Cinéma: une histoire introuvable

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Cinéma : une histoire introuvable

N’y a-t-il pas comme un paradoxe à poser une telle question sur une démarche aussi empirique que celle à laquelle se livre l'histoire du cinéma? Le structuralisme épuisé serait-il prêt à faire retraite? Ou bien au contraire, sûr de ses acquis, affronterait-il enfin la diachronie? Et de con côté l'histoire du cinéma arriverait-elle à ce moment où les chercheurs se sentent capables d'élucider leurs objectifs, d'en préciser les enjeux et de fixer les conditions dans lesquelles leur démarche pourra se déclarer résolument scientifique? Bien évidemment je choisis les deux dernières hypothèses qui permettront peut-être d'ouvrir et de développer un débat de fond.

Dès lors que plusieurs personnes se penchent sur un même objet et font circuler leurs observations elles créent un champ d'étude potentiel: c'est ainsi que débuta, moins de vingt ans après les premières projections faites en public, l'enquête historique sur le 7° Art. Témoins et souvent acteurs des grands combats initiaux les historiens primitifs se sentaient d'abord chroniqueurs, ils entendaient conserver la trace de détails qui, sans eux seraient maintenant oubliés. Les historiens d'aujourd'hui sont trop jeunes pour avoir vu, ils parlent à partir de la tradition en se fondant sur des preuves indirectes et la plupart d'entre eux éprouvent un très fort désir de justifier leurs procédures. L'intéressant ouvrage de R.C. Allen et D. Gomery, Film History. Theory and Practice, traduit parfaitement, avec sérieux mais parfois avec inquiétude la volonté de mettre en pleine lumière les exigences et les limites d'une approche à visée scientifique. Un historien "classique" ne peut rester insensible à une telle démarche dans laquelle il retrouve les préoccupations, l'attitude et parfois jusqu'aux expressions de ses ancêtres du XIX° siècle fondateurs de la méthode positiviste: pour traiter du cinéma, comme de n'importe quelle autre activité sociale, il faut collecter, critiquer, confronter les sources. Le positivisme dans ce qu'il a de toujours actuel est un effort continu pour rationaliser le travail intellectuel, en définir les critères, en rendre les conclusions aisément vérifiables; il implique une ascèse, disons le un effort d'honnêteté qui restent aujourd'hui indispensables mais qui n'ont en eux-mêmes aucune portée épistémologique: un

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travail peut être parfaitement positif dans son avancé, mais totalement absurde dans son principe. En se voulant positive, l'histoire du cinéma s'impose un vraie rigueur mais elle ne s'interroge pas sur ce qui la fonde.

Invité à inaugurer une série de réflexions sur le rapport des films à l'histoire et à leur histoire j'interpellerai les spécialistes du cinéma de ma position d'historien des sociétés. La posture ne va pas de soi dans la mesure où le même terme d'histoire recouvre des préoccupations extrêmement diverses et charrie bien des malentendus. L'Histoire, comprise comme étude des groupes humains et de leurs pratiques à travers le temps, approche les derniers moments d'une longue période d'autoanalyse, elle a des questions à poser ou des suggestions à faire et c'est toujours dans une confrontation entre disciplines étrangères les unes aux autres mais ayant certains objets en commun qu'une avancée peut se produire. Les historiens du cinéma me trouveront peut-être un peu trop insistant, trop critique à leur égard: qu'ils ne voient là aucun triomphalisme: l'histoire sociale n'est pas, et ne sera sans doute jamais, sûre de ses arrières. Simplement, si l'on veut vraiment débattre, il faut ouvrir la discussion, c'est à dire mettre au défi: c'est cela seulement que j'entends faire.

Tous les rassemblements d'êtres vivants se constituent autour d'une mémoire. Une bande d'animaux se rappelle certains chemins, certaines menaces, certains lieux favorisés et elle adapte son comportement à ses souvenirs. Si les sociétés humaines ne font pas exception à cette règle, elles font en outre jouer une mémoire très particulière, une mémoire in absentia: leurs membres ont enregistré, comme des faits passés, dont ils gardent en eux la trace, des événements dont ils n'ont pas été témoins. La mémoire collective animale ne survit pas à ceux qui ont vécu l'expérience marquante alors que la mémoire collective humaine peut se prolonger sur des siècles: nous connaissons, nous évoquons, nous situons par rapport à nous-mêmes des faits dont personne, sinon la tradition, n'a pu nous rendre compte. L'histoire, entendu comme compte rendu des moments passés, n'est rien d'autre que cette mémoire collective. Elle est le texte que, incessamment, un groupe raconte et re-raconte. L'histoire n'existe nulle part ailleurs que dans le discours qui la dit; elle prend des formes variés, selon les instruments qui la transmettent, selon l'ampleur des cercles qui se constituent pour en entendre le rapport mais, fondamentalement, elle ne va jamais

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au-delà des attentes ou des désirs du groupe qui la produit. C'est du reste une des raisons pour lesquelles elle se récrit sans cesse: quand les désirs changent, la vision du passé se transforme.

Longtemps l'histoire a été un récit sacré, non pas nécessairement religieux, mais intangible. Giambattista Vico a signalé, avec son habituelle clarté, les caractères de cette histoire:

La storia sagra è più antica di tutte le più antiche profane che ci son pervenute... Questa degnità pruova la verità della storia sagra perroché gli ebrei han conservato tanto spiegatamente le loro memorie fin del principio del mondo.

Scienza nuova, I, 23

La mémoire fonde l'histoire; comme elle remonte aux origines, à la création même, cette mémoire est forcément vraie et le récit qu'elle transmet n'est pas discutable. Plus de deux siècles après Vico, la définition n'a rien perdu de son actualité: les totalitarismes nous ont donné récemment des exemples de récits sacrés, décrétés d'en haut, bouleversés exclusivement en fonction d'objectifs propres aux sphères dirigeantes. Mais des sociétés non violentes, ou du moins intérieurement pacifiques, ont eu aussi leur mémoire sacrée: comme le note encore Vico, on trouve chez une vaste multitude de peuples aux institutions fort variables un souvenir du déluge remémoré comme événement historicisable. Si la mémoire sacrée ne change pas, elle accepte les embellissements: à l'époque moderne les rois n'avaient pas d'historiens mais des historiographes qu'ils choisissaient parmi les grands écrivains, les poètes, les savants capables d'enjoliver des faits ou des situations en eux-mêmes intangibles. Vico fut l'un d'eux et s'il est vrai qu'il ouvrit considérablement le champ des curiosités historiographiques, s'il questionna vigoureusement les récits du monde antique, il ne lui vint jamais à l'idée que la mémoire du monde chrétien n'était pas fatalement sacrée.

