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1 J’exploite ici l’édition particulièrement intéressante des Statuti pistoiesi del secolo XII, Breve dei consoli (1140-1180, Statuto del Podestà (1162-1180), par N. Rauty, Pistoia, 1996. 2 Pour une critique de cette vision traditionnelle de l’urbanisme médiéval : R. Greci, Il problema dello smaltimento dei rifiuti nei centri urbani dell’Italia me- dievale, dans Città e servizi sociali nell’Italia dei secoli XII-XV. XII Convegno di stu- di Pistoia, 9-12 ottobre 1987, Pistoia, 1990, p. 439-464. ÉLISABETH CROUZET-PAVAN «POUR LE BIEN COMMUN»... À PROPOS DES POLITIQUES URBAINES DANS L’ITALIE COMMUNALE De comuni bono et honore et utilitate civitatis ... Ad bonum et ho- norem nostre civitatis ... Pro comuni et publica utilitate ... Quia pu- blice utilitate est ... 1 De livre en livre, d’un corps de statuts à l’autre, les mêmes mots reviennent. En un préambule quasi obligé, ils ouvrent ces rubriques qui énumèrent les devoirs du podestat comme les obligations des officiers commis aux rues et aux ponts, délégués aux canaux ou aux travaux publics. Tels sont les termes qui, assuré- ment, élaborent une première conceptualisation du bien commun. Mais leur répétition nuit à leur efficacité. À être trop récurrents, ces termes sont souvent jugés comme participant d’une rhétorique obli- gée de l’acte et de la décision politique. On ajoutera que leur pré- sence dans les statuts urbains tend encore à les disqualifier. Voilà en effet que les sources qui formalisent ces premières définitions de l’u- tilité générale sont aussi celles sur lesquelles pèse le reproche d’être uniquement et répétitivement prescriptives. La conceptualisation qu’elles proposent s’en trouverait donc, à lire nombre d’auteurs, sin- gulièrement relativisée et, par là, le bilan de l’urbanisme médiéval, déjà négatif du fait d’un laxisme qui aurait été structurel, s’alourdi- rait encore 2 . S’il est d’usage, en effet, de souligner les carences de la réflexion théorique médiévale sur la ville, incapable de donner naissance à un véritable texte sur l’urbanisme et l’art de construire, il est pareille- ment d’usage de considérer avec défiance les règlements édilitaires, les multiples articles d’urbanisme, la somme des ordonnances de po- lice urbaine que les cités édictèrent. Car deux défauts paraissent, gé-

« Pour le bien commun. A propos des politiques urbaines dans l'Italie communale », in Les grands chantiers. Pouvoir et édilité dans l'Italie communale et seigneuriale, E. Crouzet-Pavan

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1 J’exploite ici l’édition particulièrement intéressante des Statuti pistoiesi delsecolo XII, Breve dei consoli (1140-1180, Statuto del Podestà (1162-1180), parN. Rauty, Pistoia, 1996.

2 Pour une critique de cette vision traditionnelle de l’urbanisme médiéval :R. Greci, Il problema dello smaltimento dei rifiuti nei centri urbani dell’Italia me-dievale, dans Città e servizi sociali nell’Italia dei secoli XII-XV. XII Convegno di stu-di Pistoia, 9-12 ottobre 1987, Pistoia, 1990, p. 439-464.

ÉLISABETH CROUZET-PAVAN

«POUR LE BIEN COMMUN»...

À PROPOS DES POLITIQUES URBAINESDANS L’ITALIE COMMUNALE

De comuni bono et honore et utilitate civitatis... Ad bonum et ho-norem nostre civitatis... Pro comuni et publica utilitate... Quia pu-blice utilitate est...1 De livre en livre, d’un corps de statuts à l’autre,les mêmes mots reviennent. En un préambule quasi obligé, ilsouvrent ces rubriques qui énumèrent les devoirs du podestat commeles obligations des officiers commis aux rues et aux ponts, déléguésaux canaux ou aux travaux publics. Tels sont les termes qui, assuré-ment, élaborent une première conceptualisation du bien commun.Mais leur répétition nuit à leur efficacité. À être trop récurrents, cestermes sont souvent jugés comme participant d’une rhétorique obli-gée de l’acte et de la décision politique. On ajoutera que leur pré-sence dans les statuts urbains tend encore à les disqualifier. Voilà eneffet que les sources qui formalisent ces premières définitions de l’u-tilité générale sont aussi celles sur lesquelles pèse le reproche d’êtreuniquement et répétitivement prescriptives. La conceptualisationqu’elles proposent s’en trouverait donc, à lire nombre d’auteurs, sin-gulièrement relativisée et, par là, le bilan de l’urbanisme médiéval,déjà négatif du fait d’un laxisme qui aurait été structurel, s’alourdi-rait encore2.

S’il est d’usage, en effet, de souligner les carences de la réflexionthéorique médiévale sur la ville, incapable de donner naissance à unvéritable texte sur l’urbanisme et l’art de construire, il est pareille-ment d’usage de considérer avec défiance les règlements édilitaires,les multiples articles d’urbanisme, la somme des ordonnances de po-lice urbaine que les cités édictèrent. Car deux défauts paraissent, gé-

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3 On exceptera l’article de J. Heers, Les villes d’Italie centrale et l’urbanisme :origines et affirmation d’une politique (environ 1200-1350), dans MEFRM, 101,1989, p. 67-93.

4 Je résume schématiquement l’analyse de F. Choay, La règle et le modèle. Surla théorie de l’architecture et de l’urbanisme, Paris, 1980, p. 34-38, qui, com-mentant par exemple les textes siennois en matière d’urbanisme, remarque leurdiversité et leur richesse, souvent leur nouveauté et leur originalité, mais jugequ’ils ne répondent qu’à des situations particulières.

5 Sur la procédure de la grâce, on peut se référer à l’article de C. G. Mor, Ilprocedimento per gratiam nel diritto administrativo veneziano del secolo XIII,dans Cassiere della Bolla Ducale, Grazie, Novus Liber (1299-1305), éd. E. Favaro,Venise, 1962 (Fonti per la storia di Venezia, sez. 1, Archivi pubblici). Sur cessources vénitiennes : É. Crouzet-Pavan, Sopra le acque salse. Espaces, pouvoir etsociété à Venise à la fin du Moyen Âge, I, Rome, 1992 (Collection de l’École fran-çaise de Rome, 156), p. 217-265.

néralement, devoir condamner ces textes sans remède3. D’abord, cesrèglements auraient été adoptés en fonction des seules circonstanceslocales; et comme tels, partiels et empiriques, sitôt tirés de leurcadre spatio-temporel d’origine, ils perdraient tout intérêt. Ce cor-pus normatif, de surcroît, aurait été peu ou pas appliqué et, à cetitre, il devrait être ravalé au rang d’une production anecdotique,inopérante. À suivre les plus optimistes des commentateurs, cesprescriptions correspondraient tout au plus aux premiers balbutie-ments d’un discours sur l’espace et la ville4. De la sorte, inlassable-ment répétées mais peu ou pas suivies d’effets, ces réglementationsmultiples n’auraient en rien modifié la viabilité, la circulation, l’es-thétique ou l’hygiène dans des villes abandonnées au désordre et à laconfusion, vouées aux ruelles et aux venelles, à l’excrémentiel et auxeaux sales.

C’est pourtant ce corpus statutaire redondant que j’ai choisi deconsidérer. Pourquoi? Il faut, en premier lieu, remarquer qu’en biendes situations urbaines, et Venise est l’une d’elles, la documentationpermet d’observer tout à la fois la sphère de la loi et celle de son ap-plication. La production normative peut alors être confrontée à lamasse des archives émanant des magistratures qui furent en chargedu corps urbain ou encore à la série de ces grâces qui remettentamendes et peines5. Dès lors, il devient possible de déterminer si l’é-mission de normes fut, ou non, suivie d’effets. Mais il me paraît quel’intérêt porté aux sources statutaires ne doit pas être conditionnépar l’inévitable question de l’application. Les statuts urbains envi-sagent les rues et les ponts, les murailles et les puits. Ils nommentl’eau et l’air, la terre et le canal. Ils décrivent l’avancée des murs et lahauteur des portiques. Ils condamnent les couvertures inflam-mables, le fumier, la boue qui encombrent et souillent les rues. Ils sepréoccupent de prévenir l’incendie comme de chasser la puanteur.Ils traquent avec constance tout ce qui offense la vue du passant et

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6 Il suffit de citer certaines des contributions réunies dans les actes du col-loque Città e servizi sociali... cit. n. 2, en particulier celles de D. Balestracci, Lalotta contro il fuoco (XIII-XVI secolo), p. 417-438 et de R. Greci, Il problema dellosmaltimento dei rifiuti... On soulignera à cet égard l’intérêt de récentes publica-tions, telles celles dirigées par G. Ortalli dans la collection du Corpus statutariodelle Venezie ou, s’agissant de Sienne, Viabilità e legislazione di uno stato cittadinodel Duecento. Lo statuto dei Viari di Siena, éd. D. Ciampoli et Th. Szabó, Sienne,1992; la préface de M. Ascheri à ce dernier volume rend bien compte des muta-tions récentes de la recherche. Voir aussi P. Cammarosano, Italia medievale.Struttura e geografia delle fonti scritte, Rome, 1992, p. 151-158.

l’honneur des lieux publics. Ils commandent souvent d’élargir lesrues, de les redresser, avant de les paver. Parfois encore, ils veillent àéclairer les plus sombres des carrefours ou des portiques. Et ce fai-sant, dans la littéralité même de leur production, au gré de l’émiette-ment apparent des desseins et des propos, ces textes composent ceque je nommerai un récit d’espace. Ils décrivent une ville qui, d’a-bord, n’apparaît que dans certains de ses lieux centraux, straté-giques, ou dans les axes majeurs qui la relient à son contado. Puis, àmesure que le temps passe et que les statuts grossissent, tandis ques’étend le domaine de l’intervention publique, la forme urbaine sedessine avec une netteté croissante. La ville est dévoilée dans sa tota-lité abstraite comme dans le réseau, très concret, de ses voies et l’a-gencement de ses centres. Surtout, les usages de l’espace urbainsont, dans le même temps, surveillés, réglementés, prescrits. Et il y alà autant d’indices de la mise en place d’un ordre nouveau.

Une entreprise de relecture des statuts urbains est, depuis quel-ques années, fort heureusement, en œuvre6. Et je souhaite, dans lecadre de cette contribution, m’y associer. Mon propos est de cher-cher à aller au-delà de l’opacité de ce qui semble une formulation re-dondante : pro publica utilitate. Mais, par nécessité, mon analyse,plus attentive à certains textes qu’à d’autres, sera sélective et super-ficielle. Elle tentera au moins de traquer, dans ces mots que répètentles statuts, la manifestation de ce qui fut une tentative volontaristepour transformer l’espace et agir en conséquence sur les pratiques etles comportements des hommes. L’autorité politique, selon unechronologie bien particularisée, a cherché à façonner le territoire dela ville comme la projection même de son propre sens du pouvoir.Telle est mon hypothèse de travail.

Il est une tradition historiographique qui voit dans la ville mé-diévale avant tout le fonctionnement de rapports socio-économiqueset de luttes pour la domination politique de l’espace citadin. Cettetradition a son importance, mais elle a longtemps réduit l’approcheà une valorisation quelque peu excessive, ou manichéenne, desseules actions ou ambitions du politique. Les groupes dominantsétablissent bien sûr l’ordre par lequel ils contrôlent ceux qui vivent

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7 C’est l’hypothèse qu’expose J. Heers dans son analyse consacrée à Bo-logne : «Ainsi, d’une part des prétextes au nom de l’intérêt de tous et, de l’autre,de véritables accaparements», Espaces publics, espaces privés dans la ville. Le Li-ber Terminorum de Bologne (1294), Paris, 1984 (Cultures et civilisations médié-vales, 3), p. 70 par exemple. G. Fasoli, Un nuovo libro su Bologna, dans Storia del-la città, 31-32, 1985, p. 145-154.

et travaillent dans les cités médiévales. Il n’empêche qu’ils sont tra-versés par des conflits d’intérêts tout comme ils sont confrontés àdes réactions, souvent d’ailleurs intégrées dans leurs propresconflits, des dominés. Ce sont autant de réalités qui participentd’une logique inhérente à toute construction politique et quimarquent le fait social. Faut-il pour autant réduire l’utilité publiqueà une fiction, à un prétexte? Faut-il y voir le masque sous lequel sedissimulerait une active politique partisane? Selon ces interpréta-tions, le bien commun ne serait alors qu’un instrument, au serviced’une faction dominante, ayant en mains tous les instruments, etacharnée à affaiblir la faction vaincue7. Ajoutons que, même sansdévelopper une vision aussi réductrice de ce que furent les politiquesurbaines, la question du sens de ces opérations menées au nom del’utilité commune demeure entière. Et la tentation est grande de liercette réaffirmation du concept d’utilité publique à l’affirmation del’instance communale dans la ville.

