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1 (En)Jeux esthétiques de la traduction Éthique(s) et pratiques traductionnelles Études réunies par Georgiana Lungu-Badea Alina Pelea Mirela Pop Volume publié avec le soutien de l’AUF (Agence universitaire de la francophonie) Timişoara 2010

(En)Jeux esthétiques de la traduction. Éthique(s) et pratiques traductionnelles

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(En)Jeux esthétiques de la traduction

Éthique(s) et pratiques traductionnelles

Études réunies par

Georgiana Lungu-Badea Alina Pelea Mirela Pop

Volume publié avec le soutien de l’AUF

(Agence universitaire de la francophonie)

Timişoara

2010

Esthétiques de la traduction

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Georgiana Lungu-Badea, Alina Pelea, Mirela Pop (éds.) Éditeur: Centre de recherches: ISTTRAROM-Translationes Rédaction: Anne Poda

ISBN: Mise en page et maquette: Dragos Croitoru Copyright: Association d’études ISTTRAROM-Translationes

Présentation

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Esthétiques de la traduction

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Comités

Comité d’honneur

Michel Ballard (Université d’Artois, France)

Antonio Bueno García (Université de Soria, Espagne)

Muguraş Constantinescu (Université « Ştefan cel Mare » Suceava,

Roumanie)

Jean Delisle (Université d’Ottawa, Canada)

Jean-René Ladmiral (ISIT Paris, France)

Maria Ţenchea (Université de l’Ouest de Timişoara, Roumanie)

Comité scientifique

Rodica Baconsky (Université « Babeş-Bolyai » Cluj-Napoca, Roumanie)

Florence Lautel-Ribstein (Université d’Artois Arras, France)

Georgiana Lungu-Badea (Université de l’Ouest de Timişoara,

Roumanie)

Anda Rădulescu (Université de Craiova, Roumanie)

Philippe Rothstein (Université Paul Valéry-Montpellier, France)

Révision des résumés en langue anglaise : Loredana Frăţilă (Université de l’Ouest de Timişoara, Roumanie)

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Présentation Les esthétique(s), éthique(s) et pratiques de traduction ont longtemps

formé des sujets de recherche et de réflexion de visibilité variable en fonction des écoles, des époques, des idéologies du traduire. Ce constat est toujours d’actualité, même s’il est vrai que depuis un certain temps un processus de désatomisation peut être remarqué dans le monde traductologique. À l’initiative du groupe de recherche ISTTRAROM-Translationes, un colloque s’est tenu les 26 et 27 mars 2010 (à l’Université de l’Ouest de Timisoara, Roumanie), qui se proposait d’envisager ce thème sous de multiples aspects et de prendre la mesure de l’évolution de la recherche en traductologie et des acquis de connaissance traductionnelle. L’objectif était triple : dresser un bilan de différentes théories qui ont constitué pendant longtemps le socle des approches (esthétiques et /ou éthiques) traductionnelles, faire un état des lieux portant sur de nombreux aspects liés à l’esthétique de la traduction, relancer le débat sur les droits et devoirs fondamentaux du traducteur (littéraire et spécialisé). Certaines des contributions issues de ce colloque et qui figurent dans ce présent volume montrent que le thème mérite d’être examiné de près.

Nous espérons que les différentes approches des thèmes du colloque, volontairement pensé d’une façon assez large pour intéresser le monde des universitaires (formateurs et théoriciens) et le monde des traducteurs, susciteront un réel intérêt parmi les lecteurs, théoriciens, traducteurs chevronnés et débutants, étudiants et enseignants de la traduction, partenaires sociaux, etc.

Les études, réunies dans ce recueil intitulé (En)Jeux esthétiques de la traduction. Éthique(s) et pratiques traductionnelles, illustrent la richesse des échanges de vues qui ont eu lieu au cours du premier colloque international de traduction et de traductologie organisé à l’Université de l’Ouest de Timisoara. Chaque participant a pu confronter ses idées et ses projets à d’autres points de vue. A présent, d’autres pourront partager, juger ou débattre sur les conceptions traductionnelles et traductologiques regroupées dans ce volume. Les contributions retenues dans le présent volume collectif portent des regards croisés sur la traduction et déclencheront, sans doute, une véritable interactivité entre les différents formateurs universitaires.

Esthétiques de la traduction

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Dans Esthétiques de la traduction, Jean-René Ladmiral a recours à l’idée classique d’esthétique pour aborder le problème. Il distingue « l’esthétique littéraire de la traduction » et « l’esthétique de la traduction littéraire », conteste « frontalement l’idée qu’il faille une esthétique littérale de la traduction littéraire » et insiste sur le fait que « l’esthétique de la traduction littéraire méritait d'être étendue aux dimensions d'une Esthétique générale de la traduction tout court ».

Georgiana Lungu-Badea évoque Le rôle du traducteur dans l’esthétique de la réception. Sauvetage de l’étrangeté et / ou consentement à la perte, afin de (re-)situer la place du traducteur dans ce qu’on pourrait nommer l’esthétique de la traduction « ajustée », « accommodée ». Elle illustre ses propos par l’évocation de quelques traductions roumaines.

Quelques réflexions sur certains des enjeux de la traduction : entre théorie et pratique représente l’occasion que saisit Estelle Variot pour décrire certains enjeux de la traduction et de ses potentialités en première ou en ultime intention. Elle met en avant la nécessité d’adopter et d’adapter des critères en matière de traduction

Muguraş Constantinescu traite des Pratiques (en marge) de la critique des traductions dans l’espace roumain et francophone en milieu universitaire et littéraire. Elle se propose d’éclairer ce phénomène important et (dé)valorisant pour la traduction et pour le traducteur.

Dans De l’esthétique vers l’éthique dans la traduction. L’idiolecte du traducteur, le contrat de lecture et « autres plaisirs minuscules », Magdalena Mitura se donne pour but de montrer comment les choix récurrents du traducteur (concernant l’emploi des pronoms personnels, la cohésion inter- et intraphrastique, etc.) influent sur le pacte énonciatif.

Jenő Farkas retrace brièvement L’histoire des traductions en hongrois de Tartuffe et de Ainsi va l’carnaval, afin d’identifier la stratégie de traduction appropriée pour rendre le théâtre dans une autre langue. L’auteur démontre que la traduction théâtrale dépasse largement le cadre théorique et englobe les nouveaux acquis de la réception culturelle contemporaine.

Ramona Maliţa s’intéresse au rapport qui s’instaure entre l’histoire de la traduction et la théorie axiologique, et qui influe sur la formation des canons esthétiques par l’intermédiaire des traductions (Pertinence de Mme de Staël pour l’esprit des traductions du XXIe siècle).

Dans la contribution Peut-on (vraiment) re-créer la chanson de Brassens par la traduction ?, Anda Rădulescu montre que le processus de re-création du texte-source ne se réalise jamais totalement, parce que toute création de

Présentation

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premier degré est unique, non répétable, une activité artistique, totalement originale.

Izabella Badiu propose une ébauche de l’état des lieux d’une éthique roumaine de la traduction dans Traductions sur le marché. Éthiques multiples. Elle considère qu’il serait préférable de se rapporter au contexte et de parler d’éthiques au pluriel et non au singulier ; à ce sens elle retient comme arguments deux traductions éloignées en style, genre et public : le texte philosophique et le polar.

Avec L’ethos du traducteur, Irène Kristeva fait observer que les modèles de traduction du XXe sont centrés sur le texte plutôt que sur la langue, mais aussi que la traduction s’efforce néanmoins de préserver les traces de l’original dans la langue-cible.

Dans Qu’est-ce qu’on sait quand on sait traduire ?, Marija Paprasarovski se questionne sur les choix du traducteur : doit-il remplacer le créateur ou rester soi-même ? Quelle éthique à suivre ? Celle du traducteur ? Celle de l’enseignant ? Celle du traductologue ?

Eugenia Enache apporte quelques éclaircissements sur la difficulté de traduire des textes juridiques et s’interroge sur le Devoir du traducteur du texte de spécialité.

Alina Pelea analyse, dans La traduction pour enfants et son potentiel en didactique de la traduction, des manières différentes d’exploiter la traduction pour enfants et pour la jeunesse dans les trois premières années de formation universitaire. Elle étudie l’impact que cette pratique traductionnelle peut avoir dans la formation des apprentis traducteurs.

La Dynamique de la signification et le jeu des reformulations dans la traduction d’ouvrages touristiques du roumain vers le français représentent les objets d’étude de Mirela Pop qui examine, dans une lecture énonciative, l’(in)adéquation des reformulations libres postulées par le sujet traduisant en focalisant sur les transformations (quantitatives et/ou qualitatives) subies par les contenus source sous la plume du traducteur professionnel.

Eugenia Arjoca-Ieremia s’intéresse au Rôle de la dérivation impropre dans la traduction médicale du roumain vers le français et étudie Le cas des adjectifs employés adverbialement dans les textes du domaine ophtalmologique.

Dans La traduction des documents audio-visuels: volet indispensable dans la formation des traducteurs, Mariana Pitar propose que la formation du traducteur des documents visuels soit orientée vers le spécifique de la traduction visuelle et vers la formation des compétences techniques nécessaires.

Esthétiques de la traduction

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Petronela Munteanu se concentre sur la traduction littéraire afin d’offrir un bref aperçu des stratégies de transport culturel employées dans la traduction du roman hugolien Notre Dame de Paris dans l’espace roumain.

Dans La traduction – point de convergence de plusieurs identités. Le cas d’Amin Maalouf, Florina Cercel expose les difficultés rencontrées par le traducteur roumain de Maalouf et commente un certain nombre de choix.

Ces contributions, qui ont des approches complémentaires, dont on

peut identifier les points communs, ont offert l’occasion aux auteurs de revenir sur leurs ouvrages, principes, théories, d’en corriger certaines hypothèses ou de reconfigurer certains points de vue. Nous souhaitons que ce volume enrichisse d’un chapitre complémentaire les analyses préexistantes et constitue/fournisse une lecture utile, instructive et agréable.

Georgiana Lungu-Badea

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Esthétiques de la traduction

Jean-René LADMIRAL

Université de Nanterre Paris X et ISIT, Paris France

au regretté Eugenio Coseriu Résumé : La traduction des œuvres littéraires pourra constituer un objet d’étude pour plusieurs disciplines différentes mais convergentes : poétique de la traduction, stylistique, sémiotique littéraire, rhétorique, littérature comparée, esthétique de la traduction, etc. C’est pour une esthétique de la traduction que plaide J.-R. Ladmiral, parce que c’est une catégorie plus générale ou au sein de laquelle pourront être intégrées les autres approches. L’esthétique de la traduction prendra notamment pour objet le décalage que peuvent connaître les genres littéraires entre cultures différentes, ce qui constitue un défi majeur pour le traducteur littéraire. L’esthétique de la traduction en vient aussi à problématiser l’immémoriale question du littéralisme. Enfin, dans le prolongement du domaine proprement littéraire, J.-R. Ladmiral esquisse une esthétique générale des différentes modalités de traduction. Mots-clés : « cibliste », épistémologie des sciences humaines, esthétique, genres littéraires, littéralisme, poétique, « sourciers », traduction. Abstract : The translation of literary works may constitute the object of several, however convergent subjects: the poetics of translation, stylistics, literary semiotics, rhetoric, comparative literature, the aesthetics of translation, etc. J.-R. Ladmiral is in favour of the aesthetics of translation, because this is a more general category within which the other approaches may be integrated. The object of study of the aesthetics of translation will be the difference that might appear between literary genres rooted in different cultures, which may turn out to be a real challenge for s/he who translates literature. Thus, the aesthetics of translation tackles the long-standing problem of literalism. Last, in connection with the literary domain itself, J.-R. Ladmiral sketches a general aesthetics of various means of translation. Keywords : « targeteers », the epistemology of humanities and social sciences, aesthetics, literary genres, literalism, poetics, « sourcerers “, translation..

Esthétiques de la traduction

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I

Il y a une grande différence entre l’écrit et l’oral. Autant la communication orale (lors d'une conférence, par exemple, comme celle que j’ai eu l'honneur de prononcer à Timisoara le 25 mars 2010) implique une certaine redondance. Autant un texte écrit a-t-il vocation à être plus concentré. Comme on sait, la communication verbale est un arbitrage constant entre le principe de redondance et le principe d’économie ; et on peut dire que l’oralité penche plus pour le premier, l’écrit plutôt pour le second. Alors que ce qui est dit oralement est évanescent et s'épuise dans l’instant de l’écoute dont il fait l’objet, un texte écrit peut s’astreindre à être plus dense, dans la mesure où le support de l’écrit en permettra des relectures, touchant tel ou tel passage qui fait problème pour le lecteur et appelle une réflexion approfondie (verba volant, scripta manent). Par contre, si un écrit est plus disert et redondant, il demande pour ainsi dire que le lecteur s'en fasse au préalable un résumé pour lui-même.

Sans parler des inévitables scories qui entachent l’oral dans le feu de l'improvisation d’une parole libre : phrases qui ne sont pas finies et restent en suspens ou, au contraire, phrases interminables et filandreuses, formulations approximatives et incohérences apparentes, inexactitudes grammaticales, à quoi viennent s'ajouter diverses sortes de lapsus, etc. — et ce, même s’ i l avait pu sembler à la première audition que l'expression était tout à fait aboutie, sinon brillante. La transcription écrite d'une conférence (comme celle qui a été faite de la mienne à Timisoara, et sur laquelle fait fond la présente étude) est à cet égard une grande leçon de modestie. À l’opposé, un texte écrit se doit d'être plus maîtrisé, plus cohérent et empreint d’une plus grande rigueur.1

Il pourra donc être plus ramassé ; et sans doute même le devra-t-il. Dans l’esprit de cette logique spécifique de l'écrit, j’entends donner à la présente étude une facture relativement condensée. Il s’agira donc d’un texte court, qui devra parfois rester allusif — une sorte de « super-abstract » — évoquant un certain nombre de « points » ou topoï de nature à susciter la réflexion et la discussion dans quelques-unes des multiples directions

1 D’une façon générale, la problématique de l’explicitation qui est en jeu dans la dialectique de l’écrit et de l’oral est à mes yeux un problème intéressant auquel il n’a guère été prêté attention. Aussi ai-je abordé ce point dans plusieurs études, cf. notamment Ladmiral 2009a : 47-70, speciatim 63-66. Par ailleurs, la logique de l’explicitation joue aussi dans le sens opposé de celui qui vient d’être indiqué, comme le montre le décalage entre la plénitude désordonnée de ma conférence et le mode d’exposition propre aux pages qu’on va lire.

Georgiana LUNGU-BADEA

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auxquelles renvoyait la richesse du colloque dont ce sont ici les Actes et dont j’aurai dû me contenter de baliser en partie l’étendue.

II

En matière de traduction, c’est très longtemps la traduction littéraire qui a occupé le devant de la scène, même si on ne saurait faire l’impasse sur les enjeux fondamentaux impliqués dans le projet de traduire les textes sacrés ; et sans oublier que sans doute même auparavant était apparu le besoin de concordances traductives touchant diverses opérations de comptabilité, à l’aube du monde de l’écrit. Les diverses études sur la traduction qui ont pu être faites ça et là tout au long de cette histoire déjà ancienne ne constituaient pas encore une discipline spécifique et autonome : cette dernière n’est apparue que depuis quelques décennies sous le nom de traductologie (dont certains me font l’amitié de m’attribuer la paternité). Au reste, compte tenu de la primauté de la traduction littéraire qui vient d’être rappelée, on pourrait dire que, par construction pour ainsi dire, la traductologie d’antan était essentiellement une esthétique de la traduction (ce qui va tout à fait dans le sens de notre propos ici).

Au sein des études traductologiques contemporaines, il revient encore une place très importante à une approche esthétique et littéraire de la traduction, même si les traductions littéraires ne constituent plus qu’un sous-ensemble quantitativement limité des traductions qui se font actuellement, mais un sous-ensemble tout à fait déterminant. Un indice de cette importance nous est fourni par la pluralité des appellations invoquées pour conceptualiser la rubrique qui prend pour objet la traduction littéraire. Si j’ai choisi quant à moi d’avoir recours à l’idée classique d’esthétique pour aborder le problème, plusieurs auteurs préfèrent mettre en avant la formule d’une poétique de la traduction. C’est le projet fermement affiché par Henri Meschonnic, avec la virulence polémique qu’on lui connaît ; tel est aussi le propos d’Emilio Mattioli, de Jean-Yves Masson, d’Antonio Lavieri, voire de Daniel Delas, et de bien d’autres. Il y a là matière à un véritable débat ; mais je n’entends pas m’y engager ici, me réservant de traiter dans d’autres lieux de la problématique du couple que forment les concepts d’esthétique et de poétique au sujet de la traduction.

Mais l’étude de la dimension littéraire de la traduction pourra faire l’objet d’approches qui se réclament de dénominations différentes, pour ne pas dire concurrentes. Certains préféreront parler de sémiotique littéraire, quitte à privilégier une approche linguistique (lato sensu) du fait littéraire, à

Esthétiques de la traduction

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l’instar de Michel Arrivé et de Jean-François Jeandillou. D’autres s’attacheront à penser la traduction en termes de rhétorique, comme Paul Bensimon ou Michèle Lorgnet. Plus généralement, il s’agit tout simplement d’analyse littéraire et point n’est besoin de rappeler ici que la traduction a constitué d’emblée un chapitre essentiel de la littérature comparée au cœur même de la discipline. Parmi ces différentes approches disciplinaires, il faut encore mentionner la stylistique, dont relève tout naturellement la traduction littéraire. On ne saurait ignorer que parmi les toutes premières « méthodes de traduction », on trouve la Stylistique comparée d’Alfred Malblanc, puis de Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet. — Encore cette liste n'est-elle sans doute pas exhaustive.

Ne semblerait-il pas qu’à raison de la multiplicité de ces approches qui prétendent la prendre pour objet (d’étude), la traduction est un peu comme ces femmes fatales, très belles et plus ou moins mythiques, qui ont laissé une trace légendaire dans l’Histoire pour la multitude de leurs prétendants et des amants prestigieux qui ont fait leur siège, dont elles ont brisé le cœur et englouti la fortune ! N’a-t-on pas vu d’ailleurs certaines traductions qualifiées de « belles infidèles » ? Plus sérieusement, on conçoit qu’une telle pluralité d’approches méthodologiques en concurrence pour traiter de la traduction — à quoi il conviendra d’en ajouter d’autres, dans la mesure où il n’a encore été question ici que de la traduction littéraire — impliquait qu’elles doivent être regroupées ou, à tout le moins, « fédérées » dans une même rubrique, permettant de faire apparaître recoupements, différences et complémentarités, mais aussi bien sûr de donner toute leur place aux controverses intellectuelles (voire idéologiques) dont il arrive que la traduction se révèle être l’objet inattendu.

C’est pourquoi il est apparu à certains d’entre nous qu’il n’était pas illégitime de fonder cette discipline nouvelle qu’était la traductologie — et ce, même si d’aucuns ont assez longtemps contesté le bien-fondé épistémologique d'une telle discipline, voyant dans cette nouvelle venue un pur et simple parasitage des disciplines « canoniques » qui l’ont précédée et doutant que cet objet subalterne et « ancillaire » qu’est la traduction pût être digne de faire l’objet d'une discipline qui lui soit propre. Aujourd’hui, cette bataille est gagnée, et même au-delà ! il semble parfois qu’on veuille mettre sous le terme de « traductologie » un peu tout et n’importe quoi, comme si ce concept exerçait maintenant une séduction imprévue, à l’instar de la traduction elle-même, vue dans l’esprit de l’analogie métaphorique dont je me suis plu à jouer un peu plus haut ...

Georgiana LUNGU-BADEA

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III

À propos de controverse, je me souviens que Meschonnic, dont on sait qu’il en tenait résolument pour une poétique de la traduction, n’avait pas de mots assez durs pour (ou plutôt contre) les termes d’esthétique et de stylistique en la matière, au nom de considérations qu’il n’entre pas dans mon propos de discuter en détail ici2. J’entends quand même dénoncer une illusion substantialiste trop répandue, qui voudrait que les mots fussent des concepts en soi et que, pour ainsi dire, ils renferment des essences. Comme si les termes qu’on met en exergue et dont on se réclame étaient des boîtes, sinon des châsses, où l’on aurait pu enfermer la vérité en sorte qu’ils constituent des atomes de vérité captive ! alors que d’autres concepts a contrario invalideraient les discours qui les mettent en œuvre et discréditeraient les auteurs qui ont eu le malheur d’y avoir recours ... Je serais porté à penser qu’il y a là un impensé idéologique fallacieux qui tend à lexicaliser le langage, à l’éclater en mots en soi, et à hypostasier le phénomène terminologique. Et pourtant il y a beau temps que les philosophes nous ont rappelé que le concept de chien ne mord pas — et le mot encore moins ! si je puis dire (cf. Ladmiral 2002, 165). Je ne reviens pas sur la critique de cette illusion idéologique (Ideologiekritik) que j’ai abordée en maintes occasions (et qui fera l’objet d’une prochaine étude).

Contre toute orthodoxie terminologico-conceptuelle, contre tout dogmatisme « ortholexiste », j’adopte au contraire un parti pris méthodologique d’œcuménisme terminologique (cf. Ladmiral 2008). C’est ainsi que je ne récuse aucune des différentes étiquettes que j’ai passées en revue : j’en reprends à mon compte la part de vérité qu’il y a en chacune des rubriques ou approches qu’elles sont censées désigner. Il n’est pas jusqu’à la stylistique qu’en dépit des réserves qu’elle peut susciter, tant chez les littéraires que chez les linguistes, je n’intègre à l’approche qui est la mienne. Mon propos est en effet de prendre mon bien là où je le trouve, d’une façon qu'on pourra trouver éclectique, tant il est vrai que la traduction, étant une pratique concrète infiniment diversifiée, exige la prise en compte de

2 S’agissant ici d'un texte synoptique, j’ai renoncé à illustrer mon propos des diverses références qui le sous-tendent. Il y aurait fallu tout un « océan bibliographique ». Aussi ai-je préféré m’en tenir à un « archipel » de quelques références limitées, quand il s’agissait d’expliciter très directement un passage allusif de mon propos. Dans cette logique, j'ai été conduit à ne citer quasiment que mes propres travaux, conformément à un usage de plus en plus répandu dans les publications en sciences humaines — pratique qu’on pourra trouver agaçante ...

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perspectives différentes, parfois opposées, mais en fait le plus souvent complémentaires dans l’esprit d’une herméneutique plurielle.

Si, au sein de la traductologie que je m’attache à développer, j’ai opté pour la formule d’une esthétique de la traduction, c’est d’abord qu’il y a là un terme traditionnel, que tout le monde connaît et que tout le monde comprend. Comme on sait, l’esthétique est cette branche de la philosophie qui prend pour objet l’Art et le plaisir sublimé que nous apporte la beauté des œuvres d’art. L’esthétique littéraire s’attachera aux œuvres d’art dont le matériau est le langage (das sprachliche Kunstwerk), autrement dit la littérature. Une esthétique de la traduction prendra donc en charge la traduction des œuvres de l’art littéraire, c’est-à-dire la traduction littéraire. Ainsi l’esthétique ne reste-t-elle pas cantonnée dans le champ de la philosophie, entendue comme une « discipline » qui ne concernerait qu’une élite intellectuelle versée dans les spéculations abstraites auxquelles elle serait censée s’en tenir.

En outre, l’idée d'une esthétique de la traduction a aussi le mérite à mes yeux d’être une catégorie plus générale que les différentes approches évoquées plus haut, ce qui me permet donc de les y subsumer. L’héritage philosophique et l’herméneutique qui en est l’un des aspects nous amènent en effet à prendre de la hauteur et m’ont conduit à cette perspective englobante dont je dirai cum grano salis qu’elle permettra de « cannibaliser » les divers projets méthodologiques envisagés. Cela dit, on aura noté que, dans mon titre, j’ai mis le terme au pluriel, ce qui avait de quoi surprendre, un peu. Par là, j’entends seulement indiquer qu’au sein même d'une esthétique de la traduction il y a corollairement plusieurs approches possibles, qu'il y a en somme plusieurs esthétiques de la traduction.

IV

Pour préciser un peu les choses, j'ai hasardé la formulation d’une

esthétique littéraire de la traduction littéraire — dont l’aspect manifestement répétitif n’est pas qu’une provocation rhétorique un peu paradoxale, mais entend être une formule heuristique, provisoirement programmatique. Dans la logique des analyses proposées ici, ce m’est aussi l’occasion de rendre hommage à Efim Etkind, en faisant ainsi écho à la répétition qu’'il avait lui-même osée dans le sous-titre de son grand livre sur la traduction de la poésie : Essai de poétique de la traduction poétique (Etkind 1982). Par ailleurs, la formule a sa légitimité de bon sens : ce qui nous occupe pour l’heure, c’est bien une approche littéraire d’un objet littéraire ; alors qu’on

Georgiana LUNGU-BADEA

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peut faire aussi des études sociologiques ou linguistiques, voire psychanalytiques de la littérature, entre autres choses. On contribuera ainsi à une anthropologie littéraire dont le projet n’est pas illégitime ; mais il est bien clair que cela n’est pas notre propos ici. Par ailleurs, depuis quelque temps, la traductologie s’est engagée dans la dynamique d’un « tournant sociologique », qui est en plein essor outre-Atlantique (encore un tournant de plus !). Dès lors, la traduction littéraire pourra fournir la matière à une sociologie critique « à la Bourdieu » par exemple, qui n’est certainement pas sans intérêt ; mais il est sans doute permis de se demander ce qu'il y reste d’un projet proprement traductologique ...

Par commodité et pour avancer dans mon propos, je déclinerai ma formule dans les termes d'une esthétique littéraire de la traduction, qui en constituerait le premier versant. Une telle esthétique littéraire aura à prendre en compte la diversité des genres littéraires que constituent la poésie, le théâtre, le roman, l’épopée, etc. Cela ne va pas en effet sans poser de sérieux problèmes quand il s’agit de passer l’épreuve de la traduction, dans la mesure où il ne s’agit pas seulement de passer d’une langue (Lo) à une autre (Lt), ni même seulement d’une langue-culture (LCo) à une autre (LCt), mais très souvent d'opérer une « translation » d’une tradition littéraire à une autre tradition littéraire, qui pourra être tout à fait différente et où il arrive que le genre littéraire considéré n’existe pas, ou en tout cas pas comme dans la tradition dont provient le texte-source (To) qui a sa place dans un genre littéraire spécifique. Plus généralement, le problème se pose plus précisément pour les différentes formes littéraires qu’il est possible de distinguer dans le cadre de ces divers genres littéraires.

Le sonnet, par exemple, est un genre très codifié qui nous est venu d’Italie et qui est maintenant très classique dans nos cultures littéraires. Mais cela n’a pas toujours été le cas. La « traduction », c’est-à-dire l’adaptation de cette forme poétique à différentes traditions linguistiques, culturelles et littéraires n’est pas toujours allée de soi au sein même de l’Europe littéraire. Encore moins sera-t-il possible de garder la forme canonique du sonnet quand on se risque à vouloir en faire la traduction dans une langue et une culture très éloignées. Je ne développe pas ce point que j’ai abordé dans le cadre d'une précédente étude (Ladmiral 2009b).

Pour prendre un exemple plus classique (s’il est possible), la traduction d’un poète comme Virgile est un défi majeur qu’il revient à une esthétique littéraire de la traduction de relever. Si grosso modo l'épopée versifiée (comme l’Enéide) et le lyrisme (comme dans les Bucoliques ou les Géorgiques) sont des genres littéraires que nous avons gardés de l’Antiquité,

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la métrique qu’ils mettent en œuvre n’a pas d’équivalent pour nous. C’est non seulement la métrique latine d’alors qui fait problème mais, plus fondamentalement encore, la langue sur laquelle elle fait fond. L’hexamètre dactylique est intraduisible tel quel, ne fût-ce que parce qu’il repose sur le jeu de l’alternance des voyelles brèves et des voyelles longues propres au latin classique, avant de s’être vue progressivement supplantée par la dynamique de l’accent tonique. Sans parler de la différence fondamentale entre la poésie germanique fondée sur des rythmes accentuels et la poésie française « classique », qui repose sur les rimes et le nombre de pieds ...

Pour étiqueter ces problèmes qui touchent aux limites formelles de la traduction, je reprendrai volontiers à mon compte un concept que j’emprunte à notre collègue Georgiana Lungu-Badea et je parlerai de culturèmes littéraires. Mais, en l’espèce, ces derniers nous confrontent d’emblée à une échéance aporétique pour autant que ce qui est en cause, c’est la forme du signifiant qui, à la lettre, est intraduisible (Ladmiral 2002 : 182). Mais alors que va-t-on pouvoir traduire ? Il ne peut s’agir de « garder la forme » en général, et tout particulièrement ces formes et genres littéraires. En passant d'une langue-culture à une autre, la forme est irrémédiablement et totalement perdue : il faut en faire son deuil. Ce que la traduction va pouvoir transmettre, c’est l'effet littéraire qu’était censé produire cette forme. Les cas où on retrouve les mêmes formes dans deux traditions littéraires parallèles sont des cas limites. D’une façon générale, on pourra conclure provisoirement cet immense débat en invoquant l’idée suggestive qu’a mise en avant Emilio Mattioli : la traduction des œuvres littéraires implique qu’on traduise les poétiques qui ont présidé à leur création ...

V

Il y a un autre versant de ladite esthétique littéraire de la traduction littéraire : après l’esthétique littéraire de la traduction, dont il vient d'être question, ce serait l’esthétique de la traduction littéraire. À première vue, cela fait figure de truisme, tant il est vrai qu’il est bien évident que la traduction littéraire en appelle à une esthétique, comme je me suis attaché à l’indiquer au début de la présente étude. Mais, à y regarder de plus près, il s’agit de savoir s’il convient plus précisément de marquer une coupure radicale entre la traduction littéraire, qui relèverait d’une théorie spécifique, constituant une esthétique, et les autres modalités de la traduction relevant d’une théorisation différente. Je fais référence ici à la position défendue par

Georgiana LUNGU-BADEA

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Antoine Berman, dont j’entends esquisser maintenant une présentation critique.

On est ramené en cela à la question du littéralisme en traduction et à l’opposition que j’avais campée en son temps entre sourciers et ciblistes (Ladmiral 1986). Les sourciers sont ceux qui, en matière de traduction, s’attachent au signifiant de la langue et, très spécifiquement, de la langue-source ; alors que, les ciblistes mettent l’accent non pas sur le signifiant, ni même sur le signifié, mais sur le sens ou plutôt sur l’effet produit par le texte-source (To) et, pour eux, l’important n’est pas la langue mais la parole (au sens saussurien), c’est-à-dire le discours ou mieux encore, dans le contexte qui nous occupe, l’œuvre (To), qu’il s’agira de « rendre » en usant de tous les moyens propre à la langue-cible (Lt). Dans cet esprit, je classe Antoine Berman et Henri Meschonnic parmi les sourciers, même s’ils refusaient de se reconnaître dans cette catégorie. À dire vrai, personne n’aime être classé dans une catégorie ! parce que chacun de nous a bien conscience que sa personnalité ne s’y résume pas et qu’il peut se figurer qu’il est, selon un mot célèbre, « le plus irremplaçable des êtres » ... Comme on sait, ces deux concepts ont acquis tout de suite une telle notoriété après que je les eus « lancés » oralement (dans un colloque à Londres) que j’ai cru devoir émettre a posteriori une revendication de paternité auctoriale ...

La thèse d’Antoine Berman (et de la plupart des « sourciers ») part d’une dichotomie opposant ce qu’il appelle joliment la « traduction des œuvres », c'est-à-dire la traduction littéraire, à ce qui n’est pour lui que la traduction de la « parole creuse ». À l’en croire, ces deux pans de la traduction sont justiciables de deux théories différentes et même opposées. En l’espèce, il conviendrait de traduire les œuvres littéraires au plus près de la lettre ou, comme aiment à dire certains, « selon le signifiant ». Au contraire, pour la dite parole creuse — où on pourra mettre pêle-mêle les textes techniques, les textes juridiques, les rapports (de plus en plus nombreux et envahissants) qu’on doit fournir aux institutions internationales, les discours politiques, le jargon des sciences humaines, etc. — la traduction peut s’en tenir à faire passer le contenu, c’est-à-dire le sens, sans se soucier de la forme, sans prêter grande attention à la langue (ce qui, au demeurant, est aussi trop souvent le cas déjà pour le texte-source ...).

La logique de cette position revient à poser une méta-théorie dichotomique, qui procède au préalable d’une typologie des textes à traduire et oppose, donc, deux théories traductologiques. En clair : il faudrait une théorie littéraliste ou « sourcière » pour la traduction littéraire, alors qu’une théorie « fonctionnelle » ou cibliste suffirait bien pour les

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textes sans épaisseur relevant de la traduction technique, professionnelle ou spécialisée3. On aura noté au passage que ces deux théories ne sont pas « égales en dignité » — en vertu d’un élitisme esthétisant qui reste implicite et qui méconnaît les spécificités de la traduction « non littéraire ». Sous cette dernière étiquette, on trouvera une très grande diversité et un travail qui parfois est aussi d’un très haut niveau. J’ajouterai qu'une telle normativité tacite recèle des présupposés idéologiques et philosophiques qui demanderaient à être explicités et discutés — à quoi je dois évidemment renoncer, à regret, dans le cadre de la présente étude (voir notamment Ladmiral 2009c).

Je ne partage pas du tout le point de vue d’Antoine Berman. D’abord : s’il y a une théorie de la traduction, ce doit être une théorie d’ensemble ! c’est le propre d’une vraie théorie et c’est l’unité de la théorie traductologique qui va permettre de penser la diversité des pratiques traduisantes. Cela ne veut pas dire bien entendu qu’on doive, ni qu’on puisse, avoir l’ambition d’élaborer une construction théorique monolithique et formalisée. L’objet qu’il revient à la traductologie de théoriser étant la traduction, il s’agit d’une pratique où, donc, tous les problèmes se posent en même temps ; et cette complexité propre au réel va de pair avec une indéniable diversité des domaines de l'activité traduisante. Il y a là un défi auquel sont fréquemment confrontées les sciences humaines, en général, et qu’en particulier je me suis attaché à relever dans le cadre de l’Epistémologie de la traduction à laquelle je travaille (et qui fera l’objet d'une prochaine étude). Par là, j’entends la méta-théorie épistémologique d’une théorie traductologique dont je tiens qu’elle est en prise directe sur la pratique traduisante dans sa multiplicité concrète. C’est dans cet esprit que je thématise mes « théorèmes pour la traduction » (Ladmiral 2002) et que je tends à une synthèse « œcuménique » des théories existantes (Ladmiral 2008).

Mais au niveau méta-théorique, on ne saurait en rester à la juxtaposition dichotomique de deux théories opposées (et tacitement hiérarchisées). Quant à la problématique qui nous occupe ici, je conteste frontalement l’idée qu’il faille une esthétique littérale de la traduction littéraire. Il convient d’être cibliste pour toute traduction, littéraire ou non. Pour le dire d’une formule que j’affectionne : les sourciers n’ont jamais raison — que pour des raisons ciblistes ! Pour des raisons évidentes, il m’est

3 II y a là toute une problématique dont il ne peut être question ici, mais aussi une incertitude de vocabulaire quant à la façon de désigner l'ensemble de ces modalités de la traduction : Ladmiral 2007. Sur la typologie de la traduction : Reiss 2009.

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impossible de reprendre ici toute l’argumentation que j’ai développée à l’appui de cette thèse aussi bien dans mes séminaires que dans mes publications4. Je voudrais maintenant conclure en élargissant la perspective de la présente étude.

VI

Dans le prolongement du projet de théorie de la traduction globale

et intégrative pour lequel je plaide et de ma critique d’une méta-théorie dualiste qui en découle, j’entends maintenant procéder à une généralisation de la problématique qui a fait l’objet de la présente étude. Il m’est apparu en effet que l’esthétique littéraire de la traduction littéraire méritait d'être étendue aux dimensions d’une Esthétique générale de la traduction tout court (überhaupt). Cela ne revient pas à en prendre in fine le contre-pied (par un effet de coup de théâtre rhétorique fait pour surprendre le lecteur et l’arracher à la sournoise tentation d’assoupissement qui aura pu le circonvenir au terme de la lecture peut-être un peu aride d’un texte de recherche traductologique ...), mais à en approfondir la valeur de vérité. Il arrive en effet que la réflexion qui s’est exercée dans un domaine relativement précis et limité se révèle en un second temps porteuse d’une validité qui va bien au-delà des analyses dont elle était initialement partie. C’est assez souvent le cas dans le domaine des sciences humaines et c’est le cas ici.

S’il est vrai qu’au sein de la tradition philosophique, l’esthétique est essentiellement une philosophie de l’Art, ainsi qu’il a été rappelé vers le début de la présente étude, ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle que cette « discipline » s'est constituée comme telle expressis verbis, même si bien évidemment la pensée occidentale s’est toujours intéressée à l’Art et au Beau depuis Homère. Surtout, ce n’est pas tout à fait la seule acception que peut revêtir ce concept. Ainsi Kant note-t-il l’emploi que nous connaissons de ce terme comme une bizarrerie allemande, dont il pense — à tort, comme nous le savons maintenant — qu’il ne se maintiendra pas. Il préfère s’en tenir à l'origine étymologique du concept. Comme on sait, en grec aïsthèsis (αισθησις) signifie « sensation », « perception » ; et Kant donne à l’esthétique (Ästhetik) le sens d'une théorie (transcendantale) de la

4 Au-delà de mon premier texte (Ladmiral 1986), je pourrais multiplier les références ad libitum : ce premier texte a connu plusieurs rééditions et, me trouvant engagé dans des controverses sur la question, j'ai été amené à en publier un certain nombre d'autres.

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sensibilité. Sans entrer dans le détail, je dirai que Kant et moi, nous sommes d’accord ! Je reprends à mon compte ce retour aux sources étymologiques du concept pour ce qui est de ce que je viens d’appeler mon Esthétique (générale) de la traduction (tout court) ; et si j’ai mis une majuscule à ce mot, c’est pour connoter par un indice graphique ce glissement sémantique (« archéo-néologique »), qui me permet de produire un concept relativement nouveau.

S’agissant ici d’une conclusion, je m’en tiendrai à n’indiquer qu’allusivement l’orientation de ma réflexion en cette affaire. Pour faire simple, je dirai seulement que le plus important au cœur de mon Esthétique de la traduction, c’est l'attention portée au ressenti langagier du texte — et plus précisément des textes, c’est-à-dire du texte-source dont il convient d'abord de faire une lecture-interprétation, et puis du texte-cible dont il nous faudra contrôler la réexpression que nous avons cru devoir en faire (Ladmiral 2004 et 2009c). En ce sens, ladite Esthétique de la traduction se tient au plus près du vécu du traducteur (cf. Ladmiral 2005). Du même coup, elle va à nous libérer de la tentation littéraliste, dont je tiens que c’est une régression. J’y vois non seulement une régression idéologique au plan de la théorie esthétique, ainsi que je l’ai indiqué plus haut. Mais c’est aussi à mon sens le plus souvent une régression plus élémentaire, qui consiste à traduire mot à mot quand on n’a pas bien compris le texte-source ! comme si on tenait là un lambeau de vérité et comme si on pouvait ainsi tromper son monde, alors qu’on perd ainsi sur les deux tableaux et que ce cache-misère n’en est pas un mais ne fait au contraire qu’exhiber une insuffisance.

Et pour conclure ma conclusion, je voudrais donner à ma généralisation de l'esthétique de la traduction l’ampleur d’un enseignement philosophique. La grande leçon qu’il y a lieu de tirer de notre travail, c’est qu’il convient d’assumer la subjectivité. D’une façon générale, je plaide pour une re-subjectivation de la pensée au sein des sciences humaines : a fortiori en va-t-il ainsi de la traduction et de la traductologie. À cet égard, le littéralisme des sourciers fait à mes yeux figure de dénégation du sujet de la traduction, de dénégation de leur propre subjectivité. Un peu comme s'ils voulaient se débarrasser d’eux-mêmes ! mais faut-il rappeler qu’où qu’on aille, on s’emmène toujours avec soi ... Bien plus, la désubjectivation implicite dont ils sont paradoxalement les vecteurs n’est au bout du compte qu’un avatar malheureux du positivisme, qui constitue l'idéologie dominante et partiellement inaperçue de la modernité en crise. Qui eût cru que ce dût être à cette activité modestement ancillaire de la traduction qu'il revenait de nous indiquer l’horizon d’un malaise dans la civilisation dont il

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nous appartient d’entamer l’analyse critique et de promouvoir la thérapie politique ? Références bibliographiques

Etkind, Efim. Un Art en crise : Essai de poétique de la traduction poétique. Trad. fr. Wladimir Troubetzkoy avec la collaboration de l'auteur. Lausanne : L'Age d'Homme (coll. Slavica), 1982. Ladmiral, Jean-René. « Sourciers et ciblistes ». Revue d’esthétique, 1986, no 12 : 33-42. Ladmiral, Jean-René. Traduire : théorèmes pour la traduction. Paris: Gallimard (coll. Tel no 246), 2002. Ladmiral, Jean-René. « L'Esthétique de la traduction et ses prémisses musicales ». In : Gottfried Marschall (dir.). La traduction des livrets. Aspects théoriques, historiques et pragmatiques. Presses de l'Université Paris-Sorbonne (coll. Musiques/Écritures), 2004 : 29-41. Ladmiral, Jean-René. « Le "salto mortale de la déverbalisation" ». Meta, avril 2005, Vol. 50 / n° 2 : 473-487. Hannelore Lee-Jahnke (dir.). Ladmiral, Jean-René. « Traduction philosophique, traduction spécialisée, même combat ». In : Elisabeth Lavault-Ollëon (éd.). Traduction spécialisée : pratiques, théories, formations. Berne : Éditions Peter Lang, 2007 : 115-145. Ladmiral, Jean-René. « Pour un tournant œcuménique en théorie de la traduction ». Traduire : un métier d'avenir (Colloque du 50e anniversaire de l'ISTI), 14-15 octobre 2008, Volume 1, 2008 : 11-32. Christian Balliu (dir.). Bruxelles : Les Éditions du Hazard (coll. « Traductologie »). Ladmiral, Jean-René. « Traduction et philosophie ». In : Florence Lautel- Ribstein

(éd.). Traduction et philosophie du langage. Actes du colloque international de Strasbourg, 9-10 mars 2007. Des mots aux actes 2. Revue SEPTET / Société d'Études des Pratiques et Théories en Traduction, 2009a : 47-70. Perros-Guirec. Éditions Anagrammes. Ladmiral, Jean-René. « Traduire la forme ? traduire les formes ... ». In : Nadia D’Amelio (dir.). La forme comme paradigme du traduire. Actes du colloque, Mons, 29-31 octobre 2008, Mons : Éditions du CIPA, 2009b : 27-50. Ladmiral, Jean-René. Délia traduzione : dall’estetica all’epistemologia, a cura di Antonio Lavieri. Modène : Mucchi, 2009c. Reiss, Katharina. Problématiques de la traduction. Les Conférences de Vienne. Traduction et notes de Catherine A. Bocquet. Paris : Economica-Anthropos, 2009.

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Le rôle du traducteur dans l'esthétique de la réception

Sauvetage de l’étrangeté et / ou consentement à la perte

Georgiana LUNGU-BADEA

Université de l’Ouest de Timişoara Roumanie

« Toujours déchiré par les exigences contraires de l’exactitude et de la beauté, le traducteur sacrifie tantôt l’une tantôt l’autre. » (Zuber 1968, 17)

Résumé : Dans le présent article, nous donnons d’abord un aperçu de l’esthétique de la réception (cf. Jauss), afin de (re-)situer le traducteur dans ce qu’on pourrait nommer l’esthétique de la réception traductive ajustée par le traducteur. À ces fins, nous essayons d’établir la distinction entre la réception directe (que font le traducteur-récepteur et le lecteur-source) et la réception « indirecte » (que fait le lecteur-cible). En nous situant dans l’espace des différentes dichotomies, trichotomies, quadrichotomies traductologiques, nous identifions quatre types de consentements à la perte, plus ou moins déterminés par l’hospitalité langagière et le désir de traduire, qui influent inévitablement sur l’esthétique (de la trahison / de la fidélité) de l’œuvre traduite. Pour mettre en évidence le rôle essentiel que joue le traducteur dans le processus de réception, nous illustrons les différences esthétiques par l’évocation de quelques-unes des traductions roumaines. Mots-clés : esthétique, traduction, traducteur, horizon d’attente, idéologie, réception, fidélité, étrangeté, entropie Abstract : Our primary aim in this article is to evoke Jauss’ esthetics of reception so that we should (re)situate the translator in what we might call the esthetics of translation reception adjusted by the translator. To this purpose, we shall try to distinguish direct reception (of the receptor-translator and the source-reader) from “indirect” reception (of the target-reader). From the perspective of various dichotomies, three- and four-parts classifications, we identify four types of entropic agreements – determined, more or less, by linguistic hospitality or by the desire to translate. These agreements inevitably influence the esthetics (of betrayal/fidelity) of the translated work. In order to illustrate the essential role played by the translator in the process of reception, we exemplify the esthetic differences by mentioning a number of Romanian translations Keywords : aesthetic, translation, translator, horizon of expectations, ideology of reception, fidelity, foreignness and entropy in translation

Le rôle du traducteur dans l'esthétique de la réception Sauvetage …

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1. Introduction En mettant en exergue cette citation, nous nous sommes posé la

question suivante : Serait-il superflu ou inutile de nous demander quelle serait aujourd’hui la fonction de la traduction ? Et, de toute façon, il ne nous semble pas sans intérêt de questionner sur celle de la traduction littéraire (subsidiairement, de la littérature, cf. Jauss 1978) et, notamment, sur le rôle du traducteur dans la réception de l’œuvre littéraire et dans l’esthétique de son temps. Et cela parce que « la traduction littéraire relève d’une esthétique littéraire de la traduction » (J.-R. Ladmiral 1998, 26).

Comme une question cache une autre question, nous enchaînons : l’esthétique (la beauté) et l’éthique (l’exactitude) de la traduction sont-elles complètement irréconciliables ? Même si, théoriquement, nous ne voyons pas l’utilité d’emprunter des voies battues, pour situer le problème, il nous semble convenable de renouveler des lieux communs et de présenter quelques contrastes traductologiques : blanc, noir, gris, qui n’ont d’autre mérite que de servir de repères dans notre analyse. Suivant que le traducteur doit – de gré ou de force, peu importe ici s’il s’agit ou non d’une alternative imposée – choisir la voie de la non compromission (selon des contextes historiquement variables) soit sourcière et cibliste, soit littérale et naturalisante, alors celle-ci est techniquement et, donc, idéologiquement justifiée1. Non pas toujours littérairement ou esthétiquement. Et, dans l’hypothèse où l’on admettrait des alternatives dans l’alternative, on ne pourrait pas nier que la compensation est une solution de compromis, ponctuelle et intermédiaire (Zuber 1968, 17 ; Meschonnic 2004, 177). Alors, ces deux manières2 historiques de concevoir, pratiquer et mesurer la traduction s’accommodent bien de leur cohabitation. C’est pour cela que penser en « blanc ou noir », comme Jérôme3, est encore pire que de penser

1 Tout comme elle l’était lorsque bon nombre de traducteurs y avaient recours à la suggestion de leurs mécènes princiers ou ecclésiastiques. 2 Grosso modo : sourcière, salvatrice de l’étrangeté, et cibliste, consentant à la perte, donc ethnocentrique et / ou hypertextuelle. 3 Il déclare « hautement » que : « dans la traduction des livres grecs, excepté lorsqu'il s'agit des Écritures saintes, où l’ordre même des mots renferme quelque mystère, je ne m’attache point à rendre mot pour mot, et que je me borne à rendre le sens de l’auteur. En cela, j’ai pour guide Cicéron [...]. Ce n’est point ici le lieu de montrer combien il a omis de choses, combien il en a ajouté, combien il en a changé, afin d’accommoder les expressions d’une langue aux expressions de

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« en blanc et noir », comme Augustin. Situons donc la traductologie dans les zones de gris ! Parce que le traducteur emploie des compensations dédommageant les pertes (stylistique, sémantique, informationnelle), des pertes produites par une déficience subjective (du traducteur) ou par une insuffisance plus ou moins objective (de la et de sa langue-cible) de rendre fidèlement et entièrement les caractéristiques du texte-source et l’horizon d’attente de l’auteur.

Voilà comment traduire la littérature reviendrait à vivre la joie ou l’angoisse de l’écrivain. Impossible ! disent certains. Sans doute. Mais, en fait, c’est une expérience aporétique : pour avoir une personnalité, le traducteur s’obscurcit, affaiblit – avec discernement – la force de son originalité, mise au service d’autrui. Nous nous cantonnons de nouveau dans l’ambiguïté lorsque nous essayons d’établir si le traducteur est responsable, non responsable ou irresponsable des drames et déboires de l’écrivain. Ainsi, quand on n’aime pas la traduction, quand on la trouve laide ou infidèle, on parle indirectement et iniquement d’agraphie ou d’aphémie du traducteur. S’agit-il vraiment d’une grave impossibilité d’écrire, d’une impossibilité d’exprimer les idées d’autrui en se servant de sa parole4 de traducteur ?

Convenons avec Flaubert qu’il est question d’une difficulté contre laquelle se heurte tout d’abord l’écrivain, la difficulté de « trouver la note juste », obtenue grâce à « une condensation excessive de l’idée ». Or « [p]our être entendu […], il faut faire une sorte de traduction permanente, et quel abîme cela creuse entre l’absolu et l’œuvre ! » (Correspondance II.

l’autre. » (Jérôme 1837, 149). Jérôme ne fait que perpétuer la stratégie prônée par son maître d’esprit, Cicéron, qui, dans la préface des oraisons d’Eschine et Démosthène, avoue les avoir traduites « non pas en interprète, mais en orateur, conservant les pensées et leurs différentes formes, employant les figures et les termes propres au génie de notre langue ; je n’ai pas cru que ce fût une nécessité de rendre mot pour mot, mais j’ai voulu reproduire tout le caractère, toute la force des expressions. Il m’a semblé que je devais au lecteur, non pas de compter, mais de peser les mots.» (Cicéron cité par Jérôme 1837, 150). Et il conclut en nous révélant ses espoirs de reproduire les discours : « en conservant toutes les beautés qu’ils offrent, c’est-à-dire, les pensées, les figures, l’ordre des choses, et en ne m’attachant aux expressions qu'autant qu'elles peuvent s'accommoder aux usages de notre langue. Si toutes ne se trouvent pas traduites, je me suis efforcé, du moins, d’en rendre l’esprit. » (Cicéron cité par Jérôme 1837, 150) 4 Parole orgueilleusement nommée la sienne (soit qu’il s’agisse de celle de l’auteur ou celle du traducteur), comme le remarque à juste titre Derrida (1994), vu qu’il –écrivain ou traducteur – la partage avec d’autres usagers de la langue-cible.

Le rôle du traducteur dans l'esthétique de la réception Sauvetage …

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Lettre 749 à Ernest Feydeau, 1858, 615). Surtout lorsque « à chaque ligne, à chaque mot, la langue – avoue Flaubert – me manque et l’insuffisance du vocabulaire est telle que je suis forcé de changer des détails très souvent. (id. Lettre 793 à Ernest Feydeau, 19 décembre 1858, 646).

Confesser ses affres d’écrivain, ce n’est guère tolérer celles du traducteur. Même si, devant trouver la note juste d’autrui, la tâche du traducteur semble être au moins aussi rude (sinon plus exigeante) que celle de l’écrivain. À ces fins, le traducteur recourt à une double traduction, permanente, et évite de se trouver en disette de propos dans sa langue (langue-cible). Plus qu’un passeur de frontières, linguistiques, culturelles, etc., le traducteur est un funambule. Et la corde (la traduction), sur laquelle il danse, est tendue au-dessus d’un abîme qui sépare plutôt le dicible de l’auteur et celui du traducteur que la beauté (qui n’est pas toujours fausseté) et la laideur (n’étant pas non plus une garantie de fidélité) du texte traduit ; une corde qui (dés-)unit simultanément les deux maîtres5 du traducteur : l’auteur6 et le lecteur7-cible.

C’est dans un contexte pareil que naissent l’idée de l’esthétique de la beauté des traductions (incluant l’idée de la forme de la Beauté qui détermine le discours traductionnel, cf. Griener 1998, 54) et l’idée d’une esthétique de la réception accommodée par le traducteur. On pourrait, bien sûr, envisager une esthétique de leur laideur, tout comme on pourrait se situer à mi-chemin. Mais, au-delà de grandes oppositions telles que : esthétique (signe) – poétique (signifiance, cf. Meschonnic 2004, 17) ou esthétique (signe) – éthique (sens), chacun de ces termes constitutifs se fonde sur un clivage : beau-laid (esthétique) ; correct-incorrect (éthique) ; ou technè-praxis (poétique). Il faudrait donc établir si ces clivages dirigent toujours l’appréciation qualitative / quantitative des traductions et l’évaluation de la fidélité / du rapport du traducteur face aux instances intervenant dans les processus de création et réception.

Ce ne sont pas que les critères idéologiques, politiques, sociaux, artistiques qui imposent au traducteur l’arsenal à exploiter pour obtenir une traduction exotique (sauvegardant l’étrangeté) ou hypertextuelle (consentant à la perte). C’est l’analyse systémique de l’« étrangeté » en tant

5 Ricœur paraphrase Schleiermacher et emprunte l’expression à Franz Rosenzweig (Ricœur 2004, 41). 6 Par cela il faut entendre l’étranger, l’étrangeté, la langue étrangère traduite, le texte étranger. 7 Par cela, ici, il faut comprendre son concitoyen / compatriote, sa langue maternelle (cible), le texte acclimaté.

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que signe qui décide. L’impossibilité du traducteur de servir deux maîtres – l’auteur et le lecteur (cible) ou, pour mieux dire, l’improbabilité de son effort d’« amener l’auteur vers le lecteur » et d’« amener le lecteur vers l’auteur » (Ricœur 2004, 9, 16) – semble apocryphe.

2. Esthétique de la réception ajustée par le traducteur L’esthétique de la traduction – dont le fondement est la

« dialectique pratique » (Ricœur 2004, 27) de la fidélité et de la trahison – accommodée ou ajustée par le traducteur devrait envisager de résoudre le problème de « dire la même chose ou de prétendre dire la même chose de deux façons différentes [restituant] un identique sémantique » (Ricœur 2004, 14 ; Eco, 2007) à l’aide des codes linguistiques différents dont parle Jakobson (1963, 79). Le désir de traduire met en œuvre la mécanique compliquée de la traduction où le traducteur occupe, dans un premier temps, le rôle de récepteur-source et, dans cette qualité, il remplit une fonction critique – retenant ou rejetant certaines formules de pensée de l’auteur (cf. Starobinski in Jauss 1978, 12) – et, dans un deuxième temps, le rôle d’un émetteur qui produit – parce qu’il ne l’a plus fait auparavant – et reproduit – comme un peintre exécute des copies des chefs-d’œuvre sans les contrefaire – par imitation et réinterprétation une œuvre autonome, indépendante de l’existence du traducteur, antérieure à son acte de re-création (Starobinski dans Jauss 1978, 12). Ainsi naît le problème d’éthique préalablement mentionné : comment amener correctement l’auteur au lecteur et le lecteur à l’auteur (Ricœur 2004, 42) ? L’« hospitalité langagière » (idem, 43), une réponse possible ? Sans doute.

Pour examiner le rôle du traducteur dans la réception de l’œuvre traduite, il s’impose de reconsidérer la place qui lui revient dans le schéma de la communication par la traduction. La figure du traducteur en tant que récepteur (plus loin traducteur-récepteur) est inscrite dans l’œuvre même. Et certes, le traducteur-récepteur est incliné à mettre en œuvre un certain mode de réception (et, ensuite, de reproduction du sens), une lecture qu’on pourrait nommer « traductologique »8. Ce genre de réception dépasse les

8 Salah Basalamah utilise le terme de « lecture traductologique » dans Le droit de traduire. Une politique culturelle pour la mondialisation (2008, 180) et dans Anthony Pym, Miriam Shlesinger, Daniel Simeoni (eds.). Beyond descriptive translation studies : investigations in homage to Gideon Toury (2008, 259), de même que Hélène Buzelin qui emploie également le concept de « parcours traductologique » (2005, 281). Ana Coiug conceptualise ce terme dans André Baillon en roumain. Une lecture

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simples impressions subjectives et suit un itinéraire jalonné par l’intention auctoriale et la linguistique du texte-source. C’est une réception fondée sur la perception esthétique (Jauss 1978, 50) et sur la combinaison des « horizons du vécu » et « d’attente » (1978, 25). Et finalement sur l’« écart esthétique » qui marque la limite entre l’horizon d’attente de l’œuvre préexistante et l’œuvre nouvelle dont « la réception [et la reproduction traductionnelle] peu[ven]t entraîner un "changement d’horizon" en allant à l’encontre d’expériences familières ou en faisant que d’autres expériences, exprimées pour la première fois, accèdent à la conscience » (53).

L’appropriation active de l’œuvre à traduire est susceptible de modifier sa valeur, ce qui fait que le récepteur de la traduction (nommé en ce qui suit récepteur-cible) se trouve face à une œuvre dont le sens a été déjà modifié à partir du présent du traducteur qui, en tant qu’auteur second, a essayé de reconstruire l’œuvre. Ainsi, la réception-cible influe-t-elle de la même manière sur l’œuvre par les reconstructions successives des lecteurs faites à partir de leur présent. D’où la tension qui intervient entre l’horizon du présent et le texte du passé, à savoir l’horizon d’attente de l’auteur. La fusion de trois horizons d’attente (auctorial, traductionnel, lectorial) engendre la réception de l’œuvre traduite. Un texte quasi-neuf. Et la chaîne de la re-naissance continue avec chaque nouvelle lecture.

Le traducteur propose donc une réception ajustée, un texte accommodé9 aux récepteurs. Indéniablement, la traduction devient par ce fait l’occasion de produire, sur le même thème, une œuvre nouvelle vouée à des métamorphoses enchaînées. Et, plus intéressant encore, les raisons de ces métamorphoses, que subit l’œuvre en langue originale d’écriture, découlent des choix faits par le traducteur. Des choix qui dérivent intrinsèquement des facteurs objectifs et subjectifs tels : 1) le consentement à la perte, 2) l’hospitalité langagière (et le sauvetage de l’étrangeté) et 3) le désir de traduire. Nous allons associer, pour mieux dissocier, l’« esthétique littéraire » et l’« esthétique linguistique » et noter qu’elles sont soumises à des enjeux, contraintes et licences traductionnelles propres à chaque langue, culture, parole, individu …

2.1. Consentement à la perte

traductologique. Thèse de doctorat dirigée par le Professeur Rodica Pop, Université « Babeş-Bolyai », Cluj-Napoca, 2010. 9 Nous comprenons par texte accommodé un texte rectifié (cibliste, d’une certaine façon), modifié aussi peu que possible pour des raisons bien justifiées.

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La plus douloureuse des décisions à prendre par le traducteur c’est de consentir à la perte : ponctuelle, partielle, globale. En nous situant toujours dans l’espace des différentes dichotomies, trichotomies, quadrichotomies, nous identifions quatre types de consentement. D’abord, le consentement à la restitution globale qui correspondrait à une situation souhaitée de traduction et de traductibilité : le traducteur sait ce qu’il doit et peut rendre dans le texte-cible, état que nous nommons la prise de conscience de la puissance et de la volonté traductionnelle. Deuxièmement, le consentement à la perte correspondant à la prise de conscience de l’impuissance du traducteur qui se rend compte qu’il ne peut pas restituer –pour des raisons objectives — dans le texte-cible ce qu’il a saisi en lisant le texte-source (situation extrêmement délicate surtout en cas d’intraduisibilité), et il recourt, logiquement, à des compensations ultérieures. Dans le troisième cas, d’une manière relative, dérivé du précédent, le traducteur s’aperçoit qu’il peut ne pas rendre le saisi-source (une autre forme de puissance du traducteur qui se manifeste lors de la non-traductibilité). Et, enfin, le pseudo-consentement à la perte qui s’instaure en l’absence d’une volonté traductionnelle qui joue le rôle moteur car le traducteur ne saisit ni le « vouloir dire psychologique de l’auteur » (Ladmiral 2006, 18) ni le « vouloir-dire sémantique du texte » (Ladmiral et Lipiansky 1995, 53). On pourrait sans doute parler d’un désir de ne pas traduire.10 Dans une situation pareille, on constate la perte de l’effet voulu par l’auteur parce qu’en prenant le contre-pied de la logique, le traducteur (récepteur et auteur second) fait des erreurs, dissimulées sous le nom de : non-traductibilité, intraduisibilité, « adéquation », acceptabilité. Le premier cas, relevant de l’utopie, et le dernier, résultant d’une approche superficielle aussi bien au niveau linguistique qu’au niveau culturel, ne nous intéressent pas ici. Notre attention est retenue par les deux autres évoquant, dans un premier temps, l’intraduisibilité et le caractère objectif des difficultés de traduction, et ensuite la non-traductibilité et le caractère subjectif des choix traductionnels. Les traducteurs roumains du XIXe sont des exemples susceptibles d’illustrer ces deux situations, mais nous nous contenterons de faire référence à quelques-uns du XXe siècle : A. V. Macri, traducteur de Rabelais, réduit massivement le texte-source, Tudor Arghezi, traducteur de Charles Baudelaire, qui a à l’égard du poète traduit la même attitude que le poète français a face à Edgar Allan Poe, Paul Miclău,

10 Un désir inconscient qui ne respecte ni l’auteur ni son texte. Un désir conscient de ne pas traduire, par amour pour la langue-source, mènerait à la préservation des éléments lexicaux d’origine, à vocation exotique.

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traducteur de la poésie de Vasile Voiculescu, etc. En même temps on décèle dans ces traductions une annexion du « sens » et une captation du « sens » (Berman 1999, 32). Bien que, théoriquement, il s’agisse d’un projet de traduire « l’œuvre étrangère de façon qu’on ne "sente" pas la traduction […], de façon à donner l’impression que c’est ce que l’auteur aurait écrit s’il avait écrit dans la langue traduisante » (id. 35), les traducteurs gardent une curieuse étrangeté. Cela mène(-rait) souvent à des textes qui ne sont pas de traductions proprement dites, mais des textes déformants, des imitations, parodies, etc.

2.2. L’hospitalité langagière Rien n’est plus fascinant, en parlant d’hospitalité langagière, que de

rappeler l’inhospitalité dont est victime un texte à traduire trop dépendant de la langue dans laquelle il est écrit. C’est un lieu commun de remarquer que les structures et les éléments univoques ayant un degré élevé de détermination permettent la traduction de façon à ce qu’on les retrouve dans (presque) toutes les traductions et les rétroversions. Il y a donc des textes qui sont relativement indépendants de la langue-source, du roumain, plus loin. C’est le cas des textes de Marin Sorescu. Et il y en a d’autres qui passent pour intraduisibles, comme la poésie de Eminescu. Le degré d’hospitalité de la langue-cible est variable : il ne serait pas fonction de la langue, mais de la parole et du discours. Eminescu, par exemple, est mieux accueilli par l’allemand que par le français, mais Sorescu est bien rendu dans ces deux langues (Marcus 1984, 290). Cette variabilité que peut activer une langue en présence traductionnelle d’une autre langue permet, mieux ou moins bien, à la parole d’origine de faire demeure dans les langues-cible. Cette hospitalité langagière, et même l’hospitalité tout court, ce n’est qu’une autre forme de consentement et d’acquiescement (dans le sens de Malebranche 1837, 5) de la différence, de la multiplicité, de l’altérité.

2.3. Le désir de traduire Tentation, fascination, défi de travailler sur la langue de l’autre

constituerait cette troisième catégorie de facteurs qui influent sur les décisions à prendre par les traducteurs et, implicitement, sur la réception de l’œuvre traduite : « désir de traduire ». D’où vient ce charme esthétique ? À quel but ? Pour déconstruire et pour reconstruire, ce qui n’est que la vocation architecturale de tout traducteur. À quel prix ? En traduisant l’intraduisible (avec les moyens qui leur semblent bons), les traducteurs construisent des comparables (Ricœur 2004, 63) par le fait que,

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imprégnés par des lectures, ils « redescend[ent] du texte, à la phrase et au mot ». Leur tâche « ne va donc pas du mot à la phrase, au texte, à l’ensemble culturel, mais à l’inverse. » (56).

Vu le fait qu’avec les mots11 on peut dire « non seulement la même chose autrement, mais aussi dire autre chose que ce qui est » (Ricœur 2004, 50—c’est l’auteur qui souligne) ou « dire presque la même chose » (Eco, 2003), il convient de renforcer à cet endroit l’évidence (pour certains) et de dissiper le doute (des autres) sur la prétraduction, sur ce qui se trouve et se passe en amont de la traduction. Au commencement de la traduction était l’emploi contextuel d’un idiome (idiolecte, langue derridienne12). Ainsi, ce qu’on reproche actuellement aux traducteurs (littéralistes ou sourciers), c’est une certaine impéritie de gérer la pluralité des fins (in-suffisance du traducteur ?) ou le désir (volonté ou veulerie ?13) de favoriser un seul facteur entre plusieurs : l’horizon d’attente de l’auteur.

Or, trois horizons d’attente (de l’auteur, du traducteur et du lecteur, cible, en l’occurrence) interviennent dans la réception de l’œuvre traduite. Et trois temps : le passé du texte, le présent du traducteur qui ne coïncide pas avec le troisième temps, le présent du lecteur, par rapport auquel il se définit comme le passé de la traduction (du texte-cible). La triade auteur (1)- traducteur (2)14 - lecteur (3) représente les trois dimensions de la réception. Le 3 (le lecteur) se rapporte au 2 (le traducteur) et à 1 (l'auteur) ; le 2 dépend de 1, le 1 ne présuppose rien en dehors de lui-même.

Supposé qu’on mette en œuvre le principe de traduction de Cicéron15, verbum pro verbo, ou celui de Saint Jérôme16, Non verbum e verbo sed sensum exprimere de sensu, on pourrait se dispenser de rendre chaque

11 Selon Ricœur (2004, 46), il y a trois types d’unités : les mots, les phrases, les textes. 12 Dans l’acception développée dans Le Monolinguisme de l’autre (1996). 13 Voir ci-dessus 2.1. Le consentement à la perte. 14 Il est également lecteur-source par rapport à l’écrivain et auteur de second degré par rapport au lecteur-cible. 15 Récusant le littéralisme ou le mot-à-mot, Cicéron recommandait vivement la restitution des idées (du sens) plutôt que des mots : « les idées rest[a]nt les mêmes », il ne jugeait pas « nécessaire de rendre mot pour mot », « comme le ferait un interprète maladroit. » (In : Jérôme 1837). 16 Dans la foulée de Cicéron et confirmant la primauté de l'esprit sur la lettre, Jérôme (1837) déconseillait la traduction littérale, mot-à-mot ou sourcière, sauf pour traduire les Saintes Écritures. De là, il avait distingué deux types de traduction : biblique et non-biblique (littéralité syntaxique vs. traduction pragmatique, adéquation à l’horizon d’attente du public-cible).

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mot, chaque « pièce de monnaie » ; et cela dans le but de privilégier la restitution de l’harmonie et de la couleur de la pensée de l’auteur, mais aussi de conserver les effets de son idiolecte et l’atmosphère ; grâce à des équivalences heureuses, le traducteur devrait reproduire une fidélité poétique supérieure à la fidélité littéraire (des genres et modèles littéraires) et à la fidélité littérale (du signe).

3. Esthétique de la trahison vs. Esthétique de la fidélité Une autre question que nous nous sommes posée concerne le rapport

insécable trahison-fidélité – envers le texte, l’auteur, les langues source et cible, etc. Il faudrait en outre – et c’est essentiel pour cette analyse traductologique – établir le statut de la trahison : n’est-elle que la défaillance de la traduction ? Or, cette défaillance est la responsabilité paritaire de la trahison et la fidélité ? Le terme traduction est en lui-même déjà « significatif du phénomène sociosémiotique en cause aussi bien pour l’importation de littérature » (française, en l’occurrence, cf. Gouanvic 1999, 7) dans le champ littéraire cible (roumain, ici), que pour l’importation de modèles, canons, etc. La pratique traductionnelle montre que traduire est, pourrait-on dire, le contraire d’une traduction littérale, donc d’une littéralité syntaxique17. Et cela parce que les traducteurs roumains, surtout au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, ont estimé – dans « la bonne tradition » du non respect du droit de propriété littéraire et intellectuelle, héritée des siècles passés – qu’il convenait de faire table rase de toutes les caractéristiques sourcières pour donner une impulsion à la littérature traduisante. Dans la tradition (antagonique) du respect de l’Autre (du plus fort, ici des littératures dominantes), certains traducteurs ont proclamé le caractère spécifique de la littérature à traduire (française) par rapport à tous les genres existant déjà dans la littérature roumaine cible et lui ont reconnu, par traduction directe ou par « traduction de traduction », le rôle de ferment et d’intermédiaire dans l’importation des littératures d’ailleurs. Il s’agit donc des morales d’intention. Cette

17 La littéralité syntaxique, fondée sur la « la non superposition des systèmes linguistiques » (Meshonnic 1978, 237), respecte rigoureusement la syntaxe, la forme et l’ordre des mots de la langue-source, menace ou, pire encore, viole la restitution du sens dans la langue-cible, poussant le traducteur au non sens. Il ne s’agit plus de dé- et re-construction, mais de non-construction.

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médiation traductionnelle imposée par la géopolitique de la traduction18, que nous n’avons fait que souligner ici, rappelle la domination symbolique qu’exercent certaines sociétés – dominantes et, traductionnellement, ciblistes – sur d’autres, plutôt sourcières.

Dans ce contexte, il conviendrait de différencier et nuancer non seulement la traduction et l’adaptation19, textes qui ne sont jamais identiques et il serait donc inconcevable de les mesurer à la même aune, mais aussi le littéralisme syntaxique (miroir de la fidélité formelle) et le littéralisme sémantique20 (représentant la fidélité sémantique), dégrevé des contraintes formelles et lexicales de la langue-source, mais encore respectueux de l’horizon d’attente du lecteur-source ; ensuite, la fidélité et la trahison (envers toutes les instances impliquées dans la production et la réception). Ce dernier clivage cache un autre qui est celui de notre sous-section : esthétique de la trahison-esthétique de la fidélité, et dont les concepts sont inséparables, car inconcevables en l’absence de l’un d’eux.

