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Revue Activités de pâturage, paysages et biodiversité Gérard Balent a Didier Alard b Vincent Blanfort c Annick Gibon’ !’ Inra-SAD, Toulouse, BP 27, 31326 Castanet-Tolosan cedex, France ! Université de Rouen, Ecodiv-Upresea 1293, 76821 Mont Saint-Aignan cedex, France c Cirad-EMVT, 7, chemin de l’Irat, Ligne Paradis, 97410 Saint-Pierre, La Réunion, France (Reçu le 12 mai 1998 ; accepté le 23 septembre 1998) Abstract Grazing systems, landscape patterns and biodiversity. In grazed areas, grazing activ- ities are often the main factor that controls and influences plant and animal community dynamics. One of the new functions the society asks to the domestic herbivores is to maintain or improve the bio- diversity of both plant and animal communities and the integrity of pastoral landscape as well. How- ever, a shortage of basic knowledge characterizes the relationships between grazing activities and veg- etation especially at landscape level. Grazing of vegetation by domestic herbivores is a complex hierarchical ecological process. It involves different levels of organization either in the case of free ranging animals or when feeding and spatial behaviour of grazing animals is under human control. In this paper we propose theoretical and methodological elements to help answering two important questions to improve the understanding of the relationships between grazing activity, landscape pat- terns and biodiversity. I) How changes in land use management with grazing animals influence landscape patterns? 2) To which extent changes in grazing practices affect ecological characteristics of vegetation (disturbance, stability, and reversibility) Our skills are in the field of system analysis applied to ecology with special reference to hierarchy theory, organization oi’ biological system the- ory and landscape ecology. © Elsevier / Inra grazing / ecological process / level of organisation / landscape patterns / biodiversity Résumé — Dans les espaces pâturés, le pâturage joue un rôle déterminant dans la dynamique de la diversité des espèces végétales et animales. Aujourd’hui le pâturage des animaux domestiques doit assurer le maintien de la biodiversité et de l’intégrité des paysages pastoraux. Toutefois, les effets du pâturage sur des végétations hétérogènes sont loin d’être connus. Comme tout processus écologique, le pâturage est un processus complexe à structure hiérarchique. Il importe d’identifier ses différents niveaux d’organisation spatiotemporels et ce, que les animaux choisissent librement les zones à pâturer ou qu’ils soient contraints dans leur choix par le gardiennage. Nous proposons ici quelques éléments théoriques et méthodologiques pour répondre à deux questions importantes pour décrypter les relations entre le pâturage, le territoire et la biodiversité. 1 ) Comment l’évolution de la gestion des espaces pastoraux ou herbagers intluence-t-elle l’évolution des paysages ‘.> 2) Comment les change- ments de pratiques de pâturage modifient-ils les caractéristiques écologiques des formations végétales * Correspondance et tirés à part Tél. : 33 (0)5 61 28 52 58 ; fax : 33 (0)5 61 73 20 77 ; e-mail : [email protected]

Activités de pâturage, paysages et biodiversité

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Activités de pâturage, paysages et biodiversité

Gérard Balenta Didier Alardb Vincent Blanfortc Annick Gibon’

!’ Inra-SAD, Toulouse, BP 27, 31326 Castanet-Tolosan cedex, France! Université de Rouen, Ecodiv-Upresea 1293, 76821 Mont Saint-Aignan cedex, France

c Cirad-EMVT, 7, chemin de l’Irat, Ligne Paradis, 97410 Saint-Pierre, La Réunion, France

(Reçu le 12 mai 1998 ; accepté le 23 septembre 1998)

