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GÉOPOLITIQUE , GÉOÉCONOMIE , GÉOSTRATÉGIE ET SOCIÉTÉS DU MONDE ARABO - MUSULMAN Octobre-Décembre 2014 • 10,95 € Magazine trimestriel • Numéro 24 WWW.MOYENORIENT-PRESSE.COM entretien avec Abaher el-Sakka Gaza et la société palestinienne 3’:HIKROB=^VU^Z[:?k@a@c@o@a"; M 07419 - 24 - F: 10,95 E - RD CHIITES ET SUNNITES : LES MULTIPLES FACETTES DE L’ISLAM EN IRAK Égypte ENTRE RÉVOLUTION(S) ET AUTORITARISME Que reste-t-il des Frères musulmans ? Les ambitions du maréchal- président Abdel Fattah al-Sissi 24 A : 12.50 €, BEL : 12 €, CDN : 16.50 $, CH : 20 FS, D : 12 €, DOM : 11.50 €, MAR : 130 MAD, TOM : 1500 CFP, PORT. Cont. : 12 €

Frères musulmans égyptiens : comment (ne pas) sortir de la clandestinité ?

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g é o p o l i t i q u e , g é o é c o n o m i e , g é o s t r at é g i e e t s o c i é t é s d u m o n d e a r a b o - m u s u l m a n

Octobre-Décembre 2014 • 10,95 €Magazine trimestriel • Numéro 24

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entretien avec Abaher el-SakkaGaza et la société palestinienne 3’:HI

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CHIITES ET SUNNITES : LES MULTIPLES FACETTES DE L’ISLAM EN IRAK

ÉgypteENTRE RÉVOLUTION(S) ET AUTORITARISME

Que reste-t-il des Frères musulmans ?

Les ambitions du maréchal-président Abdel Fattah al-Sissi

24A

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6 Actualités - Agenda

10 Regard d’Abaher el-Sakka sur Gaza et la société palestinienne

DOSSIER ÉGYPTE 15

16 Repères Égypte : Cartographie

18 Entre révolution(s) et autoritarisme : où va l’Égypte ? Bernard Rougier et Stéphane Lacroix

24 Repères politique : Qu’est-ce que voter veut dire dans l’Égypte postrévolutionnaire ? SarahBenNéfissa

26 Frères musulmans : comment (ne pas) sortir de la clandestinité ? Marie Vannetzel

32 Repères religion : La communauté copte dans la « nouvelle » Égypte Gaétan du Roy

36 Les écrivains égyptiens, entre révolution et contre-révolution Richard Jacquemond

42 La (ré)invention d’Alexandrie : un engagement citoyen pour l’avenir d’une ville YoussefElChazli

48 Affronter le harcèlement sexuel : des mobilisations révolutionnaires Perrine Lachenal

54 Une économie à bout de souffle : entre crise et défis EntretienavecAmrAdly

60 Repères économie : Agricultures et agriculteurs égyptiens : loin de la tourmente révolutionnaire ? DelphineAcloqueDesmulier

64 Une puissance régionale sur la défensive OndrejBeraneketClémentSteuer

GÉOPOLITIQUE IRAK 70

70 Le sunnisme politique en Irak : du centralisme modernisateur au régionalisme confessionnel HoshamDawod

76 Allégeances, rivalités et conflits : les multiples visages du chiisme politique irakien MariusLazar

82 Repères religion : Une épuration religieuse planifiée TigraneYégavian

VILLES 84

84 Guerre contre l’État, guerre contre la ville : Alep, otage des combats en Syrie ThierryBoissièreetJean-ClaudeDavid

BD • LIVRES • WEB 92

SommaireMoyen-Orient no 24 • Octobre- Décembre 2014

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Moyen-Orient 24 • Octobre - Décembre 2014 5

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Moyen-Orient 24 • Octobre - Décembre 2014 15

D O S S I E R

© Xinhua/Pan Chaoyue

Entre révolution(s) et autoritarisme

Où va l’Égypte ? Plus le temps s’écoule depuis la révolution de 2011 et moins les spécialistes osent répondre à cette question et s’aventurer dans l’analyse de l’avenir du plus grand pays musulman du Moyen-Orient, tant les surprises, les violences, mais aussi les déceptions, sont grandes. Il était alors primordial de revenir sur un État qui reste au cœur d’une région en plein bouleversement (p. 64) pour comprendre les attentes démocra-tiques d’un peuple qui a fait du soulèvement contre l’autorité un mode d’expression (p. 18), les dynamiques religieuses et l’avenir de l’islam politique (p. 26), et surtout les graves crises sociales et économiques auxquelles sont confrontés les Égyptiens (p. 54).