Questa scienza /nuova/ per uno de' suoi principali aspetti, dev'essere una teologia civile ragionata della provvedenza divina... Dee essere una dimostrazione di fatto istorico della provvedenza, perché dee essere una storia degli ordini che quella... ha dato a questa gran città del gener umano, ché, quantunque questo mondo si stato criato in tempo e particolare, però gli ordini ch'ella v'ha posto sono universali ed eterni.

- Id..,I, 4, del metodo

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Vico l'admet, dans cette sorte d'appendice au livre I qu'est le paragraphe sur la méthode: la mémoire ne suffit pas à fonder l'histoire sacrée (et, après tout, s'il y avait une autre mémoire aussi ancienne...); il faut recourir à un argument indiscutable, la vérité éternelle, transcendante - celle que le totalitarisme fait intervenir avec les lois de la race ou de l'histoire.

Entre Vico et le positivisme passe le froid scepticisme de la laïcité. Notre mémoire est, aujourd'hui, une mémoire laïque. Elle n'est pas pour autant une mémoire "vraie". En fait, la notion de vérité n'a, sur ce terrain, aucun sens: la mémoire est choix, aucun choix n'est, de soi, vrai ou faux, seules les données reprises du passé sont reconstruites avec un plus ou moins grand souci d'exactitude. Il faut bien voir, ici, quelle est la fonction de la mémoire collective humaine. Le rappel du passé est le principal, peut-être le seul étalon de mesure dont nous disposions, c'est à travers lui que nous évaluons notre temps. L'histoire est indispensable comme outil de comparaison, comme instrument permettant à l'individu de se situer et au groupe de se définir. Pendant les trois décennies qui suivirent la guerre les Anglais relurent leur histoire dans la perspective du Welfare State.. Quand, à la fin des années 7O le Thatchérisme inaugura un retour à la tradition libérale les mêmes données furent réinterprétées sous un angle différent. Dans les deux périodes le retour critique sur hier servit à asseoir un projet pour demain. Le cas britannique est exemplaire du fait de la simultanéité entre changement politique et mise en crise de la mémoire mais l'Allemagne offrirait un bon terrain d'investigation avec le souvenir du Nazisme, l'Italie avec le Risorgimento et le Fascisme, la France avec les polémiques sur la Révolution. Nietzsche, qui déteste l'histoire, justement parce qu'elle risque de borner l'être unique de chacun, a cependant des formules étonnantes pour en montrer le rôle et l'importance: elle est, dit-il, ce qui fait passer du moi éphémère au nous, du singulier au collectif: "So blickt er, mit diesem Wir, über das vergängliche wunderliche Einzelleben hinweg und fühlt sich selbst als den Stadtgeist" (Unzeitgemaese Betrachtungen, II, 1). Tout ensemble socialisé, quelles que soient ses dimensions reconnait son identité d'abord à travers ce qu'il a fait, à travers les épreuves qu'il a traversées. C'est, dit encore Nietzsche, la capacité à se souvenir d'un passé, c'est à dire de ce qui est définitivement révolu, qui distingue l'humain: "Es ist wahr: durch die Kraft, das Vergangene zum Leben zu gebrauchen und aus dem Geschehenen wieder Geschichte zu machen, wird der Mensch zum Menschen" (Id.). Porteuse d'exemples, l'histoire

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permet de donner sens à toutes les notions dont nous avons besoin pour évaluer notre univers, guerre, crise, croissance, révolte etc. et, plus largement, de penser l'idée même de changement, de concevoir le devenir.

Comme Nietzsche l'a bien senti, la mémoire a des dimensions fondamentalement imaginaires. Mais sa laïcisation a bouleversé la condition des historiens. L'histoire ne peut plus être sacrée, immuable (au moins provisoirement) mais elle ne peut pas davantage se modifier suivant la fantaisie de chacun. En un sens, elle doit être entièrement révisable, en un autre sens il lui faut échapper à l'emprise des modes ou des caprices du moment. L'historien s'est ainsi trouvé placé dans la situation paradoxale qui consiste à mettre en doute et dans un même mouvement à garantir le souvenir commun. On a vu la double demande s'avouer, en plein jour, au plus fort de la crise révisionniste, qui ne visait à rien moins qu'à supprimer un pan entier de la mémoire: les historiens ont été sommés, tout à la fois, de vérifier en faisant preuve du maximum de sens critique ("Y a-t-il assez de preuves? Dites ce qui est sûr et ce qui ne l'est pas" ) et d'attester, de certifier que ce que tout le monde tenait pour advenu était réellement advenu. L'historien est au fond le greffier de la mémoire collective; on ne lui demande pas davantage compte de ses activités qu'on ne le fait pour n'importe quel greffier: il importe qu'il soit là, questionnable à merci dès la première alerte mais il est libre d'exercer sa curiosité sur les pointes d'épingle qui le chatouillent le plus. On l'a dit souvent, la communauté historienne définit seule ce qu'elle reçoit comme historique mais elle n'exerce ce modeste pouvoir que parce que l'ensemble de la société lui en laisse le loisir.

En quoi cette position assez particulière concerne-t-elle l'histoire du cinéma? Sans aucun doute d'abord en ce que les différences sautent aux yeux dès qu'on tente de comprendre ce qu'est la fonction sociale de l'histoire. L'histoire du cinéma n'a pas de mémoire sacrée: quelle instance pourrait, en bloc, rayer des pages entières de la tradition et leur en substituer d'autres? Si le vocabulaire clérical s'applique cependant au cinéma c'est d'une autre manière. L'histoire du cinéma s'est constituée comme histoire sainte, récit édifiant des luttes nécessaires pour imposer le 7° Art et le doter d'un langage. A la différence de l'histoire sacrée qui cadre entièrement le champ des explications et des comparaisons autorisées, l'histoire sainte est indéfiniment extensible: chacun y vénère ses saints et leur prête les vertus qu'il préfère. J'emprunte à un ouvrage récent, qui est un gros succès de librairie, une de ses notices (en changeant pourtant les

