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Sortir de prison : revenir de la mort. Marquage du corps et de l’âme à travers l’expérience carcérale au Pérou (2016)

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Collection dirigée par Élisabeth ANSTETT et Jean-Marc DREYFUS

Le sort fait au corps, et singulièrement au cadavre des victimes, nous semble constituer une clé essentielle de la compréhension des processus génocidaires et de l’impact des violences extrêmes sur les sociétés con-temporaines. Point de départ d’une réflexion interdisciplinaire engagée entre l’historien Jean-Marc Dreyfus et l’anthropologue Élisabeth Anstett, la question du destin du corps mort a été placée au centre d’une collec-tion consacrée à la compréhension des violences de masse du XXe siècle. Cette collection a été initiée dans le cadre du programme de recherche Corpses of Mass Violence and Genocide qui a bénéficié du financement du Conseil Européen de la recherche lors du 7e programme cadre (FP7/2007-2013 / bourse ERC n°283-617). Elle fait le triple choix d’une approche pluridisciplinaire (ouverte à l’anthropologie, à l’histoire et au droit, comme à la criminologie ou aux sciences médico-légales), qualitative (en souhaitant s’appuyer sur une série d’études de cas, exemplaires de contextes historiques, sociologiques et culturels singuliers), centrée sur le XXe siècle. Elle propose de s’attacher à restituer le destin des cadavres présents en masse et de s’atteler à l’analyse des multiples enjeux que révèle leur traitement, lors de leur destruction ou dissimulation, de leur recherche puis identification, ou à l’occasion de leur patrimonialisation.

Déjà paruDéjà paruDéjà paruDéjà paru

Élisabeth Anstett, Jean-Marc Dreyfus, Cadavres impensables, cadavres impensés. Approches méthodologiques du traitement des corps dans les violences de masse et les génocides, 2012.

A paraîtreA paraîtreA paraîtreA paraître

Sévane Garibian, La Mort du bourreau. Réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse.

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Sortir de prisonSortir de prisonSortir de prisonSortir de prison : revenir de la mort: revenir de la mort: revenir de la mort: revenir de la mort ???? Marquage du corps et de l’âme à Marquage du corps et de l’âme à Marquage du corps et de l’âme à Marquage du corps et de l’âme à traverstraverstraverstravers l’expérience l’expérience l’expérience l’expérience

carcérale au Péroucarcérale au Péroucarcérale au Péroucarcérale au Pérou

Dorothée Delacroix

Les paysans et paysannes des Andes péruviennes incarcérés durant le conflit armé interne (1980-2000) ont été l’objet de peu d’études. Une plus grande attention scientifique et médiatique a été prêtée histori-quement aux cadres du Parti communiste péruvien-Sentier lumineux (PCP-SL), généralement détenus dans des prisons de haute sécurité et regroupés dans des pavillons spécifiques1. L’expérience carcérale qu’ont connue les habitants des communautés paysannes andines a pourtant largement différé de celle des prisonniers politiques qui se revendi-quaient sentiéristes et assumaient un engagement militant2. Dans leur majorité, les paysans incarcérés ont toujours nié toute relation avec la guérilla ou affirmé le caractère forcé de leur collaboration. De leur point de vue, leur détention a toujours été injustifiée. Envisagée comme un moment du parcours militant pour les premiers3, elle constitue un

1 Camille BOUTRON, « La prison vue comme constructrice d’identités en lutte : enjeux et stratégies des prisonnières politiques péruviennes dans la recherche d’une nouvelle visibilité sociale », Pandora, no 8, Résistance, 2009, pp. 221-236 ; José Luis RÉNIQUE, La Voluntad encarcelada. Las « luminosas trincheras de combate » de Sendero Luminoso del Perú, Lima, Instituto de estudios peruanos, 2003. 2 Les cadres sentiéristes ont envisagé leur incarcération dans une logique de continuité de la lutte, laquelle était d’ailleurs préconisée par leur parti qui qualifiait les prisons de « lumineuses tranchées du combat ». Si tous ne se reconnaissaient pas explicitement comme des militants du PCP-SL, ils se présentent, du moins, comme des « représentants des masses qui se sont rebellées légitimement et à juste titre contre l’État péruvien » ; ibid., p. 132. 3 La revendication du statut de prisonniers politiques ou de détenus pour « délit de terro-risme » a eu pour corollaire de légitimer leur supériorité face aux prisonniers de droit com-mun ; Camille BOUTRON, « La prison vue… », op. cit. Jouissant d’un statut d’élite de la population carcérale, les détenus sentiéristes se sont forgé, en prison, une identité valorisée au sein de la population carcérale contribuant ainsi à renforcer la cohésion de leur groupe.

