de la décision publique doivent être régies par des principes démocratiques.

Le modèle classique : construction de la base de connaissances et délibération démocratique

Dans le modèle classique, le préalable à la décision publique est la consti-tution d’une base de connaissances relative à l’objet de la décision. La statistique publique et, au-delà, l’appareil public d’enquêtes, d’études et de recherches sont les producteurs dominants de cette base de connaissances. Cette production demande un énorme travail par lequel s’élaborent des concepts, des catégories statistiques, des questionnements concrétisés dans des questionnaires, des enquêtes (méthodes, échantillonnage). Pour devenir intelligibles au niveau agrégé, les réponses individuelles demandent à être exploitées. Cette exploitation ajoute des étapes supplémentaires : l’établisse-ment de nomenclatures, le codage, la fabrication de tableaux, spécialement de tableaux croisés qui permettent de visualiser d’éventuelles corrélations entre une variable X et une variable Y, en un mot tout un appareillage de conventions de mesure et de conventions d’équivalence. La proposition B, vue plus haut, toujours à propos du chômage se trouve solidement justifiée par tous les investissements cognitifs ainsi élaborés.

Sans recourir au détour historique, on peut néanmoins illustrer brièvement ces propos par le processus qui va de l’émergence de la question sociale au début du XXe siècle à l’établissement de l’État providence après la Seconde Guerre mondiale (processus bien étudié à ce jour par les sciences sociales dans divers pays européens). La constitution d’une base de connaissances sur le social a été inséparable d’un débat intense et d’une sorte d’efferves-cence collective auxquels ont participé et contribué les sciences sociales (notamment des économistes, des juristes, des politistes, des sociologues), les représentants des forces sociales (syndicats, organisations profession-nelles, collectivités territoriales), les partis et hommes politiques, les bureau-craties des ministères. Pourquoi une telle mobilisation collective dans cet

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exemple qui relève du modèle que nous qualifions de classique ? Parce que, pour produire des connaissances valables et opératoires, tout proces-sus social de connaissances doit être en quête de vérité. Bien entendu, mais insistons quand même sur ce point, dans le monde social la quête de la vérité – autrement dit des faits sociaux qui importent pour la collectivité – ne peut pas être comprise dans le sens positiviste d’une vérité scientifique. Ce qui est cherché dans un tel processus de connaissance, n’est pas le simple reflet du monde tel qu’il est. Il s’agit de s’approcher d’une situation où chacun doit pouvoir se dire quand il prend connaissance des données produites : « oui c’est bien cela qui se passe et il est juste socialement de s’en préoccuper ». Dans une telle situation politique et sociale où l’accord s’est ainsi fait sur les faits sociaux auxquels les politiques publiques doivent porter remède, les décisions à prendre peuvent être qualifiées de justes au double sens de justesse et de justice. Les difficultés rencontrées aujourd’hui pour réformer les États providence témoignent a contrario de la profondeur du consensus politique qui s’est ainsi historiquement établi autour d’eux.

Pour satisfaire à ces deux conditions de justesse et de justice, autrement dit pour être objectif, un processus social de connaissances doit donc être insé-parable de formes démocratiques de délibération publique et du débat contra-dictoire 1. Car un tel processus vise à transformer la diversité des expériences vécues par chacun (diversité recueillie précisément par l’enquête, outil de base des sciences sociales) en un savoir général (qui prend la forme d’une connaissance commune, pourrait-on dire) sur l’objet de la décision publique qui doit être prise. À son issue, les facteurs explicatifs et les variables d’action pertinentes ont été produits et ainsi repérés. Il faut préciser la nature de l’ac-cord collectif qui peut s’établir sur l’objectivité de ce savoir. Il ne s’agit pas d’un consensus de nature politique et stratégique. Il s’agit d’un accord sur l’étendue et la composition de ce qu’il y a à connaître et sur les catégories pour le rendre intelligible. Le désaccord n’est pas supprimé ; il se poursuit et demeure sur le poids relatif des problèmes, les facteurs explicatifs et les variables par lesquelles agir. Néanmoins, chacun s’est accordé sur ce qu’il y a à connaître et sur les procédures pour le connaître. Et c’est l’un des pro-duits les plus précieux de la démocratie, l’antagonisme qui pouvait domi-ner au début du processus s’est changé en un débat public où l’on échange des faits et des raisons. Il résulte aussi de cette exigence d’objectivité que la base de connaissances doit être établie avec rigueur, sur le plan métho-dologique et scientifique, car c’est le fondement de sa crédibilité. À cette fin, l’appareil statistique et de recherche doit disposer de l’autonomie néces-saire pour fixer son agenda et décider librement de ses méthodes et outils.