Abstract - Grazing systems, landscape patterns and biodiversity. In grazed areas, grazing activ-ities are often the main factor that controls and influences plant and animal community dynamics. Oneof the new functions the society asks to the domestic herbivores is to maintain or improve the bio-diversity of both plant and animal communities and the integrity of pastoral landscape as well. How-ever, a shortage of basic knowledge characterizes the relationships between grazing activities and veg-etation especially at landscape level. Grazing of vegetation by domestic herbivores is a complexhierarchical ecological process. It involves different levels of organization either in the case of freeranging animals or when feeding and spatial behaviour of grazing animals is under human control.In this paper we propose theoretical and methodological elements to help answering two importantquestions to improve the understanding of the relationships between grazing activity, landscape pat-terns and biodiversity. I) How changes in land use management with grazing animals influencelandscape patterns? 2) To which extent changes in grazing practices affect ecological characteristicsof vegetation (disturbance, stability, and reversibility) Our skills are in the field of system analysisapplied to ecology with special reference to hierarchy theory, organization oi’ biological system the-ory and landscape ecology. © Elsevier / Inra

grazing / ecological process / level of organisation / landscape patterns / biodiversity

Résumé — Dans les espaces pâturés, le pâturage joue un rôle déterminant dans la dynamique de ladiversité des espèces végétales et animales. Aujourd’hui le pâturage des animaux domestiques doitassurer le maintien de la biodiversité et de l’intégrité des paysages pastoraux. Toutefois, les effets dupâturage sur des végétations hétérogènes sont loin d’être connus. Comme tout processus écologique,le pâturage est un processus complexe à structure hiérarchique. Il importe d’identifier ses différentsniveaux d’organisation spatiotemporels et ce, que les animaux choisissent librement les zones àpâturer ou qu’ils soient contraints dans leur choix par le gardiennage. Nous proposons ici quelqueséléments théoriques et méthodologiques pour répondre à deux questions importantes pour décrypterles relations entre le pâturage, le territoire et la biodiversité. 1 ) Comment l’évolution de la gestion desespaces pastoraux ou herbagers intluence-t-elle l’évolution des paysages ‘.> 2) Comment les change-ments de pratiques de pâturage modifient-ils les caractéristiques écologiques des formations végétales

* Correspondance et tirés à partTél. : 33 (0)5 61 28 52 58 ; fax : 33 (0)5 61 73 20 77 ; e-mail : [email protected]

pâturées ? Nos apports se situent dans le domaine de l’approche systémique appliquée aux systèmesécologiques : théorie de la hiérarchie, de l’organisation des systèmes biologiques et écologie du pay-sage. © Elsevier / Inra

pâturage / processus écologique / niveau d’organisation / paysage / biodiversité

1. INTRODUCTION

Les nouveaux enjeux en matière de ges-tion d’espèces et d’espaces par le pâturagefont qu’il n’est plus possible de considérercette activité sous le seul angle de disci-plines techniques comme l’agronomie et lazootechnie. Le pâturage pour être compris etutilisé à des fins de gestion écologique doitêtre considéré dans des échelles spatiales ettemporelles inhabituelles pour ces disci-plines [24]. Aussi proposons-nous quelqueséléments théoriques et méthodologiques debase couramment utilisés en écologie dèslors qu’il s’agit d’étudier le fonctionnementd’un processus écologique en insistant toutparticulièrement sur le cas de la biodiver-sité. Nous les présentons en référence à deuxquestions importantes.

1) Comment l’évolution des pratiques degestion des espaces pastoraux ou herbagersinfluence-t-elle l’organisation des paysageset quelles en sont les conséquences sur labiodiversité ?

2) Comment les changements de pra-tiques de pâturage modifient-ils les carac-téristiques écologiques des formations végé-tales pâturées ?

Nous illustrons l’intérêt de ces conceptset méthodes sur trois terrains où les enjeuxvis-à-vis du pâturage sont très contrastés :une zone de déprise agricole où le pâturagede troupeaux extensifs constitue un moyende limiter l’enfrichement (Pyrénées cen-trales : [6]) ; une zone de conquête del’espace par le pâturage au détriment de res-sources végétales et animales à haute valeurpatrimoniale (les Hauts de la Réunion :[ 10]) ; enfin une zone où le pâturage est uti-lisé pour partie comme un outil de gestionécologique (les pelouses calcaires descoteaux de la basse vallée de la Seine : [1]).