Par ses interventions dans l’espace urbain comme dans celuid’un contado peu à peu élargi – les rues ou les routes, les ponts, lesplaces, les fontaines, les égouts, l’aqueduc, etc. –, l’instance politiquemanifeste, matériellement et symboliquement, l’affirmation d’unordre et d’un pouvoir. Ces travaux, aménagements, réglementationsrépondent à des nécessités, à des urgences en même temps qu’ilsvisent à faciliter et à accélérer l’avènement d’un nouvel ordre social.Pour autant, cette gestion de l’espace ne sert-elle que la puissancepolitique, comme si le politique pouvait être sa propre finalité dansla société ancienne? Ne faut-il pas considérer que l’ordre civique estaussi un ordre téléologique? Le bien commun n’est-il pas égalementce vers quoi les élites ordonnent leur action, leur mission, et par le-quel elles justifient bien souvent leur présence dominante? Le poli-tique, alors, ne serait pas gratuit, et la cité ferait l’objet d’un travailéthico-politique, qui dépasserait les seuls intérêts de classe ou quipermettrait à ces intérêts d’énoncer leur vocation politique, de quali-fier sémantiquement, théâtralement, de manière pragmatique, leurpropre nécessité politique. On ne doit jamais oublier que, dans lessociétés anciennes, le message politique s’énonce souvent par la voiecontournée d’une mise en représentation dans laquelle la part dusymbolique est capitale. Et l’ordre de la ville est au centre de ce jeude symbolique.

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8 Th. Szabò, Comuni e politica stradale in Toscana e in Italia nel Medioevo,Bologne, 1992 (Biblioteca di storia urbana medievale, 6), p. 74-75; J. Mesqui,Grands chantiers de ponts et financements charitables au Moyen Âge en France,dans Tecnologia y sociedad. Las grandes obras publicas en la Europa medieval.XXII semana de estudios medievales, Estella, 1995, p. 153-177.

Telle est la réflexion dans laquelle il est possible de développerl’analyse, et les questions auxquelles je me propose d’apporter quel-ques éléments de réponse.

Qui s’intéresse aux grands travaux et aux vicissitudes histo-riques du concept d’utilité publique doit d’abord dégager une chro-nologie générale. Cette périodisation d’ensemble, moins les indis-pensables nuances, peut en effet être établie dans les diverses citésde l’Italie communale. Elle regarde les routes et les ponts, la terre etl’eau, les constructions monumentales et les infrastructures collec-tives, les eaux sales et le ravitaillement urbain, les institutions de tu-telle comme les modalités de financement des diverses interventionspubliques, etc. La liste des objets ou des notions concernés par cettechronologie ne se clôt d’ailleurs pas avec cette énumération. C’estdire que l’observant, nous considérons autant le réel que sa re-présentation.

Après une longue latence durant laquelle l’essence publique decertains ouvrages semble se perdre, l’histoire de la réaffirmation del’utilité publique se confond avec le temps de la croissance juridiqueet matérielle de l’espace public. Elle devient l’histoire même de lagestion de l’espace citadin et du territoire par le pouvoir politique.

Bien qu’affaibli, le principe d’une gestion publique de quelquesinfrastructures survit à la fin de l’Antiquité. Les routes et les pontsdemeurent par exemple un bien public que protège et entretientl’État. Il s’ensuit que la charge de cet entretien, sans qu’aucune ex-ception ne soit consentie, repose toujours concrètement sur la col-lectivité8. Cet état de fait juridique et la politique fiscale capable dele maintenir actif tendent à disparaître à partir de la conquête lom-barde. La désagrégation parallèle de ces deux réalités se suit doncdu VIe au Xe siècle, au gré d’un processus bientôt accéléré. La patri-monialisation du domaine public est en marche. Et les aliénationsdomaniales touchent également les viae publicae et les ponts dont lecontrôle et la gestion reviennent aux pouvoirs régionaux ou locauxquand ils ne passent pas dans les mains de propriétaires privés. Lestravaux, en conséquence, se raréfient. Quelques remises en état sontencore attestées. Mais, trop rares, elles paraissent incapables decorriger la tendance générale. La plupart des infrastructuresconnaissent un état d’abandon. Quant aux droits du privé, ils s’é-

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9 Th. Szabó, Comuni e politica..., p. 77-80.10 Ces hospices sont souvent implantés le long des grands axes de communi-

cation ou à proximité de points de franchissement.11 J. Mesqui, Grands chantiers de ponts..., p. 164-166 : «l’association pont/

hôpital : vecteur de la charité ou synergie d’intérêt?»; on notera cependant lagéographie particulière de ces financements charitables. Voir également, pourune bibliographie de caractère plus général et des études qui portent sur desexemples principalement français : M. Nice Boyer, Mediaeval French Bridges,Cambridge, 1976; J. Mesqui, Le pont en France avant le temps des ingénieurs, Pa-ris, 1986.

12 J. Mesqui, Grands chantiers de ponts..., p. 159.

tendent, ils se généralisent, même si la nature publique des routes etdes ponts est rappelée dans certains capitulaires carolingiens9.

Des réalisations marquent pourtant cette chronique singulière-ment atone. Des ponts sont édifiés, parfois par des propriétairesaristocratiques, plus souvent par des institutions ecclésiastiques.Des établissements d’assistance, des xenodochia, sont construits àpartir de l’époque lombarde et d’abord le long des routes non ur-baines. Ces maisons assurent des fonctions d’hébergement, dis-pensent aide et sécurité aux voyageurs et aux pèlerins. Et souventencore, ces mêmes institutions pourvoient aux indispensables inter-ventions d’entretien sur les routes, lieu de leur établissement10. Lesnombreux hospices implantés au long des grands itinérairesprennent en charge la réfection, voire la construction des ouvragesindispensables à la circulation.

La multiplication de ces structures d’assistance dans l’enceinte,ou dans l’immédiate périphérie des cités, est ensuite avérée et la listedes hôpitaux fondés dans les villes à partir du VIIIe siècle serait fortlongue à dresser. Dans des agglomérations à la croissance soutenue,une même association d’intérêts commence à unir les hôpitaux auxrares ouvrages qui sont, après le XIe siècle, peu à peu bâtis. Il s’agitprincipalement des ponts. Les dons et aumônes financent l’œuvredes ponts comme les travaux de construction ou d’entretien des hos-pices et hôpitaux11. Libres ou sollicités, des legs testamentaires plusfréquents alimentent l’œuvre des ponts qui figurent désormais danscette liste d’édifices pieux pour lesquels les innombrables quêteursvont demandant la charité des fidèles. Les lettres d’indulgences, en-fin, en stimulent aussi le financement12.

Que déduire de ces faits et de ce survol chronologique? On peutavancer que si le concept d’utilité publique survit, cette survivancene va pas sans inflexion considérable, sans glissement même. L’utili-té publique n’est plus nommée. Et l’historien ne la découvre quemasquée par d’autres desseins, dissimulée par d’autres légitima-tions. Elle est enkystée au plus profond de principes et de motiva-tions de caractère différent. En effet, et l’analyse des formes du fi-

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13 On doit à D. Balestracci une analyse très fine des ces évolutions : Gli edificide pubblica utilità nella Toscana medievale, dans A. Restucci (éd.), L’architetturacivile in Toscana. Il Medioevo, Sienne, 1995, p. 227-267; je suis ici son com-mentaire.

14 Voir par exemple, dans Città e servizi sociali... cit. n. 2, G. Albini, L’as-sistenza all’infanzia nelle città dell’Italia padana (secoli XII-XV), p. 115-140;G. M. Varanini, G. De Sandre Gasparini, Gli ospedali dei «malsani» nella societaveneta del XII-XIII secolo, et particulièrement la première partie «L’iniziativapubblica e privata», p. 141-165; voir aussi G. Albini, Città e ospedali nella Lombar-dia medievale, Bologne, 1993 (Biblioteca di storia urbana medievale, 8).

15 On évoquera le texte cité par J. Mesqui d’un religieux anonyme de Metz af-firmant au XIIIe siècle que si «Jules César avait été chrétien, il aurait mérité uneinestimable seigneurie au paradis, tant son action avait été importante pour créerchemins et ponts» (Grands chantiers de ponts..., p. 159).

nancement a mis en lumière ces réalités nouvelles, c’est l’opus pieta-tis qui justifie dorénavant les chantiers et en permet surtoutl’accomplissement13. Œuvre pieuse que la fondation d’établissementsd’assistance bien sûr. Il n’est pas besoin d’y insister puisque, danstous les espaces, d’une ville à l’autre, les exemples, illustres ou plusobscurs, se pressent qui montrent comment essaiment de telles ins-titutions14. Mais, œuvre pie et acte de foi dorénavant que l’édifica-tion des ponts ou l’entretien des chemins15. Les aides à la fabriquedes églises étaient courantes et elles soutenaient, dans des propor-tions variables selon les cas, les chantiers des édifices anciens ounouveaux. Pour être moins fréquentes, les contributions à laconstruction ou à la rénovation de quelques ouvrages sont de mêmenature. L’Église devient donc le protagoniste des travaux, mais à cô-té d’elle les fidèles laïcs agissent aussi.

De la sorte, une césure essentielle est marquée. La tension deshommes, dans leurs projets et réalisations, est d’abord énoncéecomme dirigée vers Dieu, cette tension par laquelle ils participent àl’entreprise de salut commun par des œuvres qui glorifient Dieu enservant les créatures qu’il a faites à son image. Le sacré envahit letravail même des hommes; il guide les interventions et les choix parlesquels ces derniers modifient leur environnement immédiat.

Il reste que, dans les villes en mutation des XIe et XIIe siècles, lesquelques réalisations accomplies favorisent de plus en plus, si cen’est l’utilité publique, ou moins celle des hommes et des famillesqui comptent et entreprennent. Au temps de l’essor démographiqueet économique, les premières infrastructures, commerciales parexemple, même lorsqu’elles sont construites, financées et contrôléespar un groupe de puissants, dynamisent, à Venise ou à Pise, leséchanges au bénéfice de l’entière communauté urbaine. On noteral’événement qui ponctue dans la lagune vénitienne la croissance dumarché du Rialto. De manière exemplaire, il montre comment les

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16 R. Cessi, A. Alberti, Rialto. L’isola. Il ponte. Il mercato, Bologne, 1934;D. Calabi, P. Morachiello, Rialto. Le fabbriche e il ponte, Turin, 1987; É. Crouzet-Pavan, Sopra le acque salse..., I, p. 174-175 : Damus concedimus donamus atquetransactamus nostri dominicali et cuncto populo totius patriae Venetiae (...) inmercato de Rivoalto.

17 D. Balestracci, La politica delle acque urbane nell’Italia comunale, dansMEFRM, 104, 1992, p. 431-479 et Id., Systèmes d’hydraulique urbaine (Italie cen-trale, fin du Moyen Âge), dans É. Crouzet-Pavan, J.-C. Maire Vigueur (éd.), Lecontrôle des eaux en Europe occidentale, XIIe-XVIe siècles. Proceedings EleveenthInternational Economic History Congress, Milan, 1994, p. 115-122.