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noms afin de ne vexer personne): "Sous le casque est l'œuvre d'une femme qui a fait ses classes au Living Theatre, Merrill Smithson dite Smith (l889-l974); elle abordait le cinéma pour la première fois - et ne tournera qu'un second film, décevant, aux Etats-Unis où elle s'exila. Elle y adaptait, avec beaucoup d'intelligence, un roman de Nathalie Edmond (alias princesse Karlovyi) qui se présentait à la fois comme une satire de l'autoritarisme bureaucratique et une évocation - discrète- de l'homosexualité masculine à la caserne. Le tournage eut lieu en décor réel, dans un bâtiment militaire de Londres. En France, le romancier Montherlant se chargea en personne de la rédaction des sous-titres". L'avancée positiviste s'est faite contre l'histoire sainte; elle prétend balayer les anecdotes biographiques décousues, les amoncellements parfois bizarres de détails empruntés à plusieurs champs (filiations littéraires, anecdotes) et mis en ligne sans vrai souci de rigueur intellectuelle. Dans l'état présent des choses, il me semble que l'histoire sainte ne peut pas disparaître: son élimination ne répond à aucun enjeu défini; le positivisme assure à ceux qui s'en réclame une respectabilité scientifique indispensable dans les cercles savants mais il ne s'agit là, en somme, que de querelles de cercles. Alors que la positivité historique faisait partie intégrante de la lutte menée contre la mémoire sacrée, le positivisme cinématographique n'est qu'une position d'école. Personnellement, par habitude, je me sens très proche de l'attitude adoptée par Allen et Gomery ou par tels et tels autres de nos amis; je me rends compte cependant que la mentalité pré-positiviste demeure largement répandue, que rien ne laisse présager sa disparition et que d'ailleurs, dans la mesure où on ne la prend pas au sérieux, cette rencontre baroque ou peut-être surréaliste de moments mystiques (l'Expressionnisme, le Film Noir, la Nouvelle Vague.), de madones (Marylin, B.B.), de docteurs et de bienheureux n'est pas sans charme.

Ceci n'est au fond qu'un détail. L'essentiel intervient ailleurs: l'histoire du cinéma ne constitue pas, ne met pas en forme communicable et conceptuellement monnayable une mémoire. D'abord, il n'y a pas de souvenir collectif ou, s'il existe, il ne soude que des groupes transitoires, fluctuants. J'y reviens, parce que cela me semble fondamental: la mémoire collective a ses rythmes propres, liés aux rythmes sociaux; les mêmes conjonctures sont indéfiniment reprises, réévaluées, en fonction de logiques évolutives; pour être très simple, on ne cadre pas la crise mondiale de l929 à la fin des années 80 comme à la fin des années 6O et la mise en évidence du rôle joué par les travailleurs

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temporaires, ou par les immigrants, au début des années 3O n'est pas par hasard intervenue à partir de l98O. Le discours historique se repose les questions que l'époque s'est déjà posées et en les posant il contribue à les penser. Idéalement l'historien devrait traiter de "tout"; il ne le fait pas parce que le matériel conceptuel dont il dispose n'est que celui, limité, de son temps. Si c'est bien la communauté historienne qui juge la "scientificité" de ses propres productions, l'impulsion arrive du dehors, de la formation sociale qui fera vivre la recherche (en la payant): les historiens se penchent sur la famille, la marginalité, la condition féminine quand ces thèmes en viennent à préoccuper leur entourage. En revanche, rien ni personne n'est là pour baliser le champ d'exploration assigné à l'historien du cinéma. On dira que lui aussi s'attaque aux problèmes du jour: formation du capital, formation du "langage", évolution des techniques du récit. Mais ces questions s'élaborent en dehors du domaine cinématographique et l'historien du cinéma ne fait que les attraper au passage. Grâce aux remarquables travaux de différents chercheurs américains nous commençons à voir comment se sont constitués les majors, les grands studios, les circuits de distribution et cela nous aide à penser le capitalisme - mais en quoi cela nous aide-t-il à penser le cinéma? L'histoire positive du cinéma rejoint l'histoire des pratiques sociales, elle laisse en rade les films.

C'est ici d'ailleurs que j'aperçois le principal écart entre histoire et histoire du cinéma. La seconde ne peut pas, à la différence de la première, être une mémoire in absentia. Les films demeurent. Matériellement ils existent encore, ils font, à travers la télévision, partie de nos distractions quotidiennes. Leur permanence physique souligne la distance infranchissable séparant ce qui n'est plus, le passé, et ce qui existe encore. La caractéristique majeure de la mémoire collective laïque est sa labilité: rien n'est sacré, rien n'est définitivement assuré. Il en va de même des données relatives à la production filmique qu'on réinterprète et qu'on réinterprétera encore. En revanche, dès qu'il s'agit des films, les pièces sont là. Il est vrai qu'on a longtemps eu la chance de ne pas les voir, ou de les voir rarement; la mythisation tient une place gigantesque dans l'histoire sainte du cinéma. Malheureusement on redécouvre journellement des copies réputées disparues, la zone incertaine, encore large pour les "primitifs", tend à se réduire. Pour les films disponibles demain ou après-demain on aura par simple appel sur un bouton toutes les séquences, tous les plans qu'on voudra décrire ou discuter; les débats seront, je n'en doute pas, sanglants, mais il leur manquera cette dimension purement imaginative qui fait que l'histoire,

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fondée sur des traces observables, est tout autre chose que ces traces même, est en fait un discours original, une recréation à partir des traces.

Histoire et histoire du cinéma se concentrent également sur des textes mais l'usage qu'elles en font est différent, presque contradictoire. L'histoire passe à travers les textes (qui peuvent être des images ou des produits audiovisuels aussi bien que des documents écrits) pour aller vers le discours. L'histoire du cinéma, même quand elle s'attache à des problèmes périphériques comme les questions de production ou de fréquentation, vise les textes (les films) qui sont soit son objet direct, soit le prétexte, l'axe de la recherche. Il est bien clair qu'il n'y aurait pas d'histoire du cinéma si n'existait pas, comme centre au moins virtuel les films passés et futurs. Observer-analyser/observer-imaginer: les deux démarches n'appartiennent pas à la même sphère de l'entendement humain.