2. APPORTS THÉORIQUESET MÉTHODOLOGIQUESDE L’ÉCOLOGIE

2.1. La nécessité d’un modèlede référence pourle diagnostic écologique

Pour évaluer le rôle environnemental du

pâturage dans un milieu, il est nécessaire dele considérer comme un processus écolo-

gique dont on peut évaluer les effets sur unou plusieurs systèmes écologiques (la végé-tation, les insectes, les oiseaux...). Cela posela question des références à utiliser. Com-ment comparer deux états d’un même sys-tème écologique ? Si l’on s’intéresse au casde deux parcelles pâturées ayant des com-positions botaniques statistiquement diffé-rentes (sur la base d’un test non paramé-trique par exemple), sommes-nous sûrs pourautant que ces deux parcelles correspondentbien à deux réponses écologiquement dif-férentes de la végétation au facteur pâtu-rage ? Il se peut très bien que les différencesmesurées soient dues à des espèces dont laprésence ou l’absence respective dans lesdeux parcelles ne soit pas liée au pâturage.

Aussi, suivant en cela des réflexions déjàanciennes dans le domaine de l’écologie[16, 27] et plus récentes en agronomie [14],nous proposons de construire, quand celaest possible, un modèle rendant compte de ladiversité des réponses d’un système écolo-gique à la gamme de variation la plus com-plète possible du facteur dont on veut mesu-rer les effets. Il s’agit de créer une métriqueécologique qui permette de mesurer une dis-tance écologique entre deux états quel-conques du système étudié plutôt qu’unedistance statistique [7]. Cela sous-entend

que, dans la modélisation d’un processusécologique complexe comme le pâturage,priorité doit être donnée à l’analyse com-parative de situations contrastées sur l’expé-rimentation, qui retrouve ainsi son rôleessentiel d’outil de validation d’hypothèsesissues d’un modèle.

2.2. L’organisation des systèmesécologiques

Allen et Starr [5] ont proposé d’aborderl’étude des systèmes écologiques par l’iden-tification d’un processus écologique essen-tiel au fonctionnement du système étudié.Tout processus a des rythmes de compor-tement différents (rates of behaviour). Leschangements de rythme permettent de défi-nir les niveaux d’organisation pertinentspour rendre compte du fonctionnement duprocessus. Enfin, au sein de chaque niveaud’organisation, il reste à identifier les enti-tés (ou variables) relevant du niveau consi-déré. Senft et al. [24] ont appliqué cette théo-rie à l’étude du comportement alimentaire etspatial d’herbivores sauvages. Les niveauxd’organisation sont définis sur la base desruptures dans le rythme de décision des ani-maux quant au choix des activités de pâtu-rage, depuis le rythme d’ingestion parminute au niveau de la touffe d’herbe

jusqu’à la décision annuelle de migrer versle nord ou vers le sud au rythme des sai-sons. À chacun des niveaux d’organisationsont associées des échelles spatio-tempo-relles spécifiques. Kolasa et Pickett [20] ontprolongé les bases théoriques d’Allen etStarr en proposant une théorie de l’organi-sation des systèmes biologiques. Elle postulequ’un système organisé est un systèmedurable, la durabilité étant définie commela perpétuation dynamique de la structured’un système. Sur le plan théorique, cetteproposition pose comme postulat qu’il existeun lien direct entre organisation et durabilité,question au coeur des problèmes de gestionde l’espace par des herbivores. Sur le planméthodologique, elle offre la possibilité de

mesurer concrètement l’organisation qui estconsidérée comme la résultante de quatrepropriétés composites : la hiérarchie et l’inté-gration, la complémentarité et la coordina-tion. Au sein de chaque niveau d’organisa-tion, la complémentarité est définie commela capacité des éléments à agir simultané-ment pour assurer une fonction du systèmeet la coordination comme l’ensemble desinteractions entre les éléments qui leur per-met de rester complémentaires.