18 G. Fasoli, Navigazione fluviale. Porti e navi sul Po, dans La navigazione me-diterranea nell’alto medioevo. XXV settimana di studio del Centro italiano di studisull’alto medioevo (Spoleto 14-20 aprile 1977), Spolète, 1978, p. 569 et suiv.;L. Chiappa Mauri, I mulini ad aqua nel Milanese (secoli X-XV), Città di Castello,1984.

intérêts particuliers tendent alors à rejoindre une utilité communeen redéfinition progressive. À la fin du XIe siècle, les Orio, proprié-taires aristocratiques des premières installations commerciales del’île du Rialto, vieux et sans descendants directs, font solennellementdonation à la puissance publique de leurs terrains et des stationesqu’ils portent16. L’acte, déjà, pour nommer ce périmètre, use du mot«marché». Puis, le transfert rapide du siège des magistratureséconomiques et l’implantation des structures indispensables auxéchanges consacrent, dans les décennies suivantes, le rôle et l’attrac-tion de Rialto. L’inévitable intrication des intérêts familiaux et «col-lectifs», au temps où s’organise la commune, ne constitue pas, iné-luctablement, pour la ville et la gestion de son espace, un facteur né-gatif. Ajoutons que cet exemple prouve encore comment ladilatation des droits du public passe par une première et indispen-sable étape, franchie plus ou moins facilement, selon les situationslocales et l’âpreté de la résistance menée par l’évêque et les grandspropriétaires, ecclésiastiques et laïques. Et cette étape est celle del’indispensable contrôle des espaces et des ressources économiques.

L’âge communal implique donc des ruptures progressives.D’une part, le caractère public de certaines prérogatives et de cer-tains équipements est réaffirmé. D’autre part, la renaissance dudroit romain favorise ce mouvement et lui offre le cadre juridiquedans lequel opérer. L’histoire du contrôle des eaux urbaines, tellequ’elle a été récemment retracée, peut servir à illustrer un tel proces-sus17. Même si beaucoup de droits avaient été usurpés ou transférésà des propriétaires privés, le public avait conservé sur les eaux, à l’é-poque pré-communale, une juridiction générale à partir de laquelleil put opérer une reconquête d’ensemble18. Le processus fut toutefoislong et parfois difficile. Il impliqua des négociations multiples, desrenoncements passagers, le recours aussi, au gré des circonstanceslocales, selon la puissance des monastères et des consorterie aristo-

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19 Pour quelques situations particulièrement bien étudiées : G. Borelli (éd.),Una città e il suo fiume. Verona e l’Adige, 2 vol., Vérone, 1977, en particulierG. Sancassani, La legislazione fluviale a Verona dal libero comune all’epoca veneta(secolo XIII-XVIII), au t. I, p. 397-440 et G. Beggio, Navigazione, trasporto, muli-ni sul fiume : i tratti di una tipologia, au t. II, p. 483-568; A. I. Pini, Energie e in-dustria tra Savena e Reno : i mulini idraulici bolognesi tra XI e XV secolo, dansTecnica e società nell’Italia dei secoli XII-XIII, Pistoia, 1987; S. Bortolami, Acque,mulini e folloni nella formazione del paesaggio urbano medievale (secoli XI-IV) : l’e-sempio di Padova, dans Paesaggi urbani dell’Italia padana nei secoli VIII-XIV, Bo-logne, 1988 (Studi e testi di storia medioevale, 15).

20 Il faut ici renvoyer aux analyses très convaincantes de M. Agazzi, PlateaSancti Marci. I luoghi marciani dall’XI al XII secolo e la formazione della piazza,Venise, 1991, p. 149 et suiv., p. 152 pour les très significatives opérations décora-tives du XIIIe siècle : chevaux sur la basilique, ajout des sculptures sur les deuxcolonnes de la Piazzetta, groupe des tétrarques ainsi qu’à celles de J. Schulz, Ur-banism in Medieval Venice, dans A. Molho, K. Raaflaub, J. Emlen (éd.), City-States in Classical Antiquity and medieval Italy. Athens and Rome, Florence and Ve-nice, Stuttgart, 1991, p. 419-441 : p. 438-440; cet auteur examine plus précisémentce que les Vénitiens pouvaient connaître des différents fori de Constantinople. Ilest exact que la formation de la place Saint-Marc anticipe de beaucoup sur lachronologie des différentes places communales. Ces dernières sont, dans l’en-semble, aménagées plus tardivement et plus malaisément. Elles ne rejoignent pasnon plus des dimensions comparables. Le saisissement des voyageurs devantl’ampleur et le décor de la place est d’ailleurs à noter.

cratiques, à des compromis de diverse nature, à des alliances et desrapprochements plus ou moins temporaires19.

Un mouvement, cependant, s’enclencha. Et, dès le XIIe siècle, depremières opérations d’urbanisme furent menées. Elles portaient,dans la cité et le contado, sur les routes et les ponts, mais elles pou-vaient également concerner d’autres installations. Qu’on en juge parl’exemple vénitien. Les travaux précipitent au XIIe siècle l’aménage-ment de la place Saint-Marc. Réalisés pour l’essentiel sous le dogatde Sebastiano Ziani, ils élargissent, par des assèchements et des dé-molitions, une surface déjà considérable et confèrent à la place sesdimensions quasi définitives. Mais ils fixent aussi pour des siècles, àcoup cette fois de constructions, le décor et l’organisation du péri-mètre, la structure de la place dans son existence propre commedans les relations qu’elle entretient avec le reste du tissu urbain, l’es-pace bâti et non bâti. On pourra objecter qu’un tel exemple met sur-tout en lumière la singularité vénitienne, d’autant que l’image deConstantinople et l’organisation des espaces centraux dans cette ca-pitale impériale inspirèrent sans doute le dégagement, à Saint-Marc,d’une place à la taille et à la structure inouïes dans la cité occiden-tale du temps20. Les travaux, cependant, ne s’arrêtent pas là. L’Arse-nal est très probablement fondé dès la fin du XIIe siècle. La chrono-logie vénitienne ne diverge pas ainsi de celle qui a été proposée pour

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21 E. Concina, L’Arsenale della Repubblica di Venezia, Milan, 1984.22 L. Grossi Bianchi, E. Poleggi, Una città portuale del medioevo. Genova nei

secoli X-XVI, Gênes, 1980, p. 66.23 G. Garzella, L’arsenale medievale di Pisa : i primi sondaggi sulle fonti scritte,

dans E. Concina (éd.), Arsenali e città nell’Occidente europeo, Rome, 1987, p. 53-56.

24 Et l’un d’eux doit avoir des compétences en droit romain : Th. Szabó,Comuni e politica... cit. n. 8, p. 86-86.

25 C’est l’interprétation que propose P. Racine, Poteri medievali e percorsi flu-viali nell’Italia padana, dans Quaderni storici, n. s., 61, 1986, p. 9-32 : p. 31.

26 À Trévise, deux officiers responsables des voies sont institués dès 1211 etleurs compétences sont réglées par des dispositions écrites : Gli statuti delComune di Treviso, éd. G. Liberali, I, Trévise, 1951, p. 45. Les statuts de Bolognecodifient le sacramentum superstancium stratis et aquis : Statuti di Bologna del-l’anno 1245 all’anno 1267, éd. L. Frati, Bologne, 1869-1877, 3 vol. (Monumenti is-torici pertinenti alle provincie della Romagna, serie prima, Statuti), livre 1, ru-brique XXII; puis ceux de 1288 prévoient la mise en place d’un notaire supersitstratis et viis civitatis et burgorum aptandis et faciendis fieri et purgationi civitatis

Gênes21 où le port crée précocement une aire d’intérêt collectif. Danscette ville, les années 1133-1163 sont caractérisées par une série demesures qui concernent deux secteurs privilégiés, les fortificationsurbaines et l’œuvre portuaire. Ces travaux prouvent que s’amorce,dans certains périmètres au moins, une gestion urbaine attentive22.

De manière complémentaire, il est à remarquer que de premiersmagistrats prennent en charge ces chantiers. Le vocabulaire est en-core imprécis mais j’identifie ici tous ceux que les textes décriventcomme «préposés, «délégués», «commis» par la commune. Dès leXIIe siècle, le secteur réservé à la construction navale est placé à Pisesous contrôle public et sous l’autorité d’un responsable choisi par lesconsuls23. À Pise encore, dans le dernier tiers du XIIe siècle, troisjuges exercent leurs compétences sur les routes24.

Il apparaît donc que s’accomplissent au cours du XIIe siècle desévolutions sensibles au plan idéologique. Un cadre et des instru-ments juridiques sont mis en place. Mais, dans les villes qu’anime unvéritable décollage économique, seuls quelques périmètres, ou quel-ques installations, bénéficient encore de l’essence publique et desprivilèges qui lui sont liés. Toutefois, des progrès sensibles sont mar-qués dans les dernières décennies du siècle. D’aucuns les ont impu-tés à la formation d’un «esprit laïc», à mon sens hypothétique25. J’in-voquerai plutôt, pour les expliquer, l’affirmation, nette après la paixde Constance, de l’organisme communal tandis que le recours audroit se généralise dans la vie citadine. Puis, on observe au sièclesuivant la diffusion conquérante du principe d’utilité générale. Laville, son paysage, son organisation sont alors transformés.

Partout, des textes réglementaires sont votés. Quelques magis-trats en charge du domaine public ou de la voirie apparaissent26. De

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et aliis que in suo officio continentur : Statuti di Bologna dell’anno 1288, éd. G. Fa-soli, P. Sella, Città del Vaticano, 1937 (Studi e Testi, 73), livre 1, p. 11. Pour lachronologie de la mise en place de ces magistratures et le renvoi à une abondantebibliographie (Sienne, Parme, Bologne, Florence, Padoue, Reggio Emilia, etc. :É. Crouzet-Pavan, Sopra le acque salse..., I, p. 265-267 et Viabilità e legislazione...cit. n. 6, p. 3-6).

27 Pour le cas de Plaisance où la place publique résulte d’un élargissement dela place de l’église cathédrale : P. Racine, Naissance de la place civique en Italie,dans J. Heers (éd.), Fortifications, portes de villes, places publiques dans le mondeméditerranéen, Paris, 1985, p. 301-322. Sur les palais publics et leur constructionà partir de la paix de Constance : P. Racine, Les palais publics dans les communesitaliennes XIIe-XIIIe siècles, dans Le paysage urbain au Moyen Âge. Actes du XIe

Congrès des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur, Lyon, 1981, p. 133-155; citons également deux études directement centrées sur la Lombardie, la pre-mière génération des palais lombards et la diffusion de modèles urbanistiques :G. Soldi Rondinini, Evoluzione politico-sociale e forme urbanistiche nella Padaniadei secoli XII-XIII : i palazzi pubblici, dans La pace di Costanza, 1183. Un difficileequilibrio di poteri fra società italiana ed impero (Milano-Piacenza, 1983), Bologne,1984, p. 85-98; E. Guidoni, Appunti per la storia dell’urbanistica nella Lombardiatardomedievale, dans C. Pirovano (éd.), La Lombardia. Il territorio, l’ambiente, ilpaesaggio, I, Milan, 1981, p. 109-162, ainsi que la synthèse de G. Andenna, La sim-bologia del potere nelle città communali lombarde : i palazzi pubblici, dans P. Cam-marosano (éd.), Le forme della propaganda politica nel Due e nel Trecento, Rome,1994 (Collection de l’École française de Rome, 201), p. 369-393. Pour la deuxièmegénération des palais : N. Rodolico, G. Marchini, I palazzi del Popolo nei comunitoscani del medioevo, Florence, 1962; l’exemple de Pérouse a été bien étudié parM. R. Silvestrelli, L’edilizia pubblica del Comune di Perugia : dal «palatium Comu-nis» al «palatium novum populi», dans Società e istituzioni dell’Italia comunale :l’esempio di Perugia (secoli XII-XIV), II, Pérouse, 1988, p. 482-604; voir aussiA. Grohmann, Le città nella storia d’Italia. Perugia, 2e éd., Bari, 1985, p. 51-52.

premières places civiques sont dégagées; des palais aussi s’élèventqui marquent comment se traduisent au plan monumental, après1183, la consolidation des institutions communales, puis la mise enplace du régime des podestats27. Au cours de la seconde moitié duXIIIe siècle, une deuxième phase plus intense commence ensuite du-rant laquelle la politique urbaine prend véritablement vie et que lapeste vient interrompre même si de premiers signes d’essoufflement,voire de fléchissement, étaient déjà perceptibles. Cette phase corres-pond, dans toute l’Italie centrale, est-il besoin de le souligner, autemps des régimes populaires.