Nous exemplifions ces deux catégories esthétiques par les trois stratégies de traduction en roumain de l’œuvre de François Rabelais : la première traduction de Rabelais a été effectuée par A. V. Macri, en 1952 ; la deuxième et la seule traduction intégrale de Rabelais est effectuée par Al. Hodoş, en 1967 (rééditée en 1993) ; la dernière version, réalisée par Romulus et Ileana Vulpescu (1969) et destinée au grand public et aux jeunes lecteurs surtout, a connu une diffusion massive. Rappelons que la médiation traductive est historiquement justifiée : le texte rabelaisien a subi une traduction « interne » avant d’être transféré en roumain, vu que le français du XVIe siècle est difficilement accessible aux lecteurs français contemporains, à l’exception des philologues-historiens de la langue. Toute version est ici, comme ailleurs, teintée de la subjectivité du « traducteur intralingual », encore que la transposition du français classique en français

18 C’est déjà trop, car traduire l’interprétation d’un traducteur, donc un TC, c’est faire l’exégèse de ce texte-là et non pas celle du TS. L’apparition d’une troisième langue dans la relation de traduction représente la refonte de l’intention de la première culture traduisante qu’on ne peut pas minimiser. 19 Y compris toutes les formes déformantes dans l’acception bermanienne. 20 « La littéralité sémantique d’un texte est toujours la littéralité d’un contexte sémantique. Un texte ne peut être compris que par référence à un ensemble de textes dont on présume qu’ils sont en rapport de complémentarité et d’explication mutuelle, les divergences d’idées et les oppositions théoriques aidant en elles-mêmes à mieux comprendre les convergences et les consensus. » (Paradis 1991, 182).

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contemporain doive être une science exacte. Revenons à nos « monnaies de cuivre » ayant la valeur des « pièces d’or », parfois bonnes, parfois faibles, parfois de « mauvais aloi » (Montesquieu, Lettres persanes, CXXIX).

1. Et laide, et infidèle, la traduction de A. V. Macri, contenant de brefs

commentaires, des solutions traductionnelles « creuses », ne réussit à acquérir ni le statut de traduction ethnocentrique (axée sur le récepteur et transformant l’œuvre en message), écrite en bon roumain, ni celui de traduction hypertextuelle (fondée elle aussi sur l’idéologie de la réception), même si l’on constate la transformation formelle ; elle n’est pas non plus « traduction des œuvres », donc littéraire. Ce n’est qu’une version métissée – adaptation et résumé –, confuse et maladroite. Elle a pourtant provoqué les réactions attendues par le traducteur. En somme, il s’agit d’un travail honnête, si l’on se rapporte à l’Avis aux lecteurs, où il exprime son intention de présenter, ni mieux ni entièrement, cet auteur encore méconnu au public roumain qui devait avoir au moins une idée – soit-elle vague — sur l’immensité de la création rabelaisienne. Cependant, le vocabulaire vieillot, l’architecture de la phrase et la qualité artistique rendent discutable cette forme « maladroite » d’hypertextualité, de laquelle le traducteur ou a coupé de nombreuses scènes, ou les a raccourcies. Dans la même préface, il reconnaît avoir assumé cette redoutable tâche pour faciliter l’accès des Roumains à cette œuvre magnifique de la littérature universelle. On pourrait parler plutôt d’idéologie que d’esthétique. Pour être honnête, il faut retenir que la censure et l’idéologie des années 50 ne sont pas des facteurs sans impact sur l’esthétique de la traduction et du traducteur qu’elles influent directement. Ceci dit, Macri ne réussit qu’à produire une copie non-conforme à l’original.

2. La deuxième version, faite par Al. Hodoş (1967), se présente comme

une traduction de référence et correspond à la « traduction des œuvres ». Le traducteur utilise une stratégie honnête et logique : la littéralité sémantique. D'une lecture un peu rude et donnée sans commentaires, la version de Hodoş comporte l'avantage de fournir l’accès à un texte-cible proche de l'original. Le traducteur se compose une attitude aporétique lorsqu’il décide d’une part d'aplanir et d’éclaircir certaines difficultés de compréhension et certains aspects vernaculaires du texte-source, et d’autre part de préserver, ça et là, des mots qui renvoient à des réalités sociales françaises spécifiques,

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susceptibles de dérouter le lecteur-cible. L’effort de Hodoş de servir ses deux maîtres, l’auteur et le lecteur-cible, est à considérer, même si, par endroits, il laisse – à tort – tomber le « corps verbal » source (Derrida 1967, 312).

3. Traduction hypertextuelle, l’adaptation de R. et I. Vulpescu (1969)

apporte un regard neuf et moderne sur Rabelais, favorisant la pratique et la diffusion des traductions littéraires pour les jeunes lecteurs. Un tel cas est intéressant à de nombreux égards, notamment en ce qui concerne le fait de conserver autant de marques de francité que nécessaire pour sauver l’étrangeté. Ces marques-source qui se rapportent à l’image que le public roumain se forge de la culture française sont surdéterminées dans le texte-cible pour mettre en avant l’essentiel : l’allure générale du récit, le style, la psychologie des personnages, le côté populaire, la gaieté, l’oralité et l’humour. Quittant la tradition, renforçant le rapport de la traduction et de la vérité, les traducteurs restituent la systématicité du texte, sa valeur. À la traduction qui fait passer le linguistique d’une langue à une autre, ils opposent la traduction du texte pris comme discours, illustrant de la sorte le comportement de nombreux traducteurs. Loin d’engloutir toute trace identitaire de l’original, ils gardent quelques-unes des références aux aspects culturels ; toutefois, parce que la traduction s’adresse aux enfants, on y découvre de nombreuses adaptations culturelles. Romulus et Ileana Vulpescu ont mis en œuvre une stratégie rigoureuse qui n’assimile pas au hasard des éléments culturels et évite l’adaptation totale à cause de son caractère absolu. En outre, au cas d’une adaptation déclarée et assumée, il n’y a pas de raison pour que le lecteur-cible se sente gêné ; ni que le critique redouble de vigilance. Quelque déformante qu’elle soit, l’adaptation préserve, heureusement, les culturèmes en ce qu’ils ont de spécifique et ne pratique pas l’équivalence culturelle comme une cosmétique radicale de l’énoncé culturel source. Néanmoins elle reste un mode d’hypertextualité (Berman 1999, 37).

Abordons maintenant l’autre volet : la poésie à l’épreuve de la

traduction. Cela ne fait pas question. Même si Meschonnic affirme (proposition 27) que « [l]a "poésie" n’est pas plus "difficile" à traduire que la "prose" », que la notion de difficulté « est datée » et « inclut une confusion entre "vers" et "poésie" » (1972, 53). Précisément parce que l’esthétique (ou

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la poétique), l’éthique ou la science de la traduction de poésie et la politique du rythme sont tout autant d’éléments qui influent sur la lecture (traductologique) directe, la traduction de poésie mène aussi bien à l’apparition des imitations qu’à des assimilations profondes.

Cela dit, pour ne pas atténuer la force de la « sorcellerie évocatoire » de la poésie baudelairienne, les traducteurs (tels que Tudor Arghezi, George Bacovia, Al. Philippide et bien d’autres) pratiquent une lecture « traductologique » (romantique, symboliste, naturaliste ou moderne). Malgré ce fait, les versions roumaines négligent différents aspects (le caractère pictural et figuratif, la ponctuation, la conception différente du mal, la dépoétisation du lexique). Mais, en termes généraux, elles sont assez fidèles à la logique du poète et respectent les grands thèmes. Un phénomène connu se répète : l’influence directe de Baudelaire sur les œuvres des poètes-traducteurs est essentiellement importante. Néanmoins, si Baudelaire envisageait le rapport entre l’écriture et la lecture, les poètes-traducteurs roumains, Arghezi notamment, envisageaient notamment leur rapport avec le poète traduit et ne sacrifiaient pas leur propre poétique.

Ainsi, quoiqu’Arghezi semblât être le traducteur légitime de Baudelaire, sa traduction de la préface des Fleurs du mal, « Au lecteur », s’étant avérée remarquable par l’empathie du poète et de son traducteur, ses prochaines versions de Baudelaire en roumain portent les marques de son originalité et de sa subjectivité, dépassent les limites d’une traduction. On observe que le problème de traduction glisse de l’aspect esthétique à l’aspect pratique et confère aux traductions faites par Arghezi le statut de « formes hypertextuelles poétiques » (Berman 1999, 30), des formes qui encouragent les « "lois" du dialogue entre poètes, "lois" qui dispens[er]aient des devoirs ordinaires des traducteurs » (40). Ces « traductions affranchies » de toute littéralité excessive et synonyme de création secondaire, « réactive » ou re-création, excèdent les caractéristiques de la traduction littérale.

Ni complètement fidèle21, ni entièrement mis au service du poète, Al. Philippide ne lui vole pas la vedette : il surprend et restitue la spécificité du texte d’origine, qu’il traite scrupuleusement, le rend de façon fluente, limpide et musicale. En situant « la part nécessairement ethnocentrique et hypertextuelle » (Berman 1999, 41) de sa traduction, le traducteur essaie d’éviter « les forces déformantes » (49). À ces aspects qui représentent tout autant d’atouts d’une bonne traduction, on ajoute l’absence des omissions,

21 Par fidélité complète nous comprenons le respect de toutes les instances qui interviennent dans la création et la réception d’une œuvre littéraire.

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amputations, simplifications ou ajouts, même si quelques-unes de ses solutions sont « poussiéreuses ou perfectibles » (Streinu in Baudelaire 1978, XIX).

On ne pourrait pas éluder la question suivante : esthétiquement parlant, ces traductions sont-elles fidèles ?

« Traduction fidèle » peut signifier aussi bien traduction ethnocentrique ou cibliste, c’est-à-dire restitution fidèle du contenu sémantique (des textes pragmatiques) sans autre souci ou défi, que traduction littérale ou sourcière, veillant à rendre la lettre, les rythmes, les réseaux langagiers vernaculaires, ou traduction ultra-sourcière respectant scrupuleusement la grammaire et la linguistique de la langue-source, etc. Il semblerait que rien ne fût plus simple que d’établir des catégories. Une chose est assez claire : entre l’esthétique de la trahison et l’esthétique de la fidélité, il y a des différences irréfutables. La première est liée à l’esthétique des traductions dites « belles infidèles » (des esclaves affranchies du sens, formes hypertextuelles ou « ultra-ciblistes ») ; la seconde, laissant en jachère le texte surtout par un souci plutôt formel et sémantique que pragmatique, ne se limite pas à respecter seuls les aspects techniques et à les séparer des aspects de création qui caractérisent toute idée, puisque toute omission et tout changement de registre sont susceptibles d’anéantir les effets de style, déformant la réception. Cette prétendue fidélité littéraliste, intimement liée à l’obscurité (dans le littéralisme syntaxique), produit un texte bourré de notes, dont le ton littéraire et cibliste le rend banal (Flaubert, Correspondances, III, 95).

À chaque traducteur sa stratégie de traduction, à chaque traductologue sa théorie de traduction. Des fausses notes ? Sans doute. Et surtout si l’on tient compte du fait que les stratégies de traduction reflètent la fluctuation esthétique des littératures au long des siècles. Les temps changent, les critères moraux, esthétiques aussi … Selon le type de texte à traduire, les équivalences culturelles remplissent des fonctions variées : elles annihilent l’écart culturel, se présentent comme solutions approximatives qui satisfont notamment des contraintes sémantiques, à l’intention du public-cible, remplacent sans ménagement des éléments de signification de la culture-source par d’autres, propres à la langue-cible (naturalisation). L’intraduisible dérive logiquement, comme une conséquence, de l’ethnocentrisme traductionnel qui efface toute référence à l’altérité de l’écriture intralinguistique. Phénomène transculturel, la traduction s’empare aussi de l’intraduisibilité culturelle, l’explique, la glose, la commente au risque de « faciliter » la lecture. La traduction

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littérale semblerait être la plus appropriée des stratégies de traduction potentielles, car la seule qui permette au traducteur de préserver l’altérité et qui exige de la part du lecteur-cible d’accepter la différence et « l’éducation à l’étrangeté » (Berman 1999, 86).

Conclusion Même si les traductions ne font pas une littérature, elles

appartiennent à la littérature, représentant son indice de valeur et d’actualité. Chaque époque s’approprie la littérature universelle par des traductions et re-traductions, de telle manière que la chance d’assimiler une œuvre du passé soit corrélée aux exigences et aux attentes des destinataires contemporains de la traduction. Situées sous le signe d’une nécessité culturelle, les traductions sont dans l’air du temps. Le traducteur aussi.

Nous croyons qu’il faudrait d’abord se méfier de reprocher aux traducteurs d’avoir manqué la traduction parfaite, absolue et, ultérieurement, donnant suite au conseil de Ricœur (2004, 30), « faire le deuil du vœu de perfection, pour assumer sans ébriété et en toute sobriété "la tâche du traducteur" ». Car « une bonne traduction ne peut viser qu’à une équivalence présumée, non fondée dans une identité de sens démontrable. Une équivalence sans identité ». (Ricœur 2004, 40 — c’est l’auteur qui souligne). Et notamment parce que tout traducteur est un Janus bifrons aestheticus : auteur de second degré, il est pareillement tourné vers la forme et la poétique, récepteur, il est surtout sensible au sens et à l’intention de l’auteur, ce qui justifie son statut ambivalent et son pouvoir d’ajuster la réception. Bibliographie Berman, Antoine. La Traduction et la lettre ou L’Auberge du lointain. Paris : Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 1999 [1985]. Derrida, Jacques. L’Écriture et la Différance. Paris : Seuil, 1967. Eco, Umberto, Dire presque la même chose. Expériences de traduction [titre original : Dire quasi la stessa cosa, esperienze di traduzione]. Traduit de l’italien par Myriem Bouzaher. Paris : Grasset, 2007 [2003]. Flaubert, Gustave. Souvenirs, notes et pensées intimes (1840-1841). Site Guinot : http://perso.wanadoo.fr/jb.guinot/pages/Souvenirs.html. (Consulté le 10 octobre 2009). Flaubert, Gustave. Œuvres complètes. 13-16. Correspondance II. (1850-1859). Paris : Club de l’honnête homme, 1974-1976. URL :

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Quelques réflexions sur certains des enjeux de la traduction :

entre théorie et pratique

Estelle VARIOT

Université de Provence, Aix-en-Provence France Résumé : Le but de notre intervention est de présenter certains des objectifs de la traduction et du traducteur, en se fondant sur une pratique quelque peu diversifiée. Elle tente également de mettre en avant l’intérêt de la traduction comme méthode de travail contribuant à son niveau, par les interrogations qu’elle suscite, les critères qu’elle utilise et le message qu’elle transmet ou tente de transmettre, à une meilleure connaissance des langues et de l’environnement socioculturel de ses locuteurs.

Mots-clés : Traduction, plurilinguisme, poésie, langue littéraire, langue-source, langue-cible, éthique, esthétique, édition, linguistique, théorie et pratique de la traduction. Abstract :Our intervention tends to present what the translation or the translator aims to do, by a practice somewhat diversified. It also aims at underlining the interest of translation as a method which contributes, at its level, owing to the interrogations that it generates, the criterions that it uses and the message it transmits or tries to transmit, to a better understanding of languages and of the socio-cultural environment of its speakers.

Keywords : Translation, multilingual, poetry, literary language, source language, target language, ethics, aesthetics, publishing, linguistic, theory and practice of translation.

Lorsque l’on se penche sur l’opération visant à traduire et sur des documents traduits, lexicologiques, littéraires ou plus techniques, anciens ou récents, l’on est naturellement amené à confronter les théories qui accompagnent celle-ci et à définir les termes qui sous-tendent l’ensemble des raisonnements qui y concourent.

Ainsi, il nous semble opportun de reprendre la définition et l’étymologie du verbe français traduire, considéré comme étant d’origine latine ou italienne d’après Le Robert (1995, 2147) et qui dispose d’un sens étymologique dont sont issues deux acceptions – juridique et linguistique :

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1 TRADUIRE […] est emprunté (1480) avec francisation au latin traducere

« conduire au-delà, faire passer, traverser » au propre et au figuré, d’où « faire passer d’une langue à une autre » (voir ci-dessous) […] Le verbe est d’abord relevé dans l’expression traduire en cause et en procès « porter devant justice », avant de prendre pour complément la personne que l’on cite en justice, construit avec devant (1688, La Fontaine) ou en (1835, traduire qqn en justice). Traduire s’est aussi employé jusqu’au XIXe siècle, au sens de « transférer d’un lieu à un autre » (1694).

2 TRADUIRE […], « faire passer d’une langue dans une autre » est

emprunté (1527) pour le sens à l’italien tradurre ou directement au latin traducere (voir ci-dessus). Traduire a tendu à se limiter au sens de « transposer dans une autre langue » d’où traduire un auteur (1636), aux dépens des acceptions plus générales : « montrer sous un certain aspect » (1561), « incarner par des personnages » (1677), reprises au latin par la langue lettrée. Par extension, le verbe a pris le sens abstrait d’ « exprimer, interpréter » (v. 1696) […] (Le Robert 1995, 2147).

Nous précisons que les datations, tout comme les étymologies, varient parfois suivant les sens enregistrés et suivant les ouvrages de référence, ce qui traduit la difficulté consistant à établir avec certitude celles-ci. C’est ainsi que le Lexis Larousse 2009 indique qu’en 1480 est enregistrée l'attestation du terme juridique traduire : traduire qqn en justice, l'appeler devant un tribunal (Lexis Larousse 2009, 1913, col. II). En 1520, traduire est enregistré avec un sens nouveau « traduire un texte, un discours ; les faire passer d'une langue dans une autre » (Lexis Larousse 2009, 1914, col. I).

À noter que cette hésitation quant à l’étymologie est également constatée par Oscar Bloch et Walter Von Wartburg, qui précisent que traduire pourrait également venir de l’italien tradurre dans son acception linguistique (du latin tra ou trans + duco) (Oscar Bloch et Walter Von Wartburg 1996 [1932]). Les substantifs traduction et traducteur semblent dérivés de traduire pris dans son acception linguistique, d’après Le Robert.

Le développement sémantique du verbe correspond à celui de TRADUCTION n. f. qui se spécialise (1543) au sens de « passage dans une autre langue ». Par métonymie, le nom s’applique au texte transposé dans une autre langue (1585, de Verdier) et a développé, en relation avec le verbe, le sens figuré d’« expression, transposition » (v. 1783). (Le Robert 1995, 2147) TRADUCTEUR, -TRICE, n., d’abord emprunté isolément au latin traductor sous la forme traduitor « guide » (XVe s.) a fourni par la suite (1540) un nom d’agent à […] traduire. […] Au sens propre, le traducteur est devenu le

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nom d’une profession, distincte de celle d’interprète car elle ne concerne que l’écrit.

S’agissant de translater et translation, on notera aussi les remarques suivantes :

[l]e moyen français translater « traduire » et « translation » « traduction »,

remplacés par traduire et traduction, se sont conservés avec d’autre sens (-> translater) ; ils ont été empruntés au français par l’anglais (to translate, translation) (Le Robert 1995, 2147).

Le mot translater a, de nos jours, davantage un sens religieux (transport de reliques), juridique ou technique, ce qui témoigne une nouvelle fois de l’adaptation et / ou de l’évolution sémantique des mots aux nécessités et aux besoins de ceux qui les utilisent c’est-à-dire des locuteurs.

Nous nous permettons de signaler, à ce niveau, l’existence en latin de deux verbes assez proches l’un de l’autre -trado, -ere, -didi, -ditum (« faire passer à un autre, transmettre, remettre », « transmettre oralement ou par écrit », « transmettre, enseigner ») et traduco, -ere, -duci, -ductum (« traduire quelque chose dans la langue des Romains ») ainsi que de deux substantifs, traditor, -oris, « traître » ; « celui qui transmet, enseigne » et traductor, -oris (accusatif traductorem), « qui fait passer (de l’ordre des patriciens à l’ordre des plébéiens » [avec un sens restreint, donc] (Gaffiot 1934, 1587-1588). En effet, lors du passage du latin aux langues romanes et notamment du latin à l’italien, on a assisté à la naissance des termes tradittore et traduttore, qui illustrent quelque peu des débats qui ont vu le jour autour de la traduction tels que la fidélité ou l’infidélité partielle qui peut en résulter, et/ou sur la possibilité ou l’opportunité de la réaliser, ou de la finaliser par une édition, suite à sa pratique.

Ainsi, la traduction soulève certaines questions. Elle a, avant tout, une mission d’information, permettant la communication entre plusieurs locuteurs, en particulier de langue différente. Elle dispense, idéalement, le lecteur de l’original mais, dans la pratique, on note chez bon nombre de spécialistes, une volonté (ou une curiosité) de comparer les deux langues par le biais d’éditions bilingues.

Il convient d’ajouter que la traduction est sujette à un degré plus ou moins grand d’interprétation du fait des choix que le traducteur s’impose et qu’il impose, par voie de conséquence, au lecteur. Ces changements amènent également, parfois, certains théoriciens à considérer la traduction

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comme une réécriture car le passage d’une langue à une autre entraîne des changements notables dans la forme et une très / trop grande reprise au compte du traducteur de l’œuvre originale. Cela se produit dans le cas où en privilégiant, je dirais presque à l’excès, l’harmonie ou la vision culturelle et linguistique qui entoure la langue-cible, le traducteur ne maintient plus les caractéristiques propres à l’œuvre originale. Si l’on pousse le raisonnement encore plus loin, l’on passe d’une opération littéraire à une opération artistique mais l’on peut se demander si l’on est face à une traduction ou bien à une (totale) recréation. Tout ceci fait intervenir, on le voit bien, la sensibilité de chacune des personnes qui interviennent dans le processus, depuis l’auteur de l’œuvre originale, jusqu’au traducteur (ou au groupe de traducteurs), sans oublier les réviseurs qui peuvent être des tiers et qui ajoutent une nuance au texte, le personnalise, volontairement ou pas.

On constate également que, quel que soit le domaine dans lequel on traduit, certaines constantes semblent de mise, de façon à obtenir une variante qui soit acceptable, par son respect du sens initial, euphonique et esthétique. Ainsi, les tenants du maintien de « l’enveloppe » originale (la forme, les vers poétiques, la structuration du vers, le nombre de pieds ou les rimes, entre autres) seront confrontés à ceux qui prônent le respect du sens et donc du fond (l’information transmise, la richesse des mots, leur racine). Toutefois, cette opposition est à bien des égards difficile à maintenir de manière aussi « carrée » car, dans de nombreux cas, forme et fond vont de pair (ainsi, la richesse lexicale concourt à l’esthétique du vers ou de la phrase par exemple).

Il est bien évident que la (ou les) traduction(s) varie(nt) en fonction de chacun, traducteur, critique, lecteur, en particulier, et que n’est pas poète qui veut. Il en est certains pour qui c’est inné et d’autres qui développent cet art par une pratique plus ou moins assidue et y prennent de plus en plus goût. Dans tous les cas, cela nécessite travail et rigueur, si l’on veut parvenir à un ensemble harmonieux. Il nous semble, par ailleurs, que la traduction évolue au fil du temps et qu’en reprenant les textes et les auteurs (d’autant plus si on a la chance de pouvoir être en contact avec ceux-ci), on peut aboutir à une variante relativement finalisée. Celle-ci sera forcément différente de la forme initiale puisque chaque langue correspond à une vision donnée d’un peuple (Atelier. Traduciton et Plurilinguisme, 14/2005) ; néanmoins, elle correspondra progressivement à une vision particulière d’une autre communauté, celle du traducteur qui utilise sa perception et sa propre expérience pour tenter de faire passer au mieux le message originel.

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De plus, les relectures successives permettent de relever un certain nombre de points qui étaient passés inaperçus de prime abord. Je me fonde pour cela sur certaines traductions que j’ai été amenée à faire assez récemment (seule ou avec des étudiants du Bureau de Traductions que je dirige), dans le domaine poétique, d’auteurs roumains (de Roumanie ou de République de Moldavie ; en ce moment, plus particulièrement, Elena Liliana Popescu ou Vasile Romanciuc) et qui ont été publiés ou sont en cours de finalisation. Les corrections et révisions, ainsi que les interrogations sur la polysémie des mots, sur le choix à effectuer entre des mots de même étymologie ou des synonymes, entre des termes synonymes qui interviennent à divers moments du texte et qui nécessitent des réajustements pour maintenir la justesse de la traduction et son harmonie, sont à prendre en compte. Celle-ci s’obtient aussi dans certains cas par le renoncement à certaines rimes forcées ou aux éléments qui ne maintiennent pas les mêmes connotations ou toutes les acceptions du texte original.

Par ailleurs, ces mises en parallèle dans une langue comme dans l’autre, au travers des synonymes, antonymes et homonymes, témoignent de la richesse de chaque langue et constituent un « patrimoine » qu’il est nécessaire de maintenir et, si possible, de vitaliser. Au cours des siècles, beaucoup de théories se sont succédé concernant les processus de création d’une langue, interne (dérivation, suffixation) et externe (calque, emprunt, entre autres) et ont été exemplifiés par les puristes ou les réformateurs. Là encore, il me semble que la langue, par son lexique, témoigne de sa capacité à innover tout en restant elle-même, sans se forcer. On peut citer, à ce niveau, les emprunts de nécessité qui proviennent souvent d’un fond commun hérité (dans le cas des langues romanes, c’est souvent le latin ou le grec), qui sont adaptés suivant les règles spécifiques à une langue donnée et maintenus dans le lexique, tandis que d’autres, qui sont plus artificiels ou qui sont perçus comme répondant à un phénomène de mode, mettent plus de temps à être assimilés ou sont connotés.

De manière générale, les choix faits par le traducteur renvoient à un contexte propre à une communauté ou, de manière plus restreinte, à un individu qui a son identité et son expérience / son vécu qu’il retransmet, de manière consciente ou pas, dans ses écrits. En matière littéraire et, dans toute chose en général, il n’existe pas une seule manière de traduire ou d’opérer. Par contre, certaines tendances sont présentes et varient suivant la catégorie de traducteur à laquelle on appartient. En effet, le résultat, c’est-à-dire la traduction, est différent d’une personne à l’autre car chaque

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traducteur fait appel à sa propre sensibilité, à son ressenti, en transmettant, à un moment donné, l’œuvre d’un autre et son environnement.

Un traducteur n’envisagera sans doute pas non plus de la même manière une traduction d’un auteur français ou francophone et celle d’une personne appartenant à une autre aire linguistique, notamment non romane. Les attentes seront différentes, de même que la confrontation des idées. En effet, passer d’une langue à une autre est une étape bien moindre si la vision des deux peuples exprimée par le biais des locuteurs (auteur / traducteur) a davantage de similitudes. Dans le cas contraire, il apparaît qu’il y aura une difficulté supplémentaire causée par le dépaysement qui consiste à transférer dans l’imaginaire de la communauté d’expression du traducteur le message de l’auteur. C’est un défi à relever de plus qui donne aussi son intérêt car, si l’on ne traduit ou fait que des choses faciles, il n’est pas possible de progresser et d’en apprendre de nouvelles. Néanmoins, même dans le cas où deux peuples disposent d’affinités importantes, du fait d’un contexte historique ancien rendu favorable par une amitié réciproque et bien réelle (telle que celle qui existe entre les peuples français et roumain), la traduction n’est pas chose facile. Certains monuments de la littérature roumaine (tels que Mihai Eminescu) ou française (Victor Hugo, Rimbaud), notamment, nécessitent qu’on pénètre dans l’intimité de l’auteur original et qu’on s’identifie à lui de façon à transmettre son message véritable et le plus complètement possible par un véritable « acte d’amour » [apud Aurelia Rusu (2009), connue et reconnue pour son activité liée à l’étude de l’œuvre de Mihai Eminescu], la traduction.

Nous ajouterons que le « résultat » obtenu, lors de la traduction, sera également, dans tous les cas, fonction des moyens techniques que le traducteur aura à disposition, et des contacts que celui-ci pourra entretenir avec l’auteur du document-source, qui lui permettront d’exprimer au mieux la pensée de ce dernier et de valoriser à la fois l’original et la traduction. L’objectif ultime de celle-ci est bien qu’elle n’apparaisse pas comme une traduction et qu’elle passe inaperçue, afin qu’elle soit appréciée comme une opération esthétique et même artistique, avec toute la difficulté qui en résulte.

Les théories relatives à la traduction (Atelier. Traduciton et Plurilinguisme, 7/2002) montrent qu’au fur et à mesure que l’activité de traduction se développe l’on est amenés à faire des ajustements qui ont des répercussions ou des retentissements sur d’autres disciplines connexes qui traitent de la langue, en particulier, et qui ne sauraient être différenciées quand on traite de la traduction dans toute sa profondeur. Pour reprendre

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les théories en usage, qui accordent respectivement davantage d’importance à la langue-cible ou à la langue-source (souvent maternelle), il nous semble donc particulièrement intéressant de tenir compte du poids que revêt chaque langue dans la traduction, ainsi que de la possibilité ou pas, supposée et / ou plus ou moins réelle, de traduire certaines œuvres ou parties de création et, en particulier, de la poésie. De la même manière, le traducteur gardera en mémoire, durant tout le processus de traduction, le fait que le travail sur une langue implique également une attitude qui a un objectif esthétique. S’agissant de la langue dans laquelle on doit traduire, là aussi, il existe un débat qui n’est pas clos. En effet, des traducteurs considèrent qu’étant donné qu’il faut un niveau de connaissances le plus proche possible dans les deux langues, on peut traduire, ponctuellement ou plus régulièrement, dans l’une ou l’autre de ces langues. Dans le premier cas, celles-ci deviennent, toutes deux, langues de spécialité, de manière graduelle.

D’aucuns considèrent assez aisément la traduction comme une discipline à part, qui bénéficierait de ses propres théories, qui vivrait en « autarcie » par rapport à d’autres notamment et qui ne jouirait pas du même statut que celles-ci. Cependant, comme nous le voyons chez bon nombre de traducteurs, la traduction est liée de manière indéfectible à la langue, dont elle permet d’analyser les contours et les caractéristiques, les points de convergences et les différenciations, ainsi que les moyens d’enrichissement et d’assimilation. C’est dans ce contexte qu’il semble nécessaire de réaffirmer qu’elle éclaire par bien des aspects la linguistique et, particulièrement, la linguistique comparée et qu’elle devrait naturellement bénéficier du même rayonnement que d’autres.

L’aspect esthétique de la langue a été mis en avant par bien des lettrés, linguistes et hommes ou femmes de science, de par le monde, et va de pair avec l’évolution des sociétés et des mentalités. C’est ainsi que la langue est souvent associée, au cours de son histoire, à la littérature, aux mouvements d’affirmation régionale et à la volonté de création d’une littérature à vocation souvent nationale. Ainsi, on ne peut nier que, d’un point de vue historique, l’activité de traduction, par les copies et le développement de l’imprimerie, a contribué à une meilleure connaissance des œuvres anciennes et des auteurs grecs, latins, en particulier, que ce soit dans la Romania orientale ou occidentale. La fragmentation du latin et sa différenciation, par son mélange avec différents substrats, a permis l’apparition des langues romanes. Toutefois, c’est la prise de conscience progressive que les œuvres anciennes (notamment à caractère religieux,

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historique ou juridique) et la langue usitée à tous les niveaux de l’Administration n’étaient plus comprises par la population qui a poussé les différentes puissances en place à adopter des mesures visant à consacrer l’usage des langues dites « vulgaires » ou « rustiques », en lieu et place du latin et du grec, et à consolider leur position.

Il s’en est suivi une augmentation du nombre de traductions de tous les actes et œuvres dans ces langues, afin d’accroître la connaissance d’abord chez les élites, puis dans les classes moyennes, avant de toucher le peuple entier. De la même manière, les questions que se sont posées les traducteurs ont permis des avancées significatives en matière lexicographique (XVIIe, XVIIIe siècles, notamment) et linguistique, par la découverte du sanskrit, par exemple, et les descriptions de plus en plus précises des langues, romanes en particulier, qui ont d’ailleurs abouti, par moments, à une certaine épuration de la langue. L’activité des traducteurs ne peut donc être séparée des autres branches de la linguistique qui ont permis de donner un éclairage nouveau et d’exemplifier certaines données. Certains mouvements européens tels que la Renaissance et l’humanisme ont permis l’éclosion de certains talents et l’élaboration d’ouvrages fondamentaux tels que l’Encyclopédie (Diderot et d’Alembert), en France ou Lexiconul de la Buda (dans l’Ardeal), par exemple. Des personnalités roumaines telles que le Prince savant Dimitrie Cantemir qui a mis en évidence la latinité de la langue roumaine, ont aussi permis la réorientation des Pays Roumains vers la Latinité après des siècles d’influences dites orientales (slaves, byzantines, ottomanes), par l’École latiniste de Transylvanie, à laquelle ont fait suite d’autres mouvements tels que « Dacia literară » ou « Convorbiri literare ». Le travail de traduction quel qu’il soit, même si son but premier n’est pas de faire de la linguistique, est donc foncièrement lié à celle-ci et tient compte fondamentalement de chacune des deux langues en discussion qui seront utilisées par le traducteur.

Si je me réfère à des ouvrages (ou parties d’ouvrages) que j’ai traduits sous la direction du Professeur Valerie Rusu1, l’un des enjeux de la traduction consiste également à transmettre un message et le savoir de l’auteur à une autre communauté. Le choix du texte ou de l’ouvrage à traduire est donc un élément à prendre en considération également. Si l’on prend, par exemple, Histoire de la langue roumaine d’Ovid Densuşianu, (1997), je dois dire qu’il me tient particulièrement à cœur car il constitue ma première expérience en tant que traductrice littéraire (auparavant, j’avais

1 Linguiste et dialectologue, mon Directeur de thèse, décédé depuis peu.

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fait des traductions techniques), puisque j’ai traduit les notes de V. Rusu. Celles-ci consistaient en des précisions, des ajouts et des mises à jour bibliographiques de l’ouvrage de Densuşianu. Cet auteur particulièrement important pour la philologie roumaine s’est attaché à décrire l’évolution du roumain des origines jusqu’au XVIe siècle, en mettant en évidence les différents éléments qui ont contribué à son modelage (élément autochtone, latin, slave, influences orientales), en décrivant les particularités des premiers textes roumains des points de vue morphologique, phonétique, sémantique entre autres et en présentant leurs évolutions en roumain moderne.

Un second ouvrage me semble pertinent à mentionner de par son titre, sa composition et sa présentation, et par la personnalité de son auteur : Mic dicţionar folkloric [Petit dictionnaire folklorique] de Tache Papahagi, et je vais m’en expliquer.

Papahagi2, qui connaissait lui-même de nombreuses langues, insiste sur la notion de folklore qui permet, de son point de vue, de connaître réellement un peuple, car le folklore émane de celui-ci et transmet des valeurs et des coutumes ancestrales qui trouvent des connexions, des liens, des divergences ou des convergences au gré des lieux, des pays et des continents, par le biais des citations utilisées et laissées en langue originale, avec en parallèle leur traduction. Les 101 thèmes traités dans l’ouvrage illustrent cette richesse du fonds folklorique roumain et participent à ce que nous pensons être un patrimoine commun qu’il est nécessaire de sauvegarder, d’autant plus quand il est issu de variétés de langues peu usitées ou disposant de peu de locuteurs. Dans la traduction d’un ouvrage technique tel que celui-ci, qui se présente sous la forme d’un dictionnaire, il est apparu nécessaire de maintenir certains éléments dans la langue d’origine telles que les entrées et nous avons cherché un équivalent pour chacune d’elles en français. L’ordre d’apparition a été conservé afin de maintenir la cohésion de l’œuvre qui révélait également le cheminement de la pensée de l’auteur.

2 Linguiste, ethnologue et folkloriste roumain, Papahagi est né en Grèce – Avdela, dans les montagnes de Pind –, en 1892, et mort à Bucarest, en 1977. Licencié de la Faculté des lettres et de philosophie de Bucarest (1916), conférencier, professeur et docteur (1925), il a publié des articles dans la revue « Grai şi suflet » et réalisé des études ethnographiques, folkloriques et linguistiques. Son activité ainsi que ses études renvoient à la communauté aroumaine dont il est issu et qu’il a contribué à mieux faire connaître.

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Ceci amène à faire un lien avec le bilinguisme et le plurilinguisme des personnes qui traduisent, qui est foncièrement différent de l’acception souvent en usage dans la vie de tous les jours où il est très rare que l’un ou l’autre règne réellement. Ce qui est intéressant à noter également c’est que les traducteurs eux-mêmes ont parfois tendance à se spécialiser dans un domaine spécifique, de prédilection, littéraire, technique, poétique et mettent ainsi à profit leur expérience pour développer leur technique de traduction. Le fait d’avoir des connaissances passives dans telle ou telle langue peut aussi les aider à développer un sens intuitif qui leur sera utile pour mieux appréhender une partie des difficultés. Il apparaît de manière assez évidente que, à côté de certains critères tels que le respect du fond, de la forme, il en existe d’autres qui varient et se modèlent en fonction de l’œuvre à traduire. Ils requièrent de ce fait toute la capacité du traducteur à s’adapter afin de visualiser au mieux les spécificités de l’écriture de l’auteur. C’est ainsi qu’on différenciera les traductions techniques qui doivent se conformer à des protocoles (procédures et justifications, par exemple) des domaines de spécialité utilisant un jargon spécifique (juridique, médical, journalistique, entre autres) qui, pour être entendu ou compris, doit lui-même respecter (et être en harmonie avec) les documents semblables ou de la même catégorie. On aura également à cœur, pour une œuvre littéraire en prose ou en vers, de mettre en évidence les tournures utilisées, les effets de styles et autres images ou normes que l’auteur a pu utiliser pour mettre en valeur sa création. À ce niveau, il convient d’aborder aussi l’autotraduction, puisqu’il peut arriver que des personnes traduisent elles-mêmes leurs propres œuvres.

La question de l’auto-traduction de ses œuvres est d’importance car, comme dans tout bilinguisme, il est très difficile (si ce n’est impossible) d’obtenir le même niveau de langue et la même richesse dans plusieurs langues et dans tous les domaines. C’est la raison pour laquelle certains décident de faire confiance à une autre personne qui s’efforce de rendre au mieux l’original par ses connaissances et son propre environnement linguistique. Ceux-ci, conjugués quand cela est possible avec ceux de l’auteur, permettent une meilleure harmonie entre la forme originale et sa variante. Il faut également souligner le fait que, dans un certain nombre de cas, des auteurs préfèrent ne pas se traduire eux-mêmes car ils sont moins à l’aise dans la langue-cible. Toutefois, il est avéré que, fréquemment, cette crainte n’est pas justifiée (des auteurs, tels que Mircea Eliade, n’ont pas souhaité écrire leur œuvre en français, par exemple, ou très peu, alors que leur niveau était très élevé ; d’autres, tels que Nicolae Iorga, étaient réputés

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pour leur maîtrise de nombreuses langues). Nous dirons, à ce niveau, que cette crainte peut, de manière souhaitable, permettre ou autoriser une implication de l’auteur différente par l’avis qu’il donne ou les observations qu’il fait sur les choix de traduction effectués par le traducteur, aux différents stades de celle-ci.

Un autre choix consiste pour un auteur à renoncer à créer dans une autre langue que la sienne, afin d’éviter de possibles contaminations linguistiques. La circulation des mots et des connaissances, la mondialisation des techniques, ainsi que les effets de mode facilitent souvent ces contaminations partielles, volontaires ou non, entre deux systèmes linguistiques et culturels différents. Ceci est d’ailleurs renforcé quand on assiste à des contaminations entre deux langues sœurs (français et roumain, par exemple), toutes deux influencées par le latin et le grec, notamment pour ce qui est de l’enrichissement lexical (bon nombre de préfixes, suffixes et racines proviennent de ces deux dernières langues).

L’intérêt de la traduction et du traducteur consiste, par conséquent, à savoir trouver un équilibre nécessaire entre identité et altérité ou, si l’on préfère, entre appropriation et distanciation, afin de transporter le lecteur dans une autre ambiance sans toutefois « casser » le charme que transmet l’œuvre originale.

La spécificité du traducteur, sa formation, et la manière dont il envisage lui-même la traduction, sont également à relever, étant donné que les indépendants, les personnes qui travaillent pour des organismes régionaux, nationaux ou internationaux, ou celles qui sont issues de l’Université, n’utiliseront pas toujours les mêmes critères et ne leur accorderont pas systématiquement la même importance. Il est nécessaire à ce stade d’établir une distinction entre les personnes qui dépendent directement du marché (délais requis et attentes des clients) et celles qui pratiquent cette activité sans en exclure d’autres. Le cas des enseignants-chercheurs d’Université est, dans ce sens, à prendre en compte, car les filières linguistiques se décomposent, d’une part en L.E.A. (langues étrangères appliquées) qui associent deux langues à un même niveau et un domaine d’application qui peuvent déboucher sur des DESS (Master professionnel) ou l’intégration d’une école de traduction et, d’autre part, en filières classiques (langue et littérature), qui peuvent à l’issue d’une maîtrise être continuée par un DEA (Master recherche) ou un doctorat qui sanctionne le plus haut niveau d’étude en langue (bac + 8). [Nous ne développerons pas ici les concours dits du second degré (CAPES et Agrégation), pour lesquels certaines disciplines (telles que le roumain, par

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exemple), en France, ne disposent pas de concours propres]. Il nous semble important de souligner, à ce niveau, que toutes les personnes qui traduisent, quelle que soit leur filière d’origine, concourent à la reconnaissance de la traduction, et à sa valorisation en tant que discipline « interculturelle ».

Il apparaît également opportun de mentionner le parallèle qui peut être fait avec d’autres activités, telles que la translittération / transcription d’un alphabet à un autre, qui peuvent être adjacentes et susciter des interrogations similaires. Ne serait-ce que pour le roumain (mon domaine de spécialité), puisque si l’on traite des textes anciens jusqu’en 1866, nombreux sont ceux qui sont rédigés en alphabet cyrillique (à partir des XVe-XVIe siècles, premiers textes conservés) jusqu’au XIXe siècle (alphabet cyrillique de transition, en Valachie et en Moldavie, notamment (en Transylvanie, certains ouvrages, notamment ceux qui sont issus des travaux de l’École latiniste, sont rédigés en alphabet latin). La transcription des voyelles et des consonnes, d’un alphabet à l’autre pose parfois des problèmes car la réalité phonétique ne correspond pas toujours à la réalité graphique, d’autant plus que la normalisation de la langue roumaine littéraire s’effectue dans le courant du dix-neuvième siècle et que l’on assiste donc à la coexistence de diverses variantes dans un même original, mis à part l’existence de doublets (Variot 1996, 1494). Ceci impose là encore des choix au lexicographe à un moment donné qui rappellent, parfois, ceux que peut effectuer le traducteur dans la tâche qu’il accomplit, puisque le dictionnaire a également un rôle normatif et nécessite en vue de son élaboration le respect d’un certain nombre de critères.

C’est ainsi que nous reviendrons à l’éthique de la traduction, en rappelant que toute traduction requiert la mise en place de critères « déontologiques » afin de parvenir à un résultat qui corresponde à des normes et qui variera en fonction du genre de traduction. Une traduction du domaine juridique, par exemple (par traducteur assermenté figurant sur une liste d’experts ou agréé ponctuellement) devra respecter des règles de conformité absolue avec l’original et également contenir les formulations en usage dans le domaine (ce que l’on a appelé ci-dessus le « jargon »). Toujours est-il que ce sont ces formulations qui assureront le crédit de la traduction et son caractère harmonieux car ils correspondent aux attentes d’un certain public, averti, les magistrats et forces de police, en particulier.

De manière plus générale, l’éthique en matière de traduction, de notre point de vue, correspond à une sorte de voile léger, le plus léger possible qui enveloppe toute traduction et qui lui permet de n’être ni plus,

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ni moins qu’une œuvre sortie de son harmonie originale pour en trouver une autre dont on ne perçoit pas la présence et qui « respecte », bien entendu, l’auteur original et sa création.

Dans cet article, nous avons souhaité présenter des aspects et enjeux de la traduction et ses potentialités en première ou en ultime intention, et mettre en avant la nécessité d’adopter et d’adapter des critères en matière de traduction, car ils diffèrent, suivant le document et l’auteur à traduire, et suivant le public visé. Cette intervention a également eu pour objet de mettre en lumière les liens que l’on peut établir entre la traduction et d’autres activités connexes et, ce faisant, d’insister sur l’intérêt des approches pluridisciplinaires. Nous espérons que ces quelques réflexions auront concouru à éclairer le lecteur sur certaines spécificités du travail de traducteur et sur l’intérêt que procurent la traduction et l’acte visant à traduire, et à proposer quelques pistes supplémentaires pour répondre à la thématique de ce colloque sur les « (En) Jeux de la traduction ».

Références bibliographiques Atelier « Traduction et Plurilinguisme ». Travaux de l’Equipe d’Accueil 854, de l’Université de Provence. Responsable du numéro « Etudes Romanes » : E. Variot. Sous la direction de V. Rusu. Aix-en-Provence : n°7 (2002). Atelier de « Traduction et Plurilinguisme ». Travaux de l’Equipe d’Accueil 854. Responsable du numéro « Cahiers d’Etudes Romanes » : E. Variot. Aix-en-Provence : n°14 (2005). Bloch, Oscar, Von Wartburg, Walter. Dictionnaire étymologique de la langue française. Paris : Presses universitaires de France, 1996 [1932]. Densuşianu, Ovid, Histoire de la langue roumaine, ediţie critică şi note de V. Rusu, prefaţă de B. Cazacu, Editura « Grai şi suflet – Cultura naţională », Bucureşti, 1997, 1046 p. [traduction en français des notes de V. Rusu par Estelle Variot]. Dubois, J. (dir.). Lexis. Le dictionnaire érudit de la langue française. Paris : Larousse, 2009. Gaffiot, François. Dictionnaire latin-français. Paris : Hachette, 1934. Papahagi, Tache. Petit dictionnaire de folklore. Glanures flokloriques et ethnographiques comparées. Traduction intégrale en français par E. Variot, d’après l’édition roumaine, soignée, notes et préface par Valerie Rusu. Bucarest : Éd. « Grai şi suflet-Cultura Naţională », 2003. Rey, Alain (sous la direction de). Dictionnaire historique de la langue française. Tome 2. Paris : Dictionnaire Le Robert, 1997. Variot, Estelle, Un moment significatif de l’influence française sur la langue roumaine : le dictionnaire de Teodor Stamati (Iassy, 1851). Thèse de doctorat, 1996. Directeur : V. Rusu. Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 1997.

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Pratiques (en marge) de la critique des traductions

Muguraş CONSTANTINESCU

Université « Ştefan cel Mare », Suceava Roumanie Résumé : Équivalent de la critique littéraire dans l’histoire et la théorie de la traduction, la critique des traductions, proposée avec conviction par Antoine Berman comme discipline à part entière, n’a pas encore d’existence réelle dans la pratique des revues et magazines littéraires. La réflexion traductologique en donne quelques repères et illustrations, propose quelques pistes, mais ne va pas plus loin. En échange, on trouve autour et en marge de cette discipline, pas encore vraiment constituée, une série de formes et pratiques d’analyse et d’évaluation du texte traduit, confronté à l’original et à d’autres versions, du genre « commentaire » et « chronique », qui prépare le terrain pour son développement. Par certaines « exégèses » et « études », qui sont, à l’origine, des thèses de doctorat, la critique des traductions est bien approfondie. Dans le présent article, l’auteur se propose une analyse de quelques pratiques en marge de la critique des traductions dans l’espace roumain et francophone en milieu universitaire et littéraire, se donnant pour but d’éclairer ce phénomène important et (dé)valorisant pour la traduction et le traducteur.

Mots-clés : Critique littéraire, critique des traductions, analyse, évaluation, pratiques. Abstract : Translation criticism, the equivalent of literary criticism in the history and theory of translation, though convincingly put forward by Antoine Berman as a discipline in its own right, has not yet acquired a real existence in the practice of literary journals or magazines. Reflections on translation have offered some landmarks, illustrations, even directions, but they have never got very far. In exchange, we can find all around and along the borderland of this not yet fully-fledged discipline, a series of forms and practices of analysis and evaluation of the translated text as contrasted to the original and the other versions, like commentary or chronicle, which pave the way for its development. By means of exegeses or studies, which have originally been doctoral theses, translation criticism is thoroughly taken into account. In the present article, the author aims at analyzing several practices on the fringes of translation criticism in the Romanian (French-speaking) literary and academic world, in order to enlighten this important and (de)valorizing phenomenon for both translation and the translator.

Keywords : literary criticism, translation criticism, analysis, evaluation, practices.

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Équivalent de la critique littéraire dans l’histoire et la théorie de la traduction et vivant dans l’entourage de la première, la critique des traductions, proposée par Katharina Reiss (2002) en Allemagne dans les années 70 et par Antoine Berman (1995) en France vers les années 90 comme discipline à part entière, n’a pas encore, à notre avis, d’existence réelle dans la pratique des revues et magazines littéraires, ni dans les périodiques traductologiques où, souvent, la traduction littéraire trouve déjà une place bien mince. Mais devant une pratique de la traduction croissante, imposée par le marché éditorial, devant une qualité des traductions non pas toujours très bonne, il se pose de plus en plus le problème d’une évaluation des traductions, d’une critique « productive » ou « constructive », qui puisse contribuer à l’amélioration des traductions futures.

Dans la plupart des cas, la production éditoriale contient plus de titres de textes traduits que d’originaux, un lecteur moyen lit dans sa vie plus d’œuvres traduites que d’originales. Et, malgré cela, la critique littéraire des œuvres autochtones ou étrangères a une grande ampleur, tandis que celle qui juge les traductions en tant que processus traduisant et produit traduit est plutôt rare. La réflexion traductologique en donne quelques repères et illustrations, propose quelques pistes mais ne va pas plus loin.

En échange, on trouve autour et en marge de cette discipline, pas encore vraiment constituée, une série de formes et pratiques d’analyse et d’évaluation du texte traduit, confronté à l’original et à d’autres versions, du genre « commentaire », lié au domaine didactique, « chronique », liée à la presse littéraire, « essai », lié à la théorie non institutionnalisée, qui préparent le terrain pour son développement. Un exemple comme celui d’Henri Meschonnic, qui pratique avec ferveur une virulente critique des traductions, ne peut pas être ignoré (Meschonnic 1999). Par certaines « analyses », « monographies », « exégèses » et « études », qui sont, à l’origine, des thèses de doctorat, des travaux et actes de colloques, la critique des traductions est pratiquée et approfondie du côté de l’université.

Dans notre communication, nous nous proposons une analyse de quelques pratiques en marge de la critique des traductions dans l’espace roumain et francophone, en milieu universitaire et littéraire, nous donnant pour but d’éclairer ce phénomène important et (dé)valorisant pour la traduction et le traducteur.

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Et pour cela nous allons commencer par formuler quelques questions concernant l’auteur et le destinataire de cette critique, son but, ses modèles, ses formes, sa dissémination, le contexte de son développement, avec l’espoir de formuler les bonnes questions.

Si le but principal de la critique littéraire des œuvres originales, accueillie par la presse littéraire, est de porter un jugement de valeur mais aussi d’orienter et d’aider le lecteur dans ses choix et moins d’améliorer le style et l’écriture d’un écrivain, la critique « productive » des traductions semble avoir comme but principal d’améliorer une traduction future du même ouvrage – ce qu’on appelle une retraduction – ou d’améliorer dans l’avenir l’activité traduisante du traducteur. Mais elle est plus que la critique du traducteur et de ses compétences linguistiques, ses talents et don littéraires, elle est également critique d’une mentalité sur la traduction, d’une vision éditoriale, de l’évolution d’une langue, d’un contexte culturel accueillant ou non etc.

Comme Antoine Berman le dit dans son ouvrage militant dans ce sens, le but général en serait d’« énoncer les principes d’une retraduction de l’œuvre concernée », de « préparer le plus rigoureusement possible l’espace de jeu de la retraduction ». (Berman 1995, 97)

Il est difficile d’apprécier dans quelle mesure le lecteur non spécialiste est aidé dans ses choix de lecture des textes traduits par la critique des traductions déjà très rare dans la presse littéraire et dans quelle mesure une analyse « technique », de spécialité, d’une version, publiée dans la presse traductologique universitaire, lui soit vraiment accessible, l’attire et l’intéresse. À la question « Dans quel type de publication faut-il accueillir la critique des traductions ?», la réponse semble aller du côté de la presse littéraire qui juge, évalue, hiérarchise aussi les œuvres originales et qui comporte souvent des rubriques du genre « Critiques – livres étrangers », « Domaine étranger », « Chronique des traductions », « Méridiens », etc.

Dans de telles publications, ces formes, même atténuées et pas très rigoureuses, de critique des traductions se trouvent dans un contexte favorable et ont assuré une bonne dissémination auprès d’un public, en général, cultivé mais assez restreint.

En ce qui concerne la dissémination, on ne peut pas laisser complètement de côté les émissions de radio et de télévision qui ont comme objet les livres en général et moins la traduction en tant que manière de traduire, mais où les livres traduits trouvent leur place. Elles s’adressent,

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sans doute, à un public plus large et plus pressé que celui de la presse littéraire.

Le problème plus récent des blogues, où l’on peut trouver des commentaires et allusions à des traductions et à la manière de traduire est à prendre en compte avec la réserve que là nous avons affaire à une forte subjectivité et, en général, à un manque de systématisation + systématicité.

En revenant à la réflexion traductologique, plusieurs noms et idées sont à retenir.

Dans son ouvrage sur les possibilités et les limites de la critique des traductions, Katharina Reiss (2002) parle tantôt de « critique constructive des traductions » (18), tantôt de « l’objectivité» et de la « pertinence » de cette critique (18). Pour elle, la critique des traductions doit « constater objectivement […] si la traduction restitue pleinement en langue-cible le contenu du texte-source » (18) ; la traductologue allemande réclame dans l’esprit d’une critique constructive que les « critiques ponctuelles des choix faits par le traducteur soient assorties d’une contre-proposition » (18). Et, comme trop souvent, la tendance dans le jugement des traductions est d’en relever les fautes, Reiss exige de la part d’une critique fondée sur la comparaison avec l’original la mise en lumière des bonnes solutions et la motivation convaincante des appréciations, fondées sur des « critères solides et objectifs » (31).

Pour elle, le véritable traducteur se doit de transmettre en langue-cible le vouloir-dire de l’auteur « de manière vivante et naturelle » de réaliser ce qu’on appelle une « traduction normale », c’est-à-dire « l’opération par laquelle on tente d’élaborer en langue-cible un texte équivalent au texte-source sans rien retrancher, sans rien ajouter ni distordre » (33, nous soulignons).

En ce qui concerne l’idée d’une « critique objective », Reiss la comprend comme la critique qui refuse l’arbitraire des appréciations et est pratiquée par quelqu’un qui a le devoir « d’expliciter les raisons de toute appréciation, positive ou négative, et d’étayer son propos par des exemples » (16). Sur ce dernier point, la traductologue allemande insiste sur la nécessite d’assortir la critique négative d’une proposition de solution meilleure.

Pour pouvoir parler d’une « critique pertinente des traductions » (79), Reiss exige des critères objectifs et une nette distinction entre critique des textes et critique des traductions. Mais, selon sa vision de la traduction, où le but, le « skopos » est déterminant, cette armature de normes et principes sera, en fait, modulée en fonction du but et du destinataire de la

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traduction et selon le type de texte ; un texte pour la jeunesse sera, croit Katharina Reiss, plus facilement adapté lors de sa traduction qu’un texte proprement littéraire ou expressif et le critique doit en tenir compte et juger la traduction en fonction de son but. Une telle vision sur la critique des traductions pourrait être considérée avec des réserves, car la règle d’or du traduire, énoncée au début de l’ouvrage – « sans rien retrancher, sans rien ajouter ni distordre » (33) – semble ne plus fonctionner dans certains cas, où le but de vulgariser ou abréger un ouvrage permet des modifications d’omission, ajout ou distorsion, plus ou moins importantes.

Dans certains de ses ouvrages, études et articles, Michel Ballard propose de brillantes et pertinentes « analyses » de traduction qui s’inspirent de l’ancien « commentaire » de texte (Ballard 2007), tout en le dépassant. Le traductologue d’Arras ne croit pas au travail brouillon, instinctif et propose que la traduction soit accompagnée d’un « travail préparatoire d’exposition, de décomposition et d’analyse » (7) où la théorie et les règles du jeu trouvent leur place et contribuent à une analyse intelligente :

Ce n’est pas la seule pratique instinctive de la traduction qui peut y parvenir, il faut objectiver des processus, prendre conscience des différences, les identifier, les nommer. C’est par la nomination, par l’utilisation d’une terminologie spécifique, que l’on comprend et assimile un objet de connaissance et une pratique. (2007, 7)

Ailleurs, l’intérêt de Ballard (2004) se porte sur le binôme correct / incorrect, qui exprime bien la tension entre les critères d’acceptabilité de la traduction et constitue le bon point de départ pour des analyses de textes traduits. En étudiant des phénomènes liées au décalage de l’équivalence, Ballard s’interroge si pour tel effacement ou tel étoffement on doit critiquer la traduction, la juger fautive ou, au contraire, prendre en compte le caractère idiomatique obtenu par des décalages justifiés ou justifiables. Les critères fondamentaux pour en juger restent le sens et les effets de style et, de plus en plus souvent aujourd’hui, le fait de solliciter les « capacités d’accueil » de la langue d’arrivée (Ballard 2004, 17), ce que Jean-René Ladmiral nomme quelque part, les « possibles latents qui sommeillent encore captifs dans le jardin intérieur des possibles de la langue » (2000, 15).

Dans son ouvrage, déjà évoqué comme un point de repère incontournable, Berman s’attaque à l’idée préconçue que la critique des traductions « semble signifier seulement l’évaluation négative d’une

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traduction », qu’elle semble destinée surtout à « révéler de graves changements de registres, bref, des processus de perte » pour attirer l’attention que : « Cela renvoie, bien au-delà de la traduction, à une dualité inscrite dans la structure même de l’acte critique. Jamais on ne pourra évacuer de cet acte toute négativité. » (1995, 38).

Pour atténuer ce préjugé et nuancer une possible perception sur la critique, il invoque l’idée de Friedrich Schlegel, le père fondateur de la critique moderne, qui réserve le mot « critique » à l’analyse des œuvres de « qualité » et emploie celui de « caractéristique » pour l’étude et évaluation des œuvres médiocres ou mauvaises et constitue de la sorte un bon modèle à suivre (1995, 38).

Le plaidoyer de Berman en faveur de la « positivité » dans et de la critique littéraire, qui s’étend également sur celle des traductions est bien convaincant, lorsqu’il soutient que les œuvres ont besoin de critique pour « se communiquer, pour se manifester, pour s’accomplir et se perpétuer », que, tout simplement, elles ont besoin « du miroir de la critique » (1995, 39).

Un autre argument pertinent apporté par Berman pour soutenir l’idée de la nécessité d’une critique des traductions est leur parenté structurelle, car toute traduction suppose une lecture, une distanciation, un regard critique de l’original : « La critique d’une traduction est donc celle d’un texte qui, lui-même, résulte d’un travail d’ordre critique. » (1995, 41) [l’auteur souligne]. Cet aspect critique de la traduction est plus appuyé encore lorsque la traduction est re-traduction, car, dans ce cas, elle est implicitement ou non « critique » des traductions précédentes parce qu’elle les « révèle » comme traductions d’une certaine époque, d’un certain état de la littérature, de la langue, de la culture, mais elle peut aussi attester qu’elles sont soit déficientes, soit caduques.

Passant en revue les diverses formes d’analyse, ponctuelle ou globale, du texte traduit, les formes de jugements portés sur la traduction, Berman (1995, 43-63) arrive à la conclusion qu’elles manquent de méthode et de forme spécifique et que, en général, ces formes sont intégrées à l’histoire de la littérature, à son étude et ne forment pas une discipline à part entière. Il propose son esquisse de méthode pour une critique des traductions qu’il illustre ensuite par son analyse sur un poème de John Donne. Dans son esquisse d’une méthode, Antoine Berman (1995, 64), propose comme première étape la lecture et la relecture de la traduction, suivies des lectures de l’original. Une autre étape serait de se renseigner sur le traducteur (s’il est français ou étranger, s’il exerce le métier de traducteur ou a un autre métier, s’il est aussi auteur, s’il est bilingue, s’il est

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polytraducteur, quels sont les ouvrages qu’il a déjà traduits, s’il a écrit sur les ouvres traduites, s’il a écrit sur sa pratique de traducteur. Dans cette esquisse de méthode entre également la connaissance de la position traductive – sorte de compromis entre la pulsion de traduire, la tâche de la traduction, la manière dont le traducteur internalise le discours ambiant sur le traduire – le projet de traduction et l’horizon du traducteur. Si le projet de traduction concerne le mode de traduire – anthologie ou recueil entier, édition bilingue ou monolingue, édition avec ou sans paratexte – l’horizon du traducteur concerne les paramètres langagiers, littéraires, culturels et historiques qui déterminent le sentir, l’agir et le penser du traducteur.

L’étape décisive reste pour Berman l’étape concrète de la confrontation de l’original et de sa traduction ; elle doit opérer sur plusieurs modes : confrontation des passages sélectionnés dans l’original avec le « rendu » de la traduction, la confrontation inverse entre des zones textuelles problématiques ou accomplies de la traduction avec l’original, confrontation avec d’autres traductions et confrontation de la traduction avec son projet.

L’évaluation de la traduction va se faire en termes de poétique – le traducteur doit réaliser un travail textuel et produire une œuvre véritable – et éthique – le traducteur doit respecter l’original.

Mais ce que Berman nous propose est une analyse de spécialiste, adressée d’abord aux spécialistes, et moins, à notre avis, aux traducteurs-praticiens et moins encore au lecteur d’œuvres étrangères. La critique des traductions, publiable dans la presse littéraire, ce qu’on appelle une critique d’accueil, ne peut pas être si fouillée, si étendue, si spécialisée.

Dans un ouvrage de synthèse comme celui de Michaël Oustinoff (2007) sur la traduction, la critique a sa place, restreinte comme dans la pratique et les 3-4 pages qui lui sont dédiées suivent les idées de Berman et de Meschonnic : « Meschonnic parle de "traduction-texte" : comme il existe une critique des textes, il doit y avoir une critique des traductions. » (2007, 63). Oustinoff (2007, 63-65) reconnaît la nécessité d’une critique et son rôle de trier et d’ordonner devant la masse colossale des traductions, en commençant déjà par le XIXe siècle et illustre l’existence de la critique par quelques exemples récents, dont les articles sur les nombreuses traductions et trahisons de Stendhal en Chine. C’est l’occasion pour l’auteur de mettre en relation le phénomène de la retraduction et la critique des traductions, d’évoquer le débat à l’échelle nationale, provoqué en France par la traduction « radicalement nouvelle » de Dostoïevski par André Markowicz (65).

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Vue à travers la « critique journalistique », présente dans la presse littéraire, la situation de la critique des traductions n’est pas très confortable.

Dans Magazine littéraire, la rubrique « Critiques » couvre le domaine français et le domaine étranger où il n’y a aucune référence à la manière dont l’ouvrage est traduit ; dans des publications comme Lire et La quinzaine littéraire, le traduire et le traducteur sont également absents, invisibles ou transparents.

Dans la presse littéraire roumaine, la même situation : România literară, Observatorul cultural accueillent des comptes rendus et articles sur « le livre étranger », « la littérature étrangère », « les traductions », qui s’intéressent, en fait, à l’œuvre originale, sans faire des références à la manière dont elle a été traduite ou avec des références minimes du genre « bonne », « excellente traduction » ou « mauvaise », « pleine de calques » « maladroite », ou bien « réussie », « fluente ».

Une seule exception, pendant quelques années, Radu Paraschivescu, essayiste, écrivain, éditeur et traducteur a réalisé une « Cronica traducerilor » [Chronique des traductions] dans le magazine littéraire Idei in dialog [Idées en dialogue] en proposant une « critique journalistique », très pertinente, des livres étrangers traduits en roumain du français, de l’anglais, de l’espagnol, du russe, du turc, du finlandais etc.

Comme de telles pratiques se trouvent dans l’entourage de la critique méthodique, scientifique, universitaire, elles méritent notre attention. Voyons dans ce sens le projet de Radu Paraschivescu, qui pendant trois ans a réussi à assurer cette rubrique de critique des traductions, appuyée sur une riche expérience de traducteur et éditeur.

Le projet a été ambitieux : « […] Idées en dialogues, où je soutiens une chronique des traductions, fait ambitieux d’un seul point de vue : jusqu’à présent, il n’y a pas eu quelque chose de semblable. »1 (Ghinea 2005, référence – nous traduisons)

Par sa chronique, le praticien et éditeur voulait justement rendre justice à la traduction et aux traducteurs qui font vivre en leur langue maternelle des œuvres venant d’autres langues et cultures :

En général, on ne parlait pas du tout de la traduction ou on en parlait lorsqu’il s’agissait d’une traduction complètement mauvaise. J’essaie maintenant de faire un « boulot » purement technique sur le plan de la

1 « […] Idei in dialog, unde susţin o cronică a traducerilor, ceea ce este ambiţios dintr-un singur punct de vedere: până acum nu a mai existat aşa ceva ».

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traduction, j’essaie de démonter le texte et de voir ce qui est bien et moins bien dans la manière dont la traduction a été faite. Je ne propose pas de recette, je ne veux pas éveiller des animosités parmi les traducteurs […] Je veux lancer de nouveaux noms, ceux qui méritent d’être crédités, je veux tempérer le toupet de ceux qui ne connaissent pas leurs limites et collaborent d’une façon gênante avec l’auteur, je veux proposer une sorte de chronique de la traduction et seulement de la traduction d’un livre. Je constate avec plaisir que ma démarche produit des effets, parce que j’ai parlé avec des universitaires de Bucarest qui emploient déjà mes textes pour les remarques concernant la manière de traduire, qui les donnent en

exemple pour la manière de faire une chronique de la traduction.2 (Ghinea

2005, référence – nous traduisons)

Sa vision était mixte et ses considérations concernaient à la fois l’œuvre étrangère et la compétence du traducteur. Radu Paraschivescu s’arrêtait justement sur des traits de style, difficiles à rendre, et illustrait l’art du traducteur par des extraits. Il n’y avait pas dans ses chroniques d’allusion ou de renvois à l’original ou de comparaison entre l’original et le texte traduit.

De façon beaucoup plus sporadique mais toute aussi pertinente, la traductrice, essayiste, poète, traductologue et professeur Irina Mavrodin signe dans le journaux România literară, Pro-Saeculum ou Convorbiri literare une « Chronique des traductions », intitulée telle quelle ou non, dédiée aux parutions exceptionnelles où elle juge et évalue la manière dont la traduction a été élaborée, évaluation faite avec les critères du praticien et du traductologue, appuyée également sur une riche expérience éditoriale de « réviseur » mais formulée plutôt de manière essayiste. Elle a écrit ainsi sur les traductions faites par Miron Kiropol de la poésie française de la Renaissance, sur les versions en français de ce dernier pour la poésie d’Eminescu et de Bacovia, sur la version roumaine pour Salammbô donnée

2 În general, de traducere nu se pomenea aproape deloc sau se pomenea atunci când era vorba de o traducere scandalos de proastă. Acum însă, eu încerc să fac o „şurubărie” pur tehnică în planul traducerii, încerc să demontez textul şi să văd ce este bine şi mai puţin bine în felul în care a fost el tălmăcit. Nu prescriu reţete, nu vreau să stârnesc animozităţi în

breaslă […]. Vreau să lansez nişte nume noi de traducători, cei care merită giraţi, vreau să

tai din „moţ” celor care nu-şi cunosc limitele şi care colaborează nepermis, stânjenitor, cu autorul, vreau să încheg un soi de cronică a traducerii şi doar a traducerii unei cărţi. Constat cu plăcere că are efect acest demers, pentru că am vorbit cu universitari din Bucureşti care deja folosesc texte de acolo pentru observaţii în câmpul traducerii, care deja dau exemple din modul în care se face o cronică a traducerii.

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par Alexandru Hodoş, sur sa manière de réviser sa propre version de Proust, etc.

Irina Mavrodin a écrit avec beaucoup d’enthousiasme sur le volume Poeţi francezi din secolul al XVI-lea [Poètes français du XVIe Siècle], Prezentare şi traducere [Présentation et traduction], Editura Albatros, 2000, comprenant des textes de Clément Marot, Maurice Scève, Arion, Délie, Pernette du Guillet, Louise Labé, Pontus de Tyard, Joachim du Bellay, Pierre de Ronsard, rendus avec grand art par Kiropol qui provoque chez le lecteur un effet égal à celui de l’original :

[…] j’eu le souffle coupé devant une exceptionnelle traduction de poésie ancienne, avec de terribles exigences tenant d’un lexique et d’une syntaxe archaïsantes, de formes prosodiques fixes mais qui était devenue, en même temps, tel qu’il arrive à toute traduction exceptionnelle – un monument de

langue et de poésie roumaine. (2001, 24 – nous traduisons) 3

Adepte de la traduction littérale, lorsque le texte et la parenté des langues le permet comme une bonne solution, Irina Mavrodin défend l’idée de la visibilité ou au moins de la trace de l’original dans la traduction, notamment dans le cas du texte poétique, performance rare réalisée par les seuls grands traducteurs. « L’original était là, on sentait son cœur battre, mais tout aussi vivante était la présence de la nouvelle parole poétique roumaine, liée à la parole française mais en même temps autarchique, existant comme une œuvre en soi. » (nous traduisons).4

On a affaire dans ces cas à une nouvelle cohérence dans la langue-cible, repérable à tous les niveaux du texte, qui égale la cohérence même de l’œuvre originale.

Au cas de la traduction en français d’un poète roumain comme Bacovia, Irina Mavrodin (2001, 20) remarque avec justesse que le même grand traducteur Miron Kiropol a fait preuve d’un « instinct poétique de grandes finesse et précision » et a bien su jouer avec ce quelque chose d’inconnu et de nouveau pour le lecteur étranger et ce quelque chose de connu et familier pour lui, sans permettre l’assimilation de la tonalité

3« …am simţit cum mi se taie răsuflarea: eram în faţa unei excepţionale traduceri de poezie veche, cu teribile exigenţe legate de un lexic şi o sintaxă arhaizante, de forme prozodice fixe, şi care devenise totodată – aşa cum se întâmplă cu orice traducere excepţională – un monument de limbă şi de poezie română. » 4« Originalul era acolo, îi simţeai bătăile inimii, dar nu mai puţin vie era şi prezenţa noii rostiri poetice româneşti, legată de cea franceză şi totodată autarhică, existând ca operă în sine. »

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bacovienne à une tonalité poétique déjà existante en la poésie française, en pratiquant des dissonances, des discontinuités, certaines distorsions de syntaxe et de rythme propres au poète roumain, sans tomber dans le piège d’une versification facile.

