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Francine Muel-Dreyfus L'école obligatoire et l'invention de l'enfance anormale In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 1, n°1, janvier 1975. Hiérarchie sociale des objets. pp. 60-74. Abstract Compulsory schooling and the invention of abnormal childhood In order to understand the recent development of the institutional ensemble dealing with "unadapted" childhood, one must go back to the origins of this movement : institutions and institutional practices, social characteristics of the producers of this new "science" and of the clientele of this new "market", ideological environment of this scientific discourse. By extricating the ties between medico-pedagogical theories and practices and the society of an epoch, one can escape from the illusion of the medico-pedagogical field's absolute autonomy and the circle which furnishes its scientific caution to agents when they justify their actions by using inadaptation statistics ; these statistics are themselves constructed according to classifications which reflect social pigeonholes. Citer ce document / Cite this document : Muel-Dreyfus Francine. L'école obligatoire et l'invention de l'enfance anormale. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 1, n°1, janvier 1975. Hiérarchie sociale des objets. pp. 60-74. doi : 10.3406/arss.1975.2450 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1975_num_1_1_2450

L'école obligatoire et l'invention de l'enfance anormale - Perse

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Francine Muel-Dreyfus

L'école obligatoire et l'invention de l'enfance anormaleIn: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 1, n°1, janvier 1975. Hiérarchie sociale des objets. pp. 60-74.

AbstractCompulsory schooling and the invention of abnormal childhoodIn order to understand the recent development of the institutional ensemble dealing with "unadapted" childhood, one must goback to the origins of this movement : institutions and institutional practices, social characteristics of the producers of this new"science" and of the clientele of this new "market", ideological environment of this scientific discourse. By extricating the tiesbetween medico-pedagogical theories and practices and the society of an epoch, one can escape from the illusion of themedico-pedagogical field's absolute autonomy and the circle which furnishes its scientific caution to agents when they justify theiractions by using inadaptation statistics ; these statistics are themselves constructed according to classifications which reflectsocial pigeonholes.

Citer ce document / Cite this document :

Muel-Dreyfus Francine. L'école obligatoire et l'invention de l'enfance anormale. In: Actes de la recherche en sciences sociales.Vol. 1, n°1, janvier 1975. Hiérarchie sociale des objets. pp. 60-74.

doi : 10.3406/arss.1975.2450

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1975_num_1_1_2450

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ETUDE COMPAREE

DES MODES DE DOMINATION

Ces deux textes où Claude Grignon et Francine Muel présentent les hypothèses directrices de leurs recherches actuelles ont fait l'objet d'un exposé et d'une discussion au séminaire de recherches organisé par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Chamboredon à l'Ecole Normale Supérieure, séminaire consacré pour une part en 1973- 1974 à la sociologie comparée des modes de domination. On trouvera dans les numéros ultérieurs d'autres exposés de travaux en cours réalisés dans le cadre du même groupe de travail.

FRANCINE MUEL

1 école obligatoire

et l'invention de l'enfance anormale

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Le mouvement en faveur de l'enfance anormale naît officiellement en 1904 avec l'instauration, par le ministère de l'Instruction publique, d'une commission "à l'effet d'étudier les moyens à employer pour assurer l'instruction primaire non seulement aux aveugles et aux sourds-muets, mais, d'une manière générale, à tous les enfants anormaux et arriérés" (1 ). Le travail de cette commission aboutira à la loi du 15 avril 1909 créant les classes et les internats de perfectionnement. Le mouvement est cependant plus ancien et s'exprime à partir de 1890 en de multiples congrès, associations de sauvegarde ou de patronage , démarches officielles de médecins auprès de l'administration et de fonctionnaires de l'enseignement primaire dans leur cadre professionnel.

Un premier repérage des documents de l'époque historique considérée (discours politiques et scientifiques, ca- - ractéristiquee sociologiques des producteurs de discours, informations sur les institutions et les pratiques institutionnelles) a montré l'intérêt que pouvait présenter, dans la perspective d'une étude sociologique du réseau institutionnel "enfance inadaptée", une approche historique : processus d'institutionnalisation d'un appareil de contrôle symbolique à la fin du 19è siècle.

Dans le domaine médico-pédagogique, il s'agit ici d'un

premier temps du processus d'institutionnalisation et de la constitution du corpus scientifique -l'un, l'autre, se construisant mutuellement-, dont l'analyse permettrait d'une part d'appréhender ce que les systèmes de classement (nosographie psychiatrique et méthodes de mesure psychologiques concernant l'enfance) doivent aux intérêts socio-économiques des producteurs de systèmes de classement et, d'autre part, de dégager du discours scientifique un discours politique et social, permettant ainsi de reconnaître les fonctions sociales que remplissent ces institutions. Nous nous référons ici à l'analyse théorique conduite par Pierre Bourdieu : "Si l'on prend au sérieux à la fois l'hypothèse durkheimienne de la genèse sociale des schemes de pensée, de perception, d'appréciation et d'action et le fait de la di

vision en classes, on est nécessairement conduit à l'hypothèse qu'il existe une correspondance entre les structures sociales (à proprement parler, les structures du pouvoir) et les structures mentales, correspondance qui s'établit par l'intermédiaire de la structure des systèmes symboliques, langue, religion, art, etc!' (2)- La période au cours de laquelle se constitue ce nouveau champ scientifique est marquée par un déferlement de créations institutionnelles dans le domaine de l'éducation sociale, dont l'instruction primaire, gratuite, laïque et obligatoire constitue l'armature. Les discours et les pratiques institutionnelles parlent d'ordre social

(1) Arch. I.P.N., dossier 113, projet de loi ayant pour objet la création de classes et d'écoles de perfectionnement pour les enfants anormaux, présenté à la chambre des députés en 1907.

(2) P. Bourdieu, "Genèse et structure du champ religieux", Revue française de sociologie, 12, 1971, p. 300.

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et de contrôle du désordre (désordre de l'intérieur domestique, des budgets ouvriers, du vêtement, de la rue, des moeurs et des mouvements musculaires) : la Commune de Paris n'est pas loin. "Après les inoubliables douleurs de 1870, la France a mis au premier rang de ses plus impérieux devoirs la réorganisation de son armée et la réorganisation de ses écoles" (3). Cette période du lendemain du cataclysme propose au lecteur d'aujourd'hui une masse de documents écrits où la lutte de classes s'exprime à ciel ouvert et où l'idéologie scientifique ne masque pas encore les fonctions sociales des institutions. Tout se passe comme si les lettrés, tout en se créant des marchés nouveaux et bien défendus définissaient le citoyen idéal du règne de la paix sociale. Les impératifs du système de production économique, désignant les caractéristiques de la main -d'oeuvre dont les usines ont besoin sont également repris directement. "On fera de non-valeurs sociales souvent nuisibles, des êtres capables de rentrer dans la vie des normaux ou au moins des entités pouvant fournir un travail utile et diminuer ainsi leurs frais d'entretien (...). Le but de l'éducation des arriérés paraît se résumer dans cette phrase de Seguin "donner à ces malades la capacité de faire un travail dont le produit compense leur consommation", ou dans celle de Sollier "maximum d'éducation pratique, minimum d'instruction scolaire" (4 ).