Ainsi, un système écologique organiséou durable, est hiérarchisé en niveauxd’organisation qui fonctionnent de manièreintégrée, ce qui lui confère la capacité àrésister aux changements brutaux (appelésperturbations en écologie systémique).

2.3. D’un pool potentiel d’espècesà la biodiversité exprimée

Le concept de biodiversité combine à lafois des échelles biologiques (du gène àl’écosystème), spatiales (du plus local auplus global) et des dimensions écologiques,fonctionnelles et structurelles [21]. Pour desraisons pratiques, les recherches sur la bio-diversité portent pour la plupart sur la diver-sité spécifique à l’échelle des communau-tés [18], qui représente une dimensionbiologique et un compartiment fonctionneldes systèmes écologiques à la fois pertinentset faciles à appréhender.

Deux hypothèses principales explicitentles mécanismes qui permettent de passerd’un pool d’espèces potentiel à une diversitéréellement exprimée :

Hypothèse 1 : la végétation exprimée enun lieu donné peut être considérée commeun sous échantillon du pool régionald’espèces qui constitue le cortège théoriquepotentiel de la communauté ou de l’habitatconsidéré (selon son échelle de définition).La biodiversité exprimée dans une commu-nauté végétale constitue donc une compo-sante de la biodiversité totale potentielle quicomprend à la fois la diversité non exprimée

interne à la communauté (banque de graines)et la diversité externe représentée par le poold’espèces présent au sein du paysage. Celaconduit à définir des unités fonctionnelles

pertinentes qui permettent de rendre comptedes mécanismes de remplacement desespèces en un lieu donné et qui constituentune échelle spatiale pertinente et opéra-tionnelle pour la gestion et la restaurationde la biodiversité dans ce même lieu.

Hypothèse 2 : d’une manière générale,deux grands types de gradients écologiquesaffectent la diversité spécifique dans lescommunautés végétales : ce sont les gra-dients liés d’une part à la disponibilité desressources et d’autre part à la fréquence etl’intensité des perturbations [18]. L’approcheprédictive repose sur l’hypothèse qu’il existedes règles d’assemblage des espèces rela-tives aux diverses combinaisons de ces fac-teurs et que la biodiversité possède parconséquent une valeur indicatrice par rapportaux facteurs environnementaux qui lacontrôlent. Le rôle de ces facteurs est perçuici comme celui d’un « filtre environne-mental » qui élimine un certain nombred’espèces à partir d’un pool théorique pouraboutir à une communauté donnée. Les

règles d’assemblage prédisent quelles sontles espèces du pool théorique qui seront, dufait de leurs attributs morphologiques, éco-logiques ou fonctionnels, capables de passerle filtre [19].

3. PÂTURAGE, ORGANISATIONDES PAYSAGESET BIODIVERSITÉ

3.1. Un modèle de référence pourrendre compte de l’évolution del’organisation des paysages pâturés

Les apports conjugués de la théorie de lahiérarchie et de celle de l’organisation dessystèmes écologiques fournissent un cadrethéorique et méthodologique pour aborder leproblème de la transformation des paysagesherbagers et pastoraux sous l’effet du chan-gement des pratiques de gestion des res-

sources pâturées [ 12]. La première étapeconsiste à définir un état de référence cor-

respondant à un paysage organisé. Dans undeuxième temps on peut comparer diffé-rents paysages entre eux sur la base des dif-férences que chacun présente avec l’état deréférence [14].

Dans les Pyrénées centrales, comme dansbeaucoup de zones pastorales, les paysagesont une forte valeur esthétique et patrimo-niale menacée par la concentration de l’éle-

vage sur les zones les plus favorables,l’abandon des zones les moins favorablesconduisant à leur enfrichement. La questionde la durabilité des relations entre élevage etpaysage y est posée en terme de maintiendynamique de la structure et de la biodiver-sité des paysages en relation avec l’évolutiondes pratiques pastorales.