1. Sur cette question cf. Salais (2008).

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Le « nouveau » modèle : prédétermination du tableau de bord et gestion par la maximisation de la performance

Dans le modèle de décision publique en germe au sein des technologies de gouvernance (dont les différentes variétés de New Public Management), la logique à l’œuvre est tout autre. Le principe de ces technologies de gouver-nance est le pilotage de l’action publique par la performance, telle que mesu-rée par un ensemble d’indicateurs, quantitatifs le plus souvent. Comme le dirigeant d’une entreprise, le décideur central fixe sans concertation sérieuse (autre qu’interne) un tableau de bord composé d’objectifs quantitatifs à réus-sir. Tous les acteurs du haut en bas de la filière de la décision publique doi-vent ensuite s’ingénier pour trouver à leur niveau la manière d’accroître, à moyens constants, la performance telle qu’elle s’inscrira in fine dans le tableau de bord du décideur central.

Il faut être conscient que c’est un nouveau modèle qui s’ajoute à celui que nous connaissons, avec des effets de compromis, de rétroaction, voire de substitution à moyen et long terme. Son principal effet, sur lequel nous nous concentrons ici, est de conduire à une dérive de l’action publique. En bref, plutôt que de chercher une connaissance objective des faits de manière à mener des politiques réellement adéquates aux réalités et aux aspirations, l’action publique tend à être réorganisée autour d’un processus de fabrica-tion rationnelle du chiffre. Si cette affirmation tient (on dispose de nombreux exemples : en France dans la réforme en cours des politiques publiques qui ne demandent qu’à être analysés – spécialement dans le secteur de la santé ou des politiques sociales–, ou au niveau européen dans la méthode ouverte de coordination (MOC) que nous prendrons comme illustration), il s’agi-rait à terme d’une inversion/perversion des rapports entre connaissance et décision publique, ainsi que de la décision publique elle-même.

La dérive qui se produit est simple dans son principe. Disposant à l’avance de ses cibles quantitatives, lesquelles sont en même temps les critères par lesquels s’évalue la performance qui sera publiée et affichée, la décision publique et sa mise en œuvre se fixent peu à peu comme objectif d’amélio-rer directement leur score, tel que mesuré par les indicateurs. L’enjeu n’est plus d’améliorer réellement les situations (ce réel étant constaté par des méthodes d’enquête et de recueil de données qui privilégient une connais-sance véritable des situations de vie et de travail), mais d’obtenir la perfor-mance quantitative souhaitée, quelle qu’en soit la méthode. Les propriétés, par ailleurs si merveilleuses, des nombres que j’évoquais en introduction révèlent, dans ce second modèle, leurs potentialités politiques. Toute modi-fication de l’existant devient bonne à prendre du moment qu’elle se traduit par un accroissement de la performance. On ne peut, certes, être hostile a priori à l’amélioration de l’efficacité, à obtenir de meilleurs résultats à moyens constants. Mais les caractéristiques que l’action prend dans la pra-tique engendrent une série de problèmes. Le risque encouru est d’abandonner

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toute référence, autre que rhétorique, à l’intérêt général, au bien commun et à des objectifs fondamentaux de justice sociale.

Premier problème : la performance s’oppose à l’objectif de justice sociale

Prenons un exemple simple, parmi tout ce qui peut être observé aujourd’hui : l’indicateur « taux de placement des bénéficiaires » employé, avec d’autres indicateurs, pour évaluer la performance des activités d’insertion dans l’em-ploi : placements par l’Agence nationale pour l’emploi (ou par Pôle Emploi), les entreprises d’insertion par l’économique, les différentes formules pour l’insertion des jeunes, etc. À première vue, voilà un indicateur susceptible de faire consensus. Le problème est qu’il va servir de variable clé pour détermi-ner le financement alloué, soit dans les négociations préalables internes au ministère de tutelle, soit dans les négociations entre ce dernier et le minis-tère du Budget. Le financement obtenu va dépendre de la performance, mesurée par le taux de placement. Plus même, dans une perspective dyna-mique, il y a de bonnes chances, surtout si les objectifs initiaux semblent facilement atteints, que soit fixée une certaine progression de l’objectif à atteindre. Les praticiens de l’insertion savent que celle-ci dépend de mul-tiples facteurs, tenant à l’hétérogénéité des personnes et à la diversité des situations locales. La distance à l’emploi est très variable selon les béné-ficiaires potentiels, leurs caractéristiques individuelles, leurs profils, leurs situations de famille, etc. Il n’y a pas deux personnes identiques. Toutes choses égales par ailleurs, la facilité de l’insertion dépend des possibilités locales, de la bonne volonté des acteurs locaux, de l’engagement plus ou moins important des chefs d’entreprise. Les résultats sont aussi très sensibles aux contraintes qu’on se donne quant à la qualité de l’insertion et sa durabi-lité, quant aux possibilités que la tâche, le stage ou l’emploi trouvés offri-ront à l’intéressé(e) pour sortir durablement de ses difficultés. En gros, les personnes qui mériteraient le plus d’effort et qui devraient être les publics prioritaires sont ceux qui, individuellement, coûtent le plus. Ils sont les moins « rentables » du point de vue de l’obtention de la performance quan-titative. Plus on est exigeant sur la qualité de l’insertion, plus il est difficile d’avoir une bonne performance.