ÉGYPTE

26 Moyen-Orient 24 • Octobre - Décembre 2014

Marie VannetzelChercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), membre du programme When Authoritarianism Fails in The Arab World (WAFAW – European Research Council)

D O S S I E R É G Y P T E

A vant 2011, l’organisation des Frères musulmans était, selon la formule consacrée, « interdite, mais tolérée  ». Cela signifiait qu’elle était illégale – en être membre était un motif d’ar-

restation et de détention –, mais la répression à laquelle elle était soumise fluctuait selon les lieux et les périodes. Il y avait une sorte de modus vivendi entre l’organisation et le régime, qui avait été plusieurs fois revu à la baisse, mais jamais radi-calement remis en cause, comme cela est le cas aujourd’hui.

Cette situation particulière, que l’on peut qualifier de « clan-destinité ouverte » (1), provenait de l’histoire complexe des relations des Frères musulmans avec l’État égyptien.Interdite en 1948 après une période d’existence légale, puis durement réprimée par le régime de Gamal Abdel Nasser (1954-1970) à partir de 1954, l’organisation avait progressi-vement réapparu à partir des années 1970 à la faveur de l’arrivée d’Anouar el-Sadate (1970-1981). Cependant, cette réémer-gence était conditionnée à un compromis avec le régime  :

Le 21 juin 2014, alors qu’Abdel Fattah al-Sissi venait d’être intronisé président, un tribunal confirmait la condamnation à mort de 183 personnes identifiées comme Frères musulmans. Ce verdict n’est qu’un exemple d’une politique d’éradication de l’organisation sévissant en Égypte depuis la destitution de Mohamed Morsi le 3 juillet 2013. Comment le mouvement s’était-il maintenu sur la scène politique sous Hosni Moubarak (1981-2011), alors qu’il était interdit ? Comment comprendre ses victoires électorales au lendemain de la révolution, puis sa perte de popularité ? Assiste-t-on à un retour à la clandestinité ou s’agit-il d’une phase nouvelle ?

Frères musulmans :comment (ne pas) sortir

de la clandestinité ?

Moyen-Orient 24 • Octobre - Décembre 2014 27

© AFP Photo/Mahmoud Khaled

Depuis la chute de Mohamed Morsi, le 3 juillet 2013, les partisans des Frères musulmans doivent se faire discrets, sous peine d’être arrêtés.

le mouvement, à reconstruire, était autorisé à accéder à une certaine forme d’existence publique – il disposait en particu-lier de publications et de maisons d’édition – sans recouvrer aucun statut légal. En effet, à leur sortie de prison, les dirigeants issus de la première génération de Frères musulmans, anciens compagnons du fondateur de l’organisation originelle, Hassan al-Banna (1906-1949), tentèrent en vain d’obtenir l’annulation du décret d’interdiction. Petit à petit, le mouvement s’est ainsi reconstitué dans cette marge de tolérance limitée. Cette refor-mation passait alors par l’implantation dans le secteur caritatif et sur les campus universitaires.

• La renaissance d’une organisation tolérée

Les années 1970 offrirent un terreau propice à ce redéveloppe-ment. D’une part, le régime d’Anouar el-Sadate, puisant dans le registre de la légitimité religieuse, encourageait l’expansion du secteur de la bienfaisance islamique afin qu’il prît en charge les services sociaux que l’État abandonnait peu à peu sous l’effet des politiques de libéralisation économique. D’autre part, les