Dans d’autres articles (2007, 1), la traductrice pratique une critique des traductions plus ponctuelle pour relever des fioritures et contresens dans la version roumaine d’Alexandru Hodoş pour le roman flaubertien, Salammbô, pour lequel elle donne une nouvelle traduction, une retraduction au sens restreint du terme. En identifiant dans cette version, considérée lors de sa publication une grande réussite, à travers un travail de comparaison avec l’original, des omissions, des explicitations, des ajouts, des fioritures et des contresens et une véritable répulsion envers les néologismes, Irina Mavrodin fait également le procès de la chronique des traductions, dont les auteurs se contentent en général de la lecture du texte traduit sans le comparer avec l’original, d’une impression superficielle résumée par « ça sonne bien », « ça sonne mal » et qui proposent un commentaire libre sur l’auteur et le texte et non pas une analyse de la traduction.

Si des praticiens-théoriciens comme Irina Mavrodin et Radu Paraschivescu descendent dans l’arène journalistique pour faire l’analyse et la critique des traductions, un essayiste, poète et traducteur comme Ştefan Augustin Doinaş (1974) le fait plus discrètement dans ses essais.

Ainsi, dans son ouvrage intitulé Orfeu sau tentaţia realului [Orphée ou la tentation du réel], dans la partie « Fragmente teoretice» [Fragments théoriques], il publie un très intéressant essai, « Traducerea ca re-creare a operei » [La traduction en tant que re-création de l’œuvre], où il fait connaître sa position de praticien, poète à part entière, qui sent le besoin de théoriser, de réagir, de réfléchir sur le traduire, même si de façon non-systématique (le titre « Fragments » en est éloquent dans ce sens).

Le poète traducteur qui a mis plus de vingt ans pour rendre en roumain La Jeune Parque de Valéry réagit à la traduction en prose de la poésie, même si elle est faite par des monstres sacrés. Selon Doinaş, traduire un sonnet, forme fixe par excellence, en négligeant sa prosodie spécifique, c’est trahir une certaine structure littéraire, c’est trahir justement la littérarité ; dans le même esprit, traduire une poésie en prose dénote une évidente absence de sensibilité artistique vis à vis de son ineffable.

Avec de tels arguments Doinaş « critique » les traductions en prose de Baudelaire et Mallarmé pour les poèmes de Poe et ne les considère pas des traductions dans le vrai sens du mot : elles constituent une invitation à l’original, elles suggèrent au lecteur français ce que pourraient être les

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poèmes de Poe, mais ne les re-créent pas dans l’espace culturel de la langue française.

Leur attitude exprime, sans doute, un grand scepticisme envers les possibilités de la traduction poétique et néglige le fait que l’espace culturel d’une langue est un « terrain de virtualités » (p. 25) et qu’au moins pour les langues ayant la même origine ou une assez proche il n’y a pas de forme littéraire qui ne puisse être transportée d’une langue à l’autre.

Traduire Poe, soutient le traducteur-poète-essayiste, ne signifie pas nécessairement imiter au plus près sa versification, mais réaliser dans la langue traduisante la même différence d’expression, le même effort d’individualisation que Poe a réalisé dans sa langue maternelle.

Ces quelques exemples tirés de la presse littéraire, de la réflexion traductologique ou universitaire, de l’essai, nous montrent que ces pratiques placées sous le signe du non-systématique, du manque de méthode rigoureuse, du mélange original / traduction, marquées, en général par la personnalité, l’expérience et la formation de leur auteur constituent une forme de critique des traductions, critiquée et critiquable mais tout aussi nécessaire, justifiée et justifiable.

La situation déplorée par Irina Mavrodin, concernant l’absence et la superficialité des chroniques des traductions, situation valable en 1967, année de la parution de la version de Hodoş, en 2007, année de la rédaction de l’article par Irina Mavrodin, n’a pas beaucoup changé et dans ce cas il importe d’inventorier même des articles sporadiques et des commentaires, analyses et réflexions qui se trouvent en marge de la critique scientifique, technique de la traduction, tout en lui assurant un terrain favorable pour son émergence réelle. Si l’histoire de la traduction, assez mince elle aussi, a réussi finalement à faire reconnaître ses lettres de noblesse générique, tout en se trouvant dans un grand décalage par rapport à l’histoire de la littérature, la critique des traductions, marquée pour ne pas dire stigmatisée par sa double secondarité, met du temps à se faire reconnaître comme genre à part entière et pour cela toute bribe, tout fragment se trouvant dans son entourage mérite attention et intérêt. Références bibliographiques

Ballard, Michel. Le commentaire de traduction anglaise. Paris : Armand Colin, 2007. Ballard, Michel. « Les décalages de l’équivalence ». In : Michel Ballard et Lance Hewson (éds.). Correct / Incorrect. Arras : Artois Presses Université, 2004 : 17-33. Berman, Antoine. Pour une critique des traductions : John Donne. Paris : Gallimard, 1995.

Muguraş CONSTANTINESCU

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Doinaş, Ştefan Augustin. « Traducerea ca re-creare a operei ». In : Orfeu sau tentaţia realului. Bucureşti : Editura Eminescu, 1974. Constantinescu, Muguraş. « Bătălia cîştigată de Patrick Rambaud ». România literară. 31 (2001) : 20. Constantinescu, Muguraş. « Un roman de Yann Apperry ». România literară. 48 (2001) : 22. Ghinea, Nouras Cristian. « Este foarte greu să fii scriitor între două cărţi traduse ». Interviu cu scriitorul şi traducătorul Radu Paraschivescu, purtător de cuvânt al editurii Humanitas. [En ligne]. Mis en ligne le 22 mars 2005. URL : http://www.poezie.ro/index.php/article/111793/index.html. (Consulté le 6 septembre 2007). Ladmiral, Jean-René. « Sourciers et ciblistes ». Traduire. 184-185 (2000) : 7-27. Mavrodin, Irina. « Ce sărbătoare, sub semnul poeziei ... ». România literară. 38 (2001). Mavrodin, Irina. « Când frumuseţea o contemplu-n tine ... ». România literară. 24 (2001) : 23. Mavrodin, Irina. « Înflorituri şi contrasensuri ». Pro Saeculum 1 (2007). Meschonnic, Henri. Poétique du texte traduit. Paris : Verdier, 1999. Oustinoff, Michaël. La traduction. Paris : PUF, « Que sais-je ? », 2007. Paraschivescu, Radu. « Cronica traducerilor ». Idei în dialog URL : www.ideiindialog.ro

Reiss, Katharina. La critique des traductions, ses possibilités et ses limites. Traduit de l’allemand par Catherine Bocquet. Arras : Artois Presses Université, 2002.

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De l’esthétique vers l’éthique dans la traduction. L’idiolecte

du traducteur, le contrat de lecture et « autres plaisirs

minuscules »

Magdalena MITURA

Université Marie Curie-Skłodowska Instytut Filologii Romańskiej, Lublin Pologne Résumé : La traduction d’un texte littéraire présuppose un travail de réécriture. Son résultat comporte donc inévitablement les traces de la réalisation subjective du nouveau projet poétique effectué par le traducteur. L’objectif du présent article est de montrer de quelle manière les choix récurrents du traducteur concernant l’emploi des pronoms personnels, la cohésion inter- et intraphrastique, ainsi que le transfert des éléments socioculturels modifient le pacte énonciatif noué entre l’auteur de l’original et le lecteur imprimé dans le texte. L’évaluation finale du texte-cible s’opère en fonction des critères proposés par Antoine Berman qui sont la poéticité et l’éthicité. Mots-clés : idiolecte, projet traductif, techniques traductives, perception de l’altérité, poéticité, éthicité. Abstract : Translation of a literary text presupposes the repetition of the creative act. Therefore, its result inevitably shows traces of the translator’s subjective approach in the new artistic project. The objective of this paper is to present how the recurring choices made by the translator with regard to personal pronouns, inter- and intra-phrasal cohesion, as well as transfer of social and cultural elements, affect communication between the author of the original work and projected reader of the text. Final evaluation of the target text is based on criteria suggested by Antoine Berman that is poeticity and ethicity. Keywords : idiolect, translation project, translation techniques, perception of otherness, poeticity, ethicity.

Introduction De par son caractère corollaire, la traduction fut très souvent

considérée comme une activité secondaire, parfois même reproductrice par rapport à l’original, d’où la primauté donnée à la réflexion visant la fidélité

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au sens du texte-source au détriment de l’apport individuel du traducteur. Au stade actuel des recherches traductologiques, la traduction n’est plus envisagée comme un simple transfert du contenu informationnel, mais elle témoigne de la réalisation subjective du projet traductif (cf. Berman 1995, 76).

La traduction d’un texte littéraire implique la répétition de l’acte créatif. Le degré de l’autonomie et de l’originalité de cet acte est sujet à de nombreuses discussions. Cependant, il reste indéniable que dans le résultat du processus traductif s’inscrivent toujours les traces du travail de son auteur. En outre, l’œuvre traduite ne doit pas être perçue comme un énoncé poétique accompli et univoque. Le rôle décisif dans l’actualisation des sens du texte appartient au bagage cognitif du lecteur second immergé dans un contexte sociolinguistique différent qui conditionne son approche du texte. Par conséquent, le lecteur devient une composante active de la communication artistique1. C’est pourquoi il nous a paru intéressant de focaliser notre réflexion sur la perspective du lecteur projeté par le traducteur au cours de son activité.

L’objectif de notre intervention est de montrer de quelle façon les choix récurrents du traducteur au niveau lexical, stylistique ou discursif influencent la relation engagée sur l’axe l’auteur du texte – le lecteur imprimé dans le texte. L’étude comparative du recueil La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules de Philippe Delerm et de sa traduction polonaise faite par Wawrzyniec Brzozowski mène à la spécification des stratégies traductives provoquant des bouleversements dans certaines couches de ce pacte énonciatif qui est le contrat de lecture2. Pour tenter d’apporter un éclairage à la complexité de ce phénomène nous examinons quelques éléments qui se sont avérés constitutifs de l’idiolecte du traducteur, comme les pronoms personnels ayant pour référent le narrataire, les relations cohésives intra- et interphrastiques qui s’articulent dans les ajouts de connecteurs logiques et temporels et, pour finir, les éléments

1 L. Hewson (1995, 151) envisage ainsi l’apport du lecteur à la traduction : « [...] son rôle ne se limite pas à incarner l’aboutissement pur et simple d’une opération préalable, mais signifie le début d’un nouveau processus, où il engage sa propre subjectivité dans une activité qui est productrice de la signification. ». 2 Nous reprenons le terme contrat de lecture de l’étude de M. Morel qui le définit comme un programme engagé entre le texte et le lecteur potentiel renvoyant à la langue, au genre et au style. « Une expectative concernant ces trois dimensions [...] est suscitée par le texte de façon globale, sorte d’horizon d’attente qui lui est spécifique et qui est établi dès les premières lignes. » (1995, 15)

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civilisationnels. La première remarque qui s’impose est le fait que les phénomènes étudiés puissent paraître hétérogènes. Pourtant, tous les trois ont un dénominateur commun puisqu’ils modèlent l’espace entre le monde décrit par l’écrivain et les locuteurs impliqués dans l’acte énonciatif qui le prend pour sujet.

Les pronoms personnels La théorie de l’énonciation fournit, à travers la fonction de prise en

charge de l’énoncé par l’énonciateur, un concept très utile à l’étude de la distance qui s’instaure entre le locuteur de l’énonciation, son énoncé et, éventuellement, l’allocuteur à qui il s’adresse. La troisième personne, typique de la narration historique, signale la distanciation maximale et coïncide avec le traitement de l’énoncé comme extérieur au monde du sujet. À l’opposé se trouve la première personne créant une distance qui s’approche du zéro et annonce l’interchangeabilité du je de l’énoncé et celui de l’énonciation, donc la prise en charge de l’énoncé par le sujet (cf. Maingueneau 1976, 119 ; Perret 1994, 45-56).

La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules est un recueil de récits où chacun y décrit un instant de la vie quotidienne : l’achat des gâteaux dans la pâtisserie, la soirée du dimanche, la lecture sur la plage. L’écrivain capte les événements banals dans la mémoire partagée avec son lecteur, les suspend momentanément dans le temps et l’espace afin de les revivre intensément et en tirer toute leur saveur. Philippe Delerm tisse le rapport face à l’univers décrit et à l’interlocuteur à travers l’emploi systématique du pronom personnel on. La prolifération de cette forme permet d’y voir le trait idiolectal le plus saillant de l’écriture analysée. La rythmicité de certains passages est saccadée par la répétition du pronom en question, ce qui peut sembler monotone, mais s’avère inhérent à l’esthétique de ce discours poétique. Il s’ensuit que ce choix grammatical de surface est en corrélation étroite avec le contenu décrit, comme l’atteste par exemple le fragment suivant :

Après, on fait glisser les boules d’un seul doigt. [...] Parfois, on a envie de la croquer. [...] Alors on parle à petits coups [...]. De temps en temps, on relève la tête […]. On parle de travail, de projets, de fatigue […].[…] On passe les

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mains dans les boules écossées qui remplissent le saladier. C’est doux ; [...] l’on s’étonne de ne pas avoir les mains mouillées. (14)3

Rappelons que le pronom personnel on est une forme très riche sémantiquement parce qu’elle focalise plusieurs référents potentiels sous forme d’un seul signifiant. En fonction du contexte elle peut représenter toutes les personnes du discours au sens benvenistien du terme (cf. Benveniste 1990, 225-236) : je, tu, nous, vous ainsi que les non-personnes dans leurs emplois génériques ils, elles. Vu la caractéristique stylistique analysée, il est intéressant de signaler que Harald Weinrich (1989, 78-79) attribue au pronom on une fonction de neutralisation des « trois communicants : locuteur vs. auditeurs vs. référent » impliqués dans la situation de communication car « [...] la situation de communication est souvent telle que cette imprécision est non seulement tolérée, mais encore peut être bienvenue aux locuteurs [...] ». En plus, le linguiste fait remarquer que « [...] l’art d’employer on fait partie de la compétence linguistique dans l’éventail des nuances ».

À la lumière des observations ci-dessus, il devient évident que par le biais de cette forme grammaticale l’auteur transcrit une esthétique toute particulière à la réalité évoquée ou plutôt réveillée dans les souvenirs communs. Le pronom personnel on traduit une connivence des expériences partagées avec le lecteur auquel pourtant la place est faite d’une manière nuancée.

L’absence d’un tel pronom dans le système de la langue polonaise4 rend pratiquement impossible la restitution du réseau aussi fin des relations énonciatives inscrites dans l’écriture delermienne, comme le prouve le passage correspondant en polonais5.

Et puis tu égrènes les boules d’un coup de doigt. [...] on [la forme originale – l’impersonnel] a envie de les croquer. [...] La conversation se déroule lentement. De temps en temps, tu relèves la tête […]. Vous parlez de

3 Tous les exemples proviennent du livre La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules de Philippe Delerm et de sa traduction polonaise mentionnés dans les références bibliographiques. Les nombres entre parenthèses signalent la page de la citation. 4 Malheureusement, ni même Stanisław Gniadek (1979, 78-84) dans sa très connue grammaire contrastive n’exploite pas la plasticité référentielle du pronom on et limite les emplois correspondants en polonais à la première personne du pluriel et à la forme impersonnelle du verbe. 5 Dans tous les exemples, les citations qui suivent le texte-source sont nos traductions littérales du texte-cible.

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travail, de fatigue, de projets […]. […] Il est agréable de plonger les mains dans le saladier rempli de boules entassées [...] jusqu’à ce que tu t’étonnes d’avoir les mains sèches. (10)

Sur la totalité du texte analysé, le traducteur opte dans la majorité des cas pour la deuxième personne du singulier. Cela donne l’impression d’un rapport coénonciatif plus prononcé et désambiguïsé. Avec la deuxième personne, le narrataire se voit interpellé directement, sa présence est la plus tangible et manifeste6, comme si le récit posait effectivement son existence. La forme tu dévoile beaucoup plus que ne le fait le pronom on. Le rapport entre le narrateur et le narrataire devient ainsi explicite et privé de ce jeu subtil d’interprétations plausibles. Visiblement, le traducteur est conscient de son impuissance face à la non-symétrie grammaticale de deux systèmes linguistiques car, au lieu d’une substitution mécanique, il tente de signaler la richesse de référents possibles, ce qu’attestent les exemples suivants :

On entre dans la cave. (18) / Tu descends à la cave (13) ; On s’en revient toujours au même endroit [...]. (29) / Nous retournons toujours au même endroit. (23) ; On l’assimile aux gargarismes [...]. (24) / L’homme l’assimile aux gargarismes. (19) ; […] on ne va pas vous cantonner dans un fauteuil côté salon pour un apéritif en règle. (44) / [...] ils ne vont pas te cantonner dans un fauteuil au salon pour que tu boives un apéritif en règle. (35)

En somme, le traducteur propose des solutions multiples : la deuxième personne du singulier et du pluriel, le substantif l’homme à valeur généralisante, la troisième personne du pluriel ou bien la forme impersonnelle du verbe. Mais la décision d’une telle saturation parmi d’autres possibles est à chaque fois prise autoritairement par le traducteur, les indices co-textuels n’y étant pour rien.

Venons-en à présent à un procédé supplémentaire, relevé dans le corpus analysé, qui accentue encore plus la présence du narrataire. Relativement souvent, le traducteur à travers les ajouts des pronoms personnels et des verbes de perception instaure la perspective du narrataire

6 Michał Głowiński (1997, 92) fait remarquer que le jeu narratif entre la première et la deuxième personne du singulier a pour résultat immédiat une tension plus grande que celle qui s’instaure dans la narration à la troisième personne. La prédominance de la forme tu caractérise les endroits textuels où le narrateur cherche avant tout le contact avec le lecteur, le rôle de l’histoire racontée diminue donc considérablement.

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pendant qu’elle est absente du texte-source, comme le témoignent les exemples ci-dessous :

C’est l’épaisseur veloutée qui est en cause, mais aussi la parcimonie affectée. (16) / Ce n’est pas seulement l’épaisseur veloutée qui est en cause, mais aussi la parcimonie du connaisseur jouée par toi. (11) Tout près, très loin, des bruits de repas préparé viennent d’un monde simple. (26) / Tu entends tout près, très loin, dans ce monde simple, quelqu’un faire des bruits de repas préparé. (20) On traverse la nuit. Les panneaux espacés [...]. […] Quelques pas gourds, le regard vague, quelques silhouettes croisées, mais pas de mots. (43) / Tu traverses la nuit. Tu passes à côté des panneaux espacés [...]. […] Quelques pas gourds, tu laisses vaguer le regard, tu croises quelques silhouettes, mais tu ne dis rien. (28)

Mais comment l’affronter face au banana-split? (43) / Mais comment l’affronter quand devant toi attend le banana-split? (34)

Alors il faut un nouveau pull. Porter sur soi les châtaignes, les sous-bois, les bogues des marrons, le rouge rosé des russules. Refléter la saison dans la douceur de la laine. (57) / Il te faut alors un pull. Tu désires porter sur toi les châtaignes, les bogues des marrons, les sous-bois et le rouge rosé des russules. Tu voudrais refléter la saison dans la douceur de la laine. (47)

En conclusion de cette thématique il faut dire que l’original contient

les désignateurs qui n’impliquent pas directement les parties du contrat de lecture dans la situation d’énonciation. La comparaison des fragments correspondants montre que le texte français invite à porter un regard extérieur sur les images décrites. Par contre, le texte polonais force le lecteur à faire part de ego-hic-nunc. La perspective instable, flottante, esquissée entre les personnes et leur vécu que Philippe Delerm construit à l’aide des moyens moins diversifiés se transforme avec la multiplication des désignateurs polonais en un rapport univoque donc stable. La première conséquence fâcheuse d’une telle stratégie est que la subtilité du jeu avec le lecteur est rompue. Celui-ci n’est plus obligé de coopérer à saturer les référents du pronom on en fonction du contexte : la ligne démarcative entre l’individuel, le commun et le général cesse d’être ambiguë. Par ailleurs, au niveau stylistique, la répétition obstinée de la même forme, ce qui était le trait idiolectal saillant de l’original, disparaît de la nouvelle écriture.

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La cohésion phrastique L’attitude de l’auteur envers la réalité décrite et envers

l’interlocuteur trouve son reflet également au niveau de l’organisation syntaxique des constituants phrastiques et des relations intraphrastiques. L’écriture de Philippe Delerm abonde en constructions parataxiques, dépourvues des marques explicites de subordination ou de coordination. Les phrases semblent suivre de près le cours de la pensée et être notées sur le vif, comme si elles surgissaient effectivement de la profondeur des souvenirs. L’écrivain n’abhorre ni les répétitions proscrites par la rhétorique classique (par exemple sous forme de prédication d’existence c’est), ni les phrases nominales. Par contre, le lecteur polonais reçoit une écriture corrigée par le traducteur. L’étude effectuée nous permet de constater que celui-ci réalise son propre programme esthétique qui n’est pas, soulignons-le, le résultat des contraintes linguistiques. Plusieurs techniques7 concourent à la stratégie d’amélioration stylistique prétendue. En premier lieu, nous avons des ajouts et des modifications des connecteurs logiques intra- et interphrastiques :

Il ne se passe rien, dans le journal du petit déjeuner [...]. On y allonge la saveur du café chaud [...]. (71) / Il ne se passe rien, dans le journal que tu lis au petit déjeuner [...]. Grâce à lui tu te délectes plus longtemps de la saveur du café chaud [...]. (62)

On se sent captif, dans le parallélépipède rectangle [...]. En même temps, on sait qu’il y a là un rite initiatique [...]. (85) / Tu te sens captif, dans le parallélépipède rectangle [...]. Mais en même temps tu sais bien que tu dois passer à travers ce rite initiatique [...]. (77)

Le téléviseur peu à peu devient insupportable, et on l’éteint. (52) / Le téléviseur commence à t’agacer terriblement, donc tu l’éteins. (42)

7 Précisons que le terme technique doit être ici compris comme une solution d’un problème ponctuel choisie par le traducteur à un endroit concret du texte. Par contre, la stratégie en tant que la résultante et la somme des techniques traductives articule la totalité du projet traductif entrepris face au texte-source.

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C’est trop monstrueux, presque fade à force d’opulence sucreuse. (42) / C’est trop monstrueux, et en plus, à force d’opulence sucreuse, fade et privé de goût. (33)

Par ailleurs, très fréquents sont les cas de l’introduction des

connecteurs temporels dans le texte-cible, probablement dans le but de renforcer sa cohésion et pour mettre en évidence la succession des événements narrés :

Le boulanger en maillot de corps fariné se montre au fond de la boutique [...]. On se retrouve dans la rue. [...] Mais on prend un croissant dans le sac. La pâte est tiède [...]. [...] c’est comme si le matin d’hiver se faisait croissant […]. (21) / Et après, au fond de la boutique se montre le boulanger en maillot de corps fariné [...]. Et de nouveau tu es dans la rue. [...] et alors tu prends un croissant. Il est toujours tiède [...]. [...] et alors comme si tout le matin d’hiver se faisait tout d’un coup croissant […]. (16)

La technique suivante consiste à compléter les phrases, jugées vraisemblablement « défectives », soit par l’ajout d’un prédicat absent de l’original, comme dans les exemples qui suivent :

On fait couler un bain. Un vrai bain de dimanche soir [...]. (51) / Tu fais couler un bain. Ça va être un vrai bain de dimanche soir [...]. (41) Cafétéria dix kilomètres. (34) / Dans dix kilomètres il y aura une cafétéria. (28)

soit par la diversification lexicale de la monotonie présumée des prédicats français :

C’est presque toujours à cette heure creuse de la matinée où le temps ne penche plus vers rien. (13) / Ça arrive presque toujours à cette heure creuse de la matinée où le temps ne penche plus vers rien. (9) [...] c’est ça, le secret du couteau. (10) / C’est en quoi repose le secret du couteau. (6) [...] c’est dans le code. (14) / [...] cela est exigé par le code en vigueur. (10) On est la vie, la mort, l’amour, la guerre [...]. (56) / Tu te transformes en la vie, l’amour, la mort, la guerre [...]. (46)

Notons que dans le dernier exemple cité la solution du traducteur entraîne une modification plus considérable de l’original. La traduction en dit davantage : on passe d’un verbe existentiel du français à un verbe éventif en polonais.

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Il ressort de tout ce qui précède que le traducteur réalise une stratégie qui enlève le non-dit, le non-exprimé soufflé par l’auteur entre les mots et les phrases. À cause des procédés de l’agencement syntaxique choisis par le traducteur, le lecteur second est dispensé de l’effort nécessaire pour la reconstruction des relations logiques et temporelles. Le réseau tridimensionnel de relations tissées entre l’écrivain, le texte (ou plus précisément l’univers y étant enfermé) et la saturation des sens exécutée par le lecteur s’aplatit en construction bidimensionnel : tout est dit sur la surface du texte où la compréhension se fait immédiate.

Les deux mondes – la traduction des éléments socioculturels L’original analysé contient des signaux socioculturels qui ne laissent

pas de doutes quant à l’origine de l’univers présenté. Les noms géographiques des lieux, les noms propres des personnes, les titres des journaux et des livres indiquent clairement la réalité française. Dans la majorité des cas ces endroits textuels ne constituent pas d’obstacle dans le processus traductif. Le traducteur fait donc appel à des techniques classiques. Premièrement, il maintient la forme originale sans changement quelconque, comme par exemple dans les occurrences suivantes : « Évreux » (49), « Libération, Le Figaro, La Dépêche du Midi » (61). Deuxièmement, il la modifie en fonction des exigences phonétiques et morphologiques de la langue-cible ce qui peut être illustré par la flexion nominale des noms propres : « les routes d’Auvergne (39) / drogi Owerni » (31), « pluie de Brest (56) / deszczem w Brescie » (46), « La mort de Jacques Brel (60) / śmierć Jacquesa Brela » (50), « tour Eiffel (67) / wieżę Eiffela » (59). Troisièmement, Wawrzyniec Brzozowski propose un équivalent polonais attesté : « À l’ombre des jeunes filles en fleurs (47) / À l’ombre des filles en éclosion » (38), « Aquitaine (61) / Akwitania » (51). En un mot, nous pouvons donc constater que le lecteur polonais se retrouve face à la réalité étrangère8, mais cohérente. D’autre part, il ne faut pas oublier que, paradoxalement, les choix les plus évidents sont les moins intéressants quant à l’étude du travail effectué au cours du processus traductif car ils sont privés de la subjectivité investie dans la lutte avec la matière du texte.

Heureusement, pour les besoins du critique de la traduction, à côté de solutions typiques susmentionnées, nous retrouvons plusieurs occurrences beaucoup moins éthiques par rapport à la lettre de l’original,

8 Krzystof Hejwowski (2004, 93), au lieu de parler de l’étrangété dans la réception de la traduction, trouve plus pertinent d’employer le terme la perception de l’altérité.

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mais dévoilant en revanche clairement la prise en considération de la réception et, par conséquent, l’image que le traducteur se fait de son lecteur. L’une des stratégies est celle de l’incrémentialisation. En traductologie, le terme désigne l’apport d’une

« précision ”supplémentaire” et / ou ”différentielle” au phénomène

culturel ou civilisationnel qui ne peut recevoir de traduction par les moyens habituels. [...] elle correspond à une mise en locution ou syntagmatisation du terme en question, qui se trouve alors inséré dans une lexie. » (Demanuelli 1995, 91)

Ainsi, respectivement, « île flottante » (42) donne-t-elle lieu à « petite île en glace flottant dans le sirop » (33), « coupelle aux 4 fruits » (42) à « mélange de fraises, de fraises des bois, de groseilles et de mûres » (33), et « menthe à l’eau » à « eau fraîche avec du sirop de menthe » (32). Il semble, que dans le même, souci le traducteur ajoute une information « les cols montagneux » (32) afin de préciser les référents de Galibier et de Tourmalet (40).

L’explicitation, un autre procédé, proche de l’incrémentialisation qui en diffère toutefois par le nivellement de toute marque de signifiant original (Demanuelli 1995, 72), est observable dans l’exemple suivant : « train corail » (36) / pospieszny « express » (29). La solution proposée peut consister également en une relation hypo-hyperonymique ayant pour conséquence une neutralisation des éléments culturellement marqués en faveur d’un transfert vers un référent plus connu par les Polonais, ce qu’atteste la traduction des « crudités » (27) par « entrée » (21), du « sorbet » (30) par « glaces » (24) et de la « SNCF » (37) par « chemin de fer » (30). Notons que ce dernier choix est particulièrement pernicieux car il s’accompagne de la perte d’un renvoi explicite à la réalité française.

Passons à quelques techniques traductives éparses et hétéroclites qui, tout en restant des faits ponctuels, concourent néanmoins à la modification du contrat noué par l’auteur avec le lecteur du texte-source. Tout d’abord, le traducteur essaie d’épargner aux Polonais les méandres du jeu de boules et élimine le mot « cochonnet » (91) présent dans l’original. La même solution est entreprise pour le P.M.U. (Pari Mutuel Urbain) (12), le rendement d’armes d’autant plus inexplicable que le traducteur ne recule pas devant la note du traducteur pour « l’opinel » et « le laguiole » (5). Le nom de l’écrivain Léataud est complété par son prénom « Paul » (38) ce qui, dans notre opinion, n’aide pas le Polonais à identifier le personnage. D’autre part « Le repas de midi » (27) est adapté aux habitudes polonaises

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du déjeuner plus tardif et devient « midi est passé » (21). La traduction de l’adjectif « franchouillard » (40), terme à connotation péjorative qui désigne les caractères du Français moyen, présente un cas particulièrement intéressant. Wawrzyniec Brzozowski emploie l’adjectif « żabojadzi » (32) signifiant « propre aux mangeurs des grenouilles », également un terme à connotation péjorative, mais à l’aide duquel les Polonais désignent les Français. Une telle décision lexicale apparemment anodine influence la couche des relations énonciatives dans le texte. Notamment, elle déplace complètement la perspective du narrateur, en la situant dans la réalité-cible, et instaure la répartition des rôles textuels entre le locuteur et le référent dont le texte-source ne fait pas état.

Comme nous avons pu observer, tous les procédés non-classiques mis en pratique dans la traduction des éléments culturels et civilisationnels ont en commun le fait de témoigner la même attitude du traducteur par rapport au lecteur second. À savoir, le traducteur essaie de dispenser le lecteur-cible de l’effort nécessaire pour décoder les signaux d’une autre réalité en l’estimant inconnue de son lecteur. Pour pallier ce manque de compétences extralinguistiques Brzozowski complète le co-texte d’informations périphrastiques. N’oublions pas pourtant que le souci de la bonne détection, louable dans la perspective de la fluidité de la lecture, se fait toujours au détriment de la fidélité donc de l’éthicité par rapport à l’écriture originale.

Conclusion Antoine Berman (1995, 92) propose d’appuyer le jugement final du

texte-cible sur deux facteurs qui sont « la poéticité » et « l’éthicité ». La première permet d’appréhender la traduction en tant que création d’un nouveau tissu textuel qui doit tenir grâce à son esthétique interne. La deuxième concerne la dimension éthique et vise le respect de l’original. En ce qui concerne le premier critère, force nous est de reconnaître que le texte polonais tient, la lecture n’est pas obturée par des zones problématiques stylistiquement. Le traducteur réalise méthodiquement son projet traductif, et seule la perspective comparative révèle que les partis pris du traducteur se font beaucoup plus par rapport à son lecteur qu’en fonction de l’éthicité due au projet de l’écrivain.

Pour conclure, on peut dire que les analyses effectuées permettent de constater, d’une part, les entorses survenues dans l’espace du rapport tracé par l’auteur de l’original vis-à-vis du lecteur inscrit dans le texte et,

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d’autre part, les modifications dans l’approche de la réalité décrite. Bien que les décisions prises par le traducteur soient ponctuelles et décelables au niveau grammatical et stylistique, elles se révèlent consubstantielles à la nouvelle écriture poétique qui, sous de nombreux aspects, est divergente de celle de l’original.

Références bibliographiques

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L’histoire des traductions en hongrois

de Tartuffe et de Ainsi va l’carnaval

FARKAS Jenő

Université Eötvös Loránd, Budapest Hongrie Résumé : S’appuyant sur un corpus de traductions successives des comédies de Molière et de Caragiale, cet article s’attache à démontrer que les traductions / adaptations modernes sortent des canons trop étroits de la traductologie actuelle, ancrée dans des théorisations de plus en plus abstraites. La pratique traductive théâtrale dépasse largement le cadre théorique et englobe – peut-être mieux que d’autres formes de traduction littéraire – les nouveaux acquis de la réception culturelle contemporaine. Qu’on le veuille ou non, le spectateur / consommateur actuel exige des adaptations renouvelées des anciens auteurs. Si l’on veut que le théâtre perdure dans ce nouveau millénaire, il faut comprendre la nécessité de revisiter courageusement les grands auteurs de la dramaturgie universelle.

Mots-clés: traduction, adaptation, interprétation, histoire des traductions. Abstract : Starting from a corpus of successive translations of Moliere's and Caragiale's comedies, our aim in this article is to demonstrate that modern translations / adaptations disregard the canons of present day translatology, inclined towards more and more abstract theoretical approaches. Translation practice in the area of theatre goes beyond theory and contains - maybe better than other forms of literary translation - the new acquisitions of contemporary cultural reception. Willingly or not, today's spectator/consumer asks for the renewed adaptation of past authors. If the conservation of theatre in the new millennium as at stake, one should also understand the necessity of daringly reinventing the well-known world playwrights. Keywords : translation, adaptation, interpretation, history of translation

Dès le début il faut préciser que la traduction dont nous parlons est liée à la spécificité de la traduction théâtrale. L’horizon traductif du théâtre est toujours imprégné des contraintes historiques et littéraires conjoncturelles puisque la traduction, l’adaptation et l’interprétation des textes doivent répondre aux exigences morales, sociologiques ou historiques de l’époque. D’autre part, la traduction théâtrale est plutôt un

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travail de dramaturge et, en plus, toute forme de théâtre est accordée avec le goût et la propagande de l’élite (soit religieuse ou politique, soit administrative ou culturelle). N’oublions pas que Tartuffe a été interdit à la Cour de Louis XIV à cause de la critique du fanatisme religieux. Molière s’est adressé au roi de la manière suivante :

SIRE, Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j'ai cru que, dans l'emploi ou je me trouve, je n'avais rien de mieux à faire que d'attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle ; et, comme l'hypocrisie, sans doute, en est un des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux, j'avais eu, Sire, la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisais une comédie qui décriât les hypocrites, et mît en vue, comme il faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique. (Premier Placet présenté au Roi, sur la comédie du Tartuffe qui n’avait pas encore été représentée en public, in Molière 1965, 686)

La comédie Ainsi va l’carnaval de Ion Luca Caragiale a été bafouée en 1891 à l’occasion de sa première et l’Académie Roumaine a refusé de la couronner. En 1907, Caragiale, qui se trouvait en émigration à Berlin, note avec amertume :

En vérité il n’y a pas de pays, du moins en Europe, dans lequel puisse exister un si extravagant désaccord entre la réalité et l’apparence, entre l’être et le masque. (1907 din primăvară până în toamnă, in Caragiale 2003, 269)1

Les « faux-monnayeurs en dévotion » de l’époque de Molière ont eu du mal à payer une place pour sa tombe ; ceux du temps de Caragiale ont banni leur compatriote de la Roumanie. Mais les époques suivantes ont toujours actualisé et réactualisé la lecture de ces écrivains de première importance.

En ce sens je voudrais évoquer un souvenir lié au spectacle Richard II de William Shakespeare, créé au Théâtre « Bulandra » à Bucarest en 1975. Dans la première scène de l’acte IV, le comédien prononça Trăiască Regele ! [Vive le Roi !] en répétant ces mots trois fois, tandis que dans le texte

1 « În adevăr, poate că nici într-un stat, din Europa cel putin, nu există atâta extravagantă deosebire între realitate şi aparenţă, între fiinţă şi mască. » (nous traduisons)

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original ils ne figurent qu’une fois. La voix du comédien était de plus en plus élevée et le public commença à applaudir et à piétiner. En quelques minutes le spectacle s’est transformé en une manifestation politique frénétique, calmée au bout de quelques minutes par les comédiens eux-mêmes. Ces mots avaient une double charge explosive à l’époque : d’une part, le fait que pendant presque cent ans Trăiască Regele ! avait été l’hymne national des Roumains et un symbole de l’ancien régime royaliste, interdit par les communistes en 1947, à l’abolition de la monarchie. De l’autre côté c’étaient l’ironie et le persiflage à propos des louanges insupportables adressées à Ceauşescu, répétées jusqu’à la folie à la télévision et à la radio, tout comme pendant les grands rassemblements populaires organisés partout dans le pays : Trăiască Ceauşescu - Trăiască Pecere (PCR) ! [Vive Ceauşescu ! Vive le Parti Communiste Roumain !] C’est à cette dernière partie du slogan communiste, presque identique à Trăiască Regele ! que le public a pensé, en donnant libre cours à sa haine contre le régime du dictateur. Les mesures de rétorsion de la censure politique ne tardèrent pas : les pièces de Caragiale, le film tiré du Carnaval et d’autres textes du répertoire classique ou moderne (même La Mouette de Tchékhov) ont été interdits en Roumanie dans les années 1970-80.

Suite aux changements d’après 1990, les comédies de Molière et de Caragiale ont enregistré un succès considérable en Hongrie. Les nouveaux riches de la transition, les nouveaux millionnaires incultes et parvenus sont autant de Tartuffe, de Jourdain, de bourgeois gentilshommes, de Girimea, de Caţavencu, de Zoe et de Tipătescu. Pendant la dernière décennie du XXe siècle, une quinzaine de spectacles Molière ont été montés à Budapest et en province, dont trois-quatre variantes de Tartuffe et plusieurs comédies de Caragiale : Une nuit orageuse (O noapte furtunoasă), La lettre perdue (O scrisoare pierdută), Ainsi va l’carnaval (D’ale carnavalului) en deux-trois adaptations différentes.

Une autre forme d’actualisation d’après 1990 relève de la liberté (voire le libertinage) dans les adaptations et la conception des metteurs en scène dans les pays de l’ancien camp socialiste. Par exemple, l’aveuglement et l’admiration d’Orgon envers Tartuffe ont été interprétés2 comme une passion visiblement homosexuelle entre les deux, tandis que l’amour d’Orgon pour Marianne a été vu comme l’expression de l’inceste. Voilà le dialogue d’Orgon et de Tartuffe dans l’interprétation de Parti Nagy

2 En Pologne, Tartuffe a été créée au « Stary Teatr » de Cracovie (par Mikolaï Grabowski) et en Hongrie, au « Nemzeti Színház » de Budapest (par Róbert Alföldi).

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transformée en une imitation burlesque qui n’a rien à voir avec le texte original :

ORGON : Non, vous demeurerez, il y va de ma vie. TARTUFFE : Hé bien, il faudra donc que je me mortifie. Pourtant, si vous vouliez... ORGON : Ah! TARTUFFE : Soit, n'en parlons plus. Mais je sais comme il faut en user là-dessus. L'honneur est délicat, et l'amitié m'engage À prévenir les bruits, et les sujets d'ombrage. Je fuirai votre épouse, et vous ne me verrez… (Molière, Tartuffe, Acte III, Scène 7)

ORGON : Maradj, Tartuffe, könyörgök, nem élem túl, ha Elmész… TARTUFFE : … Zsarolsz, hiszen jól tudod a gyöngém, Hogy tehetetlen vagyok a szeretettel Szemben, mely bő sugarában felém áramol… Nos, hát legyen, mártiriumra születtem, Dacára, hogy a tiéid már lóbálják A kanalat, amelyben megfojtanának… (Molière/Parti Nagy 2006, 3)

ORGON : Reste Tartuffe, je t’en supplie, je succombe Si tu pars… TARTUFFE : … C’est du chantage, puisque tu connais mon point faible Je ne peux rien face à l’amour Qui vers moi afflue à gros jets…, Soit, je suis né pour être martyre, Même si les tiens brandissent des couteaux Pour me faire des trous dans la peau… (Retraduction J. Farkas)

Vers 2004, Molière et Caragiale se sont rapprochés en Hongrie grâce

au poète Parti Nagy Lajos3 qui a réécrit / réinterprété / adapté, presque en même temps, le Tartuffe de Molière et Ainsi va l'carnaval de Caragiale. Il a transformé et restructuré les pièces en une œuvre originale, en leur prêtant des registres de langage tout à fait étonnants. Les deux adaptations présentent pas mal de similitudes. La langue de ces spectacles est d’une virtuosité exceptionnelle, où le langage classique est mêlé d’argot, de sobriété feinte et de trivialité allant jusqu’à l’obscénité usitée dans le langage courant actuel.

Un des premiers traducteurs en hongrois de Tartuffe considère en 1863 que « sa principale tâche est d’assurer le caractère français et moliéresque de la pièce, mais dans des habits hongrois » (Kazinczy 1863, IX). Pour mieux s’assurer, Kazinczy cite un article de Pierre Bayle sur

3 Parti Nagy, Lajos (1953-) poète, prosateur, dramaturge et traducteur hongrois est l’auteur d’une trentaine de volumes. Il est considéré le maître incontestable du renouveau du langage poétique en Hongrie. Il a traduit, réécrit et adapté des pièces de Molière, Gerhart Hauptmann, Ion Luca Caragiale, Michel Tremblay, Ödön von Horváth, Ivan Menchell, Evgeni Schwarz, Martin McDonagh, Franz Xaver Kroetz, Werner Schwab, Oliver Bukowski et Max Frisch. Ses adaptations ont un réel succès auprès du public.

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Molière : « Il y a des beautés qui disparaîtraient dans les versions, et à l’égard des pays où le goût n’est pas semblable à celui de la France » (1863, X). Dans l’intervalle de cent cinquante ans, les poètes György Petri ou Parti Nagy ont abordé la traduction de Tartuffe dans une perspective novatrice, celle de la réécriture-adaptation.

Parti Nagy signe ses adaptions pour le théâtre de différentes façons : il est auteur du texte des Belles-sœurs de Michel Tremblay et de la Reine de beauté de Leenane de Martin McDonagh. Quand il traduit The Cemetery Club d’Ivan Menchell, il est l’auteur de la version hongroise, dans le cas de Gerhart Hauptmann, d’Ödön von Horváth ou d’Evgeni Schwarz, il se veut traducteur. Quant à Die Sternstunde des Josef Bieder d’Eberhard Streul et d’Otto Schenk, il est de même l’auteur de la version hongroise.4 Lorsqu’il adapte Tartuffe (sous le titre de La famille Pernelle puis de Tartuffe), Parti Nagy figure sur l’affiche de la manière suivante : Parti Nagy Lajos : Molière : Tartuffe. Les deux-points répétés deux fois créent une tension dans l’interprétation de la paternité de l’œuvre en question. Dans le cas du Bourgeois gentilhomme, Parti Nagy en est l’auteur, à l’égalité avec Molière. Dans le cas du Karnebál (Ansi va l’carnaval), l’auteur est I. L. Caragiale, la comédie étant écrite en hongrois à partir de la traduction de Pál Réz.

Pourquoi cette hésitation de l’auteur / traducteur / adaptateur ? Parti Nagy s’efforce d’interpréter la trace (au sens ricœurien) de Molière en recréant son discours dans une nouvelle « archive disponible pour la mémoire individuelle et collective. » (Ricœur 1986, 126) De cette archive l’auteur hongrois ne conserve que l’atmosphère, les comportements et la manière de réagir des personnages. Il y introduit un discours actualisant pour faire mieux comprendre la polysémie du texte de Molière. Parti Nagy fait basculer le texte original et montre la possibilité de dissocier le contenu de la forme, en préservant les personnages des pièces adaptées et la trame, pour produire une forme tout à fait nouvelle, voire un texte renouvelé et actualisé avec des éléments de la contemporanéité. La répétition de certains éléments (par exemple, des mots-valises) dans diverses traductions fonctionne comme un indice de l’intertextualité et l’intratextualité de l’œuvre de Parti Nagy en son intégralité. C’est un dialogue entre les écrivains (Molière, Caragiale et les autres) et l’auteur hongrois pour « sauvegarder » les comédies au profit du spectateur d’aujourd’hui. Dans

4 Dans la bibliographie de l’œuvre de Parti Nagy figurent les pièces en hongrois de Franz Xaver Kroetz (L'envie), de Werner Schwab (Les Présidentes), Oliver Bukowski (Londn-L.Ä-Lübbenau) et de Max Frisch (Monsieur Bonhomme et les Incendiaires), qui sont des traductions-réécritures.

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cette opération de sauvetage l’auteur prend le rôle du bouffon pour se permettre d’une part des plaisanteries et des moqueries – les plus cocasses possibles – et d’autre part, pour transformer les textes en scénarios dont il agence les séquences à sa guise. Par conséquent, ces adaptations, transposent des sujets et font jouer des personnages en une Hongrie très actuelle. Par exemple, lorsque Dorine considère qu’Orgon était un « homme sage » avant l’arrivée de Tartuffe, le traducteur Parti Nagy la fait dire : « az átkosban » (dans la maudite). C’est un syntagme très usité à présent, qui fait référence à l’époque socialiste où les gens avaient accepté tant de compromissions dans « la baraque la plus gaie du camp socialiste », qu’était la Hongrie entre 1970 et 1989. Voilà comment, avec un seul mot, Parti Nagy est capable de projeter la pièce en une contemporanéité compréhensible par tous, même pour les plus jeunes des spectateurs :

DORINE : Oh vraiment, tout cela n'est rien au prix du fils; Et si vous l'aviez vu, vous diriez, c'est bien pis. Nos troubles l'avaient mis sur le pied d'homme sage, (Molière, Tartuffe, Acte I, Scène 2)

DORINE : Ez semmi Orgonhoz Képest. Nézze csak meg. Az még rosszabb nála. Korábban próbált nem belekeveredni Semmibe, mármint úgy értve, az átkosban Semmibe, s valóban a haja szála se Görbült meg… (Molière/Parti Nagy 2006)

DORINE : Ce n’est rien par rapport à Orgon, Figurez-vous. Il est bien pire. Avant, il essayait de ne pas se mêler des affaires En rien, en l’espèce dans la maudite En rien, et sans subir la moindre injustice ... (Retraduction J. Farkas)

Tous ces éléments s’articulent en un ensemble organique, englobant la poésie, la prose et les pièces originales de l’auteur, tout comme ses traductions/réécritures de divers auteurs. Parti Nagy va jusqu’à démanteler la pièce pour la comprendre et pour la restructurer différemment. Cette méthode pourrait être comparée au travail du scénariste qui recrée le texte littéraire pour un film, en opérant des changements à l’intention du metteur en scène et des comédiens. La spécificité de la traduction théâtrale signifie un travail permanent (par les metteurs en scène et les comédiens) sur le texte-canevas du traducteur. Si l’on consulte les traductions sous forme d’exemplaires de souffleur on peut suivre ce genre de travail.5 La traduction théâtrale acquerra-t-elle dans

5 Il est intéressant de voir à la Bibliothèque Nationale (Országos Széchényi Könyvtár) de Budapest les exemplaires de souffleurs des comédies de Molière et de Caragiale

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quelques décennies un nouveau « canon littéraire » dans l’histoire des traductions ?

* Les premières adaptations et traductions en hongrois des comédies

de Molière ont commencé pendant « le siècle français de la littérature hongroise », dans la deuxième partie du XVIIIe siècle. À cette époque, la Cour de Marie-Thérèse d’Autriche, profondément francisée, a exercé une forte attraction sur les aristocrates hongrois et tchèques qui adoptèrent la langue française et le modèle français.6 Les adaptations, traductions et représentations en hongrois des comédies de Molière datent des années 1770 et reflètent une pré-francophonie répandue en Autriche et en Hongrie depuis 1760. L’écrivain francophone hongrois, le comte Jean Fekete de Galantha, vivant à Vienne, écrit en 1764 que le spectacle français est le seul couru ; et le théâtre Allemand n'est peuplé que des officiers subalternes, de seconde noblesse. Dans Mes rapsodies il note avec une certaine ironie :

Que diraient les vieux Allemands du temps de l'empereur Léopold, avec leur haine pour les Français ; s'ils revenaient aujourd'hui à Vienne, ils verraient leurs enfants parler mieux la langue de leurs ennemis que leur langue maternelle ... (1781, 330)

Les premières traductions en hongrois des comédies de Molière7 ont été plutôt des adaptations selon les buts des représentations dans les lycées

dactylographiés, pleins de ratures et d’ajouts, introduits dans le texte hongrois pendant les répétitions. 6 L’école militaire Teresianum de Vienne, puis les lycées de Pest, Buda, Cluj, Bratislava, Sopron, Tirnovo seront les centres de diffusion de la langue française grâce surtout aux professeurs Jésuites français. Les jeunes aristocrates et militaires hongrois vont créer la littérature nationale hongroise dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle sous l’influence du modèle français propagé par le théâtre français, la littérature française, les journaux en français publiés à Vienne, puis à Pest, par la franc-maçonnerie et, bien entendu, par l'enseignement du français à l'école et dans les universités. 7 C’est par cette francophonie de plus en plus présente entre 1770 et 1800 que l’on explique la passion, sinon la fureur, avec laquelle les premiers traducteurs hongrois adaptent et traduisent les comédies de Molière. En trois décennies, neuf comédies de Molière : en 1769 le Bourgeois gentilhomme, présenté à Eger et en 1773 à Cluj; en 1775, Les fourberies de Scapin ; en 1791, Le mariage forcé présenté à Aiud et publié à Cluj l’année suivante ; en 1791, Le médecin malgré lui ; en 1792, L’avare à Pest; en 1792, Sganarelle ou le cocu imaginaire (publié à Buda la même année) ; en 1792, Le malade imaginaire à Pest ; en 1794, L’amphitrion à Pest. Le journal Magyar Hírmondó publie en 1793 une notification selon laquelle les traducteurs de Hongrie doivent annoncer le titre des pièces qu’ils sont en train de traduire pour éviter les versions parallèles. Molière est mentionné à trois reprises, comme suit : en 1792, le Tartuffe ; en 1793, Les fourberies de Scapin (publié à Cluj) ; en 1795, le Tartuffe à Pest. À partir de 1797,

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jésuites (sans les personnages féminins !) ou dans les théâtres de la Capitale ou des villes de province, devant un public friand de comédies de mœurs. À partir de 1870, la Société Kisfaludy de Budapest a commencé à publier la quasi-totalité des œuvres de Molière avec des textes en version intégrale, accompagnés de notices explicatives souvent valables même aujourd’hui. Parmi les traducteurs on compte Ferenc Kazinczy, Gábor Kazinczy, Gergely Csiky, Károly Szász. Des traductions importantes de Molière paraîtront dans les années 1940 et 1950 selon des critères de fidélité envers le texte et de virtuosité poétique (à noter les contributions de Gyula Illyés, István Vas, Ferenc Karinthy, Dezső Mészöly Dezső). Après 1990 il y aura un engouement sans précédent pour les adaptations de plus en plus libres de György Petri, Laszló Garaczi et Parti Nagy

À titre d’exemple, voici les traductions successives d’un fragment de Tartuffe (Acte III, Scène 2), depuis 1863 jusqu’à nos jours : TARTUFFE : Couvrez ce sein, que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées. DORINE : Vous êtes donc bien tendre à la tentation; Et la chair, sur vos sens, fait grande impression? Certes, je ne sais pas quelle chaleur vous monte: Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte; Et je vous verrais nu du haut jusques en bas, Que toute votre

TARTUFFE: Takarja el mellét; szemem Nem állná ki. Lelket sebz az ily tárgy, És bűnös eszmét idéz benne föl. DORINA: Hát a kisértés ellenében oly Gyarló vitéz Ön, s oly erős hatással Bír Önre a test? Meg nem foghatom Mi hozza ilyen tűzbe; én ugyan Oly megkivánó nem vagyok, s ha úgy Látnám Önt, mint Isten megteremté, Egész valója sem kisértene meg. (Molière/ Kazinczy

1863, 60)

TARTUFFE : Nem bírom látni, takarja keblire, A keblire… Az olyan a lelkületre hat, És attól, attól támad a bűnös gondolat. DORÍNA: Ön ilyen gyarlón bírja a kísértet veszélyét? Már egy tenyérnyi test is így feldúlja kedélyét? Mi hozza ilyen tűzbe, azt nem nem foghatom. No, én nem vagyok ílyen… Sőt… megnyugtat-hatom: Itt állna bár pucéran, lábujjától feje- Búbjáig: tiszta bőre

TARTUFFE: Nézni sem bírom a keblét: födje be. A megbotránkozást az efféle okozza, ettől gerjedhetünk vétkes gondolatokra. DORINE: Csak ennyi kell s az úr már kísértésbe jön? És minden hús iránt ilyen fogékony ön? Igazán nem tudom, milyen láz támad önben, bevallom, nálam ez nem megy ennyire könnyen. Ön, uram, teljesen pőrén állhatna itt S én veszélytelenül nézhetném tagjait (Molière/Vas 1951,

un écrivain connu, Ferenc Kazinczy, va traduire des « jeux-bouffes » de Molière (Le mariage forcé et Le médecin malgré lui). En 1803, Kazinczy écrivait à un ami au sujet du Médecin malgré lui : « C’est la pièce la plus alerte et la plus fougueuse de Molière dont la renommée est si grande qu’elle a été traduite par une duchesse en langue de Moscou ». (Cité in Gagger 1909, 147-166).

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peau ne me tenterait pas. (Molière, Tartuffe, Acte III, Scène 2)

meg nem kisértene. (Molière/Jankovich

1943, 41)

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Gábor Kazinczy donnera une traduction intégrale de Tartuffe en 1863, avec une introduction et de nombreuses notes. Il s’explique sur la nécessité de traduire et d’étudier Molière qui est premièrement « l’homme de la forme artistique et de l’expression ». Kazinczy a remplacé l’alexandrin avec des ïambes « puisqu’il est difficile de bien faire de rimes en notre langue » et que « parmi nos comédiens un nombre très réduit est capable de parler en vers ». Kazinczy réussit à surprendre l’aspect parlé du langage comique moliéresque et son texte correspond complètement aux critères de la parlabilité scénique de l’époque.

En 1943, Ferenc Jankovich publia une traduction plus littéraire, avec des répétitions de mots qui rendent plus alerte le dialogue. Malgré l’intervalle de 80 ans, entre les traductions de Kazinczy et Jankovich il y a des similitudes évidentes (le péché et la tentation, la chaleur, etc.).

Plus littéraire encore est la traduction du poète István Vas datant de 1951. I. Vas veut s’écarter des traductions anciennes, en évitant les termes religieux, et son langage est peut-être le plus proche du canon traductif de l’époque du « communisme classique », le plus agressif possible. Tartuffe devint un moyen des plus efficaces dans la propagande hongroise, car on le fait prononcer le slogan: « À bas le cléricalisme réactionnaire ! » Jusqu’à 1989 cette traduction de la comédie sera publiée en une dizaine d’éditions avec des préfaces des plus grands écrivains de Hongrie.8

Après 1990, le poète György Petri (1943-2000) traduira plusieurs comédies (1999) et ces adaptations ont été couronnées par le prix « pour le renouvellement du langage scénique ».

Avec le mot « décolletage » (pour « Couvrez ce sein » de Molière), Parti Nagy projette la traduction dans l’actualité et dans le langage quotidien un peu grossier. Par exemple, pour sein il met cici (« doudoune ») ; pour grande impression « désir sexuel » ou « en bandant »; pour toute votre peau ne me tenterait pas (à Laurent) « vous pourriez balancer

8 Les rééditions les plus importantes de cette traduction jusqu’à 1989 : Budapest : Művelt nép, 1954 ; Budapest : Új Magyar Kiadó, 1956 ; Budapest : Corvina, 1957 ; Budapest : Szépirodalmi Kiadó, 1958 ; Budapest : Szépirodalmi Kiadó, 1960, 1962 ; Budapest : Európa Kiadó, 1965 (édition de poche) ; Bucarest : Kriterion, 1972 ; Budapest : Európa Kiadó, 1983, et 1985.

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tous les deux ce que vous avez ». Voilà les traductions du même fragment par György Petri et Parti Nagy : TARTUFFE : Takarja el keblét! A fedetlen kebel puszta látványa is lelkemet sebzi fel, mivel kárhozatos vágyakra ingerel. DORINE : Úgy néz ki, maga elég könnyen kísértésbe esik, és a hús látványa igen nagy hatással van az érzékeire. Az persze a maga dolga, hogy magát mi hozza lázba, de ami engem illet, nálam ez nem megy ilyen gyorsan. Én például, ha tetőtől-talpig pucéran látnám magát, akkor sem kísértene meg a meztelensége. (Molière / Petri 1999, 35)

TARTUFFE: A dekoltázsát, kérem, födje be! /A keblét, kérem tisztelettel. Azt, igen./ Vagy strandra tetszik? Hogy rosszabbat ne mondjak… DORINE : Szép, mondhatom, ha már ennyitől fölizgul! /És csak ezektől itt, ha szabad kérdenem? /Vagy minden cicit… azaz keblet le szokott Keszkenőzni a rettentő bámulatában? (Lőrinchez) /Látom, ez is olyan fölizgulós, mint te… /Tőlem állhatnátok itt csóré meztelen, /Te meg meg a gazdád, aztán lóbálhatnátok, /Amitek van, váltig, Szűz Máriára mondom, /Rátok se pödörnék… (Molière / Parti Nagy 2006, 12)

Dans une étude sur la traduction, György Petri avoue qu’il réfléchissait sur la traduction en tant que spectacle puisqu’il connaissait personnellement le metteur en scène, les comédiens, les décorateurs-maquettistes, et il entendait pendant son travail de traducteur leurs voix, voyait leurs gestes, l’espace où ils se déplaçaient. Petri parle de la quasi-impossibilité d’interpréter le texte de Molière, seule une certaine congénialité pouvant sauver la traduction :

Molière c’est moi-même … mon rapport à lui est intime, malgré le fait que nos talents ne peuvent pas être comparés, nous sommes très proches dans la manière de haïr avec affection le monde et de le déconsidérer sans aucun sentiment de vengeance. (« A műfordító dilemmája » 1995, 32, nous traduisons)

Il fait parler en vers seulement Tartuffe, tandis que les autres personnages s’expriment en prose. Son but est de stigmatiser Tartuffe par ce langage du mensonge et de la tromperie. Dans cette version, Tartuffe veut forcer ses interlocuteurs de parler en vers et il répond en rimes sur le dernier mot en prose prononcé par les autres personnages. Petri transforme les alexandrins français « trop monotones » en un vers hybride, composé de ïambes et d’anapestes en nombre variables de syllabes. C’est ainsi que la traduction a l’air d’une œuvre contemporaine.

Si Petri garde la structure de Tartuffe, un autre poète, Lajos Parti Nagy, va restructurer complètement la pièce en 2006. Nous assistons à un

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processus de libération totale du texte original. En traduisant Le Bourgeois gentilhomme, Parti affirme que la traduction est une sorte de « maraude ou de braconnage » et que l’écrivain n’est sauvé que par la qualité et la nouveauté du texte qu’il recrée, transcrit, « hungarise » de telle sorte que le nouveau texte puisse paraître original comme une « texture-artifice » stratifiée, naturelle, sans âge, et vivante. Parti va changer la comédie de fond en comble, en retravaillant les scènes et les dialogues. Par exemple, il supprime tout simplement le cinquième acte de Tartuffe, avec la mention suivante :

ACTE V Puisque cet ouvrage n’est pas du tout une traduction (le texte appartient au traducteur, quoique l’œuvre ne soit guère « personnelle »), l’auteur a pu se permettre de traiter l’histoire originale à sa guise. En ce sens, pour lui, la pièce finit avec le dernier mot du IVe Acte. Cela n’est pas obligatoire pour les spectacles à venir, car la fin sera toujours à la disposition du metteur en scène ; c’est par ailleurs ce que Molière lui-même avait fait du Ve acte, sans le vouloir, en l’écrivant d’une manière, euphémiquement parlant, hypocrite – pour que la postérité en fît ce qu’elle voulait. L’auteur doit avouer qu’il a essayé de composer plusieurs fins, plus ou moins longues, mais qu’il les a trouvées toutes fausses, extrêmement faibles face à la scène finale muette du IVe acte : toute la famille se trouve sur une scène vide, au-delà de tous sentiments, de toutes hystéries, de toutes résignations, en attendant le transporteur pour le déménagement. Orgon bredouille puis reste bouche close, il est assis, immobile comme un ballot prêt à emporter. Orgon s’est fait exclure non seulement de la maison, mais de sa propre vie aussi. Que peut-on espérer ? Un miracle ou l’arrivée de l’exécuteur ? Ce qui arrive c’est Le rideau. (Molière / Parti Nagy 2006, 24, nous traduisons)

Dans le Tartuffe de Parti Nagy, les personnages parlent le langage actuel des couches moyennes urbaines. Pour ses calembours, le traducteur puise dans le répertoire urbain des mots d’esprit, et dans celui du cabaret classique hongrois. Il fait des efforts évidents pour assurer la parlabilité du langage, pour récupérer les éléments qui entrent dans cet air du parlable, du prononçable sur la scène. C’est la dominante de parlabilité du texte traduit qui autorise le comédien à trouver à son tour le meilleur des registres de langue et d’employer son propre arsenal expressif pour incarner son personnage et les enjeux de la comédie. Le traducteur-auteur affirme qu’il a voulu inventer un nouveau langage, avec des réminiscences de la langue poétique d’il y a 150 ans pour donner à son texte un air de

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théâtre classique, infusé de mots argotiques, de tours du registre parlé, des obscénités, des mots d’esprit, et des mots inventés, hongrois francisés. Son langage théâtral devient ainsi une prose poétique avec des alexandrins sans rimes.

La parlabilité (le mot « beszéltethetőség » appartient à Parti Nagy), critère important de l’adaptation, fait partie du « pharmakon » au sens derridien puisque l’écriture se présente comme un aide-mémoire essentiel de la voix, du logos vif qui est poison et remède à la fois. Parti Nagy invente, crée, recrée, réintroduit dans l’usage des formes très anciennes de langue. Il fait fantasmer sa langue maternelle en un processus de destruction et de reconstruction à l’envers.

Voilà quelques exemples de mots créés par Parti Nagy : l'emploi du suffixe –eur/-euse (considéré typiquement français par les Hongrois) : Cléante dit à propos de Madame Pernelle « Quelle szipirtyőz », du mot « szipirtyó + őz » (viocque, birbasse en français) ; Dorine dira « Summa summőz », au lieu de « summa summarum » ; Tartuffe dit : « pardőz » au lieu de pardon. Parti invente également une conjugaison inexistante pour le mot « pardon » : « pardonjál » – qui fait penser au pardonne-moi ; plus sophistiqué encore c’est le mot « lájmőr » (tapeur) de Dorine à propos de Tartuffe, du verbe argotique « lejmol » de provenance allemande (leimen - berner, pigeonner), le mot « lájmőr » fonctionnant selon les règles morphologiques du hongrois et celles de la parlabilité du texte « à la française ». Les expressions grossières sont assez nombreuses : Dorine, à Marianne : que ton père « ne batte pas les orties avec la bite de quelqu’un d’autre ». La même Dorine dit à Marianne : « tu vas te Tartuffebiaiser » (megtartüffölődől) ; Tartuffe s’adresse à Elmire : « Si nous joignions nos pistiles et nos étamines chauds » (Ha összetesszük forró porzónk és bibénk). Damis dit à Tartuffe : « Parfum de putois. ». Pour convaincre sa fille d’épouser Tartuffe, Orgon prononce les mots suivants : « Tu sais ce qui t’attend ce soir, Marianne, / Ta virginité bourgeonnante/ S’envolera de son nid. » (Tudod mi vár rád máma este, Mariane / Bizony, szűzi lányságod feslő bimbaja / Kiröppen fészkéből.). Parti emploie une expression slovaque (« secko-jedno ») pour le sens de « c’est égal ». Voilà autant de moyens de créer une tension au niveau sémantique, ce qui confère de nouvelles voies d’interprétation du texte original même.

*

En ce qui concerne Ion Luca Caragiale, les premières traductions en hongrois datent de 1903 (une représentation des étudiants de la Faculté des arts dramatiques de Budapest, dont le texte a disparu). À partir de 1927, la

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comédie La lettre perdue (O scrisoare pierdută) sera traduite en presque dix variantes et Ainsi va l’carnaval (D’ale carnavalului), au moins en huit variantes. En 1952, Jenő Hobán traduit cette dernière pièce avec le titre Farsang [Carnaval]. Par la suite, cette traduction a été adaptée pour la scène par György Gera, d’après la traduction de Jenő Hobán (1962). D’autres traductions sont celles de János Szász (Farsangi játék / Jeu de carnaval 1988), de Mária Kacsir (Farsangi bolondság / Sotie de carnaval 1995/2005) – avec des noms hongrois pour les personnages. En 1999, Ádám Bodor, écrivain originaire de Transylvanie, donne une version plus libre avec des expressions grossières comme dans la commedia dell’arte. En 2002, le Théâtre Hongrois de Cluj a créé un autre spectacle avec une nouvelle traduction à la fois moderne et plus proche du texte de Caragiale, réalisée par Attila Seprődi Kiss (2008)9.

En 2004, Pál Réz traduit de nouveau la comédie pour Parti Nagy qui va la réécrire sous le titre de Karnebál [Bal carnavalesque]. Ce titre nous plonge dès le début dans un jeu de mots qui dominera tout le spectacle. Par ce truisme, Parti voudrait ridiculiser la classe nouvelle, crédule, bavarde, stupide qui parle une langue pleine de fautes, d’expressions triviales propres aux gens peu cultivés qui se donnent des airs et qui violentent non seulement les conventions sociales mais aussi leur langue maternelle, comme l’avait fait Caragiale avec ses personnages.

Nous avons choisi un petit fragment de D’ale carnavalului pour mettre en parallèle les variantes des traducteurs, depuis 1952 jusqu’à nos jours. Voici le fragment et ses diverses traductions en hongrois : Iordache : Da: 12 rasuri 3 franci, ceva a la « vivat concurenţa! » Să poftească oricare dacă le dă mâna ; glumeşti d-ta ? vine un ras, ori un tuns 25 de santimuri cu pudră, unt de migdale, livantă… Pentru frezat, spălat, bătături, se plăteşte supliment. (Caragiale, D-ale carnavalului, Acte I, Scène I)

Iordache: Van ám: 12 borotválás 3 frank – a szabadverseny nevében. Csinálja utánunk, aki tudja. Nem tréfa! Mi? Egy borotválás vagy nyírás 25 szantimba kerül, púderrel, mandulaolajjal levendulával... Bodorításért, mosásért, tyúkszemét pótdíjat számítunk. (Caragiale, Farsang/ Hobán,

1952, 186)

Iordache: Van kérem. Tizenkét beretválás három frank: hadd pukkadjon a konkurencia! Csinálják utánunk, ha tudják. Jó vicc! Komplett beretválás, stuccolás, púder, kölni, pomádé, hajszesz cakli-pakli: huszonöt cent (im)… Hullám Bodorítás, mosás, bütyök, tyúkszem - à la carte. /exem. de souffleur/ (Caragiale, Farsang/ adaptation de Gera 1962, 4)

9 Le traducteur est Attila Seprődi Kiss, le metteur en scène Gábor Tompa, qui a monté à Limoges La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco, présentée aussi à Paris.

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La variante (assez proche de l’original) de György Gera, secrétaire littéraire de plusieurs théâtres de Budapest, bon connaisseur du roumain et du français, a réussi à mêler le registre du langage parlé et celui du langage littéraire, selon les canons de la traduction littéraire de l’époque (début des années 1960). Dans le texte pour la scène il y a des ratures intéressantes qui témoignent de l’effort d’accroître la parlabilité des mots pas trop longs. Iordache : Igen: 12 beretválás 3 frank; jelszavunk : « Vivát konkurrencia ! » Tessék, csinálják utánunk, ha bírják; ne vicceljünk, uram, egy beretválás vagy hajvágás 25 szantimba kerül, púderrel, mandulapomádéval és levendula arcszesszel együtt … Hajvágásért, mosásért, bütyökvágásért külön díjat kell fizetni. (Caragiale, Farsangi játék/ Szász 1988, 145)

Jenő: Igen. Tizenkét beretválás három lej, hadd éljen a konkurencia is. Aki bírja, marja, ez nem tréfadolog, hanem szabad verseny. Egy beretválás, egy hajvágás ilyenformán hu-szonöt garasba kerül, ehhez jön még a hintőpor, ugye-bár, mandulaolaj, a leven-dula. Hajmosásért fésü-lésért, tyúkszemkivágá-sért külön árat fizet a kedves vendég. (Caragiale, Farsangi bolondság/ Kacsir 2005, 186)

Iordache Igen: 3 frank, 12 beretválás –, mit szól hozzá? « E viva a lá konkurencá ! » Kösse fel a gatyáját, aki utánozni akar!... Mit szól hozzá? Egy beretválás, vagy egy nyírás mindössze 25 szantim… púderrel, mandulaolajjal, tlipra-

levendulával! Bodorításért, fejmosásért, tyúkszemért szuplimantot kell fizetni! (Caragiale, Farsang / Seprődi Kiss 2008, 190)

À une distance de deux décennies, János Szász, écrivain hongrois de

Bucarest, donne une traduction qui se veut proche à l’atmosphère de l’époque de Caragiale qu’il connaissait à fond. Malgré les qualités de cette version, les metteurs en scène d’aujourd’hui ont choisi d’autres traductions parce que les inventions langagières de Szász ont probablement trop vite vieilli.

La variante suivante est signée par Mária Kacsir, elle aussi de Bucarest, avec une nouveauté significative : les personnages de Caragiale auront des noms conformes aux traditions, un peu désuètes aujourd’hui : Jenő (Iordache), Giger Laji (Nae Girimea), Bojthos Jankó (Iancu Pampon), Tarfő Mátyás (Mache Razachescu), etc. La traduction correcte est souvent plate et ennuyeuse.

Suite au changement du canon initié par Parti Nagy, Attila Seprődi Kiss a publié en 2008 une traduction intégrale du théâtre de Caragiale. Lui aussi se met à créer courageusement des mots nouveaux et des expressions. Dans le fragment analysé, notre traducteur marque les innovations linguistiques en caractères gras. Par exemple, E vivá la konkurencá, tlipra,

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szuplimantot ont le rôle de marquer formellement les nouveautés dans la traduction par rapport au texte original.

Mais celui qui a profondément a changé le texte est sans doute Parti Nagy. Dans son Karnebál, Iordache explique à Pampon le système d’abonnements offert aux clients du salon de coiffure, par des prestations comme « coupe des cheveux, lavage, callosité » (frezat, spălat, bătături dans la variante roumaine) et ces trois mots sont rendus par une avalanche de mots : « frisure, coupure, coupe des poils d’oreille, poils du nez, massage, manucure, ridicule, enlèvement magnétique de callosités, abcès » et en plus des mots inventés comme « alakartén » – construit à partir de à la carte. Parti Nagy crée des mots francisés en hongrois : au lieu de « vivat concurenţa » en roumain, il met le mot « konkurenszié », inexistant en hongrois, et qui ressemble au « konféranszié » usité dans le langage courant.