Malgré eux, en dépit de toute leur bonne volonté ou de leur engagement social, les praticiens de l’insertion sont contraints à un processus rationnel d’apprentissage, qui consiste à découvrir les moyens les plus efficaces pour atteindre la performance fixée. Un effet de sélection à l’entrée risque de se mettre en place. On estimera ex ante, avec l’expérience acquise voire avec des instruments sophistiqués de profilage, les chances d’insertion des can-didats à l’issue de la mesure ; un biais de sélection s’introduit en faveur des candidats estimés les moins difficiles à insérer. Des stratégies complexes voient le jour par lesquels on accepte quelques candidats « difficiles », pourvu que la performance attendue des autres compense le handicap. Le manage-ment par la performance engendre ainsi un effet pervers, qui a de bonnes

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Usages et mésusages de l’argument statistique : le pilotage des politiques publiques par la performance

chances de croître à mesure qu’on durcira l’objectif à atteindre : l’exclu-sion des candidats les plus en difficulté (ou leur traitement insuffisant), alors qu’ils devraient être prioritaires.

On peut présumer, pour la plupart des praticiens qui croient à leur métier, le développement d’un sentiment diffus de gêne, sinon davantage. Car la délé-gation de responsabilité au niveau local et au niveau des services opération-nels, ajoutée au fait d’être soumis soi-même à une évaluation de sa propre performance (délégation et évaluation sont des règles de base dans le New Public Management) conduit à ce que ces praticiens doivent assumer les conséquences d’un tel management (travail mal fait, moyens insuffisants, exclusion des cas les plus difficiles, dépersonnalisation) en contradiction avec leur éthique professionnelle. La question de fond est, en effet, la référence du jugement porté sur la performance. S’agit-il de l’état des personnes prises en charge dans leur diversité, auquel cas la performance devrait être éva-luée en dynamique pour chaque personne : son état s’est-il amélioré ou pas depuis l’entrée dans le dispositif jusqu’à une période suffisamment lointaine pour qu’on puisse évaluer si l’amélioration a été durable, voire irréversible, ou pas ? Ou s’agit-il – et tel est le cas avec le New Public Management – de l’accroissement de la performance de l’organisation à laquelle le praticien appartient dans une sorte de boucle autoréférentielle par laquelle on oublie que la raison d’être de l’organisation, et spécialement d’un service public, réside dans la satisfaction de ses usagers et dans le fait de les avoir réelle-ment aidés à surmonter leurs difficultés ou problèmes ?

Second problème : simplicité et comparabilité font que les mauvais indicateurs chassent les bons

Face à ce constat et aux critiques qu’il engendre, une réaction fréquente est de raffiner et de multiplier les indicateurs, jusqu’à avoir, dans bien des cas, des batteries ingérables de plusieurs dizaines d’indicateurs. Dans notre exemple, on différenciera les cibles selon certaines caractéristiques des situa-tions locales ou par catégories de bénéficiaires, tout cela étant apprécié par les résultats des années précédentes. L’amélioration obtenue ne doit pas être sous-estimée, mais elle ne supprime pas le biais de sélection, ni l’apprentis-sage rationnel. D’autre part, de nouveaux problèmes apparaissent, liés aux exigences de simplicité et de comparabilité. Un indicateur n’est profitable pour la communication politique que s’il peut être, non pas compris au sens profond du terme, mais évocateur dans l’esprit du destinataire d’une opi-nion favorable. Il importe peu que cette opinion se révèle erronée si par mal-chance, le destinataire se trouvait confronté aux réalités qu’entend résumer l’indicateur. Pour qu’un indicateur soit politiquement bon, il faut – et il suffit – que fonctionne sans heurts chez le destinataire du message l’équivalence entre les propositions A et B précédentes, laquelle conduit à la croyance que « le chômage a diminué de 5 % ». D’autre part, la comparabilité, appa-rente du moins, est décisive car dans le New Public Management, la dyna-mique d’accroissement des performances est actionnée par la technique du