autorités favorisaient le développement de « clubs islamiques » dans les universités afin d’y contrer les mouvements de gauche. Émergea alors une génération de jeunes militants plaçant la référence islamique au centre de leur discours et de leurs pra-tiques, à laquelle les vieux dirigeants des Frères musulmans se sont progressivement joints. L’appareil organisationnel frériste, le tanzim, commença ainsi à se restructurer. Durant les années 1980, le mouvement se reconstitua une large assise sociale, en poursuivant son action, mais également en prenant la tête des ordres professionnels de médecins, ingénieurs, phar-maciens, etc. : autant de leviers qui lui permirent de s’implan-ter dans la société, de recruter des militants et de gagner de nombreux sympathisants.Cette stratégie allait de pair avec un certain contournement de l’espace politique officiel. Ce n’est que tardivement, dans les années 1990, que les Frères tentèrent de fonder un parti politique, non sans provoquer d’intenses débats internes. L’existence informelle de l’organisation lui permettait para-doxalement d’échapper aux restrictions légales qui pesaient sur les partis et qui en faisaient des structures cooptées et dé-pourvues d’ancrage social. Au contraire, l’investissement des Frères dans l’action sociale consolidait leur existence de facto. C’était un mode de légitimation et de protection face au défaut

28 Moyen-Orient 24 • Octobre - Décembre 2014

Frères musulmans : comment (ne pas) sortir de la clandestinité ?D O S S I E R • É G Y P T E

de reconnaissance officielle dont ils pâtissaient. De plus, cette stratégie d’implantation réactualisait le répertoire idéologique frériste, hérité des premiers temps de l’existence du mouvement (1928-1948) pendant la période coloniale et monarchique.

• L’implantation sociale comme répertoire d’action politique

Le projet de Hassan al-Banna était de remettre l’islam au centre de l’organisation sociale moderne et de la vie des musulmans or-dinaires afin de permettre la renaissance de l’Égypte et du monde musulman (qui était alors sous domination coloniale). Il fallait donc appeler l’ensemble des musulmans à redécouvrir l’islam. Hassan al-Banna innova surtout en proposant une mise en pra-tique de cet appel à la religion, à travers la création de l’organisa-tion des Frères musulmans. Dans une formule célèbre et toujours reprise dans les multiples textes de présentation de l’organisation (tracts électoraux, sites Internet, etc.), le fondateur expliquait que la réforme à accomplir devait consister en « une formation de l’individu musulman, puis de la famille [ou de la maison] musul-mane, puis de la société musulmane, puis du gouvernement, de l’État et de la communauté [oumma] des musulmans » (2).Dans cette perspective, l’action politique se confondait avec l’action prédicative, éducative et caritative, pour mettre en œuvre la refondation morale de l’individu et de la société sur les préceptes et principes doctrinaux de l’islam, tels qu’inter-prétés par l’organisation frériste. Et celle-ci ne se réduisait ni à un parti, ni à une association caritative, ni à un groupe religieux.

Elle prenait une nature protéiforme qui en faisait donc une entité ad hoc, unique, inclassifiable. Or, dans le contexte de la réémergence « illégale, mais tolérée » des Frères musulmans, ce répertoire idéologique, valorisant l’unicité de l’organisation et encourageant son implantation dans tous les domaines de la vie sociale, fut repris comme mode d’action politique.Dans les années 1980, le mouvement accéda plus directement à la sphère politique institutionnelle. En effet, avec l’arrivée au pouvoir de Hosni Moubarak en 1981, après l’assassinat d’Anouar el-Sadate, commença une période d’ouverture poli-tique relative : des élections législatives allaient désormais se tenir régulièrement. Bien entendu, si plusieurs partis étaient autorisés à se présenter, la faiblesse structurelle de ces derniers et la fraude ont permis au mouvement présidentiel (le Parti national démocratique, PND) de dominer le Parlement sans partage… ou presque. Les Frères musulmans se saisirent de l’occasion et parvinrent à entrer dans l’arène parlementaire. La Chambre, dans leur visée, devint un point d’imputation de plus à la réforme sociale et morale qu’ils ambitionnaient. D’autant qu’en Égypte, le député est avant tout un pourvoyeur de ser-vices sociaux auprès de sa circonscription. Et, en matière de services sociaux, les Frères musulmans disposaient d’avantages comparatifs importants. De plus, étant donné qu’ils n’étaient pas un parti autorisé, ils ont développé une tactique de « pas-sager clandestin » : les candidats Frères ont participé en se présentant sur les listes d’autres formations et obtenu ainsi huit sièges (sur 448 élus) en 1984 puis 39 en 1987, devenant le premier groupe d’opposition au Parlement.Ces avancées accumulées dans les secteurs social, universi-taire, syndical et parlementaire ont contribué à provoquer

Selon leurs opposants, les Frères musulmans – incarnés par M. K. Al-Chater, M. Badie, M. Morsi et M. El-Belgaty – sont des terroristes.