Une approche historique doit permettre ici de ne pas souscrire à l'illusion de l'autonomie absolue du domaine médico-pédagogique. "Il en va de môme du droit : dès que la nouvelle division du travail devient nécessaire et crée des juristes professionnels , s'ouvre à son tour un domaine nouveau, autonome, qui tout en étant dépendant d'une façon générale de la production et du commerce, n'en possède pas moins lui aussi une capacité particulière de réaction sur ces domaines (...) le juriste s'imagine qu'il opère par proposition a priori alors que ce ne sont pourtant que des reflets économiques" (5). Il ne s'agit pas ici de faire une critique interne des premières théories psychologiques à la lumière des récents développements de la psychologie de l'enfant, mais de poser le lien entre ces théories et la société de l'époque, lien que certains auteurs définissent eux- mêmes ainsi : "La science pure et désintéressée conserve des adeptes, mais le nombre croît de ceux qui cherchent à la science des applications pratiques et utiles : ou plutôt c'est moins à la science qu'ils pensent qu'à la société ; ce sont des phénomènes sociaux

(3) Arch. I. P.N., dossier 113, manuscrit de Gustave Baguer (G. Baguer, directeur de l'Institut des sourds-muets d'Asnières, membre de la commission de 1904, est l'un des propagateurs les plus zélés du mouvement). (4) Dr. G. Jacquin, "De l'assistance et de l'éducation des enfants arriérés", Rapport au 3e Congrès d'assistance publique et de bienfaisance privée, Bordeaux, 1903. (5) Engels, Lettre à Conrad Schmidt (27 oct. 1890).

dirigeables que les savants cherchent à étudier en apportant aux hommes d'action, qui sont le plus souvent des empiriques, le trésor des méthodes les plus "exactes" (G).

ORDRE MORAL ET VALEURS NOUVELLES

De la fin du 19è siècle (après la Commune) à 1ÍJ14, apparaît dans la société française un ensemble - numériquement considérable - d'institutions d'encadrement idéologique que l'on peut qualifier d'organes du devoir social. Ces institutions (associations, comités, ligues, sociétés de patronage , etc.) s'attachent essentiellement à l'éducation, au sens large, des enfants mais aussi des adultes, et visent à façonner au nom de la "prévoyance sociale" des individus dont le comportement doit être désormais prévisible. La raison sociale, lisible dans leur dénomination, des sociétés d'éducation sociale dont la liste est dressée par LJJEjssor, revue laïque mensuelle des oeuvres d'éducation paraissant à partir de 1905, nous informe à cet égard : Ligue française de l'enseignement, Société nationale des conférences populaires, Union des philotechniqucs, Société populaire des beaux-arts, Union démocratique pour l'éducation sociale, Société des parents éducateurs, Société Franklin, Société libre pour l'étude psychologique de l'enfant, Société d'encouragement au bien, Protection de l'enfance abandonnée, Société d'encouragement à la mutualité, Société de propagande coloniale, Union française antialcoolique, Alliance d'hygiène sociale, Ligue française de la moralité publique, Union des sociétés françaises de sport athlétique, etc. Au 14e congrès de la Ligue française de l'enseignement en 1894, Léon Bourgeois déclare : "Les esprits ont besoin hélas 1 d'hygiénistes et de médecins comme les corps. Quelles belles batailles il y a à livrer contre les maladies des esprits 1 Que de préjugés à combattre ou à détruire 1 C'est le préjugé qui pousse certains ouvriers à voir dans tous les patrons des égoïstes, comme certains patrons à voir dans les ouvriers des mécontents (...). L'autorité intérieure doit avoir le pas sur l'autorité extérieure" (7). L. Bourgeois, président de la commission de 1904 sur les classes spéciales, apparaît comme un représentant exemplaire de la classe politique de l'époque. Fils d'un horloger de Paris, il entre dans l'administration publique après des études de droit ; nommé préfet, "il rend d'importants services" pendant la grève de Carmaux en 1882 à l'occasion de laquelle il acquiert une réputation de "négociateur social" ; député puis sénateur de la Gauche démocratique, ministre et président du conseil, il propose des projets de lois sur les associations, les dispensaires d'hygiène sociale, les* retraites ouvrières

(6) A. Blnet et Dr. Th. Simon, Les enfants anormaux , guide pour l'admission des enfants anormaux dans les classes de perfectionnement, Paris, A. Colin, 1907. (7) Bulletin de la Ligue françalsjg_jie_Jlenselgnement, 14. 1894-

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etc. ; président de .la Ligue de l'enseignement, membre du Conseil supérieur de l'Assistance publique, président de la Société pour l'éducation sociale, etc., il est le créateur du concept politique de "solidarisme"(8).

Tant au niveau des individus qui le revendiquent qu'à celui des institutions qui le fixent, le mouvement en faveur de l'enfance anormale ne peut être isolé d'un mouvement plus vaste concernant "l'enfance en danger" (l'hygiène contre le lait pollué, la morale contre la rue polluante, le patronage contre la faiblesse parentale et la délinquance).

Assistance de l'enfance

Les premiers congrès nationaux d'assistance publique et de bienfaisance privée, où est posée avec le plus de vigueur la question de l'enfance anormale dès 1894, sont le théâtre de nombreuses discussions sur les domaines de l'Eglise et de l'Etat dans l'exercice de la charité. "L'Assistance Publique doit avoir des règles : elle est faite pour l'indigent qui, n'ayant pas de ressources, étant en péril ou incapable, ou devenant dangereux pour lui-même ou les autres, périrait sans elle. (...) Il y a encore des objets d'assistance qui sont du domaine de l'initiative privée, parce que, mis entre les mains de l'Etat, ils deviendraient dangereux en créant pour l'assisté des droits inadmissibles, par exemple le droit strict au travail. (...) Enfin il y a des mouvements d'essai et d'expérience que peut seule faire l'initiative privée qui agit comme une avant-garde découvrant des terrains inexplorés" (9).

Tous ces congrès manifestent la volonté de remplacer le concept de charité par celui de prévoyance ; il ne s'agit plus de relever l'homme à terre, mais de le mettre en état de se suffire désormais à lui-même. "Dans les ateliers on installe des appareils préventifs qui défendent l'ouvrier contre les accidents du travail et le mettent à l'abri de sa propre imprudence ; il doit en être de même pour les maladies, l'alcoolisme ..." (10). L'ouvrier idéal est celui qui se contrôle lui-même ; la prévoyance sociale c'est aussi la rationalisation de la production.

L'assistance préventive, telle est également la devise de l'Alliance d'hygiène sociale, du Patronage de l'enfance et de l'adolescence, et de l'Union pour le sauvetage de l'enfance. Le Patronage "poursuit le relèvement moral de garçons et de filles qui, par suite de circonstances multiples , semblaient appelés à devenir

de mauvais sujets (...) Oeuvre de bienfaisance et de préservation sociale, (. . ..) nous ne traiterons jamais de sujets politiques". En 1913, le Patronage crée un Comité pour la protection des enfants anormaux qui imprime un appel pour faire connaître la loi de 1909, encourager son application (création d'institutions) et recueillir des observations d'enfants anormaux. L'Union (...) "a pour but de rechercher, signaler à qui de droit ou recueillir les enfants maltraités ou en danger moral. Elle place les enfants soit dans des maisons ou institutions de bienfaisance, soit chez des patrons en vue de leur apprentissage " (11). C'est parmi les médecins, avocats, philanthropes et enseignants qui participent à ces sociétés que se désigneront, pour une part, les zélateurs et les spécialistes du "médico- pédagogique". Les revues des sociétés, et notamment La Revue philanthropique, serviront d'organes au mouvement en faveur de l'enfance anormale jusque vers 1914. L'aspect le plus spectaculaire de ces affinités institutionnelles est la création en 1925 de la clinique de neuro-psychiatrie infantile sous la double égide du Patronage de l'enfance et de l'adolescence et de la faculté de médecine de Paris. "Le Patronage de l'enfance dispose d'un certain nombre de centres de placement sous la direction d'un correspondant qui surveille constamment les enfants, veille à leur entretien, leur vêture, leur moralité ; il suffisait on le voit d'ajouter à cette surveillance celle d'un médecin pour réaliser le placement sous surveillance médicale " (12). Ces institutions (bienfaisance, prévoyance médico-pédagogiques) dont les buts avoués sont différents, présentent en fait de nombreux traits communs dont l'analyse précise permettrait de cerner les fonctions sociales objectives de cet ensemble institutionnel. Ainsi, s'il apparaît que les spécialistes de l'enfance anormale ont été souvent propagandistes des sociétés de patronage , il semble également que les enfants concernés soient socialement les mêmes et que du "redressement moral" à ^'orthopédie mentale" seuls les mots changent ; de même, les métiers prévus pour les petits pauvres (abandonnés, délinquants ou malades mentaux) ainsi rééduqués ne varient guère (aides jardiniers, manoeuvres, hommes de peine, domestiques). C'est parmi les pauvres d'entre les pauvres que se ■dissimule le futur danger social. Ce sont ceux-là que l'on n'aura de cesse de faire sortir de l'école primaire sous l'étiquette d'anormaux, après n'avoir eu de cesse qu'ils y entrent. "Une correspondante qui estime avec raison que les enfants seraient garantis du danger de la rue s'ils allaient régulièrement à l'école, nous invite à publier l'extrait suivant de la loi scolaire de 1882 (obligation)" (13). "Jusqu'ici 30 à 40 000 enfants ont été laissés en dehors des écoles à la charge de