L’histoire de l’intervention publique dans la ville peut donc, se-lon ces grands traits, être périodisée. Que recouvre alors le conceptd’utilité publique? Pour répondre à cette question, il n’est qu’à tra-quer les occurrences du terme, ou celles des multiples expressionssynonymes, voisines, approchées, dans le corpus des statuts urbainset dans celui que constituent, partout dans l’Italie communale, lesproliférantes délibérations qui organisent la politique urbaine.

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28 À Vérone, l’autorité communale paraît singulièrement absente : G. M. Va-ranini, L’espansione urbana di Verona in età comunale : dati e problemi, dansG. Rossetti (éd.), Spazio, società, potere dell’Italia dei Comuni, Naples, 1986 (Euro-pa mediterranea. Quaderni, 1), p. 1-26.

29 Les statuts de Padoue sont à cet égard intéressants; ils montrent bien com-ment seuls quelques périmètres publics sont encore pris en compte par la législa-tion communale; ils forment donc quelques enclaves protégées dans un espaceoù triomphent encore largement les droits du privé : Statuti del comune di Pado-va dal secolo XII all’anno 1285, éd. A. Gloria, Padoue, 1873.

Et cette étude de vocabulaire rend manifeste un premier point.L’utilité publique prend concrètement sens dans un espace. Sa miseen œuvre, je veux dire celle des principes et des réalités concrètesqu’elle recouvre, s’affirme à mesure que cet espace connaît une dif-fusion conquérante dans la cité italienne du XIIIe siècle. En somme,ce concept est irrémédiablement lié à l’existence d’un espace public,c’est-à-dire à l’existence d’un espace ouvert et accessible à tous. Ilsuffit, là encore, d’examiner les termes pour saisir l’ampleur des mu-tations politiques et sociales que ce basculement juridique implique.L’espace privé était soumis au contrôle de son légitime propriétaireet pouvait, à ce titre, être barré, réservé, interdit. Lisons les actes devente qui, au XIIe ou au XIIIe siècle, décrivent les grands lots immo-biliers vénitiens mis sur le marché. Tous stipulent par une formule,stéréotypée mais instructive, que ruelles d’accès, ponts particuliers,rives et embarcadères privés sont ouverts aux amis et alliés, fermésaux ennemis... Les espaces publics, définis et protégés au même mo-ment sont et demeurent, pour eux, répètent les textes, publics etcommuns, ouverts et dégagés, puisqu’ils sont les lieux de l’utilité gé-nérale.

Rechercher les premières manifestations de l’«utilité commune»conduit donc à suivre la dynamique de l’expansion des espaces pu-blics. L’enquête commence par quelques sondages dans le corpusstatutaire qui fut codifié dans la première moitié du XIIIe siècle.Qu’il s’agisse de la voirie et de son entretien, du problème de l’éva-cuation des eaux sales et des déchets, de la maintenance générale del’espace et des ressources dans des centres où, pourtant, enfle lenombre des hommes, les dispositions apparaissent singulièrementlimitées, toujours ponctuelles quand elles ne sont pas inexistantes.Le fait a déjà été relevé même si, localement, des nuances existent28.L’autorité publique répondrait donc avec un temps de retard auxproblèmes nouveaux et multiples posés par la croissance urbaine etla diversification des activités dans les agglomérations. Ou, dumoins, elle ne parviendrait encore à imposer son autorité et sesnormes que dans un petit nombre de rues et d’espaces29.

L’histoire de l’expansion urbaine révèle d’ailleurs les mêmes dé-lais. Pour absorber un flux de migrants puissant et continu tout au

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30 M. Fanti, Le lottizzazioni monastiche e lo sviluppo urbano di Bologna nelDuecento, dans Atti e memorie della Deputazione di storia patria per la Romagna,n. s., 27, 1976, p. 121-143; F. Bocchi, Suburbi e fasce suburbane nella città dell’Ita-lia medievale, dans Storia della città, 2, 1977, no 4, p. 1-33; F. Sznura, L’espansioneurbana di Firenze nel Dugento, Florence, 1975; É. Hubert, Espace urbain et habitatà Rome du Xe siècle à la fin du XIIIe siècle, Rome, 1990 (Collection de l’École fran-çaise de Rome, 135), p. 134-140; G. Andenna, Il monastero e l’evoluzione urbanisti-ca di Brescia tra XI e XII secolo, dans C. Stella, G. Brentegani (éd.), S. Giulia diBrescia. Archeologia, arte, storia di un monastero regio dai Longobardi al Barbaros-sa, Atti del convegno (Brescia, 4-5 maggio 1990), Brescia, 1992, p. 93-118.

31 E. Guidoni, Un monumento della tecnica urbanistica duecentesca : l’espan-sione di Brescia del 1237, dans La Lombardia. Il territorio... cit. n. 27, p. 127-136.

32 É. Crouzet-Pavan, Entre collaboration et affrontement : le public et le privédans les grands travaux urbains, dans Tecnologia y sociedad... cit. n. 8, p. 363-380.

long du XIIIe siècle, les lotissements furent considérables danstoutes les cités. Or, les temps de l’urbanisation s’ordonneraient de lamanière suivante. Les opérateurs privés domineraient d’abord. Lespremiers lotissements urbains furent en effet l’œuvre, en Italiecomme ailleurs, des chapitres et des monastères30, vite rejoints parles Mendiants qui jouèrent un rôle déterminant dans l’urbanisationdes zones périphériques. Puis, serait venu le temps du public, letemps des communes. Une telle chronologie, je ne le nie pas, tendquelque peu à aplanir la complexité des rapports de force dans laville et à simplifier le mouvement d’une histoire qui fut en elle-même beaucoup moins linéaire que ne le suppose cette périodisa-tion élémentaire. L’exemple de Brescia, où fut lancé le grand pland’extension de 1237, est là pour attester l’éventuelle précocité de l’in-tervention publique31. En outre, lorsque les communes jouent unrôle croissant, elles n’agissent pas seules. Dans les zones en voie d’a-ménagement, les ordres mendiants, mais l’évêque parfois aussi,continuent à soutenir l’expansion. Le fait est avéré à Florence etdans différents centres toscans. Il l’est aussi à Pérouse ou à Veniseoù les divers acteurs de la bonification collaborèrent sur les mêmesfrontières et les mêmes chantiers jusqu’à la fin du XVe siècle32.

L’autorité communale élargit donc la sphère de son interven-tion. Et les statuts urbains témoignent de cette dilatation constante,géographique et conceptuelle. Les textes réglementaires, initiale-ment, n’individualisaient que quelques secteurs, nommés d’un statutà l’autre, toujours identiques, reconnus, protégés : la place commu-nale et ses accès, celle du marché, les portiques, une ou deux ruesprincipales, les abords de la cathédrale ou de l’église principale. Etles châtiments, en un premier temps, ne concernaient que les seulesinfractions commises au sein de ces enclaves réservées. Désormais,les normes du public se diffusent hors de ces espaces centraux aux-quels avaient été assignées une protection, une «sanctuarisation»

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33 Les statuts sont régulièrement modifiés entre 1255 et 1347. De texte en tex-te, les mêmes dispositions en matière de viabilité, d’ordonnance édilitaire, deprotection des eaux, d’hygiène urbaine sont reprises, preuve probable de leursdifficultés d’application. Mais la sphère de l’intervention de l’autorité publiques’élargit aussi, les règlements d’urbanisme se précisent et s’alourdissent, une ad-ministration de l’espace se met en place. Statuta comunis Parmae anno 1255. Sta-tuta communis Parmae ab anno 1266 ad annum 1304. Statuta comunis Parmae abanno 1316 ad annum 1325. Statuta comunis Parmae anno 1347, éd. A. Ronchini,Parme, 1855-1860 (Monumenta historica pertinentia ad provincias parmensem etplacentinam), 4 vol.

34 Les eaux et les paluds, dans les limites du duché, ont fait l’objet, selon latradition byzantine, d’une appropriation de caractère régalien. Le doge, puis laCommune assument successivement la garde de cette propriété du palais. Celaétant, dans la lagune comme sur les îlots où la cité sera graduellement bâtie, lesmonastères ont reçu de larges domaines. Les lignages nobles se sont aussi taillédes propriétés substantielles. La reconquête entreprise dans la seconde moitié duXIIIe siècle du droit du public entraîne une vérification systématique des titres depropriété et le passage au public de vastes espaces aquatiques ou marécageuxdont la Commune, et ses juges, considèrent qu’ils lui ont été usurpés.

35 À partir de 1297 aucune eau ne peut plus être allouée dans le duché sans

premières. Les statuts de Parme marquent, à chacune de leurs modi-fications, comment gonfle l’aire de la décision communale qui finitpar concerner rues et ruelles, places et placettes, tous ces espaces decirculation ouverts entre les murs et les frontières de la constructionprivée33.

Les analyses, attentives à de tels phénomènes, ont principale-ment mis l’accent sur les vastes programmes de récupération, d’a-grandissement et de contrôle des espaces publics. Certaines de cesentreprises furent, il est vrai, spectaculaires, à l’image de celles quelancèrent les magistrats vénitiens. Sur la place San Marco, dans l’es-pace du marché, dans le quartier de l’Arsenal et du port, lacommune avait, dès la fin du XIIe siècle, expérimenté ses principeset ses méthodes d’aménagement. Elle s’efforce ensuite d’étendre sys-tématiquement cette politique à l’ensemble du corps urbain. L’es-pace public pénètre Venise par le système des voies de communica-tion, celui des canaux, mais celui aussi des voies terrestres, rues,ponts et quais. Et ce second réseau tend à renforcer, doubler puissupplanter, au moins pour la circulation des hommes, le premier ré-seau aquatique, pourtant soigneusement entretenu et réorganisé.Dans le même temps, les magistrats mènent la lutte contre les acca-parements et les usurpations de toute nature commis par les parti-culiers. Surtout, au nom de la propriété domaniale que la communedétenait sur les eaux, ils coordonnent bientôt une action exem-plaire34. Ils réaffirment les droits du public sur les vastes espacesmarécageux et aquatiques. Puis, au nom de cette tutelle juridique,ils surveillent et déterminent très vite le mouvement des bonifica-tions, la marche de l’expansion urbaine35. Enfin, ils tranchent dans

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que la concession par l’autorité publique n’ait été confirmée par écrit et lesconfins soigneusement établis : Archivio di Stato di Venezia (ASV), Avogaria diComun, Deliberazioni, Cerberus, f. 55r.

36 Le livre des sentences du Piovego est conservé à partir de 1282 et jusqu’auxannées 1337. Il permet de suivre les mécanismes de l’extension de l’espace publicet de comprendre comment, par autant de procès victorieux, les étangs, piscine,et les piscine comblées changent de statut : ASV, Piovego, B. 3; É. Crouzet-Pa-van, Sopra le acque salse..., I, p. 142-165.

37 U. Niccolini, Le mura medievali di Perugia, dans Storia e arte in Umbria nel-l’età comunale. VI Convegno di studi umbri, Pérouse, 1971, p. 695-769.

38 Le dixième livre des statuts bolonais de 1288, tout entier consacré aux pro-blèmes de voirie, prévoyait que fût député un groupe d’enquêteurs pour poser etsurveiller des bornes qui marquaient la limite entre les espaces privé et public.L’un des registres tenus par ces magistrats a été conservé : J. Heers, Espaces pu-blics, espaces privés... cit. n. 7.

les conflits que le comblement des étangs intérieurs, ou le lotisse-ment des anciens étangs asséchés, pouvait provoquer entre les rive-rains. Et le jugement qu’ils rendent va le plus souvent dans le mêmesens : l’espace disputé, bientôt transformé en petite place vicinale,passe à la collectivité, à l’usage de tous36. Dans des titres anciens, desdroits séculaires que disaient détenir des propriétaires privés, lesjuges de la commune découvrent ce qu’ils nomment des usurpa-tions. Et le domaine public s’élargit.