L’étude des pratiques anciennes de pâtu-rage nous a conduit à proposer un modèle de

gestion de l’espace par le pâturage com-portant trois niveaux d’organisation [8]. Auniveau de la parcelle, le berger gère le com-portement alimentaire des animaux au jourle jour en favorisant la préservation des res-sources végétales ou/et l’ingestion des ani-maux ; l’éleveur dans son exploitation agri-cole gère l’ajustement entre l’offre et lademande alimentaire sur la campagne ; lasociété pastorale (la communauté villageoisedans le cas pyrénéen), par un corpus derègles décidées collectivement et appliquéesà chacun, assure la préservation à long termedes ressources pastorales et par là même,permet au système pastoral de se reproduire,tant au plan social qu’au plan écologique.

3.2. D’un paysage organisé

Dans sa forme organisée (au sens deKolasa et Pickett [20]), ce système de ges-tion de l’espace est fortement hiérarchique,la collectivité exerce des contraintes sur les

agriculteurs et les bergers, les agriculteursexercent des contraintes sur les bergers. Cecipermet l’intégration d’objectifs de gestion del’espace souvent contradictoires entre

niveaux d’organisation. La complémenta-rité des ressources, au sein de chaque exploi-tation agricole, nécessaires à leur fonction-nement n’est permise que par la coordinationentre exploitations dans la gestion de cesressources imposée par la collectivité.À cette organisation de la gestion des res-sources correspond une organisation du ter-ritoire pastoral sous forme de terroirs définiscomme portions d’espace de plusieursdizaines d’hectares homogènes par leurspotentialités pédoclimatiques et leur moded’utilisation agricole.

3.3. À un paysage peu organisé

Dans sa forme actuelle, ce système s’estfortement transformé suite aux différentes

perturbations subies au cours du siècleécoulé (passage à l’économie de marché,dépopulation, mécanisation, quotas laitiers,nouvelle PAC). Cela a profondément modi-fié la structure hiérarchique du système deprise de décision concernant la gestion del’espace pastoral. L’exploitation agricole(niveau hiérarchique intermédiaire dans lesystème de référence) devient le niveau prin-cipal de prise de décision, et corrélative-ment, le pouvoir de contrôle du niveau col-lectif diminue fortement ou disparaît.L’émergence des stratégies individuelles degestion de l’espace des différentes exploi-tations font que complémentarité et coordi-nation dans la gestion des ressources ontfait place à des stratégies de compétitionpour les ressources clés (prés de fauche), àl’appropriation individuelle de certains ter-roirs de versant ou autour des quartiers degrange, et à l’abandon de parties entièresdu territoire progressivement envahies pardes accrûs forestiers spontanés [9].

3.4. Ou le changement de graindu paysage

Les conséquences d’une telle évolutionsur l’organisation du territoire pastoral et ladynamique des ressources végétales et despaysages concernent le changement de grain

du paysage [28]. Dans un système consi-déré comme organisé, l’ensemble des par-celles situées dans un même terroir fait

l’objet d’une gestion identique (figure 1).L’hétérogénéité intra-terroir est donc trèsfaible. En revanche, les différences entreterroirs sont importantes. Dans un systèmemoins organisé, la tendance actuelle va versune hétérogénéité croissante de la végéta-tion entre les différentes parcelles d’unmême terroir (gérées avec des buts diffé-rents par des agriculteurs différents) et parconséquent vers une diminution des diffé-rences dans l’état de la végétation d’un ter-roir à l’autre. La diversité entre les terroirs

diminue, la diversité au sein des terroirs aug-mente.