(8) Grande encyclopédie, 1882 ; Jolly, Dictionnaire des parlementaires français ; Dictionnaire de biographies françaises. (9) Rapport de Pelleport-Burête, Congrès de Bordeaux, 1903. (10) Discours de Casimir Perler au Congrès de prévention sociale, Milan, 1906.

(11) L 'enfant, (1), 1891 et Bulletin de l'Union française pour le sauvetage de l'enfance . (12) P. Kahn, Notice sur la clinique annexe de neuropsychiatrie Infantile, Patronage de l'enfance et de l'adolescence et faculté de médecine, Paris, 1926. (13) L'enfant. 1er mal 1891.

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Leçon de gymnastique pour les institutrices. Ecole normale d'institutrices de Laval (Mayenne)

Ces photographies, rassemblées à l'occasion de l'Exposition universelle de 1900, mettent en scène ce que l'école primaire donne à voir. C'est en modelant les corps que l'école laïque va modeler les âmes et tremper les caractères : ceux des instituteurs - petite bourgeoisie d'encadrement naissante - et ceux des petits pauvres issus des bas-fonds de la ville auxquels on enseigne le poids de l'hérédité alcoolique - épilepsie, rachitisme et folie.

Cours sur l'alcoolisme. Ecole primaire de Fouquières les Lens (Pas de Calais), vers 1900

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Cantine scolaire de Bellême (Orne), vers 1899

La leçon de repassage qui prend des allures de rite, renvoie à une véritable obsession de la propreté que l'on retrouve chez les médecins des enfants "anormaux", auteurs de nombreux ouvrages sur les travaux d'assainissement urbains et notamment les égouts. "L'hygiène a un but comme une religion; assurer le bonheur de l'individu et des sociétés par la santé. (...) L'hygiène ne doit pas être considérée seulement comme la moiaî^ ^x cor. , el't, ^st en réalité la morale toute entière." ("L'inspection médicale scolaire", Bulletin de l'enseignement ^ r_C_ ,u'í'~s ü' Algérie, 1910).

Leçon de repassage. Ecole primaire de filles de Cogouilles (Cognac), vers 1900

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Francîne Muet 66

Institutions judiciaires réservées à l'enfance

Le Patronage de l'enfance et de l'adolescence a été fondé en 1890 par un avocat parisien philanthrope, Me H. Rollet, qui, en 1920, occupe les fonctions de juge au tribunal pour enfants de Paris. Cette carrière est significative du processus d'institutionnalisation qui, à partir de la fin dvi 19e siècle, découpe dans le domaine judiciaire et pénitentiaire un "marché de l'enfance" : loi sur la déchéance paternelle (juillet 1889); loi sur l'instruction obligatoire des délits commis par les mineurs (avril 1890), auparavant rendus à leurs familles dans les 48 heures; loi instaurant le régime de la liberté provisoire et de la liberté surveillée (juillet 1912). En 1891, les membres du Patronage, jeunes avocats pour la plupart - à cette occasion ils confient la présidence de leur société à un magistrat illustre, Me Quesnay de Beaurepaire, procureur général près la cour d'appel de Paris -, créent un Comité pour la défense des enfants traduits en justice qui a pour mission "l'étude , la discussion et la recommandation des amélioratioiis à introduire dans le régime légal appliqué à l'enfance abandonnée, malheureuse, vicieuse ou coupable" (L'enfant, mars 1891). Ce comité philanthropique suscitera l'instauration des tribunaux pour enfants, des juges d'enfants et de l'appareil pénitentiaire réservé aux mineurs. Dans sa lutte ouverte contre les pères (ouvriers) ou la rue (enfants "laissés à eux-mêmes"), cet ensemble institutionnel participe de la volonté d'encadrement de l'enfance dont cont marqués l'école primaire et le champ médico -pédagogique. Toutefois, il semble que les agents soient ici représentatifs d'une autre fraction des classes dominantes : plus "conservatrice" et liée à l'église (I'archev6que de Paris donne son adhésion au Patronage en 1891 en mCme temps que le baron E. de Rothschild), elle émet des réserves quant aux "vertus" de l'école primaire républicaine.

l'assistance publique et de la bienfaisance privée. Ces oubliés ont un malheur commun : ils ne peuvent être instruits avec les autres enfants ; ils relèvent d'une pédagogie particulière. On a pris l'habitude de les désigner par un terme collectif : lés "enfants anormaux" (14). Ce qui change donc ici ce sont les appellations, tandis que s'affirme sans cesse l'autonomie du monde de l'enfance qui se sépare de celui des adultes (enfants malades, jeunes criminels, etc.) permettant de justifier la création d'un corps de spécialistes inventeurs à leur tour de termes de classement et d'un, corpus scientifique, et exerçant ses fonctions à la frange de l'école primaire.

L'assurance

Les écrits portant sur le thème "enfance anormale", parus approximativement entre 1890 et 1910, offrent un ensemble de discours que l'on peut appréhender au niveau des mots utilisés (sens banal et usage scientifique), des images retenues (métaphores, etc.) et des thèmes insistants, comme autant d'expressions de fantasmes sociaux (le crime, la propreté, la rue, l'ordre, etc.), échos du cataclysme social qu'a représenté pour la classe dominante, et également pour les "capacités", ce qui n'est pas nommable : la Commune de Paris. Ainsi, le dépistage des anormaux est-il associé dans tous les discours au thème de l'assurance (sur la vie) ou plus largement à tout ce qui garantit contre les risques imprévus à venir. "En donnant à la société du Patronage de l'enfance, vous faites une bonne affaire et un bon placement en même temps qu'un acte de charité. Vous payez en quelque sorte une prime d'assurance contre le vol" (15). "Ce devoir est dicté également par notre intérêt le plus pressant car, si dans un certain délai, il n'est pas donné satisfaction à ce qu'ont de légitime les revendications des 9/10 de la société (...) on entrevoit déjà qu'une révolution violente, où ceux qui possèdent n'auraient pas grand chose à gagner, bouleverserait de fond en comble l'organisation actuelle de la société" (16). "(...) par manque de clairvoyance quant à l'attribution de ces enfants à un spécialiste, on laisse passer l'époque la plus favorable à leur guérison au plus grand préjudice de leur avenir et de la sécurité sociale ( ). Beaucoup d'enfants qui ne seraient qu'arriérés ou instables à l'école deviennent au contact de la rue vagabonds et même voleurs. Le fait est bien connu des magistrats : il est surtout fréquent à Paris " (17).