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benchmarking (étalonnage). La comparaison des performances, par exemple entre les agences locales, vise à classer celles-ci des bonnes aux mauvaises, à pénaliser les mauvaises en réduisant leurs moyens ou à les inciter forte-ment à se saisir des « bonnes pratiques » des autres. Pour cela, la condition est que l’indicateur soit calculable par tous, que tous aient à leur disposi-tion les données requises. Dans bien des cas, cette contrainte est forte et conduit à exclure les indicateurs les moins mauvais, car trop sophistiqués. Par exemple, l’insertion dans l’emploi gagnerait en qualité, si on ne consi-dérait comme incluses que les personnes encore en emploi trois mois plus tard. Il suffirait d’imposer cet indicateur. Mais il faut pour cela mettre en place des opérations de suivi, qui s’avèrent rapidement coûteuses et diffi-ciles à maintenir au degré de précision voulu. Un tel indicateur, s’il était inclus dans la stratégie européenne pour l’emploi (SEE), impliquerait que tous les (ou la grande majorité des) États membres disposent de statistiques de suivi des trajectoires des demandeurs d’emploi ; or ce n’est le cas que d’une faible minorité.

Accroître le nombre d’indicateurs multiplie, en outre, les risques d’incohé-rence entre eux, spécialement entre les orientations qu’ils donnent quant aux politiques à suivre. Dans la plupart des systèmes de gestion des demandeurs d’emploi en Europe, tout demandeur qui revient dans son agence après avoir perdu l’emploi dans lequel il avait été placé, est considéré comme formu-lant une nouvelle demande, quel que soit le temps, même très court, passé dans cet emploi. Il est considéré comme un nouveau demandeur, alors que si l’on imposait trois mois minimum dans l’emploi, tous ceux en dessous de trois mois revenant à l’agence resteraient dans le cadre de leur demande initiale ; ils ne seraient pas « nouveaux ». Or, parmi les autres indicateurs de la stratégie européenne pour l’emploi, figure avec un objectif de réduc-tion, la part des demandeurs d’emploi de plus d’un an dans l’ensemble des demandeurs d’emploi. L’intention, a priori louable si elle ne générait pas – elle aussi – des effets contraires, est de faire en sorte qu’aucun demandeur ne soit laissé trop longtemps sans qu’on ne s’occupe de lui, sans qu’une pro-position ne lui soit faite. Le problème est que porter à trois mois la durée minimum dans l’emploi accroîtrait mécaniquement la part des chômeurs de longue durée ; ce ne serait pas « bon » pour la performance alors qu’en refusant de profiter de la précarisation de l’emploi pour accroître le score, on ne la favoriserait pas indûment.

Troisième problème : la normativité cachée des batteries d’indicateurs

Toute batterie d’indicateurs sélectionne et construit les domaines supposés pertinents pour l’action publique à entreprendre dans le secteur considéré. En d’autres termes, cette batterie offre à l’avance une description du monde tel qu’il devrait être, de la manière dont il devrait fonctionner. Mais cette normativité n’est pas véritablement débattue, car elle est incorporée dans une matière hautement technique pour le profane (ainsi que pour l’homme

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politique ou le bureaucrate européen) : celle du choix des indicateurs, de leurs modalités de calcul, des sources statistiques utilisées pour les mesu-rer. Elle est de ce fait dissimulée.

Dès la première batterie d’indicateurs de la stratégie européenne pour l’em-ploi (jusqu’en 2002-2003), les indicateurs pour mesurer la performance des politiques nationales d’emploi ont été centrés sur un versant seulement du marché du travail, celui de la demande d’emploi, spécialement sur les comportements individuels de recherche d’emploi et l’employabilité indi-viduelle. Or, comme chacun le sait, le marché du travail a un autre versant, tout aussi important, celui de l’offre d’emploi par les employeurs. Rien n’a changé depuis. Aucun indicateur n’existe pour apprécier la vulnérabilité au chômage, c’est-à-dire le risque qu’il y a à perdre son emploi. L’apprécier aurait pour intérêt de faire entrer dans le domaine de l’action européenne, la gestion de la main-d’œuvre par les entreprises – ses mauvais comme ses bons côtés – dans un objectif de réduction de la vulnérabilité. Un tel indicateur inscrirait dans l’agenda européen, la lutte contre la précarité de l’emploi. Il inciterait aussi à soutenir des gestions préventives de la main-d’œuvre par les employeurs, c’est-à-dire des gestions que visent à réduire la vulnérabilité au chômage. Même si un tel indicateur n’est pas à l’abri, comme les autres, de tentatives d’instrumentalisation (telles que déguiser des licenciements en départs volontaires), il pourrait favoriser des compor-tements vertueux : reclassements internes, formation dans l’emploi, gestion prévisionnelle des compétences en fonction des mutations à venir des pro-duits et des modes de travail, etc. Mais cette moitié du monde du marché du travail est exclue du tableau. La liberté de gestion des employeurs est supposée comme relevant d’un état de nature sur lesquels on ne peut pas, donc on ne doit pas agir.