Au cours de ce processus le paysagepasse progressivement d’un gros grain à ungrain fin. Au niveau d’un terroir, cela veutdire que la biodiversité augmente. À unevégétation relativement homogène en rai-son de pratiques de gestion homogènes, suc-cède une mosaïque de faciès végétauxrépondant à la diversification des pratiquesde gestion. Le cortège d’espèces animales etvégétales associées à ces faciès se diversifie.Les travaux issus de l’écologie du paysagemontrent toutefois que dans ce type de situa-tion, l’augmentation du nombre d’espècesse fait le plus souvent en faveur d’espècesbanales qui peuvent se contenter d’un habi-tat de petite taille [13]. Si on se place auniveau du paysage, le changement de grainobservé aboutit à une banalisation du pay-sage et à une perte de biodiversité àl’exemple de la convergence de la végétationde différents terroirs d’une vallée pyré-néenne avec intensification des vallées et

homogénéisation du reste du territoire [12].Ce type d’évolution, décrit pour les Pyré-nées, est très généralement répandu dans leszones de déprise agricole. Il est considérécomme un problème environnementalmajeur commun aux zones de montagneeuropéennes.

Dans de nombreuses régions, l’évolutionpassée de l’agriculture fait peser aujourd’hui

des risques sur la qualité écologique et esthé-tique de paysages à haute valeur patrimo-niale et récréative, d’où la nécessité de bienraisonner l’organisation du pâturage à desniveaux d’organisation élevés (un territoire,l’ensemble des agriculteurs qui l’utilisent).

Dans la vallée de la Seine, la même dyna-mique de changement de l’organisation despaysages s’est produite. La diversité desmodes d’occupation du sol devient plusgrande au sein des anciens terroirs qu’entreces mêmes terroirs [23]. Ces terroirs abri-tent des espèces à haute valeur patrimoniale(plusieurs espèces d’orchidées) ayant unefaible amplitude d’habitat, c’est-à-dire cor-respondant à un type particulier de combi-naison entre pratiques de pâturage et milieu.Ils constituent les unités fonctionnelles deces populations spécialisées, où s’effectuentpar conséquent l’ensemble des étapes ducycle biologique de ces espèces [2]. L’aug-mentation de la diversité intra-terroirs cor-

respond pour ces espèces, inféodées au sub-strat calcaire, à une fragmentation de leurhabitat potentiel et traduit l’apparition depratiques incompatibles avec leur survie(intensification ou déprise). Le terroirdevient, pour l’espèce, une mosaïque chan-geante où les « taches d’habitats propices »varient dans l’espace et le temps. Le rôlejusque là prépondérant des pratiques agri-coles dans le filtrage du pool d’espèces dis-ponible s’estompe peu à peu au profit desfacteurs paysagers (ceux qui contrôlent ladispersion) et des stratégies de persistancedes espèces dans le milieu (graine ou bulbe).Cela menace la survie dans le paysage à lafois des espèces filtrées par les pratiquesagricoles et par les facteurs paysagers.

Cet exemple permet de poser la questiondu bien fondé de la multiplication d’actionsde conservation d’espèces ou de gestion demilieu par le pâturage conduites à la par-celle ou sur un groupe de parcelles, alors

que le fonctionnement des processus quel’on cherche à contrôler s’inscrit dans desunités de paysage plus vastes.

4. PÂTURAGE, ORGANISATIONDE LA VÉGÉTATIONET BIODIVERSITÉ

4.1. Diversité et stabilitéde la végétation pâturée :exemple des Pyrénées

On considère en général que le pâturageaugmente la diversité spécifique des prai-ries quand son intensité est moyenne et qu’ildiminue cette diversité spécifique quand sonintensité augmente. Si l’on suit les conclu-sions de Tilman [25] sur la relation directeentre la diversité spécifique et la capacitéd’une végétation à résister à des perturba-tions (invasion d’espèces exogènes), celavoudrait dire qu’aux intensités moyennesde pâturage la végétation est plus stablequ’aux intensités élevées. Cela n’est passans implications pratiques.