(14) Arch. I.P.N., dossier 113, manuscrit G. Baguer. (15) L'enfant. 1891. (16) A. Binet et Th. Simon, op_. cit. (17) Dr. G. Paul-Boncour et Dr. J. Philippe, Les anomalies mentales chez lea écoliers. Paris, Alean, 1905.

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Le traitement et le dépistage doivent permettre aussi de s'assurer de la sincérité du futur être social. Tout à fait symptomatiques à cet égard sont les premières enquêtes de la Société libre pour l'étude psychologique de l'enfant qui portent sur le mensonge. Travailler scientifiquement sur le mensonge, c'est aussi ne pas se fier aux apparences : "Certains enfants sont souvent assez intelligents pour saisir avec rapidité bon nombre des explications qu'on leur donne en classe, mais on n'est jamais sûr de leur attention". Ce thème, à propos duquel on pourrait multiplier les citations, apparaît dans les discours et les pratiques de la quasi-totalité des institutions laïques d'assistance et d'éducation sociale. Dans le domaine de l'enfance anormale, le processus d'institutionnalisation s'en trouve marqué et éclairé, dans la mesure où ce discours sur la société ne s'est pas encore dissous dans un discours purement scientifique. S'il en va de même pour l'ensemble des marchés concernant l'enfance, il apparaît toutefois en ce domaine que, dès cette période, un autre thème à forte fréquence, celui de la famille, va susciter l'élaboration d'un discours qui ne nomme plus les choses par leur nom et occulte la question de l'appartenance de classe. Pour 40 % des familles dont les enfants ont été recueillis, entre 1887 et 1917, par l'Union française pour le sauvetage de l'enfance, un jugement de délégation de la puissance paternelle a été prononcé. "Le mal en est arrivé à ce point qu'il a fallu, il y a deux ans, créer une loi pour enlever l'autorité paternelle à ces pères dénaturés qui l'avilissaient et s'en servaient uniquement pour tourmenter les institutions charitables. Il arrivait (...) qu'au moment où l'enfant transformé donnait les espérances les plus consolantes, le père indigne survenait invoquant la loi et la puissance paternelle pour exiger qu'on lui rendît son enfant. (...) Parmi ces parents se trouvent nos ennemis à combattre et ceux qui ont besoin d'être éclairés" (18). Les plaintes sont innombrables sur le manque de surveillance exercée par les parents, leur brutalité ou leur mauvaise moralité. L'étiologie reprend ces thèmes qui deviennent alcoolisme, syphilis et tuberculose des parents, responsables de la dégénérescence des enfants, mais aussi "famille anormale", c'est-à-dire famille dans laquelle les liens du mariage sont soit dissous, soit refusés par les parents. Il y a là non seulement la condamnation d'un style de vie pregnant dans l'éducation de l'enfant (19), mais également le fondement d'un discours scientifique qui va développer la notion d'interpsychologie. "En toutes circonstances, nous rencontrons un obstacle que nous devons connaître ; je veux parler des parents de nos enfants. Nous utiliserons les enfants débiles, nous amenderons les pervers, mais je doute que nous modifiions avantageusement l'état d'esprit des parents. C'est une

tion d'interpsychologie. (...) de quels moyens de correction l'enfant devrait user à l'égard de ses parents pour les sujets de mécontentement très graves qu'il a sur leur conduite à son égard" (20).

Les spécialistes de l'encadrement

H. Bérenger, dans la Revue des revues de 1898, pousse un cri d'alarme devant la montée du "prolétariat intellectuel", celui des "licenciés et même des agrégés", appuyant sa thèse sur des chiffres tirés de l'ouvrage de L. Liard, L'enseignement supérieur en France : le nombre des étudiants en droit est passé de 4 000 en 1844 à 8 800 en 1896, celui des étudiants en médecine de 1 200 à 8 500 et celui des étudiants en lettres de 200 à 3 500. "Ce sont des hommes nés pauvres (...) qui demandent à entrer dans les cadres sociaux avec le bénéfice de leurs diplômes, qui ne sont pas bohèmes, réfrac taires, mais bien au contraire des soumis, des aspirants bourgeois et qui finissent par être des candidats à la faim". Sur 2 500 médecins parisiens, la moitié gagnent moins de 8 000 francs de salaire, c'est-à-dire sont "des prolétaires s'ils n'ont pas de fortune personnelle" ; sur 150 000 instituteurs, les 2/3 sont "dans une gêne voisine de la misère", et pour 150 places à Paris il y a 15 000 demandes. Si l'on n'y prend garde, ces catégories sociales deviendront "des âmes inclinées au servilisme ou à la révolte (...) état-major révolutionnaire et anarchiste". Cet article d'une revue de droite est significatif, malgré ses outrances, du déséquilibre caractérisant le marché du travail. Les futurs spécialistes du médico - pédagogique vont se recruter parmi ces groupes pro

fessionnels. La création d'un "marché de l'enfance" qui se déploie dans les domaines médicaux, juridiques, scolaires, et bientôt dans un domaine nouveau qui doit sa spécificité au rapport qu'il entretient avec le système scolaire (école primaire, gratuite, laïque et obligatoire), le champ médico-pédagogique, rencontre les intérêts économiques de ces groupes sociaux en ascension (21). S'agissant ici des commencements d'un processus d'institutionnalisation, où la définition d'un marché va de pair avec la constitution d'un corpus scientifique et de taxinomies (en l'occurrence la nosographie psychiatrique), c'est l'obligation pour certains agents sociaux de se trouver une spécialité qui se révèle délimiter quasi-directement les catégories d'enfants qui en relèveront. Parfois la confusion est totale entre un discours pseudo-scientifique d'ordre nosographique et un discours corporatiste, particulièrement à l'occasion

(18) L'enfant, juillet 1890. (19) En 1909, est créé à Paris le Patronage familial, protection et tutelle dans la famille de l'enfant en danger moral. Dans la même perspective, les projets institutionnels concernant l'enfance anormale définissent l'internat comme l'institution idéale.

(20) Dr. Heuyer, Leçon inaugurale du cours annexe de neuropsychiatrie infantile. Patronnage de l'enfance et faculté de médecine de Paris, 1926. (21) Sur la création d'institutions judiciaires spécialement chargées de l'enfance, voir encadré ci-contre.

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L'épargne à l'école

Les ouvrages destinés à la propagande en faveur de l'épargne proposent des discours parents : "Si i'économie est une vertu, si c'est une action louable de résister à des attraits futiles ou malsains, si cette résistance habituelle constitue un exercice salutaire et fortifiant pour l'urne, cette gymnastique morale doit faire partie de toute éducation qui n'a pas seulement pour but de former l'intelligence mais aussi nos énergies morales, nos énergies contre le mal et pour le bien. " (A. de Malarce, Histoire et manuel de 1' institución des caisses d'épargne scolaires, 18Ü7). L'apprentissage de l'épargne à l'école commence vers le milieu du 19e siècle, mais ne trouve son véritable développement qu'à partir de 1874 avec la "méthode" de A. de Malarce basée sur la "libre initiative" : c'est le maftre Iui-m6me, pareequ'il est intimement convaincu, et sans pressions extérieures, qui aura à coeur d'engager ses élèves sur la voie de l'épargne. Les écoliers ainsi encouragés seront "plus posés", "plus exacts", "plus disciplinés"; ils sauront "se régler" et "se dominer". Ils feront montre de discipline dans 1?. gestion de leur budget futur d'ouvrier et ajusteront ainsi d'eux-mêmes leurs envies à leurs ressources. Là encore il s'agit de prévoir l'avenir et de maîtriser ses instincts. Les statistiques établies par le Patronage de l'enfance et de l'adolescence metteni. au premier plan des progrès réalisés pendant la période de placement l'acquisition par les enfants d'un carnet de caisse d'épargne, tandis que les manuels sur l'épargne abondent en exemples héroïques et touchants d'enfants sauvant leurs parents ouvriers de la misère grilec à leurs petites économies (cf. p. 8 les discours sur la famille).