Tout concourt, comme on va le voir maintenant, à faire de la maximisation du taux global d’emploi l’objectif essentiel de la stratégie européenne pour l’emploi, abstraction faite de la qualité des emplois créés. Cet exemple permet de toucher du doigt une des propriétés les plus étonnantes (et des plus perverses) des technologies de gouvernance fondées sur la maximi-sation d’indicateurs de performances. Il s’agit, lorsqu’elles sont mises en œuvre avec « finesse », de leur capacité à fabriquer des preuves matérielles et chiffrées de leur efficacité. C’est en ce sens que nous formulons le dia-gnostic de l’évolution de l’action publique vers des processus de fabrica-tion du chiffre, au rebours de l’appui « classique » de la décision publique sur une connaissance objective des faits.

Quatrième problème : la fabrication des preuves par l’usage des conventions statistiques comme instruments politiques

Un tableau statistique n’est pas simplement une collection de chiffres (un dans chaque case, par exemple, dans un tableau à double entrée) dont certains sont plus grands ou petits que d’autres et dont on tire des affirmations du genre : « le taux d’emploi féminin est en 2005 plus élevé en Grande-Bretagne

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qu’en France ». Un tableau statistique est, avant tout, une procédure d’agré-gation de situations individuelles singulières, par exemple sous l’angle de l’emploi et de la position sur le marché du travail. Dans la même case, sont regroupées des situations que le fabricant du tableau considère (et veut faire considérer) comme identiques, comme équivalentes au regard de tel critère ou propriété. Ainsi on mettra dans la même case toutes les femmes « qui ont un emploi » ; elles seront considérées comme équivalentes au regard de la propriété « avoir un emploi ». La mise en équivalence est une opération puissante. Elle a pour conséquence, en particulier, que la compréhension d’un tableau se trouve en amont, précisément dans les conventions d’équi-valence sur lesquelles il est bâti. Ces conventions sont en général ignorées ou incomprises par les utilisateurs ordinaires, lesquels prennent pour argent comptant les chiffres (i. e. les interprètent selon leurs propres catégories). De l’affirmation précédente, ils tireront spontanément la conclusion que « les femmes en France travaillent moins qu’en Grande-Bretagne ». Mais cette conclusion n’est valide que si la définition (légale, sociale, statistique) de ce qu’est un emploi est la même dans les deux pays. Or ce n’est pas le cas, la Grande-Bretagne utilise, entre autres, une définition plus laxiste du travail à temps partiel qui conduit à classer comme ayant un emploi des femmes qui ne seraient pas classées comme telles en France. Corrigés de cet effet (mais c’est là un travail de statisticien ignoré du grand public), les taux français et britannique sont égaux. L’importance de l’écart et de la remise en cause du classement des États membres que cette correction implique apparaît très nettement dans le graphique 1.

Graphique 1 : Taux d’emploi féminin 2004

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Usages et mésusages de l’argument statistique : le pilotage des politiques publiques par la performance

Étant issu d’une agrégation de situations individuelles (souvent à partir de réponses à un questionnaire d’enquête) selon des conventions d’équiva-lence, un tableau est aussi une instance de représentation cognitive. Cette propriété, à tort négligée, le fait apparaître comme une ressource et un enjeu politiques, qu’exploite à sa manière la stratégie européenne pour l’emploi (SEE), sans l’avoir sciemment recherché.

L’indicateur pivot de la SEE est le taux d’emploi. La convention statistique qu’il est demandé aux États membres de suivre 1 est la suivante : « Les per-sonnes ayant un emploi sont celles qui, durant la semaine de référence, ont fait un quelconque travail rémunéré (ou fournissant un profit) pour une durée d’au moins une heure, et celles qui, tout en n’ayant pas travaillé, ont un emploi dont elles étaient temporairement absentes. » Statistiquement parlant, appliquer cette définition est simplement suivre la définition du BIT. Traduite en convention politique, la définition prend un autre sens. Elle implique que, quelle que soit la tâche en termes de qualité (niveau du salaire, conditions de travail, type de contrat…), elle peut être considé-rée comme un emploi si elle a duré au moins une heure. On doit parler de « convention de l’emploi sans qualité ». Une telle convention politique est donc loin d’être triviale. Un emploi sans qualité est, ultimement, une tâche débarrassée de toute garantie légale (en termes de recrutement, de protec-tion contre les licenciements ou de salaire minimum) et de toute protection sociale (droits économiques et sociaux). Ces spécifications n’importent pas dans la construction des tableaux demandés par la Commission européenne pour évaluer les performances des États membres. Toutes les tentatives faites pour introduire une politique de la qualité des emplois ont, pour l’es-sentiel, échoué, y compris celle de hisser l’indicateur « taux d’emploi équi-valent temps plein » du rang d’analysing indicator à celui de monitoring indicator 2. En écartant les critères de qualité et en utilisant un simple éta-lonnage quantitatif, la MOC encourage, de fait, les États membres à affai-blir la qualité de leurs propres conventions d’emploi de manière à pouvoir accroître leur performance quantitative, et à adopter ultimement la conven-tion de l’emploi sans qualité comme référence de leurs réformes de structure.