Dans les Pyrénées nous avons modéliséles réponses de la végétation des prairiesaux variations d’intensité de deux gradientsécologiques, la fertilité et l’intensité de pâtu-

rage. La modélisation est basée sur une

représentation simultanée de la varianceinter relevée et intra relevée de la compo-sition botanique le long d’un gradient éco-logique. Ces deux variances représententrespectivement l’ordination et l’organisa-tion des communautés végétales le long dece gradient [6]. La diversité intra relevé estrelative à la distribution des espèces quicomposent ce relevé le long du gradient.Elle est faible quand les espèces sont voi-sines sur le gradient (communauté homo-gène) ; elle est forte quand les espèces sontéloignées (communauté hétérogène). Uneforte diversité intra reflète un degré élevéde perturbation de la végétation.

Les résultats présentés sur la,figure 2concernent le gradient de pâturage. Nos don-nées confirment l’effet dépressif du pâtu-rage sur la richesse spécifique qui passed’une cinquantaine à une vingtaine d’espècesquand le prélèvement par les animaux passede 0,5 à 5 tonnes de MS/ha/an. Parallèle-ment la diversité intra relevé est peu affec-tée par l’augmentation de la pression depâturage sauf pour les valeurs les plus fortes,où la création de micro-perturbations dans letapis végétal permet à des espèces envahis-santes de s’installer. Ces résultats montrent

que suivant la façon dont on rend comptede la biodiversité les conclusions sont dif-férentes. Avec une évaluation structurelle

(richesse spécifique), le pâturage affecte for-tement la biodiversité ; avec une vision fonc-tionnelle (diversité intra-organisation) lepâturage a peu d’effets sauf pour les trèsfortes intensités, pour lesquelles il perturbel’organisation de la végétation.

4.2. Réversibilité de la dynamiquede végétation engendréepar le pâturage :exemple de l’île de la Réunion

Un des problèmes clé dans le contrôle dela dynamique de la végétation prairiale estl’ajustement de la quantité prélevée à laquantité produite et ce, quel que soit leniveau de production de la parcelle. La sousconsommation d’herbe est un facteur de

dégradation de la végétation au même titreque le surpâturage. Dans des situations dedéprise l’accumulation d’herbe conduit àl’envahissement des pâturages par desespèces ligneuses. Dans des milieux trèsproductifs comme les pâturages tropicauxhumides la sous consommation chroniquependant la saison des pluies conduit aumême phénomène.

Dans les zones d’altitude de l’île de laRéunion où se développent actuellementdes systèmes d’élevage bovin lait et allai-tant basés sur l’utilisation intensive de pâtu-rages créés de toute pièce au dépend de lavégétation naturelle, ces phénomènesd’envahissement sont très importants. Dansce contexte insulaire où la diversité biolo-

gique de la végétation et sa valeur patrimo-niale sont remarquables (fort taux d’endé-misme) le caractère réversible ou non de ceprocessus est essentiel à connaître 10].

Dans les Hauts de l’ouest par exemple(figure 3) les pâturages actuels sont établissur d’anciennes jachères à tamarin des hauts(Acacia heterophylla), espèce forestièreendémique, qui résultent elles-mêmes de la

mise en culture de landes à Philippia mon-tana. Dans les situations les moins intensi-

fiées, les pâturages sont actuellement domi-nés par la houlque laineuse (Holcus lar2atu.r). ).En cas de sous utilisation, ces formations àhoulque peuvent être à nouveau coloniséespar le tamarin des hauts. Une première voied’intensification des prairies à houlque sefait par introduction du kikuyu (Pemiiseturnclanclestinum) plante stolonifère tropicaletrès agressive qui, en général, occupe rapi-dement l’ensemble de la parcelle. Une autrevoie consiste à implanter des prairies à dac-tyle et ray-grass anglais. La sous-consom-mation chronique observée en saison despluies conduit à l’envahissement de ces prai-ries par le kikuyu aux altitudes les plusbasses et par l’Acacia mearnsü (arbre exo-tique australien utilisé jadis dans lesjachères) aux altitudes élevées. Les parcellesde kikuyu sous utilisées sont, elles aussi,envahies par Acncia mearnsü qui sembleainsi constituer un stade ultime de dégrada-tion des prairies intensives dont on neconnaît aujourd’hui aucun exemple de réver-sibilité. Seules les parcelles de dactyle etray-grass situées dans des paysages où

kikuyu et acacia sont absents peuvent évo-luer vers des formations sub-spontanées àhoulque. Dans ce milieu tropical insulaireoù le taux d’endémisme est élevé, des pra-tiques de pâturage mal maîtrisées favorisentle développement d’espèces envahissantes leplus souvent exotiques qui empêchent dansla majorité des cas le retour vers la végéta-tion naturelle, et constituent un danger pourla conservation du patrimoine génétiquelocal.