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Frères musulmans : comment (ne pas) sortir de la clandestinité ?

Une organisation de « bienfaisance islamiqUe »

Fondée en 1928, l’association des Frères musul-mans – Jamiat al-Ikhwan al-Muslimin, en arabe – se présente avec l’ambition de remettre l’islam au cœur du mode de vie des Égyptiens et plus largement des croyants, dans un contexte historique marqué par la chute de l’Empire ottoman (1923) et la domination des Européens (Britanniques et Français) au Moyen-Orient. Le projet est donc à la fois politique, religieux, éducatif et social : son fondateur, Hassan al- Banna (1906-1949, cf. photo), définissait le mouvement comme « une idée collective compre-nant toutes les dimensions de la réforme, c’est-à-dire prédication salafiste, confrérie sunnite, vérité soufie, institution politique, groupe sportif, union savante et cultu-relle, entreprise économique ». La force de Hassan al-Banna, instituteur de profes-sion, est sa capacité à réunir les gens d’en bas, prêchant dans les cafés et les zones populaires. Rapidement, les Frères musulmans s’imposent comme un relais néces-saire, avec des écoles, des bibliothèques, des centres de charité, des dispensaires ; en 1948, ils réunissent près de 2 millions de membres. L’organisation est dissoute en décembre de cette année-là et Hassan al-Banna est assassiné le 12 février 1949. Mais elle était bien insérée dans la société égyptienne et même au-delà, inspirant des mouvements à l’étranger, comme le Hamas palestinien.

un durcissement du régime à l’égard des Frères à partir des années 1990 : les ordres professionnels furent « gelés », le secteur associatif placé sous étroite surveillance, les mosquées plus contrôlées, et toute activité sur les campus soumise à auto-risation. Le régime restreignit l’ouverture du jeu électoral et en modifia les règles, en passant notamment au scrutin individuel afin d’empêcher la tactique frériste du « passager clandestin ». Les Frères musulmans (comme la plupart des partis légaux) boycottèrent ainsi les élections de 1990 et n’obtinrent qu’un siège (sur 444 élus) en 1995. Toutefois, ce durcissement ne mit pas fin à l’implantation du mouvement : celui-ci contourna les interdits en développant des stratégies de diffusion plus dis-crètes et plus informelles, et parvint à réaffirmer sa présence dans l’arène parlementaire.

• Diffusion informelle dans la société et succès électoraux

À partir des années 1990, nombre d’associations fondées et diri-gées par des Frères musulmans furent fermées ou virent leurs dirigeants être exclus des instances officielles par la Sécurité d’État, la police politique de Hosni Moubarak. Cela n’empêcha pas dans beaucoup de cas que, jouant sur la tolérance tacite du régime, les Frères musulmans continuèrent d’y agir en tant que simples membres officieusement dotés d’un statut de dirigeant informel de l’association, alors que les responsables déclarés étaient des sympathisants. Ils pouvaient aussi recourir à des militants non connus des services de sécurité. Une autre stra-tégie développée pour contrer la reprise en main du secteur associatif était de mettre en place des formes d’action caritatives sans cadre légal, comme des caravanes médicales (groupes de médecins investissant un quartier pendant une journée ou deux pour y tenir des consultations gratuites, dans le local d’une asso-ciation amie, d’une mosquée, d’une école…), des distributions de nourriture à l’occasion des fêtes religieuses, de vêtements ou de fournitures scolaires à la rentrée, ou encore des programmes de parrainage d’orphelins, les Frères musulmans jouant le rôle d’« intermédiaire » entre un parrain donateur et les enfants bénéficiaires de l’aide financière ou matérielle mensuelle.Ces activités étaient mises en œuvre sans que le nom « Frères musulmans » apparût explicitement. Il était rare que les mili-tants fassent savoir qu’ils étaient membres de l’organisation, y compris à leurs proches. C’était au travers de certains codes vestimentaires et corporels et par le jeu des rumeurs qu’ils par-venaient à se faire identifier par les bénéficiaires de ces opé-rations et, plus largement, par les habitants des quartiers où ils étaient implantés. De plus, c’étaient souvent des personnes qui n’étaient pas des membres de l’organisation frériste, mais qui se disaient sympathisants ou trouvaient simplement là un moyen de participer à des actions de bienfaisance, socialement valorisées en Égypte, qui s’impliquaient dans ces programmes. L’action de ces « personnalités associées » n’était pas anecdo-tique, mais constituait un vecteur important de l’implantation sociale des Frères musulmans. Ainsi, un entrepreneur ayant