Il me semble essentiel, si l'on ne veut pas que le débat tourne au pugilat, de bien faire entendre ce que je cherche à dire. En dépit d'une étiquette identique, histoire et histoire du cinéma ont peu de choses à partager. L'histoire n'est que l'aspect public, accessible, de l'exercice permanent d'une fonction collective essentielle, la mémoire laïque; les historiens jouissent des privilèges que leur confère leur rôle mais subissent les demandes de leur environnement et doivent s'y plier. L'histoire du cinéma concerne des individus épars, au mieux des groupes passagers d'amateurs; elle tient, sur l'un de ses versants (éditorialement primordial) de la collection, du cabinet d'érudit, ce qui ne veut d'ailleurs pas dire de la fantaisie car l'histoire sainte est soucieuse d'exactitude mais n'a tout simplement pas d'autre principe fondateur que la récolte maximale; sur un autre versant, ce qu'on appelle également histoire du cinéma, bien qu'il s'agisse davantage d'une étude des pratiques extra-filmiques, explore un des domaines, la production-fabrication-consommation de films, que l'histoire générale a négligés mais dont elle pourrait aussi bien se charger. Ecartelée entre deux options difficilement conciliables, l'histoire du cinéma n'est que très partiellement la gestion d'une mémoire: pour l'essentiel elle doit se préoccuper d'objets, les films, qui sont encore, ne fût-ce que sur les écrans de télévision, des éléments de notre consommation quotidienne. Peut-on vraiment "historiciser" ce qui demeure parfaitement vivant, dont on fait commerce, que les distributeurs continuent à promouvoir et à exploiter? Je ne doute pas que les historiens du cinéma soient en mesure de situer leur démarche par rapport aux questions que je leur pose mais une chose me semble

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vraisemblable: ce n'est pas en adaptant les méthodes de l'histoire positiviste que la recherche historique sur le cinéma parviendra à définir ni son originalité, ni son but.

Nietzsche va jusqu'à tenter d'imaginer la fulgurante sensation de liberté qui s'emparerait de l'homme s'il parvenait ne fût-ce qu'un instant à effacer son passé. Il est douteux que le philosophe croit réellement à la possibilité de cet oubli essentiel il fait simplement état d'un rêve qui a hanté nombre de nos contemporains comme le montrent les tragiques expériences de la Révolution culturelle chinoise ou de la domination des Khmers rouges. Au long du XX° siècle la mémoire laïque a été constamment prise entre le retour de la mémoire sacrée et l'abolition de la mémoire, l'amnésie par décret, la réalisation de l'une ou l'autre de ces menaces signifiant également la fin de l'histoire positive. Même au sein des sociétés laïques la fonction de la mémoire collective s'est trouvée mise en question: des groupes au comportement rationnel et programmable n'ont-ils pas le moyen de penser leur action et leur devenir sans faire le détour par le passé? C'est le défi qu'une certaine sociologie a lancé à l'histoire. La sociologie se soumet parfois à l'histoire dont elle reconnait les "lois": c'est le cas du Marxisme; il lui arrive également, avec Durkheim d'être indifférente à la durée; en revanche, avec Max Weber, elle s'appuie sur le passé tout en ignorant l'histoire: il faut s'arrêter sur ce conflit dans la mesure où la menace weberienne par rapport à l'histoire n'est pas sans analogie avec le danger que la sémiologie a constitué pour l'histoire du cinéma.

Weber se fonde sur un pratique assidue, érudite du matériel historique. Wolfgang J. Mommsen l'a trop bien montré dans son Max Weber, Gesellschaft, Politik und Geschichte (Frankfurt, 1974) pour qu'on ait besoin de s'attarder sur ce point: qu'il parle de la Grèce antique, du Judaïsme ou de la Réforme, Weber lit les textes. La sémiologie s'adosse tout aussi bien aux films, elle utilise le même matériel que les historiens du cinéma, elle procède au besoin, dans la mesure où des faits de langage peuvent en être éclairés, à une comparaison entre les versions différentes d'une réalisation. Le but de Weber n'est pas d'abolir l'histoire dont la survie ou la disparition lui sont indifférentes: simplement, en théorisant un autre abord des documents, il met en évidence les faiblesses de la démarche historienne. La sémiologie est si possible encore plus neutre à l'égard de l'histoire du cinéma mais

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la rigueur de sa démarche fait éclater l'empirisme de l'histoire sainte filmique.

Les groupes humains disparus, comme les films déjà réalisés offrent un répertoire immense d'observations empiriques; l'imagination, qui n'est pas obligatoirement la qualité dominante du chercheur, mettrait un temps considérable à inventer les cas d'espèce que les textes disponibles, documents ou films, fournissent immédiatement. Pourtant l'analyse des exemples n'est pas l'objectif visé: les données premières servent uniquement à dresser un éventail des possibles théoriquement, intellectuellement concevables. L'idéaltype wébérien n'est pas un modèle, une construction intégrant toutes les variables possibles; en fait, c'est une constellation d'éléments permettant de penser un problème. De même, quoique sans doute avec moins de systématicité, la définition d'un fait scriptural tel que tente de la cerner la sémiologie ne s'applique directement à aucun film particulier. Comment un type de domination s'instaure-t-il, quels échanges implique-t-il entre dominants et dominés, à quel prix se perpétue-t-il? Qu'est-ce qui permet à une combinaison de matières expressives de signifier et comment les variations respectives des matériaux interpellent-elles le public? Par leur formulation ces problèmes sont antithétiques à la démarche qu'adopte une forme répandue d'histoire. L'histoire générale dans bien des cas et l'histoire du cinéma à peu près toujours procèdent inductivement, par avancées en auréole; autour d'une donnée originale le chercheur rassemble, par attractions, d'autres données connexes, le cercle s'étend jusqu'au point où aucune attache n'étant plus décelable il convient de s'arrêter. La sociologie wébérienne, comme la sémiologie, au moins lorsqu'elle est conséquente avec elle-même, sont inductives, elles définissent un champ dont elles dessinent les contours partiellement par le raisonnement, mais aussi, afin de gagner du temps, à partir d'exemples attestés. L'historien ne sera pas satisfait tant qu'il n'aura pas épuisé les liaisons acceptables, le sociologue ou le sémiologue s'intéresseront davantage aux exceptions, aux éléments irréductibles qui mettent en cause le fonctionnement "correct" du type et par là lui permettent d'évoluer.