des débats contradictoires entre médecins, psychologues et éducateurs (22). A. Binet, critiquant la distinction administrative entre "anormaux médicaux" et "anormaux pédagogiques" précise : "II serait préférable d'éviter l'équivoque du terme médical et de dire tout simplement : anormaux d'hospice et anormaux d'école pour bien montrer la différence de leurs destinations" (23). "Grâce aux statistiques partielles (...) on peut formuler cette règle à laquelle souscrit le bon sens : l'utilisation sociale d'un sujet quelconque est en rapport inverse du degré d'arriération. On voit que la question est ramenée à établir une échelle d'arriération et à déterminer sur cette échelle la ligne frontière entre les anormaux d'hospice et les anormaux d'école" (24). Les futurs psychologues deviendront les spécialistes du tracé de cette frontière. Les médecins proposent des distinctions du même ordre qui différencient leur champ d'action de celui des médecins d'asile tout en affirmant la nécessité des compétences médicales. "Que peut actuellement l'éducateur contre cet état de choses ? Rien. Est-ce à lui de faire la distinction médicale entre l'anormal - qui ne peut rester à l'école - et tel écolier turbulent, mais sans ombre de maladie, qui n'est qu'un vulgaire paresseux ou un simple indiscipliné. (...) Les aliénistes même (...) à mesure que l'on s'éloigne des troubles profonds et que l'on s'approche des anomalies plus légères font des descriptions de plus en plus vagues (...). En sorte qu'arrivés aux écoliers mentalement anormaux, quelques échelons avant les enfants normaux, on ne trouve presque plus de caractères distinctifs entre ceux-ci et ceux-là"(25). Le thème de "l'anomalie transitoire", permet de se tailler un marché distinct de celui des aliénistes comme de celui des pédagogues, tout en justifiant la caution i

rremplaçable qu'apporte la science médicale. Toutefois certains médecins demeurent perplexes à la lecture des distinctions opérées par Binet et Simon : "Je ne vois pas très bien l'instant précis où commence l'action du psychologue, où survient le devoir du pédagogue, où finit l'examen strict du médecin ; je vois fort bien par contre que les bornes du territoire dévolu à chacun d'eux ne sont pas nettement tranchées" (26). L'anormal d'école en tous cas ne doit pas être trop fou, mais suffisamment toutefois pour relever d'un dépistage médical de la maladie cachée : certains parlent même de "sub-normaux".

(22) Une première approche des traits sociologiques caractéristiques de ces groupes tend à montrer qu'il s'agit d'individus "marginaux", c'est-à-dire dont le capital économique est inférieur au capital culturel, ou l'inverse, et politiquement libéraux, parfois même "de gauche", dont les motivations professionnelles s'expriment de façon privilégiée dans le langage de la vocation et du bien public. Ces caractéristiques des producteurs d'un nouveau champ "scientifique", marginal lui aussi, renvoient au modèle théorique proposé par G. E. Lenski, "Status cristallization", American Sociological Review, vol. 19, n°l, 1954.

(23) A. Binet et Th. Simon, 0£. clt^ (24) V. Vaney,"Les classes pour enfants arriérés", Bulletin spécial de la Société d'étude psychologique de l'enfant, 1911. (25) G. Paul-Boncour et J. Philippe, ojj. çlU (26) R. Cruchet, Les arriérés scolaires, monographies cliniques : les questions nouvelles en médecine, chirurgie, biologie, Paris, Masson, 1908.

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L'ECOLE POUR TOUS N'EST PAS L'ECOLE DE TOUS

Au milieu du I9è siècle, V. Duruy compte au nombre des raisons de l'échec des réformes sur l'école primaire, la peur des parents devant la "promiscuité" et la "contagion". Dans sa compétition avec l'école religieuse, l'école primaire laïque retrouve cette mise en garde et souhaite que l'opinion publique ait d'elle une image propre et saine. En réponse à une collègue qui s'étonne de la voir demander la création de "classes spéciales", une inspectrice de l'enseignement primaire répond ironiquement : "Ces pauvres petits qui ne demanderaient pas mieux que d'être bien tenus" sont de grandes filles de dix à douze ans qui arrivent à l'école avec une tête venimeuse. La maîtresse renverra-t-elle l'enfant chez elle ? Les parents sont à la fabrique. Elle la met à part et au premier moment libre la fait peigner à fond; l'enfant ne reprend sa vraie place que lorsqu'elle est parfaitement nettoyée. (...) Je ne peux blâmer les parents qui retirent leurs enfants des classes nombreuses et (vont) peupler une école de choix. (...) Si c'est une école annexe, je le trouve encore préférable : vaudrait- il mieux que ce fût une école privée pseudo-laïque ?"(27). Un projet d'"école annexe" qui circule à l'époque prévoit d'isoler les enfants les plus propres de la classe primaire afin qu'ils ne soient pas contaminés par les manières, le langage et les parasites des "apaches". C'est en un certain sens l'homologue de l'école de perfectionnement mais à l'autre bout de l'échelle (28).

Au Ule congrès de la Ligue française de l'enseignement, en 1883, les congressistes formulent le voeu que la loi sur l'obligation scolaire ne puisse plus être tournée (par des parents qui prétendent indûment instruire leurs enfants à la maison) ; en 1896, au 16e congrès, une commission des enfants anormaux se préoccupe du sort des enfants sourds -muets et aveugles ; en 1900, au 19 e congrès, le cinquième voeu est que soit assurée "l'instruction obligatoire aux enfants anormaux", n a fallu une quinzaine d'annéespour que l'école primaire produise des déchets dont l'exclusion sera constitutive de l'élaboration d'un nouvel appareil idéologique, le médico- pédagogique (29).

Les enseignants comme les médecins sont explicites sur le fait que c'est l'obligation de la scolarité qui désigne des "anormaux". "La loi du 28 mars 1882 sur l'obligation scolaire n'a fait aucune distinction entre les enfants. Tous doivent s'instruire. L'école publique (...) ne peut guère se plier aux exigences individuelles" (30). "Tant que l'instruction n'était pas obligatoire, ces réfractaires ou incapables passaient facilement inaperçus : on expulsait les indisciplinés ; on reléguait les arriérés ; on ignorait les vagabonds. Mais aujourd'hui il n'en peut plus aller de même : tout ré- fractaire, bon gré, mal gré, est ramené à l'école ; il s'y trouve mal, l'école ordinaire n'étant pas faite pour les écoliers de son espèce" (31). C'est pour résoudre le problème posé par cette "espèce d'écolier" que la Société pédagogique des directeurs et directrices d'écoles publiques de Paris crée spontanément en 1904 une commission sur la création d'écoles spéciales pour les enfants anormaux et indisciplinés ; elle conclut ses travaux en demandant la création d'"écoles pour arriérés" et d'"écoles de moralisation". L'école ne peut demeurer "école pour tous" qu'au prix de ne pas être l'école de tous. Dans la société de l'époque, il apparaît rapidement que, lorsque l'égalité devant l'école, c'est-à-dire devant l'instruction, qui se donne pour la vérité de l'école, est confrontée dans la pratique institutionnelle à la réalité socio-économique de la misère la plus grande - celle qui se voit dans les corps et s'entend dans la pauvreté du langage -, elle ne peut demeurer vérité qu'à la condition de classer selon la logique d'un autre système (médico- psychologique) ceux qu'elle ne peut tolérer (32). "Le malentendu qui hante la communication pédagogique ne reste tolerable qu'aussi longtemps que l'Ecole est capable d'éliminer ceux qui ne remplissent pas ses exigences implicites. (...) (33).