Iordache: Hajaj, hogy van ! Tizenkét beretválás 3 frank. Hadd kapjon szívbajt a konkurenszié, nem igaz ? Ezt a kunsztot csinálja utánunk, ha van bőr a pucáján. Huszonöt szantimba van egy borotválás, illetőleg natúr hajvágás, kérem. De preciőz ám, púder, tinktúra, mandulakenőcs, szolgálatjára, ez mind benne van kompletta. A többi tisztelettel pótdíj fejibe, frizírozás, stucc, trimmolás, fülszőr, orrszőr, manikűr, ridikűr, mágnesos tyúkszemirtás, miteszer, furunkulus alakartén. (Caragiale, Karnebál / Parti Nagy 2006)

Tout comme le Tartuffe ou Le Bourgeois gentilhomme, le Karnebál s’inscrit parmi les œuvres originales de Parti Nagy. Les similitudes entre le Tartuffe et le Karnebál sont évidentes. Au niveau de la structure, le Karnebál est plus long que l’original à cause de la redondance délibérée des mots, des images, des phrases creuses. Au niveau sémantique, la stratégie de Parti Nagy est de franco-roumaniser le texte hongrois par divers moyens, surtout à l’aide des mots et des expressions stéréotypées connues aux Hongrois. Par exemple, l’emploi du suffixe adjectival -eur / -euse : Pampon demande à Miţa si elle n’est pas la femme du direktőz (de Nae Girimea), en hongrois il n’y a pas de genre, donc la différence n’est pas évidente. Pampon dira de Didina qu’elle est « la plus sainte Venus lamurőz », ce dernier mot étant dérivé d’amour ; Pampon devient plus tard pompőz ; dans l’adaptation hongroise « vitrionul », la forme erronée employée par Miţa, se transforme en vitriöl avec une double connotation : le mot vitriol + le sens du mot hongrois tuer (öl). Les mots de Nae adressés à Miţa : « e încurcătură la mijloc » deviennent chez Parti un malentendu grandiőz, du français

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« grandiose » ; Didina s’adresse à Nae : « Sunt sigură că s-au luat după noi », ce qui devient dans le texte hongrois : « ziherőz qu’on nous a suivis », avec un mot dérivé de l’allemand sicher + le suffixe őz.

Une invention prisée par les spectateurs est l’usage du suffixe roumain -escu ajouté aux noms et aux mots hongrois. Au début de la comédie, Iordache parle de lui-même en se disant « bărbier » (barbier) en roumain ; Parti renchérit avec Figarescu, dérivé du Figaro. Nae Girimia devient « Nae pacsuleszku », du mot patchouli (parfum) ; Catindatul dit à Didina pendant le carnaval : « Nu mai stai niţel ? », ce qui figure chez Parti sous la forme : « reste donc un pindureszku », avec un mot du hongrois pinduri / pindurka (avec le sens : un peu, un tout petit peu) reçoit un halo comique, par suffixation à la roumaine. Iordache dit au gendarme après l’arrestation de Pampon et de Crăcănel : « nu da drumul negustorilor ălora » ; chez Parti on aura : « Attention, ne lâchez pas ce deux diszpintyesku ! » – dérivé du nom de l’oiseau sénégali, avec le sens figuré de « personne, invité d’honneur » suffixé à la roumaine en -escu. Parti utilise souvent des mots et expressions comme : revoár, álo mars, kismadmazel, Pardony, madam, Pardony bokù, mongyő, agyőpá tous rendus en orthographe hongroise. Un autre procédé souvent usité c’est la suffixation en –alia : blamália, du blâme ; fatália, du mot fatalité ; la suffixation en –ette : Crăcănel dit à Pampon « Montrez-moi s’il vous plaît cette cédulette » pour le billet. Le traducteur utilise des expressions grossières comme « Parfum de putois », à propos de Crăcănel (la même expression est employée dans le Tartuffe) ; dans le troisième acte, Didina dit à propos de Miţa : « ce republicană apilpisită de Ploieşti » (quelle espèce de connarde de Ploieşti).

Il paraît que l’interprétation de Parti Nagy a profondément influencé le canon littéraire des traductions des comédies de Caragiale. La traduction, l’adaptation et l’interprétation de Parti Nagy ont formé une nouvelle perspective, une des plus audacieuses dans l’histoire des traductions et des adaptations. C’est dans cette perspective, à mi-chemin entre les anciennes traductions et la traduction radicale de Parti Nagy, que s’inscrivent les traductions / adaptations récentes des pièces de Caragiale. La lettre perdue, par exemple, a été présentée en 2009 au Théâtre de Pécs dans la vision – bien éloignée de celle de Caragiale – des frères István et János Mohácsi ; il s’agit d’un spectacle monté à l’aide – disent les auteurs – d’une « traduction perdue ... ».

Dans le cas des adaptations de Parti Nagy est-ce que nous avons à faire à des traductions ou non ? Certes, non, selon les critères de la traductologie actuelle. Mais tant que les salles de théâtres sont prisent

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d’assaut par des jeunes venus assister aux spectacles de Molière et de Caragiale, nous dirions que c’est la littérature qui a gagné son pari. Références bibliographiques

Fekete de Galantha, Jean. Mes rapsodies ou Recueil de différents essais de vers et de prose, in Pensées détachées, XXII, Genève (sans éditeur à cause de la censure), 1781. Gagger, Róbert. Molière első nyomai a magyar irodalomban. ItK 1909 : 147-166. Nagy, Péter. A francia klasszikus dráma fogadtatása Magyarországon. Budapest : Franklin, 1942. Parti Nagy, Lajos. « Molière : Tartuffe ». Színház supplément (décembre 2006) : 1-32. Petri, Görgy. A műfordító dilemmája in Magyar Lettre Internationale, 19 (1995) : 31 Ricœur, Paul. Qu’est-ce qu’un texte? In : Du texte à l’action. Essais d’herméneutique vol. II, Paris : Seuil, 1986 : 126. Vashegyi, Margit. A magyar Molière-fordítások. Université de Szeged, 1927. Ricœur, Paul. Qu’est-ce qu’un texte? in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris : Seuil, 1986, 126. Textes de référence

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Caragiale, Ion Luca. Válogatott művei, Színművek. I. Trad. Hobán Jenő et alii. Bucureşti : Állami irodalmi és művészeti kiadó, 1952. Caragiale, Ion Luca. Farsang. Adaptation de György Gera après la traduction de Jenő Hobán (1962). Exemplaire de souffleur, Théâtre « Madách Kamara » de Budapest, 1962. Caragiale, Ion Luca. Az elveszett levél és egyéb komédiák. Fordította Szász János, Bucureşti : Kriterion, 1988. Caragiale, Ion Luca. Vígjátékok Kacsir Mária fordításában, Kolozsvár: Kriterion, 2005. I. L. Caragiale összes színpadi művei. Fordította Seprődi Kiss Attila, Nagyvárad : ARCA Kiadó, 2008. Caragiale I.L. Farsang, Hobán Jenő fordítása, in I.L. Caragiale, Ion Luca. Válogatott művei, Színművek, I. Bucureşti : Állami irodalmi és művészeti kiadó, 1952. Caragiale, I. L. Farsang, adapté par György Gera après la traduction de Jenő Hobán, l’exemplaire de souffleur, Théâtre „Madách Kamara” de Budapest, 1962. Caragiale, I. L. Az elveszett levél és egyéb komédiák. Fordította Szász János, Bucureşti : Kriterion, 1988. Farsangi bolondság, in Caragiale, I.L. Vígjátékok Kacsir Mária fordításában, Cluj: Kriterion, 2005, 184. I. L. Caragiale összes színpadi művei. Fordította Seprődi Kiss Attila, Oradea : ARCA Kiadó, 2008. Ion Luca Caragiale. Karnebál. Réz Pál fordítása nyomán írta Parti Nagy Lajos. In : Színház, Suppliment, 2005, août.

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Pertinence de Mme de Staël pour l’esprit des traductions du XXIe siècle Ramona MALIŢA Université de l’Ouest de Timişoara Roumanie

« La circulation des idées est, de tous les genres de commerce, celui dont les avantages sont les plus certains. » (Madame de Staël, De l’esprit des traductions, 1816)

Résumé : Notre étude propose un point de vue concernant le rôle formatif et canonique des traductions à l’époque du romantisme français. Parmi les formes de manifestations culturelles du cénacle de Coppet, les traductions sont un projet parallèle à la création des œuvres originales. La Bibliothèque des traductions fait entrer dans la langue française les œuvres capitales du romantisme allemand, anglais et italien devenues canoniques pour le romantisme européen. La formation des canons esthétiques passe nécessairement par des traductions bien faites et intelligemment choisies. Mots clés : Mme de Staël, traductions, canons esthétiques, romantisme, Groupe de Coppet.

Abstract : The paper expresses a point of view about the liaison (never dangerous!) between the history of translation and the axiological theory about the formation of aesthetic canons via translation. One of the activities carried out by the Coppet Group, whose spokesperson was Mme de Staël, is the translation, cultivated in order to demonstrate the need to conceive literature differently. In their effort to connect the literary and aesthetic movements of Western Europe (the budding Romanticism), the members of the Coppet Group back up their writings with translations.

Keywords : Mme de Staël, translations, aesthetic canons, romantism, Coppet Group.

Liminaires Si la traduction ne réside pas dans le besoin de comprendre et

d’interpréter et qu’elle ne dépasse pas les préjugés, elle risque de devenir

Pratiques (en marge) de la critique des traductions

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un acte intellectuel gâché. Le traducteur ne doit jamais oublier sa mission de médiateur ; aussi son geste contient-il obligatoirement une discrète complicité avec le lecteur, afin que le premier jouisse d’une certaine connexion de communication et qu’il satisfasse une attente fébrile. Sans le sentiment d’un aveu, sans l’ambition de la déconspiration d’un secret qui établit des rapports inconnus entre le lecteur et la naissance d’une œuvre ou les tâches sombres de la vie d’un écrivain ou les dysfonctionnements logiques, esthétiques, moraux, etc., la traduction devient un document archivable et poussiéreux. Le cantonnement dans l’esthétique prédispose la traduction à une crise d’autorité, la mène vers un manque d’efficacité et vers un déficit de réceptivité. Le traducteur doit honorer son statut d’intellectuel, au sens moderne de cette équivalence, ce qui l’oblige à s’impliquer, quelque modeste que ce soit, selon les possibilités et la vocation, dans les batailles de l’actualité littéraire. Un tel relief des options esthétiques et morales réside dans le mélange soutenu et assumé entre oui et non. L’opinion critique de la traduction est une obligation morale et dans un régime totalitaire (comme celui napoléonien à l’époque de Mme de Staël) et dans une société démocratique plus ouverte ; et lorsqu’elle implique des risques politiques et lorsqu’elle n’implique que des risques intellectuels. Mme de Staël comprend la traduction en ces termes et s’implique dans l’expertise de l’actualité de son époque. Elle se prononce (par sa création originale et ses traductions) plus clairement et consciemment vis-à-vis des problèmes esthétiques de son temps, puisque, ainsi, la critique est capable de s’assumer une mission intellectuelle plus complexe du point de vue politique, morale et civique, au delà de la restreinte (mais fortement nécessaire) compétence esthétique.

L’intitulé de notre étude renferme la métaphore prise du titre de l’essai de Mme de Staël De l’esprit des traductions où elle tâche d’expliquer comment Shakespeare et Schiller sont devenus compatriotes par l’intermédiaire de la traduction et sur les scènes du théâtre allemand. Nous proposons un examen de près de la bibliothèque des traductions, le projet traductologique de Mme de Staël et du Groupe de Coppet et de ses rapports étroits avec le processus du changement des canons esthétiques, vu que les traductions sont l’une des pistes par l’intermédiaire desquelles l’évolution véritable d’une littérature change de formes et se dessine. Le canon c’est l’ennemi de la décadence.

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Un ouvroir de la traduction à l’époque romantique : le Groupe de Coppet Esquisser quelques repères de l’histoire de la littérature romantique

française sert d’appui théorique afin de mettre en évidence le rôle formatif et canonique des traductions.

Le Groupe de Coppet dont Mme de Staël est l’hôtesse, ainsi que son haut-parleur, c’est un groupe d’intellectuels, une réunion d’esprits iconoclastes et un cénacle littéraire à la fois qui a formé la première vague du romantisme historique en France des deux premières décennies du XIXe siècle. C’est un groupe cosmopolite d’intellectuels très prononcés contre Napoléon et son pouvoir dictatorial. Une radiographie ab ovo de ce cercle littéraire repose obligatoirement sur deux jalons d’histoire littéraire au moins : les membres et les étapes chronologiques qui permettent de placer en histoire les faits auxquels nous faisons référence. Pour ce qui est des membres, nous n’en donnons que le noyau fort rétréci : Madame de Staël, Benjamin Constant, Claude Jean Hochet, Prosper de Barante, Simonde de Sismondi, Charles de Bonstetten, August Wilhelm von Schlegel, Friedrich von Schlegel, Auguste de Staël, Albertine de Staël, Mme de Récamier1. En fait, durant les années et les séances littéraires de partout en Europe, les grands esprits littéraires et politiques romantiques ont fréquenté ce cénacle : Byron, Goethe, Schiller, René de Chateaubriand, Lucien de Bonaparte, le prince Bernadotte, le Prince de Ligne, Wieland.

Les étapes2 du Groupe de Coppet dessinent une spirale dont les semi-circulaires se confondent avec l’histoire française des premières deux décennies du XIXe siècle (période de Napoléon y comprise). L’étape la plus prégnante c’est la deuxième (voir la note) qui commence après la mort du père de Mme de Staël, Jacques Necker, ancien ministre de finances de la France sous l’Ancien Régime. C’est l’étape la plus interculturelle de la

1 Il nous a semblé préférable de limiter l’appellation de Groupe de Coppet à un nombre réduit d’écrivains, artistes et philosophes, ceux qui se fréquentent continûment et mettent leurs idées en commun, partageant les mêmes préoccupations intellectuelles. 2.La première étape (plus politique) : 1790-1802, Paris, le salon situé rue du Bac, la résidence de l’Ambassade de Suède en France ; La deuxième étape (plus littéraire) : 1802-1814, Suisse, à Coppet et dans toute l’Europe romantique ; La troisième étape : 1814-1817, le Groupe regagne Paris après la chute de l’Empereur ; La dernière étape : 1817-1822, après la mort de Mme de Staël, la parution des Œuvres Complètes de Mme de Staël.

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dynamique du Groupe de Coppet, qui s’explique par son ouverture multiculturelle dont la diffusion des traductions dans les espaces voisins fut l’un des moteurs. Nous insistons également sur l’idée que ce sont les intellectuels qui sont les promoteurs de ces processus – le multiculturalisme et le plurilinguisme – même si on a l’impression, fausse d’ailleurs, que c’est la société de notre époque vivante qui a inventé ce concept. Si nous soulignons une fois de plus ce fait irréfutable c’est que le cosmopolitisme3, qualifié souvent de métissage factice des cultures, aboutit dans ce cas-ci à un tissu efficace dont les irradiations décrivent le processus de globalisation de nos jours. Nous finissons quand même par remarquer la voix iconoclaste des intellectuels dont nous trouvons la pensée non-enrégimentable d’autant plus qu’un pouvoir politique tâche d’imposer le contraire : l’idéologie enrégimentable. Ils ont eu beau regimber. Chaque fois qu’un nouveau courant culturel ou une nouvelle orthodoxie littéraire (selon le mot de Mme de Staël) se fait place, il y a, en tout premier lieu, de la bousculade idéologique dont les conséquences politiques vont de pair avec les mesures de protection du nouveau régime trouvé trop fragile. L’audace de la pensée napoléonienne sur l’Europe de son temps ne va pas de pair avec la configuration cosmopolite qu’en a le Groupe de Coppet, qui a eu sa propre vision sur le cours de l’histoire européenne des idées. Les deux systèmes d’innovation mettant des accents normatifs différents sont incongrus (mais pas diamétralement opposés ou bien incompatibles), même si un examen de près des deux met en évidence le même but : le changement politique et culturel de l’Europe au tournant des années 1800.

Si notre intérêt portera sur la deuxième étape des quatre de l’activité du Groupe de Coppet, c’est que cette phase la plus littéraire aura une influence péremptoire pour les lettres françaises à l’époque romantique, en tenant compte de ses formes de manifestation intellectuelle : 1. la littérature d’avant-garde4 ; 2. les traductions ; 3. la politique ; 4. la religion. Les deux premières positions réunies sous une catégorie (le littéraire) sont porteuses de formes culturelles, tandis que les deux dernières positions, formant un second palier, visent les problèmes de la cité (le politique et le social). À

3 Le cosmopolitisme du Groupe de Coppet est un trait mélioratif qui désigne, sinon l’esprit de l’Europe unie, au moins l’audace mentale des intellectuels sachant dépasser de cette manière l’esprit des académies scientifiques nationales des XVIIe et XVIIIe siècles. 4 Cette notion désigne ici le mouvement avant-gardiste qui fait référence à l’époque vivante des deux premières décennies du siècle en discussion : cela veut dire le théâtre et les expériences théâtrales d’un côté, la critique littéraire, de l’autre côté.

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côté de la création originale figurent les traductions qui (anticipons un peu les idées !) sont choisies toujours de la littérature contemporaine. La liaison entre les traductions et la littérature d’avant-garde n’est jamais dangereuse, au contraire, elle est mutuelle ; c’est comme la réaction chimique à double sens dont les vecteurs subissent des mutations péremptoires. Et à Mme de Staël de se prononcer à ce sujet : « Si les traductions des poèmes enrichissent les belles-lettres, celles des pièces de théâtre pourrait exercer encore une plus grande influence, car le théâtre est le pouvoir exécutif de la littérature. » (Madame de Staël 1830, 305) 5

La Bibliothèque des traductions

Parmi les formes de manifestations culturelles du cénacle de Coppet, les traductions sont un projet parallèle à la création des œuvres originales. Nous avons nommé ce projet la Bibliothèque des traductions, dénomination semblable à maintes entreprises de ce type l’époque romantique durant. C’est le projet traductologique initié et conçu par Mme de Staël où elle a engrené la plupart des membres du Groupe de Coppet. Il sert, comme toute démarche canonique, Ad usum delphini. C’est une catégorie qui réclame une explication. Cela tiendrait à la situation du projet traductologique conçu et initié par Mme de Staël et devenu commun aux membres du Groupe de Coppet. Cette expression latine (désignant la catégorie des disciplines à enseigner) pourrait donner une réponse virtuelle, mais pas tranchante à la question : à quoi ça sert de former les canons esthétiques d’une époque ? À quoi, mais surtout à qui ça sert de former des canons esthétiques ? Qui sont ces delphini ? Des alumni, cela veut dire des novices en littérature : ceux qui veulent se préparer à envisager, concevoir, promouvoir et consommer un autre type de littérature. La littérature romantique. Autrement dit, les delphini de l’époque en cours qui aurait pour trait le schisme esthétique déclaré ouvertement par rapport au Siècle des Lumières.

Ce projet compte parmi les grandes et ouvertes entreprises traductologiques de l’Europe romantique dont l’influence a été considérable dans les lettres européennes des décennies romantiques (cela veut dire de la seconde vague du romantisme historique français, les

5 Madame de Staël. De l’esprit des traductions dans Œuvres Complètes de Madame la Baronne de Staël Holstein. Paris : Louis Haumann et Ce Libraires, tome XVII, 1830. Dorénavant désigné à l’aide du sigle ET suivi du numéro de la page.

Pratiques (en marge) de la critique des traductions

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années 1830-40)6. Cela serait d’un côté, de l’autre côté se situerait l’influence littéraire et paralittéraire de ce projet au-delà des frontières de la France romantique : il s’agit de la vague des quarante-huitards des littératures romantiques de l’Europe Centrale et de l’Est dont les intellectuels se sont formés à l’école esthétique française. Nous n’en donnons ici qu’un exemple, mais très éloquent à l’égard de notre hypothèse : il s’agit de Biblioteca universală de Ion Heliade Rădulescu (Maliţa 2008, 169) dans les lettres roumaines dont nous avons parlé lors d’un autre colloque de traductologie7 (2008, 169-182).

La Bibliothèque des traductions du cénacle de Coppet s’organise à trois volets qui construisent le triangle de la formation intellectuelle de l’homme romantique : les choix littéraires, les choix philosophiques et les choix critiques. Nous ne nous sommes pas proposé dans cette étude d’enregistrer, de donner toutes les traductions faites par Mme de Staël et son cénacle, ni de dresser comme une table des matières des traductions issues à l’époque romantique, mais notre démarche débouche à :

A. mettre en vedette le rôle formatif des traducteurs du Groupe de Coppet dans le processus de changement des canons esthétiques et littéraires de leur époque vivante et

6 A. L’entreprise éditoriale grandiose de Ladvocat de la première décennie du XIXe siècle contenant vingt cinq volumes in 8◦, intitulée Chefs-d’œuvre des théâtres étrangers à laquelle ont collaboré Benjamin Constant, Auguste de Staël, Prosper de Barante, des esprits iconoclastes du Groupe de Coppet. B. Émile de Girardin et sa Société nationale pour l’émancipation intellectuelle fondée en 1830 qui se proposait de promouvoir les traductions du et vers le français. C. La collection, en fait une vraie bibliothèque, conçue et lancée en 1837, de Louis Aimé Martin et ses collaborateurs et intitulée Introduction au Panthéon littéraire. Plan d’une bibliothèque universelle. Études des livres qui peuvent servir à l’histoire littéraire et philosophique du genre humain, suivi du catalogue des chefs-d’œuvre de toutes les langues et des ouvrages originaux de tous les peuples. 7 Perspective asupra traducerii şi istoriei traducerii româneşti din secolele al XVII-lea şi al XIX-lea [Perspectives sur la traduction et l’histoire de la traduction roumaines du XVIIIe et XIXe siècles], organisé à l’Université de l’Ouest de Timişoara, le 2 juillet 2007 ; dans le cadre du projet de recherche Contributions des traductions roumaines (des XVIIIe et XIXe siècles) des langues française, italienne et espagnole au développement des langue et culture roumaines, des échanges culturels entre la Roumanie et l’Occident roman, projet financé par le Ministère roumain de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche.

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B. analyser le contenu, les principes du tri des traductions du projet. Autrement dit, pourquoi Mme de Staël a-t-elle proposé ce qu’elle a proposé ?

Les traductions littéraires, philosophiques et critiques données en ce qui suit ne sont que les plus notables de leur catégorie et dessinent une carte des préférences, on doit l’admettre, pour le théâtre et les expériences théâtrales (pour ce qui est de la littérature et de la critique littéraire) et pour la perfectibilité de l’esprit humain (pour ce qui tient à la philosophie).

I. Les choix littéraires • Don Carlos de Schiller traduit en français par Adrien de Lezay-

Marnésia, • Œuvres Dramatiques de Schiller, 6 volumes, traduites par Prosper de

Barante (traduction commencée en 1809 et parue en 1821), • Hamlet de Shakespeare ; Nathan le Sage de Lessing ; Venise sauvée

d’Otway ; Tancrède et Sigismond de Thomson, traductions faites par Prosper de Barante et réunies dans les Chefs-d’œuvre des théâtres étrangers parues chez Ladvocat,

• Des morceaux de Shakespeare et de Calderon traduits par August Schlegel,

• Des poèmes de Gray traduits par Madame de Staël. II. Les choix philosophiques • L’art de la guerre de Machiavel traduit par Claude Hochet, • Considérations sur la Révolution Française de Mme de Staël (en

allemand par A. W. Schlegel), • William Godwin, An Inquiry concerning Political Justice traduit par

Benjamin Constant, • Des morceaux de Kant traduits par Charles Villers. III. Les choix critiques • Cours de littérature dramatique de A.W. von Schlegel (en français par

Albertine Necker de Saussure), • De l’esprit des traductions de Mme de Staël (en italien par Vincenzo

Monti, paru en 1816 dans la revue « Biblioteca di letteratura di Milano »).

La formation du canon esthétique passe nécessairement par des traductions bien faites et intelligemment choisies. Les irradiations de ces traductions

Pratiques (en marge) de la critique des traductions

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dans le processus de la formation des canons esthétiques romantiques sont péremptoires.

Formation des canons esthétiques. La piste des traductions

Avant d’expliquer comment les traductions sont susceptibles d’influencer la formation des canons esthétiques, nous voudrions fixer quelques repères théoriques portant sur les canons. Le canon esthétique est l’expression de la norme, de la règle et de l’ordre dans les littératures et dans les beaux-arts. Par ses composantes normatives, il est un repère axiologique d’une époque. En territoire des lettres, le canon esthétique c’est la synthèse trans-littéraire faite des principes engendrant un paradigme. Les auteurs et les œuvres canoniques sont des outils par l’intermédiaire desquels on forme le goût esthétique des lecteurs. L’enseignement en profite pleinement. Le canon apporte la ré-instauration de la valeur dans une époque des troubles esthétiques. Il y va de la ré-instauration ainsi que de la restauration de la valeur. C’est un processus à deux pistes complémentaires et qui aspire, à travers une description minutieuse et d’une extrême rigueur, à la saisie la plus directe possible de l’espace de l’enseignement, tout en opposant, par cette leçon qui se veut totale, mais virtuelle, la littérature de la première étagère et celle de basse condition, mais vendable. On ne peut pas y éluder l’insertion consciencieusement proposée du jugement de l’esthéticien (en guise d’auteur de manuels) qui forme par là le goût esthétique des élèves. Ce n’est pas un pur hasard ni une question de pure appréciation axiologique si durant le processus de canonisation le rapport entre la composante paralittéraire, soit-elle idéologique ou financière (trouvée périssable), et les éléments intralittéraires, se trouve sensiblement modifié en faveur des derniers. Ils sont là pour synthèse trans-littéraire, tant bien que mal, le miroir de la valeur reflétant l’exceptionnel, ils viennent montrer ceux qui ne peuvent pas être moralisés, qui se vendent mal, ou bien ils contredisent les best-sellers qui jouent la carte de l’évidence du visible : l’argent et le profit des librairies.

L’idée que la formation du canon esthétique passe nécessairement par des traductions bien faites et intelligemment choisies c’est l’idée centrale repérable dans l’essai staëlien De l’esprit des traductions. Autrement dit Mme de Staël s’interroge sur le pouvoir des traductions de tracer des lignes de repère dans le processus de canonisation. Donc : à quoi les

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traductions servent-elles? Nous avons usé de trois expressions latines : 1. Ad ideas transponere ; 2. Ad se convertere ; 3. Ad canones aestheticos facere.

Ad ideas transponere, c’est-à-dire à traduire les idées ou à transporter les idées d’une culture à l’autre (elles remplissent la fonction de vecteurs culturels). Les idées s’enrichissent par l’apport d’un traducteur doué. Mme de Staël se prononce là-dessus : « Il n’y a pas de plus éminent service à rendre à la littérature que de transporter d’une langue à l’autre les chefs-d’œuvre de l’esprit humain. » (ET 1816, 299)

Ad se convertere, c’est-à-dire à changer d’idées. Ce but débouche à la métanoïa qui désigne le renouvellement mental et des idées (Maliţa 2007, 128-129). Les traductions sont l’expression de la métanoïa. Si le processus canonique traduit l’exercice de la métanoia, alors la traduction en est le premier des paliers. Le changement des mentalités commence parfois par les traductions. (cf. la Bible)

Ad canones aestheticos facere, c’est-à-dire à faire et à défaire les canons esthétiques d’une époque. Des canons esthétiques, donc pas littéraires, puisqu’il est bien évident que tel ou tel écrivain ou œuvre est traduite pour la nouvelle structure esthétique repérable dans son œuvre. Admirer, se familiariser, mais pas pour imiter et encore moins copier. « C’est une triste gloire littéraire que celle dont l’imitation doit être la base » (ET 1816, 300) apprécie Mme de Staël à ce propos dans son essai cité en haut.

Les traductions par le commerce avec les chefs-d’œuvre sont porteuses des repères culturels par le biais desquels l’horizon d’attente esthétique du public est dépassé. La formation du goût esthétique élevé est due à l’école de la valeur (d’où le voisinage obligatoire des chefs-d’œuvre). L’échantillonnage axiologique des traductions aux côtés des œuvres originales a pour but la radiographie des modèles (pas à suivre, mais à faire penser).

L’ouvroir de la construction / déconstruction des canons esthétiques s’organise à paliers. Par conséquent, les traductions sont une halte obligatoire dans le commerce d’idées. Toujours dans l’essai staëlien mentionné, l’hôtesse du Groupe de Coppet donne les circonstances où le commerce d’idées assuré par les traductions pourrait cesser : « La meilleure manière […] pour se passer des traductions serait de savoir toutes les langues dans lesquelles les ouvrages […] ont été composés. » (ET 1816, 300). Il y va évidemment d’une démonstration in absurdum, puisque la réponse est, certes, négative : dans une vie biologique unique c’est une impuissance physiologique ; on ne peut pas apprendre toutes les langues de toutes les littératures.

Pratiques (en marge) de la critique des traductions

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L’enjeu de la canonisation est une démarche à visée culturelle. Quelques questions sont justifiées : Quelles seraient les pistes par le biais desquelles les traductions influencent la formation des canons esthétiques en général, des canons romantiques en particulier ? Quels seraient donc les paramètres à l’aide desquels on fait la canonisation ? Qu’est-ce qui nous fait preuve de la canonisation de telle ou telle œuvre ou, autrement dit, qui nous démontre la sortie ou l’entrée dans le canon de l’époque ? La nouvelle orthodoxie littéraire, selon le mot de Mme de Staël, est mesurable par le prisme de ces quatre éléments : 1. les traductions ; 2. la présence en librairies8 et en bibliothèques ; 3. la présence dans des dictionnaires et des encyclopédies et 4. l’enseignement (la sélection dans les manuels scolaires). Ce sont des outils identifiables dans ce que l’on appelle de nos jours la veille culturelle.

La vague romantique française est rendue européenne grâce et par l’intermédiaire du projet traductologique staëlien en égale mesure. Nous avons mentionné en égale mesure, puisque la création originale reste le moteur principal quand même.

Notre étude met en évidence le rôle formatif de ce projet concernant la nouvelle orthodoxie littéraire. Nous avons repris la notion d’auparavant, mais il faudrait y ajouter la remarque : l’orthodoxie littéraire du romantisme naissant. De ce point de vue, le Groupe de Coppet et Mme de Staël remplissent la fonction de tribunal littéraire dont la mission à accomplir serait de faire et défaire des canons esthétiques.

Sans avoir un but moral, mais axiologique, « la bibliothèque des traductions » propose des modèles : 1. un modèle axiologique ; 2. un modèle esthétique ; 3. un modèle identitaire.

1. La Bibliothèque des traductions – un modèle axiologique ? Elle fait entrer dans la langue française les œuvres capitales du romantisme allemand, anglais et italien devenues canoniques pour le romantisme européen. Elle indique donc la norme.

2. La Bibliothèque des traductions – un modèle esthétique ? Aux yeux de Mme de Staël ce ne sont que les traductions des chefs-d’œuvre qui comptent, puisque les traductions de ce type enrichissent les belles-lettres de toutes les littératures. Autrement dit : le commerce d’idées doit se faire avec de la meilleure marchandise pour que les avantages soient les plus évidents et certains.

8 Pour ce qui est de ce palier (librairie, bibliothèques), il faut bien différencier les best-sellers (mais vendables) de la littérature canonique, parfois non vendable et n’enregistrant aucun succès de librairies.

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Il importe aux progrès de la penser […] de regarder souvent au-delà des Alpes, non pour emprunter, mais pour connaître, non pour imiter, mais pour s’affranchir de certaines formes convenables qui se maintiennent en littérature comme les phrases officielles dans la société et en bannissent de même toute vérité naturelle. (ET 1816, 304-305).

3. La Bibliothèque des traductions – un modèle identitaire ? C’est la notion de nation qui est mise en évidence parce que le romantisme pose pour la première fois le problème de la nation en tant que constructum identitaire et mentalème ethnique. À ce point final de notre étude, nous aimerions bien faire appel à une comparaison ouverte faite par Mme de Staël à l’égard de ce rapport entre l’ouverture des sociétés (entendue comme manifestation de la multiculturalité, initiée par les intellectuels) et le terme de nation (entendu comme creuset des traits identitaires spécifiques d’une conscience ethnique) ; c’est une métaphore qui renvoie à la Grande Muraille de la Chine :

[…] je vais exposer, en littérature comme en philosophie, des opinions étrangères à celles qui règnent en France : mais soit qu’elles paraissent juste ou non, soit qu’on les adopte ou qu’on les combatte, elles donnent toujours à penser. Car nous n’en sommes pas, j’imagine, à vouloir élever autour de la France littéraire la grande muraille de la Chine pour empêcher les idées du dehors y pénétrer. (Mme de Staël [1810] 1999, 47)

Il y a dans ces lignes, extraites de l’essai De l’Allemagne, de l’imbriquement des idées du romantisme européen qui dessine une carte anthropologique de l’Europe : l’identité ouverte de l’homme romantique.

Considérations finales Une question finale paraît justifiée : est-ce que Mme de Staël comme

traducteur et les traducteurs du Groupe de Coppet comptent parmi les grands traducteurs des chefs-d’œuvre ? Jugée sans arrière-pensées, d’une manière honnête et sans avoir la prétention d’une grande découverte, mais surtout jugée hors du contexte historique, la réponse est négative : non, ils ne peuvent pas être qualifiés de grands traducteurs du XIXe siècle. Dans ces circonstances, il faudrait reformuler la question en la situant du point de vue historique (cela veut dire historiciser la question) : est-ce que Mme de Staël et les traducteurs de son cercle littéraire comptent parmi les plus importants pour le romantisme historique européen du XIXe siècle ? Cette

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fois la réponse est pleinement affirmative. Nous y ajouterions encore une remarque : des traducteurs-souche. Id est situés dans une prospective culturelle et canonique, ils sont des traducteurs-souche. Références bibliographiques

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Madame de Staël. De l’esprit des traductions dans Œuvres Complètes de Madame la Baronne de Staël Holstein. Paris : Louis Haumann et Ce Libraires, tome XVII, 1830.

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Peut-on (vraiment) re-créer la chanson de Brassens par la

traduction ?

Anda RĂDULESCU

Université de Craiova Roumanie

Résumé : Notre travail se propose un double but : a) théorique – d’établir les critères de traduction selon lesquels on a affaire à une re-création d’un texte original, dans notre cas une chanson de Georges Brassens ; b) pratique – d’analyser, en appliquant la grille de lecture traductologique de Katharina Reiss, la variante traduite par Romulus Vulpescu. Nous estimons que la traduction est très réussie, grâce à la prédisposition artistique de Vulpescu, à son empathie avec Brassens, de même qu’à sa vaste expérience de traducteur.

Mots-clés : re-création de l’original, grille traductologique de lecture, jugement de valeur, équivalent, expression imagée.

Abstract : Our study has a double aim: a) a theoretical one – to establish the criteria according to which we consider that a translation is a re-creation of an original text, in our case, of one of Brassens’ songs; b) a practical one – to analyze the variant translated by Vulpescu, using Reiss’ reading grid for translation. We consider Vulpescu’s translation to be a very successful one, owing to his own artistic skills and particular empathy with Brassens, as well as to his vast experience as a translator. Keywords : re-creation of the original, reading grid for translation, value judgement, equivalent, imagery.

Argument Georges Brassens est l’un des chanteurs français les plus écoutés,

même après sa mort. Son succès ne s’explique pas uniquement par la qualité de ses vers et par son remarquable talent de guitariste, mais aussi par les traductions de ses chansons, dont les plus nombreuses et réussies sont en italien. En Roumanie, il y a peu de traducteurs qui se soient hasardés à le traduire, ses textes étant de vraies pierres de touche non seulement sous l’aspect syntaxique et lexical, parce qu'il joue sur différents

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niveaux de langues, crée des mots nouveaux, disloque ou rompt la phrase, mais également au niveau de la rime et du rythme de la phrase, qui doit s'inscrire dans celui de la musique. Il est d’autant plus méritoire de la part de Romulus Vulpescu, poète à son tour et traducteur, spécialiste de Villon, Charles d’Orléans, Rabelais et Jarry, d’avoir eu le courage d’accepter la provocation et de traduire en roumain l’Hécatombe de Brassens, sa version égalant presque l’original.

Les questions que nous nous sommes posées et à partir desquelles nous avons organisé notre démarche sont :

a) le texte traduit, qui prétend être le même que l’original, mais formulé dans une autre langue, est-il vraiment une re-création de l’original ?

b) faut-il être poète pour bien traduire un texte poétique ? c) la variante de traduction proposée par Vulpescu au

poème Hécatombe chanté par Brassens vaut-elle l’original ? Si la réponse donnée aux deux premières questions relève plutôt

d’un aspect théorique, conceptuel de la traduction, la troisième porte sur l’activité pratique, concrète du traducteur, plus difficile à apprécier faute d’un repère comme la grille de lecture, que nous estimons être un outil fiable pour diminuer la subjectivité et l’arbitraire dans le jugement de valeur d’une traduction. C’est pourquoi nous nous sommes appuyée sur quelques éléments de la grille de lecture traductologique de Reiss (2002, 67-87) afin de pouvoir évaluer la traduction de Vulpescu.

1. La traduction comme re-création de l’original La plupart des théoriciens et des praticiens de la traduction

affirment qu’elle peut être considérée comme art de création et de re-création du texte d’origine et que le traducteur, dans son entreprise, devient le double de l’auteur. Autrement dit, l’écriture et la traduction sont dialectiquement liées, parce que toute traduction implique une réécriture, donc une re-création du texte.

Envisagée sous l’aspect de la créativité, la traduction s’avère être un paradoxe : on s’attend à ce qu’elle soit imitation ou répétition du texte original, alors qu’elle est création ou « écriture » (Meschonnic 1999, 85) ou plutôt re-création de l’original. Car, selon le poète catalan Llovet (2000, 37) cité par Moţoc (2002), la traduction est « […] une espèce de répétition du geste par lequel les idées se transvasent au champ de l’écriture. C’est une

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chose analogue à l’art d’écrire. Ainsi, la traduction devrait être comprise comme un art de (ré-)écrire. ».

Toute traduction de qualité transcende l’original, en le ré-interprétant pour le re-créer de façon à restituer, dans la mesure du possible (« dire presque la même chose » (Eco, 2004)), une image complète, non modifiée, de l’univers auctorial. Si la traduction n’est pas une simple mimésis de l’original, alors on pourrait considérer que le traducteur dispose d’une certaine liberté créatrice par rapport au texte-base, parce que ce qui doit passer en premier lieu dans la langue-cible c’est le message et ensuite l’aspect formel. Et pourtant, l’écrivain roumain d’expression française Tsepeneag parle d’une liberté illusoire, « surveillée » du traducteur. À son avis, le processus de re-création du texte de départ ne peut jamais se réaliser totalement, toute création originale, de premier degré (cf. Barthes 1953) étant censée être ineffable, non répétable. Cependant, on ne pourrait pas nier à la traduction son caractère de re-création, parce qu’en transposant un texte dans une autre langue, le traducteur fait à son tour des choix pour écrire le même texte sous une forme linguistique différente, dans un autre système conceptuel. La variante qu’il propose est le résultat d’un processus d’élaboration d’un texte qui implique la re-écriture du texte-base, préalablement détextualisé de son contexte. Cette nouvelle écriture produit un nouveau texte, placé dans un nouveau contexte et dans un espace différent ; ou, mieux dit, un nouveau discours selon Moţoc (2002), parce qu’ « […] on ne traduit pas ce que les textes disent, sinon ce que les textes font. Les bonnes traductions font ce que les textes originaux font, la traduction n’est ni plus dans la langue, ni dans le texte, mais dans le discours.»

Pour Derrida, écrire, lire et traduire impliquent des transformations : toute écriture est une transformation d’un certain nombre de lectures, donc une re-écriture. Par l’acte d’écrire on ne peut pas prétendre « traduire » la réalité, la vérité et l’histoire, on ne peut que produire une approximation des réalités intérieures, extérieures ou environnantes. En travaillant sur le texte original, en le transformant, en le remodelant, le traducteur obtient une sorte d’intertexte (Pageaux 1994, 60), où le dialogue entre les deux textes, source et cible, est permanent et enrichissant. C’est ce caractère herméneutique de la traduction que Steiner (1978, 16) met en évidence, en affirmant que « le traducteur fait, au plein sens des termes, œuvre d’interprétation et de création ».

Parfois, le traducteur est obligé de procéder à des modifications ou à des réductions qui trahissent l’original, mais grâce auxquelles il réussit,

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dans la plupart des cas, à surmonter les entraves du discours auctorial, à respecter les nombreuses obligations formelles qu’il a par rapport au texte traduit. Si le traducteur, traître par nécessité, est l’analogue de l’auteur, dans le cas spécial de la poésie, la re-création par le texte second complique la tâche du traducteur, qui doit, d’un côté, respecter l’univers poétique et les particularités stylistiques de l’original et, de l’autre, se plier aux exigences de rime et de rythme du texte-source.

Dans notre cas, le défi du traducteur ne réside pas uniquement dans une sorte d'exercice de style voué à la recherche des structures de la langue-cible aptes à préserver la rime et le rythme de l’Hécatombe, un huitain à six strophes, où le ton burlesque de Brassens parodie l’épopée. L’enjeu de la traduction en roumain consiste dans la virtuosité prouvée par Vulpescu de sélectionner les équivalents susceptibles d’éveiller chez le lecteur / auditeur roumain les mêmes sentiments qu’éprouvent les Français devant cette chanson, de créer des images poétiques qui évoquent l’original.

2. La relation auteur-traducteur Toute traduction met en évidence la relation intime qui se crée entre

l’auteur et son traducteur, qui devient ainsi le créateur d’un texte de second degré. Sans cette relation empathique auteur-traducteur, basée sur les principes mêmes de la création, la traduction ne peut pas être réussie.

En reprenant Spranger, Reiss (2002, 140) parle d’une prédisposition « artistique » nécessaire au traducteur, car « […] l’artiste façonne toutes ses impressions de manière à en faire de l’expression1 ». Il est évident que le traducteur, et notamment le traducteur de poésie, doit jouir, lui aussi, d’un tempérament d’artiste et bénéficier d’un sens marqué des valeurs esthétiques, parce que « [l]es conceptions artistiques et les principes esthétiques de cet être transparaissent souvent dans la forme qu’il donne à sa "traduction". » (141).

La preuve de l’existence de cette prédisposition artistique chez les meilleurs traducteurs qui ont été eux aussi des gens de lettres renommés est que, dans certains cas, la traduction elle-même représente un chef-d’œuvre. On pourrait citer, en ce sens, les drames de Shakespeare traduits

1 La traduction est d’après la citation tirée de P. Hellwig, Süddeutsche Zeitung, des 30 juin et 1er juillet (1962, 83) (cf. Reiss 2002, 140). Les italiques appartiennent au traducteur.

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par Schlegel, les vingt-quatre Sonnets de Louise Labé traduits par Rainer Maria Rilke, ou Baudelaire traduit par Stefan George.

Parfois, le tempérament artistique du traducteur est divergent de celui de l’auteur. Il est plus audacieux et moins fidèle au texte-base, sa traduction enregistre plusieurs écarts par rapport à l’original, mais cela n’empêche pas que le résultat de son travail ne soit un nouveau texte à valeur artistique propre, que Reiss considère une « recréation poétique », qui peut égaler la création originale.

En plus, l’expérience du traducteur, ses habiletés linguistiques exercées sur divers textes littéraires, ses connaissances extralinguistiques, culturelles et encyclopédiques, son excellente mémoire bilingue, doublées d’une bonne connaissance des procédés de transfert textuel constituent un atout pour réaliser une bonne traduction. Et, notamment, le traducteur doit aimer l’écrivain qu’il traduit, connaître en détail l’œuvre de celui-ci, le milieu où il s’est formé et a créé, en un mot, il doit être d’abord un exégète et ensuite un traducteur. Ce n’est qu’après une recherche personnelle poussée qu’il fait sien l’univers culturel et de création de l’auteur, il y puise et s’inspire à son tour, pour pouvoir ensuite faire son choix et proposer les équivalents aptes à éveiller les mêmes réactions, les mêmes sentiments aux lecteurs / auditeurs de la langue-cible.

C’est, croyons-nous, le cas de Vulpescu. Pour le lecteur roumain il devient évident, dès le premier coup d’œil jeté sur la traduction de l’Hécatombe, que le traducteur a procédé à une re-création de la chanson de Brassens, assez fidèle par ailleurs, mais par des procédés individuels, propres à un traducteur dont la sensibilité poétique, le sens de l’humour et les connaissances du potentiel expressif du roumain sont remarquables.

3. La grille de lecture traductologique comme outil de jugement de valeur Selon la classification que Reiss (2002, 63) propose aux textes2, la

chanson représente un texte scripto-sonore3, qui partage avec le texte

2 Sa typologie des textes est tripartite : informatifs, dont la fonction dominante est la représentation, expressifs, dont la fonction dominante est expressive et incitatifs, dont la dominante est la fonction d’appel (Reiss 2002, 42). À ces types principaux elle ajoute un quatrième type, les textes scripto-sonores (63). 3 Textes indissociablement liés à une musique (de la chansonnette au plus solennel des oratorios ou autre ouvrage choral, en passant par des lieds et des hymnes) (cf. Reiss 2002, 63-64).

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expressif certaines caractéristiques, étant donné qu’il est également focalisé sur la forme. La difficulté du traducteur réside non seulement dans le choix d’un mot susceptible de créer le même effet esthétique dans la langue-cible, mais aussi de se plier aux exigences de rime et de rythme du texte original.

C’est la raison pour laquelle Reiss exprime son doute envers la possibilité de transférer dans une autre langue l’apparence unique d’un tel type de texte, qui n’est reproductible qu’approximativement dans la langue d’arrivée, surtout s’il est chanté. Nous estimons pourtant que la traduction peut être considérée réussie à partir du moment où le traducteur obtient le même effet esthétique par l’utilisation des équivalents appropriés à l’univers artistique, au niveau de langue et au niveau prosodique de l’original, et lorsque la courbe mélodique de la chanson est respectée.

En nous servant de la grille de lecture de Reiss (2002, 67-112) nous prenons en considération les niveaux lexico-sémantique et stylistico-prosodique pour juger de la valeur de la variante traduite proposée par Vulpescu.

3.1. Niveau lexico-sémantique Les vocabulaires du français et du roumain, deux langues romanes

qui se ressemblent beaucoup, se caractérisent par la présence de toute une série d’éléments lexicaux qui ne se superposent pas parfaitement, ce qui est naturel, puisque toute langue dispose d’une façon individuelle de découpage de la réalité environnante. Ces différences entraînent des pertes dans la traduction, qui peuvent être compensées ou non. Dans la variante traduite, on remarque le même vocabulaire familier que celui utilisé par Brassens, un peu vulgaire parfois, pour caricaturer la bagarre des marchandes de Brive la Gaillarde avec les policiers.

Les deux textes jouent sur la polysémie de certains mots, qui pourraient être considérés des mots clé de la chanson. D’abord le mot-titre, Hécatombe / Hecatomb, est un nom qui, dans l’Antiquité, signifiait « sacrifice de cent bœufs », alors que de nos jours il a acquis le sens de « massacre ». Ce mot suggère, dès le début, l’idée de parodie de l’épopée, non seulement par les faits qui y sont dépeints, mais également par le mélange des niveaux de langue (soutenu, standard, familier, populaire et argotique).

Ensuite, le nom échauffourée (vers 8), signifiant « entreprise malheureuse qui conduit à un échec » ou « bagarre, émeute », a été rendu en roumain par tevatură (vers 8), qui signifie soit « zarvă / tapage,

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« gălăgie » / vacarme, soit « bucluc » / ennui, « neplăcere » / désagrément, soit « încăierare » / bagarre, « rebeliune » / rébellion, « răscoală » / révolte.

Le nom mégère (vers 23) désigne une femme mauvaise, méchante, une harpie ou une rosse en français, alors que l’équivalent roumain başoardă désigne soit une femme grasse, soit une débauchée.

Quant au nom propre Briv’ la Gaillarde4, localité spécialement choisie par Brassens pour le sens équivoque du terme gaillarde, qui signifie en même temps « personne solide » et « femme libre, légère, hardie », Vulpescu opte pour un emprunt au français, d’abord pour des raisons de rime et ensuite d’authenticité et d’étrangéité.

Vulpescu a le mérité d’avoir réussi à garder le ton burlesque de l’original, en se servant d’expressions imagées réalisées à l’aide d’épithètes, de jeux de mots, de métonymies, d’hyperboles, etc.

3.1.1. Épithètes Le traducteur suit de près l’original, en faisant appel à toute une

série d’épithètes péjoratives, portant en égale mesure sur les deux camps qui s’affrontent. Ainsi, le spectacle du combat est considéré comme hazliu / amusant et abundent în ghionţi / trad. litt. abondant en coups (vers 16), les gendarmes sont traités de tembeli / idiots, stupides (vers 7), alors que les marchandes qui le mènent sont étiquetées de bestii triviale / trad. litt. bêtes triviales (vers 45). Les passants qui se hasardent à traverser ce champ de combat risquent d’avoir le sort du pauvre con, aux yeux hébétés / ochi năuci dans la variante traduite (vers 30) et à la tête de balourd / cap de tont (vers 30) et d’être fourré entre ses gigantesques fesses / giganticele buci (vers 32) d’une commère guerrière.

3.1.2. Jeux de mots Le traducteur préserve le ton amusant et libre de Brassens, cru et

rabelaisien, en utilisant le mot chestii (vers 47), comme équivalent du mot choses, façon euphémistique de désigner, dans les deux langues, les testicules.

3.1.3. Créations lexicales Dans le vers 12, Vulpescu utilise le mot apropont, résultat d’un

accident phonétique, qui rappelle le mot français à propos. Une autre création individuelle est le nom holodronţi du vers 14, qui traduit le nom

4 C’est une sous-préfecture du département Corrèze, dans la région du Limousin, près de Limoges.

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guignols de Brassens, et qui doit rimer avec le nom ghionţi / coups du vers 16. On remarque également le calque de la création brassénienne gendarmicides (vers 23) / jandarmicide, facilement transférable en roumain, langue permissive au transfert de ce mot, tant au niveau phonétique que sémantique. Dans les deux langues, la création est le résultat d’une amalgamation des noms gendarme / jandarm et génocide ou homicide / genocid, omucidere.

3.1.4. Métonymies Les expressions métonymiques relèvent d’une façon implicite de

présenter les événements ou les participants, sans les nommer explicitement. Ainsi, les braves pandores (vers 17) deviennent dans la variante roumaine bravii-n uniformă / trad. litt. les braves en uniforme, l’habit porté renvoyant à une certaine catégorie professionnelle, alors que les avis compétents du vers 38 deviennent savanţii / les savants, intellectuels capables de se prononcer sur la valeur, l’importance et la beauté de ce combat acharné.

3.1.4. Hyperboles Le comportement de l’une des femelles (vers 33 de Brassens)

participantes à la rébellion, qui ouvre son corsage pour matraquer à grands coups de mamelles (vers 35) / Îşi scoate ţâţa la atac / Pocnind cu vastele-i mamele5 … (vers 34-35 de Vulpescu) tous ceux qui passent par devant sa porte, justifie pleinement la structure utilisée en roumain et intensifie l’expressivité des deux textes, par l’image hyperbolique d’un combat où l’on fait usage de tous les moyens pour remporter une victoire.

3.1.5. Répétitions Les répétitions des interjections hip, hip, hip, hourra / hip, hip, hip,

ura (vers 24) et Mort aux vaches ! Mort aux lois ! / Jos cu vardiştii ! Jos legea ! (vers 26-27) ont pour rôle de mieux mettre en évidence les moments les plus importants du combat : la joie de la victoire et les exhortations à la lutte, alors que la répétition du verbe tomber, quatre fois en français par rapport à trois fois en roumain (şi cad, şi cad, şi cad), suivie du verbe succomber / sucombă pour raison de rime, accentue le dramatisme de la lutte, en soulignant, implicitement, la force et le courage du combat des marchandes.

5 Trad litt. Sort sa mamelle à l’attaque / En frappant de ses vastes mamelles.

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3.2. Niveau stylistico-prosodique Dans les deux langues, on remarque un mélange de niveaux de

langues qui ne font qu’augmenter le caractère ludique et parodique de la chanson. Le rapprochement des termes livresques, recherchés tels que : hécatombe / hecatomb (titre et vers 39), succomber / a sucomba (vers 18), mamelles (vers 35) / mamele, outrage (vers 43) / ultraj, avec des termes populaires : cognes (vers 11) / gardieni, (braves) pandores (vers 17) / bravii-n uniformă, bicher (vers 19) / a rânji et avec des termes familiers : croquignol (vers 16) / hazliu, gnom (vers 42) / lovitură, etc. renforcent l’effet ironique de la lutte des deux camps. Il faut remarquer que les mots utilisés par le traducteur ne se situent pas toujours au même niveau sémantique que ceux du texte original, et que parfois le traducteur roumain préfère une variante plus familière, voire même populaire d’une expression : a-şi da cocul la darac (vers 4) / trad. litt. donner son chignon à la peigneuse mécanique, trad. équiv. se crêper le chignon, caft (vers 11) / bagarre, ţaţă (vers 29) / commère et ţăţici (vers 3), variante formée d’un diminutif, à valeur ironique, bucă (vers 32) / fesse, a da-n tărbacă (vers 41) / trad. litt. livrer à la risée publique.

Vulpescu utilise aussi des mots argotiques, comme başoardă (avec la variante başoaldă), de même que des mots vieillis ou régionaux : (vers 25) tist / officier et terezia / plateau d’une balance, (vers 48) poliţai / policier. Mentionnons également que dans l’une des variantes de sa traduction, Vulpescu a voulu utiliser, à la place de l’expression familière vrând cap să puie păruielii (vers 5) / trad. litt. mettre un terme à l’échauffourée, l’expression vrând să evite-un casus belli6 / trad. litt. voulant éviter une cause de guerre, jugée finalement trop livresque, même si la rime avait permis cette variante.

La dérision du conflit nous semble être encore plus marquée en roumain, parce que le traducteur se sert plus que Brassens de structures appartenant à des registres différents. Pour marquer l’ancienneté de l’union contre les gendarmes, dans le vers 9, Vulpescu utilise le syntagme uzul public de milenii / trad. litt. usage public millénaire, alors que la généralité de cette union est rendue, dans le vers 10, par le mot mapamond / mappemonde, globe terrestre, un néologisme en roumain, tout comme l’adjectif vast / vaste du vers 35 (vastele mamele / vastes mamelles).

6 Expression latine, trop ampoulée pour le texte de cette chanson.

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Au mot macchabée (vers 20) le traducteur donne pour équivalent le syntagme rămăşiţe pământeşti / dépouilles, terme poétique et en même temps légèrement livresque. Il est vrai qu’en français le macchabée est polysémique, parce qu’il signifie en même temps « cadavre », « mort et héros », « martyr d’une cause », allusion à la lutte héroïque menée par Judas Macchabée et ses frères contre les Syriens, relatée dans les deux livres bibliques des Macchabées. Le caractère monumental de l’hécatombe, sa beauté au superlatif (la plus bell’, vers 40) que Brassens envisage de tous les temps, est rendue en roumain par le mot Geneză / Genèse, mot à forte connotation culturelle, parce que c’est le premier livre de la Bible. Toute cette impression grandiose de combat acharné, retracé sous forme d’épopée, est en fort contraste avec les vers qui suivent, où o babă7-n draci / trad. litt. une vieille femme enragée qui profère des jurons comme Mama lor ! / trad. litt. leur mère, trad. équiv. nique leur mère, plus directe que Mort aux vaches du texte de Brassens, ce qui constitue une rupture évidente entre les deux registres de langue.

4. Limites de la traduction À notre avis, le niveau prosodique est celui où le traducteur

roumain réussit le moins à recréer l’original ; néanmoins l’essentiel a été préservé. Ainsi, la traduction garde la rime croisée de l’original 1-3, 2-4, 5-7, 6-8, etc., mais les vers 13 et 15 de la variante traduite ne se plient plus à cette exigence. On remarque, dans les deux langues, l’alternance de la rime riche (3 sons différents), le mélange de la rime vocalique, féminine (par exemple, les vers 1 et 3 finissent en -ţă, 5 et 7 en –li et 6 et 8 en -uri), avec la rime consonantique, masculine (vers 2 et 4 en -ac), la première étant prépondérante dans l’original et dans la variante traduite. Le traducteur ne peut pas garder les allitérations du texte original (s et l chez Brassens dans le vers 33), mais il en utilise d’autres (p dans les vers 2 et 5). Les structures disloquées de l’original sont, dans la mesure du possible, gardées dans la traduction. Le vers 47 de Brassens, qui reprend et continue « à distance » l’idée du vers 43, entre lesquels sont intercalées les explications de l’auteur, est légèrement modifié par Vulpescu, qui pratique plutôt une dislocation à distance plus réduite (le vers 45 est continué par 47, ce qui y est intercalé fonctionnant comme une sorte de structure incise).

7 En roumain le mot babă est péjoratif.

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Dans les deux langues, le rythme est alerte, sautillant, bi-syllabique. Mais, si Brassens se sert du trochée, Vulpescu opte pour le iambique, plus apte à rendre la courbe mélodique ascendante, qui respire l’humour et la gaieté de la chanson populaire.

Conclusions Voulant dire la même chose que l’original, la traduction de

Vulpescu refait la chanson de Brassens, mais le résultat en est une nouvelle création, un texte de second degré, parce que le traducteur l’écrit sous une autre forme linguistique, dans un autre système conceptuel. Dans ce cas, le problème de la fidélité par rapport au texte auctorial ne se pose plus, Vulpescu n’a qu’à se plier, tout d’abord, aux exigences stylistico-prosodiques de la chanson, auxquelles il fait brillamment face, grâce à son expérience de traducteur et à son talent de poète. Ensuite, il doit rendre en romain l’oralité du texte français, de même que le haut niveau rhétorique de l’Hécatombe, où s’enchevêtrent de multiples figures de style. Il marie, plus que Brassens, dans le même vers (32) ou dans des vers rapprochés (34-35), des termes relevant de niveaux de langue différents, notamment des termes néologiques avec des termes populaires ou argotiques.

Le texte second de Vulpescu semble plus imagé, les émotions esthétiques éprouvées par les lecteurs roumains étant aussi fortes que celles des Français. Or, de ce point de vue, nous pouvons affirmer sans conteste que Vulpescu a gagné le pari avec lui-même et avec la postérité de Brassens, parce que ce qu’il nous offre c’est du Brassens, tant au niveau idéatique, que stylistique.

Références bibliographiques

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Annexe

Hécatombe Hecatomb

1. Au marché de Briv’-la-Gaillarde 1. Briv’ la Gaillarde: în piaţă, 2. À propos de bottes d’oignons, 2. Pentr-un praz verde şi-un spanac, 3. Quelques douzaines de gaillardes 3. Ţăţici din ginta precupeaţă 4. Se crêpaient un jour le chignon. 4. Îşi dase cocul la darac. 5. À pied, à cheval, en voiture, 5. Vrînd cap să puie păruielii, 6. Les gendarmes mal inspirés, 6. Pe jos, călare, şi-n trăsuri, 7. Vinrent pour tenter l’aventure 7. Jandarmii se reped, tembelii, 8. D’interrompre l’échauffouré’. 8. În miezu-acestei tevaturi. 9. Or, sous tous les cieux sans vergogne, 9. Da-n uzul public de milenii 10. C’est un usag’ bien établi, 10. E-un obicei pe mapamond: 11. Dès qu’il s’agit d’ rosser les cognes 11. E rost de caft cu gardienii? 12. Tout l’ monde se réconcili’. 12. Se-mpacă toţi la apropont. 13. Ces furi’s, perdant tout’ mesure, 13. Cumetrele, urlînd insulte, 14. Se ruèrent sur les guignols, 14. S-au năpustit pe holodronţi, 15. Et donnèrent, je vous l’assure, 15. Dînd un spectacol, cred, destul de 16. Un spectacle assez croquignol. 16. Hazliu şi abundent în ghionţi. 17. En voyant ces braves pandores 17. Văzînd că bravii-n uniformă 18. Être à deux doigts de succomber, 18. Pot sucomba sub ghionţii-aceşti, 19. Moi, j’ bichais car je les adore 19. Rînjeam, căci îi ador sub formă 20. Sous la forme de macchabé’s. 20. De rămăşiţe pămînteşti. 21. De la mansarde où je réside, 21. Din geamul propriei mansarde 22. J’excitais les farouches bras 22. Dam ghes grozavilor pumni ai 23. Des mégères gendarmicides, 23. Jandarmicidelor başoarde 24. En criant: « Hip, hip, hip, hourra ! » 24. Strigînd: „Hip, hip, hip, ura, hai !“ 25. Frénétiqu’, l’une d’ell’s attache 25. Un tist, bătut cu terezía 26. Le vieux maréchal des logis, 26. De-o babă-n draci, răcnea de zor: 27. Et lui fait crier: « Mort aux vaches ! 27. „Jos legea! Vivat anarhia! 28. Mort aux lois ! Vive l’anarchi’ ! » 28. Jos cu vardiştii! Mama lor!“ 29. Une autre fourre avec rudesse 29. Brutal, o ţaţă-şi introduce 30. Le crâne d’un de ses lourdauds 30. Un cap de tont cu ochi năuci 31. Entre ses gigantesques fesses 31. Turtindu-l şi punîndu-i cruce 32. Qu’elle serre comme un étau. 32. Între giganticele-i buci. 33. La plus grasse de ses femelles, 33. Iar cea mai grasă dintre ele 34. Ouvrant son corsag’ dilaté, 34. Îşi scoate ţîţa la atac, 35. Matraque à grand coup de mamelles 35. Pocnind cu vastele-i mamele 36. Ceux qui passent à sa porté’. 36. Pe cine-i trece sub ceardac. 37. Ils tombent, tombent, tombent, tombent, 37. Şi cad, şi cad, şi cad, sucombă, 38. Et, s’lon les avis compétents, 38. Încît savanţii spun că fu 39. Il paraît que cett’ hécatombe 39. Cea mai frumoasă hecatombă

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40. Fut la plus bell’ de tous les temps. 40. De la Geneză pîn-acu. 41. Jugeant enfin que leurs victimes 41. Sătule să-i mai dea-n tărbacă 42. Avaient eu leur content de gnons, 42. Se-ntoarseră-n sfîrşit la praji, 43. Ces furi’s comme outrage ultime, 43. Nu înainte să le facă 44. En retournant à leurs oignons, 44. Un ultim şi suprem ultraj. 45. Ces furi’s à peine si j’ose 45. Aceste triviale bestii 46. Le dire, tellement c’est bas, 46. Ezit s-o spun aici pe şleau,

47. Leur auraient mêm’ coupé les choses. 47. I-ar fi deposedat de chestii… 48. Par bonheur, ils n’en avaient pas. 48. Noroc de poliţai că n-au.

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Traductions sur le marché. Éthiques multiples Izabella BADIU Université « Babeş-Bolyai », Cluj-Napoca Roumanie Résumé : Aujourd’hui, il semble raisonnable de parler plutôt d’éthiques au pluriel, selon les acteurs impliqués dans le processus – du traducteur à l’éditeur, de l’auteur au public. Il devient également incontournable de placer le métier dans le contexte du marché. Nous proposons une ébauche de l’éthique roumaine de la traduction à travers l’exemple de deux traductions récentes et aussi éloignées en style, genre et public que le texte philosophique et le polar. Méthodologiquement, le point d’ancrage reste la traductologie doublée d’éléments d’analyse sociologique de la traduction, afin de rendre compte du jeu des éthiques diverses qui se déploie depuis la décision de publication d’une traduction jusqu’au bilan des ventes. Mots-clés : traductions en roumain, éthique du traduire, éditeur, traducteur, lecteur, médiation linguistique. Abstract : Today it would seem appropriate to talk about ethics in the plural, taking into account all the actors involved in the process – translator, publisher, author and audience. In the same spirit, the profession needs to be looked upon form the perspective of the market. We propose an outline of the Romanian ethics in translation giving two recent yet opposite examples, a philosophical text and a crime novel. In terms of method, we focus on translatology accompanied by sociological remarks on translation in order to depict the state of play between the various ethics involved, from the decision to publish a translation down to the sale figures.

Keywords : translations into Romanian, translation ethics, publisher, translator, reader, language mediation.

Comme le titre l’indique, nous allons parler de multiplicité et de marché et, pour nous référer plus explicitement au titre de ces rencontres, il s’agira effectivement d’un jeu de plusieurs éthiques sur le terrain du marché, en l’occurrence du marché roumain de l’édition. Alors que la tradition des études en traductologie, ou encore la philosophie du traduire, s’est disputé au fil du temps la primauté d’une éthique de la traduction, donc du texte, tantôt le texte-source, tantôt le texte-cible, invoquant la dialectique du même et de l’autre ad nauseam, ou d’une éthique du

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traducteur souvent prise pour une déontologie, il convient de nous placer mieux dans notre siècle, le XXIe, et regarder la réalité en face : désormais tout est régi par le marché, y compris la vie académique. Du coup, la traduction mérite d’être analysée en tant que profession mais avec les outils mêmes de sa théorie1. Et, comme le veut le jargon économico-politique, il faudrait parler des acteurs impliqués dans le processus de traduction afin de leur faire partager les responsabilités et scruter sous plusieurs angles l’éthique du traduire.

Le schéma est bien simple. Il y a d’abord un auteur et son œuvre qui, en toile de fond, agissent sur les actants : l’éditeur et le traducteur dont l’interaction engendre le produit nommé œuvre traduite. C’est cette dernière qui influe sur le public des lecteurs. Étant donné que le rôle de l’auteur est purement motivationnel – mérite d’être traduit – il nous reste trois éthiques principales à décortiquer : éthique de l’éditeur, éthique du traducteur, éthique du lecteur. Peut-être, dans le sillage de la théorie de la traduction, est-il plus exact de parler des éthiques des processus et non des actants : éthique de l’édition, éthique du traduire, éthique de la lecture. Avant de nous lancer, une précision supplémentaire s’impose quant à notre champ vaste désigné par le mot vague « traduction ». Ce sera ensuite par l’analyse de cas de traductions roumaines que nous allons tirer quelques remarques selon les trois axes annoncés.

Mise en intrigue : Est-il exact de parler de traduire, de traduction ou de traducteur ? La réponse à pareille question nous vient, une fois de plus, du

jargon le plus actuel. Avec la mondialisation croissante, les interactions et les communications se multiplient aussi et les besoins en traduction avec. Mais les situations (settings) changent et se démultiplient à leur tour : le texte écrit sur support papier perd le terrain. Aussi, parle-t-on aujourd’hui plus de localisation ou de médiation linguistique. Si l’on est plus habitué à invoquer la médiation dans l’espace de l’oralité avec les formes d’interprétation judiciaire, de service public et notamment médicale, il est tout aussi juste de parler de médiation dans le cas de la traduction écrite. Et

1 Anthony Pym (1997) a le mérite d’emprunter cette voie dans la tentative de débusquer les réductionnismes. Il souligne maintes fois la complexité du contexte dans lequel se déroule le travail du traducteur et notamment le fait que « cette éthique multiple […] n’exclut nullement les aspects purement commerciaux » (101).

Muguraş CONSTANTINESCU

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à Jean-René Ladmiral, en pionnier, de définir la traduction comme « médiation interlinguistique » dès la première page de ses Théorèmes pour la traduction (Ladmiral 1994, 11). Car il s’agit de médiation par deux fois, et linguistique et culturelle. Médiation culturelle puisque le texte (littéraire) à traduire est un objet culturel artistique et que son passage d’une culture à l’autre mérite le même soin attentionné que le commissaire d’une exposition porte aux tableaux ; médiation proprement linguistique puisque le texte en question traverse la mutation d’une langue à l’autre qu’est la traduction. Tous les jargons sont ainsi confortés et l’on ne manquera pas de noter l’heureux paradoxe qui fait que le marché actuel et la philosophie du traduire se rencontrent.

Je m’explique. Toute une tradition de pensée (Berman, Steiner, Ricœur) a démontré en quelque sorte l’insuffisance du terme traduction en le définissant comme lieu de rencontre de l’autre et du même. Je me limite à citer Paul Ricœur2 lorsqu’il parle de l’« éthos de la traduction » : « Amener le lecteur à l’auteur, amener l’auteur au lecteur, au risque de servir et de trahir deux maîtres, c’est pratiquer ce que j’aime appeler l’hospitalité langagière » (2004, 42-43). Ricœur parle de « passage » mais se méfie du mot « passeur » sans doute pour ses connotations négatives en français3, même s’il entend bien que le traducteur serait un passeur, un Hermès, un milieu de terrain, un médiateur donc. Certes, un passeur mais guère de mots d’une langue à l’autre, mais bien de sens4, de forma mentis, d’homologies5, de culturèmes6, etc.

2 En complément à la vision de l’hospitalité que donnent Steiner et Ricœur, François Ost (2008, 14-15), sur les pas de Benveniste, offre un très enrichissant commentaire étymologique du mot « hôte » et notamment son histoire en langue latine. Hospes, composé de hostis et de potis, traverse des connotations diverses sous le signe d’une ambivalence fondamentale : l’autre ou l’étranger est tantôt ennemi, tantôt hôte. 3 Le Petit Robert donne trois sens du mot passeur : nocher – batelier d’une rive à l’autre qui fait tout de suite penser à Charon, trafiquant à la frontière et joueur qui passe le ballon, autrement dit un milieu de terrain, celui qui construit le jeu de l’équipe. En contrepartie, călăuză, le mot équivalent en roumain, lui, est connoté de manière littéraire et archaïsante comme un guide spirituel. 4 Nous trouvons particulièrement heureuse la formule de François Ost selon qui le traducteur serait un « opérateur de sens » (2008, 18). 5 Partant d’un point de vue sociologique appliqué à la traduction, Jean-Marc Gouanvic postule une éthique de la traduction qui respecterait non pas l’original (vision sourcière) mais le champ d’appartenance du texte. Ce serait le genre précis du texte qui dicterait les stratégies mises en place par le traducteur d’adapter ou

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Dans le même esprit, d’un ton plus fruste mais aussi plus ludique, Bogdan Ghiu – écrivain très contemporain et grand traducteur – définit le rôle du traducteur complexe et multiple : « Un “collabo” ineffable. Le traducteur, de ce point de vue, est un agent de l’auteur et non seulement littéraire mais qui a de l’influence, peut propulser une panoplie d’idées qu’il ne souffre pas de voir clouées au mur, injustement et de manière suicidaire, plutôt qu’à l’œuvre, en action. »7 (2009 b). Ghiu parle de la situation bien précise de la Roumanie où il arrive que les rôles de l’éditeur et du traducteur en tant que promoteurs de tel auteur se recoupent. Mais ce qu’il faudrait retenir ici comme généralement valable est ce rôle proactif de choix et de médiation du traducteur qui n’est pas sans rappeler cet autre propos : « Pour que la traduction offre une image éthique d’elle-même, le texte-cible et le texte-source doivent être dans une communauté de destin. […] L’éthique de la traduction a son origine dans la décision de traduire. » (Gouanvic 2001, 40). À qui revient cette décision reste à comprendre dans la suite d’une discussion au cas par cas.