On a poussé le parallèle, de manière parfois un peu tendue, il faut maintenant en admettre les limites: Weber, bien que constant dans ses principes, n'adopte pas uniformément la ligne qu'on lui attribue ici et la sémiologie n'est qu'une étiquette vide, il y a en fait presque autant de sémiologies que de sémiologues Pour les besoins de la cause, on a joint artificiellement histoire et

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histoire du cinéma dont on ne saurait pourtant assez marquer la différence. Weber a d'abord embarrassé les historiens en attaquant de front la causalité linéaire: de ce que (b) suive (a) il ne résulte pas que (a) soit cause de (b). Le sociologue n'abolit pas toute relation causale mais il distingue les causes déterminantes des causes conjoncturelles: insérée dans l'Europe préindustrielle l'Italie du XIX° siècle était contrainte d'abandonner le morcellement dynastique hérité de l'âge classique mais seul la conjoncture a donné à ce passage la forme du Risorgimento. Dans une perspective qui ne se rive pas au temps court (à l'événement) la cause conjoncturelle n'a guère de place; quant aux causes déterminantes elle présentent un tel niveau de complexité qu'on les rejoint malaisément: après Weber, les historiens cherchent de moins en moins à expliquer. Il ne s'agit pas cependant d'une révision douloureuse; comme Auguste Comte le marquait dès 183O le Positivisme s'est toujours refusé à envisager la causalité linéaire:

Le prétendu ordre historique d'exposition, même quand il pourrait être suivi rigoureusement pour les détails de chaque science en particulier, serait déjà purement hypothétique et abstrait sous le rapport le plus important, en ce qu'il considérerait le développement de cette science comme isolé. Bien loin de mettre en évidence l'histoire de la science il tendrait à en faire concevoir une opinion très fausse.

- Cours de Philosophie positive, I, 2

La tradition historique n'est que secondairement causale; dans une situation particulière, celle qui a correspondu aux grands débats européens sur la responsabilité des guerres du XX° siècle les historiens ont été invités à ouvrir le procès-verbal des provocations et des réactions aux menaces mais cette tâche ponctuelle excède leurs responsabilités normales. Le contrecoup de l'effet Weber loin de se fixer sur le médiocre couple consécution/conséquence s'est traduit par deux inflexions importantes de la recherche historique. D'abord, dans une large mesure les historiens ont renoncé aux vastes synthèses pour concentrer leur effort sur des domaines limités, presque étroits. On qualifie aujourd'hui d'"éclatée" cette histoire qu'il vaudrait mieux dire symptomatique. Les chercheurs ont repris à la lettre la phrase de Hegel selon laquelle il n'y a en histoire que du défini: "Das Individuum ist ein solches, das da ist, nicht Mensch überhaupt, denn der existiert nicht, sondern ein bestimmter" (Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, Säm. Werke, XI, 52). La cité du Quattrocento n'existe pas, Florence n'est ni Pise ni Prato, chaque trajectoire doit être abordée dans sa spécificité. Mais si la focale s'est réduite, la leçon wébérienne n'a pas été

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perdue; l'espace historicisé est abordé en termes dynamiques, questionné sous forme relationnelle; les informations ne s'agrègent pas mécaniquement, le chercheur quadrille son domaine, il s'attache à restituer le cadre mental dans lequel les groupes dont il s'occupe étaient en mesure de définir leur propre expérience, il redistribue, en fonction de ce réseau, les circuits d'échanges et de pouvoirs et il ne va pêcher dans les documents que la manifestation externe, la forme visible du schéma qu'il s'est constitué.

La seconde moitié du XX° siècle a sensiblement modifié l'orientation de la recherche historique. Face à l'offensive multipolaire contre la mémoire laïque les historiens, dont le statut était en question, ont réagi comme s'ils allaient perdre leur greffe et se transformer en marchands de souvenirs touristiques. Par certains de ses aspects l'histoire symptomatique voisine en-effet avec l'histoire sainte, une monographie locale risquant toujours de se transformer en accumulation de petits "faits" insignifiants. L'effet positif de la tourmente wébérienne a été d'empêcher ce glissement en poussant les historiens, presque malgré eux, vers l'épistémologie.

La frontière entre histoire symptomatique et histoire sainte passe là où s'amorce la conceptualisation. En ce sens un débat même aussi restreint que celui de la causalité ne concerne pas la majeure partie de l'histoire du cinéma qui est tout simplement "acausale": il ne peut y avoir de motifs déterminants, d'origines ni d'effets quand toutes les données sont de niveau identique et se rejoignent par simple empilage: le titre du film attire le réalisateur qui traine derrière lui sa biographie laquelle croise d'autres existences, d'autres films... Par rapport à cette collecte savante et sans principes le positivisme dont se réclament les historiens du cinéma qui veulent faire œuvre scientifique représente un changement notoire, même s'il ne permet pas de dire vers quoi tend la démarche historique.

Au risque peut-être de forcer la comparaison on notera que la question des causes intervient au cœur de la relation entre histoire positive et sémiologie. Si l'on ne veut pas se contenter de vagues rapprochements il faut bien déterminer comment les divers facteurs, sociaux, artistiques, scripturaux s'articulent les uns aux autres. On est en présence d'ordres de faits a priori différents, est-il ou non concevable qu'on tente de les confronter? Quelques historiens du cinéma ne le pensent pas; ils explorent l'institution cinématographique qui nous est accessible à travers les archives, ils décrivent ses tendances, ils la périodisent, mais ils laissent de côté les œuvres, toutes singulières, qui leur paraissent

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relever davantage d'une approche textuelle. Une solution aussi radicale, qui a d'ailleurs permis de beaucoup mieux connaître les aspects socio-économiques de la production filmique, évacue le problème. On sort du cinéma pour renforcer un chapitre de l'histoire générale, celui qui a trait aux systèmes de communication.

Pourtant l'observation naïve suggère une foule de correspondances: les formes ne se créent pas seules, elles répondent à des modèles, elles sont médiatisées par des instruments eux-mêmes perfectibles, elles induisent des goûts et des habitudes qui à leur tour conditionnent le changement. Même la machine productrice, entendue comme génératrice de profit et consommatrice de force de travail dépend, dans son devenir, de la demande, donc de la qualité des films. Il y aurait ainsi presque certainement des liaisons à établir et sur les deux bords, du côté sémiologique comme du côté historien, un désir de rapprochement semble parfois se manifester. Il y a d'abord des sémiologues qui songent à "historiciser" leur démarche pour découvrir comment, à travers le temps, les outils dont ils se servent se sont constitués et ont évolué. Au lieu de comparer interminablement les définitions successives du montage, de la focalisation, du récit, il s'agirait de comprendre dans quel contexte intellectuel, social et même économique l'appareillage verbal qui "dit" le cinéma a pris forme et comment cet instrument exogène a influé sur la construction de l'objet. Si les sémiologues opèrent bien un retour en arrière leur démarche n'est en rien historique et l'écart entre deux usages du passé doit être mis en évidence. Pressés par la sociologie, les historiens ont fini par mettre à la question des termes dont ils faisaient spontanément usage comme classe, révolution, crise etc. L'inquiétude des sémiologues est au contraire originelle, elle constitue un moment dans une lutte permanente contre l'opacification des concepts. En se munissant de notions théoriques l'historien ne fait que baliser d'avance le terrain qu'il va explorer. Le sémiologue développe sa recherche à partir des concepts en sachant qu'une notion admise jouit de la force de l'évidence, qu'elle délimite - en fait qu'elle limite - le champ ouvert à l'analyse: tenter une archéologie des concepts est simplement un moyen de les reformuler. Des échanges de type instrumental sont éventuellement utiles mais les deux problématiques historienne et textuelle demeurent étrangères l'une à l'autre.