1. Cf. Commission européenne (2005). On trouve l’indication dans le tableau de bord dans la partie stratégie européenne pour l’emploi sur le site de l’Union européenne.2. La Commission européenne classe les indicateurs en deux catégories :– les monitoring indicators sont les indicateurs de performance utilisés pour évaluer les poli-tiques nationales ; ils jouent un rôle important dans le benchmarking et ce sont surtout eux qui comptent ;– les analysing indicators permettent d’approfondir la connaissance du domaine, mais n’ont pas d’implications politiques.

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Tableau 1 : Évolution du taux global d’emploi 1997-2005 en Belgique, France, Allemagne, Suède et le Royaume-Uni (âge : 15-64)

1997 2004 2005

Taux d’emploi EUROSTAT(source : Enquête communautaire sur les forces de travail)Belgique 56,8 60,3 61,1France 59,6 63,1 63,1Allemagne 63,7 65,0 65,1Suède 69,5 72,1 72,5Royaume-Uni 69,9 71,6 71,7Taux d’emploi OCDE 1(source : Comptes nationaux)Belgique 58,2 61,0 61,2France 60,2 63,3 63,1Allemagne 67,3 71,0 71,1Suède 72,5 75,2 75,0Royaume-Uni 70,2 72,3 72,3Nombre annuel d’heures de travail réellement travaillées par personne 2(sources : OCDE et Enquête communautaire sur les forces de travail)Belgique 1 566 1 522 1 534France(corrigé de l’effet des 35 heures – estimation personnelle3) 1 559 1 531 1 542Allemagne (effet du plan Hartz inclus) 1 537 1 468 1 464Suède 1 639 1 585 1 583Royaume-Uni 1 697 1 631 1 635Taux d’emploi OCDE ajusté(corrigé de l’évolution du nombre d’heures réellement travaillées par personne depuis 1997)

Taux global de croissance du PIB de 1997 à 2005 (Source OCDE)

Belgique 58,2 59,3 59,9 17,5 %France 60,2 62,2 62,4 18,8 %Allemagne 67,3 67,8 67,7 8,7 %Suède 72,5 72,7 72,4 26,0 %Royaume-Uni 70,2 69,5 69,6 22,0 %

Sources : Données collectées en 2007, par Odile Chagny (alors au Centre d’analyse stratégique, Paris). Ces données nous ont été gracieusement fournies par elle. Leur interprétation est de notre seule responsabilité.

Notes :

1. Ces données sur l’emploi sont fournies par l’OCDE. Elles sont calculées par personne et non par emploi. Les données sur la population sont aussi celles de l’OCDE.Pour l’Allemagne, les données OCDE sont fournies par l’IAB (Institut für Arbeitsmarkt und Berufsforschung) et incluent les mini-jobs ; les données EUROSTAT n’incluent pas les mini-jobs.Pour la Belgique et la Suède, données OCDE seulement.

2. Pour 2004, le nombre annuel d’heures réellement travaillées vient du tableau publié dans Bruyère et al. (2006). La tendance a été interpolée à partir des séries de l’OCDE relatives au nombre d’heures annuelles travaillées.

3. Le passage de l’horaire légal de 39 heures à 35 heures équivaut en effet à un changement de la réfé-rence de l’emploi à temps plein. D’autres effets de ce passage se combinent pour rendre extrêmement difficile l’appréciation de l’évolution en France, en particulier les heures non déclarées ou les heures supplémentaires non payées (pour les cadres par exemple) qui ont pu s’accroître. D’où une estimation par nature imprécise, mais qui essaie de réduire le biais dans la comparaison.

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Usages et mésusages de l’argument statistique : le pilotage des politiques publiques par la performance