Étude de cas parallèles Nous avons délibérément choisi des exemples qui, en apparence, ne

peuvent rien avoir en commun sinon une banale coexistence sur les rayons d’une librairie roumaine. Nous nous hasardons à invoquer la traduction roumaine du texte de Jacques Derrida Foi et savoir paru chez Paralela 45 et le premier tome (Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes) de la série noire Millenium par Stieg Larsson paru chez Trei.

Sans entrer dans une présentation des traductions de Derrida en roumain, notons néanmoins qu’elles sont nombreuses – 13 au juste – dont des textes fondamentaux, des essais ou des entretiens. Les traducteurs constituent un groupe plutôt restreint et fidèle, les maisons d’édition aussi. Chose remarquable : la maison Trei – précisément celle qui publie la

non la traduction au genre équivalent de la langue-cible dont les traits spécifiques ne sont pas a priori identiques aux traits génériques dans la langue-source : « une entreprise de construction d’homologies entre deux sociétés » (Gouanvic 2001, 39). 6 Les travaux de G. Lungu-Badea sont très enrichissants sur ce point, notamment Teoria culturemelor, teoria traducerii. Timişoara : Editura Universităţii de Vest, 2004. 7 « Un ‘colaboraţionist’ inefabil. Traducătorul, din acest punct de vedere, este un agent, şi nu doar literar, ci de influenţă, de propagare, al unui autor, al unei panoplii de idei pe care consideră injust şi sinucigaş să le vadă stînd pe perete şi nu la lucru, în acţiune. » (Ghiu 2009 b – nous traduisons).

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trilogie noire Millenium – a publié un volume de Derrida sur la psychanalyse. Mais qu’en est-il de Foi et savoir ? Sans reconstruire une enquête (plus ou moins policière) du trajet entre la décision de publication du livre et le bilan des ventes, remarquons néanmoins que la couverture de la traduction en dit déjà long. Quelle est l’histoire cachée du changement de couverture entre les deux tirages à distance d’un an seulement ? Certes, le design de la deuxième couverture est plus alléchant et correspond peut-être à une meilleure stratégie marketing ainsi qu’à l’abandon de la couverture standardisée pour la collection « Studii socio-umane ». Mais, de manière plus significative, la conclusion est qu’au bout d’un an seulement le tirage initial de 2003 s’épuise et qu’une deuxième édition s’impose et sort en 2004. Succès de vente dira-t-on pour un genre finalement restreint au monde universitaire. Par contre, en dépit du contrat signé (qui nous a été mis à disposition), le traducteur Emilian Cioc (de ses propres déclarations) n’est pas au courant et ne reçoit pas les exemplaires gratuits dus pour la seconde édition.

Par ailleurs, nous aurions pu peut-être limiter notre communication à l’analyse et discussion détaillée d’un ou deux contrats d’édition de traductions pour mettre à nu les pratiques si peu éthiques des maisons d’édition roumaines dans leur relation aux traducteurs.

En ce qui concerne le polar évoqué, le succès international de la trilogie de Stieg Larsson s’est confirmé en Roumanie aussi. 15000 exemplaires vendus et des deuxièmes tirages en préparation pour chacun des trois tomes sont un vrai exploit dans un pays qui, peut-être plus que d’autres, avait perdu le goût de la lecture. Ce qui nous importe dans ce cas est la hâte avec laquelle un éditeur très bien informé a désiré suivre la tendance mondiale et inscrire la publication roumaine dans la vague des plusieurs millions de fans du néo-polar suédois. Or, pour le premier tome, cette hâte et sans doute la pression qui a pesé sur les épaules de la traductrice Elena-Maria Morogan auront entraîné quelques in-conséquences, mauvais choix dans la traduction et un certain manque de révision.

Ce qui nous amène sur le terrain de la lecture traductologique des deux textes en version roumaine.

Problèmes de traduction 1 : lexique Avant tout, une limitation que nous assumons pleinement : sans

connaître la langue suédoise ni donc l’original suédois du roman en

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question nous nous lançons dans quelques remarques limitées à la pertinence de quelques-unes des décisions prises par la traductrice. Nous tirons le chapeau devant l’éditeur qui a été en mesure de trouver sur le marché roumain la personne qui possède la compétence réelle de traduire du suédois et n’a pas cédé à la facilité de faire une traduction de seconde main à partir d’une langue de grande circulation ; manquement grave à l’éthique mais souvent rencontré notamment pour la littérature dite de gare.

Fort heureusement, Millenium répond à l’engouement pour le roman noir selon « un pôle intellectuel, formé par le néo-polar, qui redéfinit le genre en l’ancrant dans une description naturaliste et critique des réalités sociales » (Sapiro 2008, 166). En tant que tel, le roman est imbu de références à la civilisation suédoise contemporaine avec ses institutions et ses mœurs, à la vie politique et économique de ce pays. Or, l’accent mérite d’être mis sur le terme contemporain. La lecture, même non-avisée, du livre se laisse surprendre par une surabondance d’anglicismes en tout genre. Ce phénomène d’utilisation en suédois de syntagmes stéréotypés de l’anglais rendrait compte d’une actualité de la vie des langues européennes, toutes envahies par l’anglais qui devient une seconde nature à tel point que le globish n’est plus décrié comme par le passé mais passe désormais dans nos us et coutumes à tous.

La lecture appliquée, quant à elle, accompagnée d’un recensement de ces anglicismes a révélé qu’une catégorisation fine devait être établie. Il y a d’abord les syntagmes en anglais qui sont en quelque sorte des expressions figées, comme tirées des films américains : you name it (38), until the next time (85), sorry, no deal (104), the benefits of living in the countryside (168). Parfois ironiques, parfois utilisées à bon escient par l’auteur afin de caractériser son personnage, ces expressions se trouvent parfois contextualisées : « cu un aer de not my business » (54) ou encore ce passage ou deux personnages tout en commentant l’expression occasional lover la mettent en scène à proprement parler (259). Cette catégorie passe inchangée en roumain aussi, notamment dans les situations où le contexte permet à tout non-anglophone de désambiguïser le sens.

Une autre catégorie d’anglicismes qui figurent dans la traduction tout comme dans l’original, je suppose, sont des emprunts encore mieux intégrés à la langue courante, à plusieurs langues courantes oserai-je dire. Il s’agit, une fois de plus, de mots qui circonscrivent un domaine d’activité précis ou bien qui n’ont pas encore subi un processus de néologisation et sont gardés en tant qu’emprunts marqués par des italiques. C’est bien le cas

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des occurrences multiples de story, off the record, on the record, cover story, free-lancer, outsider, start-up, layout, time out. Dans le même genre, mais des mots qui n’ont même plus besoin d’italiques : hard-rockeri, skiper. Par contre, au sein de cette même catégorie, il subsiste quelques mots, surtout du domaine économique mais aussi journalistique, qui sont encore problématiques pour la langue roumaine cependant que dans d’autres langues ils ont été complètement adoptés (y compris en français). Je me réfère à yuppie, loft, do gooder, presa people, young warriors, cash-flow problem, ou encore l’omniprésent researcher. Enfin, de manière aléatoire certains anglicismes se trouvent expliqués et commentés en note de bas de page : par exemple biker (601).

Il faut dire que la grande majorité des exemples cités ne donnent pas la liberté à la traductrice de remplacer ces termes utilisés tels quels dans le texte original et porteurs de fonctions narratologiques assez souvent. Même si parfois le roumain est moins accueillant que d’autres langues pour certaines de ces tournures anglaises, force est de constater que l’option de les garder respecte une certaine éthique du traduire. Toujours pour la défense de la traductrice, on devrait ajouter l’utilisation en langue roumaine d’expressions idiomatiques très imagées et plutôt bien trouvées avec tout notre regret de ne pas savoir à quoi cela correspond dans l’original. En guise d’exemple : « zeflemitor », « un delict de categoria “pană” » (21), « vocea îi era ca glaspapirul » (305).

Nous arrivons à la liste, non-exhaustive mais assez longue, des traductions problématiques. Quoi qu’on en dise et en dépit d’un certain laxisme qui lui est propre, la langue roumaine s’accommode mal de tours tels : « flori mistificatoare » (8) au lieu de flori misterioase, « măşti de gumă » (14) au lieu de măşti de cauciuc, « furt cu mîna înarmată » (21) pour jaf armat, « un misil de croazieră » (45) pour rachetă, « pun semnătura sub un raport » (34) au lieu de pe un raport, « focusul privirilor » (84), « fotografiile erau focusate » (133) pour centrul privirilor respectivement fotografii focalizate, « o bimbo » (150), « o chimie proastă între el şi restul redacţiei » (151), « să fantazezi » (16, 80) pour să fantasmezi, ou encore le flagrant « teip », à répétition, en transcription phonétique au lieu de bandă adezivă ou, à la limite, scotch.

Sans préjuger de la source des calques ou autres incongruités dans le texte original, nos connaissances de la langue anglaise nous permettent de déduire, du moins dans certains cas, qu’il est fort probable qu’en suédois certains calques sur l’anglais aient pris droit de cité dans le langage courant et, au contraire des exemples antérieurs d’emprunts signalés en

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tant que tels, ces mots sont passés dans les interstices du texte et ont échappé à la vigilance de la traductrice.

Encore faut-il compter avec le délai de temps déraisonnablement bref accordé pour la traduction de Millenium 1, dont la conséquence est un manque de révision de la part de la traductrice, à lire dans les variantes différentes données pour un même terme : fautif d’abord, correct par la suite. C’est le cas de « un godin din fontă » (157) contre « soba de tuci » (158). Reste cependant un nombre non-négligeable d’expressions inadéquates en roumain dont la source n’est même pas identifiable sur la filière anglaise : « torped mafiot » (40), « spanacuri sociale » (48) une variante aujourd’hui en vogue serait varză, « reţetele publicitare » (148) pour veniturile din publicitate, practicant au lieu de stagiar à plusieurs endroits, « liga de hoţi » (142 et sq.), etc.

Pour faire bref, la lecture attentive de la traduction dévoile les contraintes pour le moins temporelles sous lesquelles la publication de Millenium 1 s’est faite ce qui est corroboré par les propres déclarations de l’éditeur (dans un cadre privé). La chose remarquable c’est que pour les deux autres tomes les délais de production ont été plus judicieux et la traduction n’en a donc plus pâti. Ce qui nous laisse penser que, dans ce cas-ci, il ne s’agit pas a priori d’un problème éthique de l’éditeur ou du traducteur mais d’une urgence ponctuelle. Hélas, ô combien de fois le traducteur roumain ne s’y trouve confronté.

Et c’était bel et bien le cas de la traduction de Foi et savoir. Indépendamment des stipulations de son contrat, le traducteur s’est retrouvé devant une échéance très serrée en raison d’une grande foire du livre à laquelle l’ouvrage devait être lancé à tout prix. Si le pari de la traduction a été néanmoins gagné – et l’atteste tout un dossier de presse8 – c’est principalement parce que le traducteur est en même temps fin connaisseur de la philosophie française contemporaine.

Parlons d’abord lexique ! L’écriture de la déconstruction de Jacques Derrida est notoire pour sa complexité (peut-être est-il plus exact de parler de désécriture) et pour la difficulté d’identifier en langue française même le sens exact et le vouloir dire du grand philosophe. À juste titre, Bogdan Ghiu – traducteur de Derrida – parle d’un « idiolecte philosophique derridéen » (2009 a, 334) qui, tout en se servant de certains éléments de la langue française, pourrait en soi être défini comme un langage à part. Si

8 Plusieurs compte rendus du volume, parus soit dans des revues culturelles soit dans des revues spécialisées, sont extrêmement positifs, voire laudatifs, à l’égard du traducteur qui arriverait à reconstruire le texte derridien en langue roumaine.

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bien que des outils précieux non seulement pour les lecteurs de Derrida mais aussi ou surtout pour ses traducteurs sont aujourd’hui disponibles. Et je cite au passage l’ouvrage de référence de Charles Ramond, Le vocabulaire de Derrida (2001) ainsi qu’une initiative que j’ai trouvé remarquablement adaptée aux technologies actuelles de recherche / terminologie / traduction / rédaction, le Derridex. C’est véritablement un dictionnaire Derrida interactif en ligne selon les règles de la terminologie.

Si le traducteur de Foi et savoir en a fait usage ou non est secondaire pour nous. Dans la pléthore des problèmes traductologiques que posent habituellement les textes de Jacques Derrida, nous souhaitons nous attarder, brièvement hélas, sur ceux qui font la marque distinctive de l’essai Foi et savoir. Et il faut dire d’emblée qu’il ne s’agit pas ici de créations linguistiques telles la célèbre différance. Au niveau lexical, le texte fourmille de mots donnés en nombreuses langues européennes pour circonscrire avec un tant soit peu d’exactitude un certain concept.

Qu’est-ce que répondre ? c’est jurer – la foi : respondere, antworten, answer, swear (swaran) : « en face de got. swaran [qui a donné schwören beschwören, « jurer », « conjurer », « adjurer », etc.] (Derrida 2000, 49)

Ce înseamnă a răspunde ? înseamnă a jura – credinţă: respondere, antworten, answer, swear (swaran): "faţă de got. swaran [care a dat "a jura", "a conjura", "a implora" etc.] (Derrida 2003, 42)

Certes, ces emprunts ne subissent aucune altération dans la traduction.

Le texte est aussi une subtile réflexion sur les langues et sur la possibilité de la traduction à travers une redéfinition de la mondialisation comme mondialatinisation (48) – jeu de mots et néologisme à la fois. Étonnamment ou pas, tout comme mondialatinisation d’autres constructions lexicales complexes – telles : « calculabilité » (99), « une télé-technoscience expropriatrice et délocalisatrice » (84) – ne sont pas les plus problématiques à la traduction. Ces éléments ont quelque chose de scientifique et de spécialisé qui, vers le roumain, se prête au transfert sans ambages. Par contre, ce sont les mots usuels qui posent problème dans la mesure où toute une série de doublets, censés renforcer des distinctions fines entre apparents synonymes, ne trouvent pas d’équivalent conceptuellement acceptable.

Le traducteur lui-même relève sur sa copie de travail au moins trois exemples clé. Le premier ne trouve pas de solution satisfaisante s’agissant des termes foi et croyance qui en roumain n’ont qu’un seul et même équivalent partiel credinţă. Identifiant la foi avec la croyance chrétienne et la

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croyance comme terme général pour toute religion, le traducteur n’arrive pas à trouver un couple équivalent et choisit de ne pas effacer complètement la distinction et indique entre parenthèses le nom français respectif.

La connaissance intime de l’écriture derridienne se révèle pleinement dans le cas de deux autres doublets qui trouvent en roumain des solutions fort heureuses, quasi-naturalisées, et répondant à ce critère ultime de l’éthique du traduire philosophique de restituer / reconstruire en langue-source la manière même de penser, la structure d’un système philosophique. Il s’agit d’abord de « désert dans le désert » (29) restitué par « pustiul în pustie » (24). En voici le contexte :

[…] l’archi-originaire, le lieu le plus anarchique et anarchivable qui soit, non pas l’île ni la Terre promise, mais un certain désert – et non le désert de la révélation, mais un désert dans le désert, celui qui rend possible, ouvre, creuse ou infinitise l’autre. (Derrida 2000, 29)

[…] arhi-originarul, locul cel mai anarhic şi mai anarhivabil care există, nici insula şi nici Tărîmul Făgăduinţei, ci un pustiu anume – însă nu pustia revelaţiei, ci un pustiu în pustie, cel care o face cu putinţă, o deschide, o scrutează sau o face infinită. (Derrida 2003, 23-24)

La théorie sous-jacente à ce choix est l’antériorité, l’originarité d’un désert par rapport à l’autre, d’une conception du désert par rapport à l’autre. Or les moyens linguistiques du français ne permettent pas cette distinction ce pourquoi, ailleurs, Derrida qualifie de archi-x des concepts x. Le traducteur roumain, lui, estime que pustiu (préférable en soi à deşert puisque plus naturalisé) restitue cet archi-désert plus originaire alors que pustia garde sa connotation chrétienne des anachorètes.

Le registre archaïsant du roumain joue aussi dans cet autre doublet qu’est « promesse sans promesse » (72) lorsque sur le même mécanisme que pour désert il choisit de décliner la promesse entre făgăduinţă et promisiune. Le texte dit :

Point de discours ou d’adresse à l’autre sans la possibilité d’une promesse élémentaire. Le parjure et la promesse non tenue réclament la même possibilité. Point de promesse, donc, sans la promesse d’une confirmation du oui. (Derrida 2000, 72)

Nu există discurs sau adresare către celălalt fără posibilitatea unei făgăduinţe elementare. Jurămîntul strîmb şi promisiunea încălcată reclamă aceeaşi posibilitate. Nu există făgăduinţă, aşadar, fără promisiunea unei confirmări a lui da. (Derrida 2003, 61)

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Ici, făgăduinţă est en quelque sorte l’archi-promesse, la non dite, la sous-entendue comme aux temps où l’écriture n’était pas l’apanage de tout le monde et où les mots valaient plus que des contrats.

Problèmes de traduction 2 : syntaxe Mais Derrida pose un vrai casse-tête au traducteur lorsqu’il s’agit

de syntaxe. Le style de son écriture philosophique aux incises multiples, aux interminables énumérations et séries synonymiques qui font perdre au lecteur le fil du raisonnement défient la langue française elle-même si ce n’est qu’il frise le poétique par un contrepoids de brèves phrases sentencieuses, porteuses de métaphores et par le rythme haletant imposé par toutes ces virgules. Le cliché de la similitude entre langues romanes qui faciliterait la tâche du traducteur n’est que mieux mis à mal par la reconstruction syntaxique complexe nécessaire.

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Or, l’argument fort du traducteur est toujours le même : il faut

reconstituer en langue d’arrivée le mouvement de pensée qui se déploie dans l’original tout en gardant ses marques d’étrangeté d’autant plus que celles-ci sont avérées dans la langue d’origine même. Car l’écriture de Derrida n’est pas du français académique dans ce sens qu’il y a un énorme travail sur la langue et dans la langue pour en contorsionner les ressorts intimes afin d’arriver à l’un de ces principes fondateurs de la pensée derridienne qu’est l’archi-écriture9. Du coup, pour le traducteur roumain le geste éthique par excellence est d’assumer de s’exposer au risque de ne pas naturaliser en langue d’arrivée ce qui, d’emblée, n’était pas naturel dans la langue-source.

9 Pour une synthèse du concept et les citations clé puisées dans l’œuvre de Derrida nous renvoyons au Derridex.

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Il n’y a certes pas de dénominateur commun entre la syntaxe de Derrida et ce qui pourrait constituer la syntaxe du polar dans Millenium 1. Et pourtant. La fidélité à l’original – dans son sens haut comme on vient de le voir avec la philosophie ou dans son sens commun – reste incontournable. Et si le rythme du polar de qualité est ponctué par les retournements et la trame, il n’en reste pas moins que la construction de la phrase y joue aussi : style télégraphique, proprement journalistique, beaucoup de dialogues ponctués des marques contemporaines de l’oralité dont les emprunts comme on a pu le voir. Mais il existe au moins un passage (Larsson 2008, 126) qui pourrait se lire comme mise en abyme lorsque le style d’écriture du personnage central – un journaliste – est amplement décrit et correspond point par point à la démarche de l’auteur lui-même.

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Éditeur – traducteur : liaisons dangereuses ? Il est grand temps de fermer l’excursus d’analyse traductologique

au pied du texte et revenir à notre propos : l’éthique du traduire selon ses déclinaisons. Nous avons pu constater que la chaîne décisionnelle dans les maisons d’édition peut influer grandement sur la qualité de la traduction mais aussi sur la qualité de vie du traducteur … De manière assez imagée, Bogdan Ghiu parle justement de ces aspects quelque peu délicats et certainement pas académiques :

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En Roumanie, les traducteurs sont le maillon faible, le plus exploitable et le plus exploité dans toute « la chaîne du livre ». L’on ne peut pas vivre de la traduction comme il serait normal. Lorsqu’on traduit un livre il serait naturel de pouvoir vivre de ce que l’on gagne pour ladite traduction du moins pendant la période où on y travaille. Mais même ce jeu dont le résultat serait zéro partout n’est possible. En Roumanie, la traduction est perçue comme un passe-temps et une activité subalterne, mineure. (2009 b)

Dans pareilles conditions, le traducteur assume souvent plusieurs rôles, les lignes de démarcation se brouillent entre éditeur et traducteur. Ils restent pourtant solidaires pour reconnaître que si certains livres ne se vendent pas ils apportent quand même du prestige. Et, là où les règles générales de l’économie semblent battues en brèche, c’est bien le type de texte qui introduit une dichotomie des motivations : culturelle versus matérielle. Or, la Roumanie est un pays qui a vécu systématiquement un déficit culturel, un délai d’importation, un besoin de s’aligner qu’elle s’emploie toujours à rattraper. Est-ce suffisant pour mobiliser le traducteur soumis aux diverses pressions ? Le marché, pour aussi dérèglementé qu’il soit, nous indique l’affirmative au vu de la quantité des traductions publiées. Il serait, par ailleurs, fort instructif de lancer une enquête auprès des traducteurs pour sonder leurs expériences et les problèmes éthiques rencontrés dans leurs relations aux éditeurs.

Quant à la relation du traducteur au texte, sans revenir en arrière car nos exemples ont bien ouvert la perspective vers la complexité de la chose, sans nous lancer dans une longue discussion déontologique non plus, disons qu’il y a toute une réflexion à mener sur la transparence ou la visibilité du traducteur à même le texte traduit qui est inversement proportionnelle à l’intervention de l’éditeur sur un livre traduit10.

Il existe une catégorisation des temps historiques que j’affectionne tout particulièrement parce que cet usage attenue quelque peu le jugement de valeur que, par ailleurs, les termes « haut » et « bas » expriment. Permettez-moi d’illustrer par ces termes une opposition que j’ai cru déceler dans les perceptions sur l’éthique du traduire et qui, à mon sens, n’est pas fonctionnelle dans la réalité éditoriale, traductologique ou des pratiques de lecture.

Et le premier volet est celui de l’édition. On distingue facilement entre une « haute édition » et une « basse édition » et nos exemples ont

10 Ce thème fait l’objet d’un travail en cours dont la publication est prévue pour 2011 dans RIELMA no 4.

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tenté de s’adresser à toutes les deux. La première est l’édition critique ou philologique où l’éditeur tire sa révérence et laisse la place au traducteur-spécialiste, voire à d’autres experts préfaciers et / ou commentateurs. La seconde, dont on est peut-être en train d’obtenir la réhabilitation, est la littérature de consommation, grand public, version « poche », qui doit se vendre à tout prix, ce qui fait que le traducteur s’efface et que l’éditeur mette sur les devants de la scène ses meilleurs dessinateurs, graphistes et autres communicateurs pour atteindre les cibles de marketing.

La double traduction : théorie et pratique Il existerait une haute et une basse traduction correspondant aux

éditions hautes et basses. Plus spécifiquement, la double traduction selon Bogdan Ghiu s’applique sur un même texte et la série synonymique qui décrit cette situation est : traduction analytique vs. transposition, chantier vs. naturalisation, processus vs. produit.

C’est pourquoi je soutiens la nécessité de la double traduction ou de la double édition de la traduction des livres difficiles : non pas l’assimiler du premier coup […], mais garder voire marquer la distance d’« acculturation », plus précisément de rencontre entre la langue d’origine et la langue-cible afin de produire le tierce fruit de l’œuvre traduite (Ghiu 2009 a, 19)

Sans le savoir, Ghiu reprend une dichotomie déjà proposée sous une autre forme – traduction « résistante » versus traduction « fluide » – par Lawrence Venuti (apud Pym). Quoi qu’il en soit, le péché véniel de ce type de traductions est qu’elles « échapperont aux critères rigoureusement commerciaux » (Pym 1997, 96). Le véritable paradoxe réside en ceci que la « basse » traduction, fluide, vulgarisatrice, toute commerciale qu’elle est, arrive parfois aux mêmes prouesses traductionnelles, involontairement ou volontairement, par une grande qualité du traduire.

Par le jeu du hasard, la double traduction au sens de Ghiu fonctionne même dans le cas du polar en discussion, dans la mesure où la première édition laisse entrevoir le chantier de la traduction : ces anglicismes / barbarismes persistants qui n’ont pas été révisés. L’on se demande où est le bien, où est le mal ? Ils marquent une rupture dans l’histoire, dans l’action, qui permet la pause réflexive, qui entraîne le performatif de la lecture (cette communication en témoigne). Les volumes 2 et 3 de Millenium, pour aussi passionnants qu’ils soient, ne sont que des narrations, des thrillers sans plus, la traductrice, le délai de livraison, etc. se

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sont effacés. Les textes sont naturalisés. Ils ne feront pas l’objet d’une communication en traductologie.

Le troisième élément : le lecteur Mais qu’est-ce que le performatif de la lecture invoqué à l’instant ?

Si l’on veut être conséquent dans les parallélismes, il faut dire qu’il existe une haute lecture et une basse lecture. D’une part, le lecteur est véritablement un acteur dans la transaction culturelle. Et si Anthony Pym parle de « travail du lecteur » (Pym 1997, 106) pour amoindrir l’effort et, conséquemment, les coûts de la traduction, selon J. Hillis Miller la lecture connaît ou devrait connaître un « moment éthique ». Car il incombe au lecteur, notamment au lecteur avisé, de réagir à partir du texte et d’agir dans sa vie sociopolitique ou professionnelle puisque la lecture se doit d’être une cause – dans toutes les acceptions du terme – et non pas un simple effet. « Il doit y avoir un influx de force performative issu des transactions linguistiques impliquées dans l’acte de lecture et dirigé vers les sphères de la connaissance, de la politique et de l’histoire. » (Hillis Miller 2007, 28). À ce « sens éthique » de la lecture, J. Hillis Miller oppose le sens cognitif qui limite la lecture à l’acception première et anodine du terme, celle de la compréhension élémentaire. Il s’agirait, dans les termes de notre comparaison, de la basse lecture dans un sens assez proche de la consommation : des livres qu’on dévore et puis on jette, véritablement de la littérature de gare. À telle lecture, tel lecteur : son unique fonction est d’être un chiffre qui s’ajoute aux statistiques des maisons d’édition afin qu’elles établissent leurs bilans de ventes. Parfois, le profil de ce lecteur est pris en compte pour mieux cibler les stratégies de marketing et, une fois de plus, arrondir les recettes de l’éditeur. Néanmoins, un doute persiste : est-ce qu’on peut parler de consommation de livres tout comme on parle de consommation de viande ? Y a-t-il de la consommation pure ? L’on constate qu’en ce XXIe siècle, toujours plus numérisé, câblé, iconique, la lecture est un véritable effort et ceux qui y consentent font déjà partie d’une catégorie quelque peu distincte de la masse des consommateurs. Aujourd’hui on est arrivé à une situation où il importe moins ce que l’on lit ; du moment où l’on lit un premier pari est déjà gagné. Or, dans le rapprochement des deux textes choisis, notre tentative était aussi celle de démontrer qu’une certaine richesse des connotations dans un polar peut ébranler le lecteur, le faire réagir tout comme un texte philosophique met à l’épreuve le spécialiste. Dans Millenium, le sous-texte sociopolitique, la dénonciation à même la

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narration de type thriller ne restera pas sans écho quel que soit le lecteur. Un moment éthique sera vécu.

La troisième voie Cela revient à dire que, en termes absolus et d’un point de vue

strictement éthique, le résultat d’une lecture de néo-polar peut valoir une lecture philosophique.

Il n’y a pas de « haut » et de « bas », il y a des acteurs sur une scène qui, en l’occurrence, est celle des livres traduits. Et, sur cette scène, dans le ballet des éthiques, la majeure responsabilité revient au traducteur car c’est lui le médiateur, le garant de « l’interculturalité » (Pym 1997, 14). Selon Bogdan Ghiu,

toute traduction se doit de commencer par être bilingue, marquant et non masquant l’espace, l’intervalle qu’elle-même crée non seulement entre deux langues ou, comme on le dit, entre deux cultures et deux histoires, mais entre une singularité universelle (l’auteur à traduire) impossible ailleurs, possible uniquement dans le milieu (de pensée et de création) d’une certaine langue, et son absence même pas attendue sinon simplement contingente, dans une autre langue (culture, histoire). (2009 a, 18)

En fin de compte, il n’y a pas deux possibilités mais une seule

éthique qui consiste à s’évertuer à restituer des textes d’une langue à une autre mutualisant les risques, acceptant les défaillances et les compromis, assumant la difficulté d’une rencontre entre les génies de chaque langue. L’éthique du traduire, comme toute éthique, se réduit au courage des actants dans le processus.

Et ce que la théorie se méfie de dire ou de reconnaître c’est que le lieu de déroulement de ce processus, autrement dit le lieu de rencontre du traducteur (littéraire, philosophe, spécialisé, professionnel), des éditeurs (grands et petits) et des lecteurs est le marché. On y gagne sa vie ou on y achète le plaisir de la lecture. Ce qui se fait aussi grâce à un « principe de coopération » invoqué par Anthony Pym :

Il ne faut pas que la dépense de ressources suscitée par la traduction dépasse la valeur des bénéfices de la relation interculturelle correspondante. […] Le traducteur, dans la mesure où il est plus qu’un simple héraut, est responsable pour que son travail contribue à établir la coopération interculturelle stable et à long terme. (1997, 136-137)

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Ce qui porte à croire que, bientôt, toujours plus sensibles aux principes écologiques et durables, dans le meilleur des mondes possibles qui reste toujours théorique, sur le modèle du commerce équitable – fair trade – nous serons amenés à parler aussi de traduction équitable… Wishful thinking ...

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L’éthos du traducteur Irène KRISTEVA Université de Sofia Bulgarie Résumé : Le XXe siècle a bouleversé les paradigmes de la traduction. Il s’est appliqué à préserver la différence linguistique et culturelle, en déplaçant l’accent de la langue au texte. À l’heure actuelle, la traduction fait l’effort de conserver la présence de l’original dans la langue d’accueil, sans essayer de ramener l’étranger au propre. Elle réalise ainsi l’« épreuve de l’étranger » (Berman) grâce à l’« hospitalité langagière » (Ricœur) offerte à l’Autre par la « tribu » de ceux qui sont dans la même langue (Mallarmé). Mots-clés : éthique, étranger, hospitalité langagière, traduction, voix de l’Autre. Abstract : The XX century disrupted the translation’s paradigms and took great care in preserving the linguistic and cultural difference, moving the stress from language to text. Nowadays, the translation makes an effort to keep the presence of the original in the receptive language without trying to domesticate the foreign. This way it achieves the “Test of the Foreign” (Berman) thanks to the “linguistic hospitality” (Ricœur) offered to the Other from the “tribe” of those who are in the same language (Mallarmé). Keywords : ethics, foreigner, linguistic hospitality, translation, voice of the Other.

L’étranger a toujours été mystérieux, impénétrable, fascinant. Aux yeux des anciens Grecs, le xénos était entouré d’une aura. Il inspirait certes du respect, mais, en tant que détenteur de l’inattendu, de l’inconnu, du message d’un autre monde, il éveillait avant tout le soupçon ou l’effroi. Or, quand un étranger s’arrêtait assez longtemps quelque part et s’y sédentarisait, il finissait par devenir esclave, citoyen ou homme libre. En acquérant un statut dans la cité, il cessait d’être étranger : bref, son aura disparaissait.

Longtemps dominée par la volonté d’assimiler l’étranger, la traduction a souvent été le lieu du refoulement ou de la forclusion de l’Autre. Aujourd’hui, elle a finalement compris qu’elle doit prendre en considération la culture étrangère qu’elle vise à transmettre et respecter l’Autre porteur de cette culture. D’autant plus que la peur de l’étranger a

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toujours cohabité avec le goût de l’étranger. Ce que Cordonnier (1995) désigne, dans Traduction et culture, par le « goût » de l’Autre, Levinas (1990) appelle, dans Totalité et infini, le « visage » de l’Autre, et Lacan (1973-2007) nomme le « désir » de l’Autre, traduit en effet le goût du différent. La visée éthique de la traduction, à savoir le respect de l’étrangéité de l’Autre et la mise à l’épreuve de cette étrangéité, est fort bien résumée par l’expression « l’épreuve de l’étranger »1 : l’épreuve entendue dans sa double acception de peine affligée et d’opération d’évaluation. La traduction devient ainsi la métaphore et le paradigme éthique de la coexistence et de l’interaction des cultures différentes et des hommes qui parlent des langues différentes mais appartiennent à la même humanité.

« L’épreuve de l’étranger » exige de conserver la voix de l’œuvre et l’esprit de la culture étrangère sans craindre de modifier sa propre langue par la langue étrangère. Ce défi regarde avant tout le lecteur : pourrait-il être satisfait d’une traduction qui sonne bizarrement dans sa langue et en conclure qu’il en est de même pour l’original ? Quand il se heurte à des difficultés, le bon traducteur sait bien qu’il ne s’agit ni d’absurdités ni d’erreurs de l’original qu’il faudrait transposer dans la traduction, mais qu’il doit examiner d’une manière critique l’état des deux langues. Cette critique intérieure au texte n’est qu’un point de vue provisoire, une contre-version singulière temporaire et limitée. Le grand problème du traducteur ne réside donc pas dans le degré de sa tolérance vis-à-vis de l’intention de l’auteur, mais dans sa capacité de tester la tolérance de sa propre langue et l’aptitude de celle-ci à laisser entendre la voix de l’Autre quitte à accepter des formes langagières insolites. C’est pourquoi le dépassement des limites des usages linguistiques habituels, la reformulation et la reformation de la propre langue à travers la traduction ne sont nullement faciles et prévisibles, mais dépendent dans une grande mesure de la propension de la langue cible à se soumettre à la force transformatrice de la langue source.

1 Antoine Berman (1984) emprunte la métaphore « l’épreuve de l’étranger » (Erfahrung des Fremden) à Martin Heidegger qui l’utilise dans son commentaire du poème Mémoire (Andenken) de Hölderlin (Heidegger 1996, 147).

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La pierre de la Rosette2

Même s’il reconnaît une dimension communicative de l’acte de traduire dans la mesure où la traduction est une écriture et une « transmission de messages », Antoine Berman tient à préciser dès le début de L’épreuve de l’étranger (1984) que la traduction ne se réduit pas à une fonction communicative pour souligner ensuite, dans La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain (1999), qu’elle acquiert sa véritable signification dans la visée éthique. Pour argumenter sa position, Berman fait la distinction entre le texte technique qui a pour objectif la transmission de l’information, dont il accepte la visée communicative, et l’œuvre littéraire qui « ouvre à l’expérience d’un monde » (Berman 1999, 70). Étant une entité achevée, l’œuvre présente son monde dans sa totalité, tandis que la communication porte sur une partie du texte. L’approche communicative qui prétend faciliter l’accès à l’œuvre littéraire se révèle en fin de compte une manipulation aux conséquences désastreuses. La traduction qui se propose une visée communicative obéit inévitablement au goût de ses lecteurs potentiels, en déformant ainsi le message qu’elle est censée transmettre. Quant au traducteur qui se plie au goût du public, il est doublement traître : il trahit à la fois l’original qu’il déforme et le public auquel il présente une œuvre déformée. Paradoxalement, affirme Berman (1999, 70-73), plus le public s’élargit, et donc la diffusion du message s’étend, plus le contenu du message se rétrécit. L’explication de ce paradoxe réside dans le fait que nous sommes confrontés à deux sortes de communication : la communication de quelque chose (le message) et la communication à quelqu’un (le lecteur). Comme la communication est régie par le récepteur, la communication à quelqu’un prend toujours le dessus. Ainsi, la communication de quelque chose, visée par le traducteur, devient contre-productive.

Par son ouverture, la visée éthique de la traduction fonde et en même temps dépasse sa visée communicative : « Or, la traduction, de par sa visée de fidélité, appartient originairement à la dimension éthique. Elle est, dans son essence même, animée du désir d’ouvrir l’Etranger en tant qu’Etranger à son propre espace de langue » (Berman 1999, 75). L’acte de

2 La pierre de la Rosette, datée de 196 av. J.-C., dont l’inscription s’est avérée un décret du pharaon Ptolémée V au sujet de quelques impôts abrogés, reste le plus important vestige d’un texte ancien reproduit selon trois systèmes d’écriture différents : des hiéroglyphes égyptiens, du démotique et du grec. Il s’agit ici d’un emploi métaphorique relatif à l’éthique de la traduction qui demande le dialogue constant de l’original et de la traduction.

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traduire comporte une dimension énergétique où se manifeste un désir. Antoine Berman (1984, 23) désigne par le terme « pulsion du traduire » ce désir distinctif du traducteur : le désir de transformer sa langue maternelle par la confrontation à la langue étrangère qui la surpasse parce que plus « flexible », plus « joueuse » ou plus « pure ». Ces appréciations, qui témoignent d’une sensation subjective de la supériorité présumée de l’autre langue, n’impliquent pas pour autant l’idée heideggérienne de l’existence d’une hiérarchie ontologique des langues3.

« La pulsion traductrice est le fondement psychique de la visée éthique – ce sans quoi elle ne serait qu’un impératif impuissant. La mimesis traduisante est forcément pulsionnelle. » (Berman 1984, 23). Conscient de la complexité de la pulsion du traduire, Berman l’articule ensemble avec la visée éthique de la traduction. L’éthos traduisant suppose à la fois le respect de l’œuvre originale et de la langue maternelle. Il suscite le désir d’établir le dialogue entre les deux langues. Ainsi, l’entéléchie de toute traduction s’avère être la prise en considération mutuelle de l’original et de la traduction, leur tentative de se comprendre, de s’éclairer et de se mesurer réciproquement. Cet objectif n’est possible qu’à condition de préserver leur étrangéité et leur divergence.

La « version interlinéaire du texte sacré », « l’idéal de toute traduction » au dit de Walter Benjamin (Benjamin 2000, 262), constitue l’archétype du dialogue de l’original et de la traduction. La pierre de la Rosette pourrait fonder alors, métaphoriquement parlant, le paradigme « sécularisé » de l’éthos du traducteur qui cherche à inciser le verbe de l’original sur sa propre « pierre de Rosette » (Kristeva 2009, 120). Dans ces circonstances, les deux langues écrites commencent à « se parler ». La traduction sobre mais sensible, impartiale mais attentive devient alors la marque de leur dialogue réussi. En ce sens, la tâche du traducteur serait de

3 Heidegger soutient dans son cours sur l’essence de la liberté humaine chez Schelling (Heidegger 1977) qu’il existe des langues plus ontologiques que les autres. De telles langues seraient d’abord le grec, et ensuite l’allemand. Pourquoi le grec et non pas le latin ? D’après lui, le grec est la langue originaire de la philosophie, étant donné que c’est la langue dans laquelle s’exprime pour la première fois l’être, la langue qui révèle le sens originaire de l’être. Pour cette raison la philosophie naît notamment en Grèce. Il juge, par contre, les traductions latines mauvaises car elles ont effacé la parole de l’être que le grec faisait sentir. La scholastique et le développement successif de la philosophie de Descartes et de Spinoza, qui ont forgé les notions fondamentales de la métaphysique moderne, auraient déformé en outre la pensée grecque. Quant à l’allemand, l’une des raisons de la prédilection heideggérienne pour sa langue maternelle réside dans sa pauvreté en paroles d’origine latine, porteuses de cet héritage malheureux qui a déformé la façon primordiale de philosopher. L’allemand aurait donc hérité du grec l’aptitude à dire l’être.

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rendre possible le dialogue entre l’original et la traduction, en mettant en acte leur divergence et leur altérité.

L’hospitalité langagière L’herméneutique contemporaine se présente comme une

herméneutique de l’altérité. Orientée, depuis Schleiermacher, vers la compréhension de l’étrangéité de l’autre texte (Jauss 1994), elle veut comprendre le propre dans l’étranger et par là com-prendre l’Autre dans l’horizon de son monde.

On sait bien que Paul Ricœur articule sa réflexion sur le langage contre le structuralisme qui étudie les langues en tant que structures. Entendant le langage comme un « mode de l’être », il cherche le sens dans un dire originaire antérieur à toute parole. Sa conception de la traduction dépasse les limites du temps historique : la traduction révèle l’essence du même dans ses diverses expressions. En ce qui concerne le problème du sens de l’être, Ricœur se situe dans la lignée de Heidegger et de Gadamer. Or, à la différence de l’herméneutique de Gadamer qui favorise la capacité des textes à dialoguer, celle de Ricœur se focalise sur la distance entre l’acte de lecture et le travail d’appropriation du sens qu’il suppose.

Ricœur soulève, dès sa première herméneutique du texte, quelques points qui se rapportent à la traduction. De l’interprétation (1965) témoigne de l’ouverture de l’herméneutique philosophique vers d’autres horizons, venant d’autres lieux et ouvrant à d’autres lieux : la psychanalyse, la théologie, la politique, l’esthétique. Ce regard du philosophe vers l’identité articulée ensemble avec la différence n’est pas sans rapport, bien entendu indirect, avec la problématique de la traduction et son affirmation comme une recherche constante du soi sous l’impact de l’étranger : l’autre texte, l’autre langue, l’autre culture. Ainsi Soi-même comme un autre (1990) met en place le problème de l’identité à travers la dialectique du même et du différent. La définition de la visée éthique, c’est-à-dire la « visée de la « vie bonne » avec et pour autrui dans les institutions justes » (Ricœur 1990, 202), pourrait être transposée à la traduction et construite par analogie comme visée de la bonne traduction avec et pour l’Autre dans le langage approprié. La bonne traduction porte les traces de l’œuvre originale. C’est notamment ici qu’apparaît l’« efficacité du paradigme de la traduction. Parler, penser signifie toujours traduire, au sens large de la parole […], y compris quand nous parlons de nous-mêmes, quand nous découvrons les traces […] des autres en nous-mêmes »

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(Jervolino 2001, 214). Bien plus, toute notre vie, marquée par la présence de l’Autre, témoigne d’une activité de traduction importante grâce à laquelle nous communiquons avec lui sur le plan du langage, de l’action, des affects. C’est notamment en ce sens qu’on pourrait affirmer que la traduction et l’original entretiennent le même type de rapport que le même et l’autre.

Dès les années 90 du XXe siècle, Ricœur se rend donc compte que la traduction peut servir de modèle conceptuel, à la fois théorique et éthique, de la réflexion philosophique. Il concrétise cette idée dans ses derniers textes, rédigés au tournant du XXIe siècle, où il transforme la traduction en tant que rencontre avec l’Autre en paradigme éthique pour l’herméneutique philosophique. La légitimité de ce paradigme réside dans l’objet commun que partagent l’herméneutique et la traduction : la compréhension des textes. Si Gadamer (1996, 408-409) rapproche l’expérience herméneutique de la traduction et le dialogue herméneutique, en précisant que dans l’acte de traduire la langue étrangère complique davantage la difficulté herméneutique par son étrangéité, Ricœur (2004-1, 19) envisage la traduction comme une rencontre avec l’étranger. La traduction d’une langue dans une autre et la traduction comme communication interhumaine accueillent toutes les deux l’étranger. Ainsi, la fidélité en traduction devient la marque du respect de la diversité de l’Autre.

La philosophie herméneutique rend explicite une instance implicite de réflexion et de compréhension. Elle met en relief le travail interprétatif dans l’acte de traduire. Dans cette perspective, traduire n’est pas un problème purement technique, mais un paradigme herméneutique. Et comme toute interprétation implique le langage, la pratique et la problématique de la traduction s’insèrent entre « l’unité du langage » et « la pluralité des langues ». La pluralité de la traduction découle de la pluralité des langues, des connotations, des référents, des visions du monde, des traditions et des cultures.

La nature conflictuelle de la rencontre avec l’Autre déclenche le dramatisme de la tâche du traducteur. La conscience du caractère pluriel de la traduction suppose la possibilité de retraduire. De même qu’on peut raconter autrement, on peut traduire autrement sans espérer combler entièrement l’« écart entre équivalence et adéquation totale ». La solution « heureuse » de la traduction réside dans une espèce d’« hospitalité langagière […] où le plaisir d’habiter la langue de l’Autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole

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de l’étranger » (Ricœur 2004-1, 19-20). Ainsi, le traducteur intériorise dans l’acte de traduire le couple indissoluble du propre et de l’étranger, de l’identique et du différent, de soi-même et de l’autre. Ses efforts sont gratifiés par la reconnaissance dialogique de l’acte de traduire.

L’acte de traduire, suggère Ricœur dans son dernier ouvrage Parcours de la reconnaissance (2004-2, 18), suppose la reconnaissance qui va de pair avec le risque de tomber dans le piège de la méconnaissance. La traduction est une quête constante de l’identité (l’étrangéité de l’Autre) et de sa reconnaissance (son respect). La reconnaissance requiert la participation de l’Autre. Ce rapport à l’Autre se réalise soit sur le modèle de l’aide soit sur celui de l’empêchement réel. Déclenchée par le conflit des sujets, la reconnaissance mutuelle doit être cherchée du côté de l’éthique du don. Dans la traduction, le don est matérialisé par les langues. Le don originaire serait la langue maternelle grâce à laquelle nous naissons dans le monde et le monde naît pour nous. Toute langue reçoit de la langue étrangère par la traduction le don du renouvellement.

L’auberge du lointain L’idée de l’« hospitalité langagière » due à l’étranger est matérialisée

par la belle métaphore de l’« auberge du lointain » (Berman, 1999) qui exclut la domestication de l’Autre. Se situant dans la lignée de l’herméneutique littéraire et philosophique, Antoine Berman (1999, 74-75) estime que la traduction aurait une triple visée : poétique (en rapport avec la forme), philosophique (en rapport avec la vérité) et éthique (en rapport avec la fidélité et l’exactitude qui regardent le comportement de l’homme à l’égard de lui-même, de l’Autre, du monde, de l’être au monde et de ses manifestations, parmi lesquelles figurent les textes).

La visée éthique de la traduction, qui présuppose le dialogue, se réalise au mieux dans la traduction « littérale », c’est-à-dire attachée à la lettre de l’œuvre. Berman n’hésite pas à inverser l’axiome de l’Apôtre « La lettre tue, l’esprit vivifie » (2 Co 23, 6) : « la traduction est traduction-de-la-lettre, du texte en tant qu’il est lettre » (Berman 1999, 25). Il reprend et développe l’affirmation de Benjamin concernant l’aspect vivifiant de la traduction par rapport à l’original. C’est notamment la lettre qui vivifie l’œuvre : la lettre devient la demeure de la traduction, le médium de son être, la raison de son existence. Il s’ensuit que la littéralité représente le mode de traduire le plus convenable.

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Il faudrait cependant prendre quelques précautions vis-à-vis de la notion de littéralité dont l’application pratique n’est pas sans poser des difficultés, avant tout en ce qui concerne la définition des critères permettant de distinguer la bonne de la mauvaise traduction littérale. Les exemples d’excellentes traductions littérales sont bien connus et peu nombreux. Transgressant les normes linguistiques en vigueur, les traductions de l’Antigone et de l’Œdipe-roi de Sophocle par Hölderlin (commentées par Berman 1999, 69-78), celle du Paradis perdu de Milton par Chateaubriand (commentée par Berman 1999, 79-114), celle de l’Enéide de Virgile par Klossowski (commentée par Berman 1999, 115-141) vont à contre-courant du mode de traduire de leur époque. Ces traductions littérales emblématiques proposent toutes une solution insolite d’un problème. Hölderlin bouleverse la pratique de la traduction de son époque, en confrontant l’art grec et l’art occidental qui corrigent réciproquement leurs excès, et en manifestant dans sa traduction « le ton de base » de l’original par des opérations qui recourent à l’étymologisation, à la dialectisation, à l’intensification de l’œuvre originale. Chateaubriand réalise une version catholique, archaïsée et calquée du Paradis perdu, en recourant à une troisième langue médiatrice, le latin. Quant à Klossowski, la littéralité de sa version de l’Enéide fait retourner le français à sa latinité originaire.

La traduction adéquate doit se tenir à la littéralité, entendue non pas au sens de traduction mot à mot, mais comme un souci de transmission exacte des mots et du sens dont ils sont porteurs. Toute traduction transformante qui change l’un ou l’autre ou sacrifie l’un à l’autre rate l’original et fait perdre « la musique » de son sens. La littéralité ne vise pas à traduire purement et simplement la langue étrangère, mais à faire passer l’œuvre originale dans la traduction. Elle ne vise pas à traduire purement et simplement les mots, mais à transmettre leur association dans l’œuvre, révélatrice de leur sens. La modification de l’un ou de l’autre, le sacrifice de l’un ou de l’autre ferait périr l’original au lieu de le vivifier.

J’aimerais terminer ma communication par un exemple de traduction littérale fort bien réussie. Pascal Quignard publie en 1971 sa version d’Alexandra de Lycophron, en relevant ainsi le défi de traduire une œuvre intraduisible. Ce poème profondément énigmatique, qui transcrit les paroles obscures de la prophétesse Cassandre, considéré depuis l’Antiquité comme incompréhensible, voire illisible, devient pour Quignard le paradigme de l’intraduisibilité foncière de tout texte. La force suggestive de l’essai pionnier de l’écrivain traducteur n’est nullement diminuée par les nouvelles traductions et commentaires philologiques du poème de

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Lycophron parus au cours des dernières années. Sa traduction garde toutes les obscurités de l’original. Elle s’abstient de notes et commentaires. Elle mime le mot à mot du texte, en rompant décidément avec la recherche d’équivalences, d’« équations illusoires, de restauration ou de substitution » (Quignard 1971, 24). Ayant compris que l’unique possibilité de traduire Lycophron est de « mimer » sa langue, Quignard s’accorde beaucoup de liberté à l’égard des contraintes lexicales et syntaxiques du français contemporain pour pouvoir travailler à sa guise sur « la lettre » du texte classique.

S’agit-il d’une imitation, d’une copie, d’une reproduction fidèle de l’original ? La mimésis n’est pas la restitution précise de l’original, mais la capacité d’exhiber la « chose » du texte de façon qu’elle soit présente dans son originalité, dans toute sa profondeur, dans son étonnante modernité : bref, pour qu’elle puisse produire ses effets. La tâche de la traduction « mimétique » est de faire savourer au lecteur la « chose » en sa pleine force, et ceci non pas en raison de l’exactitude de la copie, mais grâce aux évocations qu’elle suscite. À l’origine de « mimer » on ne retrouve pas la reproduction exacte, mais la « mimique » (entendue comme l’art de l’expression par le geste) de la danse dionysiaque qui représente dans la répétition du mouvement la parole chantée sans lui ressembler forcément. Cette traduction « mimétique » qui défait et refait le mot à mot comme une danseuse qui défait et refait les mouvements de son corps pour doubler la musique rend possible l’apparition de l’original dans sa langue. L’expressivité et le rythme s’avèrent alors essentiels pour toute traduction qui « mime » l’original, « redoublant … parole, en ce langage, et ne se prévalant que d’une telle différence creusée » (Quignard 1971, 23).

Conclusion On peut dire en conclusion que l’éthique traductive exclut le désir

d’assimiler l’Autre : la traduction doit « manifester » dans la langue cible la « pure nouveauté » qu’est le texte étranger dans la langue source, en préservant sa « voix ». Le traducteur se transforme ainsi en « maître secret de la différence des langues, non pas pour l’abolir, mais pour l’utiliser, afin d’éveiller, dans la sienne, par les changements violents ou subtils qu’il lui apporte, une présence de ce qu’il y a de différent, originellement, dans l’original » (Blanchot 1971, 71).

La traduction devrait donc se proposer de conserver, sans ramener l’étranger au propre, la présence de l’original dans la langue d’accueil. Ce

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n’est qu’ainsi qu’elle réussirait l’« épreuve de l’étranger » et ceci grâce à l’hospitalité offerte à l’Autre par la « tribu » (Mallarmé 1998) de ceux qui sont dans la même langue. En fin de compte, « l’acte éthique consiste à reconnaître et à recevoir l’Autre en tant qu’Autre » (Berman 1999, 74), autrement dit, à faire entendre la voix de l’Autre dans sa propre langue. Références bibliographiques

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Qu’est-ce qu’on sait quand on sait traduire ? Marija PAPRASAROVSKI

Faculté des Lettres de Zagreb Croatie Résumé : Le présent article porte sur l’(in)capacité de transmettre un savoir-faire et une connaissance pertinente nécessaire pour pratiquer et enseigner l’art de traduire, une activité à la fois réflexive et pratique qui, malgré son caractère paradoxal, reste incontournable. En nous appuyant sur des ouvrages de référence qui accompagnent notre travail de traducteur et d’enseignant, face à l’ambiguïté interprétative nous remettons en cause la possibilité d’apprentissage rigoureux de la traduction. S’il est légitime de se méfier de cette approche, il est encore plus légitime d’interroger cette méfiance. Mots-clés : la théorie de la signification, le langage, le traduire et la connaissance, la tâche du traducteur et le travail de deuil, la traduction et l'enseignement.

Abstract : This article sets out to examine what it is we know when we know how to translate, and whether this mastery consists of knowledge we can pass on our students. After discussing the relevant theories and concepts concerning the relationship between a practical ability and a reflexive activity which makes translating possible, the article questions both the possibility of teaching the art of translating and those attitudes regarding wariness towards this (im)possibility. Keywords : the theory of meaning, language, translating and knowledge, the task of the translator and the work of mourning, teaching translation.

Lorsqu’un traducteur ou une traductrice tombe sur une longue phrase ou sur des mots intraduisibles, la question qui lui vient automatiquement à l’esprit est bien d’ordre pratique: comment le faire, comment s’en sortir ? Ce « comment » l’emporte sur toute autre considération théorique visant à savoir ce que c’est « traduire ». Par contre, lorsqu’un traducteur ou une traductrice enseigne en même temps l’art de traduire, c’est-à-dire lorsque le praticien rejoint le théoricien, effaçant en quelque sorte les différences entre les deux professions, il ou elle doit faire face à un autre problème, celui de la transmission d'un certain savoir-faire inscrit dans une longue tradition de recherches en sciences humaines, notamment dans le domaine de la pensée empirique, où se rencontrent

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surtout la philologie, la psychologie et la philosophie. Avec tout cet héritage, on peut se demander si « nous sommes donc mieux armés pour comprendre la traduction et ses enjeux » (Oustinoff 2003, 47). Or, comprendre, c’est se situer dans un processus complexe qui, tout en dépassant ses limites, tombe toujours sur le besoin d'une bonne connaissance des langues, le transfert linguistique étant l’« opération la plus visible dans cette activité. Rien de plus logique en effet : pour traduire, il faut d'abord avoir une maîtrise suffisante des langues, ce qui nous mène à ce cheminement labyrinthique où s’aventure la pensée philosophique de Michael Dummett qui, dans un de ses essais, parle de ce qu'on connaît quand on connaît un langage (Dummett 1993). Sans vouloir nous étendre dans le domaine de la philosophie du langage, bien que le langage et les interrogations qui lui sont liées se retrouvent au cœur de la réflexion philosophique qui ne peut pas rester extérieure à nos préoccupations, nous proposons de reprendre quelques remarques de Dummett sous forme de questions plutôt que de conclusions. Ce qui l’intéresse d’abord, c’est le rapport entre le fait de savoir utiliser le langage et le caractère essentiel de ce langage. Que signifie comprendre un mot ou une phrase si on accepte que, selon Wittgenstein, le processus de compréhension n’est pas d'ordre mental (Dummett 99) ? Comment peut-on dire une même chose de différentes manières ou dans des langues différentes, ou, mieux, qu'est-ce qui nous le fait dire si la connaissance d’une langue peut s'expliquer comme la compétence linguistique (98) ? Et si cela n’« est pas le cas, que se passe-t-il dans notre tête ou, peut-être ailleurs, quand nous comprenons une phrase, à savoir que comprendre une phrase, selon Wittgenstein, c'est comprendre un langage? En passant de l’idée selon laquelle un langage ne serait qu'un code de communication (97-99) à celle qui privilégie l’étude de la pensée appuyée sur l’étude du langage (99), Dummett explique ensuite le point de vue sur le langage comme manifestation de la pensée à l’intérieur de la théorie de la signification (100-101) en soulignant que la maîtrise du langage dépend de la connaissance implicite de cette théorie (101). Autrement dit, si la parole peut être comprise comme l’expression de la pensée, c’est grâce au fonctionnement intérieur du locuteur permettant la compréhension générale du langage, ce « psychologisme » que Frege avait réfuté pour soutenir l’idée de « la communicabilité du sens » (102), ce qui en fait revient au même. La question est de savoir maintenant si cette compétence est d'ordre pratique ou si elle repose sur la connaissance. Dans ce cas-là, il faut préciser si sa nature est implicite ou explicite (103). Toutefois, l’idée de la théorie de la signification se trouve confrontée au

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dilemme suivant : si cette théorie peut être convertie en description de la pratique linguistique, on n’a plus recours à la notion de connaissance ; si, par contre, elle ne peut pas être présentée sous la forme d’une telle description, elle n’est plus vraisemblable. Il en résulte que dans ces conditions la notion de connaissance est redondante. Comme l’usage d’un langage est « une activité rationnelle par excellence » (104), les locuteurs utilisent intentionnellement ses éléments constitutifs dont ils sont plus ou moins conscients, dont ils possèdent du moins une connaissance implicite (105). Et Dummett conclut donc que la notion de connaissance ne doit pas être exclue du domaine de la philosophie du langage car elle fait également partie de la théorie de la signification qui se manifeste par l’usage qu’il en fait. Elle sera jugée correcte lorsqu’elle donnera corps aux principes employés par les locuteurs. Il est évident qu’on ne peut y parvenir sans avoir développé les facultés d’observation et de réflexion.

Face à cette situation de départ, on voit bien que la connaissance implicite, tout en étant enracinée dans la théorie de la signification, elle-même ouverte à toutes sortes de débats spéculatifs, est aussi identifiée par les capacités pratiques des usagers. C’est cela, sans doute, qui nous met dans une position relativement plus confortable, car appliquées au domaine de la traduction, ces conclusions nous amènent à croire que cette connaissance n’est pas seulement un objet d’étude, donc transmissible aux autres, mais qu’elle est aussi inséparable du travail du traducteur, ce qui est doublement rassurant au niveau de l’enseignement. Contrairement aux opinions sceptiques prétendant que la pratique de la traduction ne reçoit aucun secours de la théorie, il faut, nous semble-t-il, accepter la notion de la théorie au sens plus large du terme, comme mise en questions. Vu sous cet angle, le fonctionnement du langage, ainsi que celui de l’activité du traducteur, relève de la capacité de penser et d’agir. Contrairement à ce que dit Jean-René Ladmiral (1994, 11), on ne peut pas n’attribuer qu’un sens dynamique à cette activité parce que la pensée « loin d’être mouvement, fige tout ce qu’elle prend pour en faire une fausse réalité » (Forget 1994, 27). Loin d’être dynamique, la pratique traduisante oscille sans cesse entre le dynamisme de l’expression et un faux dynamisme de la réflexion, donc toujours en suspens, dans l’état de tension et de mouvement de l’esprit. Ainsi faut-il remarquer qu’on peut s’appuyer sur la compétence linguistique tout en sachant qu’on ne saurait pas la définir sans retenir une ambivalence profonde. En acceptant que ce qu’on connaît quand on connaît un langage nous est révélé grâce à « la réflexivité du langage » ou « cette possibilité toujours disponible de parler sur le langage, de le mettre à

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distance » (Riœur 2004, 25), force est de constater que la réponse à notre question initiale pourrait tout simplement être celle-ci : pour traduire, il faut connaître le langage, au sens le plus large possible, bien sûr. Nous reconnaissons cependant qu’il ne faut pas oublier la polysémie inhérente aux termes de langage et de connaissance. Quand, dans Les testaments trahis, comme le montre Philippe Forget (1994, 65-72), Kundera traite de la littéralité dans plusieurs traductions de Kafka, il critique avant tout les traducteurs qui n’ont qu’intériorisé les normes du langage, ce qui, il faut le souligner, ne correspond pas à ce qu’on devrait connaître quand on connaît un langage. À cet égard, il ne faut pas seulement mentionner le rapport avec le caché et l’incommunicable, mais revenir à l’idée que soutient Dummett, selon laquelle le langage est une manifestation de la pensée. Cela signifie que tout, le monde réel et le monde irréel, les phénomènes de la nature et ceux de l’esprit, passe par le langage faute d’un meilleur moyen de communication, telle la télépathie (Dummett 1993, 97), car com-muniquer c’est, avant tout, transmettre des pensées. Cependant, pour revenir au sujet qui nous concerne surtout au moment où, en tant que traducteurs et enseignants, nous sommes chargés de former d’autres traducteurs, disons que notre réflexion s’appuie sur les démarches de la pensée théorique qui finit toujours par s’enfermer dans l’aporie mettant en abyme les débats sur la traduction. Loin de représenter un obstacle, ce mode de penser est au contraire, nous semble-t-il, la preuve d’une exploration incessante et féconde pour l’exercice de la traduction. Les travaux repris montrent bien qu’il s’agit de recherches qui font de l’impasse théorique la condition même de cette activité dont on ne sait pas expliquer les règles ni dévoiler les secrets. Il y a, certes, une longue tradition du discours traductologique que nous ne prétendons pas épuiser, loin s’en faut, mais dans lequel se reflète notre (im)possiblité de savoir ce qu’on sait quand on sait traduire. En plus, c’est justement cette tradition qui se nourrit de chaque geste de révolte contre la théorie ou, du moins, contre un certain scientisme qui lui est souvent attribué sans pour autant oublier que chaque approche, théorique ou poétique, enrichit notre capacité de penser la traduction. Quoique les choses dites et redites dans de nombreux ouvrages se répètent pour aboutir toujours à une plus grande confusion, ce fil ininterrompu de la pensée qui accompagne les « grandes difficultés et [les] petits bonheurs de la traduction » (Ricœur 2004, 7) est quelque chose de bien rassurant non parce qu’il nous aide à apprendre à traduire ou à le faire apprendre aux autres, mais parce qu’il nous aide à apprendre à réfléchir sur l’acte de traduire. Une certitude : si glissant que soit ce terrain de la

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pensée, ce qui est solide, ce sont ces observations souvent paradoxales qui s’efforcent de décrire plutôt que de prescrire les démarches de la traduction. Qu’il s’agisse de théorèmes pour mettre en œuvre une dialectique de la théorie et de la pratique, comme le propose Jean-René Ladmiral (1999, 211-246), ou de traités visant à élaborer une théorie plus ou moins exacte, comme le voudrait « une aristocratie de linguistes qui philosophent sur la traduction, dont il n’ont pas la pratique » (Ladmiral 1999, 88), ces enjeux cognitifs et réflexifs entre « l’enseigne de la négociation » (Eco 2006, 9) et « une poétique du rythme » (Meschonnic 1999, 460) ont ceci de particulier : tout en s’appuyant sur une vision du monde (une des définitions possibles du langage au sens large du terme) et sur des prêts-à-porter théoriques incontournables pour affronter la traduction, ou mieux, l’acte de traduire, ils laissent le traducteur sur sa faim tel un combattant aux mains nues et en même temps gros de toutes les expériences vécues. Préférer un vécu riche à un savoir construit théoriquement ne signifie pas, toutefois, tourner le dos aux travaux bien pertinents, d’ailleurs, des théoriciens de la traduction, mais se situer entre-deux. Autrement dit, nous nous refusons largement à l’objectivité analytique de même que nous ne nous réfugions pas tout à fait dans la subjectivité de l’expérience. En variant sans cesse ces positions, nous espérons en profiter pour créer ce rapport tendu et jamais apaisé entre savoir et faire. Donc, ni l’optique déformée de la proximité microscopique de l’approche scientifique, ni le regard ambigu de la relativité artistique pour un enseignement actif du traduire qui place le traducteur au cœur de ce croisement. Double exigence constamment respectée par le lecteur privilégié et le critique impliqué qu’il est.

Donc, que faut-il enseigner ? Dans ce domaine informe et sans contours précis qu’est la traduction, il ne suffit pas seulement d’occuper cette position transitoire, fort inconfortable d’ailleurs, il faut aussi se demander inlassablement ce qu’on fait, ce qu’on doit maîtriser pour y arriver et comment se servir de tout ce bagage théorique et pratique dans une optique utilitaire en se préparant à la fois à une découverte personnelle d’un travail désespéré dont « le but [...] ne se laisse pas fixer, car il est toujours soumis à une sorte d’oscillation ou tangage « (Forget 1994, 29). Alors, tout en privilégiant l’approche descriptive au détriment de l’approche prescriptive ou purement théorique, comme le propose Michaël Oustinoff (2003, 7), il est compréhensible qu’on soit terrifié quand, côté réflexion, on entend qu’il s’agit d’ « une entreprise d’approximation » (Ricœur 2004, 16), que « l’opération de traduction semble toujours vouée à

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l’échec » (Launay 2006, 39), que « quand on traduit, on traduit toujours plus ou moins « (Forget 1994, 45) contraint à « dire presque la même chose » (Eco 2006 – nous soulignons), « ce qui signifie souvent faire autre chose » (Genette 1982, 297). Soulagé par le fait qu’« il est parfois possible de compenser les pertes » (Eco 2006, 124) et qu’« une traduction est un acte de langage » (Meschonnic 1999, 18), on est content de pouvoir recourir à cette connaissance du langage qui suppose que tout ce qui est connaissable est exprimable. Ce qui nous rassure aussi c’est que la langue que nous parlons est peut-être la même chose (ou presque la même chose) que la pensée qui nous habite. En outre, si on accepte la fameuse formule de Lacan selon laquelle l’inconscient humain est structuré comme un langage avec ses lois, sa syntaxe et ses caractéristiques intrinsèques et qu’en tant que tel, c’est le discours de l’Autre, nous sommes tous des êtres traduisants ayant une faculté innée, mais refoulée de traduire. Sans doute pouvons-nous remarquer que le dire et le penser sont inséparables et que ces deux activités sont souvent tenues pour acquises, ce qui a provoqué cette belle définition selon laquelle pour traduire il ne faut que comprendre. Le plus difficile, c’est de trouver comment le faire. Peut-on apprendre à comprendre ? Peut-on tout simplement passer outre la compréhension d’un texte et raconter sa propre version ? Le « comprendre, c’est traduire » de Steiner et le « d’abord interpréter, puis traduire » d’Eco montrent bien que l’invisible toile de fond du contexte ne doit pas et ne peut pas être comprise et transmise d’une façon précise, un sens complet et univoque faisant évidemment défaut. De ce point de vue, la traduction est un procédé magnifiquement imparfait, qui nous fait réfléchir, mais qui nous dépasse, pour le dire tout court, pour éviter de parler d’une sorte d’alchimie ou d’une tentative de dégager la pensée derrière les mots, ce qui est peut-être une belle manière de causer sur l’art de traduire, mais peu efficace. Et comment, donc, enseigner quelque chose qui n’est pas à notre portée, avec toutes les implications que cela comporte ? Réponse : cela se fait. Oui, mais comment ? Nous y reviendrons. Au-delà de ce plaisir éphémère de pouvoir être dans la tête d’un autre pendant quelque temps et de pouvoir faire naître une écriture se faisant l’écho du texte donné, force est de constater qu’il n’est pas question du pouvoir mais d’un malaise qui se fait action.