Sémiologie et histoire du cinéma occupent, dans leur face à face, des positions dissymétriques. La première n'a aucun besoin de la méthode historique dont la seconde ne saurait se

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passer quand elle se donne une visée scientifique. Bien plus la seconde, l'histoire du cinéma, recoure à la première, la sémiologie, quand elle veut aborder, au-delà de l'univers producteur, les films eux-mêmes. La majorité des études sémiologiques partent de cas filmiques précis: pourquoi ces éléments de formalisation ne s'intégreraient-ils pas à une enquête concernant une ou plusieurs séries filmiques. David Bordwell, Janet Staiger et Kristin Thompson ont ouvert la voie dans leur Classical Hollywood Cinema (1985) qui rapproche les processus filmiques du système producteur à partir duquel ils ont été élaborés. Malgré l'admiration que l'éprouve pour ce livre j'imagine mal qu'il fasse école et je crois indispensable de dire pourquoi cette entreprise demeurera exceptionnelle.

Le modèle proposé est extrêmement puissant puisqu'il permet d'intégrer la majorité des réalisations commerciales mises sur le marché avant 196O. Il est aussi immobile: dans son extrême généralité il ne laisse de place pour aucune variante significative, pour aucun glissement. Il est alors nécessaire, si l'on veut aborder d'autres ensembles, de le prendre à titre comparatif: quels écarts sont identifiables par rapport au type dominant? C'est ici que les ennuis commencent. Le modèle hollywoodien, orienté vers une consommation de masse, se prête à une confrontation avec le système producteur, les correspondances, les effets d'engendrement réciproque se laissant facilement repérer. Mais les séries différentes, qu'on les dise avant-gardistes, alternatives, indépendantes ou expérimentales, n'entretiennent pas des rapports d'homologie avec le groupe ou le milieu qui les ont élaborées; en fait il ne s'agit que d'unités, ou de très petites séries qui ne peuvent pas faire système. A terme, on risque de se retrouver avec une méga-catégorie englobant à peu près tout et quelques micro-catégories dont on ne saura pas si elles sont des satellites du géant (donc négligeables) ou au contraire les seuls domaines de création et d'ouverture.

Sous prétexte qu'elles se consacrent également à l'étude d'ensembles structurés on est tenté de croire que la sémiologie et l'histoire (sous sa forme particulière d'histoire scientifique du cinéma) ont une partie commune; elles ne partagent en fait que le malheureux mot de structure dont on gagnerait à faire l'économie. Les "structures" historiques rassemblent des agents qui ont en commun des propriétés de situation et se situent respectivement, de manière à la fois conflictuelle et complémentaire, par des propriétés de position. Le rapport aux ressources et aux moyens d'usage ainsi que la représentation de ce rapport délimitent en gros la situation commune, les divisions

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génératrices d'antagonismes spécifiant, elles, les positions. L'ensemble se perpétue en évoluant sur la double base de son inertie et des contradictions internes dont il est porteur. Il est ainsi loisible, à condition de tenir présentes à l'esprit les conditions de stabilité et de changement, de ne prendre en compte qu'une partie seulement de la totalité. Les films sont individuellement structurables, ils ne le sont pas en tant que série; des entités comme "les films hollywoodiens", "les films de l'année l9..", "les films comiques" se prêtent à une analyse descriptive, à une mise en système, mais elles ne comportent aucune de ces contradictions dynamiques qui sous-tendent une structure. Si les films dominants ont les caractéres (a,b,n...), les films "indépendants" ne seront en aucun cas non(a,b,n...) alors que les caractères de position d'un groupe social sont justement des caractères positionnels qu'aucun autre groupe du même ensemble ne possède. En tant que produits les films hollywoodiens s'intègrent bien à une étude des marchés capitalistes mais ils s'opposent alors à d'autres produits de large consommation et non à d'autres groupes de films En l'état actuel de la recherche il paraît difficile de trouver le lieu de rencontre entre histoire du cinéma et sémiologie.

Pratiques déjà constituées, partiellement routinières, l'histoire et l'histoire du cinéma se sont trouvées confrontées à des disciplines nouvelles qu'elles ont ressenti, à tort, comme menaçantes. Le face à face a permis des clarifications, il a contraint à poser des questions gênantes mais il n'a éclairé aucune des deux disciplines sur ses propres objectifs. L'issue était prévisible. Histoire et sociologie (surtout wébérienne) d'une part, sémiologie et histoire du cinéma d'autre part, prennent comme objets d'études les mêmes matériels qu'elles interrogent sur des bases théoriques différentes, avec des visées totalement hétérogènes: on conçoit mal comment une rencontre, un compromis trouveraient place quelque part. L'histoire du cinéma part d'un matériel empirique disparate, difficile à rassembler, qu'il lui faut analyser puis redistribuer. Elle s'occupe de structures complexes et dynamiques qui ne sont pas données et qu'elle a pour tâche de construire. Si elle entend faire intervenir les films, il lui faut les intégrer à son approche. La sémiologie, s'appuyant sur les films, occurrences d'un langage qui n'existe pas ailleurs que dans ses manifestations, s'interroge sur les conditions d'intelligibilité de ce langage. Idéalement, elle vise les processus dans leur généralité maximale alors qu'aucune histoire, filmique ou autre, ne se conçoit sans retour au particulier: tenter de

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ménager une rencontre est sans doute un objectif aussi vain qu'il est audacieux.

On a jusqu'ici essayé de comparer histoire et histoire du cinéma pour faire surgir, à partir des problèmes qui se posent à la première, l'originalité de la seconde. On en arrive ici à un moment où le parallèle ne se soutient plus: l'histoire a traversé des mutations qui n'ont pas leur équivalent dans le domaine cinématographique. En les examinant on aimerait suggérer quelques ouvertures possibles pour les études filmiques.