De surcroît, l’exemple vénitien n’a rien de singulier. À Pérouse,les diffinitores viarum sont actifs dès le début des années 1270. Cesofficiers avaient en charge le réseau des rues et des places, le do-maine public et ses complexes relations avec le domaine privé. Ilscontrôlaient donc les limites entre propriétés publiques et propriétésprivées et, dans toutes les affaires de confins ou de permis deconstruire, ils rendaient sur place leurs sentences37. Une véritableentreprise de récupération et de défense du sol public est ainsi miseen évidence par le matériel documentaire conservé pour les pre-mières années d’exercice de la magistrature. Quant au Liber termino-rum de Bologne, il permet de suivre dans le détail comment le «pu-blic», le «commun», fut dans cette ville borné, surveillé, repris enmains38. Autant d’exemples qui attestent, dans diverses cités de l’Ita-lie communale, une identité d’objectifs et de réalisations.

Enfin, ces opérations, ambitieuses, efficaces, ne doivent pasfaire oublier la lutte plus quotidienne contre les empiétements, lesusurpations, les saillants et les débordements de la construction pri-vée sur la rue ou la place. Partout, les statuts renferment une massede dispositions qui s’attaquent aux bourgeonnements multiples desmaisons, des boutiques, à ces parements de pierre et de bois qui pro-longent l’édifice. Partout, l’avancée des structures est limitée : de-grés ou banquettes, cheminées, balcons et colonnades, auvents,

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39 Pour une série d’exemples : A. Garosi, Siena nella storia della medicina(1240-1555), Florence, 1958, p. 12-14.

40 Les statuts de Bologne illustrent bien la question des portiques : Statuti diBologna dell’anno 1245 all’anno 1267... cit. n. 26, II, p. 440-441, p. 447; Statuti diBologna dell’anno 1288..., p. 132-133; voir aussi E. Sulze, Gli antichi portici di Bo-logna, dans Atti e memorie della Deputazione di storia patria per la Romagna, 4e s.,17, 1928, p. 305-411; et de manière générale, R. S. Lopez, L’architecture civile desvilles médiévales : exemples et plans de recherche, dans Les constructions civilesd’intérêt public dans les villes d’Europe au Moyen Âge et sous l’ancien régime et leurfinancement. Colloque international, Spa, 5-8 septembre 1968, Bruxelles, 1971 (Procivitate, coll. Histoire, in-8o, 26), p. 15-31.

41 Th. Szabó, Il controllo dello spazio e la genesi della rete viaria comunale nelMedioevo, dans Spazio, società e potere... cit. n. 28, p. 27-36; Id., Costruzioni diponti e di strade in Italia fra il IX e il XIV secolo. La trasformazione delle struttureorganizzative, dans J.-C. Maire Vigueur, A. Paravicini Bagliani (éd.), Ars et Ratio.Dalla torre di Babele al ponte di Rialto, Palerme, 1990 (Prisma, 122), p. 73-91; etpour la chronologie des interventions à Sienne : Id., Viabilità e legislazione... cit.n. 6, p. 47-49 et D. Balestracci, G. Piccinni, Siena nel Trecento. Assetto urbano estrutture edilizie, Florence, 1977, p. 57.

poutres et piliers, barbacani ou loggia, etc.39 Et, selon une complexehiérarchie d’interdictions et de concessions, les autorités tentent derestreindre cette prolifération. En fait, les règlements s’attaquent, deplace en place, plus communément à certains empiétements. Leurinventaire de ce fait conduit, de manière très profitable, à explorerles particularités locales de la construction et à détecter la présenceplus commune, dans le paysage urbain, de certains éléments archi-tecturaux, utilitaires ou décoratifs.

C’est toutefois l’exposé répétitif de telles dispositions qui ex-plique les critiques ordinairement encourues par les statuts. Ces der-niers manifesteraient par là même leur fastidieuse monotoniecomme l’inanité de leurs prescriptions. Ces textes, pourtant, mé-ritent plus d’attention bienveillante. D’une part, ils exposent, je l’aidit, des objectifs, un programme. Par la lecture de tous ces articles,ajoutés à mesure que surgissent de nouveaux besoins, ou au moinsla conscience de leur existence, il nous est donné de voir comment lacommune aspire à briser le cloisonnement urbain. La ville, idéale-ment, est ouverte, dans ses axes principaux, dans ses voies se-condaires ensuite. Le centre est mis en communication avec lesbourgs; les quartiers sont reliés entre eux puisqu’il faut, dans lesrues, sur la chaussée, mais aussi sous les portiques ou les voûtes, as-surer la circulation40. Par de telles interventions sur le réseau descommunications, au moins programmées, parfois réalisées, le projetest d’adapter la ville à sa nouvelle échelle démographique, à sesfonctions économiques, le but est de faciliter les échanges, le ravi-taillement, la production, le déplacement des hommes et des pro-duits41. Comme il est sans doute aussi d’assurer plus aisément l’ordre

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42 Pour quelques exemples : Statuti di Bologna dell’anno 1245 all’anno 1267...,lib. 1, rub. XXV, XXVI, XXXI, XXXII; Statuti Bresciani. Secolo XIII, Turin, 1876(Monumenta Historiae Patriae. Leges municipales, XVI-2), col. 1584; Gli statuti ve-ronesi del 1276 colle correzioni e le aggiunte fino al 1323, éd. G. Sandri, Venise,1940 (Monumenti storici pubblicati dalla R. deputazione di storia patria per le Ve-nezie, n. s., 3), p. 266; Statuti del Comune di Bassano dell’anno 1295, éd. G. Fasoli,Venise, 1940 (Monumenti storici..., n. s., 3) p. 299-301; p. 566, ou la défenseconcerne au moins la rue principale : Statuti di Imola. Secolo XIV, éd. S. Gaddo-ni, Milan, 1932 (Corpus statutorum italicorum, 13), p. 205-206; Statuti delComune di Vicenza, éd. F. Lampertico, Venise, 1886, p. 149. Voir égalementA. Garosi, Siena... cit. n. 39 p. 15; Statuti urbanistici medievali di Lucca, éd.D. Corsi, Venise, 1960, p. 69-70.

et l’autorité de la commune en réduisant les fragmentations du tissuurbain, en aérant et décloisonnant une trame urbaine que les grandsensembles immobiliers aristocratiques rendaient, en bien des zonescentrales, multicellulaire, grumeleuse.

D’autre part, l’intérêt de ces textes réside aussi dans le nouveausystème spatial qui est, par leur entremise, proposé à la communau-té. Que fixent en effet ces prescriptions si ce n’est des limites? Ellesétablissent des frontières qui sont déplacées à mesure que gagne lechamp du public. Il en résulte que les normes qu’elles édictent re-codent en permanence l’espace et ses usages. Dans un tel contexte,les bornes, parfois fichées en terre, à l’exemple de celles que les offi-ciers de la commune placent et surveillent à Bologne, ne serventqu’à mieux marquer comment prend forme cette nouvelle géogra-phie de la ville. Il s’agit, assurément, d’agir sur l’espace, de modifierson ordonnancement afin qu’il facilite la nouvelle organisation so-ciale et qu’il exprime ces rapports de force dont la commune, dansses transformations successives, est le produit. Mais, ces textes ontpour première fonction de dire et de rendre manifeste. Ils chargentl’espace d’un nouveau sens et de nouvelles qualifications. En ce sens,ces normes, qu’elles soient ou non suivies d’effets, ont une valeurfondatrice puisqu’elles énoncent les règles d’une grammaire de l’es-pace qui, dominante le temps de quelques décennies, s’impose augroupe.

Ainsi peut-on comprendre les dispositions qui réglementent lesandronae Elles visent sans conteste à protéger la voie publique et àdéfendre ses usagers de l’ordure, de ses odeurs et de ses spectaclesindignes42. Un premier souci d’hygiène se trouve formalisé qui, avecle temps, est développé. L’autorité publique aborde, tard et modeste-ment, des problèmes que l’entassement des hommes a rendu aigus.Ces textes sont bien loin toutefois d’élaborer de véritables solutionpuisqu’ils ont pour première fonction de délimiter l’espace de la voiepublique et de combattre les envahissements du privé. Il y a, pré-

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43 Le Grand Conseil peut parfois supprimer la peine financière – qui est fixéeà cent sous tout au long du XIVe siècle – ou l’abaisser à vingt sous, mais cette fa-veur est subordonnée à l’engagement d’une démolition rapide : É. Crouzet-Pa-van, Sopra le acque salse..., I, p. 226-230.

sente au cœur des statuts, même si des compromis ou des renonce-ments viennent la tempérer, une logique de l’affrontement.

Ainsi peut-on comprendre encore la lutte que la puissance pu-blique engage à Venise contre l’altana. Cette terrasse de bois, élevéesur les toits, est soumise, quand elle domine la terre et l’eau pu-bliques, à l’interdit des juges du Piovego. La compétence originellede ces magistrats se voit renforcée par un acte voté en 1316, qui qua-lifie cette structure d’empiétement dangereux. Pourtant, la lectureattentive des sources, ou la simple observation des structuresconservées, prouve que l’altana se dresse plus qu’elle ne surplombe;l’empiétement invoqué ne paraît donc pas manifeste. Enfin le dan-ger que ces constructions feraient courir aux passants, du fait desprojections ou des effondrements éventuels, ne paraît pas davantageavéré.

Pourtant les condamnations frappent en série les terrasses. Lesregistres des grâces du Grand Conseil renferment de très nom-breuses remises de peine, complètes ou partielles43. Et le nombremême des rémissions révèle le zèle des magistrats publics et la réali-té de leurs inspections. En 1329, pour que nul ne puisse plus arguerde son ignorance, les officiers communaux font à nouveau procla-mer, «par toute la terre», l’interdiction des altane. À nouveau,amendes et grâces s’enchaînent. Comment expliquer un tel acharne-ment réglementaire? À la différence des arcades, des colonnes, desbalustrades ou des auvents, de ces constructions nombreuses et va-riées que, partout, les statuts communaux pourchassent, au nom del’ouverture, de la viabilité et de la commodité, l’altana ne rétrécit pasla chaussée. Elle ne complique pas non plus la communication ou letransport, elle ne crée pas de désordre. C’est donc la nature même decette terrasse qui est visée; c’est son existence appendiculaire qui estcondamnée, parce qu’elle prolonge la construction et nuance lesfrontières du public et du privé.

On pourra remarquer que, dans la seconde moitié duXIVe siècle, la vague répressive paraît se ralentir pour s’éteindre ausiècle suivant. De plus, les reconstructions des terrasses, frappéespar une première démolition, manifestent la vanité des contraven-tions communales. À la fin du XVe siècle, les toits vénitiens illustrentla faillite de la politique expérimentée : l’altana est banale, constitu-tive du paysage de la cité. Il demeure, et ce point est déterminantpour comprendre les représentations du pouvoir et ses relations aubâti, que la législation communale traduit, dans les décennies où

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44 Pour reprendre le titre du colloque de Pistoia : Città e servizi sociali... cit.n. 2.

elle est édictée, une définition plus claire des fonctions respectivesdes espaces public et privé. Le champ du public acquiert une consis-tance nouvelle. Ces dispositions, loin de fournir à la croissance phy-sique de l’espace public de simples mesures d’accompagnement, dé-terminent par leur inlassable répétition, la matérialité du publicus,du comunis.

Une articulation de première importance est donc marquéedans l’histoire de l’utilité publique. Par la gestion, puis l’extension dudomaine public, l’autorité communale parvint à intervenir large-ment dans la ville. Et les progrès de cette intervention se suiventsans peine. L’utilité publique prend désormais corps et sens grâce àtoute une série d’infrastructures qui entendent améliorer les condi-tions des échanges ou de la production autant que la vie quotidennedes populations (routes et ponts, marchés et ports, hôpitaux ouéquipements hydrauliques, etc.). Et, s’il faut bien tenter de classifierles multiples réalisations accomplies au nom du bien commun, lasimple énumération des équipements dont sont désormais pourvuesles cités montre combien une typologie moderne s’avère anachro-nique et déformante. Les politiques urbaines organisent peu à peuune action d’ensemble, ou au moins poursuivent des objectifs tou-jours plus cohérents. À quoi sert le nouveau réseau des rues? Décloi-sonnant le tissu urbain, il sert autant la pacification de la vie poli-tique que l’animation des échanges. Pourquoi des équipements hy-drauliques, communs aux XIIIe et XIVe siècles même si tous leschantiers n’ont pas la même échelle? Ces travaux permettent l’ap-provisionnement de la communauté mais satisfont aussi les besoinsdes multiples métiers qui utilisent l’eau à un stade ou un autre de laproduction. D’où la nécessité pour l’autorité publique de tenterd’instaurer par ses arbitrages un partage équilibré de l’eau et de sesdifférents usages.