Pour en finir avec le « travail de deuil ». Pendant qu’il traduisait Ruskin, Proust a magnifiquement exprimé dans une de ses lettres ce que Paul Ricœur, à l’instar de Freud (1968), appelle le « travail de deuil » :

[...] vous savez qu’on ne « traduit » qu’un peu, et que la moitié des grâces ne peut suivre, expire dès le début du périlleux voyage et ne saurait vivre

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dans l’atmosphère trop différente d’une autre langue. J’y ai mis le plus de précautions que j’ai pu et sens bien que je n’apporte que des rameaux défleuris. (Kolb 1979, 30)

Il s’ensuit que chaque traducteur, y compris celui qui est tout près du mystère de la création, comme Proust, aurait fait sienne l’idée de « laisser toute espérance ». On pourrait dire que ni la bonne compétence linguistique ni la maîtrise littéraire ne sont suffisantes pour une traduction absolue parce qu’une telle chose n’existe pas. Et c’est avec ce sentiment d’inachèvement et de perte que le traducteur doit vivre dans l’état permanent d’insatisfaction. Après une longue lutte avec le texte qui se refuse à l’imitation, l’angoisse bat son plein au moment où l’on voit que ce travail n’apporte que « des rameaux défleuris », ce qui pourrait être blessant mais c’est surtout frustrant. Comment faire face à cette impossibilité qu’engendre une situation où le paradoxe est imposé et maintenu et où il faut obéir à deux ordres contradictoires (faire tout son possible et accepter le résultat incomplet de cette activité). C’est un cas parfait de double contrainte qui pourrait bien nous enfermer dans un modèle relationnel d’interaction schizophrénique, ce qui n’est pas sans doute si loin de la vérité, du moins dans le sens deleuzien du terme. Or, les traducteurs comme machines désirantes, ce serait bien sûr très productif, et cela nous aurait peut-être largement suffi d’appliquer à la traduction l’idée que « la littérature est tout à fait comme la schizophrénie : un processus et non pas un but, une production et non pas une expression » (Deleuze-Guattari 1972, 159). De toute façon, schizophrènes ou pas, cela ne signifie pas que les traducteurs sont perdus, de même que le travail de deuil qu’ils doivent subir n’est pas un critère pertinent pour diagnostiquer une maladie. Or, Freud (1968) fait remarquer dans son texte « Deuil et mélancolie » que le deuil est dépressif, mais ce n’est pas une dépression pathologique. Quoique lié à une perte, le deuil ne marque pas la fin d’une relation, bien au contraire, on voit que la relation avec l’objet de notre attachement se modifie, car un deuil est pensable et élaborable psychiquement. Freud s’est aperçu qu’il s’agit d’un investissement narcissique. Le travail de deuil est en même temps un travail de détachement que laisse une trace ou une cicatrice dans le Moi qui a perdu une de ses parties narcissiques avec la disparition de l’objet du désir. Le Moi affaibli apaise le psychisme et on finit par accepter la réalité. Cette explication très élémentaire nous aide à comprendre ce qui se produit quand le mécanisme d’adaptation se met en marche permettant de rendre opérationnels nos réflexes innés et de les ajuster aux variations des

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situations, ce que Paul Ricœur appelle « la reconnaissance du statut indépassable de dialogicité de l’acte de traduire comme l’horizon raisonnable du désir de traduire » (2004, 19). Et le plus grand désir, ou le plus grand plaisir de chaque traducteur est, nous semble-t-il, de créer à partir de son désespoir et de ses faiblesses ce que nous appelons le paradoxe sur le traducteur, sur quoi nous porterons notre attention lors du prochain paragraphe. À ce stade de notre réflexion, il est important pourtant de déterminer la nature de ce comportement face au deuil. Évidemment, il s’agit d’une sorte de consolation pour un travail manqué. En se sens, on ne cherche pas tellement une excuse mais plutôt le pardon. En fait, on se rend compte que la compétence nécessaire pour traduire, sans remettre en cause le primat d’une connaissance implicite conjuguée avec la pratique, repose sur la faculté de trouver la juste mesure entre ce qu’il faut sauver et ce qu’il faut perdre. Comme dans chaque métier, il faut avoir du nez ou de l’intuition, c’est-à-dire l’intelligence de ce qui nous habite. Si cela s’ajoute à l’esprit de l’homme raisonnant comme sa part d’ombre qui nous rend capable de saisir les subtilités du monde, c’est qu’on peut toujours demander pardon pour ce qu’on n’a pas pu faire parce qu’on n’a pas pu voir. Le reconnaître, c’est faire face à l’imperfection et l’assumer. Demander pardon, c’est ouvrir une voie à la réconciliation avec soi-même et avec sa faiblesse, c’est en fin de compte attirer le respect envers son travail qui n’aboutit finalement à rien de définitif. En effet, le traducteur sait bien que sa traduction, étant un work in progress, n’est jamais finie. À un moment donné il doit s’arrêter à la limite du possible, s’écarter et abandonner une traduction sans abandonner pour autant l’acte de traduire qui s’enrichit et évolue au fur et mesure de son expérience. Cette suspension du sens final rend le texte-cible à jamais inachevé, ce qui souligne l’idée de la traduction comme processus, proche de celle de la littérature expliquée par Deleuze et Guattari, que nous avons déjà mentionnée. De cette manière, les deux pratiques textuelles se miroitent l’une l’autre jusqu’au point obscur, là où se trouve l’énigme d’un combat perpétuel de l’invention infinie du monde contre la finitude de l’être. Sans vouloir pousser trop loin notre réflexion, disons que la traduction s’efforce de défendre une certaine lecture et « en ce sens, une bonne traduction est toujours une contribution critique à la compréhension de l’œuvre traduite » (Eco 2006, 291), mais seulement une parmi tant d’autres critiques ou lectures possibles. Cet achèvement impossible conduit le traducteur à en finir avec le deuil en acceptant l’imperfection comme seul cadre possible de son travail dont il a appris aussi à modifier les paramètres. Pour résoudre des problèmes

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insurmontables, comme celui de l’intraduisibilité, par exemple, il n’y a qu’à changer de point de vue. Vues sous un autre angle, les questions autour desquelles on tourne normalement en rond, peuvent aboutir à des réponses sensées. La solution proposée par Gérard Genette (1982) concernant l’intraduisibilité ne peut certes pas être qualifiée comme révolution copernicienne de la traduction, mais elle justifie cette manière de penser en nécessitant un changement de perspective :

Il vaudrait mieux, sans doute, distinguer non entre textes traduisibles (il n’y en a pas) et textes intraduisibles, mais entre textes pour lesquels les défauts inévitables de la traduction sont dommageables (ce sont les littéraires) et ceux pour lesquels ils sont négligeables [...]. (Genette 1982, 295)

Par ailleurs, le besoin le plus fondamental d’une personne en deuil est de parler de ce qu’elle a perdu. À cet égard les praticiens se transformant en théoriciens ont trouvé le moyen d’apaiser leur chagrin en partageant leurs expériences, ce qui suppose une écoute et une réaction sur les problèmes partagés. Ainsi sommes-nous tous appelés à ouvrir un véritable champ de réflexion pour penser l’activité traduisante.

Le paradoxe sur le traducteur. Nous avons vu que, faute de définitions fiables sur la traduction, nous ne pouvons pas en déterminer l’essence qui, une fois atteinte, détermine le savoir. En outre, malgré son aspiration scientifique, la pensée théorique profondément immergée dans la pratique, joue, nous semble-t-il, le jeu de la contradiction vis-à-vis d’elle-même, ce qui condamne en quelque sorte la traduction à rester « une opération risquée toujours en quête de sa théorie » (Ricœur 2004, 60) et fragilise les démarches du traducteur. Non seulement démuni de l’outil technique sur lequel il pourrait s’appuyer, mais découragé aussi par la matière même de son travail qui ne se prête qu’à une élaboration partielle, il est voué à être empêché, toujours à mi-chemin, tel un combattant idéaliste ou même utopiste. D’où vient donc cette énergie qui fait exister ce métier depuis la nuit des temps en dépit de son caractère fautif ? Pourquoi et comment peut-on supporter cette condition douteuse, problématique, toujours à la lisière, du traducteur placé au cœur de ce croisement des langues, des cultures et des mondes? D’où vient, enfin, cette curiosité de vouloir pousser toujours plus loin les limites de l’intraduisible, de dévoiler les secrets et les mystères de l’indicible et de l’incommunicable ? En guise de réponse, nous allons essayer de développer la suggestion de Antoine Berman, reprise et discutée par Paul Ricœur (2004, 57-69) : le désir de traduire. Or, comme

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chaque désir, du moins selon la définition lacanienne, celui-ci aurait reposé aussi sur l’insatisfaction et le manque. Pourtant, nous venons de voir que c’est justement ce désir de traduire qui aide le traducteur à surmonter la contrainte provenant des facteurs d’imperfection et qui lui permet de s’ancrer dans la logique de compensation, ce qu’il ne serait pas possible si le désir était dans une relation étroite avec le manque. Ce désir est tout autre, mimétique et dynamique, comme dans la théorie de René Girard (1978)1 qui souligne la nature conflictuelle de l’imitation. L’objet de désir (la traduction parfaite et transparente) devient en même temps le modèle et l’obstacle. Le sujet désirant (la traduction en voie de se faire) ne veut pas seulement s’approprier l’objet désiré (mimésis d’appropriation chez Girard), il veut devenir cet autre (mimésis de rivalité). Le désir, c’est « la rivalité mimétique aiguë avec l’autre » (Girard 1978, 312) qui, en tant que modèle, incite à l’imitation (imite-moi, sois comme moi), mais, en tant que rival, fait tout pour l’empêcher (ne m’imite pas, sois autre chose). Ce rapport de doubles se déroule sous le signe de l’obsession du modèle-obstacle et se termine aux dépens d’une victime émissaire (le texte-cible). La victime innocente met fin à cette rivalité, mais elle n’apaise pas le désir qui en déclenche d’autres (les retraductions). De ce point de vue, notre activité occasionne le mécanisme sacrificiel qui finalement est une invention pour limiter ce paradoxe du modèle qui se transforme en rival, ou de passer du désordre (l’activité traduisante) à l’ordre (la traduction faite / publiée). Néanmoins cet ordre est temporaire parce qu’il va provoquer une nouvelle crise mimétique jusqu’à un nouveau sacrifice (la retraduction) qui ensuite rétablira de nouveau un ordre instable sur la victime sacralisée. Et ainsi de suite. Ce mécanisme mythique est opératoire selon Girard « depuis la fondation du monde » (1978) et peut être appliqué dans tous les domaines des sciences humaines pour analyser toutes sortes de crises, culturelles et spirituelles, y compris celle qui nous concerne ici et qui existe depuis Babel. Or, ce désir mimétique et le conflit qu’il engendre sont à l’origine d’une textualité illimitée ; il n’y a rien qui puisse arrêter ce mimétisme si bien que la traduction est vouée à l’éternel retour.

Comme si c’était possible. Parti à la recherche de la source ou de l’origine, d’une certaine manière, qui pourrait nous instruire sur l’essence de notre activité, nous nous rendons compte que nous sommes condamnés à trébucher entre deux forces : l’une qui va vers une plus grande ressemblance, et l’autre qui réinstaure toujours de la différence. Y a-t-il un

1 Cet ouvrage est donné à titre d'exemple pour les idées que Girard développe avec constance depuis plusieurs décennies.

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passage, une possibilité de dépassement ? C’est la question cruciale à laquelle se heurte la pensée théorique et dont la réponse donne naissance à un dialogue ouvert dans sa forme et dans son contenu. Le dialogue privilégié, en ce qui nous concerne, c’est celui entre nos étudiants et nous, le dialogue sur l’acte ou l’art de traduire qu’on peut aussi appeler l’enseignement mais sur un autre plan qui, certes, reste à définir, mais qui nous engage à élaborer un discours permettant ce va-et-vient entre la théorie et la pratique. Pour reprendre la formule de Meschonnic, ce discours se dessine comme « un laboratoire d’écrire » (1999, 459) plutôt que comme un débat d’idées. Un discours, enfin, pour trouver l’équilibre dans cette tentation des deux.

Nous avons commencé par la question de la nature du savoir important pour traduire, ce qui nous a amené à une autre question sur la possibilité d’enseigner l’art de traduire, ou plus précisément sur la transmissibilité du savoir, si fragile qu’il soit. Après avoir traversé nos propres (in)certitudes, nous avons l’impression que cette activité, qui n’est jamais territoire conquis et qui exige un déplacement constant, ne peut pas s’apprivoiser, même à moitié, qu’à condition d’être continuellement explorée. Savoir comment le faire, c’est savoir être dehors et dedans à la fois, si hallucinatoire que cela puisse être. Mais c’est aussi savoir qu’il ne faut jamais renoncer à cette utopie qu’est forcément la traduction, une activité dont les règles sont fixées par le libre jeu des contradictions. C’est par là que nous commençons d’ailleurs nos cours entre l’oral et l’écrit, la lecture à voix haute étant notre seul point de repère à la recherche de la parole soufflée qui nous échappe si mystérieusement pour que le traduire puisse toujours se mêler au jeu de cache-cache. Références bibliographiques

Deleuze, Gilles, Guattari, Félix. L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie. Paris : Minuit, 1972. Dummett, Michael. « What do I Know when I Know a Language ? ». [Que connaît-on quand on connaît un langage]. In : The Seas of Language. Oxford : Clarendon Press, 1993 : 94-105. Eco, Umberto. Dire presque la même chose. Expériences de traduction. Paris : Grasset, 2006. [Dire quasi la stesa cosa. Milano : Bompiani 2003]. Forget, Philippe. Il faut bien traduire. Marches et démarches de la traduction. Paris : Masson, 1994. Freud, Sigmund. Métapsychologie. Paris : Gallimard, 1968. Genette, Gérard. Palimpsestes. La littérature au second degré. Paris : Seuil, 1982.

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Girard, René. Des choses cachées depuis la fondation du monde. Paris : Grasset, 1978. Kolb, Philip. Correspondance de Marcel Proust. Tome V : 1905. Paris : Plon, 1979. Ladmiral, Jean-René. Traduire : théorèmes pour la traduction. Paris : Gallimard, 1994. Launay, Marc. Qu'est-ce que traduire ? Paris : Vrin, 2006. Meschonnic, Henri. Poétique du traduire. Lagrasse : Verdier, 1999. Oustinoff, Michaël. La traduction. Paris : Presses Universitaires de France, 2003. Ricœur, Paul. Sur la traduction. Paris : Bayard, 2004.

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Devoir du traducteur du texte de spécialité Eugenia ENACHE Université « Petru Maior », Târgu-Mures Roumanie

Résumé : Notre communication porte sur les difficultés de la traduction des textes juridiques, relevant de la diversité textuelle et des différences qui existent entre les systèmes et les institutions juridiques. En plus les concepts juridiques eux-mêmes, la jurisprudence diffèrent d’une langue à l’autre et il est souvent difficile de trouver l’équivalent adéquat pour les termes du droit. Le travail vise à porter quelques éclaircissement sur la difficulté de traduire du / en français et à répondre aux questions que tout traducteur doit se poser : quelle est la différence qui sépare l’original du texte traduit ? ; une traduction est-elle en mesure d’évoquer la même chose que l’original ?

Mots-clés : critères d’exactitude, de correction, de transparence, de tonalité et d’adaptation, transposition Abstract : Our work focuses on the difficulties of translating legal texts given the fact that there are many types of texts in the legal domain and differences between systems and legal institutions. Moreover, the legal concepts themselves differ from one language to another and it is often difficult to find the adequate equivalent for legal terms. The work aims to bring some light on the difficulty of translating from/into French and to answer the questions that every translator must ask himself: what is the difference that lies between the original and the translated text?; is a translation capable of evoking the same thing as the original? Keywords : criteria for accuracy, correction, transparency, tonality and adaptation, transposal

La traduction juridique ne peut pas être considérée comme une simple opération de transposition de mots isolés, d’autant plus que tout lexique correspond à un certain découpage de la réalité, à une vision du monde propre à une communauté linguistique. Les spécialistes font la différence entre la traduction juridique et la transposition juridique. (Bocquet 2008, 80). D’une part, ils considèrent la traduction juridique comme une opération de transfert du message juridique, dans un seul système juridique, d’une langue vers une autre langue. Quant à la transposition juridique, elle est l’opération de transfert d’un message

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juridique émis dans une langue et dans un système juridique vers une autre langue et un autre système juridique. Dans le cas du traducteur roumain nous pouvons utiliser le terme de « traduction juridique » car les deux systèmes de droit, français et roumain, ont des institutions semblables ou même identiques et la plupart des termes juridiques roumains proviennent du français.

Pour le traducteur roumain, l’opération de traduire du / en français paraîtrait simple, à la portée de tout traducteur, parce que la terminologie juridique roumaine a été empruntée au Code civil napoléonien, et le droit roumain a été fondé sur la pensée juridique française. Et pourtant, quand on s’applique au travail, on se heurte à bien des problèmes, parce qu’on doit passer des formes spécifiques d’une langue, aux découpages souvent différents d’une autre, et ce découpage se fait selon des modèles de phrases où les unités signifiantes sont agencées de façon très différente.

Le traducteur comme spécialiste en français et en droit

Le travail du traducteur est de comprendre et de ré-exprimer le sens

du texte et une bonne traduction serait celle qui répondrait aux critères d’exactitude, de correction, de transparence, de tonalité et d’adaptation au destinataire, celle qui serait, à la fois, fidèle au sens et idiomatique, celle qui ferait intervenir une part de transcodage et une part de reformulation. Et pour cela le traducteur devrait bien connaître le domaine sur lequel porte le texte à traduire et acquérir un bagage culturel juridique, c’est-à-dire maîtriser les principales notions juridiques, connaître le fonctionnement des institutions, leur rôle dans la société. Il doit savoir dans quel domaine juridique il évolue ; il doit aussi connaître l’origine – et la destination – du document dont on lui demande une traduction compréhensible pour le lecteur-cible.

Les traductions juridiques comprennent la traduction de la doctrine, la traduction judiciaire, la traduction législative et, dans ce cas, le préalable pour le traducteur juridique est la maîtrise comparée des trois types de discours dans sa langue-source et dans sa langue-cible.

Le traducteur doit faire la différence entre la langue parlée dans les tribunaux, qui n’est pas la même que celle à laquelle ont recours les recueils de jurisprudence, qui contiennent les décisions rendues par les juges dans telle ou telle affaire. Une autre différenciation doit être faite entre la langue du législateur, à savoir celle des institutions qui formulent les lois, et la langue du pouvoir judiciaire, celle des tribunaux et des juges qui

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interprètent et qui appliquent les textes de loi. Aux grands langages qui coexistent au sein du langage du droit – législatif, juridictionnel, conventionnel, coutumier, administratif – s’ajoutent tous les discours auxiliaires qui contribuent à la réalisation du droit (plaidoiries, réquisitoires, rapports, notifications, etc.).

Les spécialistes soutiennent l’idée que l’on ne traduit pas de la même façon une loi que l’on veut appliquer comme loi nationale et de cette façon faire un usage juridique direct du produit de traduction, et une loi que l’on traduit dans le but d’informer les juristes d’un pays donné sur le droit étranger. Dans ces circonstances, on parle de la traduction-instrument et respectivement de la traduction-document (Bocquet 2008, 84).

Bien que le traducteur déploie une recherche documentaire approfondie pour étudier le domaine qu’il approche, bien qu’il possède une connaissance suffisante du langage juridique, il ne pourra pas se passer de la collaboration du spécialiste. Il lui faut une connaissance suffisante du domaine juridique pour éviter de dénaturer le message original.

Le traducteur doit faire attention au passage d’un système juridique à un autre, au caractère normatif des textes juridiques et de ses conséquences, à la terminologie technique et aux formules types.

Les difficultés de la traduction Le travail du traducteur s’avère compliqué car les difficultés

soulevées par l’acte de traduction, relèvent des causes diverses, de nature différente : la syntaxe du discours du droit (1), le vocabulaire juridique (2), la stylistique (3), non pas dans le sens d’expressivité, de beauté de l’expression, mais dans le sens de sa présentation, de son style, en rapport de sa fonction, et la pragmatique (4).

Dans ce qui suit nous allons nous arrêter sur certains problèmes auxquels le traducteur est confronté dans sa démarche.

(1). Le langage du droit ne présente aucune spécificité syntaxique, les divergences de structuration n’existent presque pas. Il ne s’agit pas d’une langue dans la langue ; il n’est pas question, non plus, d’une « sous-langue » de la langue française, mais seulement d’un langage spécialisé au sein de la langue commune (Cornu 2005, 133).

Vu que le discours juridique est le fait d’une instance dépersonnalisée, le caractère général, neutre, impersonnel, stipulatif, normatif, formel, injonctif est donné par l’emploi de certaines marques

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indéfinies et de généralité comme les pronoms indéfinis, ou des marques impersonnelles ou modales.

Les indéfinis sont utilisés pour désigner soit un droit général et absolu (toute personne), soit une personne dans un ensemble indéfini d’individus (tout, quiconque), soit une personne appartenant à un groupe de personnes déterminées par leur nature et par leur nombre (chaque, chacun). Il est à remarquer que personne et aucun sont évités dans le français législatif et remplacés par nul / nulle.

Les indéfinis celui qui, quiconque ont disparu en français juridique, faisant place la plupart du temps à des formulations du type : le fait de, est puni de.

En ce qui concerne le système verbal (temps verbaux, verbes en tête de phrase, voix passive), il est à remarquer qu’en français l’indicatif futur a un caractère plutôt archaïsant ; certains auteurs (Bocquet 2008, 25-28) considèrent que l’emploi de l’indicatif futur pour donner des ordres doit être réservé au cas où le verbe a pour sujet une autorité publique ; le français tend le plus souvent à adopter la solution la plus simple et la plus courte en faisant un usage important de la technique du présent impératif du mode performatif. Le français emploie impérativement l’indicatif futur pour énoncer la conséquence et l’indicatif futur antérieur pour définir l’acte visé. Pour les propositions hypothético-temporelles, on emploie des marques modales : devoir, être tenu de, être obligé de.

Dans le langage juridique on emploie souvent la voix passive ; les principales raisons qui peuvent motiver le recours à la voix passive sont, selon Frédéric Houbert (2005, 60) : l’agent du verbe est inconnu, tombe sous le sens, ou ne présente guère d’intérêt au vu du contexte ; le passif peut être utilisé lorsqu’il est important de mettre l’accent sur l’objet plutôt que sur le sujet ; le passif peut être utilisé à dessein pour éviter de citer un nom ou de fournir des informations spécifiques. Deux formes spécifiques de passif sont assez symptomatiques de la langue juridique, à savoir le passif initial et le passif impersonnel. Dans le cas du passif initial, c’est en général l’auxiliaire être et le verbe qui lui est associé qui ouvrent la phrase : Sera punie d’un emprisonnement … Il est à noter que le passif initial est largement présent dans les versions françaises des conventions internationales. Le passif impersonnel s’avère également d’une grande utilité en français : il permet en effet de reléguer le sujet au second plan tout en donnant une certaine élégance à la phrase. Cette forme de passif ne peut s’utiliser qu’avec certains verbes : il est rappelé que …, il sera procédé aux …

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Même si le traducteur roumain est tenté d’utiliser la structure on + la voix active au lieu de la structure passive, pour alléger l’expression, il doit tenir compte de la valeur de ces formes verbales et les employer dans la traduction. Car le choix entre la voix active et la voix passive se fait en fonction de l’accent mis sur le rôle personnel du sujet (son pouvoir, ses compétences) ou bien sur l’objet.

Le langage juridique se sert très souvent de participes présents au lieu d’une proposition relative, aussi bien dans l’intitulé des lois que dans le corps du texte des lois pour des raisons d’économie linguistique.

(2). Le vocabulaire juridique est caractérisé par la présence prépondérante des termes techniques, par leurs interactions ainsi que leurs rapports avec le lexique de la langue courante. Il présente une double contradiction : d’une part, ses objectifs sont l’univocité et la stabilité terminologiques et l’accessibilité pour les non-initiés, d’autre part, pour des raisons historiques et sociales, un terme juridique peut être traduit par des termes différents, ce qui ne rend pas facile sa compréhension par le non-spécialiste. En traduction juridique on classe traditionnellement les termes en trois grandes catégories : termes qui ont des équivalents réels, termes qui ont un équivalent fonctionnel, termes intraduisibles (Houbert 2005, 37).

La première comprend certains termes de la langue de départ qui peuvent avoir divers équivalents en français, qui n’ont pas de relation de synonymie absolue entre eux (ce qu’on appelle des équivalents dits « sémantiques ») : prison / maison d’arrêt, demande / requête, appel (voie de recours) / recours / pourvoi sont des termes synonymiques mais qui se retrouvent dans des contextes différents.

Même s’il existe une traduction par équivalents, elle ne recouvre pas forcément la même chose ; il convient donc d’expliquer clairement chacune des acceptions du terme dans la langue d’arrivée, afin de permettre à l’usager de choisir l’équivalent correct : c’est le cas des termes arrêt, (nom donné aux décisions juridictionnelles du Conseil d’Etat et à celles de toute juridiction portant le nom de Cour (de cassation, d’appel, d’assises), du Parlement) ; arrêté (décision d’une autorité administrative : arrêté ministériel, préfectoral, municipal) ; ou bien décision (décision d’une cour souveraine ou d’une haute juridiction).

La deuxième catégorie comprend les termes qui ont un équivalent fonctionnel. Il n’existe pas de stricte correspondance car la réalité que le terme recouvre n’est pas identique dans la langue-source et dans la langue-cible. Dans cette catégorie on inclut les noms d’institutions, les noms de fonctions : conseil des prud’hommes, médiateur de la République, conciliateurs de

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justice. On dispose, dans ce cas, de trois manières de traduire : (a). on peut traduire le terme littéralement ; (b). on peut laisser le terme-source tel quel et ajouter une note explicative entre parenthèses ou en bas de page ; (c). on peut traduire le terme directement par équivalence, sans passer par le terme original. Nous considérons ces termes comme des termes culturels, puisqu’ils sont spécifiques pour une certaine réalité.

Selon Louis-Philippe Pigeon (cité par Houbert 2005,104), [l]a recherche de l’équivalence oblige toujours à s’interroger sur la ligne de démarcation qu’il faut tracer entre celle qui est admissible à titre fonctionnel, parce qu’elle évoque avec assez de précision l’idée qu’il s’agit de rendre, et celle qu’il importe de rejeter parce qu’elle trahit la pensée en prêtant à une expression apparemment équivalente un sens que la langue dans laquelle on traduit n’admet pas […] Le principe même de l’équivalence fonctionnelle signifie que l’on traduit en utilisant un mot qui ne correspond pas rigoureusement au même concept juridique mais à un concept analogue ».

Dans certains cas, on peut considérer que le référent est équivalent dans les deux langues, mais que c’est la perception de ce référent qui diffère : le français « tribunal », lorsqu’il n’est pas accompagné par d’autres déterminants, peut faire référence en roumain aussi bien au « tribunal » qu’à la « judecătorie ».

La troisième catégorie est celle des termes dits intraduisibles ; ces termes désignent une réalité qui n’existe pas dans la culture juridique roumaine ou française ; ils sont surtout présents dans les documents de procédure et les commentaires juridiques, qui sont considérés des documents à fort contenu culturel. Les termes intraduisibles pour lesquels il n’existe pas de traduction consacrée appellent une traduction descriptive qui suppose une description succincte du concept véhiculé car il n’est pas question de fournir un équivalent plus ou moins proche dans la langue-cible et ni d’expliquer le terme.

Il est certain que la maîtrise du vocabulaire juridique dans les deux langues fait partie des priorités du traducteur, mais il ne doit pas réduire la traduction juridique à une simple recherche d’équivalences plus ou moins figées. Il doit connaître les choses dont parle le texte à traduire et établir la concordance entre le sens et la langue, la pensée et la parole.

Le traducteur devrait faire attention également à un phénomène linguistique dont il convient à la fois de se méfier et de ne pas en surestimer l’importance – la polysémie – et qui dans un texte juridique pose

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principalement un problème d’interprétation. La polysémie que l’on peut définir comme le « caractère d’un signe qui possède plusieurs contenus, plusieurs sens » (Cornu 2005, 87) constitue un danger pour le traducteur juridique, qui doit connaître les principaux termes polysémiques (par exemple : conseil, dépôt, objet, acte, décision, cause, action) s’il veut éviter de commettre des erreurs d’interprétation et donc de traduction. Gérard Cornu (87) considère que la polysémie existe parce que les notions juridiques sont beaucoup plus nombreuses que les mots pour les nommer et que dans le langage du droit comme dans le langage courant le nombre des signifiés est beaucoup plus élevé que celui des signifiants.

Les juristes sont d’accord que le bon mot du droit est celui qui donne le sens unique ou pluriel, celui qui confère la certitude de l’idée ou des idées qu’il émet, celui qui donne la sécurité du ou des sens et qu’on devrait savoir dire les mots du droit avec les mots ordinaires de la vie sociale, car les mots du droit ne sont que les mots de la vie. La seule langue pertinente est celle qui se comprend ou qui peut aisément être traduite (Challe 2007).

(3). En ce qui concerne les difficultés d’ordre stylistique les spécialistes admettent qu’il existe en effet un style juridique et même tout un éventail de styles (législatif, judiciaire, administratif, notarial, etc.). Plus spécifiquement, certains effets de style sont tirés de la manière d’utiliser plusieurs mots dans la même phrase ; construction, ordre, répétition, allitération sont autant de moyens, dans la combinaison des mots, pour marquer une intention. Il existe donc des relations stylistique qui, fondées sur un certain assemblage des mots dans un texte, tendent à produire certains effets de valeur, et il n’est pas exclu que certains de ces effets soient une marque particulière du style juridique (Cornu 2005, 133).

Claude Bocquet (2008, 10-11) remarque l’existence d’une typologie des discours juridiques qui résultent de l’organisation de certains mots dans une certaine phrase. Il existe un discours qui est destiné à concrétiser les normes du droit, à les mettre en œuvre, à les appliquer à des situations imaginaires mais fondées sur leur analogie avec des faits passés. Quant à son langage et à son expression, ce discours est soumis à de multiples règles spécifiques qui sont propres à chaque langue et le traducteur s’y trouve d’emblée confronté à l’un des plus importants problèmes de la traduction juridique. Il y a aussi un discours relevant du mode descriptif / syllogistique, auquel s’ajoute la confrontation de deux éléments donnés : la règle et les faits ; il y a développement d’un syllogisme (où l’énoncé consiste à confronter des règles à la réalité). Il y a des commentaires de lois

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ou de règlements qui paraphrasent les textes légaux donc le mode performatif.

La stylistique juridique est l’une des parties de la linguistique juridique que l’on ne peut pas négliger car si le style neutre est de principe, la valeur expressive a sa place ; et, dans ce cas, l’étude du style du langage juridique ne doit pas se limiter à l’étude des types de discours, du style des lois, des jugements, des actes. Il faut aussi prêter attention à des marques de stylistique qui confèrent au texte juridique un caractère particulier, à savoir les métaphores, l’euphémisme, l’archaïsme. L’utilisation de la métaphore est doctrinale, son pouvoir est persuasif, mais elle permet en même temps d’éclairer son destinataire.

En tant qu’ornement du discours et technique de communication, ces tropes introduisent un effet de rhétorique certain et répondent bien à l’exigence de rendre plus supportable une idée désagréable, d’atténuer un droit dont l’expression directe serait jugée trop dure. C’est grâce à la rhétorique, notamment, qu’on repère dans les discours du droit l’intention de persuader, de créer la conviction. Celle-ci ne laisse pas seulement, dans ces discours, des marques formelles, elle en gouverne souvent la structure même (conclusions des parties, motifs des jugements, exposé des motifs de la loi). Elle fait voir que des actes de demande, de décision ou d’édiction sont d’abord des actes de persuasion.

Le langage juridique peut présenter, par endroits, un style archaïsant et cette impression de langue archaïque peut être fondée si les termes employés qui désignent des choses courantes ne sont plus d’usage ordinaire actuel. Mais si l’utilisation de certaines expressions ou termes vieux (en roumain probaţiune, participaţiune, rezoluţiune, se face vorbire despre, a face lectura textului) se fait dans le but de surprendre ou d’exprimer un certain degré de « préciosité », l’impression de langage archaïque peut déranger (il est rare qu’un terme tombe en désuétude dans la communauté des juristes, qui est conservatrice) et créer des difficultés lors de la traduction. Ces cas d’archaïsmes s’expliquent par le décalage qui s’est souvent produit entre l’expression courante et l’énoncé juridique. S’il est important que le traducteur connaisse les principaux archaïsmes afin de ne pas les reproduire inutilement dans sa traduction, il est tout aussi essentiel qu’il ne confonde pas langage technique et archaïsmes. Parce que sa conception de l’usage est différente de celle du juriste, le profane a en effet souvent tendance à assimiler les termes juridiques techniques à des archaïsmes, ce qui constitue une grave erreur.

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Clarté, univocité sont les termes qui caractérisent le langage du droit qui a un degré de précision supérieur à la langue commune, mais il n’est pas exempt d’un certain caractère flou et ambigu pour autant. Le traducteur devra procéder à une traduction « intralinguistique » afin de retrouver l’idée que le rédacteur souhaitait exprimer. Une fois les différents types d’ambigüité précisés, il faut s’interroger sur la démarche que le traducteur juridique devra adopter en cas d’ambiguïté(s) dans les textes qu’il est appelé à traduire. L’ambiguïté peut être délibérée, il ne faut jamais lever les ambiguïtés éventuellement présentes dans le texte-source au moment de la traduction, sous peine de déformer les propos de l’auteur. Du point de vue du traducteur, il est préférable de répéter les noms évoqués, plutôt que d’utiliser des pronoms qui pourraient prêter à confusion (Houbert 2005, 32-36). R. Greenstein (cité par Houbert 2005, 35) observe que

« [s]i l’original est ambigu, si le style est tordu et alambiqué, le traducteur doit choisir un terme aussi ambigu, un style aussi alambiqué dans la langue-cible. Il ne faut jamais clarifier. Le rôle du traducteur n’est pas d’interpréter, mais il doit signaler par des notes les ambiguïtés et problèmes du texte d’origine. »

(4). Aux difficultés lexicales et stylistiques s’ajoutent également les causes d’ordre culturel / pragmatique, puisqu’il s’agit de faire passer certaines réalités non-linguistiques d’une culture dans l’autre. La traduction juridique pourrait constituer un miroir des spécificités culturelles, car le langage juridique ne décrit pas une technique mais une réalité qui peut être très différente d’un pays ou d’une société à l’autre.

Chaque langue est une façon souvent spécifique de découper et de dénommer telle expérience non linguistique pourtant commune à tous les hommes. Le droit possède une terminologie et une phraséologie propre. C’est l’usage qu’il fait des modes de discours et de leurs éléments de syntaxe qui le caractérise essentiellement.

La compétence linguistique doit être complétée par une compétence « civilisationnelle », une compétence appelée « périlinguistique » (Ladmiral, 1994) qui est liée à des pratiques sociales déterminées. Les termes qu’il s’agit de traduire sont propres à une culture juridique spécifique, ils n’ont pas d’équivalent direct dans la culture de la langue-cible. Dans cette situation, on parle de termes « à fort contenu culturel », comme les noms d’institutions : tribunal de police, tribunal correctionnel, cour

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d’assise, tribunal de grande instance, tribunal d’instance, tribunal de commerce, tribunal pour enfants, cour d’assise pour mineurs, tribunal administratif, etc.

Dans certains cas, on peut considérer que le référent est équivalent dans les deux langues, mais que c’est la perception de ce référent qui diffère. Dans l’idée d’uniformisation ou d’harmonisation des institutions et des concepts dans la construction européenne, et dans le droit, les dernières années, en Roumanie, on est en train de créer des tribunaux spécialisés (il y en a déjà quatre) selon le modèle français. Rosalind Greenstein (cité par Houbert 2005, 37) affirme qu’

« [i]l ne faut donc traduire que quand c’est possible et ne jamais transposer d’un pays à un autre, d’un système à un autre. Lorsqu’il n’existe ni traduction, ni équivalent, il faut expliquer (soit entre parenthèse dans le texte, soit par des notes du traducteur. »

On peut constater que les problèmes rencontrés lors de la traduction des textes juridiques sont principalement de deux ordres, syntaxique et terminologique. Mais les autres textes relevant d’autres domaines du droit (droit commercial ou du droit des affaires) présentent pour le traducteur des difficultés essentiellement syntaxiques. Il s’agit en effet de textes dont les rédacteurs sont tenus à une certaine « neutralité » culturelle, en raison de la vocation souvent internationale du document final.

En guise de conclusion Le discours juridique se remarque principalement par son caractère

figé, neutre, dépersonnalisé, officiel qui résulte du grand nombre de formules toutes faites, de multitudes de stéréotypes lexicaux et syntaxiques lui conférant une allure très conservatrice. La longueur de certaines phrases cumulant plusieurs subordonnées pourrait constituer aussi un inconvénient à la clarté souhaitée du discours juridique.

La spécificité du langage juridique tient à l’existence d’un vocabulaire juridique et aux particularités du discours juridique. La maîtrise du vocabulaire juridique dans les deux langues doit faire partie des priorités du traducteur, mais celui-ci ne doit surtout pas voir dans la traduction juridique une simple opération de transposition de mots isolés. Le traducteur doit impérativement connaître l’origine – et la destination – du document qu’il lui est demandé de traduire pour produire une traduction compréhensible pour le lectorat-cible, mais il doit aussi savoir

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dans quel domaine juridique il évolue : ce deuxième élément va en effet avoir lui aussi une grande influence sur les choix de traduction à opérer.

Une traduction française ou roumaine « lisible » doit répondre aux critères usuels de lisibilité : clarté, simplicité, concision, mais elle doit également tenir compte des aspects délicats et controversés de la production de textes juridiques traduits : l’archaïsme du langage, l’ambigüité dans les textes, la longueur des textes, le style neutre. De ce fait, pour un traducteur de textes juridiques et qui est un profane dans le domaine du droit, il est difficile d’oublier son penchant pour les textes littéraires et de rester dans les limites d’un langage neutre et précis.

Bien réussir une traduction suppose s’imprégner du discours spécialisé de la langue-source et de la langue-cible, car ce bagage cognitif crée la structure du message dans les deux langues et fournit les instruments de la réexpression. Mais aussi il faut tenir compte du fait que le traducteur ne peut en aucun cas se substituer au juriste, quel que soit le contexte dans lequel la traduction est réalisée, et quel que soit le lecteur-cible. Références bibliographiques Bocquet, Claude. La traduction juridique. Fondement et méthode. Bruxelles : De Boeck, 2008. Challe, Odile (dir.). Langue française spécialisée en Droit. Paris : Éd. Economica, 2007. Cornu, Gérard. Linguistique juridique. Paris : Éditions Montchrestien, EJA, 2005. Houbert, Frédéric. Guide pratique de la traduction juridique (anglais / français), Paris : La Maison du dictionnaire, 2005. Ladmiral, Jean-René. Traduire : théorèmes pour la traduction. Paris : Gallimard, 1994. Lederer, Marianne et Israël, Fortunato. La liberté en traduction. Paris : Didier Érudition, 1991.

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La traduction pour enfants et son potentiel didactique

Alina PELEA

Université « Babeş-Bolyai », Cluj-Napoca Roumanie

« Parfois, la métaphore d’un conte nous permet de mieux voir, comprendre la réalité et donc de mieux y vivre. » (Claude Ponti)

Résumé : La didactique de la traduction se décline en plusieurs disciplines – version, thème, histoire et déontologie, etc. – ayant chacune des finalités et des méthodes spécifiques. Notre communication se propose de passer en revue différentes manières d’exploiter la traduction pour enfants au tout début de la formation universitaire des futurs professionnels. Le point de départ de cette démarche est le constat que ce type d’activité traduisante permet d’illustrer « en miniature » la plupart des difficultés (terminologiques, culturelles, linguistiques, etc.) qui surgissent dans la pratique professionnelle et de suggérer les différents types de solutions possibles. Mots-clés : littérature pour enfants, formation à la traduction, Langues Étrangères Appliquées Abstract: The teaching of translation involves several disciplines – translation intoL1 and L2, history and deontology, etc. – each of them with its own specific objectives and methods. Our paper sets out to explore various ways in which translation for children can be used at the beginning of the university professional training of future translators. Our starting point was the observation of the fact that this type of translation can illustrate “in miniature” most of the difficulties (terminological, cultural, linguistic and other) occurring in professional practice and the various kinds of possible solutions. Keywords: children’s literature, translator training, Applied Modern Languages

Les propos qui suivent se veulent un argument en faveur d’une ressource pédagogique dont nous avons découvert le potentiel formatif presque incidemment au cours d’une réflexion de longue haleine autour des aspects culturels de la traduction des contes aussi bien que grâce à la

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coordination de plusieurs mémoires de diplôme consacrés à la traduction pour enfants et soutenus au Département de Langues modernes appliquées de l’Université « Babeş-Bolyai » ces dernières années. À partir de cette double expérience, de recherche et d’enseignement, nos considérations concernent notamment les étudiants en première année de formation à la traduction, donc de futurs traducteurs professionnels travaillant sur des textes spécialisés et non pas littéraires au sens strict. Il nous paraît important de préciser les traits principaux de ce groupe-cible, car ils sont définitoires pour l’approche du formateur :

On ne traitera pas de la même façon un public de futurs traducteurs et un public d’étudiants dans le cadre d’une formation universitaire ou de la préparation à un concours ; et les besoins ne seront pas les mêmes pour un public étudiant que pour celui d’une préparatoire. (Ballard 2005, 51)

Étant donné que, dans les lycées roumains, la traduction est, à juste titre d’ailleurs, avant tout une méthode privilégiée d’acquisition du lexique et des structures grammaticales de la langue étrangère, les étudiants débutants ont, en général, une perception tronquée (sinon carrément erronée) de ce qu’elle est vraiment, dans la « vie réelle », dans la société. C’est, en fait, la perception commune, du public non-spécialiste. Ainsi, le plus souvent, les étudiants n’ont-ils aucune exigence par rapport à la qualité du texte traduit dans leur langue maternelle (ils s’accrochent à la restitution de chaque mot étranger et ont du mal à se libérer de cette « tyrannie » de l’original pour aboutir à des formulations naturelles en langue-cible) et n’envisagent pas les textes dans leur ensemble, d’où une approche simpliste et susceptible d’engendrer des erreurs de contenu. Celle-ci consiste à travailler par de très petites unités de traduction, sans souci pour le message global. De même, ils ne se rendent pas compte de la différence entre les exigences du thème et de la version, dans le sens où, pendant leur formation antérieure, l’accent n’a pas été mis sur la qualité de la langue maternelle : la traduction est encore, à leurs yeux, un exercice dont la difficulté est liée presque exclusivement à la langue étrangère, qu’elle soit source ou cible. La compétence traductive semble se mesurer, dans cette étape, à l’aune des connaissances linguistiques (lexicales, grammaticales) sans prise en compte conséquente et consciente de l’extralinguistique. L’affirmation de Jean-René Ladmiral et Marie Mériaud selon laquelle

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une connaissance superficielle en langue étrangère amène certains à s’imaginer que ceux qui disposent d’une maîtrise plus importante sont du même coup à même de traduire d’emblée ; c’est l’idée que traduire n’est pas un vrai travail (2005, 31)

se vérifie presque sans exception dans ce groupe-cible. Et à Ladmiral et Mériaud de compléter : « On pourrait presque dire que la compréhension de la nature de la traduction est inversement proportionnelle à la connaissance que l’on a de la réalité de l’acte traduisant : moins on traduit, plus le fait de traduire paraît simple ! » (2005, 29).

Cette manière de voir les choses montre combien le passage de la traduction en tant qu’exercice grammatical et lexical à la traduction professionnelle est un moment important dans la formation :

La traduction n’est plus considérée comme un transfert inter-linguistique mais comme un acte de communication. Il ne s’agit plus de mettre deux langues en contact, mais de mettre des personnes en contact : l’auteur d’un texte et le lecteur/ utilisateur de la traduction de ce texte. Si, dans le domaine pédagogique, le seul lecteur de la traduction produite par l’apprenant est l’enseignant, dans la réalité du métier de traducteur, la traduction s’adresse à des lecteurs qui en ont besoin pour s’informer ou pour agir. La traduction professionnelle, par opposition à la traduction pédagogique, présente donc une dimension fonctionnelle. Le traducteur intervient comme un relais dans la chaîne de communication, son rôle est de « comprendre pour faire comprendre ». (Durieux 2005, 42)

Dès le début de leurs études dans notre département, les étudiants

sont préparés non pas à faire des traductions visant l’évaluation des connaissances linguistiques et culturelles, mais à travailler dans des circonstances réelles. La différence est de mise ! Moins il y aura de décalage par rapport à ce qui se passe chez les professionnels, plus l’exercice sera utile. Or, la traduction pour enfants peut assurer un « éveil du jugement » (Ballard 2009b, 8) en douceur et pas moins efficace pour autant.

Mais, il faut préciser d’emblée que nous n’envisageons ce type de traduction qu’en tant que complément des autres activités censées former les professionnelles. La traduction pour enfants ne saura pas remplacer ce qui se fait déjà, traditionnellement, dans la formation des traducteurs. Elle pourrait tout au plus se constituer en un complément intéressant et utile. C’est dans ces limites qu’il faut entendre notre intervention.

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Nous ne voulons pas non plus suggérer que ce serait un exercice facile réservé strictement à la préparation pour la « véritable » traduction. Nous rejoignons à cet égard Muguraş Constantinescu, qui est clairement contre l’idée « qu’un traducteur débutant peut se faire la main en traduisant pour la jeunesse » (2002, 263). Au contraire, nous voulons étayer l’idée que, justement à cause des préjugés qui peuvent peser sur elle, la traduction pour enfants peut en fin de compte très bien faire passer l’idée – dont l’acquisition nous paraît essentielle en cours de formation professionnelle – qu’il n’y a pas de textes que l’on peut traiter à la légère.

Quelques caractéristiques des textes pour enfants envisagés comme matériel didactique Nous trouvons que la traduction pour enfants servira très bien ce

que Christine Durieux identifie comme le second temps de la formation, consistant à la confrontation à des tâches similaires à celles de la vie réelle, étape essentielle de la formation :

Pour former des traducteurs professionnels, la méthode d’enseignement s’articule en deux temps. Dans un premier temps, il y a lieu de décomposer la démarche mise en œuvre dans l’opération traduisante afin d’en identifier les étapes successives, les isoler et les faire travailler séparément. Dans un second temps, il est utile de familiariser les apprentis-traducteurs à leur futur métier en les plaçant dans des situations de simulation des conditions d’exercice de la profession. À cet égard, l’enseignant veillera à les faire travailler sur des textes authentiques, intégraux, constituant des sortes d’exemples représentatifs des textes auxquels ils seront confrontés dans leur vie active. (Durieux 2005, 42-43 – nous soulignons]

Nous avons une confirmation de l’utilité des textes pour enfants dans un exercice déjà classique dans la formation des interprètes : pour leur apprendre à dissocier les deux langues de travail, on recourt à des contes de fées familiers dans les deux cultures en contact et dont le langage spécifique à la langue maternelle de chacun est profondément ancré dans le mental de chaque locuteur. D’où une plus grande probabilité que l’étudiant, débutant dans ce type d’activité, échappe aux « dangers » du calque ou de la maladresse. Ce type de textes active des ressources existantes qui ne demandent qu’à être exploitées et peut être le déclic nécessaire pour voir au-delà de la traduction pédagogique. Le parallèle avec l’apprentissage de la simultanée est facile à faire :

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Il faut montrer concrètement aux étudiants qu’en simultanée aussi il est possible de s’exprimer selon les habitudes de sa propre langue. Pour en faire la démonstration on peu prendre un conte ou une légende connus dans les deux civilisations ; le Petit Chaperon Rouge fait merveille de français en allemand. Les étudiants allemands l’interprètent en simultanée ; ils suivent bien entendu les péripéties retenues par le conteur français mais emploient d’instinct les tournures allemandes indissociables du conte allemand. […] Ils disent tout naturellement Rotkäppchen pour le Petit Chaperon Rouge, l’idée ne leur viendrait pas de dire das kleine rote Hütchen pas plus qu’ils ne risqueraient de comprendre dans ce qui leur est dit que c’est la grand’mère qui croque le loup ! Que le même conte trouve tout naturellement à s’exprimer de façon linguistiquement non concordante permet une première prise de conscience de la différence entre le niveau langue, abstraction indépendante de son emploi et le niveau discours où la langue trouve à s’employer dans la bouche d’un locuteur. (Seleskovitch et Lederer 2002, 171-172)

Il y a pourtant deux conditions essentielles pour la réussite de

l’exercice : il faut faire travailler les étudiants exclusivement vers leur langue maternelle et choisir avec grande attention le conte. Cela parce que ce genre peut poser – de manière paradoxale en quelque sorte, étant donné justement à cet ancrage dans le mental des membres d’une communauté – des difficultés énormes mêmes aux traducteurs chevronnés, comme nous avons pu le montrer ailleurs (Pelea 2009).

Travailler sur des textes pour enfants permet aussi de souligner combien il est important d’avoir une approche globale de l’original et de la destination finale de la version traduite avant même de commencer à traduire. Le formateur pourra donc proposer des textes complets plutôt que des morceaux plus ou moins artificiellement choisis, autres que les sempiternels articles de journal (dont nous ne nions en aucun cas l’utilité, loin de là) et très nettement ciblés. Le but de l’original et de la traduction, ainsi que les manières dont l’auteur y parvient et dont le traducteur devra tenir compte seront identifiés sans grandes difficultés. Cela rend la tâche de l’étudiant plus précise, l’exercice – plus efficace et plus facile à manier par l’enseignant dans la direction de tel ou tel problème qu’il veut soulever (au sujet des désavantages des textes sortis du contexte et proposés comme exercices, voir Chartier 2009, 117-118).

La diversité des textes de cette catégorie joue aussi en faveur de leur utilisation en cours de formation. Des revues de vulgarisation aux

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magazines pour les enfants de moins de trois ans, en passant par les contes classiques et les récits pour adolescents, il y a une profusion de matériels à exploiter en classe et autant d’aspects à traiter y compris sous un angle théorique : genre, type de texte, support éditorial, public visé, oralité, créativité, adaptation vs. fidélité, etc. Les dimensions souvent réduites des textes contribuent à leur tour à l’efficacité de ce matériel pédagogique. D’autant plus qu’il peut être plus facile de choisir un thème (ex. rapport texte-illustration) et de l’illustrer sans s’en écarter pour régler des problèmes de compréhension ou de grammaire.

Ce type de traduction sert bien cet objectif de la didactique qui est la prise de conscience de la réalité de la traduction dans un cadre qui ne néglige point, mais qui, au contraire, met en avant de manière explicite – par le fait même que la traduction pour enfants offre des illustrations concrètes de nombre de théories, concepts et principes – les fondements théoriques de cette activité. Comme le souligne Michel Ballard, c’est là un des principaux objectifs de l’enseignement universitaire de la traduction :

[…] nous pensons qu’une didactique de la traduction doit se situer dans un cadre très large qui consiste à rendre compte ou à faire prendre conscience aux étudiants de la réalité d’une activité aussi ancienne que les langues et dont les formes sont très diverses et souvent fort éloignées des exercices que l’on pratique à l’université. Cette prise de conscience doit s’accompagner d’une réflexion théorique générale ainsi que d’une comparaison des potentiels des deux langues à travers leur capacité à exprimer le même message sous deux formes différentes. (1988, 341-342)

De même, la multitude des objectifs envisageables pour la traduction soulignera à merveille les principes du fonctionnalisme, tellement utile dans la pratique de la traduction spécialisée, et permettra de donner plusieurs versions, toutes aussi « correctes », d’un même texte : une manière concrète de démontrer la relativité des décisions du traducteur et de nuancer le concept, autrement si flou, d’une « bonne traduction ».

Nous ne pourrions pas finir notre liste d’arguments sans remarquer l’ancrage souvent très profond des textes pour enfants dans leur culture d’origine, doublé par la nécessité, voire la contrainte, de répondre à des horizons d’attente très spécifiques. Derrière l’apparente facilité des contenus, il y a, notamment dans le cas des contes, la confrontation à des normes génériques aussi bien que extralinguistiques impossibles à éluder.

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La liste ne saurait être close autrement que par la dimension du « plaisir de la traduction » que ces textes sont si susceptibles d’activer.1 Car la traductologie est aussi « ouverture d’esprit et formation du goût » (Wecksteen 2009, 77).

À défaut d’adapter le cours aux exigences d’un public qui a intérêt à faire, plutôt qu’à prendre en note, et qui désire faire, du moins dans des conditions où son travail peut être directement évalué, l’intérêt du cours risque de n’être plus ressenti, ni par les étudiants, ni par les enseignants eux-mêmes. L’exercice rendu trop austère ou trop dur, pour un public malgré tout peu confronté aux exigences de l’expression écrite, ne permettra plus à personne de s’exercer. (Gournay 2009, 129)

De toutes ces caractéristiques générales de la littérature pour enfants découlent plusieurs directions que l’enseignant peut mettre au service de sa pratique didactique dans le but de faire acquérir des compétences précises, même si pas nécessairement directement décomposables comme telles aux yeux de l’étudiant.

Pistes à exploiter en cours de traduction Sans insister ici sur la différence entre le thème et la version, il nous

paraît important de souligner que ces textes peuvent être utilisés pour faire prendre conscience des rapports de force qui existent, qu’on le veuille ou non, entre toute paire de langues. Dans le cas franco-roumain, par exemple, l’enseignant a tout intérêt à attirer l’attention sur un décalage qui n’est pas sans répercussion sur les stratégies du traducteur : grande/petite culture. Plus précisément, il s’agit de mettre en évidence le décalage entre les horizons d’attente des deux publics au sens large, au-delà des compétences

1 Nous pensons que ce genre de texte a toutes les chances de fonctionner auprès de la grande majorité des étudiants en tant que « révélateur », au sens que donne Michel Ballard à ce terme : « La traductologie, en tant que science, démarche ou concaténation de réflexions sur l’objet traduction, fonctionne comme révélateur à plusieurs degrés. Au premier degré, celui de l’individu qui se penche sur la traduction pour en analyser le fonctionnement, la démarche traductologique révèle un besoin de comprendre, de prendre de la distance avec l’acte de traduire […] ! Ce premier degré concerne l’individu et sa motivation : la motivation devrait être interne et déjà révéler un attrait pour un inconnu déroutant (la traduction) ou bien au contraire la conscience immédiate d’un ordre sous-jacent via la perception de récurrences dans le comportement du traducteur. » (Ballard 2009, 91)

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différentes que le traducteur a pour travailler vers sa langue maternelle ou vers sa langue B. On ne traitera pas de la même manière la retraduction d’un conte de Perrault en roumain (très familier aux enfants roumains, qui en connaissent plusieurs versions dans leur langue maternelle) et la (re)traduction d’un conte d’Ispirescu en français, qui reste, malgré tout, inconnu au public francophone.

Retenons le cas du personnage des contes roumains Făt-Frumos – héros positif par excellence, parfois fils de roi, mais ayant toujours une allure paysanne, car c’est la tradition orale qui a forgé son image – et de son « équivalent » apparent en français, le Prince charmant. Une discussion autour des traits de ces deux personnages si bien connus (et si souvent mis sur un pied d’égalité) indiquera vite la variété des solutions (Lungu-Badea 2004, 37) et l’impossibilité d’établir des équivalences biunivoques, ne serait-ce que parce que les enfants roumains sont familiarisés avec les beaux princes occidentaux et, d’ailleurs, avec la sonorité de la langue française, cependant que les petits Français n’ont très probablement aucune idée du héros roumain. L’enseignant pourra ainsi mettre en avant un aspect de la réalité que la traduction pédagogique occulte, voire présente, de manière implicite, dans une fausse perspective.

Les textes pour enfants, souvent faciles seulement en apparence, pourront être également exploités pour habituer les étudiants à la prise en compte des références à la culture-source lors de l’étape de compréhension pour saisir la véritable dimension du texte et prendre leurs décisions en connaissance de cause. Là où l’auteur d’une traduction pédagogique se contenterait de reporter le prénom Dagobert par Dagobert, le traducteur professionnel comprendra le jeu et l’enjeu d’une histoire comme « Le roi Dagobert » (Amiot) et sera, au moins en théorie, averti devant tout autre texte faussement innocent et facile. Nous citons quelques fragments de cette histoire pour donner une idée des difficultés qu’elle pose et des risques d’effacement du charme du texte si la référence à la comptine française n’est pas connue et, surtout, rendue en roumain, ne serait-ce que par une adaptation très libre :

- Regardez tous ce futur roi ! Il sera sérieux et droit, comme moi. Mais, dès le début, il s’est passé quelque chose que le grand roi n’avait pas prévu : Dagobert fait tout à l’envers ! (Amiot 42) La maîtresse fait tout pour lui apprendre à travailler à l’endroit. (Amiot 43) Un soir, il rencontre la princesse Alendroit. (Amiot 44)

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Oui, je veux être ta femme […]. Moi non plus, lui répond le roi […]. (Amiot 44)

N’oublions pas non plus que des allusions au fonds commun de la littérature enfantine peuvent surgir dans les textes d’adultes, les articles de journal déjà mentionnés, mais aussi des textes plus spécialisés, donc

[i]l ne suffit pas de connaître les classiques pour pouvoir déceler toutes les allusions que recèle un texte. C’est parfois à des séries télévisées, à des tics de langage d’hommes politiques disparus depuis longtemps ou à des comptines qu’il est fait référence. (Fontanet 2009, 323)

Une recherche rapide sur Internet nous a immédiatement signalé un nombre important de titres de presse contenant ce genre de références. Nous n’en mentionnons que quelques exemples :

Cine va fi preşedintele României: Popeye marinarul, Făt Frumos sau Pinochio? (Toma 2009)2 Traian Băsescu trebuie să-şi decapiteze propriul balaur! (Gherman 2007) Le marchand de sable oublie un Belge sur quatre (Giot 2009) Le petit poucet d’Alcorcon signe l’exploit de sortir le Real Madrid (Maghari 2009)

Dans ce contexte, la connaissance de la littérature pour enfants de la culture-source nous apparaît comme une condition essentielle pour la compréhension de l’original et, dans un deuxième temps, pour l’obtention d’un texte cohérent et correct dans la langue-cible.

Traduire pour les enfants c’est aussi envisager la traduction comme manifestation de la créativité ou occasion de recréation, des aspects que la traduction strictement spécialisée risque de laisser de côté, mais qui ne sont

2 Cet article présente les résultats d’un sondage lors duquel les participants devaient associer les chacun des favoris de l’élection présidentielle roumaine de 2009 à un personnage (littéraire, de dessin animé ou de film) ou à une personnalité, sans qu’il y ait une liste préétablie des options. Il est intéressant d’observer que, sur les 73 noms relevés, 20 appartiennent à des personnages de la littérature pour enfants (dont 11 typiquement roumains !) et 25 à des personnages de dessins animés ou de films pour enfants. C’est dire l’importance de connaître la culture des et pour les enfants aussi pour mener à bien une traduction somme toute destinée aux adultes.

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pas moins importants pendant la formation (voir aussi Gournay 2009, 137-138). Un texte exigeant une approche créative met à l’épreuve la capacité d’expression, ce qui est utile surtout dans le travail sur la langue maternelle des étudiants. C’est là une manière subtile, mais ludique et agréable – donc susceptible de stimuler plutôt que de décourager – d’attirer l’attention à la fois sur ses propres limites d’expression, si c’est le cas, en même temps que de faire découvrir les possibilités (infinies ?) d’expression de sa langue. Car

[s]i la compréhension de la langue étrangère est donc une phase nécessaire mais non suffisante pour réaliser une version correcte, dans bien des cas, les étudiants font valoir qu’ils ont bien compris ce que veut dire le texte à traduire, mais qu’ils ont du mal à l’exprimer dans leur propre langue. Il semblerait donc que, le plus souvent, la difficulté majeure de la version se situe au niveau de la rédaction en langue maternelle […]. (Durieux 2005, 38)

C’est aussi le lieu approprié pour apprendre une certaine modestie (rien n’est trop facile à traduire !) et pour se rendre à l’évidence qu’en traduction on n’est jamais sur un terrain parfaitement stable et que le traducteur n’aura jamais tout appris, tout lu, tout saisi. Le début du conte « Pas chiche poichiche ! » offre un exemple parmi tant d’autres :

Poichiche est haut comme trois pois, mais il est assez costaud pour soulever une noix. Et il connaît un tas de formules magiques sur le bout des doigts. […] – Pas chiche Poichiche d’aller chatouiller les naseaux du dragon ! (Brissy 72)

La version roumaine de ce conte ne peut être envisagée en dehors d’un travail hautement créatif et, de plus, soumis aux contraintes les plus dures qui soient : couler de source et amuser un public qui n’hésite pas à se montrer critique ni n’a de temps pour des lectures ennuyeuses.

Et si la discussion autour de la recréation aura pu mener à la conclusion qu’une des solutions aux problèmes « insolubles » est la réécriture, l’illustration peut intervenir comme une contrainte supplémentaire et souligner l’importance de la matérialité du texte. Prenons comme exemple ce fragment d’un conte de Christian Pineau, accompagné dans l’édition française par l’image d’un jardin de choux :

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Lorsque Pan retourna dans son jardin, le lendemain matin, il se sentait extraordinairement dispos. L’air était frais et léger, la rosée du matin mettait des perles sur les feuilles ; les choux s’éveillaient dans la quiétude de leur appétissante rondeur. Mais vous ne devinerez pas ce que Pan trouva sur son chou musicien : une toute petite fille, rose et nue, blonde et endormie. « Les enfants naissent bien dans les choux, pensa le jeune dieu : ma nourrice ne m’avait pas menti. » (1952, 44)

D’un côté, l’ancrage du texte dans la culture-source et les

différences par rapport à la culture-cible (si nous prenons le cas de la culture roumaine, où ce sont les cigognes qui se chargent d’apporter les enfants), d’autre côté, l’illustration imposent une forte contrainte au traducteur … au point de mettre en doute la faisabilité même de la traduction.

Le commentaire de traduction peut à son tour être mis dans une nouvelle lumière, car une même traduction paraît souvent dans des circonstances éditoriales très différentes ce qui change la donne en matière d’évaluation de l’efficacité des stratégies du traducteur et un même texte est parfois traduit de manières très diverses, justement à causes des libertés que les traducteurs sont susceptibles de prendre étant donné les finalités diverses de leur travail. L’exemple le plus à la portée est celui des contes appelés tantôt à divertir, tantôt à informer, et bénéficiant souvent d’un grand nombre de retraductions plus ou moins justifiées par des options traductives « fortes ». Appliqué aux textes pour enfants, l’exercice ne perd rien de la pertinence qu’il a en général. Tout au contraire, il vient sans doute au devant des besoins formatifs du groupe-cible qui nous intéresse, car il est

● Réaliste, parce que de nombreux étudiants à l’université n’ont qu’une connaissance presque intuitive du langage […] ● Nécessaire, parce que de nombreux étudiants arrivant à l’université manquent de précision dans leur perception et leur utilisation du langage. Le commentaire de version est un exercice et de précision. ● Utile, parce que de nombreux étudiants arrivant à l’université n’ont aucune idée de ce qu’est la traduction et qu’il faut littéralement guider leurs pas dans le domaine de choix d’équivalences, des différences et des écarts que l’on peut se permettre dans la paraphrase d’un texte à l’aide d’une langue autre que celle dans laquelle il a été originellement écrit. (Ballard 1988, 343)

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Comme la traduction pour enfants est, dans la pratique actuelle, synonyme d’adaptation (et encore pour des raisons objectives que l’on ne saurait rejeter), elle pourrait être un instrument privilégié d’apprentissage de cette stratégie, qu’elle soit appliquée globalement ou à des unités de traduction. Après des années de traduction pédagogique visant strictement l’acquisition de structures grammaticales et lexicales, se heurter de front à la possibilité et surtout à la nécessité d’adapter ne peut être qu’un gain, tant que, bien plus que toute discussion théorique sur la fidélité, c’est l’utilité pratique du texte traduit qui l’emporte dans la vie professionnelle réelle.

L’activité de l’adaptation attire beaucoup les étudiants qui la qualifient comme étant « plus vivante, captivante, stimulante, diversifiée et ludique » que celle de la traduction en général : le travail d’adaptation n’est pas supérieur à celui de la traduction, mais différent ; en revanche il constitue un excellent moyen propédeutique qui permet de travailler les fondements de la méthodologie de la traduction. (Baldo 2009, 165 – nous soulignons]

C’est donc aussi une occasion pour l’étudiant de se rendre compte de manière directe de la difficulté de définir de façon univoque la traduction et donc de comprendre (ou plutôt de constater) la complexité de son objet de travail et d’étude. « Le miroir et le mot croisé » du même Christian Pineau est un conte qui se prêterait bien à un tel exercice, comme les fragments ci-dessous le laissent entrevoir.

À onze heures et quart, Jacob cherchait le mot de huit lettres dont la princesse avait donné la définition suivante : « Plus forte que la glaive, plus sûre que les larmes, plus rare que le diamant, elle gagne par les plus longs chemins la mort de vitesse et l’amour des princesses. » Il y avait, par recoupement, la quatrième lettre « i » et la dernière « e » ; il fit des essais en mettant successivement devant chacune de ces lettres toutes les consonnes, puis toutes les voyelles de l’alphabet. Il trouva « ministre », « ridicule », « Marianne », mais aucun de ces mots ne s’appliquait complètement à la définition proposée. (1952, 53) Le mot croisé se trouva presque fini ; il ne restait plus qu’une définition obscure pour un mot de huit lettres : « Le talent lui donne la vie et le génie l’immortalité. » La quatrième lettre était un « t », la sixième un « a ». Guillaume pensa au mot « quatrain », mais sans enthousiasme, il trouva successivement « marteaux », « bestiale » et d’autres mots sans intérêt, puis

« portrait ». (1952, 65)

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Toujours en lien avec l’adaptation, ce genre de traduction permet de nuancer, voire de relativiser, facilement la notion d’erreur qui se doit d’être redéfinie dans cette étape de la formation3, car tout ne se mesure plus à l’aune du critère linguistique :

On établira aussi la distinction entre ce qui ne doit pas se faire et ce qui peut se faire, et est même souhaitable. On distinguera l’omission (oubli ou suppression), qui est une faute, de l’effacement, qui est une opération de traduction (témoignant souvent du souci d’alléger le texte pour des raisons d’ordre stylistique) […]. » (Ballard 2005, 54 – nous soulignons]

N’oublions pas non plus un autre exercice auquel la traduction pour enfants se prête particulièrement bien, étant donné une fois de plus, la réalité des pratiques : la présentation bilingue du texte traduit. Les contraintes spécifiques qui entrent en jeu ici mettent l’étudiant dans une situation incommode, donc susceptible de bien servir l’apprentissage. La fidélité acquiert de nouvelles connotations, le skopos se redéfinit pour prendre en compte aussi l’objectif d’apprentissage, le choix des textes obéira à des critères plus stricts et, implicitement, la faisabilité de la tâche traductive sera évaluée selon des paramètres plus rigides. Dans ce cas aussi, le commentaire de traduction peut très bien côtoyer la pratique. Proposer à ce point de la démarche un texte déjà travaillé avec pour objectif l’adaptation bien justifiée complétera la discussion autour de la question éternelle : « Qu’est-ce que la traduction ? »

Conclusion La traduction pour enfants peut faire, en effet, tout ce que nous

venons de mentionner, mais son utilité dans la formation ne s’arrête pas là. Si nous avons choisi de traiter ce sujet dans le cadre de ce colloque qui octroie une si grande place au concept d’« éthique(s) », c’est aussi pour attirer l’attention sur un fait à même d’inquiéter parents et enseignants : le marché roumain a besoin de traductions professionnelles pour enfants, qu’il s’agisse de contes (difficile à comprendre les raisons d’une traduction des contes de Perrault de l’anglais ou de l’espagnol, or cela arrive), de

3 Il s’agit de « se confronter aux problèmes de traduction et accepter le caractère à la fois objectif de la traduction (qui fait que l’on sait toujours quand c’est mal formulé) et subjectif (certains versions plaisent plus que d’autres). » (Gournay 2009, 139).

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dessins animés et de films (à cet égard c’est surtout l’anglais qui est concerné en tant que langue-source ; les calques est les faux amis pullulent sur nombre de chaînes pour enfants), de revues ou de logiciels.

L’enjeu n’est donc pas seulement pédagogique, mais aussi éthique. À travailler sur des textes pour enfants, le traducteur apprenti se rendra plus facilement compte du danger qui pèse s’il fausse des éléments culturels clés ou s’il rend un texte incohérent. En effet, une mauvaise traduction risque de pervertir le sens de la langue chez les petits lecteurs et leur ôter le goût de relire et d’apprendre par cœur un texte sans charme et qui ne dispose plus d’éléments de mnémotechnie (rime, rythme, répétition, etc.).

Nous pensons pouvoir conclure par une paraphrase de la citation de Claude Ponti (in Cauwe 2006, 22) que nous avions mise en exergue de cette intervention : parfois, la métaphore d’un texte pour enfants nous permet de mieux voir, comprendre la traduction et donc de mieux s’y prendre. Références bibliographiques

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Dynamique de la signification et jeu des reformulations dans la traduction d’ouvrages touristiques du roumain vers le français Mirela POP

Université « Politehnica » de Timişoara Roumanie

Résumé : Intégrant la conception dynamique de la signification, l’article analyse le « jeu » des reformulations postulées par le sujet traduisant et focalise sur les types de transformations subies par les contenus source sous la plume du traducteur professionnel. Reconnaissant que l’acte de traduction n’est pas totalement symétrique à l’acte d’énonciation premier, nous prêterons attention aux reformulations qui s’éloignent de la littéralité tout en jugeant des « libertés » prises par le traducteur par rapport à l’original. Notre approche s’inscrit dans la catégorie des recherches de linguistique appliquée dans le domaine de la traduction, touchant sa branche énonciative, et se fonde sur un corpus de reformulations du roumain vers le français, extraites d’ouvrages touristiques. Mots-clés : dynamique de la signification, déformabilité du sens, reformulation interlinguale, reformulations libres et littérales, transformations quantitatives et qualitatives

Abstract : Based on the dynamic nature of signification, the present paper analyzes “the play” of reformulations provided by translators. In particular, it focuses on the ways in which professional translators change the content of the source text in the translation process. Taking into account that source text production and target text production are not identical processes, special emphasis is placed on those reformulations which move away from the literality of the original text. In addition, the solutions offered by translators are looked at in terms of their pertinence. The paper is part of the body of literature dealing with applied linguistics - more specifically, with the linguistics of utterance (linguistique de l’énonciation) - in the field of translation, and is based on a corpus of tourism-oriented texts translated from Romanian into French.

Keywords : dynamic nature of signification, meaning distortion, interlingual reformulation, free reformulation, literal reformulation, quantitative and qualitative changes

1. Préliminaires

Intégrant la thématique du second volet du colloque, consacrée à l’éthique, aux techniques et aux pratiques traductionnelles, le présent

Pratiques (en marge) de la critique des traductions

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article se propose d’analyser le « jeu » des reformulations postulées par le sujet traduisant en focalisant sur les transformations subies par les contenus source sous la plume du traducteur professionnel.

Assimilant la conception dynamique de la signification issue des travaux de linguistique de l’énonciation (Fuchs 2006, Franckel 2004, Victorri 1992, Bernard 1992, etc.), nous envisageons la traduction en relation avec le concept de « déformabilité du sens » évoqué par C. Fuchs (1994, 1988, 1983, 1982) dans son approche de la reformulation paraphrastique. La conception dynamique de la signification permet, d’après nous, d’expliquer le « jeu » des reformulations auquel se livre tout sujet traduisant en quête d’une formulation appropriée en contexte, parmi une pluralité de formulations possibles, qui remplisse adéquatement les conditions d’emploi de l’énoncé considéré en langue cible.

Quelle est l’essence de cette approche? Nous la rappellerons brièvement. Toute activité de reformulation suppose des « modulations subjectivement variables » (Fuchs 1982, 137) allant de « glissements insensibles » jusqu’à l’altération du contenu : « à force de redire la même chose, on finit par dire autre chose » (Fuchs 1982, 175). Les reformulations résultées au terme de ce processus dynamique sont considérées comme étant adéquates si les modulations introduites se situent dans les limites de la déformabilité acceptable afin d’établir une relation de paraphrase entre énoncés apparentés, dérivés à partir d’un noyau sémantique commun (cf. Fuchs 1994, 29).

Si l’activité de reformulation, qu’elle soit intra- ou interlinguale, implique des modulations légères ou significatives, corrélatives de changements formels, la question est de savoir dans quelles conditions on peut accepter les déformations qui interviennent lors du passage du « Même » à l’« Autre ».

Cette vision permet d’éclairer le rapport entre littéralité et liberté, reconsidérant sous un angle nouveau le débat traductologique sur la question du littéralisme et des libertés que le traducteur peut prendre. À citer C. Nord (1991, 22), on peut tracer une ligne de démarcation entre « fidélité » (being faithful « être fidèle ») et « servilité » (being too faithful - « être trop fidèle »), d’une part, et entre « liberté » (being free « être libre ») et « libertinage » (being too free « être trop libre »), de l’autre, si l’on accepte que les traductions basées sur les principes « trop fidèle » et « trop libre » ne peuvent pas être considérées comme étant adéquates.

Il n’en est pas moins vrai que les reformulations perçues comme étant réussies sont aussi celles qui s’écartent de la littéralité, mais aussi

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celles qui prêtent à déformation. En revanche, les reformulations littérales peuvent bien être « justes », mais elles risquent d’être « plates », « gauches », en raison de leur rapprochement formel de la structure et du lexique de l’énoncé de départ.

Sous l’influence des théories de l’énonciation sur la reformulation paraphrastique1, nous considérons que la relation entre un énoncé source et un énoncé cible n’est pas une relation d’identité sémantique totale, de synonymie absolue, mais une « relation d’équivalence sémantique », fondée sur l’existence d’un « noyau sémantique commun sur lequel se greffent des différences sémantiques secondaires » (Fuchs 1982, 53).