Ce sont les instituteurs de l'école publique eux-mêmes, après la création en 3909 d'un diplôme spécial, le certificat d'aptitude à l'enseignement des anormaux, qui fourniront le personnel d'encadrement des classes spéciales. Si l'on étudie la liste des membres de la Société libre pour l'étude psychologique de l'enfant en 1900, on trouve 84 instituteurs, 46 directeurs et directrices d'écoles primaires, 38 professeurs d'école normale, 23 inspecteurs de l'enseignement primaire, soit 190 fonctionnaires de l'enseignement primaire public sur 250 membres de la société.

(27) M. Berthet, "Sélection et démocratie", tiré à part sans Indications, 1905. (28) De l'échelle de Binet et Simon également. (29) En 1929, un projet de loi sera même déposé au Sénat par P. Strauss, philanthrope et promoteur du mouvement, qui dénonce cette-fois-ci la "non-obligation de la loi de 1909" la création de classes et d'internats de perfectionnement étant laissée jusque là au bon vouloir des municipalités.

(30) V. Vaney, jjtj. cit. (Vaney, directeur d'école primaire à Paris/est l'un des disciples de Blnet auquel il prête ses élèves pour les premières expériences psychométriques). (31) G. Paul-Boncour et J. Philippe, jop^ cit. (32) Pour une comparaison avec l'enseignement réservé aux enfants indigènes des colonies, voir encadré pap.e suivante. (33) P. Bourdleu et J.C. Passeron, La reproduction, Paris, Ed. de Minuit, 1970, p. 125, 128, 129.

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L'école primaire aux colonies

Dans le discours qu'elle tient sur les meilleures formes d'enseignement à mettre en oeuvre au profit des indigènes, la politique coloniale lai'que insiste sur la distinction qui doit être faite a priori entre "les conditions mentales des indigènes" (cf. Le Bulletin de la Mission lal'que française, revue de l'enseignement colonial, 1903-191^, Ainsi les "méthodes françaises" - abstraction faisant appel à Inintelligence verbale" de Binet et Simon - doivent Être réservées aux indigènes "singulièrement avertis déjà" de Madagascar et de l'Indochine, en ayant toutefois le souci de ne pas former un trop grand nombre de fonctionnaires et d'"inutiles", tandis que pour "le nègre du Dahomey ou du Congo" il s'agira d'etre des "tuteurs dans toute l'étendue du mot", autrement dit de dispenser un enseignement professionnel - travail du bois et du fer, enseignement agricole -. L'on peut poser en hypothèse que les choix pédagogiques faits pour les colonies nous informent sur la structure de l'enseignement mise en place à la même époque en France. "Loin de multiplier les établissements d'instruction secondaire c'est dans le primaire, et plus exactement dans le primaire rajeuni c-t renforcé, qu'il faut chercher la source d'un progrès démocratique, nous voulons dire d'une conception de l'effort individuel conforme aux besoins de notre société moderne" (main d'oeuvre). D'ailleurs, les instituteurs et les institutrices "n'ont-ils point été de tous temps et en France môme des missionnaires laïques" (Bulletin de la Mission laïque française , janvier 1907). Le cours de philosophie réservé aux enseignants devant partir aux colonies - "Les facteurs généraux de la vie psychique; leur diversité selon les races et les individus" - est donné par M. Malapert, professeur de philosophie à Louis -le -Grand, membre de la commission de 1904 sur l'enfance "anormale", qui, dans une série de cours faits à l'Ecole des hautes études sociales - "La morale à l'école" - justifie dès 1901 la création d'internats de perfectionnement pour les "arriérés" et les "instables". Tandis que l'on oppose à l'école primaire d'Algérie une école primaire idéale qui serait celle de la métropole, l'enseignement réservé aux indigènes tel qu'il est décrit évoque directement celui des "classes spéciales" françaises : "... très élémentaire, utilitaire et pratique, professionnel si possible. La pédagogie est entrée dans le concret, le réel, le prochain; elle s'est faite simple avec les simples. " (Bulletin de la Mission laïque française, décembre 1907).

L'Instable : catégorie nosographique

Le système de classement des enfants anormaux (no- sographie) s'est préoccupé uniquement jusqu'à la réforme de l'enseignement des "anormaux d'asiles" ("idiots" et "imbéciles"). Le discours scientifique médico-pédagogique va reprendre les catégories psychiatriques des grands ancêtres (34) - troubles profonds - et y rattacher tout simplement deux nouvelles catégories - troubles moins profonds -, les "arriérés" et les "instables", pures ou combinées entre elles (35), se référant ainsi à une science déjà constituée qui lui sert de point de départ. Le médecin des écoliers reprend même à son compte les formules administratives de la loi sur les aliénés : "Ce sont en effet des enfants qui ne peuvent séjourner à l'école sans danger pour eux-mêmes et pour les autres écoliers normaux" (36). La science médico-pédagogique élabore un discours savant qui contribue à renforcer "l'aptitude de l'Ecole à faire accroire le caractère naturel des aptitudes ou des inaptitudes" et c'est là peut-être ce que Binet définit comme 'le trésor des méthodes exactes". Toutefois, s'a- gissant à l'époque d'un processus d'institutionnalisation en cours, le discours scientifique n'a pas encore acquis cette opacité qui censure efficacement la question de l'appartenance de classe et des rapports de production. Dans les descriptions de l'arriéré et de l'instable, c'est une imagerie sociale des rapports entre les classes qu'il est possible de repérer au niveau des images employées, du vocabulaire et des figures de style utilisés. Nous nous référons ici aux directions de recherches données par E.Benveniste : "en suivant cette comparaison (entre le "langage" particulier découvert par la psychanalyse - symbolisme de l'inconscient et syntaxe dont la dimension est celle de succession - et le langage) on serait mis sur la voie de comparaisons fécondes entre le symbolisme de l'inconscient et certains procédés typiques de la subjectivité, manifestés dans le discours. On peut au niveau du langage préciser : il s'agit des procédés stylistiques du discours. (...) L'inconscient use d'une véritable "rhétorique" qui, comme le style, a ses figures (...) on y trouve de part et d'autre tous les procédés de substitution engendrés par le tabou : l'euphémisme, l'allusion, l'antiphrase (...)" (37).

(34) Itard, Esquirol, Ferrus, Falret, Voisin, Seguln et surtout Bournevllle, alors médecin de Blcêtre, promoteur le plus prestigieux des classes spéciales. (35) La combinaison prend parfois des allures d'alchimie puisque l'on en arrive à parler d"'anormal" "non arriéré" et "calme" (pas instable). Dr. E. Régis, "Les classes d'anormaux à Bordeaux", Revue philanthropique , 1909. (36) G. Paul-Boncour et J. Philippe, oß. cit. (37) E. Benveniste, "Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne", Problèmes de linguistique générale , 1966, pp. 86-87.