Il paraît de ce fait difficile de ranger en catégories tranchées lesdiverses réalisations communales, même si l’on peut à grands traitsdistinguer entre les opérations monumentales et les chantiers quicréent ou améliorent les équipements, les «services sociaux»44, lesinfrastructures productives. Dans chacun des cas, les finalités pour-suivies ne sont pas univoques. Reprenons l’exemple du ravitaille-ment hydrique. J’ai dit combien les besoins du groupe étaient crois-sants et divers. L’eau est nécessaire à la vie et à l’activité. Au nom del’utilité générale, des systèmes d’adduction, de stockage, de distribu-tion sont donc mis en place. Mais le lien est aussi fait entre l’eau et

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45 Pour la Fontana Maggiore : M. R. Silvestrelli, L’edilizia pubblica... cit.n. 27.

46 Je ne reviens pas sur l’idéal, exprimé par tous les statuts urbains, de la stra-ta recta linea.

47 Sur ce problème des matériaux choisis : Viabilità e legislazione... cit. n. 6,p. 53-54.

48 Les nouvelles enceintes sont un autre témoignage de cet emboîtement desobjectifs et des intérêts : Pour quelques exemples de construction de nouvellesenceintes en Toscane, avec bibliographie, voir D. Balestracci, Immigrazione emorfologia urbana nella Toscana bassomedievale, dans J.-C. Maire Vigueur (éd.),D’une ville à l’autre. Structures matérielles et organisation de l’espace dans les villeseuropéennes (XIIIe-XVIe siècle). Actes du colloque de Rome, 1er-4 décembre 1986,Rome, 1989 (Collection de l’École française de Rome, 122), p. 87-106 : p. 87-88;pour Prato, voir G. Cherubini (éd.), Prato. Storia di una città. Ascesa e declino delcentro medievale (dal Mille al 1494), Florence-Prato, 1991. Deux études de cas :U. Niccolini, Le mura... cit. n. 37; C. De Giovanni, L’ampliamento di Assisi nel1316, dans Bollettino della Deputazione di storia patria per l’Umbria, 72, 1975, p. 1-76. Il est possible, au cas par cas, de se reporter aux volumes de la collection Sto-ria della città, chez l’éditeur Laterza (Rome-Bari).

la beauté. Et au nom cette fois de l’esthétique, des travaux sont déci-dés pour que l’eau coure à travers les canalisations et jaillisse desfontaines. La richesse urbaine comme les réalités du bon gouverne-ment se mesurent à l’abondance de l’eau. L’autorité communale, endispensant celle-ci à suffisance, à satiété, trouve un des plus sûrsmoyens pour fonder sa légitimité et prouver son efficacité. Et il n’estpas que le programme iconographique de la Fontana Maggiore dePérouse pour proclamer explicitement que les grands chantiers hy-drauliques ont aussi une visée politique45. De même, les rues pu-bliques, au tracé fréquemment rectifié46, sont les premières à êtrepavées, dallées. Les revêtements, souvent, entrecroisent les maté-riaux, les motifs, les couleurs. La beauté doit venir rehausser la soli-dité47 et la commodité. La liaison obligée entre l’action politique et lebien commun doit être, une fois encore, symbolisée48.

Comment résumer cet inventaire, presque schématique par sanécessaire brièveté? L’utilità se confond avec l’aménagement des es-paces publics. Elle est encore servie, et poursuivie en tant que telle,par la création de diverses infrastructures ou l’organisation de véri-tables services publics. Et sa défense constante et quotidienne est as-surée par tous ces règlements qui garantissent l’ouverture, lacommodité, la viabilité, qui luttent contre les nuisances, les gênes etles empiétements, le nocumentum dans ses formes diverses. Mais,sous ce terme générique, à mesure que l’on avance dans leXIIIe siècle, sont aussi désignés ces principes d’ordre, de commoditéet de rationalité qu’invoquent les délibérations des conseils et leursattendus sur les grands chantiers urbains. Enfin, l’utilità assume une

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49 Ainsi Prato où, dans les deux dernières décennies du XIIIe siècle, laCommune se lance dans des opérations urbaines de grande envergure. Perce-ments, élargissements, agrandissements sont concertés et les places, dans lecentre, devant les églises des ordres mendiants ou hors les murs rejoignent trèsvite la taille qu’elles ont conservée jusqu’à aujourd’hui. À l’intérieur de la cité, leschantiers sont incessants : percement et dallage de rues, opérations d’alignementdes constructions, nouvelles murailles, nouveau palais public; ils le sont égale-ment dans le contado où se multiplient les opérations de bonification et decontrôle des eaux, les chantiers de routes et de ponts. R. Fantappiè, Nascita e svi-luppo di Prato, dans Prato... cit. n. 48, p. 209 et suiv.

50 É. Crouzet-Pavan, Testimonianze ed esperienza dello spazio. L’esempio diVenezia alla fine del medioevo, dans J.-C. Maire Vigueur et A. Paravicini Bagliani

forte valeur idéologique et symbolique puisque l’image de la cité,son honneur et sa beauté sont liés non au seul décor monumentalmais aussi au nombre des fontaines ou à la police des rues.

Faut-il alors croire la commune lorsqu’elle affirme, au fil de saproduction réglementaire, ou par le biais d’un discours politique ar-ticulé, servir l’intérêt public et non la seule utilité de ceux quitiennent le pouvoir? Faut-il distinguer ce que bien souvent d’ailleursles contemporains ne distinguaient pas : le bien commun et le biende la commune? Le bilan des politiques urbaines dans les premièresdécennies du XIVe siècle peut conduire à répondre par l’affirmativesans que l’on cède pour autant à cette fascination que l’histoirecommunale exerça sur toute une part de l’historiographie ancienne.Je voudrai donc tenter de progresser dans cette analyse en m’inter-rogeant, en un premier temps, sur les moyens qu’utilisèrent lescommunes pour mener ces chantiers et leur œuvre de transforma-tion urbaine.

L’ampleur des bouleversements provoqués en quelques décen-nies dans le tissu urbain et la morphologie des cités italiennescomme le caractère généralement factieux et guerrier de la vie deces sociétés ont, comme naturellement, fait prévaloir l’idée d’une vé-ritable révolution, d’une mutation de l’espace et de son organisationqui fut subite et violente. En fait, je l’ai dit, il fallut souvent attendreplusieurs décennies avant de voir l’autorité publique réagir et s’atta-quer aux multiples problèmes de ravitaillement, d’hygiène, de main-tenance de l’espace et des ressources engendrés par l’explosion ur-baine des XIIe et XIIIe siècles. Le caractère subit et violent de latransformation, pourtant, ne peut être nié49. Et j’ai essayé dans uneville comme Venise, m’appuyant sur des dépositions testimoniales,sur la parole même des contemporains, de déceler les éventuellesréactions de surprise, de trouble, d’incompréhension, de colère deshommes et des femmes devant les métamorphoses de leur espacequotidien et le brouillage, ou la disparition, de leurs repères50. Leurs

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(éd.), La parola all’accusato, Palerme, 1991 (Prisma, 139), p. 190-212, repris dansId., Venise. Une invention de la ville. XIIIe-XVe siècle, Seyssel, 1997, p. 145-159.

51 J. Heers, Espaces publics, espaces privés... cit. n. 7 et Id., En Italie centrale :les paysages construits, reflets d’une politique urbaine, dans D’une ville à l’autre...cit. n. 48, p. 279-322.

52 Ainsi peut-on citer l’exemple à Florence de l’espace occupé autrefois par

mots racontent comment l’espace a bougé en quelques courtes dé-cennies; ils disent comment les itinéraires, les pas, les habitudes deshommes dans la ville ont été modifiés; un pont permet désormais defranchir l’eau; un terrain, autrefois abandonné aux immondices, aété loti; une nouvelle fontaine réorganise les circuits de la distribu-tion de l’eau; une rue publique a fait sauter le verrou formé par unvaste ensemble immobilier aristocratique et ses annexes et dépen-dances. Et, à l’échelle de la ville entière, plus ou moins vite suivant ledegré de résistance des structures anciennes, selon que les chantiers,touchent le centre ou les périphéries, les travaux progressent.

De même, l’historiographie a justement souligné l’aspect tout àla fois spectaculaire et partisan de nombre de ces entreprises d’urba-nisme. J’en retiendrai quelques exemples. La lecture qui a été faitedu Liber terminorum bolonais – et la même grille d’analyse a été ap-pliquée à d’autres communes51 – a voulu, par exemple, démontrerque l’espace reconquis avait été en fait arraché aux lignages noblesdéfaits. À suivre ces études, une faction prit le pouvoir; inexorable-ment, par les confiscations et les spoliations, elle poursuivit ses en-nemis, elle consolida son pouvoir. Affirmant servir le commun, elleservit en fait son triomphe. Son entreprise d’expansion des espacespublics s’assimilerait donc à une entreprise politique.

Il y aurait évidemment beaucoup d’audace à présenter descommunes italiennes une vision toute empreinte d’irénisme et à ou-blier, pour se limiter à ce seul secteur de la politique urbaine, que lesexpropriations pouvaient en priorité toucher les ennemis, ou que lesdestructions, les guasti, servaient admirablement les entreprises derestructuration urbaine au sens le plus large du terme. On n’en fini-rait pas d’énumérer les avantages multiples des guasti : affaiblir larichesse, matérielle et symbolique, des lignages vaincus et donc cou-pables; renverser les bases mêmes de leur puissance; dégager à boncompte pour les finances communales de vastes espaces, surtoutdans les centres où les opérations d’urbanisme étaient évidemmentcompliquées par la densité du bâti; permettre une sorte de damnatiomemoriae au sein du paysage urbain lorsqu’il était prévu jusqu’auréemploi, pour d’autres fabriques, des matériaux des maisons et destours démolies; ou bien, perpétuer dans d’autres cas, le souvenir del’horreur et de l’infâmie en interdisant de reconstruire sur l’espacedu guasto, désormais maudit52. Expropriations, destructions, confis-

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les maisons des Uberti, J. Heers, En Italie centrale..., p. 318, ou à Venise l’affairede la démolition à Rialto de la maison des Querini; le terrain récupéré sert finale-ment à la construction de la Boucherie. La «Cà Grande» des Querini est démoliejusqu’aux fondations; dans le même temps, l’édifice que la Commune choisit defaire construire sur son emplacement rappelle implicitement le souvenir du for-fait, de la honte et de la souillure.

53 Pour une analyse juridique, appuyée sur de nombreux exemples, de cespratiques de l’exil, de la confiscation et de la destruction des biens : D. Cavalca, Ilbando nella prassi e nella dottrina giuridica medievale, Milan, 1978. Ces phéno-mènes ont été spécialement bien étudiés pour la cité de Bologne : G. Gozzadini,Delle torri gentilizie di Bologna e delle famiglie alle quali prima appartenero, Bo-logne, 1975, p. 41-45 par exemple; V. Vitale, Il dominio della parte guelfa in Bo-logna (1280-1327), Bologne, 1902, qui publie par exemple les actes concernant lesmaisons des Lambertazzi sur la place. On citera également l’étude ancienned’I. Del Lungo, Il libro del Chiodo e le condannagioni fiorentine del 1302, dans Ar-chivio storico italiano, 1881, p. 204-216.

cations judiciaires facilitèrent donc les opérations d’urbanisme.À Bologne ou à Florence, les places s’élargirent grâce à elles. Et ilfaut reconnaître que les intérêts du parti au pouvoir rencontrèrent etfavorisèrent, souvent fort heureusement, ce que les textes nommentle bien commun et l’utilité générale53.