Afin de rendre compte des reformulations qui remplissent adéquatement les conditions d’emploi de l’énoncé en langue-cible, nous pouvons introduire un concept intermédiaire, celui d’« adéquation ». L’introduction du concept d’adéquation aurait, selon nous, deux conséquences : il permettrait, d’une part, de justifier la diversité des reformulations existant à partir d’un même énoncé (dérivations possibles à partir d’un même invariant) et, d’autre part, il détruirait le mythe de l’équivalence parfaite en traduction.

Construit autour de la problématique de la déformation du sens en traduction, le présent article poursuit ainsi nos travaux antérieurs (Pop 2007, 2009) consacrés à l’analyse des transformations subies par les contenus source sous l’effet de l’activité de reformulation de plusieurs sujets, débutants dans la pratique de la traduction générale du français vers le roumain.

Notre réflexion porte cette fois-ci sur les choix d’un seul sujet traduisant et se fonde sur un corpus de reformulations, du roumain vers le français, extraites d’ouvrages touristiques trilingues (roumain – anglais – français). Le choix du sens (« direction » de la traduction) et du type de

1 Le terme « reformulation » est susceptible de prêter à confusion, car il désigne à la fois l’activité de reformulation, intra- ou interlinguale, que tout sujet (paraphrasant, traduisant) effectue jusqu’à la découverte de la formulation adéquate, et le résultat de cette activité. Dans la présente étude, nous l’emploierons avec cette dernière acception et lui assignerons une acception linguistique (cf. aussi Pop 2009, 97-106). En linguistique, le concept est utilisé en étroite relation avec celui de paraphrase et défini compte tenu de cette spécialisation linguistique : « Opération de reformulation aboutissant à un énoncé contenant le même signifié (ou encore ayant une même structure profonde), mais dont le signifiant est différent, notamment plus long (autrement dit, dont la structure de surface est différente) » (s. v. Linguistique, in TLFi).

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traduction tient à deux raisons : d’une part, le grand nombre d’ouvrages de ce genre, bilingues ou multilingues, parus en Roumanie depuis les années ’90 dans le but de faire valoir le potentiel touristique du pays, et, d’autre part, notre intérêt professionnel, car nous travaillons sur des textes touristiques en classe de traduction du roumain vers le français.

2. Contenu de la démarche La présente recherche est passée par une étape préliminaire

consistant dans la constitution du corpus. Nous avons consulté des dépliants, brochures, guides, albums et d’autres ouvrages touristiques parus en éditions bilingues (roumain – français) ou trilingues (roumain – anglais – français). Nous connaissions déjà la collection de brochures touristiques éditées à partir de 1994 par le Ministère du Tourisme de Roumanie. Les traductions reproduisaient les structures de l’original, toutefois absent de la collection.

L’analyse des textes traduits réunis dans la collection mentionnée nous a permis d’observer que les reformulations (rendues directement en français) pour lesquelles avaient opté les sujets traduisants (anonymes, dans ce cas) étaient pour la plupart littérales, en raison de leur rapprochement des structures de l’original. Les traductions se situaient au niveau de la langue et non au niveau du discours, sans recréer la situation d’origine et sans produire l’effet voulu sur les destinataires des traductions, les touristes de langue française, dans notre cas.

Les exemples sont nombreux et peuvent faire l’objet d’inventaires utiles dans des travaux comparatifs. Nous nous limiterons à l’exemple suivant, extrait de la brochure Églises et monastères de Roumanie (1994). L’énoncé est placé en première de couverture et contient une invitation faite aux touristes étrangers à visiter le pays :

« Nous vous attendons afin que vous puissiez découvrir tout cela sur les lieux ! »

Du point de vue formel, l’énoncé est correct parce qu’il restitue les

structures grammaticales et lexicales du français. Au niveau du contenu, aucun changement qualitatif n’est enregistré : le sens restitué est conforme à celui d’origine : le sujet énonciateur qui dit « nous » invite les touristes français à voir de leurs propres yeux – « sur les lieux » – les beautés du pays. Toutefois, la reformulation est jugée comme étant inadéquate vu qu’elle ne satisfait pas aux conditions d’emploi de l’énoncé à l’intérieur du

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texte : la nature du texte dont l’énoncé fait partie et sa fonction. À part sa visée informative, le texte touristique a également une visée pragmatique : faire valoir le potentiel touristique d’un pays afin d’attirer les touristes. Les reformulations jugées comme appropriées sont aussi celles qui remplissent ces conditions. En voici deux parmi plusieurs reformulations possibles :

Venez découvrir tout cela sur les lieux ! Venez voir tout cela de vos propres yeux !

Dans la présente étude, notre choix2 s’est porté sur des reformulations que nous avions jugées comme étant plus « libres », plus « percutantes », vu qu’elles s’éloignent des structures de l’original. Le statut de « reformulation libre » ressortit facilement suite à la comparaison avec des reformulations littérales qui « passeraient mal » en langue française ou qui seraient ressenties comme étant « plates », « gauches ». Les comparaisons entre énoncés source et énoncés traduits feront ressortir les transformations quantitatives et qualitatives qui interviennent lorsque le sujet traduisant choisit de s’éloigner de la stricte conformité à la lettre.

Notre choix s’est porté sur deux ouvrages sur la Roumanie, en édition trilingue (roumain – anglais – français), alliant textes et images : România. Veşnicia satului [Pérennité du village roumain] (2004) et România – ţara mea / [Roumanie – mon pays] (2008).

3. Types de transformations propres aux reformulations du roumain en français d’énoncés extraits d’ouvrages touristiques Comme nous l’avons mentionné plus haut, les choix opérés par les

sujets lors des reformulations intra- ou interlinguales sont d’ordre quantitatif et / ou qualitatif. Les choix quantitatifs peuvent aller jusqu’à la transformation formelle totale de l’énoncé de base, alors que les choix qualitatifs sont susceptibles d’entraîner des déformations légères ou significatives allant jusqu’à l’altération inacceptable des contenus. Les choix quantitatifs et qualitatifs seront jugés en termes d’acceptabilité ou d’inacceptabilité en raison du degré de déformabilité observé suite aux

2 Il convient de préciser que les traductions fautives et, pour cela, inacceptables, sont bien nombreuses aussi dans le corpus étudié, mais ne font pas l’objet de notre discussion. Ces traductions peuvent être utilisées lors d’activités de réécriture en classe de traduction du roumain vers le français.

Pratiques (en marge) de la critique des traductions

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comparaisons entre énoncés source et énoncés traduits, extraits du corpus mentionné.

3.1. Reformulations accompagnées de transformations quantitatives Les choix opérés par les sujets sur le plan formel peuvent avoir pour

effet la distribution différente des éléments quantitatifs du texte source, à condition que ces transformations quantitatives n’altèrent pas le sens.

Notre corpus enregistre un grand nombre de reformulations qui entraînent la réorganisation formelle des énoncés source. Nous citerons quelques exemples d’énoncés traduits (notés F) accompagnés d’énoncés originaux (notés R) :

1. (R) România. Veşnicia satului

(F) Pérennité du village roumain 2. (R) Merită să cunoaşteţi România rurală.

(F) Cela vaut vraiment la peine de venir en Roumanie goûter la vie campagnarde.

3. (R) Cânt şi joc, într-o casă din Maramureş (F) Fête familiale traditionnelle, avec chants et danses, dans le

Maramureş 4. (R) (Merită să cunoaşteţi România rurală.) Veţi descoperi o ţară de

sate, aşezate în cele mai diverse spaţii, pe gustul fiecăruia. (F) (Cela vaut vraiment la peine de venir en Roumanie goûter la vie

campagnarde.) Vous y découvrirez des villages disséminés sur tout le territoire national au goût de chacun.

5. (R) Un pitoresc aparte în peisajul rural îl oferă şi satele în care trăiesc comunităţi ale minorităţilor. Portul, muzica, dansul şi obiceiurile lor atrag mulţi vizitatori.

(F) Très pittoresques, les villages de Transylvanie, habités par des minorités hongroises et sicules, attirent un grand nombre de touristes par l’originalité de leurs costumes populaires, musiques, danses et coutumes.

Le premier exemple, cité sous (1), est un énoncé-titre rendu en

français par une transposition. La transposition « consiste en une réorganisation grammaticale qui laisse intacte la structure de signification » (Cristea 2000, 120). Dans notre cas, la transposition, basée sur un changement du type nom – adjectif (România / roumain), s’accompagne d’une réorganisation totale de l’énoncé source. La version française repose sur une reformulation libre, plus appropriée en contexte que son correspondant littéral *Roumanie. Pérennité du village roumain. Si la

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traduction est pertinente sur le plan formel, elle ne restitue pas pour autant l’allusion culturelle renfermée par le syntagme « veşnicia satului » qui renvoie à un vers très connu par le public roumain, extrait du poème Sufletul satului [L’âme du village] du poète roumain Lucian Blaga (« Eu cred că veşnicia s-a născut la sat »). Une traduction plus réfléchie serait : L’âme éternelle du village roumain (notre traduction).

En (2), la traductrice choisit de diluer le contenu de l’énoncé source afin d’éviter une reformulation littérale perçue probablement comme étant trop plate (România rurală / *la Roumanie rurale). La traductrice opte pour une formulation plus explicite, où le syntagme nominal « România rurală » est rendu par une périphrase explicative (« venir en Roumanie goûter la vie campagnarde »). Sur le plan du contenu, la reformulation est acceptable, malgré la modulation introduite, car elle laisse sous-entendre un processus intermédiaire de reformulation intralinguale : « Cela vaut vraiment la peine de venir en Roumanie ; là, vous pourrez goûter la vie campagnarde ».

De tout autre nature est l’énoncé cité sous (3) qui, dans l’ouvrage, a pour fonction d’expliquer (ou de renforcer) une image prise à l’occasion d’une fête ayant eu lieu dans une maison traditionnelle du Maramureş, au nord du pays. La comparaison avec un correspondant littéral fait ressortir le statut de reformulation libre de l’énoncé traduit : *Chants et danses dans une maison du Maramureş // Fête familiale traditionnelle, avec chants et danses, dans le Maramureş. La dilution s’accompagne d’une modulation métonymique (casă / maison – fête familiale traditionnelle) censée créer un effet stylistique en français, absent de l’original.

En (4), la traductrice opte pour la concentration des signifiés par l’effacement d’un terme jugé comme étant superflu : « Veţi descoperi o ţară de sate … » / « Vous y découvrirez des villages… ». La reformulation apparaît comme étant appropriée en contexte, en raison de la relation3 que l’on peut établir avec l’énoncé antérieur : « Cela vaut vraiment la peine de venir en Roumanie goûter la vie campagnarde ». Ce procédé formel est jugé comme adéquat par rapport à son correspondant littéral qui passerait mal en français (o ţară de sate / *un pays de villages).

Dans l’exemple cité sous (5), la traductrice opte pour la réorganisation totale du contenu source afin de mieux répondre aux exigences structurelles du français. La restructuration s’accompagne d’une

3Nous utilisons le terme « relation » par référence au concept culiolien de « relation de repérage » (Culioli 1999, 44) défini comme la mise en relation de deux termes (un terme repère et un terme repéré), où « terme » désigne aussi bien les termes simples (mot ou syntagme) et complexes (segments d’énoncé ou énoncés entiers).

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modulation consistant dans une modification de la perspective d’origine : le sujet traduisant choisit de focaliser sur les villages de Transylvanie, qui « attirent un grand nombre de touristes par l’originalité de leurs costumes populaires, musiques, danses et coutumes », alors que le sujet énonçant met l’accent sur les costumes populaires, musiques, danses et coutumes des minorités.

La traductrice introduit également un effet de sens qui n’existe pas dans l’énoncé original (« l’originalité » des costumes populaires, des musiques, des danses et des coutumes des minorités qui habitent les villages de Transylvanie) et choisit d’expliciter l’énoncé en apportant des précisions supplémentaires sur les minorités qui habitent les villages de Transylvanie (« minorités hongroises et sicules »). Ces ajouts ne déforment pas de manière inacceptable le contenu source ; en revanche, la segmentation de l’énoncé traduit conduit à une reformulation légèrement ambiguë. À force d’éviter les structures d’origine, la traductrice finit par introduire un effet de sens différent par rapport à l’original : le lecteur pourrait comprendre que les villages de Transylvanie attirent un grand nombre de touristes par l’originalité de leurs costumes populaires, musiques, danses et coutumes, le terme explicitant « habités par des minorités hongroises et sicules » censé lever l’ambiguïté étant placé en incise.

Le travail de reformulation permet de rétablir la structure de la signification en langue française. Une formulation possible serait :

Très pittoresques sont aussi les villages habités par les minorités (hongroises et sicules) dont les costumes, danses, musiques et coutumes attirent bon nombre de touristes.

Les exemples que nous venons d’analyser, ainsi que d’autres

enregistrés par notre corpus, indiquent le fait que les cas de reformulations qui s’accompagnent uniquement de transformations quantitatives sont assez rares. La plupart sont doublées de transformations qualitatives qui peuvent affecter de manière acceptable ou inacceptable les contenus source.

3.2. Reformulations accompagnées de transformations qualitatives Sur le plan qualitatif, le procédé le plus fréquent est la modulation,

procédé basé sur un changement de perspective dans l’acte d’énonciation premier. Dans les exemples cités de (6) à (8), la traductrice choisit de déformer les contenus soit pour des raisons formelles (restructurer l’énoncé afin de répondre aux exigences du français), soit pour des raisons

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stylistiques (introduire un effet stylistique afin de restituer l’intention d’origine), soit pour des raisons pragmatiques (introduire un effet de sens afin de faire accroître l’attractivité de l’objet en question). C’est le cas des énoncés qui suivent :

6. (R) Acesta este mediul autentic în care se poate descoperi cum sunt

sărbătorile la români – Crăciunul şi Anul Nou, cu alaiurile lor de mascaţi, de colindători şi urători ; Paştele – cu ouăle roşii şi slujbele religioase ce adună procesiuni impresionante …

(F) C’est la meilleure manière de prendre connaissance du calendrier festif traditionnel – Noël et le Nouvel An, avec leurs cortèges masqués menés par des enfants qui chantent des cantiques religieux, Pâques, avec ses œufs rouges consommés après la grand’ messe suivie d’importantes processions religieuses.

7. (R) Desigur, mulţi străini sunt descumpăniţi şi vorbesc de paradox şi contraste … Alţii sunt entuziasmaţi să urce în trenuri de epocă, unele trase de locomotive cu aburi, aşa cum numai în filme se mai pot vedea, … iar omul se crede într-un misterios decor al timpului.

(F) Les touristes occidentaux sont assez déconcertés et évoquent aisément le caractère paradoxal et contrastant … Certains voyageurs se laissent tentés par les petits trains d’époque, dont les wagonnets sont tractés par des locomotives à vapeur … Ils peuvent se croire dans un décor de cinéma.

8. (R) Verdele pantelor molcome est petecit de nuanţele diverse ale terenurilor cultivate.

(F) Sur les collines aux versants arrondis, le vert des bocages alterne avec les nuances des parcelles de champs cultivés pour former un plateau patchwork.

Nous pouvons dire que les segments d’énoncés source et cible cités

sous (6) « Acesta este mediul autentic în care se poate descoperi cum sunt sărbătorile la români » / « C’est la meilleure manière de prendre connaissance du calendrier festif traditionnel » peuvent être mis en relation de « parenté sémantique » vu que leurs sémantismes se recoupent dans une zone sémantique ; l’invariant peut être formulé comme il suit : « Les villages de Roumanie représentent le milieu authentique où les touristes peuvent découvrir les coutumes autochtones ». L’implicite est évident, de même que la cible : « Venez visiter les villages de Roumanie si vous voulez connaître les coutumes des habitants ! ».

À avoir recours aux théories de l’énonciation, nous observons que le démonstratif roumain acesta est repéré par rapport à la situation

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d’énonciation et a pour rôle d’orienter le récepteur du message dans l’identification précise du référent. Dans notre cas, le référent est « România rurală » de l’énoncé « Merită să cunoaşteţi România rurală. Veţi descoperi o ţară de sate, … » ayant été rendu, comme nous l’avons vu, par « Cela vaut vraiment la peine de venir en Roumanie goûter la vie campagnarde. Vous y découvrirez des villages … ». L’énoncé traduit peut être glosé : « Venir en Roumanie goûter la vie campagnarde est la meilleure solution de prendre connaissance des coutumes des Roumains ».

En ce qui concerne la séquence citée sous (7), « iar omul se crede într-un misterios decor al timpului », la comparaison avec une reformulation littérale *« et l’homme se croit dans un mystérieux décor du temps », rejetée comme inacceptable, fait ressortir le choix stylistique, d’ailleurs inspiré, opéré par la traductrice : « ils (les touristes) peuvent se croire dans un décor de cinéma ». La traductrice introduit, pour des raisons stylistiques, une modulation métaphorique empruntée à l’isotopie cinématographique (decor al timpului / décor de cinéma) qui sert également à compenser la comparaison trenuri de epocă … aşa cum numai în filme se mai pot vedea / les petits trains d’époque … (qu’on ne voit que dans les films) ressentie comme perte dans l’énoncé traduit.

Sous l’exemple (8), nous avons cité un cas de reformulation perçue comme ayant franchi la limite de la déformabilité acceptable par l’ajout d’une information supplémentaire, absente de l’original : les parcelles de champs cultivés forment un plateau patchwork. À part la déformation du contenu, l’énoncé traduit a une visée plus explicite que celle d’origine par l’effet visuel qu’il produit sur le destinataire de la traduction (« Sur les collines aux versants arrondis, le vert des bocages alterne avec les nuances des parcelles de champs cultivés pour former un plateau patchwork »). À l’original, l’effet visuel est livré par l’image qui accompagne le texte dont l’énoncé fait partie : le photographe avait surpris de haut des parcelles de champs cultivés qui ressemblaient à un « plateau patchwork ». Selon nous, la reformulation proposée fonctionne strictement par rapport à l’image.

Le changement de perspective devient fort logique dans la version française et justifie le recours à une reformulation plus libre, que nous percevons comme « réfléchie », comme dans l’exemple suivant où le texte réfère également par rapport à l’image :

9. (R) Poartă cu trei generaţii

(F)Trois générations sous un porche typique du Maramureş

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La reformulation intralinguale en roumain (« poartă în pragul căreia stau trei generaţii » / « trois générations sous un porche ») justifie l’emploi de la modulation, une solution bien naturelle en français. La modulation s’accompagne d’une explicitation (« porche typique du Maramureş ») ayant pour but de rendre plus intelligible le contenu de l’énoncé traduit pour les destinataires de la traduction : la version française met l’accent sur les trois générations surprises par le photographe sous un proche traditionnel du Maramureş.

Dans d’autres cas, le changement de perspective n’entraîne pas le même effet stylistique qu’à l’original :

10. (R) Surâsul dintotdeauna al copilăriei

(F) Les enfants et leur merveilleux sourire 11. (R) Candoarea are ochii albaştri

(F) L’ingénuité des petites Moldaves aux yeux bleus …

Nous observons que la traductrice n’a pas opté pour des choix directs (le sourire de l’enfance ou la candeur a les yeux bleus) proposant des solutions lui permettant de restituer l’effet visuel transmis par les images qui accompagnent les deux énoncés (des enfants qui sourient et des petites Moldaves aux yeux bleus) : « les enfants et leur merveilleux sourire » (10) et « l’ingénuité des petites Moldaves aux yeux bleus » (11).

Parmi les modulations, celles métaphoriques sont les plus spectaculaires, vu qu’elles entraînent un effort de reformulation majeur. Le recours à l’image est censé justifier certaines reformulations que l’on serait enclin à juger comme étant trop libres. Les exemples sont nombreux dans notre corpus ; nous citerons l’exemple suivant :

12. (R) Vuclanii Noroioşi (Berca-Buzău), o curiozitate a naturii, creează un peisaj straniu, fără viaţă.

(F) Les volcans boueux (Berca-Buzău), une curiosité de la nature qui évoque le relief lunaire.

Dans ce cas, l’analogie avec le relief sillonné de la Lune, désertique, sans vie, fonctionne par rapport à l’image. Contrairement aux modulations dépourvues d’effet métaphorique mentionnées sous (10) et (11), en (12), la version française apporte un effet stylistique supplémentaire par rapport à l’original.

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Conclusion

Si l’on admet que les choix traductifs sont subjectifs et, par conséquent, variables selon les sujets, on ne saurait négliger les « déformations » susceptibles d’intervenir dans toute activité de reformulation, qu’elle soit intra- ou interlinguale, et qui vont, comme nous avons essayé de le montrer, de glissements légers à des déviations significatives. On ne peut alors ne pas se demander jusqu’à quel point l’on peut accepter ces déformations et de quels instruments l’on peut user afin de mesurer le degré de déformabilité des reformulations résultées. Les outils d’analyse fournis par la linguistique de l’énonciation nous ont permis, dans les cas examinés plus haut, de renforcer nos jugements.

La concession que fait A. Culioli (1987, 4-10), adepte d’un « point de vue énonciatif de la traduction », au phénomène de la traduction vient renforcer notre thèse sur l’« adéquation » : « Reste que, avec des approximations, des détours paraphrastiques, des pertes, on arrive à une certaine adéquation. » (Culioli 1990, 34). Références bibliographiques Bernard, Georges. « Formalisation dynamique des relations prédicatives ». La théorie d’Antoine Culioli. Ouvertures et incidences, Actes de la table ronde Opérations de repérage et domaines notionnels, Université de Paris 7, mai-juin 1991, Paris : Ophrys, 1992 : 163-184. Cristea, Teodora. Stratégies de la traduction. Bucureşti : Editura Fundaţiei « România de Mâine », 2000. Culioli, Antoine. « Un point de vue énonciatif sur la traduction », entretien avec Antoine Culioli – propos recueillis par Jean-Luc Goester ». Le Français dans le Monde, numéro spécial Retour à la traduction, août / septembre 1987 : 4-10. Culioli, Antoine. Pour une linguistique de l’énonciation. Opérations et représentations. Paris : Ophrys, tome 1, 1990. Culioli, Antoine. Pour une linguistique de l’énonciation. Domaine notionnel. Paris : Ophrys, tome 3, 1999. Franckel, Jean-Jacques. « De la reformulation à la glose : vers une méthodologie de la reformulation ». 2004 [En ligne]. URL : http://www.llf.cnrs.fr/Gens/Franckel/jjf.reform.glose.04.doc (Consulté le 12 mars 2006). Fuchs, Catherine. La paraphrase. Paris : Presses Universitaires de France, 1982. Fuchs, Catherine. « La paraphrase linguistique : équivalence, synonymie ou reformulation ». Le Français dans le Monde n0 178, juillet 1983 : 129-132.

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Le rôle de la dérivation impropre dans la traduction médicale du roumain vers le français. Le cas des adjectifs employés adverbialement dans les textes du domaine ophtalmologique Eugenia ARJOCA-IEREMIA

Université de l’Ouest, Timişoara Roumanie Résumé : À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle la terminologie médicale roumaine subit un processus de modernisation sous l’influence du français. Les termes médicaux roumains empruntés au français se soumettent aux règles d’adaptation au roumain de tous les autres néologismes; de plus, certains adjectifs simples ou composés, par exemple : macular, papilar, ultrasonografic, angiofluorografic, parapapilar, etc. peuvent être employés comme adverbes sans aucun changement formel. Notre objectif est d’examiner les différentes possibilités de traduire en français de tels adjectifs employés adverbialement par dérivation impropre. Le corpus des exemples est fourni par des textes du domaine ophtalmologique. Mots-clés : dérivation impropre, adjectif adverbialisé, langage médical, traduction du roumain vers le français. Abstract : Starting with the second half of the 19th century, Romanian medical terminology has undergone a process of modernisation under the influence of French. Romanian medical terms borrowed from French have undergone a process of adaptation to the rules of Romanian valid for all other neologisms; moreover, certain simple or compound adjectives, as for instance : macular, papilar, ultrasonografic, angiofluorografic, parapapilar, etc. can be employed as adverbs without any formal modification. Our aim is to examine different possibilities of translating into French such adjectives employed as adverbs as a result of inadequate derivation. The corpus of examples is provided by texts belonging to the field of ophthalmology. Keywords : inadequate derivation, adverbialised adjective, medical language, translation from Romanian into French

1. Introduction. Notre objectif

La traduction médicale est par excellence une traduction scientifique qui demande le respect rigoureux des exigences de précision,

Pratiques (en marge) de la critique des traductions

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clarté et propreté des termes employés. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle la terminologie médicale roumaine subit un processus de modernisation sous l’influence du français. Les termes médicaux roumains empruntés au français se soumettent aux règles d’adaptation au roumain de tous les autres néologismes. En ce qui concerne le français, on peut constater que les processus de dérivation suffixale, préfixale et de composition fournissent les termes nécessaires à l’expression des aspects anatomiques, pathogéniques et thérapeutiques spécifiques à telle ou telle maladie. Par exemple, on peut former par dérivation affixale de nombreux adjectifs : pigmentaire, papillaire, lamellaire, oculaire, choroïdien, atrophique, osseux, épithélial, conjonctival, etc. ou noms : ossification, décollement, orgelet, hémorragie, etc. Souvent les dérivés adjectivaux ou nominaux sont à l’origine de mots composés : astrocytaire, érytrocytaire, radiologique, histopathologique, intraoculaire, mésenchymateux, endophytique ; cryothérapie, dystrophie, érythrocytes, photocoagulation, ultrasonographie, métaplasie, angiofluorographie, etc. En ce qui concerne le roumain, on peut constater que les termes français empruntés se sont parfaitement adaptés au système morphologique et orthographique de la langue roumaine ; de plus, certains adjectifs simples ou composés, par exemple : macular, papilar, ultrasonografic, angiofluorografic, parapapilar, etc. peuvent être employés comme adverbes sans aucun changement formel.

Notre objectif est d’examiner les différentes possibilités de traduire en français de tels adjectifs employés adverbialement par dérivation impropre. Le corpus des exemples est fourni par des textes du domaine ophtalmologique. Dans l’opération traduisante, il faut effectuer aussi certains remaniements d’ordre syntaxique pour trouver les meilleures solutions de rendre en français les adjectifs employés comme adverbes en roumain1.

1 Les exemples, que nous donnerons, sont extraits des articles suivants : « Facomatoza pigmento-vasculară asociată cu persistenţa şi hiperplazia de vitros primitiv şi osificare sclero-coroidiană » (La phacomatose pigmento-vasculaire associée à la persistance et à l’hyperplasie du corps vitreux primitif et à l’ossification scléro-choroïdienne, PhPV) ; « Osificarea coroidei – cu referire la trei cazuri» (Ossification de la choroïde : à propos de trois cas, Och) ; « Fibrele nervoase cu mielină asociate cu o ocluzie a arterei cilioretiniene » (Les fibres nerveuses à myéline associées à une occlusion de l’artère ciliorétinienne, FNM) ; « Hamartomul combinat al epiteliului pigmentar şi al retinei » (L’hamartome combiné de l’épithélium pigmentaire et de la rétine, H) ; « Angiosarcomul lui Kaposi conjunctivo-palpabral » (Angiosarcome de Kaposi conjonctivo-palpébral, K). Observation. Tous ces articles sont parus dans différents

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2. Observations générales sur le lexique médical du domaine ophtalmologique. L’importance de la dérivation (suffixale et / préfixale) et de la composition

En ce qui concerne la terminologie médicale dans le domaine de l’ophtalmologie, on peut faire les observations suivantes :

a) Le vocabulaire ophtalmologique contient des termes médicaux généraux et spécifiques.

À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle la terminologie médicale roumaine subit un processus de modernisation sous l’influence du français. Des médecins roumains réputés traduisent constamment en roumain d’importants traités de médicine français. Les termes médicaux roumains empruntés au français subissent les règles d’adaptation au roumain de tous les autres néologismes. Cela correspondait à un processus plus général de modernisation et de formation de la langue roumaine littéraire qui commençait à se débarrasser des influences néogrecques et slaves.

b) Les difficultés pour établir la concordance terminologique sont minimales. Pour trouver les termes français équivalents, nous avons fait notre

propre glossaire2 et nous avons utilisé des dictionnaires comme le Petit Robert, le Grand Larousse de la langue française, le Petit Larousse médical, le Dicţionar de néologisme (qui donne l’étymologie des mots) et des dictionnaires en ligne3.

numéros de le Journal français d’ophtalmologie, Paris : Editions Masson, à partir de 2001. Ils ont été rédigés par trois médecins roumains de la Clinique ophtalmologique de Timisoara, Roumanie. 2 Pour chacun des articles traduits, nous avons eu à notre disposition deux ou trois articles de spécialité en français, portant sur des sujets similaires aux sujets traités par les ophtalmologues roumains. Ces articles nous ont permis de dresser, avant de commencer la traduction, un glossaire comportant la terminologie générale et spécifique, ainsi que certains tours phraséologiques. 3 Voir la bibliographie. Tous les articles doivent respecter rigoureusement une structure préétablie. Le texte traduit en français est envoyé au Comité de rédaction de la revue Journal français d’ophtalmologie (JFO) qui le soumet à l’attention du Comité scientifique de lecture. Un rapport détaillé est envoyé au donneur d’ouvrage, qui contient toutes les remarques des lecteurs français anonymes portant sur le fond et la forme des articles. Par conséquent, les médecins comme le traducteur sont obligés d’introduire les modifications suggérées par le Comité de

Pratiques (en marge) de la critique des traductions

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Pour la plupart des cas, il n’y a pas eu d’objections de la part des lecteurs français. Sur l’ensemble des quatre articles on a pu relever 4 situations de non concordance terminologique : épithélioma basocellulaire à la place de carcinome cellulaire basal ; néovaisseaux à la place de vaisseaux de néoformation, les branches de l’artère centrale rétinienne à la place de les bras de l’artère (FNM) ; localisation (péri) papillaire à la place de localisation (péri) discale (FNM). Parfois (dans deux situations) le manque de la concordance est dû au fait que le lecteur français a proposé un terme qu’il a préféré à un autre synonyme : cutané(e) remplace tégumentaire(s) dans lésions (localisations) cutanées ; les paupières sont œdémateuses remplace les téguments palpébraux sont œdémateux (K). Entre les termes médicaux roumains et français, il y a beaucoup de similitudes qui pourraient induire en erreur le traducteur non-avisé ; en voilà quelques exemples :

Adjectifs Noms

Roumain français Roumain français

Pigmentar pigmentaire Distrofie dystrophie

Papilar papillaire Crioterapie cryothérapie

Capilar capillaire Hemoragie hémorragie

Astrocitar astrocytaire Eritrocite érytrocytes

Histopatologic histopathologique Orjelet orgelet

Endofitic endophytique Fotocoagulare photocoagulation

Il y a des régularités remarquables dans le processus de dérivation

suffixale ou préfixale, en roumain comme en français, de sorte que l’on peut établir des correspondances rigoureuses entre les suffixes ou les préfixes des deux langues ; de plus, beaucoup de mots dérivés ont comme base des mots composés. Les radicaux des mots dérivés ou les parties d’un mot composé sont souvent d’origine grecque, ce dont témoigne leur graphie française4

lecture. Donc, en tant que traducteur, nous avons pu bénéficier d’observations précieuses d’ordre linguistique, faite par les spécialistes français. 4 Dans les sous-paragraphes qui suivent, nous allons donner quelques exemples significatifs pour la dérivation affixale et la composition, dans la classe des noms, des adjectifs et des participes passés ; ces exemples sont tous choisis seulement dans les articles que nous avons traduits.

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2.1. Dérivation nominale affixale et parasynthétique. Composition nominale. Correspondances lexicales entre le français et le roumain On peut observer quelques correspondances, parmi tant d’autres,

entre les suffixes français –ation (indiquant l’action et son résultat), -ome (désignant une maladie) et les suffixes roumains –are, -om :

– (fr.) -ation → (roum.) -are : ossification, calcification, énucléation,

photocoagulation → osificare, calcificare, enucleare, fotocoagulare ;

– (fr.) -ome → (roum.) -om : hémangiome, mélanome, ostéome → hemangiom, melanom, osteom ;

Il y a correspondance terme à terme, entre les préfixes hyper- (français) et hiper- (roumain), dans les dérivés parasynthétiques comme :

– (fr.) hyperfluorescence → (roum.) hiperfluorescenţă ; (fr.) hyper-réflectivité → (roum.) hiper-reflectivitate, etc.

– Les mêmes correspondances peuvent être observées dans les noms composés ; les différences entre les deux langues concernent seulement la graphie et la prononciation :

– (fr.) ostéoblastes, ostéoclastes, ostéocytes → (roum.) osteoblaste, osteoclaste, osteocite ;

– (fr.) pathogénie, cryogénie (terme appartenant également au lexique de la physique) ; → (roum.) patogenie, criogenie ;

– (fr.) angiographie, ultrasonographie, angiofluorographie → (roum.) angiografie, ultrasonografie, angiofluorografie.

2.2. Dérivation adjectivale suffixale. Correspondances lexicales entre le français et le roumain

– (fr.) -ique → (roum.) -ic : atrophique, ectopique, (extra-) squelettique, fluorescéinique, histopathologique, ophtalmo-scopique, phtisique, tomodensitométrique, … → atrofic, ectopic, (extra)scheletic, fluoresceinic, histopatologic, oftalmoscopic, ftizic, tomodensitometric, etc. ;

– (fr.) -al, e, aux → (roum.) -al, ă : nasal, scléral, temporal → nazal, scleral, temporal ;

– (fr.) -ien, ne → (roum.) -ian, ă : choroïdien → coroidian ; – (fr.) -eux, euse → (roum.) -os, oasă : osseux, spongieux, vitreux ;

conjonctif-adipeux → osos, spongios, vitros ; conjunctiv-adipos ; – (fr.) -aire → (roum.) -ar, ă : maculaire, médullaire, orbitaire,

papillaire, pigmentaire, vasculaire → macular, medular, orbitar,

Pratiques (en marge) de la critique des traductions

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papilar, pigmentar, vascular,…juxtapapillaire, parapapillaire → juxtapapilar, parapapilar…

2.3. Traitement des participes passés à fonction d’épithètes Les participes passés suivent les mêmes procédures de dérivation

suffixale que les adjectifs à proprement parler. Par exemple, aux désinences –é, ée spécifiques aux participes passés des verbes français du premier groupe correspondent les suffixes fléchis –at, ă, utilisés pour la formation des participes (passés) des verbes roumains de la première conjugaison, et respectivement –it, ă, pour les verbes de la quatrième conjugaison :

ossification héritée ; tissu osseux structuré (contrôlé) ; l’hémangiome choroïdien ossifié ; plaque ossifiée : osificare moştenită ; ţesut osos structurat (controlat) ; hemangiomul coroidian osificat ; placă osificată, …

3. Rôle de la dérivation impropre : adjectifs adverbialisés en roumain, solutions traductives en français

Comme nous venons de signaler dans l’Introduction, on emploie, dans les textes roumains du domaine de l’ophtalmologie, certains adverbes qui proviennent d’adjectifs à la suite d’un processus appelé dérivation impropre (ou conversion grammaticale), processus que nous voudrions intégrer à ce que Daniel Gouadec appelle phraséologie : Le processus de reformulation d’informations sur lequel repose la traduction étant un processus phraséologique, il est capital que tout traducteur maîtrise ce que l’on pourrait appeler les stéréotypies génériques qui caractérisent le génie de la langue et les stéréotypies particulières, qui caractérisent les divers langages que le traducteur est amené à utiliser. (1997, 169)

À ce sujet, on peut évoquer les restrictions de la combinatoire syntaxique, l’emploi des prépositions et des adjectifs adverbialisés5. Aux adjectifs adverbialisés du roumain correspondent les adverbiaux praxéologiques en français.

3.1. Le paradigme des adverbiaux praxéologiques

5 Pour plus de détails sur la traduction des prépositions, dans les textes médicaux, voir notre article, Arjoca-Ieremia (2003, 121-124).

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Observons d’abord les exemples suivants : (1) Enuclearea globului ftizic a permis izolarea ţesutului coroidian osificat. Macroscopic, acesta a avut formă de cupă, cu diametrul de 1,7 cm, culoare alb-galbenă, suprafaţă neuniformă, în mijlocul căreia se remarcă orificiul osos al nervului optic. (Och) L’énucléation du globe oculaire phtisique permet d’isoler le tissu choroïdien ossifié. En macroscopie, celui-ci présente une forme de coupe, ayant le diamètre de 1,7 cm, d’un blanc-jaunâtre, de surface non-uniforme avec au milieu l’orifice osseux du nerf optique.

L’adjectif adverbialisé macroscopic est traduit par un Syntagme

prépositionnel (formé de en + nom), à fonction de complément en « emploi scénique » (voir Riegel et alii 1997, 144, 379, 506 sur le complément circonstanciel scénique), placé en tête de la phrase dont il est séparé par une pause. L’adverbe macroscopic représente l’ellipse d’un énoncé complet, c’est-à-dire, la réduction de la structure profonde abstraite : Agent1 (= medicii) + GV (formé par le Verbe suivi d’un GN – complément) (au efectuat o analiză / investigaţie macroscopică).

Pour transformer la structure profonde en structure de surface, on a des solutions différentes ; en roumain, on garde seulement l’adjectif qui devient adverbe ; en français, on emploie le nom macroscopie (en relation avec l’adjectif roumain macroscopic) précédé par la préposition en. En structure profonde, le nom macroscopie est un véritable « satellite » du verbe.

Au niveau discursif, on a une progression à thème constant (le thème constant est : « le tissu choroïdien ossifié », le complément en macroscopie remplit une fonction rhématique.

(2) Anatomopatologic, osificarea coroidei se constată la un an după traumatism, iar radiologic după 10-20 ani. (Och). L’ossification de la choroïde est constatée lors de l’examen anatomo-pathologique, une année après le traumatisme, tandis que l’examen radiologique ne la met en évidence que 10 à 20 ans après.

La solution traductive est donnée, dans ce cas, par l’utilisation des adjectifs auprès d’un nom, pour former un syntagme éventuellement prépositionnel : lors de l’examen anatomo-pathologique.

Le verbe se constată est une forme pronominale de sens passif, à laquelle correspond, en français, la forme passive du verbe ; à l’adverbe anatomopatologic correspond, en français, un SPrépositionnel, formé par lors de

Pratiques (en marge) de la critique des traductions

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(locution prépositive) + GN, où l’on a un article défini + nom + adjectif qualifiant une activité spécifique. Toute la phrase1 est réorganisée, tandis que la phrase2 est réduite en roumain grâce à l’adverbe praxéologique radiologic. En français, la phrase est complète et le correspondant de l’adverbe roumain est un adjectif – radiologique – qui fait partie du GN à fonction de sujet.

(3) Pacienta, 50 de ani, rasă caucaziană, cu cecitate monoculară dreapta, asociată cu hiperpigmentare perioculară congenitală [...] a fost examinată oftalmologic, dermatologic şi imagistic pe o perioadă de 7 ani. (PhPV). La patiente, âgée de 50 ans, de race caucasienne, a une cécité mono-oculaire droite associée à une hyperpigmentation périoculaire congénitale. Pendant une période de 7 ans, la patiente a été suivie régulièrement en ophtalmologie, en dermatologie et par différentes techniques d’imagerie médicale.

À observer dans le texte traduit en roumain : a) L’introduction de l’adverbe de manière « régulièrement » pour avoir un premier énoncé complet ; b) Les deux premiers adjectifs adverbialisés oftalmologic, dermatologic expriment des « points de vue » (c’est-à-dire, les différents types d’investigation médicale) adoptés dans l’investigation, le troisième adjectif adverbialisé, imagistic, sera rendu par un « complément de moyen », exprimé par la préposition par suivie d’un groupe nominal complexe. Les trois adjectifs adverbialisés de cet exemple, sont rendus, donc, par des compléments à structure prépositionnelle – en ophtalmologie, en dermatologie, par différentes techniques d’imagerie médicale ; ceux-ci sont issus d’une transformation d’ ellipse appliquée à des énoncés complets. Les compléments ont, au niveau du texte, une fonction rhématique, la progression textuelle est à thème constant.

3.2. Critères pour constituer le paradigme des adverbiaux praxéologiques Au point de vue syntaxique, les adverbiaux praxéologiques sont des

syntagmes prépositionnels nominaux ayant la structure suivante : – en + nom sans article; – lors de + détérminant défini + nom + adjectif de spécialité; Au point de vue sémantique, le nom réfère à un certain type

d’activité (d’investigation) médicale, par conséquent il est compatible avec la structure : effectuer un examen + adjectif spécifiant un type précis d’activité médicale; avec la variante : effectuer un examen en utilisant différentes techniques d’imagerie médicale.

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Daniel Vigier propose que l’on emploie le terme d’« adverbial » (pour le terme « circonstant » qui avait été introduit par Claude Guimier (1993, 15); il s’agit d’« un constituant satellite du verbe qui ne remplit aucune des fonctions sujet, attribut, complément essentiel, direct ou indirect. (2005, 293)

Le qualificatif de « praxéologique » se justifie par le fait que les noms dénotent « des activités associées à un ensemble de savoirs et de savoir-faire qui existent même en dehors de toute mise en œuvre de cette activité ». (Vigier 2005, 300) « Ces activités entrent dans des taxinomies vastes et complexes via l’adjonction d’expansions postnominales classifiantes », écrit Danièle Van de Velde (1997, 3).

En conclusion, les adverbiaux praxéologiques sont soit des adverbiaux détachés en tête de phrase, soit des constituants satellites du verbe, dont l’existence est importante pour l’organisation du discours.

3.3. Les adjectifs adverbialisés du roumain sont employés après un

participe passé, qui peut manquer en structure de surface (4) Osteomul coroidian este localizat frecvent juxtapapilar, are formă rotundă sau ovală, limite nete, festonate, culoare alb-galben sau roşu-oranj, suprafaţă neuniformă, acoperită în unele cazuri cu pete pigmentate sau bucle vasculare. Hemangiomul coroidian osificat este localizat retroecuatorial, parapapilar sau macular, are culoare roşie sau roşu-oranj şi limite difuze. (Och) L’ostéome choroïdien connaît fréquemment une localisation juxta-papillaire ; il a une forme ronde ou ovale, des limites nettes et festonnées ; il est, soit blanc-jaunâtre, soit rouge-orangé et il a une surface non-uniforme, recouverte, dans certains cas, de taches pigmentées ou de boucles vasculaires. L’hémangiome choroïdien ossifié a une localisation rétro-équatoriale, para-papillaire ou maculaire.

L’adjectif adverbialisé détermine en roumain un participe, tandis qu’en français, il est rendu par un adjectif à fonction d’épithète, adjectif qui détermine un nom exprimant la localisation.

(5) Leziune placoidă intens eco-densă la interfaţa sclero-coroidiană cu umbră orbitară, supero-papilar. (PhPV) Lésion placoïde intensément écho-dense à l’interface scléro-choroïdienne avec ombre orbitaire, au niveau supéro-papillaire.

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Dans l’exemple ci-dessus, il s’agit d’une situation similaire à celle de l’exemple (4), mais en roumain, il y a l’ellipse du participe verbal, tandis qu’en français, il faut introduire un nom, par exemple : localisation, niveau, pour exprimer la localisation de la lésion, nom suivi par l’adjectif correspondant au mot roumain supero-papilar.

3.4. L’adjectif adverbialisé du roumain détermine un autre adjectif

(6) Subţierea corneei periferice, juxtă limbic, nazal şi temporal cu aspect de

« jgheab » cu epiteliu intact, mărginit de linii albe, cu aspect de calcar. (PhPV) L’amincissement de la cornée périphérique, jouxtant le limbe, des côtés nasal et temporal donnant un aspect de « gouttière ». L’épithélium reste intact, bordé par des lignes blanches d’aspect calcaire.

L’énoncé La cornée s’amincit devient, à la suite d’une nominalisation

l’amincissement de la cornée ; à l’adjectif roumain limbic, correspond un nom à fonction de complément direct; pour les adjectifs suivants, nazal, temporal, il faut introduire en français un nom qui rende plus explicite l’interprétation sémantique (le sens de localisation) : des côtés nasal et temporal.

Conclusions

Dans les textes médicaux roumains, il y a parfois des expressions à caractère elliptique, que le traducteur est obligé de « corriger », c’est-à-dire il est obligé de les restituer intégralement en français. D’ailleurs la possibilité d’avoir des adjectifs adverbialisés en roumain et des adverbiaux praxéologiques en français facilite le travail du traducteur dans son effort de maintenir une expression concise et claire.

L’analyse pragmatique du discours est essentielle pour l’interprétation des équivalences. La dérivation « impropre » (par conversion grammaticale ou changement de classe) est un processus syntaxique et sémantique complexe.

Les « adverbiaux praxéologiques » forment un paradigme restreint, bien délimité, à l’intérieur de la classe plus étendue des équivalences françaises pour les adjectifs adverbialisés du roumain.

Les adverbiaux praxéologiques sont indispensables dans l’interprétation correcte et complète du texte médical; ils rappellent en quelque sorte l’ablatif absolu du latin (Urbe condita, pulchra monumenta

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Romani erexerunt – Après la fondation de Rome, les Romains édifièrent de beaux monuments).

En roumain, les adjectifs adverbialisés qui apparaissent dans les textes médicaux que nous avons traduits, ont la fonction de « complemente circumstanţiale de relaţie » (Gramatica limbii române. II. 2005, 521-525). Références bibliographiques

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La traduction des documents audio-visuels : volet indispensable dans la formation des traducteurs Mariana PITAR

Université de l’Ouest de Timişoara Roumanie Résumé : La traduction des documents audio-visuels est un volet de la traduction généralement ignoré dans la formation des traducteurs. Pourtant, il y a beaucoup de différences entre une traduction de type texte et une traduction des documents visuels qui proviennent d'un décalage au niveau des codes sémiotiques : si la traduction traditionnelle suppose une transposition au même niveau sémiotique, du texte écrit vers un autre texte écrit, la traduction des documents vidéo réalise un transcodage du code oral vers le code écrit, code qui englobe des informations verbales, auditives et visuelles à la fois. Ce type de métier demande donc des compétences spécifiques qui réunissent les compétences d'un traducteur de textes littéraires, d'un traducteur de textes spécialisés, mais aussi celles d'un technicien. Mots-clés : traduction audio-visuelle, sous-titrage, formation des traducteurs, compétences des traducteurs des documents audio-visuels

Abstract : Audio-visual translation is part of general translation which is, unfortunately, ignored in the teaching of translation and the formation of translators. There are a lot of distinctions between the translation of a written text and that of audio-visual documents. These distinctions are the result of different semiotic codes involved in this type of translation. If the text translation accomplishes a transposition from a written text to another written text, in the case of the audio-visual translation, this happens from the oral to written code, simultaneously containing verbal, auditory and visual information. This kind of translation requires special skills, such as literature translation, specialized text translation as well as technical skills.

Keywords : audio-visual translation, subtitling, translator's formation, audio-visual translators' skills

1. Argument La traduction des documents audio-visuels constitue un aspect de la

traduction en général ignoré par les traductologues et les traducteurs et d’autant plus par les enseignants de la traduction. Si dans d’autres pays on

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a déjà commencé à s’y pencher depuis un certain temps, ce qui se reflète dans bon nombre d’études, d’articles et de livres, en Roumanie, ce côté de la traduction commence à peine et timidement à se frayer un chemin.

Les causes en sont multiples. D’abord, l’absence d’une place spécifique dans le cadre des métiers de la traduction, la profession de traducteur de film étant assimilée à la profession de traducteur en général (dont le statut est encore mis en question). Il faut remarquer aussi l’absence d’un marché roumain spécifique pour ce type de traduction. Ce n’est pas sans cause le fait que bon nombre de sous-titrages de film sont mal faits et que les sites web pullulent de sous-titrages de mauvaise qualité qui sont le résultat d’un travail totalement non-professionnel.

Dans ce qui suit, nous essayerons de démontrer la nécessité d’ajouter ce type de formation au niveau de l’enseignement supérieur en termes de compétences spécifiques nécessaires pour répondre à un besoin de qualité dans ce type de formation en parallèle avec les compétences requises pour un traducteur de documents–textes. Nous allons nous rapporter dans nos considérations surtout au sous-titrage en roumain, comme forme spécifique de traduction de ce type de documents.

2. Spécificité des documents audio-visuels La traduction audio-visuelle se confond assez souvent avec la

traduction des films au cinéma ou à la télévision. En fait, il s’agit d’un mélange de types de documents aussi que de types de traductions qui brouillent les frontières entre, d'une part, la traduction littéraire et la traduction spécialisée, et, d'autre part, entre la traduction et l'interprétation. À part les films artistiques déjà mentionnés, on peut traduire des documentaires, des spectacles de théâtre ou d’opéra, des téléconférences, des interviews, des émissions en direct, etc.

Comme types de texte, les documents audio-visuels recouvrent toute la typologie possible : dialogue, narration, poésie, texte argumentatif, texte publicitaire, texte informatif, texte scientifique, science-fiction, etc. On rencontre aussi tous les genres littéraires (drame, comédie, tragédie, poésie) et tous les niveaux de langue : soutenu, familier, jargon, argot, etc. pour tous les destinataires : adultes, enfants, adolescents. De cette façon, le traducteur des documents audio-visuels doit avoir des compétences complexes en ce qui concerne le savoir textuel et traductologique.

Les documents audio-visuels constituent un mélange de codes sémiotiques variés : images, sons et parfois textes. Le rôle important est

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celui de l’image accompagnée des paroles des personnages qui se trouvent dans ou en dehors du cadre et une bande sonore qui double le plus souvent les actions, mais aussi les paroles des personnages.

3. Traduction du texte écrit vs. traduction des documents audio-visuels

3.1. Types de transfert linguistique Il y a plusieurs types de traductions pour ce type de documents :

Le sous-titrage est la forme la plus importante par sa fréquence et se rapporte au transfert à l’écrit des paroles ou des éléments sonores d’un film. Le sous-titrage peut être interlinguistique, c'est-à-dire d’une langue à l’autre, ou intralinguistique, à l’intérieur d’une même langue. Ce deuxième type s’emploi à l’usage des immigrants, des sourds-muets ou malentendants, dans ce dernier cas le sous-titrage contenant des éléments spécifiques tels les couleurs et le positionnement différents sur l’écran.

Le sur-titrage est toujours une traduction des paroles d’une langue à l’autre mais s’emploie pour les spectacles de théâtre ou de l’opéra où la traduction des paroles se déroule sur un écran au-dessus de la scène.

Le doublage est l’autre type majeur de traduction et consiste dans le doublage des voix des acteurs de la langue-source par la voix des acteurs dans une langue-cible. Dans ce cas, nous avons affaire au maintien du même code sémiotique, donc à une simplification dans la réception du message et dans la compréhension du film. Mais, en revanche, il y a une perte sur d’autres plans, surtout culturel. L'analyse contrastive des avantages et des inconvénients de ces deux types de traduction ne fait pas l’objet de cette étude.

Le voice-over consiste dans la superposition de la voix des acteurs dans le document-source par la voix d’une seule personne double la bande sonore dans la langue cible. À la différence du doublage où chaque acteur est doublé, dans la langue cible, par un autre acteur qui cherche à remplacer entièrement celui-ci dans tous les aspects-intonation, pause, etc., dans le voice-over il y a une seule voix, celle d’un commentateur. Cette voix peut se superposer sur la (les) voix du film qui peuvent s’entendre au fond, en arrière plan, ou peut être la seule voix, comme si tout le document était produit dès le début

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dans la langue-cible, surtout pour les documentaires qui constituent le type de documents appropriés pour ce type de traduction.

Certains documents vidéo peuvent être traduits seulement au niveau du scénario ou ils peuvent être traduits en direct ce qui équivaut à une interprétation1. Le choix de l’un ou de l’autre de ces types de traduction se fait en

fonction du public visé, de l’heure de diffusion (dans le cas des émissions de télévision), des traditions culturelles du pays. Ainsi, pour des enfants en bas âge, on va préférer le doublage, pour un documentaire on pourra mélanger sous-titrage et voice-over, pour la transmission en direct, l’interprétation consécutive ou simultanée, etc. Le choix entre les deux types majeurs de traduction – le sous-titrage ou le doublage – se fait le plus souvent en fonction des traditions du pays ; il y en a qui préfèrent le doublage (France, Allemagne, Angleterre, Espagne, Hongrie, etc.) et d’autres qui préfèrent le sous-titrage (Roumanie, Grèce, Portugal etc.)

Dans notre travail d’enseignement de la traduction audio-visuelle (en roumain) nous avons mis l’accent surtout sur le sous-titrage, qui constitue la modalité la plus répandue de traduction des documents audio-visuels.

3.2. Contraintes de la traduction pour le sous-titrage La traduction pour le sous-titrage est une traduction qui subit des

contraintes supplémentaires par rapport à la traduction-texte2. Celles-ci proviennent de la spécificité des documents vidéo mentionnée plus haut.

À part les caractéristiques déjà mentionnées et les points communs des deux types de traduction, nous devons ajouter le fait essentiel que le sous-titrage ne constitue pas un objet en soi, tel le texte traduit qui se voit remplacer entièrement le texte d’origine, mais un simple support, le

1 Yves Gambier (2004, 3) parle aussi de formes de traduction telles que le commentaire libre (adaptation d’un programme à un nouvel auditoire), la traduction à vue (à partir d’un sous-titrage d’une autre langue ou d’un script) et l’audio-description (descriptions placées sur la bande sonore des détails de l’image – expressions faciales, gestes, couleurs, etc. – à l’intention des aveugles ou des malvoyants). 2 Yves Gambier affirme, par contre, que la TAV est une traduction qui n'est pas plus contrainte que d’autres types de traduction : « elle est une traduction sélective avec adaptation, compensation, reformulation et pas seulement pertes ! Elle est traduction ou tradaptation si celle-ci n’est pas confondue avec le mot à mot, comme elle l’est souvent dans les milieux de l’AV, mais définie comme un ensemble de stratégies (explicitation, condensation, paraphrase, etc.) et d’activités incluant révision, mise en forme, etc. » (2004, 5).

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véritable discours et toute l’action se passant au dessus, sur l’écran. De cette façon il remplit une fonction simplement informative au service de l’écran et des signes sémiotiques verbaux et non-verbaux.

Contraintes sémiotiques Nous avons vu que les documents audio-visuels sont un mélange

de plusieurs codes sémiotiques porteurs d’information dont les plus importants sont la bande sonore et l’image visuelle. Dans le cas du sous-titrage, le texte qui s’insère au-dessous de l’image introduit un troisième code sémiotique : le texte écrit qui vient s’ajouter au code de l’image en permanent mouvement et à celui du son. Il constitue ainsi une situation unique de passage d’un code oral à un code écrit.

Quels en sont les effets sur la perception ? Il surcharge l’écran et éloigne l’attention du spectateur de l’action qui se passe sur l’écran. Le spectateur est en face de deux sources linguistiques véhiculant un même signifié et de trois codes différentes qui se superposent ou s’entrecroisent en permanence. C’est pourquoi le sous-titre doit passer d’une manière discrète, apportant l’essentiel de l’information sans trop surcharger l’écran du point de vue spatial ni accaparer l’attention du spectateur du point de vue du temps nécessaire à la lecture. Assez souvent, il embrouille la réception de l’information du document, c’est pourquoi il doit rester secondaire avec le rôle de simple support de l’information nécessaire à la compréhension.

Les caractéristiques mentionnées plus haut ont des effets aussi sur le texte des sous-titres. Si, dans la traduction d’un texte écrit, le texte-cible essaie de remplacer entièrement le texte-source (avec toutes les spécificités qui tiennent du transfert lexicale, culturel, stylistique etc.), le sous-titrage fait surtout un transfert d’information, les autres aspects tels que le style, les éléments culturelles etc. étant soumis à cette exigence majeure de compréhension, d’où les caractéristique suivantes du texte du sous-titrage : réduction de l’information, élimination de tout élément redondant, superflu, répétitif (répétitions, onomatopées).

Du point de vue stylistique, il y a un appauvrissement nécessaire de l’expression. Il faut maintenir un équilibre juste entre traduit et non traduit, bien sélecter l’information tenant compte du fait qu’une bonne partie de l’information est transmise par l’image et la bande sonore.

Pour le doublage, il y une suppression de ce troisième code ce qui simplifie la compréhension, mais en même temps elle mène a une perte linguistique et culturelle.

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Contraintes cognitives Le sous-titrage crée un écart entre la lecture de l'image et la lecture

du texte, demande un va-et-vient permanent entre le film et la lecture du sous-titre, avec des effets sur la perception et sur le texte, effets mentionnés plus haut. À la suite des recherches sur le spécifique de la perception humaine, on a réussi à établir un temps optimal en ce qui concerne la durée du sous-titre sur l’écran aussi que la longueur du texte. On a ainsi limité le texte à deux lignes, la première plus courte que la deuxième, et contenant environ 60 caractères. Le texte doit rester sur l’écran 5 secondes pour pouvoir être lu. La vitesse de lecture dépend, bien sûr, du degré de culture des spectateurs. Ceux qui sont moins habitués à une lecture constante auront de difficultés à suivre les sous-titrages. En général, le temps de déroulement des sous-titres est calculé pour un lecteur avec une vitesse moyenne de lecture et des connaissances moyennes de la langue.

Contraintes techniques Le sous-titre doit occuper une place seconde par rapport au film,

c'est pourquoi il ne doit pas occuper trop de place sur l'écran, restant pourtant visible. Il se projette d’habitude dans le bas de l’écran, mais quand il y a du texte dans l’original il peut occuper d’autres places.

Une autre contrainte technique se rapporte à la synchronisation parfaite entre les paroles et les sous-titres et au découpage du texte entre les sous-titres en fonction de la longueur du texte et des éléments qui tiennent du langage cinématographique.

Contraintes rédactionnelles Pour qu’un sous-titre soit facilement lu, on emploie un nombre

assez réduit de types de caractères. Les minuscules sont d’usage courant dans les sous-titres. Les caractères italiques sont peu employés et ont des fonctions précises. Les tirets, la ponctuation ont un emploi spécifique aussi (Pitar, 2008).

En revanche, les sous-titrages pour les sourds et malentendants jouissent d’un nombre important d’éléments d'orthographe et visuels : position variable sur l’écran, code de couleurs, points de suspension fréquents, etc.

Contraintes linguistiques et temporelles Le sous-titrage est un texte en mouvement qui se déroule

simultanément avec le discours de la langue-source. De cette façon le spectateur ne peut pas revenir sur le texte écrit au cas où il n’a pas pu lire le texte en entier. Aussi n’y a-t-il pas de notes explicatives de bas de page, de notes du traducteur, de parenthèses explicatives, etc. Une fois le film

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commencé, le spectateur n’a aucun contrôle sur le texte qui se déroule sur la bande et il doit faire face au rythme imposé par l’action et le dialogue du film.

4. Formation des compétences nécessaires des traducteurs de l’audio-visuel Tous les éléments spécifiques et les contraintes de traduction audio-

visuelle (AV) déjà mentionnés plus haut déterminent aussi les compétences nécessaires d’un traducteur de tels documents. Tenant compte de la diversité des types de documents et de textes, des registres et des niveaux de langue, on peut affirmer que les compétences d’un traducteur audio-visuel combinent les compétences d’un traducteur littéraire, d’un traducteur technique et d’un interprète.

Il y a tout un ensemble de stratégies (explicitation, condensation, paraphrase, etc.) et d’activités que le traducteur de l’audio-visuel doit mettre en œuvre. Ce type de traduction doit prendre en considération les genres, le style du film ou du programme, les récepteurs dans leur diversité socioculturelle et dans leurs habitudes de lecture.

Dans ce qui suit nous allons présenter brièvement les compétences requises par un tel travail en ce qu'il y a de plus spécifique pour ce type de traduction.

4.1. Savoir-faire traductologique général Le traducteur, quel que soit le type de document sur lequel il

travaille, doit avoir des compétences traductologiques spécifiques acquises dans le cadre des cours de traductologie et des cours de pratique de la traduction.

Le traducteur des documents AV doit savoir adapter ces compétences à la spécificité de ces documents. Nous allons énumérer les points les plus importants :

adapter les textes, les réduire, éliminer les notes et donner un texte avec un grand pourcentage d’informativité ;

savoir disparaître derrière l’image et le film en général ;

s’adapter à la spécificité du type de traduction audio-visuel : sous-titrage, surtitrage, doublage, voice-over etc. ;

tenir compte du (des) type(s) de texte qui soutient le document ;

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maintenir un équilibre entre les différentes transformations du texte : entre réduction, amplification, changement de signe sémiotique. Nous pouvons avoir les situations suivantes :

- traduction sans aucune transformation ; - traduction avec réduction ; c’est le cas le plus fréquent qui dérive

surtout des contraintes techniques : un certain nombre de caractères, de lignes, un certain temps de la durée du sous-titre sur l’écran, etc. ;

- traduction avec changement de registre, surtout quand dans le film le langage est prédominant argotique ou familier ;

- traduction des signes non-verbaux, tels que les hochements de tête, les gestes, la mimique. Ce type de transfert, apparemment étrange, qui semble contredire le principe commun de réduction du texte, est nécessaire surtout pour les films qui proviennent d’une culture très différente de la culture du pays destinataire. Ainsi, un hochement de haut en bas de la tête, signifiant pour la plupart des peuples européens une affirmation, peut signifier pour d’autres une négation. Des chuchotements, des gestes, mais aussi des signes verbaux écrits, tels que les lettres, les pancartes, les réclames, ont parfois besoin d’une traduction, en fonction de leur poids informationnel dans l’ensemble du film.

La traduction est le plus souvent sélective avec des adaptations, des compensations, des reformulations.

4.2. Compétences linguistiques Les compétences linguistiques, parmi lesquelles une très bonne

connaissance des deux langues, sont nécessaire à tout traducteur, quel que soit son objet de travail. Dans cette section, nous allons mentionner les compétences linguistiques spécifiques à la traduction des documents AV.

a) Compétences lexicales et stylistiques Si un traducteur d’un document de type texte peut se spécialiser sur

un certain genre, un certain domaine, un certain type de texte, le traducteur de documents multimédia ne peut pas choisir, car il doit répondre à des demandes très différentes : types de documents variés, tels que les documentaires, les films artistiques, les interviews ; types de textes différents, domaines divers. C’est pourquoi le traducteur en cause doit avoir des compétences qui associent la rigueur scientifique (vocabulaire spécialisé de divers domaines, phraséologies spécifiques, discours scientifiques) et l’imagination du poète.

À la différence d’une traduction de textes qui respecte en général le plus possible l’original, dans le sens stylistique (niveau de langue), le sous-

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titrage emploie une langue assez soutenue, essayant d’éviter l’argot, les régionalismes, les jargons, les gros mots qui ont un impact beaucoup plus fort sur l’écran que dans un livre.

b) Compétences rédactionnelles Dans les sous-titres on utilise les caractères et les signes de

ponctuation d’une manière particulière : d’une part, ceux-ci sont beaucoup simplifiés, pour permettre une lecture linéaire, rapide, sans les interprétations suggérées par l’emploi de certains signes ou symboles, tels que les points de suspension, les points d’exclamation répétés, les couleurs différentes, les types de caractères différents (d'habitude italiques ou gras), les parenthèses, etc. ; d’autre part, les signes de ponctuation connus sont parfois employés d'une manière spécifique. Ainsi :

- le tiret apparaît seulement si les paroles des deux personnages font l’objet d’un même sous-titre. Si chaque sous-titre contient les paroles d’un seul personnage, le tiret n’apparaît pas quand le personnage change ;

- les points de suspension marquent le fait que la phrase est continuée dans un autre sous-titre, mais son emploi fréquent est à éviter ;

- les parenthèses explicatives sont en général interdites. Leur emploi est permis parfois s’il faut donner des explications absolument nécessaires à la compréhension du film, mais elles doivent être très courtes et ne pas faire l’objet seul d’un sous-titre. Les informations qui peuvent apparaître dans des parenthèses expliquent certains jeux de mots ou la signification de certains noms propres.

Une bonne partie de l’information de nature pragmatique que cachent ces signes est explicite dans l’image ou la bande sonore et ne nécessite pas d’être doublée. Une telle traduction doit supprimer toute répétition d’information explicite transmise par un autre code : émotion, exclamations, cries, sanglots, rires, balbutiements, etc.

En revanche, une traduction pour les sourds-muets et malentendants utilisera toutes les possibilités que les signes de ponctuation offrent pour ajouter au message du texte les informations sonores qui lui manquent. Il y a ainsi dans ce type de traduction tout un code de couleurs qui expriment les paroles dans le cadre ou hors cadre, qui distinguent différents type de bruits de la musique ou les personnages qui parlent entre eux, le discours oral du dialogue intérieur, etc. D’autre part, la place du texte sur l’écran est elle aussi porteuse d’informations et dirige le plus souvent l’attention du spectateur vers le personnage qui parle.

Toujours dans le cadre des compétences rédactionnelles, nous devons mentionner le talent du traducteur d’organiser le texte. Il doit

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savoir distribuer judicieusement les phrases plus longues soit entre deux sous-titres, soit, dans le cadre d’un seul sous-titre, entre les lignes qui le composent. Ce découpage de la phrase doit tenir compte des règles morphologiques et syntaxiques, mais aussi sémantiques et d'une logique de la distribution de l’information à l'intérieur d'une ou de plusieurs phrases.

4.3. Compétences techniques Le traducteur de documents audio-visuels doit savoir travailler

avec les logiciels de sous-titrage et assumer les tâches d’un technicien. Un sous-titrage qui est le résultat d’un travail séparé d’un technicien et d’un traducteur est assez souvent voué à l’échec. Il est nécessaire que le traducteur fasse lui-même la segmentation du texte et la synchronisation entre les paroles des personnages et la longueur et la durée des sous-titres qui doivent se soumettre à certaines règles. Ainsi les sous-titres ne doivent pas apparaître avant les paroles des personnages, ils doivent rester un certain temps sur l’écran, s’adapter au débit des paroles, etc.3

4.4. Connaissance du langage cinématographique La traduction doit tenir compte des éléments spécifiques de langage

cinématographique : plan, cadres, scènes, mouvement de la camera, etc. Un sous-titre ne peut pas recouvrir deux cadres, il doit être divisé

en fonction de ce mouvement permanent de l’image. Il doit tenir compte aussi du changement de personnages. La lecture du script et le visionnement du film sont des conditions sine qua non pour une bonne traduction. Bien qu’il semble à première vue inutile de le préciser, en réalité beaucoup de fautes dans les sous-titrages tirent leur source du fait que le traducteur ne reçoit que le texte du film, sans avoir une copie du document vidéo. Cela entraîne des fautes dans l’emploi des pronoms personnels et mène à un changement bizarre du genre des personnages, à une désynchronisation entre sous-titrage et film, à des fragmentations incorrectes, etc. D'autre part, l’absence du script peut entraîner des fautes de compréhension du film et, par conséquent, des fautes dans la traduction. Malheureusement, les films étrangers présentés en Roumanie pullulent de ce type de fautes dues à une mauvaise compréhension du film ou, pire, à une insuffisante connaissance de la langue-source.

3 Pour des détails, voir Ivarsson et Carroll (1984).

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Conclusions Les caractéristiques de ce type de traduction, que nous avons mises

en évidence jusqu’ici, prouvent qu’il s’agit d’un métier qui demande des compétences spécifiques par rapport à la traduction de type texte. La traduction audio-visuelle n’est qu’un support dans la compréhension d’un document (audio-visuel), un code sémiotique qui s’ajoute à celui de l’image et du son.

Un traducteur audio-visuel doit réunir les compétences d’un traducteur de textes littéraires, d’un traducteur de textes spécialisés et celles d’un technicien. Il doit connaître à la fois les théories de la traduction et le langage cinématographique, il doit maîtriser la traduction en tant que pratique et aussi savoir manipuler des logiciels de sous-titrage de film.

De plus, dans le cadre même de ce type de traduction, chaque sous-type suppose l’existence de certains éléments de traduction spécifiques. Si le sous-titrage doit synchroniser les sous-titres avec les paroles des personnages et les plans du film, le doublage devra réaliser une synchronisation parfaite du texte avec les mouvements des lèvres des acteurs.

À ces différences, dues à la spécificité de chaque type de traduction, s’ajoute le nombre de types de texte qui soutiennent ces documents : scénarios de films artistiques, documentaires, interviews, reportages, etc.

C’est pourquoi une telle formation, que nous avons proposée au niveau d’un master, demande déjà certaines compétences de la part des étudiants, compétences acquises dans le cadre de leur formation au niveau du cycle licence : une bonne connaissance des langues de travail, une pratique sérieuse de tous les types de traduction. Cette formation pourra de ce fait s’orienter vers le spécifique de la traduction du visuel et vers la formation des compétences techniques nécessaires.

L’expérience acquise dans l’enseignement du sous-titrage, dans le cadre d’un master de traduction spécialisée, nous a confirmé la nécessité d’introduction de ce type de traduction dans la formation des traducteurs spécialisés, aussi que l’intérêt vif des étudiants pour cette activité.

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Stratégies de transport culturel dans la traduction du roman Notre Dame de Paris de Victor Hugo Petronela MUNTEANU Université « Ştefan cel Mare », Suceava Roumanie Résumé : L’article se concentre sur la traduction littéraire et a l’intention d’offrir un bref aperçu des stratégies de transport culturel employées dans la traduction du roman hugolien Notre Dame de Paris dans l’espace roumain. La méthodologie employée consiste à comparer le texte-source à quelques versions roumaines, abordant les problèmes de traduction posés par certaines séquences (des entités culturelles inexistantes dans la culture roumaine, des termes qui se rapportent à l’organisation sociopolitique, noms de fêtes, fonctions publiques, noms propres, expressions verbales). On verra que, dès la première page du roman, les traducteurs roumains rencontrent plusieurs problèmes à cause des éléments culturels renfermés dans le texte. Pour réussir la mise en correspondance des connotations socioculturelles, les traducteurs roumains doivent faire preuve de compétences linguistiques et péri-linguistiques et ils doivent gérer la manipulation des stratégies traductives.

Mots-clés : culture, stratégie traductive, culturème, éléments socioculturels. Abstract : This article concentrates on literary translation and intends to offer a brief outline of the strategies of cultural transport used in the translation of the hugolien novel Notre-Dame-de-Paris in the Romanian space. The methodology employed consists of comparing the source text with some Romanian versions, approaching the problems of translation raised by certain sequences (non-existent cultural entities in the Romanian culture, terms which relate to sociopolitical organization, the name of holidays, public services, proper nouns, verbal expressions). We shall see that, from the very first page of the novel, the Romanian translators are faced with several problems because of the cultural elements contained in the text. To draw a successful correspondence between sociocultural connotations, the Romanian translators have to possess language and linguistic skills and they have to master the employment of the right translation strategies.