5. CONCLUSIONS

Vouloir utiliser le pâturage comme outilde gestion et de contrôle de formations végé-tales complexes oblige à situer son étudedans le champ de l’écologie systémique [26].Ceci implique la construction d’un modèleconceptuel permettant de rendre compte dela diversité des relations pâturage végéta-

tion, l’identification des processus écolo-giques majeurs qui structurent les relationspâturage végétation, et pour chaque pro-cessus l’identification des niveaux d’orga-nisation pertinents pour rendre compte deleur fonctionnement. Ceci sous-entend de

développer des travaux sur une large gammed’échelles d’espace et de temps [ 1 ) j.

Si l’approche systémique des processusécologiques est une nécessité, elle ne va passans difficulté. Une des difficultés majeuresconcerne le problème de l’adéquation entreles niveaux d’observation et les niveaux defonctionnement d’un processus écologique

[3, 4]. Nous l’avons dit, la majorité desobservations sur les relations entre pâturage,végétation et biodiversité concernent descommunautés végétales et des pratiquesenregistrées au niveau de la parcelle. La par-celle est un niveau d’observation commodeet incontournable mais ni la communauté, nila parcelle ne sont des niveaux pertinents etsuffisants pour comprendre les relations pay-sage, pâturage et biodiversité. Un des enjeuxmajeurs aujourd’hui, au coeur des problé-matiques de l’écologie du paysage, est d’éta-blir des correspondances entre les niveauxd’organisation de fonctionnement des pro-

cessus écologiques, en général mal connus,et les niveaux d’organisation de la gestion deces mêmes processus par les activités agri-coles, en général bien connus.

Les bases théoriques et les exemplesapportés suggèrent qu’un effort de révisiondes problématiques doit être entrepris dansla façon d’aborder les processus biologiquesconcernés [24]. Coté herbivore, parallèle-ment aux recherches sur l’ingestion quiconcernent les effets de la végétation surl’animal, et qui, par conséquent, ne permet-tent pas de répondre à la question de la ges-tion de territoires hétérogènes par des her-bivores, l’effort doit porter sur l’étude insitu des déterminants du comportement ali-mentaire et spatial et de ses effets sur lavégétation, domaine dans lequel les résultatsde la littérature sont encore très contradic-toires [22]. Coté végétation, les besoins deréférences concernent essentiellementl’étude des effets du pâturage sur les stra-tégies de reproduction et de disséminationdes espèces au niveau des populations, etsur les phénomènes de compétition inter-spécifique pour les différentes ressourcesau niveau des communautés prairiales.

Une telle évolution des recherches sup-pose de prendre en compte les modalitésd’organisation spatiale de la gestion desespaces pâturés au niveau des paysages etdes territoires [12] ainsi que l’articulationde ces niveaux avec ceux plus familiers auxagronomes et aux zootechniciens [15]. Aussi,vouloir gérer la biodiversité par le pâturagedemande d’intégrer dans la réflexion nonseulement les connaissances sur les aspectsbiotechniques de l’utilisation du pâturage,mais aussi celles relatives à son organisa-tion sociale, qu’il s’agisse de la gestiond’une exploitation d’élevage ou de l’orga-nisation entre acteurs au niveau de la gestiond’un territoire [ 17 Ainsi la gestion de labiodiversité n’est elle pas dissociable de la

problématique plus générale d’une agricul-ture durable dans ses dimensions socio-éco-

nomiques.

RÉFÉRENCES

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