quelque aumône à verser pour les pauvres de son quartier pou-vait s’adresser à un voisin connu pour ses pratiques charitables et son implication dans le travail bénévole – qu’il identifiait, ou non, comme Frère – afin que celui-ci joue le rôle d’inter-médiaire, sélectionnant les familles dans le besoin. D’autres « personnalités associées » apportaient leur contribution sous couvert de leur profession : médecins, pharmaciens, avocats, commerçants, enseignants, par exemple, pouvaient accepter de servir gratuitement ou à moindres frais les individus recom-mandés par un Frère musulman auquel ils faisaient confiance.Or ce brouillage de l’identité frériste à travers ces dispositifs était un important élément de légitimation politique. Recourir à la bienfaisance était une pratique courante en Égypte, partagée notamment par les hommes d’affaires du PND qui utilisaient leur fortune pour acquérir une notoriété politique. Mais, par contraste avec l’étalage ostensible des largesses de ces entrepre-neurs, la « discrétion » des Frères et le fait qu’ils menaient ces actions sur un temps long, non pas seulement en période élec-torale, participaient d’une « économie symbolique du désinté-ressement » sur laquelle se fondait leur réputation morale. Cet ancrage social informel et cette économie morale expliquent en partie comment, lorsqu’en 2000 le régime a rouvert le jeu électoral, les Frères musulmans sont parvenus à remporter 17 sièges (sur 454 élus) au Parlement, puis 88 en 2005, score inédit pour l’opposition (les partis légaux plafonnent quant à eux à 12 mandats) (3).Ces éléments ont aussi contribué aux victoires remportées par les Frères et leur nouvelle formation politique, le Parti de la liberté et de la justice (PLJ), au lendemain de la révolution du

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30 Moyen-Orient 24 • Octobre - Décembre 2014

Frères musulmans : comment (ne pas) sortir de la clandestinité ?D O S S I E R • É G Y P T E

25 janvier 2011. Toutefois, ces vic-toires électorales de 2011-2012

cachent une remise en cause profonde de l’ensemble de

ce système d’action. Celui- ci était étroitement lié aux conditions de «  clan-destinité ouverte  » du mouvement et de modus vivendi avec l’ancien ré-gime, conditions qui ont été supprimées par la ré-

volution. Il faut alors bien comprendre que derrière

la répression qui les frappe actuellement de plein fouet,

la chute des Frères musulmans et la perte de popularité qui la sous-tend

doivent également beaucoup à leur propre échec à sortir de la clandestinité au cours de la période 2011-2013.