L'histoire a traversé une longue période d'impérialisme durant laquelle elle s'annexait à titre d'"auxiliaires" des démarches moins fortement reconnues socialement comme la géographie, l'archéologie, l'anthropologie. En se transformant, c'est à dire surtout en échappant à la description systématique et ordonnée qui avait été leur première vocation, ces disciplines ont affirmé leur autonomie. Elles ont toutes une partie commune avec l'histoire mais cette intersection est limitée, elle ne porte ni sur le matériel ni sur les objectifs et, à ce titre, la confrontation risque de devenir fructueuse pour les historiens.

Le milieu naturel, terre, eau, ciel, est un peu pour nous le donné, ce qui ne saurait véritablement changer. Un historien aussi attentif aux conditions de vie des groupes humains que Fernand Braudel établit une sorte d'équivalence entre sa longue durée, son temps millénaire, et la permanence des éléments physiques: la Méditerranée n'est-elle pas aussi dangereuse aujourd'hui qu'au siècle d'Ulysse, la Galilée aussi verte au printemps qu'elle l'était à l'époque du Christ? Or la géographie, en dépassant le stade de l'inventaire, est devenue "dynamique", elle s'est mise à prendre en compte l'évolution des éléments climatiques, pédologiques, orographiques qu'une description clouée au rivage de l'observateur avait tenus pour immobiles. Même en termes historiques, dans les quelque cinq mille années où les hommes ont témoigné sur eux-mêmes, le monde a pris une autre forme selon des rythmes qui ne sont pas ceux des sociétés. Les contemporains n'ont pas pu percevoir des transformations qui se sont étalées sur des siècles et l'historien qui les reconstruit après coup met à jour une instabilité dont il ne connait ni les origines ni les effets. Il lui semble cependant exclu que des mutations profondes comme celles dont il parvient à retracer la courbe n'aient pas affecté les vivants. Sans m'attarder sur les conséquences de cette ouverture sur l'environnement je voudrais en souligner au moins un prolongement. Le modèle structurel

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dont il a été question plus haut est fortement ébranlé, les caractères de situation ne représentent plus le pôle de stabilité face aux caractères de position et la prise en compte des rythmes propres au milieu introduit une ambiguïté dans la notion de temporalité: le temps de l'environnement n'est pas le temps des hommes, il incombe à l'historien de risquer des hypothèses sur les coïncidences ou sur les décalages entre les deux modes d'évolution.

Les oscillations pluriséculaires du milieu contrastent avec les mutations rapides qu'induisent les conflits de position. L'étude des représentations - des images que les sociétés se construisent pour trouver prise sur l'entourage - fait ressortir une extrême labilité. Mais la prise en compte des avancées nouvelles d'une anthropologie qui ne se borne plus à collectionner les rituels oblige à nuancer cette opposition: certains instruments de la représentation sont d'une résistance à toute épreuve. On retrouve, à travers les époques, et sur l'ensemble des millénaires observables, des "motifs" invariants. Un "motif" n'est pas ensemble fixe, c'est une constellation souple d'éléments reliés, qu'on ne retrouve jamais tous ensemble mais dont plusieurs apparaissent nécessairement. Pour amuser les cinéphiles j'en donne un exemple qui pour n'être sûrement pas le meilleur éveillera néanmoins quelques échos:

Près de Kiev était une bête monstrueuse qui faisait beaucoup de ravages: elle enlevait une jolie fille à chaque maison et la mangeait. Elle enleva la fille du roi mais ne la mangea pas: elle était très belle, il la prit pour épouse............. Afanassiev, Contes russes, n° 148

La bête de Kiev comme King-Kong sont deux avatars d'un motif repérable dans un nombre considérable de civilisations; ils partagent des traits (rapport au féminin et, dans la suite du conte qui n'est pas donnée ici, affrontement au héros) qui ne sont en rien indispensables et King-Kong, au point de rencontre entre mer et montagne, se rapproche d'autres monstres égyptiens ou grecs. Ces détails ne sont d'ailleurs pas importants, seule compte la permanence du motif. Nous connaissons celui-ci à travers des témoignages multiples dont aucun ne peut être dit "primitif". Les scénarios qui sont construits autour du motif sont au contraire datés, ils témoignent plus ou moins d'un "état de société" mais on ne peut, en les analysant, faire complètement abstraction de cet élément fixe, transhistorique, qu'est le motif. L'exemple retenu est pauvre, il en est de plus denses qui peuvent d'ailleurs être des

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séquences de gestes ou de postures, des rites immuables dans leur ordonnancement mais dépourvus de signification stable: motifs et rites, dont il serait vain de vouloir chercher l'origine ou de tenter l'inventaire sont disponibles pour des réemplois conjoncturels indéfinis.

La nature "immobile" est en fait le lieu d'une mutation incessante dont les phases sont considérablement plus lentes que celles du changement social et l'homme éphémère conserve au long des millénaires un outillage mental, gestuel et imaginaire dont le caractère purement formel autorise une foule de remises en jeu. La rencontre avec la géographie, l'anthropologie et d'autres disciplines concernant les sociétés et leur environnement a entrainé chez les historiens un effort d'inventivité parce qu'elle ne portait pas sur l'essentiel, la mise en œuvre du matériel reçu du passé, mais sur un paramètre jamais vraiment analysé, le temps. Nietzsche qui sur ce point partage les vues des savants de son époque voit dans la démarche historique un effort pour pénétrer dans l'épaisseur du passé avant de se tourner vers l'avenir, Les historiens ont pu, longtemps, s'en tenir à cette démarche vectorialisée qui convenait pour des analyses tournées surtout vers la conquête (de l'espace, de la richesse, du droit...) mais qui ne paraît plus suffisante aujourd'hui. Certes la temporalité, autrement dit la non simultanéité, la dispersion des actions humaines sur une durée demeure la condition première du discours historique: s'il ne restait que l'instantané la mémoire s'abolirait dans l'oubli immédiat. En revanche rien n'oblige le chercheur à penser le temps selon une simple relation d'ordre. Les durées sont multiples, elles se croisent sans se conjuguer, le passé fait retour bousculant le présent, la permanence (qui n'est pas l'instantanéité) traverse le mouvement. Des notions rassurantes comme la périodisation, la succession des époques, s'effacent, le temps historique admet le flou et la variabilité.