Comme le montre le tableau 1, s’en tenir à l’indicateur brut a un impact certain sur le jugement que la Commission et les États membres peuvent porter quant à l’évolution de leur performance en termes d’emploi. Avec cet indicateur, la performance s’améliore de 1997, début de la stratégie européenne pour l’emploi, à 2005 dans les pays examinés dans le tableau. La Commission, tout en remarquant qu’il faudrait encore faire plus, ne se prive pas de se féliciter des progrès accomplis. Néanmoins, pour tout éco-nomiste un tant soit peu sérieux, la capacité d’une économie à créer du tra-vail se mesure au nombre total d’heures de travail effectuées dans l’année par la population active. Le calcul est nettement plus compliqué, mais il est possible de le faire grâce à l’Enquête européenne sur l’emploi (labour force survey). Dans l’hypothèse où l’horaire légal de travail est de 40 heures par semaine, une personne qui travaille une heure par semaine compte pour 1/40e seulement et non pour un. Ainsi mesurée, la performance des pays consi-dérés apparaît médiocre, souvent stagnante de 1997 à 2005. La France, si vilipendée, afficherait en revanche une bonne performance, car le passage de l’horaire légal de 39 à 35 heures dans cette période, réduit la référence de l’« emploi temps plein » et améliore d’autant le « taux d’emploi équiva-lent temps plein ». Il n’y a, à vrai dire, rien de surprenant dans la modestie des résultats obtenus en termes de création de travail, car la croissance éco-nomique n’a pas été bien vigoureuse toutes ces années. Ce qui est surpre-nant, en revanche, est une politique qui, en choisissant ou acceptant un tel benchmarking, favorise le développement de « mauvais » emplois, spécia-lement des emplois de courte durée à précarité plus forte. Même si, parfois, de tels emplois répondent aux souhaits de personnes ne pouvant travailler à temps plein, on ne voit pas en quoi ils répondent aux objectifs ambitieux de la stratégie de Lisbonne de développer une Europe de la connaissance hautement compétitive.

■ Les effets sociaux émergents du management public par la performance

Comme le montre l’examen de la stratégie européenne pour l’emploi, on assiste à l’émergence de trois effets sociaux : la fabrication des justifica-tions, la création de situations d’ambiguïté cognitive, la disqualification du non connu.

Bien qu’au départ, il n’y ait eu aucune intention rationnelle en ce sens, la mise en œuvre d’un pilotage par indicateurs de performance a fait émerger, dans cet exemple, une propriété intéressante pour ses initiateurs, celle d’une fabrication endogène des preuves de sa propre efficacité. Ce faisant, la SEE peut exhiber une justification à première vue incontestable car reposant sur les propriétés des nombres. Cette latitude dépend du choix de « bons » indi-cateurs, d’une méthodologie adéquate de benchmarking, du choix intéressé des conventions statistiques les plus favorables. Par ailleurs, la réforme des

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agences publiques est, du national au local, organisée selon une logique de performance. Les données issues de leurs règles de gestion et d’évaluation interne tendent de ce fait à s’améliorer, toutes choses égales par ailleurs. Il apparaît évident, dans ce cas précis, que toute prise en compte de la qualité des emplois aurait sérieusement freiné l’émergence d’une telle justification.

Nous avons évoqué, précédemment, une seconde propriété : la création d’une situation d’ambiguïté cognitive. Pendant une période de durée indéfinie (dont la longueur dépend de la prise de conscience collective, encore balbutiante aujourd’hui, des effets pervers de la méthode), les citoyens peuvent penser et agir en matière d’attentes envers l’emploi en croyant qu’ils sont restés dans le monde ancien où le respect de standards de qualité, notamment en matière de protection sociale et juridique, était nécessaire pour pouvoir qua-lifier d’emploi, le travail offert. Et cela, alors même qu’un certain nombre d’autorités publiques, d’agences, de régulations sont en train de mettre en place un nouveau monde où les catégories prennent une nouvelle signifi-cation. Le choc ressenti entre attentes et nouvelles réalités n’est pas en soi suffisant pour une prise de conscience, car comment mettre à l’épreuve une telle évolution avec sa seule expérience locale individuelle ? À cela s’ajoute le voile d’ignorance qui entoure les conventions statistiques ; le changement de conventions servant de référence aux politiques publiques peut se dérou-ler sans susciter de protestations publiques conséquentes. Pour que ce voile d’ignorance se dissipe, il faut qu’émerge un mouvement social qui bâtisse une nouvelle compréhension du monde (a new understanding) et puisse la généraliser en connaissance commune (Bohman, 1996, 1999). Seulement dans cette perspective, les troubles ressentis localement par chacun peu-vent-ils prendre sens et s’agréger dans une critique sociale, apte à clari-fier la situation d’ambiguïté cognitive créée par le pouvoir en place et ses méthodes de gestion des politiques publiques ?

Nous n’en sommes pas encore là, d’autant qu’une troisième propriété, non la moindre, émerge des mises en œuvre du pilotage par la performance, celle d’une disqualification du non connu. Il est assez aisé de pointer, dans le domaine social, la montée de cette disqualification du non connu. En considérant comme emploi ce que l’on aurait dénoncé auparavant comme une tâche indigne d’une société visant le plein emploi, non seulement on accroît la performance apparente, mais encore on transfère ce qui aurait été mesuré comme des coûts sociaux en termes de précarité du travail, de pau-vreté, d’accroissement des inégalités, vers les individus et on les considère comme relevant de leur seule responsabilité. Ces coûts sociaux qui auraient été publics, c’est-à-dire considérés comme dignes d’une action de l’État, sont « privatisés » et deviennent des coûts cachés. De manière plus large, en créant un environnement de procédures et de preuves, ce type de mana-gement politique entraîne (et de proche en proche, présuppose) une diffi-culté croissante à porter dans l’espace public un jugement sur les écarts à la norme, sur les dysfonctionnements et les dégâts sociaux, tout comme l’in-capacité à articuler et à faire avancer des revendications à leur égard qui