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Les instables sont .des enfants qui "ne tiennent pas en place", qui "ne peuvent pas coordonner leurs mouvements" ni "contrôler leurs instincts", sujets à des "colères inexplicables, brutales, extrêmement violentes" et manifestant des "impulsions ingouvernables". Ainsi l'on s'interroge sur la responsabilité de "ce fils d'alcoolique d'une douzaine d'années qui, sur une légère observation, se jette, le couteau levé sur sa maîtresse" (38). Le corps médical se laisse aller à parler de "dévergondage musculaire" et propose des théories d'ordre étiologique de ce type : "Les glandes à sécrétion interne lésées ou épuisées ne peuvent plus jouer leur rôle de régulateur de l'économie ; elles ne distribuent plus, manutentionnaires vigilantes chez un sujet sain, les aliments nécessaires à chaque organe et à chaque cellule. L'équilibre vital se trouve rompu, car les échanges ne sont plus normaux". Leur système nerveux fonctionnant mal, ces enfants devenus grands "augmenteront le nombre des inutiles, des débauchés, des alcooliques, des invertis, des disciplinaires d' Afrique, des prostituées, des criminels et des fous" (39). L'instable est un "nomade qui fait plusieurs écoles" (40), et, de façon plus subtile, l'instabilité devient la note dominante de l'état psychique : l'attention, "cette volonté intellectuelle", est nulle chez les anormaux et "c'est au prix de mille difficultés qu'on parvient à fixer leur esprit et encore n'est-ce que pour un instant". Instable, leur volonté "en cire molle"l'est aussi, et seuls les procédés médico-pédagogiques seront "capables de (la) stabiliser" (41). On peut poser l'hypothèse que la catégorie des "instables" renvoie à la catégorie socio-économique décrite par Louis Chevalier (42) : "la population des garnis", exemplaire de cette population d'ouvriers immigrés à Paris, 20 000 par an en moyenne de 1831 à 1846. n s'agit d'une population d'ouvriers nomades, instables, mal fixés. "Le quart de Paris ne sait sûrement pas la veille si ses travaux lui permettront de subsister le lendemain" (43). Ces ouvriers nomades, sans domicile fixe, vivant en concubinage constituent le type de ce qui, à l'époque, est décrit comme les classes dangereuses de la population des grandes villes. "Quand ils (les instables) appartiennent à la classe ouvrière, ce sont ces enfants qui fournissent les meilleurs contingents à l'armée des vagabonds, coureurs d'ateliers et habitués des grandes routes : perpétuels nostalgiques, toujours à la recherche d'un travail autre que

celui qui se présente, de n'importe quel travail pourvu qu'il ne soit pas celui qu'ils font et qu'ils ne peuvent ni ne veulent continuer" (44). Les institutions de perfectionnement sont les institutions de la ville ; même si on les souhaite ou on les installe réellement à la campagne, leur recrutement est purement urbain, l'institution médico-pédagogique c'est le contraire de la rue.

Les enfants des "classes spéciales"

Les futurs élèves des classes et internats de perfectionnement sont, à l'époque, recrutés uniquement dans les écoles publiques des grandes villes - principalement Paris, Lyon, et Bordeaux -, implantées dans les quartiers populaires. "Dans les arrondissements de la périphérie, les arriérés seraient en nombre suffisant pour que l'on puisse créer dans chaque arrondissement une école de filles et une école de garçons. Dans les arrondissements du centre où la population est plus aisée, où l'alcoolisme est moins fort et partout où les anormaux seraient peu nombreux, l'école pourra être mixte" {45). Avant le vote de la loi de 1909, plusieurs écoles sont ouvertes à Paris ; ainsi l'école de la rue Lccomtc, "située dans un quartier assez populeux, composé en grande partie de petits employés et ouvriers (4G) . A Bordeaux, les résultats du recensement des anormaux des écoles publiques, effectué en 1906, sont étudiés à la lumière d'une carte de la ville, afin da déterminer s'il existe un rapport entre la proportion des anormaux et la nature des quartiers correspondants. L'auteur, qui répond négativement pour les garçons, conclut en ce qui concerne les filles : "Les proportions élevées correspondent assez exactement aux quartiers de notre ville habités par une population ignorante, de l'hygiène adonnée de plus en plus à l'alcoolisme et sur laquelle sévit cruellement la tuberculose. Le quartier de La Bastide, où se propage particulièrement l'alcoolisme féminin, possède deux écoles de filles dont les moyennes dépassent toutes deux la proportion élevée de 11 % (d'anormales) (47).

On peut noter ici que les résultats de l'enquête, en regard des caractères socio-économiques des populations des divers quartiers, sont exactement les mêmes pour les garçons que pour les filles.

(38) M. Berthet, "Les dégénérés dans les écoles primaires", tiré à part. (39) Dr. R. Dupuy, article paru dans L'enfance anormale, janvier-mars 1912, et repris dans Le Journal, souligné par moi, (40) A. Binet et Th. Simon, op_. cit. (41) G. Paul-Boncour et J. Philippe, 0£. cit. (42) L. Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du 19e s. , Paris, Pion, 1958 . (43) Mercier cité par L. Chevalier, op_. cit.

(44) G. Paul-Boncour et J. Philippe, op_. cit. (45) Rapport de la Comission spéciale sur la création d'écoles pour les enfants anormaux, Bulletin de la Société pédagogique des directeurs et directrices d'écoles publiques de Paris. (46) G. Baguer, communication au Ile Congrès d'éducation sociale, Bordeaux, 1907. (47) Dr. J. Abadie, "Recensement des enfants anormaux des écoles publiques de garçons de la ville de Bordeaux", Annales de l'Alliance d'hygiène sociale , 6, 1907 ; Recensement des fants anormaux des écoles publiques de filles, Bordeaux, imprimerie de l'avenir de la mutualité, 1908.

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Illustration non autorisée à la diffusion

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Collections historiques de l'Institut pédagogique national (E VU df 24640 - 13)

A LA SALPETRIERE : LA CLASSE DES PETITES IDIOTES, DIRIGEE PAR MADEMOISELLE NICOLLE Récemment nommée chevalier de la Légion d'honneur

Dessin d'après nature par Henri Meyer - Gravure de Méaulle

Les "petites idiotes" sont croquées d'après "nature" dans l'optique des récents développements de l'anthropologie physique : un ensemble d'études apparait à l'occasion des congrès pénitentiaires (anthropologie criminelle) et marque également les ouvrages et revues des alienistes et des psychologues. Les médecins spécialistes des enfants "anormaux" consacrent une large part de leurs travaux à la morphologie crânienne (le Dr G. Paul-Boncour, l'un des fondateurs du mouvement est en 1910 vice-président de la société d'anthropologie). Ils font des descrip-^ tions des "faciès" des "dégénérés" — asymétrie de la face, prognatisme inférieur, tics consistant en de véritables grimaces, air soucieux, dolent, penaud, sournois, battu, vieillot, etc . . . (Dr E. Régis, "Les classes d'anormaux à Bordeaux", La Revue philanthropique, 1909) — considérés comme révélateurs du véritable caractère de l'enfant. La photographie du visage, de la main, et même dans certains cas le tableau des mensurations crâniennes constituaient la "somatométrie" exigée par A. Binet à la base de toute investigation psychologique (F. Bertrand, A. Binet et son oeuvre, Paris, 1930).