• La sortie ratée de la clandestinité et la chute

Pour les Frères musulmans, la levée de leur interdiction, entraî-née par le renversement de Hosni Moubarak, n’a pas eu que des avantages, bien au contraire. Sortir de la clandestinité a consti-tué un défi que l’organisation a échoué à relever entre 2011 et 2013. Cette sortie ratée a pris plusieurs dimensions.Premièrement, l’organisation frériste a refusé de se normaliser sur le plan juridique et de se transformer en association ou en parti politique légal. Elle a créé, à ses côtés, le PLJ, mais a assuré sa mainmise sur celui-ci. Elle a conservé intact son propre appa-reil hiérarchique (tanzim) alors même qu’il était structuré pour répondre aux contraintes de la clandestinité. Le maintien de ces structures, de leur opacité et de la culture du secret a suscité l’incompréhension, puis la méfiance et la suspicion d’une partie croissante de la population. Le mouvement frériste a alors été perçu comme se considérant au-dessus des lois et des normes. Plusieurs plaintes ont été déposées par des avocats et des asso-ciations contre ce statut irrégulier, et ce n’est qu’en mars 2013 que l’organisation a fini par se plier à une transformation « de façade » en association.Deuxièmement, les Frères musulmans se sont montrés inca-pables de s’adapter au nouvel espace public émergent. Non seulement l’occupation de l’espace public sur le modèle de la place Tahrir leur était étranger, mais en outre leurs diri-geants ne sont pas parvenus à construire un discours média-tique cohérent : ils ont multiplié déclarations contradictoires et erreurs de communication, dont les conséquences ne sont pas négligeables. Ainsi, les annonces successives qu’ils ne bri-gueraient que 20 % des sièges au Parlement lors des législa-tives de 2011-2012, puis 50 %, et finalement 100 %, ou, de la même manière, qu’ils ne présenteraient pas de candidat à la

présidentielle de juin 2012 pour mettre tout leur poids dans la campagne de Mohamed Morsi, ont eu des effets négatifs sur leur image publique. La figure morale du « Frère désintéressé » a cédé la place à celle du « Frère menteur », expert en double jeu et avide de pouvoir. La tradition de méfiance de l’associa-tion à l’égard des médias explique en partie ces erreurs. Cette méfiance, ainsi que la culture interne du secret, les a conduits à voir dans toute forme d’opposition à leur pouvoir la preuve irréfutable d’un complot les visant. En puisant dans ce registre, ils ont contribué à enfermer l’ensemble des débats dans les termes stériles d’un « complot de l’État profond » opposé à un « complot des islamistes ».Il faut également comprendre que, durant des décennies, l’orga-nisation frériste s’est développée sans nécessité de produire un discours sur la place publique : elle construisait son existence politique dans un autre espace, local. Or, troisièmement, dans cet espace local de plus en plus connecté à l’espace national, la sortie ratée de la clandestinité s’est également fait sentir. La dissimulation de l’identité frériste n’avait plus de raison d’être. Les militants ont commencé à afficher leur appartenance au grand jour. Il y a donc eu un processus de mise en visibilité des réseaux fréristes dans l’espace local, qui s’est révélé être à double tranchant. Plusieurs électeurs témoignent ainsi de leur surprise, voire de leur inquiétude, lorsqu’ils découvrirent l’ampleur de ces réseaux dans leur voisinage et perçurent ce « coming out » des Frères comme le signe de leur arrogance. D’autres font part de leur déception quant aux différents lo-caux que l’organisation ouvrit pour la première fois sous sa propre bannière dans les quartiers et villages un peu partout en Égypte : l’inauguration de ces locaux, destinés à recevoir les habitants et distribuer des services, supposait de les maintenir ouverts ! Pour les électeurs, un centre ouvert pendant les élec-tions, puis fermé le reste du temps, était un symbole de l’ancien PND. Et beaucoup n’ont pas hésité à en conclure que les Frères

En prison depuis juillet 2013, l’ancien président Mohamed Morsi, ici le 7 juillet 2014, est notamment poursuivi pour meurtre.

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Mohammed Badie est incarcéré depuis août 2013.

Moyen-Orient 24 • Octobre - Décembre 2014 31

Frères musulmans : comment (ne pas) sortir de la clandestinité ?