Keywords : culture, translation strategy, cultureme, sociocultural elements

Nous partons du principe selon lequel la traduction est un processus de communication interculturelle, une opération complexe dont la problématique se manifeste sous divers aspects ; la dimension qui va nous intéresser est tout d’abord culturelle.

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L’un des objectifs de l’analyse de notre corpus est l’identification des stratégies utilisées dans le processus de traduction (une fois définis les concepts de culture et stratégie de traduction).

Au centre de notre approche, la traduction est vue comme médiatrice entre deux cultures, elle transmet une bonne part de la culture de l’Autre, rapprochant les peuples. Cela nous amènerait à repenser le rôle des éléments socioculturels des textes car l’un des principaux enjeux de la traduction de la culture reste la transposition de l’implicite culturel.

Bref aperçu théorique Nos premières remarques porteront sur la culture qui influe sur

l’interprétation du texte à traduire et nous devons définir cette notion en grandes lignes et en rapport avec la traduction.

Il est intéressant de constater que, à propos de la culture, Jean Sévry (1998, 134) distingue quatre niveaux :

- un corpus d’habitudes, façons de se vêtir, de se tenir à table, d’échanger des cadeaux et des politesses sociales, des salutations ;

- une façon d’organiser le temps par des calendriers agraires, voire lunaires, de s’installer dans ce temps par une série de marquages indiquant les moments les plus importants de la vie, tels la naissance, le mariage, la mort et le travail du deuil, les funérailles ;

- des systèmes de parenté, la structuration du groupe en classes d’âge, une façon de situer l’autorité, de rendre justice, de gérer les pouvoirs politiques ;

- une façon d’occuper l’espace et les sols, de fabriquer des paysages et des habitats, d’organiser des architectures, tout un système de représentations du monde, une relation instaurée entre l’homme, la nature, le cosmos, l’ici et maintenant et l’au-delà, c'est-à-dire le sacré, qui s’est mis en place au gré de l’histoire.

Pour maîtriser la langue, il ne suffit pas d’en connaître le vocabulaire et la grammaire, le lieu culturel fournit les instructions et les conventions qui facilitent l’acte linguistique ; le traducteur doit faire appel à ses connaissances extralinguistiques pour reproduire sur le lecteur-cible les mêmes effets que ceux qui sont produits sur les lecteurs du texte original. Autrement dit, la culture circonscrit l’espace des conventions qui régissent la réception de tout acte traductif.

Dans le même ordre d’idées, Luciano Nanni, philosophe et spécialiste de l’esthétique, professeur à l’Université de Bologne a introduit

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la notion d’intentio culturae. Selon Nanni (1995, 37), l’intention culturelle dirige les trois autres intentions proposées par Umberto Eco (1992, 147). Cherchant à expliquer l’attribution du sens dans l’acte herméneutique et dans l’acte critique, Nanni a distingué l’intentio auctoris qui correspond à ce que les tenants de l’École Interprétative appellent le « vouloir dire » de l’auteur, intentio opéris c'est-à-dire le projet du texte lui-même et l’intentio lectoris ou intention du lecteur.

Le facteur culturel est donc essentiel car du transfert des valeurs et des habitudes propres à la culture d’accueil peut dépendre le succès ou l’échec d'une traduction ; ce transfert est soumis à des contraintes contextuelles et intratextuelles relatives à la langue et à la culture source, et à celles de la langue et de la culture cible et exige plusieurs connaissances et habiletés dans la manipulation des stratégies traductionnelles.

Avant d’identifier les stratégies utilisées par les traducteurs roumains pour franchir l’écart culturel franco-roumain, nous ouvrons ici une parenthèse pour examiner brièvement la notion de stratégie de traduction qui est d’ailleurs un concept complexe.

Issu de la psychologie cognitive, introduit par Selinker en 1972, le terme « stratégie de traduction » dénomme un choix, une technique, une décision linguistique, un « procédé de résolution de problèmes » selon Hurtado Albir (2001, 271).

Pour Georgiana Lungu Badea (2008, 124), les stratégies de traduction se réfèrent à l’ensemble des procédés de traduction utilisés par un traducteur afin de transférer dans la langue-cible le sens d’un texte-source mais aussi l’atmosphère culturelle dans laquelle ce sens a été produit de sorte qu’il suscite au lecteur-cible la même réaction que celle produite sur le lecteur-source.

Soulignons qu’il faut distinguer deux sortes de stratégies de traduction, c'est-à-dire deux niveaux de stratégies différents :

- un niveau général ou le niveau du texte entier, le macro-niveau du texte, quand on peut recourir aux stratégies de traduction globales ; - un niveau plus spécifique, le micro-niveau du texte, où l’on peut appliquer des stratégies locales. Ce deuxième type est celui qui nous intéresse, il est applicable

lorsque le traducteur est confronté à un problème de traduction et décide de modifier une unité.

La définition donnée par Hurtado Albir (2001, 271) aux « procédés de résolution de problèmes » a attiré notre attention car il est utile d’insister

Pratiques (en marge) de la critique des traductions

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sur la nature de ces problèmes qui portent essentiellement sur le transfert culturel, sur les « points riches » dont parle Christiane Nord :

La limite de la culture est marquée par des « points riches » qui sont en fait des lieux de différences dans le comportement qui provoquent des conflits culturels ou des crises de la communication entre deux communautés en contact.[….] Ces aspects – qui vont des signes lexicaux aux actes langagiers jusqu’aux concepts fondamentaux du fonctionnement du monde – sont autant de points riches … (2008, 36)

Par conséquent, le traducteur doit toujours identifier ces problèmes,

rester conscient de ces points riches qui apparaissent dans la traduction lorsque la langue d’accueil s’avère lacunaire et les référents peuvent ne pas être identiques. Les termes socioculturels identifiés dans le texte proposé visent des séquences à charge civilisationnelle qui renvoient à des particularités locales (coutumes, croyances, culture matérielle, plats spécifiques, vêtements, monnaies, mesures de longueur, etc.), à des particularités géographiques (Cristea 2000, 174), à des systèmes socio-politiques et administratifs spécifiques ou renferment des allusions de toutes sortes : littéraires, historiques, folkloriques.

On va regarder de plus près ces « zones textuelles problématiques » (Berman 1995, 66), ces éléments porteurs d’information culturelle parce que ce sont eux qui nécessitent des stratégies de traduction. Commençons par la définition des désignateurs culturels que Michel Ballard propose : « les désignateurs culturels ou culturèmes, sont des signes renvoyant à des référents culturels, c'est-à-dire des éléments ou traits dont l’ensemble constitue une civilisation ou une culture. » (2003, 149). Pour Georgiana Lungu-Badea (2004, 68), le concept de culturème est largement utilisé afin de désigner l’unité porteuse d’information culturelle, matérialisée sous forme de lexies simples, composées, expressions phraséologiques, expressions palimpsestes.

Notre Dame de Paris – un texte marqué culturellement L’œuvre qui sert de support d`analyse est Notre Dame de Paris de

Victor Hugo (plus précisément les premiers fragments de l’Incipit), corpus qui n’est pas encore exploré du point de vue d’une critique des traductions dans l’espace roumain.

Notre Dame de Paris reste une œuvre particulièrement complexe et difficile à traduire. Victor Hugo décrit ici l’univers parisien tel qu’il l’a

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connu à travers les chroniques des mémorialistes. Parmi les éléments qui rendent difficile la traduction on peut signaler l’évocation des événements historiques du Moyen Âge tardif avec les aspects théologiques, philosophiques, le mélange de registres linguistiques (jargon, langue populaire, l’argot). À cela s’ajoute, dans les pages consacrées à l’architecture, la difficulté d’une certaine précision terminologique.

Un autre défi pour le traducteur est donné par l’intertexte, riche en citations latines, grecques de comptines, refrains, chansons populaires, françaises ou espagnoles.

Les quatre traductions roumaines de Notre Dame de Paris de Victor Hugo ont été publiées à des époques différentes. La première traduction, Cocoşatul de la Notre Dame, a été publiée par George A. Dumitrescu en 1919-1920. Une deuxième traduction, réalisée quelques ans après par George B. Rareş, a paru en 1935 aux Editions « Cultura Românească », Bucureşti, sous le titre Cocoşatul de la Catedrala Notre Dame de Paris. Dès la première page on mentionne que c’est une traducere complectă [traduction complète] de George B. Rareş. Une autre traduction analysée, sous le titre Cocoşatul de la Notre Dame, appartient à Ion Pas, parue à la Maison d’édition Arc, Bucarest, 1992, et compte 492 pages. Le conseiller éditorial Paul Lampert explique qu’on a utilisé comme texte de base la traduction de Ion Pas parue aux Editions « Cugetarea » en 1938 et que dans la présente édition on a modernisé l’orthographe, on a corrigé les inadvertances onomastiques et stylistiques et, cette fois-ci, le roman a été réédité dans un seul volume.

Problèmes de transport culturel dans les versions roumaines du roman Notre Dame de Paris

Nous avons identifié des unités de traduction qui contiennent des

allusions culturelles, référents culturels ou bien des culturèmes qui posent des problèmes aux traducteurs roumains dans leur tentative de recréer l’ambiance du roman hugolien.

Les problèmes de traduction apparaissent dès la première page du roman dans certaines séquences (des entités culturelles inexistantes dans la culture roumaine, des mots qui se rapportent à l’organisation sociopolitique, noms de fêtes, fonctions publiques, noms propres, événements historiques).

En ouvrant son roman Notre Dame de Paris sur la Fête des Fous, Victor Hugo introduit son lecteur dans une atmosphère de cérémonie insolite, assez bien connue pour le lecteur français mais peu accessible à des

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lecteurs roumains. La Fête des Fous éveille à l'interlocuteur français une série de connotations et de détails concernant la date, les événements, les rituels, les coutumes, liés à cette fête. Elle marquait l’ouverture du carnaval qui, au Moyen Âge, durait deux mois à partir de l’Epiphanie. Dans la traduction, ce système de connexions est réduit.

Pour la traduction du titre on observe des solutions différentes qui méritent une attention particulière. G. A. Dumitrescu choisit Notre Dame din Paris, ensuite, chez George B. Rareş, le titre devient par une tentation explicative, Cocoşatul de la Catedrala Notre Dame de Paris [Le Bossu de la Cathédrale Notre Dame de Paris]. Le titre Cocoşatul de la Notre Dame appartient à Ion Pas et le dernier dans l’ordre chronologique est Notre Dame de Paris, titre proposé par G. Naum. Ce dernier titre reste, selon notre opinion, le plus fidèle par rapport à l’original, tandis que les autres solutions sont discutables.

Un autre constat concernant cette fois-ci le niveau graphique : pour certaines unités l’auteur utilise des caractères italiques, fait respecté par tous les traducteurs pris en compte dans cette analyse. Ce sont des citations qui proviennent de l’Histoire de Louis le Onzième, dite Chronique scandaleuse, de Jehan de Troye. Dans les versions roumaines, la présence de ces caractères en gras (chez Rares) ou italiques (chez Naum et G. A. Dumitrescu) n’est pas expliquée. Il aurait été nécessaire de préciser dans une note en bas de page la raison pour laquelle le texte comporte ces caractères différents du reste des mots (tout comme dans le texte-source).

Les unités qui évoquent des événements avec des significations historiques, populaires dans le texte de départ « jour des Rois et de la Fête des Fous », « plantation de mai » soulèvent plusieurs problèmes aux traducteurs roumains à cause de leur charge spécifique et à cause des connotations civilisationnelles renfermées. Les traducteurs roumains ont proposé les solutions suivantes : zilei regilor şi a petrecerii nebunilor, plantare de arbori [G. A. Dumitrescu] (les connotations sont effacées), Zilei regilor şi a Sărbătorii nebunilor, se planta arbustul tradiţional [Ion Pas] et Zilei Regilor şi a Sărbătorii Nebunilor, plantat arborele de mai [Gellu Naum].

On observe que pour le terme « plantation de mai », les traducteurs roumains ont recours à plusieurs solutions, les connotations de cette unité source étant difficile à garder. « Le mai » est un arbre ou un mat enrubanné que l’on plantait, à l’origine, pour fêter le printemps ; par la suite, cette tradition s’est étendue à de nombreuses fêtes populaires. Ion Pas a recours à un élément supplémentaire pour rendre le texte plus explicite arbustul tradiţional, élucidant le sens référentiel de l’énoncé.

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On rencontre des interférences diachroniques, transfert de mots appartenant à des états de langues différents, des termes historiques traduits par des termes actuels. Par exemple, pour ce qui est du terme « prévôt », qui désigne une fonction publique, sans équivalent précis en roumain, George A. Dumitrescu choisit d-lui intendent general, alors que Ion Pas choisit staroste, un mot assez obsolète, à notre avis.

Gellu Naum préserve tel quel le terme ; il trouve donc une autre solution, celle du maintien, une stratégie qui consiste à garder un nom ou un mot de l’original dans la traduction, sans l’adapter orthographiquement à la langue-cible. Le traducteur garde ainsi l’aspect étranger et fait appel à des notes en bas de page : magistrat feudal, cu felurite atribuţii ; în text îl vom denumi uneori după funcţiile îndeplinite. Pour le nom propre « La Cité », Naum respecte toujours la même règle et on observe sa préférence pour garder les noms et mots français pour leur statut de mots exotiques, pour l’atmosphère.

Il y a des situations où les traducteurs trouvent les mêmes équivalences, par exemple pour le nom propre « Palais de Justice » rendu en roumain par Palatul de Justiţie. Par ailleurs, ils utilisent l’explicitation pour faciliter la compréhension. Pour le terme « Dauphin », même s’il a un équivalent roumain Delfin, Naum choisit l’insertion explicative prinţul moştenitor. Ion Pas recourt au maintien du terme « Dauphin », mais il ne respecte plus la même stratégie quant au nom propre « Marguerite de Flandre » roumanisé Margareta de Flandra.

En ce qui concerne la traduction de l’unité « une révolte d'écoliers dans la vigne de Laas », on peut observer des dérapages lexicaux dans les deux traductions roumaines. Ion Pas propose revoltă de şcolari în via Laos ; on observe ici que le toponyme Laas est devenu Laos. Il s’agit, probablement, d’une erreur typographique tandis que Gellu Naum trouve une autre solution răzmeriţă a studenţilor in oraşul Laas1.

L’unité « Ni une entrée » rendue en roumain par nici vreo intrare renferme encore des allusions historiques : Les Entrées du Roi ou de la Reine dans la porte Saint Denis après le couronnement à Reims étaient des festivités solennelles, largement décrites par les chroniqueurs.

Une autre unité de traduction qui a connu des solutions différentes est « dans la triple enceinte de la Cité, de l’Université et de la Ville »2.

1 Sur l’emplacement de l’actuelle rue Saint André des Arts. L’Université et l’abbaye de Saint Germain se disputaient encore au XVI e siècle ce territoire. 2 Il s’agit de la division traditionnelle, topographique et organique de Paris : le pouvoir civil et religieux, l’éducation, le commerce et l’industrie.

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George Rareş traduit în insula Cité, la universitate şi în oraş, et « la triple enceinte » devient în insula Cité. Ion Pas propose în întreita incintă a Cetăţii, a Universităţii şi a Oraşului et Naum în tripla incintă formata de Cité, de Universitate şi de Oraş, gardant l’aspect étranger du toponyme « Cité ». Pour les termes « la triple enceinte », il propose un équivalent convenable, un néologisme d’origine française în tripla incintă.

La dernière phrase du texte proposé « Chacun avait pris parti, qui pour le feu de joie, qui pour le mai, qui pour le mystère » est rendue en roumain par Ion Pas :

Fiecare se hotărâse, pentru petrecere, pentru arbust, pentru mister

et par Naum Fiecare se hotărase fie pentru focul de sărbătoare, fie pentru arborele de mai, fie pentru mister, tandis que Dumitrescu recourt à une réorganisation de la phrase : Mulţimea burghezilor şi burghezelor se îndrepta deci din toate părţile dis de dimineaţă, după ce îşi încuiaseră casele şi îşi închiseseră prăvăliile, spre unul din cele trei locuri desemnate.

L’allusion culturelle met le traducteur devant un dilemme : qu’il

l’explicite, qu’il la laisse intacte et le traducteur décide d’expliquer les faits culturels dont l’opacité risque de nuire à l’intelligibilité du récit soit dans le texte même arbustul tradiţional, prinţul moştenitor, soit par une note en bas de page, comme par exemple le terme « prévôt ».

Les traducteurs roumains doivent faire appel à la fois à des compétences linguistiques, culturelles et encyclopédiques pour réussir la mise en correspondance des connotations socio-culturelles.

Les difficultés apparaissent lorsque les traducteurs ont affaire aux connotations nationales liées à l’histoire, au patrimoine national (les allusions érudites, les allusions historiques et littéraires) pour lesquelles on a besoin de connaissances encyclopédiques vastes. L’aspect terminologique du texte constitue un défi pour la traduction ; par exemple, le nom propre « Palais de Justice », rendu en roumain, au début, par Palatul de Justiţie, se prête bien à une étude plus détaillée. Citons à l’appui de cette remarque les vers qui suivent dans ce premier fragment choisi, le quatrain de Théophile de Viau qui, selon une note en bas de page dans le texte français, a été un poète libertin persécuté par les tenants de l’ordre qui fut un temps emprisonné dans la cellule de Ravaillac.

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Certes, ce fut un triste jeu / Quand à Paris dame Justice / Pour avoir mangé trop d’épice / Se mit tout le palais au feu. Desigur că a fost un trist joc / Când la Paris cucoana Justiţie, / Mâncând

prea multe dulciuri, / A dat întregului Palat foc. (Ion Pas)

N-a fost plăcut sinistrul joc / Cînd la Paris doamna Dreptate / Luînd bacşiş pe săturate / Palatul şi l-a pus pe foc. (G. Naum) Da sigur, fu un joc trist / Cănd la Paris madam Justiţia / Pentru că mîncase prea pipărat / Işi puse foc întregului palat. (G. Dumitrescu)

À cause probablement de l’attention prêtée au rythme et à la rime, les traducteurs adoptent des stratégies ponctuelles, non uniformes. Premièrement, la transposition – réorganisation grammaticale (« Pour avoir mangé » / Mâncând / Pentru că mîncase), deuxièmement, l’appellatif « dame » est rendu différemment (doamna, madam, cucoana). Ensuite, les traducteurs ignorent ou ne réussissent pas à rendre le jeu sur les deux sens d’épice et de palais : gustatif et judiciaire.

Conclusions Sans avoir la prétention d’avoir épuisé la problématique si vaste du

sujet, nous tirons quelques conclusions : le transfert du sens de la culture française vers la culture roumaine se réalise par plusieurs stratégies ; l’inventaire des stratégies de traduction employées dans les versions roumaines montre le fait que les traducteurs adoptent des stratégies ponctuelles, non-uniformes, selon les exigences particulières du contexte donné.

On observe une certaine liberté par rapport à l’original pour ce qui est des premiers traducteurs, une tentative d’exotisation dans la version de Naum qui préserve tels quels plusieurs termes, gardant l’étrangeté, transposant le lecteur dans cet univers autre. Ion Pas préfère la naturalisation des termes et, comme on a pu le voir, trouve plusieurs équivalences.

Pour ce qui est de la traduction des noms propres, on observe que la stratégie la plus répandue consiste à traduire le signifiant de façon totale ou en l’adaptant aux lois phonologiques de la langue roumaine, surtout pour les personnages historiques, les noms propres géographiques, d'institutions.

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Pour les cas où le destinataire du texte traduit n’a pas les connaissances nécessaires pour comprendre les implicites du texte, le traducteur procède à l’explicitation dans la langue d’arrivée de certaines allusions ou notions relatives à la culture commune aux locuteurs de la langue de départ.

Il n’existe pas de règles fixes, établies, quant à la manière de procéder, ce qui suppose que les stratégies choisies par un traducteur ne seront pas unanimement acceptées par la critique ou par le lecteur auquel il s’adresse. Références bibliographiques Ballard, Michel. La traductologie dans tous ses états. Arras : Artois Presse Université, 2007. Berman, Antoine. Pour une critique des traductions : John Donne. Paris : Gallimard, 1995. Cristea, Teodora. Stratégies de la traduction. Bucureşti : Editura Fundaţiei România de Mâine, 2000. Eco, Umberto. Les limites de l’interprétation. Traduction par M. Bouhazer. Paris : Grasset, 1992. Eco, Umberto. A spune cam acelaşi lucru. Traduction par Laszlo Alexandru. Bucureşti : Polirom, 2008. Hurtado Albir, Amparo. Traducción y Traductología. Introducción a la traductología, Madrid : Cátedra, 2001. Lungu-Badea, Georgiana. Teoria culturemelor, teoria traducerii. Timişoara : Editura Universităţii de Vest, 2004. Lungu-Badea, Georgiana. Mic dicţionar de termeni utilizaţi in teoria, practica si didactica traducerii. Timişoara : Editura Universităţii de Vest, 2008. Nanni, Luciano. « Estetica e semiotica : il ribaltone post-strutturalista ». Bologne : Parol 12, 1995. Nord, Christiane. La traduction : une activité ciblée. Artois : Presses Université, 2008. Sévry, Jean. « Traduire une œuvre africaine anglophone ». Palimpsestes no. 11, Traduire la culture. Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1998. Textes de référence :

Hugo, Victor. Notre Dame de Paris. Paris : Editions Gallimard, 1996. Hugo, Victor. Notre Dame din Paris. trad. de. George A. Dumitrescu, Bucureşti : Editura Librăriei Stănciulescu, 1919. Hugo, Victor. Cocoşatul de la Catedrala Notre Dame de Paris. Traducere de George B. Rareş. Bucureşti : Editura Cultura Româneasca, 1935.

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Hugo, Victor. Notre Dame de Paris. Traducere de Gellu Naum. Bucureşti : Editura de Stat pentru Literatură, 1962. Hugo, Victor. Cocoşatul de la Notre Dame. Traducere de Ion Pas, Bucureşti : Maison d’édition Arc, 1992.

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La traduction – point de convergence de plusieurs identités. Le cas d’Amin Maalouf Florina CERCEL Université « Ştefan cel Mare », Suceava Roumanie

Résumé: Notre article s’inscrit dans une préoccupation pour les techniques et les stratégies de la traduction ressortissant d’une éthique de la traduction qui, selon le théoricien Antoine Berman, consiste à préserver l’étrangéité du texte original. Cette préoccupation s’est matérialisée dans un travail de comparaison du roman « Le Périple de Baldassare » de l’écrivain libanais d’expression française, Amin Maalouf, et la version roumaine donnée par la traductrice Ileana Cantuniari. Les repères théoriques concernant la traduction comme compréhension d’une identité, d’une culture et d’une pensée qui se dévoilent à travers l’écriture seront valorisés dans l’analyse des stratégies de la traduction et des problèmes posés par le texte original. Mots-clés : traduire, identité, culture, stratégie. Abstract : Our paper is part of our concern with translation techniques and strategies emerging from the ethics of translation which, according to Antoine Berman, consists of preserving the foreign character of the original text. This preoccupation materialized in a comparative study of the Lebanese writer of French expression Amin Maalouf’s novel ’’Le Périple de Baldassare’’ and its Romanian translation by Ileana Cantuniari. The theoretical references concerning translation as comprehension of identity, culture and thought will be applied in the analysis of the translation strategies and problems posed by the original text.

Keywords : to translate, identity, culture, strategy.

La traduction a joué depuis l’Antiquité un rôle fondamental dans la formation, la préservation et l’enrichissement des langues et des cultures devenant une composante essentielle de l’activité artistique et économique de l’humanité. Elle a rendu possible la migration des connaissances d’une culture à l’autre, d’un peuple à l’autre. Les traducteurs, par leur travail intense, permettaient le flux des connaissances et facilitaient la communication entre des gens appartenant à des cultures différentes et, par conséquent, parlant des langues différentes. Ainsi la traduction devient-elle

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une ouverture vers d’autres espaces et un moyen de connaissance de l’Autre, de l’étranger.

Depuis longtemps la traduction a suscité des polémiques concernant les façons les plus appropriées de traduire, le rôle et la responsabilité du traducteur face au texte original, au texte d’arrivée et au lecteur de la traduction. Au XIXe siècle, Schleiermacher (1999, 19) proposait deux méthodes authentiques de traduire : « Ou bien le traducteur laisse l’écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre, ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible et fait que l’écrivain aille à sa rencontre. » Un siècle plus tard, c’est le théoricien Antoine Berman (1984, 16) qui reprend presque de la même manière le binarisme du philosophe allemand. Il oppose la traduction à la lettre, la traduction littérale à la traduction du sens en affirmant que la traduction est traduction de la lettre, du texte en tant que lettre. Berman (1993, 74) conçoit une éthique de la traduction qui favorise la traduction littérale : « L’acte éthique consiste à reconnaître et à recevoir l’Autre en tant qu’Autre. » La traduction est « animée du désir d’ouvrir l’Étranger en tant qu’Étranger à son propre espace de langue. » (75).

Ces méthodes nous intéressent dans la mesure où elles peuvent rendre compte des deux tendances de la traduction, favoriser la culture de départ et garder l’étrangéité du texte original ou favoriser la culture d’arrivée en effaçant les composantes culturelles du texte original. En effet, la traduction d’une identité étrangère suppose sa compréhension sous toutes les formes de manifestation étroitement liées à la culture d’où elle est issue.

La traduction est devenue graduellement l’objet de recherche des théoriciens appartenant à des disciplines différentes et envisageant la traduction de plusieurs points de vue. Elle a constitué et constitue encore une modalité de connaissance et d’auto-connaissance, une ouverture vers d’autres langues et, implicitement, vers d’autres cultures et représente, en ce sens, une ouverture de Soi vers l’Autre. L’espace de rencontre entre les deux entités culturelles est, dans ce cas, le texte, point de convergence de plusieurs identités. Ainsi la traduction porte-t-elle en soi, outre le sens et la forme donnés par l’auteur, l’empreinte de celui qui se charge à transporter le texte original dans une autre langue : le traducteur. En plus, l’écrivain projette son identité sur ses personnages et conçoit son œuvre dans un certain contexte en fonction de son expérience personnelle.

Donc, le texte traduit porte la marque de plusieurs identités : l’identité de l’écrivain qui infléchit à ses personnages des images de Soi-

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même et de sa propre culture et l’identité du traducteur confronté à ses propres dilemmes et difficultés.

Le traducteur devient, par sa tâche et par son statut, un médiateur interculturel et interlinguistique. En ce sens, nous mentionnons l’ouvrage d’Anthony Pym (1997) qui met au centre l’importance de l’identité interculturelle du traducteur. Selon lui (1997, 14), la traduction implique que le traducteur se trouve à l’intersection de plusieurs cultures qui interviennent aussi au niveau du contenu : « Le traducteur est interculturel dans le sens où l’espace du traduire – le travail du traducteur – se situe dans les intersections qui se tissent entre les cultures et non dans le sens d’une culture unique. ». La culture façonne ainsi de la même manière l’identité du traducteur et l’identité du texte.

Tous ces éléments sont censés entrer en contact dans le contexte de la culture d’origine puis, par l’acte de la traduction, dans la culture d’arrivée. Le traducteur n’est jamais libre d’y intervenir. Il est contraint à suivre l’œuvre, à bien comprendre et à faire comprendre. Il doit se plier aux exigences du texte original et respecter la forme initiale tout en tenant compte du principe de la résonance parce que, à part le sens, le rythme est celui qui donne le souffle du texte. À ce propos, il est significatif de mentionner la théorie du philosophe et traductologue français, Henri Meschonnic (2008, 46), pour qui la traduction signifie la transposition d’un discours, d’une œuvre avec sa rythmicité, son oralité. Sa théorie fonde une poétique du traduire qui institue la nécessité d’une prise en compte autant des théories de langage que des théories de la littérature, une traduction qui s’appuie aussi sur le système rythmique du texte, qui prend en compte le discours et non plus la langue :

Bonne […] la traduction qui, en rapport avec la poétique du texte invente sa propre poétique et qui remplace les solutions de la langue par les problèmes du discours, jusqu’à inventer un problème nouveau comme l’œuvre l’invente, une traduction qui, ayant le texte pour unité, garde l’altérité comme altérité. (Meschonnic, 130)

Nous nous proposons d’analyser dans cette étude l’écart entre le projet de l’auteur (dans notre cas, l’écrivain libanais d’expression française Amin Maalouf) et ce que la traductrice Ileana Cantuniari a réussi à transposer dans la traduction roumaine de son œuvre. Dans quelle mesure le traducteur a-t-il réussi à transposer les visages de l’identité qui transparaissent dans l’original ? Notre démarche prend en compte les stratégies déployées par le traducteur pour rendre dans un autre code

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linguistique, le roumain dans notre cas, des réalités appartenant à d’autres langues et (à d’autres) cultures. Ces réalités posent beaucoup de problèmes quand il s’agit du souci de ne pas effacer les caractéristiques propres au texte original.

Le traducteur doit s’approprier le texte tout en gardant la distance pour vaincre l’écart culturel et identitaire. Par empathie, le traducteur s’identifie à l’écrivain pour mieux saisir le sens voulu et abolir les distances culturelles et identitaires.

De ce point de vue, la traduction de l’œuvre d’Amin Maalouf est d’autant plus difficile. Son écriture appartient à une littérature d’acculturation qui essaie de rendre visible l’identité biculturelle ou multiculturelle de son auteur. Il assume pleinement ses appartenances qui se matérialisent au niveau de son discours par la coexistence de deux langues, le français et l’arabe, et le partage des référents culturels. Les difficultés posées par la traduction de ce genre d’écriture relèvent ainsi d’un croisement des ressources techniques et artistiques des deux langues et des deux cultures et, comme disait Ahmed-el Kaladi (2005, 159), « [e]lles [les œuvres] sont déjà en quelque sorte une traduction, car les auteurs, par le biais d’un médium étranger, transcrivent des signes d’appartenance culturelle, linguistique, etc. […]. La langue d’écriture leur sert avant tout à exprimer la pluridimensionalité de leur héritage culturel et linguistique. ».

L’écrivain met en scène un certain « jeu » se déployant sur un fond historique réel mais empreint des légendes et des mythes qu’il a récréés à sa façon. Il s’agit d’un dédoublement de son identité complexe dans ses personnages, dédoublement qu’il prolonge sous le signe de la fiction au-delà de soi-même. Il résulte ainsi un écart entre histoire et fiction, d’une part, et entre autobiographie et fiction, d’autre part. Il revient au lecteur de dévoiler ce déguisement des identités à partir de son expérience mais il revient en premier lieu au traducteur de le comprendre pour le transposer.

Le roman Le Périple de Baldassare (Maalouf, 2001) met en scène un personnage qui est, par excellence, l’homme qui doute, un être hanté par des questions auxquelles il ne trouve plus les réponses dans cette époque effrayée par l’imminente Apocalypse. Baldassare, descendent de l’illustre famille Embriaco, qui a réussi à conquérir Tripoli, est, en Orient, un minoritaire par son appartenance et ses racines génoises. Donc, même s’il est né en Orient il reste toujours un étranger : « À quoi bon parcourir le monde si c’est pour y voir ce qui est déjà en moi ? » (Maalouf 2001, 62). Le doute le mènera dans un voyage à travers le monde entier à la recherche d’un livre, Le centième nom, censé dévoiler le centième nom de Dieu et

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apporter ainsi le salut à l’humanité. Mais le héros de ce roman, bien qu’homme culte, ne connaît pas le monde réel et, tout comme un Don Quichotte oriental, il tombera de tromperie en tromperie.

L’analyse de quelques fragments et syntagmes du texte original et de leur version roumaine, des passages du roman que nous trouvons définitoires pour l’insertion du personnage dans le récit, témoignera des difficultés de traduction que pose la coexistence de deux codes linguistiques et culturels au sein du même récit.

La forme même du roman, le journal, dévoile une identité qui cherche et se cherche à travers l’écriture, un être faisant exception à la règle et, par là, devenant un étranger à son propre monde. L’écriture offre à Baldassare l’espace d’une intimité où l’identité personnelle peut se déployer sans les intrusions des normes et des comportements imposés par le social. Il en résulte ainsi un écart entre les pensées intimes dévoilées dans l’écriture et l’identité sociale que le héros doit afficher dans le monde. L’identité maaloufienne se voile et se dévoile avec intermittence, elle se cache sous une apparence qui constitue la façade de Soi devant l’Autre, car la société la contraint à afficher un autre visage conforme à ses règles : « Étrange époque que la nôtre où le bien est contraint de se déguiser sous les oripeaux du mal ! » (Maalouf 2001, 233). Ileana Cantuniari donne la version suivante : « Ciudată mai e şi epoca noastră, în care binele e silit să se deghizeze în straiele răului! » (Maalouf 2004, 212). Une première remarque s’impose dès le début : il s’agit de la manière dont la traductrice fait un calque sur la syntaxe de la phrase française et commence la version roumaine aussi par un adjectif. L’inversion entre le copulatif et le sujet de la phrase (« epoca noastră ») a le rôle de mettre en relief cette étrangeté de l’époque dans laquelle vit notre personnage. La phrase roumaine est conçue de la même manière, phrase principale suivie d’une relative et réussit à surprendre exactement l’atmosphère de cette époque-là en gardant aussi l’opposition bien/mal qui s’y instaure.

Dans ce monde, Baldassare se voit obligé à cacher ses pensées et ses doutes comme il le témoigne à un moment donné : « Heureusement que j’ai ce cahier pour lui murmurer les choses que je dois taire. » (2001, 336). La version roumaine est la suivante : « Noroc de acest caiet pe care-l am pentru a-i şopti lui lucrurile asupra cărora se cuvine să păstrez tăcerea. » (2004, 305). À notre avis, la traductrice aurait dû garder la traduction mot-à-mot du verbe « devoir » car la signification du mot est un peu changée. « Se cuvine » et « trebuie » ne signifient pas la même chose. L’auteur ne souligne pas qu’il conviendrait que Baldassare se taise mais qu’il doit se

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taire. Il doit garder le silence sur ce qu’il écrit dans ce journal à cause des déterminations liées aux persécutions religieuses et politiques pratiquées par les Ottomans et sans rapport à ses croyances intimes. C’est une époque où règnent l’intolérance, les discriminations religieuses et politiques ce qui oblige l’homme à cacher sa vraie identité, l’identité personnelle, pour afficher ce qu’on appelle une « identité de façade » (Mucchielli 1986, 82). C’est pour cela que Baldassare tient ce journal. À une autre époque que celle de son héros, Maalouf se dévoile aussi à travers l’écriture.

La cohabitation de deux langues et de plusieurs référents culturels dans l’original se traduit au niveau textuel par un mélange de deux langues, le français et l’arabe. Quoiqu’écrit en français, le roman est parsemé de mots désignant des réalités culturelles arabes ce qui rend d’autant plus difficile la tâche du traducteur. Voici quelques exemples de mots arabes dans le texte français avec la version roumaine donnée par Ileana Cantuniari : « salamalecs »/ « salamalecuri », emprunt au turc « selâma leyküm » ; « maidins »/ « maidini », mot qui n’existe pas en roumain, donc la traductrice utilise le report pur et simple et fait confiance au lecteur qu’il va comprendre du contexte qu’il s’agit d’une monnaie ; « Amân »/ « Aman », toujours un emprunt au turc ; « cadi »/ « cadi »,

report pur et simple. Nous observons que la traductrice utilise tantôt l’emprunt, tantôt le report pour rendre des mots désignant des référents culturels spécifiques à la culture arabe. Le souci de préserver ces mots prouve que la traductrice évite de faire appel à des équivalents de la langue roumaine pour mieux garder la spécificité culturelle du texte de départ. Par exemple, le syntagme « le sophi de la Perse » (342) a été traduit par « sufi-ul din Persia ». Ni l’auteur, ni le traducteur ne choisissent pas d’expliquer ce que ce mot signifie et le lecteur se rend seulement compte qu’il s’agit d’un leader de Perse. Voilà la définition donnée par le dictionnaire Littré : « Nom qu'on donnait autrefois dans l'Occident au schah de Perse. ». Un cas similaire est le mot « wali » rendu en roumain par le même terme mais en italiques : « wali ». Dans ce cas, aussi, la traductrice utilise le report direct même si le sens du mot ne relève pas du contexte. Le petit Robert (2007, 2750) enregistre la définition suivante : « wali – milieu XXe, mot arabe. En Algérie, Haut fonctionnaire responsable d’une wilaya (homologue du préfet en France) ». Ileana Cantuniari aurait eu une alternative pour faciliter au lecteur la compréhension du mot : introduire une note pour préserver ainsi l’étrangéité du texte de départ.

Cantuniari fait rarement appel au report accompagné par des notes de bas de page parce que le contexte aide en général le lecteur à

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comprendre les désignateurs de référents culturels ou, s’ils sont plutôt méconnus, l’auteur vient lui-aussi à l’aide du public et explique dans le texte les mots qu’il utilise. Et s’il est nécessaire, la traductrice intervient avec une explication en bas de la page. Par exemple, prenons le cas du mot « gentil » (2001, 198) : « Nous sommes tombés l’un dans les bras de l’autre. Moi heureux de serrer dans mes bras mon meilleur ami juif, et lui heureux de fuir tous les juifs de la terre pour se réfugier dans les bras d’une ‘’gentil’’ ». La version roumaine garde le mot « gentil » entre guillemets mais accompagné d’une note : « Nume dat de către vechii evrei străinilor. » (2004, 182). Cantuniari précise qu’il s’agit de sa traduction. Une centaine de pages plus loin nous trouvons deux autres mots expliqués. Il s’agit de deux toponymes utilisés par Maalouf et que la traductrice considère difficile à comprendre par le lecteur roumain : « l’Atropatène » (342) – « Actualul Azerbaidjan » (310) et « les Échelles » (342) – « Scările Levantului, nume dat porturilor comerciale din Mediterana aflate sub dominaţie turcească. » (310). Une autre note explique une fête religieuse : « la Saint-Siméon, laquelle tombe le premier septembre et qui est pour eux le jour de l’an »(346) – « sărbătoarea Sfântului Simeon, care cade la întâi septembrie şi care reprezintă pentru ei începutul anului. » (313). Le nom de fête est expliqué par une note de bas de page : « Este vorba de începutul anului bisericesc pentru ortodocşi. » (313)

Une autre note explique un nom propre. Il s’agit du nom Sebastiao Magalhaes qu’on trouve sous la même forme en roumain mais explicité en bas de la page : « Magalhaes este numele portughez al lui Magellan. » (326).

La manière dont le texte maaloufien est construit rend plus facile la compréhension des spécificités culturelles. L’auteur aide le lecteur à se rendre compte du sens des mots et, quand la compréhension nécessite des connaissances plus approfondies de la culture orientale, il ajoute une définition dans le texte. C’est pour cela que la traductrice n’est pas obligée de charger le texte de toutes sortes de définitions et de notes. Mais parfois le zèle didacticien de la traductrice - enseignante laisse son empreinte dans le texte. C’est le cas, par exemple, du toponyme « Wood Street » (388) restitué tel quel dans le texte d’arrivée mais traduit dans une note : « Strada de lemn. » (388).

En échange, ce souci de faire comprendre au lecteur toutes les significations cachées du texte original est la raison pour laquelle Ileana Cantuniari introduit une autre note, cette fois-ci justifiée : il s’agit du nom du personnage principal, « Embriaco », et d’un jeu de mots de l’auteur – « Joc de cuvinte : Embriaco (- nume propriu / şi ,,ubriaco” – beţiv în limba

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italiană. » (440). Cette allusion au mot italien aurait probablement été ignorée par le lecteur si la traductrice ne l’avait pas soulignée.

Il existe aussi des termes religieux que la traductrice préfère remplacer avec un équivalent plus usité et, donc, plus connu par le lecteur. Par exemple, le terme « comput » qui a en roumain l’équivalent « comput » et signifie « calcul al timpului pentru stabilirea datei Paştilor şi pentru socotirea calendarului bisericesc. » (Şăineanu 1998, 186). Pour ne pas agglomérer le texte avec des notes, la traductrice remplace le terme avec sa définition simplifiée : « calcule calendaristice » (313). Elle utilise le même procédé dans le cas de la fête religieuse « la Toussaint » traduite par « Sărbătoarea Tuturor Sfinţilor ».

En ce qui concerne les noms propres, ils sont gardés dans la version roumaine avec quelques adaptations orthographiques : « Maïmoun » - « Maimun », « Sabbataï » - « Sabbatai », « Boumeh » - « Bumeh », etc. Il est intéressant d’observer que la traductrice ne se contente pas de garder les noms propres mais elle garde aussi leurs déterminants : « hajj Idriss », « Baldassare effendi » et qui sont spécifiques à cette culture. Elle garde aussi les appellatifs « signor Baldassare », « signor Gabiano », mais traduit « le sieur Barinelli » par « jupân Barinelli » qui est un mot propre à la culture roumaine.

Baldassare entreprend un voyage qui se transforme dans son initiation au monde réel, mais aussi une construction ou une ré-construction de son identité car les images de Soi changent à chaque étape : « Cela dit, il y a eu également un moment où je n’avais plus peur du moment où j’avais quitté mon âme de marchand pour endosser celle d’un dompteur. Et de cet instant-là, fût-il des plus fugaces, je suis fier. » (Maalouf 2001, 76). Ce fragment a été traduit ainsi : « Acestea fiind zise, a existat şi un moment în care nu mi-a mai fost frică. Un moment în care îmi abandonasem sufletul de negustor pentru a-l adopta pe cel al unui îmblânzitor. Şi de clipa aceea, fie ea şi dintre cele mai fugare, sunt mândru. » (Maalouf 2004, 69).

Une première remarque s’impose vis-à-vis de la traduction en roumain : au niveau syntaxique, la phrase roumaine apparaît plus rigide que la phrase française à cause du fait que la traductrice a préféré omettre le pronom relatif « où » et de reprendre l’idée par une autre phrase.

Deuxièmement, il s’agit du verbe « endosser » traduit par « a adopta ». Mais le sens ici, tenant compte des circonstances dans lesquelles Baldassare prononce ces mots, est de « assumer » / « a asuma ». Car, en défendant l’Aleppin qui veut aller à l’église de la Croix, il dit qu’il est le

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protégé du résident génois auprès de la Porte, ce qui est faux, et il assume ses risques.

Et, enfin, la dernière remarque concerne, en fait, le changement de l’image de Soi qu’arrive à Baldassare. Il s’agit d’une transformation temporaire de statut. En assumant des risques, il sort vainqueur devant le caravanier. Il existe donc cette opposition entre « le marchand » et « le dompteur », le marchand étant soumis aux caprices de ses clients tandis que, à ce moment-là, il est maître de la situation. Donc, à notre avis, il serait plus approprié de traduire « dompteur » par « stăpân ».

Un autre changement d’identité se produit, à notre avis, au niveau des pronoms personnels. Ileana Cantuniari remplace parfois, dans les dialogues, le pronom de politesse « Vous » avec le pronom « tu » et le traduit par « tu » ou « dumneata », une forme intermédiaire, en roumain, entre « Vous » et « tu » : « Vous me dites que le livre que Marmontel vous a acheté possède des vertus extraordinaires … » (125) / « Îmi spui că acea carte pe care Marmontel a cumpărat-o de la dumneata are virtuţi extraordinare ... » (114). L’échange des pronoms instaure un autre rapport entre les deux hommes, un rapport plutôt de familiarité qui ne se retrouve pas dans l’original.

Le langage de Maalouf est clair et élégant, avec des phrases rythmées et ponctuées par des expressions et des syntagmes qui réclament en roumain une réorganisation de la syntaxe et la recherche des équivalents qui puissent exprimer l’intention de l’auteur. Dans ce cas, la traductrice a dû faire ses choix en favorisant parfois le sens général de la phrase au détriment d’une traduction littérale.

Par exemple, le texte est parsemé d’expressions qui ne peuvent pas être traduites mot-à-mot et la traductrice a dû trouver des équivalents dans la langue roumaine : « oiseau de malheur » (23) traduit par « piază-rea » (21), « Le faux sage que je fais ! » (45) – « Ce înţelept de doi bani sunt! » (41), « ce je ne sais quoi qui fouette l’homme vivant ! » – « acel vino-ncoace care dă ghes oricărui bărbat ! » (36), « pas de Habib en vue » (50) – « nici pomeneală de Habib » (46), « il ne faut pas trop me secouer les sangs » (59) – « nu trebuie să vină cineva să mă tragă de urechi » (55). Par ailleurs, la traductrice va trop loin avec le registre familier et introduit des expressions trop populaires qui se trouvent en désaccord avec l’ensemble du texte : « Dans quoi, diable, me suis-je embarqué ? »(26) – « În ce dracu’ m-am vârât ? » (23), « Lui aussi se mettait de la partie ! » (35) – « Iaca acum, intra şi el în horă! » (32), « forcément » (50) – « vrând-nevrând » (46). D’autres fois, Cantuniari choisit d’allonger les phrases pour accentuer un certain

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aspect du personnage ou de l’action. Par exemple, à propos du vieux Idriss l’auteur dit : « En haillons, presque sans bagages, il paraissait aussi pauvre que vieux. » (24). Voici la version roumaine : « În zdrenţe, aproape fără nimic asupra lui, părea pe cât de bătrân, pe atât de sărac. » (21-22). La traductrice remplace le syntagme « presque sans bagages » par « aproape fără nimic asupra lui » pour accentuer sa misère et inverse la place des deux adjectifs « bătrân » et « vieux ». Elle intervient ainsi dans le texte original pour mettre en relief certaines caractéristiques du personnage Idriss.

Au bout de son voyage, Baldassare ne trouve pas les réponses recherchées dans le livre Le Centième Nom qui apparaît comme visible, matériel, mais pourtant invisible pour ceux qui veulent le lire. En échange, il arrive dans une ville où il ne se sent plus un étranger : Gênes.

Il est intéressant d’analyser un fragment où Baldassare parle de l’appartenance à cette ville : « Dépouillé, oui, mais comme un nouveau-né sur le sein de sa mère. Ma mère retrouvée. Ma terre-mère. Ma rive-mère. Gênes, ma cité-mère. » (Maalouf 2001, 275) ; « C’est dans cette ville que je suis né bien avant ma naissance, et de ne l’avoir jamais vue la rendait plus chère à mon cœur comme si je l’avais abandonnée et que je devais l’aimer davantage pour qu’elle me pardonne. » (291)

La version roumaine : Gol, da, dar ca un nou-născut la sânul maicii sale. Mama mea regăsită. Ţara mea mamă. Ţărmul meu matern. Genova, cetatea mea-mamă. » (Maalouf 2004, 249) ; « În acest oraş m-am născut cu mult înainte de a mă naşte, iar faptul că nu-l mai văzusem niciodată până acum îl făcea încă şi mai drag inimii mele, ca şi cum l-aş fi părăsit şi ar trebui să-l iubesc şi mai mult pentru a mă face iertat. (264)

Au niveau du sens général, Ileana Cantuniari rend dans ces phrases le sentiment d’appartenance qu’éprouve Baldassare face à sa ville, Gênes, qu’il considère comme sa terre-mère. Au niveau de la syntaxe, la traduction respecte le texte original mais, au niveau lexical, il existe cependant quelques inconsistances. Le mot « dépouillé » signifie l’état dans lequel Baldassare est arrivé dans la ville de Gênes, c’est-à-dire, volé, sans argent et sans famille. Rapporté à l’équivalent roumain « gol » nous pouvons dire que l’équivalence sémantique ne se réalise que partiellement parce que cet adjectif se rapporte plutôt au niveau corporel et ne présente pas la signification de « dépouillé » dans sa totalité. L’équivalent « despuiat » serait plus approprié à notre avis.

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Une autre remarque concerne la répétition du nom « mère » que la traductrice interrompt par son remplacement avec l’adjectif « matern ». Nous n’avons plus « ţărmul meu mamă », la traduction du « syntagme « Ma rive-mère », mais « Ţărmul meu matern ».

Même si la signification de ces syntagmes a été partiellement affectée par l’intervention de la traductrice, la version donnée correspond aux exigences de la langue roumaine et reste fidèle à l’intention d’origine Références bibliographiques

Ballard, Michel. De Cicéron à Benjamin. Traducteurs, traductions, réflexions. Lille : Presses Universitaires de Lille, 1992. Berman, Antoine. La traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain. Paris : Seuil, 1993. Dictionnaire de français Littré. URI : http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/definition/sofi_%5B1%5D/69034. (Consulté le 25 Juillet 2010). Kaladi, Ahmed el. « Acculturation et traduction ». In : Michel Ballard (éd.). La traduction, contact de langues et de cultures (1). Arras : Artois Presses Université, 2005 : 153-168. Le Nouveau Petit Robert. Nouvelle Édition du Petit Robert de Paul Robert, texte remanié et amplifié sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey. Paris : Le Robert, 2007. Maalouf, Amin. Les Identités meurtrières. Paris : Grasset & Fasquelle, 1998. Meschonnic, Henri. Poétique du traduire. Paris : Verdier, 1999. Meschonnic, Henri. Dans le bois de la langue. Paris : Laurence Teper, 2008. Mucchielli, Alex. L’identité. Paris : Presses Universitaires de France, 1986. Pym, Anthony. Pour une éthique du traducteur. Arras : Artois Presses Université, 1997. Schleiermacher, F. D. E. Des différentes méthodes de traduire. Traduit de l’allemand par Antoine Berman. Paris : Seuil, 1999. Şăineanu, Lazăr. Dicţionar universal al limbii române. Chişinău : Litera, 1998. Textes de référence

Maalouf, Amin. Le Périple de Baldassare. Paris : Grasset & Fasquelle, 2001. Maalouf, Amin. Periplul lui Baldassare. Traducere din franceză de Ileana Cantuniari. Iaşi : Polirom, 2004.

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Notices biobibliographiques

Eugenia ARJOCA IEREMIA, professeur à la Faculté des Lettres, d’Histoire et de Théologie de l’Université de l’Ouest de Timişoara (Roumanie), enseigne la linguistique française, la pragmatique et la traduction médicale. Responsable du Département des Langues romanes. Depuis 2008, elle dirige le master intitulé Tendances actuelles en langue et littérature françaises et francophones. Ayant un doctorat en linguistique romane, elle a publié des articles de linguistique française et de linguistique contrastive (domaine roumain-français) et des livres de spécialité comme : Structura semantică a verbelor de gândire în limbile franceză şi română ; Limba franceză, curs practic de gramatică ; Le verbe et ses catégories spécifiques en français et en roumain. Elle est membre de plusieurs sociétés scientifiques, comme la Société internationale de linguistique et de philologie romanes, l’ACLIF (Association des chercheurs en linguistique française), SEPTET – Paris. Elle a traduit des textes philosophiques, religieux et surtout médicaux (domaine de l’ophtalmologie, dans le Journal français d’ophtalmologie), des aphorismes (de T. Nicola Trăilă, Dinspre sufletul meu / Du fond de mon âme). Izabella BADIU est maître de conférences et chef du Département de Langues Modernes Appliquées de la Faculté des Lettres de l’Université « Babeş-Bolyai » de Cluj. Ancienne élève étrangère de l’Ecole Normale Supérieure, elle obtient sa maîtrise en Lettres modernes (1996) et son DEA en Littérature comparée (1997) à l’Université de Paris IV – Sorbonne. Docteur ès lettres avec une thèse en cotutelle depuis 2003 elle publie notamment Métamorphoses de l’écriture diariste (Casa Cărţii de Ştiinţă, Cluj, 2005) ainsi que des dizaines d’articles et de traductions. Après 2001 elle s’oriente vers le domaine de l’interprétation de conférence étant accréditée auprès des Institutions Européennes (2005) et effectue un Master d’Études Avancées en Pédagogie de l’Interprétation (2006-2007) à l’ETI de l’Université de Genève. Membre actif de l’EMCI, elle dirige le Master Européen en Interprétation de Conférences de l’Université de Cluj (http://masteric.lett.ubbcluj.ro/). Florina CERCEL est depuis 2008 la doctorante de Muguraş Constantinescu à l’Université de Suceava. Les 27-28 mars derniers, elle a participé aux Journées de la Francophonie organisées par l’Université « Al. I. Cuza » de Iaşi où elle a soutenue une communication : L’œuvre d’Amin Maalouf comme dialogue des langues et des cultures. En collaboration avec Oana Varavareanu, elle a publié le compte rendu de la traduction coordonnée par Georgiana Lungu-Badea du livre coordonné par Jean Delisle si Judith Woodsworth, Traducătorii în istorie/Les Traducteurs dans l’histoire, Editura Universităţii de Vest, Timişoara, 2008. Le compte rendu est paru dans DOCT-US, an I n° 1, 2009. Muguraş CONSTANTINESCU, professeur des universités, eseigne la littérature française et la traduction littéraire à l’Université « Ştefan cel Mare » de Suceava.

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Elle est rédactrice en chef de la revue Atelier de Traduction, directrice du Centre de Recherches INTER LITTERAS, coordinatrice du master Théorie et pratique de la Traduction ; a publié notamment les volumes Pratique de la traduction, La traduction entre pratique et théorie, Les Contes de Perrault en palimpseste ainsi que des ouvrages traduits de Charles Perrault, Raymond Jean, Pascal Bruckner, Gilbert Durand, Jean Burgos, Gérard Genette, Alain Montandon, Jean-Jacques Wunenburger. Eugenia ENACHE est maître de conférences à la Faculté de Science et Lettres de l’Université « Petru Maior » de Târgu Mureş. Les recherches personnelles, portant sur le symbolisme belgo-roumain, la littérature belge, sont reflétées dans des articles publiés dans les revues universitaires (Cluj-Napoca, Iaşi, Tg. Mureş, Alba Iulia, Piteşti) ou dans des livres (Georges Rodenbach şi spaţiul cultural românesc, Editura Universităţii « Petru Maior », Tg. Mureş, 2007). La thèse de doctorat, défendue en 2007, porte le titre Georges Rodenbach, une poétique de la réflexivité (livre paru aux éditions Casa Cărţii de Ştiinţă de Cluj-Napoca, coll. « Belgica.ro », 2008). Elle s’intéresse aussi à la problématique de la traduction littéraire (Georges Rodenbach, Valul Mirajul. Teatru, Casa Cărţii de Ştiinţă, Cluj-Napoca, coll. « Belgica.ro », 2009, introduction, traduction et notes de Eugenia Enache) et de spécialité (élaboration d’un dictionnaire juridique explicatif). Jenő FARKAS est professeur de langue et littérature roumaines à l’Université Eötvös Loránd de Budapest. Ses recherches portent sur les relations hongro-roumaines, la francophonie centre-européenne, avec une prédilection pour les avant-gardes littéraires du XXe siècle et les mouvances littéraires actuelles. Il a été collaborateur principal pour les domaines français et roumain de l’Encyclopédie de la littérature universelle, éditée par l’Académie de Hongrie (1989-1996). Auteur d’une centaine d’études rédigées en français, hongrois et roumain, il a publié notamment L’Histoire du prince Dracula (Budapest : Editions de l’Académie des Sciences de Hongrie, 1989), Treize plus un. Dialogues sur les relations hongro-roumaines (Budapest : Palamart, 2005), et une grammaire contrastive roumain-hongrois (Román nyelvtan, Budapest : Palamart, 2007). A traduit en hongrois des écrits d’Eugène Ionesco et E. M. Cioran, et en français le drame Une étoile au bûcher d’András Sütő. Sous sa direction, ont été publiées en version hongroise plusieurs œuvres d’auteurs roumains, dont Hotel Europe / Európa Szalló, (Budapest : Palamart, 2002), Arpiège / A hiabavalóság futamai (Budapest : Palamart, 2007), de Dumitru Ţepeneag, et un fragment en édition bibliophile du roman Psyché, de Sándor Weöres (2005). Membre du Comité scientifique international des revues Nouvelles Études Francophones (États-Unis) et A Cor das Letras (Bahia, Brésil). Chevalier dans l'Ordre des Palmes académiques de la République française depuis 2003. Membre de l’Union des Écrivains de la Hongrie. Irène KRISTEVA, maître de conférences au Département d’Études romanes, (Université de Sofia), a un doctorat de Sémiologie du Texte et de l’Image à

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l’Université de Paris 7. Domaines de recherche : Théorie de la traduction ; Littérature française au tournant du XXe et XXIe siècles ; Sémiotique du texte et de l’image. Publications récentes : Livres : Pascal Quignard :la fascination du fragmentaire, Paris, L’Harmattan, 2008 ; Pour comprendre la traduction, Paris, L’Harmattan, 2009.Etudes, articles : « De la pulsion de traduire aux limites de l’interprétation », in L’Homme dans le texte, Presses universitaires de Sofia, 2008 ; « (Po)éthique de la traduction », Kultura, n°17, 30 avril 2009 ; « Perspectives herméneutiques de la traduction », in Signes, Discours et Sociétés, n. 3, 2009 ; « Herméneutique de la traduction », in l’Annuaire de l’Université de Sofia, Presses universitaires de Sofia, tome 102 ; « Traduction, culture, vision du monde », in Signes, Discours et Sociétés, n° 4, 2009 (à paraître). Projets de recherche en cours : Poétiques du traduire au XX siècle ; La forme brève au tournant du XXI siècle. Associations : auditrice libre d’Espace Analytique, France. Jean-René LADMIRAL, professeur, HDR, docteur en philosophie, philosophe, germaniste et linguiste, traducteur et théoricien de la traduction, est professeur de traductologie à l’ISIT et professeur de linguistique et de philosophie à l’Université Paris X-Nanterre. Il est l’auteur de plusieurs livres et d’une centaine d’articles sur la traductologie, la communication interculturelle, la traduction, la didactique de la traduction. À l’Université Paris X-Nanterre, il a crée et dirigé le Centre d’Etudes et de Recherches en Traduction (CERT). Sa thèse d’habilitation à diriger des recherches s’intitule La traductologie : de la linguistique à la philosophie (1995). Il a publié de nombreux articles et dirigé de nombreux numéros de revues consacrés à la traduction (Langages n° 28, n° 119, Langue française n° 116, Revue d’Esthétique, n° 12, etc.). Ouvrages publiés : Traduire : théorèmes de la traduction (1979, 1994, 2002), La Communication interculturelle (avec E. M. Lipiansky, 1989, 1991 et 1995), Critique et théorie (avec Dominique Château, 1996), Quand la traduction se réfléchit (2005), Della traduzione: dall’estetica all’epistemologia (2009). Il est directeur du centre de recherche CRATIL de l’ISIT Paris. Jean-René Ladmiral a traduit de l’allemand : J. Habermas (Jürgen Habermas, La Technique et la science comme 'idéologie', Profils philosophiques et politiques et, avec Marc B. de Launay, Après Marx), Thomas W. Adorno (Minima Moralia, avec Eliane Kaufholz), Kant (Critique de la faculté de juger, avec Marc B. de Launay et Jean-Marie Vaysse) ; de l’anglais : Erich Fromm (Crise de la psychanalyse. Essais sur Freud, Marx et la psychologie sociale). Georgiana LUNGU-BADEA est professeur à la Chaire de langues romanes de l’Université de l’Ouest de Timişoara (Roumanie). Elle est rédacteur en chef des revues Dialogues francophones et Translationes, fondateur et directeur du centre de recherche ISTTRAROM-Translationes (Histoire de la traduction roumaine), organisateur de colloques sur la traduction et l’histoire de la traduction roumaine, sur la littérature et les problèmes de la traduction littéraire. Elle est membre des associations professionnelles CIEF (2005), SEPTET (2005). Domaines d’intérêt : la traductologie, les problèmes théoriques et pratiques de traduction, la traduction

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littéraire, la littérature. Ouvrages publiés en français : D. Tsepeneag et le régime des mots. Écrire et traduire « en dehors de chez soi » (2009) ; (éd. avec M. Gyurcsik) Dumitru Tsepeneag. Les Métamorphoses d’un créateur : écrivain, théoricien, traducteur (2006) ; en roumain : Petit dictionnaire des termes utilisés dans la théorie, la pratique et la didactique de la traduction (2003, 2e édition révisée 2008), Théorie des culturèmes, théorie de la traduction (2004), Tendances dans la recherche traductologique (2005), Brève historie de la traduction. Repères traductologiques (2007). Ouvrages coordonnés : Répertoires des traducteurs et des traductions roumaines (XVII-XIX siècles) des langues française, italienne, espagnole (2 vol 2006) ; Un chapitre de traductologie roumaine (XIXe siècle) (2008). Ramona MALIŢA est maître assistant au Département des Langues Romanes, Université de l’Ouest Timişoara. Docteur ès Lettres. Elle enseigne les cours de littérature française du Moyen Âge, de la Renaissance et du XIXe siècle. Membre de la Société des études staëliennes, Genève depuis 2003, membre SEPTET, Strasbourg, membre AUF depuis 2008. Volumes parus : 1. Doamna de Staël. Eseuri, traduits, commentés et annotés par Ramona Maliţa, 2004. 2. Dinastia culturala Scipio, 2005. 3. Mme de Staël et les canons littéraires, Timişoara, Mirton, 2006. 4. Le Groupe de Coppet. Un atelier de la construction/déconstruction des canons esthétiques, 2007. Volumes coordonnés (avec A. Gheorghiu) : Journées de la francophonie 2006 – 2007. Etudes des langues et des littératures françaises et francophones, 2008 ; Agapes francophones 2008. Etudes des lettres françaises et francophones, 2009.

Magdalena MITURA, maître de conférences à l’Institut de Philologie Romane de l’UMCS à Lublin, poursuit des recherches concernant la critique de la traduction sur des œuvres littéraires françaises et italiennes. En 1997, elle a fini ses études supérieures à l’Université Marie Curie-Skłodowska à Lublin avec la thèse de maîtrise intitulée Les relations cohésives dans le roman « L’écume des jours » de Boris Vian. Sa thèse de doctorat L’écriture vianesque : traduction de la prose, qu’elle a soutenu en 2006 à l’Université Jagellon de Cracovie, a été remaniée et publiée deux ans plus tard chez Peter Lang en Suisse. Les principaux domaines d’intérêt de Magdalena Mitura sont la critique et la théorie de la traduction (les traces du traducteur, le statut du traducteur en tant qu’auteur second, le lecteur du texte traduit, la traduction du comique verbal), ainsi que la linguistique textuelle (la cohésion et la cohérence, l’apport du lecteur dans la constitution du sens). Ella a effectué plusieurs stages scientifiques à l’étranger, entre autres à l’Institut für Übersetzer und Dolmetscherausbildung de l’Université de Vienne et au CLA de Besançon. Petronela MUNTEANU est doctorante à l’Université « Ştefan cel Mare » de Suceava, où elle prépare une thèse sur Le problème des marques culturelles et des référents culturels dans la traduction et l’adaptation de l’œuvre de Victor Hugo, sous la direction de Muguraş Constantinescu.

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Marija PAPRASAROVSKI, docteur ès lettres, est romancière, traductrice et maître de conférences à la Faculté des Lettres de Zagreb en Croatie. Elle s’intéresse plus particulièrement à la traduction littéraire et au théâtre contemporain en France et au Québec. Ses travaux portent aussi sur le roman français contemporain. Elle est auteure de 4 romans, d'un ouvrage sur la sémiologie théâtrale, de plusieurs articles sur le roman français (Hervé Guibert, Milan Kundera, Amélie Nothomb, Marie Darrieussecq, Pascal Bruckner, Christian Oster, Alfred Jarry, Michel Tournier, Marguerite Duras) et sur le théâtre (théorie, sémiotique, dramaturgie contemporaine). Parmi ses traductions du français on peut citer les œuvres de Michel Tournier, George Sand, Hervé Guibert, Alfred Jarry, Anne Hébert, Bernard-Marie Koltès, Irène Némirovsky, Marcel Proust, Le Clézio. Elle prépare actuellement un ouvrage sur la dramaturgie de Genet et Koltès. Alina PELEA, interprète et traductrice, enseigne l’interprétation de conférence et la langue française contemporaine dans le cadre du Département de Langues Modernes Appliquées de la Faculté des Lettres de Cluj-Napoca (Université « Babeş-Bolyai »). Docteur en traductologie avec une thèse sur les Aspects culturels de la traduction des contes, thèse dirigée par les professeurs Rodica Pop (Université « Babeş-Bolyai ») et Michel Ballard (Université d’Artois). Depuis octobre 2004, elle est membre de l’équipe du Centre d’Etudes des Lettres Belges de Langue Française. Jusqu’à présent, elle a publié quelques études portant sur des aspects ponctuels de la traduction des contes.

Mariana PITAR, maître assistant à la Faculté des Lettres, d’Histoire et de Théologie de l’Université de l’Ouest de Timişoara (Roumanie), enseigne la terminologie, la traduction des documents audio-visuels, la traduction assistée par l’ordinateur et l’analyse du discours. Avec un doctorat dans le domaine de la linguistique textuelle, elle publie plusieurs articles et deux livres dans le domaine : Textul injonctiv. Repere teoretice et Genurile textului injonctiv. Elle fait plusieurs stages de perfectionnement à l’étranger dans le domaine de la terminologie (Rennes, 1996, 1999), de la traduction des documents audio-visuels (Barcelone, 2005, Toulouse 2006). Elle a écrit plusieurs articles dans le domaine de la traduction spécialisée et de la terminologie et a publié récemment un manuel de terminologie intitulé Manual de terminologie şi terminografie. Elle a contribué aussi au dictionnaire de termes de traductologie Dicţionar contextual de termeni traductologici franceză-română coordonné par Maria Ţenchea. Mirela POP est chargée de cours au Département de Communication et Langues étrangères de l’Université « Politehnica » de Timişoara où elle enseigne la traduction générale, niveau initiation, la traduction économique et le français langue étrangère. Elle est docteur en Sciences du langage depuis 2007. Thèse de doctorat soutenue en 2007 à l’Université de Bucarest, Faculté de Langues et

Pratiques (en marge) de la critique des traductions

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Littératures étrangères. Titre de la thèse : Repérage et traduction des modalités dans les chroniques de presse. Ses domaines d’intérêt sont la théorie, la pratique et la didactique de la traduction, la linguistique appliquée et la didactique du FLE et du FOS. Ouvrages publiés en français : Initiation à la traduction. Cahier de séminaire pour la Ière année (1999), Pratique du français. Manuel (2004), Pratique du français. Cahier de séminaire (2004). Elle fait partie actuellement d’une équipe de recherche intéressée à la problématique de la traduction des documents officiels de l’anglais, de l’allemand et du français vers le roumain. Anda RĂDULESCU est professeur des universités (Faculté des Lettres, Département de français, Université de Craiova, Roumanie). Elle a publiés 8 livres dont 3 de traductologie, 62 articles (dont 25 sur des problèmes portant sur la pratique de la traduction). Elle a participé à plusieurs colloques internationaux : Lyon, Lille, Arras, Louvain-la-Neuve, Leuven, Sofia, Pecs, Poznan, Montréal. Elle

est membre des associations : AfLiCo et SEPTET et de l’équipe de recherches Textes et Cultures d’Arras. Ses domaines de recherche sont : sociolinguistique, linguistique contrastive, traduction (publications dans Lingvisticae Investigationes, L’Information grammaticale, Etudes franco-britanniques de Paris ; Cahiers de grammaire de Toulouse ; Estudis romanics de Madrid et Cuadernos de filología italiana de Barcelone ; Quaderni di Studi Italiani e Romeni de Turin ; Revue Roumaine de Linguistique, Linguistique Théorique et Appliquée, Studii şi Cercetări Lingvistice de Bucarest). Estelle VARIOT est maître de conférences en langue, littérature et civilisation roumaines, après avoir soutenu une thèse de doctorat d'Études Romanes, spécialité Roumain (lexicologie) intitulée « Un moment significatif de l’influence française sur la langue roumaine : le dictionnaire de Teodor Teodor Stamati [Iassy, 1851] » ; jury : J. C. Bouvier, G. Taverdet (président) et V. Rusu (directeur de thèse), et titulaire d’une Maîtrise L. E. A. (Université de Provence), mention Affaires Internationales (langues : Anglais, Espagnol). Son cursus universitaire et ses activités de recherche l’ont amenée à faire des traductions et translittérations d’ouvrages littéraires, scientifiques, en prose ou en vers, et techniques depuis 1989, seule (sous la direction de V. Rusu) ou en collaboration, publiées ou à paraître. Elle a également fait des communications et interventions (ateliers, colloques) dans les domaines de la traduction, du plurilinguisme, de la linguistique et de la dialectologie, des relations franco-roumaines, et exemplifiant le lien existant entre « linguistique, traduction et diversité culturelle (francophonie) ». Elle a également réalisé l’édition de plusieurs ouvrages depuis 1998. Depuis 2004, elle est co-responsable de l’atelier 3 « Traduction et Plurilinguisme » de l’E. A. 854 (CAER) ; et, depuis 2008, est responsable d’un « Bureau de traductions administratives, techniques et littéraires » ouvert à toutes les langues et qui dépend aussi du Projet « Rompre l’isolement », mis en place dans son Université à destination des étudiants.

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Table des matières Présentation / 5

Esthétiques de la traduction/Jean-René LADMIRAL / 9

Le rôle du traducteur dans l'esthétique de la réception. Sauvetage de l’étrangeté et / ou consentement à la perte/Georgiana LUNGU-BADEA / 23

Quelques réflexions sur certains des enjeux de la traduction : entre théorie et pratique/Estelle VARIOT / 41

Pratiques (en marge) de la critique des traductions / Muguraş CONSTANTINESCU / 55

De l’esthétique vers l’éthique dans la traduction. L’idiolecte du traducteur, le contrat de lecture et « autres plaisirs minuscules » / Magdalena MITURA / 69

L’histoire des traductions en hongrois de Tartuffe et de Ainsi va l’carnaval /

FARKAS Jenő / 81

Pertinence de Mme de Staël pour l’esprit des traductions du XXIe siècle / Ramona MALIŢA / 101

Peut-on (vraiment) re-créer la chanson de Brassens par la traduction ? / Anda RĂDULESCU / 117

Traductions sur le marché. Éthiques multiples / Izabella BADIU /131

L’éthos du traducteur / Irène KRISTEVA / 151

Qu’est-ce qu’on sait quand on sait traduire ? / Marija PAPRASAROVSKI / 163

Devoir du traducteur du texte de spécialité / Eugenia ENACHE / 175

La traduction pour enfants et son potentiel didactique / Alina PELEA / 189

Dynamique de la signification et jeu des reformulations dans la traduction d’ouvrages touristiques du roumain vers le français/ Mirela POP / 205

Le rôle de la dérivation impropre dans la traduction médicale du roumain vers le français. Le cas des adjectifs employés adverbialement dans les textes du domaine ophtalmologique / Eugenia ARJOCA-IEREMIA / 223

La traduction des documents audio-visuels : volet indispensable dans la formation des traducteurs / Mariana PITAR / 235

Stratégies de transport culturel dans la traduction du roman Notre Dame de Paris de Victor Hugo / Petronela MUNTEANU / 247

La traduction – point de convergence de plusieurs identités. Le cas d’Amin Maalouf / Florina CERCEL / 259

Notices biobibliographiques / 271