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Un instituteur de classe de perfectionnement de Bordeaux résume dans un article (48) les observations qu'il a pu faire sur la situation sociale des familles auxquelles appartiennent les enfants de sa classe (1919 à 1922), confirmant ainsi les remarques du Dr Abadie sur les écoles de filles. Pour 28 enfants, il compte 18 "pères alcooliques", 10 mères "nerveuses inquiétantes", 7 alcooliques et 3 "vicieuses". Tous les pères, sauf deux, exercent un métier manuel : manoeuvres, corroyeurs, ouvriers de chaix, ouvriers des quais, chauffeurs ; si sept d'entre eux ont des situations fixes, "les autres changent souvent de métiers ; inconstants, inexacts ou paresseux, ils courent de place en place, harcelés par le chômage et la misère (...) la plupart sont osés, offensifs". 15 des mères sont journalières, et 7 ouvrières d'atelier, "bistrées, déguenillées, audacieuses, fanées, les traits durs", ce qui fait dire à l'auteur, soulignant la nécessité de la présence maternelle à la maison : "dans les classes inférieures qui nous occupent, il y a un facteur de dépravation qu'on néglige trop, c'est la rue". Les logements sont exigus et malsains, situés dans les quartiers bas où aux marées l'eau entre dans les maisons ; "après les visites de certains de ces taudis modernes, nous nous sommes surpris à regretter les grottes d'autrefois qui tout au moins étaient aérées". Dans 14 familles, on a faim et "certains enfants sont de véritables meurt- de-faim ; deux d'entre eux ont pris l'habitude de fouiller les pots à détritus où ils découvrent des os encore garnis de viande". Les descriptions sont les mêmes pour les premières classes spéciales : "Le Dr Jacquin insiste avec raison sur un fait qu'ont relevé tous ceux qui se sont occupés de près jusqu'ici des anormaux psychiques des écoles, à savoir l'insuffisance de leur alimentation dans leurs familles" (49).

Le traitement appliqué aux enfants se compose principalement d'un supplément de la cantine scolaire, de l'attribution de sabots en hiver et sandales en été, blouses de travail, de bains-douches deux fois par semaine, d'exercices d'assouplissement et d'huile de foie de morue. Devant ces enfants qui sont dans leurs corps les représentants de la misère sociale, les instituteurs des classes spéciales entreprennent un travail civilisateur qui n'est pas sans rappeler celui des missionnaires dans les colonies. Les enfants lisent mal et lentement, faibles en langue française, "ils s'expriment mal ; le maître s'appliquera à rectifier leur langage et à en bannir les expressions faubouriennes à l'emploi desquelles ils montrent beaucoup trop d'aptitudes". Le maître les fait tondre à ses frais, partage son repas avec eux quand ils n'ont pas assez et décrit "les jeux extraordinaires des garçons : lutter, se traîner par terre, renverser un petit en courant".

(48) Lacoste, "Observation d'une classe d'anormaux", Revue pédagogique, 1922.

Si le traitement moral n'apporte pas de résultats immédiats, c'est que "les enfants manquent du savoir- vivre le plus élémentaire" (50).

L'entreprise n'est pas sans rencontrer d'obstacles et dans certains quartiers les classes acquièrent la ré

putation de "classes d'idiots". Ce sont les directeurs d'écoles et les instituteurs spécialisés qui mènent des campagnes d'explication sur"la nécessité d'enseigner individuellement les enfants en retard" et celle de "surveiller les turbulents". Certaines familles refusent : "Mais, monsieur, mon fils n'est pas idiot" ; "Monsieur, je n'enverrai jamais mon enfant dans vos écoles d'apaches" (51).

L'arriéré : catégorie nosographique

L'"arriéré intellectuel" dont l'ignorance dépend d'un retard mental, ne doit pas être confondu disent les médecins avec l'ignorant par mauvaise volonté ou par absentéisme scolaire. Les définitions demeurent cependant vagues. "Ecolier dont les facultés intellectuelles, considérées dans leur ensemble, existent, mais sont retardées notablement au-dessous des facultés d'un enfant du même âge" (52). "Sous la dénomination générale d'arriérés, nous comprendrons les enfants atteints à des degrés divers d'infériorité ou de déficience intellectuelle depuis l'idiot végétatif jusqu'au simple débile qui confine à l'enfant normal le moins bien doué. (...) c'est l'arriéré simple qui, à l'école, ne fait jamais de progrès, le cancre, le fruit sec" (53).

Toutefois, si cet écolier "retardé" constitue un cas pour les spécialistes à la différence du simple paresseux ou de l'ignorant banal, c'est qu'il déploie une activité cérébrale autrement orientée que celle du normal. Toutes les fonctions mentales existent chez lui, mais certaines sont comme atrophiées, "frustes" selon l'expression de Vaney : ce sont principalement l'abstraction et le sens esthétique, ou, plus généralement "l'intelligence verbale", "l'intelligence sensorielle" (54) constituant le registre dans lequel se manifestent les "aptitudes spéciales" des arriérés. "Mettez le débile en présence d'un travail qui l'intéresse, qui parle à ses organes des sens et qui est concret ; si ce travail n'est pas trop difficile, il s'en acquittera

(50) Description par un instituteur du fonctionnement de deux classes de perfectionnement à Tours, L'enfance anormale, 1912. (51) Compte-rendu de la campagne d'explication menée à Tours dans le quartier de la Fuye, L'enfance anormale, 1912. (52) Bourneville, in Brouardel et Gilbert, Traité de médecine, Paris, 1902. (53) Dr. Jacquin, "De l'assistance et de l'éducation des enfants arriérés", Rapport au IHe Congrès d'assistance publique et de bienfaisance privée , Bordeaux, 1903.

(49) Dr. E. Régla, art, (54) A. Binet et Th. Simon, o£. cit

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convenablement. Mais si l'opération comporte des mots, des phrases, de la rédaction, en un mot des idées abstraites formulées par le langage, le débile montre pour ainsi dire tout de suite que c'est là qu'il est inférieur. L'abstraction et tous les autres travaux intellectuels dont l'abstraction donne la clé lui sont un domaine fermé. Nos épreuves constituent une démonstration précise de ce que nous avaient fait pressentir les instituteurs" (55). Ainsi, ces enfants sont bons en gymnastique, en couture, en écriture, en dessin et en travail manuel. Lorsque, plus rarement, ils brillent en calcul, leur maîtrise des chiffres reste superficielle : ..." (les "diminués" possèdent) certaines facultés brillantes en apparence (mémoire des chiffres par exemple), mais il s'agit d'une mémoire mécanique qui opère comme la machine à calculer" (56). Mécanique, et aussi peu enracinée dans les profondeurs de la personnalité que leur morale ou leur politesse "de surface", leur façon de lire l'est aussi : ils répètent "comme des perroquets" ou apprennent "par coeur". Binet résume cette somme d'observations en disant : "Jamais, peut- on dire en généralisant, un enfant fort en rédaction ne sera un arriéré, quelle que soit sa faiblesse dans les autres études" (57).

Ces appréciations sur la nature des capacités et des manques intellectuels des arriérés nous informent sur la hiérarchie des matières enseignées (la rédaction française étant la matière la plus noble et apprendre par coeur la moins noble des manières d'apprendre), tandis qu'est nié d'un même mouvement le rapport existant entre leur maîtrise et l'origine sociale des enfants (58). Le classement des spécialistes du médico -pédagogique rejoint ici celui de l'école, renforçant, par l'apport d'un appareil de mesure scientifique, l'idéologie du don naturel. Les arriérés ainsi dépistés, s'ils ne sont pas soustraits à l'obligation scolaire, sont soustraits à l'instruction puisque certains ne prévoient pour eux qu'une demi^heure d'instruction par jour. La majorité du temps sera consacrée à l'apprentissage professionnel, aux leçons et exercices pratiques d'économie domestique et aux "leçons agissantes" (59) portant sur la vie quotidienne : savoir se tenir à table, savoir distinguer les différentes pièces du mobilier, apprendre à nouer sa chaussure, à timbrer une lettre, à ranger le linge dans l'armoire et à lire le plan du métropolitain. Désormais civilisés, les futurs travailleurs pourront sans risque vivre en ville.

(55) La commission des directeurs des écoles publiques de Paris parle même de la nécessité pour ces enfants d'un enseignement "surtout sensoriel". (56) G. Paul-Boncour et J. Philippe, op.. çtt. (57) A. Binet et Th. Simon, op.. çit^

(58) P. Bourdieu et J.C. Passeron, op_. -cit. , p. 199. (59) V. Vaney, op.. cit.