Puisque notre objet est ici l'histoire du cinéma nous n'avons pas besoin d'envisager dans toute leur ampleur les mutations en cours dans le champ historique. Une remise en cause similaire n'est guère envisageable dans les études filmiques pour une raison simple mais qui n'est pas assez souvent prise en compte: le cinéma n'a pas de passé, du moins pas au sens où la plupart des sociétés peuvent employer ce terme. On divise encore l'histoire du cinéma en décennie, en générations et il serait difficile de procéder autrement. Ici la chronologie garde tous ses droits. Or l'abandon du temps immuable, l'acceptation, à côté du calendrier, de temporalités flexibles et non mesurables n'est pas pour les historiens une simple commodité, elle entraine une

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sérieuse révision épistémologique. L'histoire du cinéma, elle, n'a pas à faire ce retour sur ses prémisses, elle peut tranquillement ordonner, sur une échelle graduée, les films dont elle se préoccupe. Certes elle joue sur les décalages, rapproche les années 2O des années 6O, s'efforce de périodiser le changement en situant respectivement les unes par rapport aux autres l'innovation, sa diffusion et sa banalisation mais ces opérations restent inscrites dans une trame homogène, celle des années qui se sont succédées depuis 1896. La durée se mesure d'autant mieux qu'elle correspond à des données concrètes, enregistrées dans les archives, comme les semaines consacrées à la fabrication, les jours d'intérêts à payer aux banques, la "carrière" des films en salle. Le calendrier n'est que l'un des éléments comptables qui régulent la production en tant qu'elle est une activité industrielle. Les meilleurs travaux récents d'histoire du cinéma, scientifiquement fondés et passionnants, reposent sur des documents établis pour baliser le temps: dépôt de brevets ou de copyrights, devis, plans comptables, bilans financiers. Ancrée dans une périodicité rigoureuse l'histoire du cinéma est aux antipodes de la durée fluctuante qui préoccupe les historiens.

Attachée au passé l'histoire vise le futur, au moins dans l'attente du public, elle est dit Nietzsche "ein Hindurchfühlen und Herausahnen, ein Wittern auf fast verlöschten Spuren" (Unzeitgemaese..., II, 3), un arrachement dans un mouvement vers l'avenir. L'histoire du cinéma est d'autant moins sollicitée d'opérer cette liaison que les lendemains de la production filmique échappent totalement à notre capacité de prévision. Le cinéma survivra sans doute sous des formes et dans des conditions d'exploitation différentes de celles qui prévalaient durant les deux premiers tiers du siècle. Beaucoup d'autres activités artistiques (qu'on pense par exemple au portrait) ont eu leur siècle de gloire puis ont continué plus modestement en intéressant pourtant un nombre respectable d'amateurs et aussi des historiens. Par la force des techniques et du marché l'histoire du cinéma s'attache à une période parfaitement délimité et close. En ce sens la comparaison qu'on esquisse parfois avec l'histoire de la littérature est inopérante: les études littéraires visent la continuité d'une langue, elles ont une fonction essentielle de réassurance: de Dante à Fenoglio, de Luther à Christa Wolf, une seule ligne qui se poursuivra demain. La constitution de la littérature en objet d'étude est, symétriquement à celle de l'histoire, un fait institutionnel. Au contraire, ce sont des individus, réunis par leur seule passion qui élisent l'histoire du cinéma en thème de recherche.

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Pour se définir l'histoire du cinéma doit se confronter à

d'autres démarches mais la rencontre avec l'histoire risque de ne lui être guère plus profitable que le tête à tête avec la sémiologie: l'écart est beaucoup trop grand pour que se développe un parallèle utile dans la mesure où l'histoire s'interroge sur les temps alors que l'histoire du cinéma explore un moment. Y a-t-il des disciplines qui sans s'attacher aux objets propres de l'histoire du cinéma, c'est à dire aux films, partagent avec elle un même domaine d'application? Je n'ai pas à en décider mais il me semble que les terrains propres au cinéma sont le spectacle et la consommation de masse. Une comparaison avec d'abord avec la fabrication, ensuite avec les modes d'appropriation et de jouissance de produits différents ne permettrait-elle pas de mieux cerner la place du cinéma dans les circuits d'échange? Il est vrai que les nouveaux historiens du cinéma prennent en compte les travaux des économistes mais ce dont je parle ne consiste pas en une simple application de techniques conçues ailleurs: il s'agirait de penser la réalisation et la circulation des films dans le mouvement général de la production et de la diffusion des biens à l'époque industrielle. Aux historiens du cinéma de voir si cela les aiderait à cerner davantage leur projet.

Le paradoxe de l'histoire qui fait aussi son inépuisable intérêt est la fuite indéfinie de son horizon. Les traces sont là, accessibles à tous, mais elles ne deviennent histoire que dans le texte qui les met en forme et le texte n'atteint jamais un passé aboli.

A public property - the received past. What I find remarkable is that I should know as many of those vital inessentials that convince that history is true. And I know also nothing. Because I cannot shed my skin and put on yours, cannot strip my mind of its knowledge and its prejudices, am as imprisoned by my time as you were by yours.

Penelope Lively, Moon Tiger, 1987, p. 31

L'histoire du cinéma ignore ces vacillements. Si le rêve positiviste trouve un jour son lieu d'application, ce sera bien là: en écumant les archives on dressera une chronologie à peu près exhaustive, base rigoureuse d'une histoire complète, dans la mesure du moins où l'histoire est la mise en ordre raisonnée d'un processus de fabrication. Les historiens du cinéma diront eux-mêmes ce qu'ils entendent faire, mon projet était seulement de les amener, au-delà des acquis positivistes, à distinguer leur

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histoire de l'histoire générale. Leur recherche ne s'inscrit pas dans le cadre d'une demande sociale, elle est une initiative sectorielle. Le centre de leur curiosité, le film, poursuit sa carrière avec un public contemporain ce qui place leur démarche à cheval entre la reconstruction discursive d'un passé aboli et l'analyse d'un passé/présent. L'approche historique suppose une modélisation qui déporte le cinéma sur son versant de grande consommation et laisse hors de portée les particularités des films. A l'inverse enfin de l'histoire du cinéma est l'étude d'un temps calandairement borné, elle n'a pas à se préoccuper de la pluralité des temps. Il ne s'agit pas là d'une faiblesse, l'histoire filmique prouve son existence par le mouvement. Elle semble aussi s'interroger sur son projet : en ce point savoir ce qu'elle n'est pas peut éventuellement lui être utile.

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