musulmans n’étaient finalement inté-ressés que par le pouvoir. L’économie symbolique du désintéressement, qui avait fait leur succès passé, en prit donc un sérieux coup.Enfin, quatrièmement, la sortie ratée des Frères musulmans de la clandes-tinité s’est aussi manifestée par l’opa-cité qui a présidé à leur gestion des affaires publiques et de l’État. La peur d’une frérisation des institutions éta-tiques ne s’est pas tellement fondée sur des remaniements effectifs de ces institutions : ce qui l’a alimentée est la confusion des rôles dont se sont rendus coupables les Frères musulmans. L’épi-sode des affrontements du palais prési-dentiel d’Ittihadiya, en décembre 2012, marque un tournant : alors que des ma-nifestants tiennent un sit-in pacifique devant l’édifice, contestant le décret par lequel Mohamed Morsi s’attribue les pleins pouvoirs, des centaines de militants Frères se considèrent investis du droit de se substituer aux forces de police pour protéger le chef de l’État et réprimer les manifestants. M. Morsi apparaît alors comme un président gouvernant pour son organisation et non pour le peuple égyp-tien. Il est aussi perçu comme le paravent, voire la marionnette d’un pouvoir occulte, exercé par le Guide suprême de l’orga-nisation, Mohammed Badie, ou même par l’homme d’affaires Mohamed Khairat al-Chater. Si la réalité n’est pas si simple, les dirigeants Frères n’entreprirent jamais de clarifier les rôles et les responsabilités de chacun.Cette confusion a ouvert la voie à l’un des arguments majeurs de la destitution de Mohamed Morsi le 3 juillet 2013, rebattu par les médias au cours du premier semestre 2013 : celui de la défense d’un État présenté comme étant kidnappé et mis en péril par les Frères. Des rumeurs persistantes ont aussi cir-culé sur les rapports occultes de Mohamed Morsi et des Frères avec l’étranger, faisant état de complots avec le Hamas pales-tinien, l’Iran, le Hezbollah, le Soudan, Israël et les États-Unis, pour organiser le démantèlement du territoire égyptien. À la figure du « Frère menteur » est alors venue s’ajouter celle de l’ennemi intérieur complotant contre son propre pays, figure que le maréchal Al-Sissi a exploitée sans limites dans la répres-sion qui a suivi.

• Une nouvelle clandestinité

Si bien d’autres éléments – incapacité du gouvernement Morsi à répondre à la misère socio-économique, stratégies des autres acteurs politiques, des partisans de l’ancien régime et de l’ar-mée, etc. – ont concouru au renversement des Frères musul-mans et à la réinstauration d’un régime militaire, on a voulu ici

mettre l’accent sur l’importance de la trajectoire historique de l’organisation frériste et de ses rapports à l’État et à la société en Égypte. D’une certaine manière, les structures et pratiques qui faisaient la force de l’organisation sous Moubarak, alors qu’elle était contrainte à une semi-clandestinité dont elle avait su tirer profit, ont contribué à son déclin rapide dans la nouvelle confi-guration ouverte par la révolution. Et la clandestinité à laquelle les Frères retournent s’avère bien différente de la « clandesti-nité ouverte » qu’ils connurent avant 2011.D’abord, parce que le nouveau régime a entrepris de remettre en cause la marge de tolérance historique dont bénéficiait le mouvement, y compris sur le plan des activités caritatives et sociales. Le gouvernement a ainsi annoncé la mise sous tutelle de plusieurs hôpitaux, écoles ou associations considérés comme liés à l’or-ganisation, et saisi plusieurs entreprises appartenant à des Frères ou à des proches supposés du mouvement. Ensuite, parce que la sortie ratée de la clandestinité ne se solde pas uniquement par le renver-sement de Mohamed Morsi. Bien au-delà, elle a modifié les rapports entre l’organisation et la société égyptienne, en remettant en cause les fondements de son ancrage social. Les Frères musulmans ne pourront pas, en somme, se contenter de revenir à leurs pratiques et méthodes antérieures  : même si la répression se relâche, ils devront réinventer et renégo-cier d’autres modes d’existence sociale et politique. n

Marie Vannetzel

••• Notes•••

(1) Marie Vannetzel, La clandestinité ouverte : Réseaux et registres de la mobilisation des Frères musulmans en Égypte (2005-2010), thèse de doc-torat en science politique soutenue en 2012 à Sciences Po Paris.

(2) Hassan al-Banna, « Notre mis-sion », in Lettres de l’imam Hassan al-Banna (en arabe : Majmu’at al-ra-sa’il lil-imam Hasan al-Banna, Shou-rouk, 2002).

(3) Devant ce constat, le régime verrouilla fermement le processus lors des législatives de 2010, ne per-mettant presque aucune représenta-tion de l’opposition et assurant une victoire du PND avec 420 sièges sur 508 élus. Les Frères musulmans n’en ont obtenu qu’un seul.

Inauguré peu après la révolution, le siège des Frères musulmans fut saccagé en juillet 2013.

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