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Usages et mésusages de l’argument statistique : le pilotage des politiques publiques par la performance

soient légitimes, car les faits sont déjà là. L’expérience et la connaissance locales des personnes sont potentiellement disqualifiées, dans la mesure où elles n’ont plus accès à un processus de généralisation, ni à une expres-sion publique légitime. Le non connu – c’est-à-dire tout ce qui n’a pas fait l’objet d’une élaboration cognitive, ni n’est devenu de connaissance com-mune – non seulement n’a pas d’existence sociale, mais ne peut prétendre à la légitimité, car une revendication, pour être entendue et acceptée ne peut se fonder sur le non connu. On est tenté de caractériser le régime politique induit comme a-démocratique. La domination et la dépossession prennent une forme objective, car elles deviennent justifiées par des instruments tech-niques hors de tout soupçon, qui rendent difficile de monter une contesta-tion politique (et encore plus une alternative crédible).

Au total, le maniement à des fins instrumentales de l’argument statistique tend à donner naissance à la vision, sinon d’un monde meilleur, du moins d’un monde dont les aspérités politiquement les plus dangereuses ont été supprimées. Tout se passe comme si on faisait sauter au burin des éclats de réalités, lesquels, sans disparaître, n’auraient plus de sens collectif, n’ap-pelleraient aucune action publique.

■ Conclusion : un enjeu politique, la représentation cognitive des situations

Les innovations de méthode politique que nous avons décrites, mettent en lumière le retard pris par les sciences sociales dans l’analyse de la repré-sentation politique. Tout ce que nous avons développé dans cet article attire l’attention sur le fait qu’il y a deux registres de la représentation politique, et non un seul. Le seul pris en compte habituellement est le registre de la représentation des intérêts par les partis politiques, les organisations collec-tives, les associations, les groupes d’intérêt, etc. Or l’emploi systématique à des fins de management politique, de batteries d’indicateurs et de tableaux statistiques révèle qu’il existe un second registre, celui de la représentation cognitive des situations (Salais, 2008). Ce que font ces méthodes, en effet, c’est de déterminer au début du processus politique et sans débat la repré-sentation cognitive de la situation à traiter. Elles orientent ainsi la décision publique dans des directions et vers des objectifs précis, qui n’ont fait l’objet d’aucun processus collectif de délibération démocratique du genre de ceux que nous évoquions pour le modèle « classique ». Ce qui importe, c’est le taux brut d’emploi et non la qualité de l’emploi par exemple. Autrement dit, on a décidé de ce que, nous citoyens, nous étions et de ce à quoi nous aspirions, avant même que nous ayons pu faire entendre notre voix. Car chacun d’entre nous est représenté dans cette base de connaissances. Nous sommes quelque part dans une case d’un tableau au croisement de catégo-ries de classification sociale, au hasard d’une grandeur ou d’un taux. Par exemple le taux d’emploi représente chacun d’entre nous comme satisfait

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d’avoir un emploi quel qu’il soit ou en voulant un, indépendamment de sa qualité ou de nos aspirations ou revendications. D’une manière plus géné-rale, les arguments relatifs aux faits sociaux présentés dans le débat public nous mobilisent, sans que nous y fassions attention, comme habitants des mondes possibles où ces arguments seraient vrais.

Ce second registre de la représentation politique porte sur le formatage de l’information et le système de catégories qui représente la situation d’une personne du point de vue de l’action publique à entreprendre. Les sciences sociales doivent s’intéresser aux conditions dans lesquelles les citoyens par-ticipent ou pas, et si oui à quels niveaux et comment, à l’élaboration des cadres cognitifs de manière à les rendre adéquats à ce qu’ils considèrent être un traitement juste des problèmes. En un mot, elles doivent se saisir du problème de la démocratie des choix collectifs, non seulement du pro-blème des procédures optimales de délibération (ce à quoi s’attachent les recherches sur la démocratie délibérative), mais, plus fondamentalement et en amont, du problème des voies démocratiques par lesquelles un accord collectif peut être obtenu sur la construction des faits qui rendent compte d’une manière juste (au sens toujours, de justesse et justice sociale) des pro-blèmes à résoudre. En l’absence d’un tel questionnement par les sciences sociales, nous risquerions collectivement de glisser subrepticement dans ce qu’on pourrait appeler l’a-démocratie, c’est-à-dire l’apparence de la démo-cratie dans les choix collectifs, mais sans son contenu (la réalisation du bien commun et la satisfaction des droits fondamentaux).

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