Dans tous les cas, même sans accaparements factieux et sansguasti, c’est à coups d’expropriations et de démolitions que lescommunes procédèrent pour percer voies et places et aérer un bâtiurbain à l’effrayante compacité. Il faut en déduire une observationque les diverses monographies consacrées aux villes italiennesviennent conforter. Partout, le général processus de conquête ou dereconquête de l’espace public opéra de manière certainement bru-tale. De même, et c’est là une évidence quasi triviale, les jeux duclientélisme et du patronage vinrent parfois troubler le processus.La conception et le déroulement d’un chantier purent être infléchispour satisfaire aux requêtes, aux pressions de tel ou tel puissant. Ceserait méconnaître la nature du régime communal que d’ignorer cesrègles de fonctionnement qui lui étaient inhérentes. À Venise, làmême où, selon l’histoire officielle, la paix civile aurait été consubs-tantielle au régime politique et où l’autorité aurait gouverné avecune parfaite équanimité, on peut ponctuellement observer commentla faveur conditionnait, par exemple, la distribution des grâces. Cescas, même multiples, même patents, ne suffisent toutefois pas àtransformer la politique d’expansion des espaces publics en une en-treprise factionnelle, animée par l’arbitraire et la vengeance.

L’analyse pourrait être conduite de ville en ville. Elle montreraitcombien les affrontements furent efficaces et multiplièrent ruines etdestructions. Elle révélerait comment la commune usa systémati-quement de l’iniquité fiscale, comment elle recourut contre la fac-tion défaite aux lois sur la proscription et la confiscation. Mais, pour

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54 Outre les exemples siennois tirés des actes du Caleffo vecchio cités parJ. Heers, En Italie centrale... cit. n. 51, p. 309-311, on peut se référer aux docu-ments publiés par G. Pampaloni, Firenze al tempo di Dante. Documenti sull’urba-nistica fiorentina, Rome, 1973, qui montrent comment furent achetés les terrains– bâtis – sur lesquels devait être construit le nouveau palais des Prieurs, p. 29 etsuiv; les mêmes remarques peuvent être faites à propos des chantiers quiconcernent la place de San Giovanni ou celle de Santa Maria Novella.

55 L. Zdekauer remarquait combien ce principe de l’expropriation au nom del’utilité publique fut élargi puisque l’expropriation pouvait être réalisée non seule-ment au nom de la commune, mais aussi des contrade : L. Zdekauer, La vita pub-blica dei Senesi nel Dugento, Sienne, 1897. Pour un exemple d’élargissement de laplace principale par ces mécanismes d’expropriation (ici trente et un proprié-taires) : A. Grohmann, Le città nella storia d’Italia. Assisi, Bari, 1989, p. 55-56.

56 Pour une grande opération d’expropriation dans Venise en 1341, conduiteaux dépens d’un certain nombre de lignages nobles, membres du Grand Conseil,pour élargir une rue qui desservait, à proximité de Rialto, un des quartiers lesplus densément urbanisés de Venise : É. Crouzet-Pavan, Sopra le acque salse..., I,p. 199. Sur les modalités de l’expropriation à Sienne, D. Balestracci, G. Piccinni,Siena... cit. n. 41, p. 47. À Rome, le dédommagement était calculé en fonction duloyer annuel des maisons : E. Re, Maestri di strada, dans Archivio della R. Societàromana di storia patria, 43, 1920, p. 5-102 : p. 47-48; C. Carbonetti Vendittelli, Lacuria dei magistri edificiorum Urbis nei secoli XIII e XIV e la sua documentazione,dans É. Hubert (éd.), Rome aux XIIIe et XIVe siècles. Cinq études, Rome, 1993 (Col-lection de l’École française de Rome, 170), p. 1-42.

57 L’exemple des équipements hydrauliques est significatif de cette formi-dable longévité des réalisations communales : on citera pour Orvieto L. Riccetti,Lavori pubblici e immagine in Orvieto medievale, Florence, 1992, (avec l’édition dela monographie de P. Perali, L’acquedotto medievale orvietano. Studio storico e to-pografico) et sur les restaurations postérieures de cet aqueduc : L. Riccetti, «Perhavere dell’acqua buona per bevere». Orvieto : città e cantiere del duomo, seco-li XIV-XV, dans Nuova Rivista storica, 78, 1994, p. 243-292. Pour Sienne : F. Bar-gagli Petrucci, Le fonti di Siena e i loro acquedotti, Sienne-Florence-Rome, 2 vol.(repr. Sienne, 1974); D. Balestracci, I Bottini. Acquedotti medievali senesi, Sienne,1984; Id., L’acqua a Siena nel Medioevo, dans Ars et Ratio... cit. n. 41, p. 19 et suiv.et, pour un cadre plus général, Id., La politica delle acque... cit. n. 17.

spectaculaires que soient ces opérations, elles ne doivent pas dissi-muler la masse de celles qui furent bien plus ordinaires : l’autoritépublique réalisa aussi des achats de pièces de terrain bâties ou nonbâties; elle négocia des échanges54, elle expropria des propriétairesen les dédommageant.

Il existait, en effet, un arsenal juridique qui soutint l’action de lacommune et qui ne peut être réduit à la seule batterie des mesuresdiscriminatoires prises contre les magnats. On peut par exemple ob-server comment s’imposa avec une relative facilité le principe del’expropriation au nom de la commune utilité55, expropriation à la-quelle très massivement les autorités eurent recours56.

Pour expliquer pourquoi l’œuvre communale urbaine agit ra-pidement, profondément, durablement57 une évidence, souvent ou-

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58 A. Grohmann, L’imposizione diretta nei comuni nell’Italia centrale nelXIII secolo. La Libra di Perugia del 1285, Rome, 1986 (Collection de l’École fran-çaise de Rome, 91), qui étudie l’évolution de la fiscalité communale et évoque lesdivers débats liés à l’interprétation des transformations du système d’imposition,débats qui concernent tout à la fois les rapports entre ville et campagne, les luttessocio-politiques en ville, l’évolution du régime communal.

59 Les formes du financement vénitien ne sont en rien spécifiques. L’attribu-tion au propriétaire des frais de pavage de la section de rue devant sa maisonsemble un principe du droit médiéval. Différents exemples de répartition desfrais prévus par les statuts communaux à Sienne, Pistoia, Rome, Viterbe, Forlì,Padoue, etc., dans É. Crouzet-Pavan, Sopra le acque salse..., I, p. 200-201. De ma-nière générale, la charge devait incomber à qui tirait bénéfice des travaux : cer-taines expropriations préalables étaient donc financées selon ce même principe :D. Balestracci, G. Piccinni, Siena... cit. n. 41, p. 47-48, p. 111 par exemple etL. Zdekauer, La vita pubblica... cit. n. 55, p. 37-38.

bliée, doit donc être invoquée. Il existait une demande sociale queces politiques urbaines rencontrèrent et, en partie au moins, satis-firent. Et cette demande sociale légitime la force des transforma-tions dans la ville comme elle explique encore pourquoi ces chan-tiers, et leur coût financier et psychologique, furent au total bien ac-ceptés. Il ne faut pas oublier en effet que la communauté assumait lepoids financier de ces travaux et qu’il fut très lourd. L’affirmation dupouvoir communal, et surtout des régimes populaires, entraîna, onle sait, un appesantissement de la ponction fiscale sur la cité et lecontado. La complexité croissante des structures administratives,l’état de guerre quasi permanent exigeaient que l’on trouvât de nou-velles recettes. Les grands travaux publics rendirent plus pressanteencore cette nécessité et le passage à l’imposition directe fut réali-sé58. Or, si tous les contribuables, soumis aux diverses taxes pu-bliques, supportaient ainsi une première fois le coût de la politiqueurbaine et de ses chantiers, riverains d’une rue à paver, d’un pont àrefaire, ils le supportaient une seconde fois. Qu’on en juge parl’exemple vénitien. La charge de la voie publique, à réparer ou à pa-ver, reposait sur les plus proches des propriétaires. Lorsque la réfec-tion concernait un axe plus important, livré à une refonte complèteet occasionnant des dépenses plus considérables, la communauté devoisinage s’acquittait collectivement des frais. Dans le cas où l’artèreen jeu desservait deux paroisses, la somme était divisée entre cesdeux dernières. La commune, dès lors, ne participait monétairementà la réalisation que de manière exceptionnelle, lorsqu’elle y était trèsdirectement intéressée. Ce principe du getum, adapté aux cir-constances et à la nature des travaux, demeura constant dans lesderniers siècles du Moyen Âge. Il reposait sur les estimi de la pro-priété immobilière et leur remise à jour régulière déterminait laquote-part de chacun des propriétaires59. Tout au long des décenniesactives de la politique urbaine, il fonctionna donc avec une belle ré-

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60 Pour un exemple éclairant, voir la pétition que citent D. Balestracci etG. Piccinni au chapitre 1er de leur ouvrage, Siena..., p. 17.

gularité : travaux dans les rues, chantiers sur les ponts, interventionssur les quais, les puits, les canaux...

Il apparaît bien sûr que les propriétaires, parfois réticents, rena-clèrent. Certains accumulèrent les retards malgré les mises en de-meure et l’opprobre encouru du fait de la lecture publique, chaquedimanche, de leur nom dans l’église paroissiale. D’autres déména-gèrent et, pour des années, le contentieux entre eux et la communeresta ouvert. Mais, dans la majorité des cas, les vicini payèrent.Mieux, ils sollicitèrent souvent les travaux et, là encore, l’exemple vé-nitien n’a rien de singulier. Ordinaires sont les pétitions qui solli-citent le dégagement d’une rue, la reconstruction d’un pont, l’élar-gissement d’une placette; communes sont celles qui demandent l’ob-servation des prescriptions d’hygiène et le respect de la salubrité duvoisinage. Toutes invoquent et la commodité particulière du quar-tier et l’utilité générale de la ville. Toutes disent vouloir contribuerde la sorte à la beauté et à l’honneur de la cité60. Non pas que ces tex-tes ne soient pas, bien sûr, partiellement convenus. Pour être suivisd’effets, il leur fallait privilégier un vocabulaire donné, faire appel àcertains principes. Pour être tout simplement reçus par l’assembléecommunale, ils devaient adopter la forme qu’ils étaient censés revê-tir. Mais, en dépit de cette nécessaire codification, ils traduisaientun attachement au quartier et à la communauté d’appartenance,une fierté de la cité, une adhésion qui n’était pas que de principe à lapolitique urbaine communale.

Les dons qui étaient faits à la commune, les testaments qui mé-nageaient une offrande pour une fontaine ou un autre chantier ex-primaient autrement une même sensibilité. Ces legs étaient loin biensûr d’égaler en nombre et en volume la vague de ceux que les testa-teurs prévoyaient, ici pour la fabrique d’un nouveau couvent, là pourl’œuvre de la cathédrale, ou de l’église de la paroisse. Ils n’en étaientpas moins faits au nom du commun profit et les travaux publics sevoyaient, par eux, identifiés dans leur utilité générale.

D’une ville à l’autre, on retrouverait donc les mêmes chantiers,commandés au nom de principes semblables, attachés à résoudredes difficultés ou des problèmes identiques. Peut-on en déduire queles élites au pouvoir partageaient certains idéaux et qu’elles les ser-virent par des réalisations largement similaires, même si d’autresfacteurs, comme l’habituelle émulation entre cités voisines et ri-vales, ou encore la circulation des hommes et des techniques au seind’aires régionales, contribuèrent assurément à renforcer les simili-

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61 É. Carpentier, Orvieto à la fin du XIIIe siècle. Ville et campagne dans le ca-dastre de 1292, Paris, 1986, p. 43 et suiv. Il est à noter qu’un quart des décisionsprises, entre 1295 et 1313, par le gouvernement des Sept en matière d’urbanismeet des travaux concernent le Dôme, soit 53 textes sur 223; ces Riformagioni sontdonc aussi nombreuses que celles qui regardent le réseau viaire; mais ce réseauétait, à la différence du Dôme confié à l’œuvre de Dôme, placé directement sousla responsabilité communale, M. Rossi Caponeri, Il duomo e l’attività edilizia deiSignori Sette (1295-1313), dans L. Ricetti (éd.), Il Duomo di Orvieto, Rome-Bari,1988, p. 29-80 : p. 36-44.

62 Voir la note 27, et, pour le cas siennois : P. Cammarosano, Il comune diSiena dalla solidarietà imperiale al guelfismo : celebrazione e propaganda, dans Leforme della propaganda... cit. n. 27, p. 455-467.

63 M. Ginatempo, L. Sandri, L’Italia delle città, Il popolamento urbano tra Me-dioevo e Rinascimento (secoli XIII-XVI), Florence, 1990 et G. Pinto, Popolazione ecomportamenti demografici in Italia (1250-1348), dans Europa en los umbrales dela crisis (1250-1350), XXI Semana de estudios medievales, Estella 1994, Pampe-lune, 1995, p. 37-62.

tudes? Certainement. S’agissait-il aussi pour ces régimes nouvelle-ment institués, de renforcer leur autorité, de chercher à mieux l’as-seoir et à la faire accepter? Sans doute. Et ici, il est nécessaire depréciser la chronologie et les phases de l’intervention, d’invoquer enLombardie les premières grandes entreprises édilitaires des podes-tats entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle ou d’insister,en Italie centrale, sur les succès des régimes populaires. À Orvieto,le chantier du Dôme et celui de l’aqueduc, tous deux spectaculaires,tous deux menés à un rythme rapide, contribuèrent, dit-on, aumoins autant que les conquêtes dans le contado, à l’affirmation et auprestige du jeune régime des Sept61. Partout, cela semble une forteévidence, la construction d’un palais vaut comme un acte politiquemajeur qui, avec un temps de réponse variable, sanctionne une sé-quence de transformations institutionnelles, même s’il ne faut pasoublier que le nouveau palatium doit aussi faciliter l’exercice quoti-dien du pouvoir et abriter l’administration croissante qu’il mobi-lise62. Partout encore, l’aménagement des espaces commerciaux sertune activité d’échanges plus intense. Partout enfin, l’«honneur»croissant de centres urbains, plus propres, mieux ordonnés, plus or-nés, contribue à l’honneur de la ville et de son gouvernement.

Il y aurait donc eu, le temps de quelques décennies, conjonctiond’un certain nombre de phénomènes déterminants. À ce point de l’a-nalyse, il est indispensable de rappeler que, lorsque le XIIIe siècles’achève, l’Italie affiche des chiffres de population urbaine étonnantsau regard du reste de l’Europe occidentale63. Ce taux exceptionneld’urbanisation posa en toute logique d’innombrables problèmes. Etil est permis de penser que, largement, la politique urbaine descommunes italiennes se déploya en réponse à ces problèmes. Un

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64 Une étude met bien l’accent sur les réalisations des régimes populaires :J.-C. Maire Vigueur, L’essor urbain dans l’Italie médiévale : aspects et modalités dela croissance, dans Europa en los umbrales de la crisis..., p. 171-204.

65 Contrôle qui s’exerce bien sûr aussi sur le contado, même si l’étude ne peutpas prendre en compte ici les travaux de voirie réalisés, par exemple, dans cescontadi. Une analyse de ces formes d’appropriation du territoire est menée dansO. Redon, L’espace d’une cité. Sienne et le pays siennois (XIIIe-XIVe siècles), Rome,1994 (Collection de l’École française de Rome, 200), particulièrement les p. 192-208.

autre élément doit, en outre, ne pas être perdu de vue : il culminadans ces années un mouvement de prospérité économique qui avaitété de très longue durée. Sans cette conjoncture favorable, tant degrands travaux auraient été évidemment impossibles. Enfin, les ré-gimes communaux, et principalement, je le répète, les régimes po-pulaires64, trouvèrent sans doute dans cette politique de l’aménage-ment urbain, un des plus sûrs moyens de contrôle physique et sym-bolique de leur espace d’exercice65. Par autant de chantiers et detransformations fonctionnelles et esthétiques, ils inscrivirent lesmarques de leur légitimité, fortement et durablement, dans le pay-sage de la ville et ils facilitèrent de la sorte l’établissement et la pra-tique de leur pouvoir. Gardons-nous en effet d’inverser les donnéesde l’analyse et de croire que dans l’histoire longue des villes les pro-blèmes urbains ont mécaniquement suscité, en une réponse obliga-toire, l’élaboration de politiques urbaines. C’est donc à une volontépolitique, et à son assise idéologique, que les bouleversements de lacité communale sont d’abord à imputer.

Toutefois, une dernière observation s’impose qui vient commepondérer et compliquer l’interprétation. Il me paraît indispensablede se démarquer d’une analyse qui ne verrait dans l’urbanisme qu’undes instruments au service de l’affirmation de la puissance politique,comme si le politique pouvait être sa propre finalité dans la sociétéancienne. Une telle lecture réduit la richesse de sens des politiquesurbaines. Par ses chantiers, le pouvoir politique entend se légitimeret orchestrer sa propre gloire. Mais cette unique finalité n’est pas dé-volue aux édifices publics ou au décor citadin. Le paysage urbaindoit également créer et manifester une harmonie, celle de lacommunauté humaine, celle de la cité terrestre, tendue dans sonhumble effort d’imitation de la cité céleste. L’œuvre de création etd’ornementation urbaines, prise en charge par l’autorité publique,soutenue et favorisée par le groupe entier, ne répond pas qu’à descritères fonctionnalistes.

Alors même que les droits du public sont avec vigueur réaffir-més, au temps où les travaux sont menés au nom de la communeutilité, l’œuvre pieuse et la tension sacrale ne disparaissent pas del’urbanisme. On sait que la beauté des édifices sacrés n’était pas,

39LES POLITIQUES URBAINES DANS L’ITALIE COMMUNALE

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66 Ainsi peut-on commenter l’exemple du Dôme d’Orvieto : «Ladite année[1290], le pape Nicolas se trouvant à Orvieto avec la Cour romaine et voulantmettre fin à la discorde entre Monaldeschi et Filippeschi, ordonna sur les biensde la République et les offrandes du Corpus Domini, la dédicace du nouveautemple de Santa Maria... Le 13 novembre, jour de S. Brizio, fut posée par le papela première pierre dans lesdites fondations» (cité par É. Carpentier, Orvieto... cit.n. 61, p. 11). Ainsi commença, dans cette cité moyenne d’Ombrie, selon ce récit dela première moitié du XVe siècle, un des chantiers les plus importants de la fin duMoyen Âge italien. Tout dans cette fondation, comme dans le récit qui la décrit,peut sembler étrangement familier à qui s’intéresse à l’histoire des grands tra-vaux médiévaux. La lutte des factions déchira Orvieto, à l’égal de la plupart descités italiennes. En signe de réconciliation, tout à la fois pénitence et offrandecollectives à Dieu, mais gage également de promesse d’un avenir pacifié, lacommunauté reconstruisit sa cathédrale pour la faire plus belle, plus somp-tueuse. On serait donc tenté de croire que ce chantier ne constitue qu’un exemplesimplement significatif, dans une histoire du Moyen Âge qui fut jalonnée par desemblables chantiers de cathédrales, un exemple parmi d’autres même si l’am-pleur de l’édifice, son décor et l’extraordinaire documentation qui éclairent lestravaux, leur organisation et leur financement, en ont fait très tôt un objet d’é-tude privilégié. Les archives de l’Opera del Duomo d’Orvieto renferment une sériecontinue de documents, de 1321 à nos jours. Ces sources exceptionnelles ont tôtsuscité l’intérêt; on citera seulement ici les jalons bibliographiques les plus im-portants : G. Della Valle, La storia del Duomo di Orvieto, Rome, 1791; L. Luzi, IlDuomo di Orvieto descritto ed illustrato, Florence, 1866; L. Fumi, Il Duomo di Or-vieto e i suoi restauri, Rome, 1891; R. Bonelli, Il Duomo di Orvieto e l’architetturaitaliana del Duecento-Trecento, Rome, 1972; L. Ricetti (éd.), Il Duomo di Orvieto...cit. n. 61. Or, cette fondation illustre aussi le paradigme italien. Par sa date d’a-bord, 1290, l’événement prend place dans cette séquence longue de quelques dé-cennies qui bouleversa les villes italiennes que l’on considère l’ordonnancementdu tissu urbain, le cadre monumental ou les infrastructures collectives. Par sondynamisme ensuite, la fabrique traduit au cœur de la cité, au centre même del’espace bâti, quels furent la taille et l’impact de nombre de ces entreprises édili-taires. Il n’est qu’à considérer la place du Dôme et ses alentours juste avant que laPeste Noire n’atteigne la cité. Toute une série de petits chantiers gravitaient auto-ur du grand chantier, toute une série de fours et d’ateliers travaillaient pour ap-provisionner en chaux, en verre, en ciment pour les mosaïques, artistes et ou-vriers. Enfin, les modes mêmes de financement ou l’administration du chantiermontrent avec une parfaite netteté combien privé et public furent dès l’origine in-triqués.

67 Les épisodes des chantiers des Dômes de Florence, Orvieto, Sienne sont àcet égard significatifs.

68 On peut se reporter ici de manière générale à G. De Rosa, T. Gregory etA. Vauchez (dir.), Storia dell’Italia religiosa. I. L’Antichità e il Medioevo, Bari,1993; A. Vauchez, Ordini mendicanti e società italiana, XIII-XV secolo, Milan,

dans la ville ancienne, destinée à célébrer la seule gloire de Dieu66.Elle servait aussi l’honneur ombrageux de la commune et de la col-lectivité. Elle pouvait être mobilisée dans cette guerre des vanitésqui opposait les cités entre elles67. Bien des chantiers d’églises et decathédrales furent donc accomplis au nom même de cette «religioncivique»68 caractéristique des cités italiennes. Ces églises, ces Dômesn’étaient pas voués qu’à symboliser avec éclat le pacte que la

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1990; voir aussi les actes du colloque La coscienza cittadina nei comuni italiani delDuecento, Todi, 1972 (Convegni del Centro di studi sulla spiritualità medievale, 11).

69 Les mosaïques furent ainsi préférées aux fresques pour le décor de la fa-çade du Dôme d’Orvieto; on a pu calculer les répercussions financières de cechoix esthétique et politique : le coût des mosaïques était plus élevé de 418% :C. D. Harding, I mosaici della facciata, dans Il Duomo... cit. n. 61, p. 123-138 :p. 124.

70 A. Vauchez (éd.), La religion civique à l’époque médiévale et moderne (chré-tienté et islam). Actes du colloque de Nanterre, 21-23 juin 1993, Rome, 1995 (Collec-tion de l’École française de Rome, 213), introduction d’André Vauchez, p. 4.

71 Statuta civitatis Brixiae... cit. n. 42, col. 1628.

communauté urbaine qui les construisait disait renouveler avecDieu. Ils devaient traduire, comme le faisaient à leur échelle d’autresréalisations architecturales ou d’autres succès politiques, la puis-sance et le prestige de la cité, le besoin d’affirmation et de reconnais-sance de sa classe de gouvernement69. Or, de semblable façon, la po-litique urbaine n’assume pas qu’une finalité mondaine. Si le culte di-vin finit par «être considéré comme un service public aussi vitalpour la cité que l’organisation du ravitaillement ou de la défense»70,l’œuvre urbaine ne fut pas instrumentalisée par le pouvoir commu-nal aux fins uniques de gérer et de surveiller l’existence quotidiennede la communauté urbaine. En 1313, les statuts de Brescia l’écri-vaient : les cités sont faites à la ressemblance du Paradis71. On nepeut dire plus explicitement combien sont complexes les rapportsdu politique et du religieux.

La réaffirmation du concept d’utilité publique, et les interven-tions qu’elle légitime, confortent donc, on l’a vu, admirablementl’institution du pouvoir communal dans la ville. Au gré d’une dyna-mique qui s’accélère, l’autorité publique dispense des règles nou-velles d’organisation et d’utilisation de l’espace. Et ces dernières,bientôt plus contraignantes et générales, même si ces politiques ur-baines, parfois infléchies ou suspendues, connaissent pauses etéchecs, modifient le territoire bâti et non bâti et les pratiques deshommes. Elles mettent par là même en œuvre des formes nouvelles,ou oubliées, de la domination. Mais, plus sain, mieux construit et or-donné, plus orné, le corps urbain n’illustre pas les seuls succès dupolitique pas plus qu’il n’est marqué par ses seuls dispositifs symbo-liques. Il reflète aussi l’harmonie d’un corps social, il fonde son iden-tité, ou plutôt, il la projette dans un espace qui, parce qu’il est desti-né à des usages collectifs, appartient à la communauté et décrit unimaginaire de l’unité.

Élisabeth CROUZET-PAVAN