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moment de rupture absolue pour les seconds. Différemment vécue, différemment subjectivée, l’expérience carcérale induit une image de soi et une appréhension de ses difficultés d’existence diamétralement opposées.

L’objet de cette contribution est d’étudier, depuis la perspective des détenus paysans et de leurs familles, l’impact de cette expérience extrême sur leur vie actuelle. Comment se perçoivent-ils et quelle place leur est attribuée au sein de leur communauté ? Quel effort de légitimation en tant que victime de la guerre est à l’œuvre et que nous indique-t-il sur la recomposition des relations sociales d’après-guerre ?

L’enquête ethnographique a été menée au sein de trois commu-nautés paysannes de la province d’Aymaraes (département d’Apurímac)1. L’analyse proposée dans cette contribution se concentre sur l’une d’elles où une vingtaine d’habitants ont été emprisonnés en 1987, accusés d’appartenir au Sentier lumineux. En portant une attention particu-lière sur les registres discursifs auxquels les anciens détenus ont recours pour caractériser leur expérience et leur statut actuel, il s’agira d’explorer combien la subjectivité des individus contraste avec le vocabulaire consensuel mis en place par les acteurs internationaux et communé-ment utilisé dans les Andes aujourd’hui. Analyser, dans un premier temps, le travail de qualification de la violence et de qualification de soi en tant que victime de violences nous permettra de comprendre des processus d’identification antérieurs et postérieurs à la Comision de la verdad y reconciliacion (CVR, Commission de la vérité et de la réconciliation)2 qui s’inscrivent dans des systèmes de représentations fonctionnant parallèlement au système légal en place.

Nous analyserons ensuite la manière dont les rumeurs et les con-flits hérités de la guerre structurent très fortement le tissu social au-jourd’hui. Les relations nouées entre les prisonniers et les autres

1 D’une durée totale de quatorze mois, cette enquête ethnographique a été possible grâce au contrat doctoral dont j’ai bénéficié au sein du Laboratoire interdisciplinaire Solidarités, sociétés, territoires – Centre d’anthropologie sociale (LISST-CAS) et à une aide à la mobilité octroyée par l’Institut des Amériques (IDA), pôle sud-ouest. Pour des raisons de sécurité de mes interlocuteurs, j’aurai ponctuellement recours à des pseu-donymes pour les noms de personnes et de lieux dont il est question dans cet article. 2 Au terme d’un travail d’investigation de trois ans (2001-2003) afin de faire la lumière sur le conflit et de dresser des responsabilités, la CVR a avancé un bilan approximatif de 70 000 victimes.

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membres de leur village s’avèrent particulièrement éclairantes sur la question. Elles nous permettent de saisir des logiques individuelles et collectives en décalage avec l’image d’un village uni présenté aux ac-teurs extérieurs, lors des cérémonies publiques par exemple.

En réalité, une lourde culpabilité pèse sur les détenus accusés d’avoir appartenu au Sentier lumineux et d’avoir perpétré des exac-tions. Objets d’opprobre, nous verrons comment ils font pour se rendre de nouveau des citoyens acceptables aux yeux de la commu-nauté et en quoi ces efforts s’inscrivent à la fois dans un cadre narratif consensuel et dans une pratique performative efficace.

De l’importance du vocabulaireDe l’importance du vocabulaireDe l’importance du vocabulaireDe l’importance du vocabulaire

Dans les communautés paysannes andines, on parle de façon assez uniforme de la guerre aux visiteurs extérieurs. On peut en effet observer l’usage systématique de certains qualitatifs qui viennent spécifier des types de violences, donnant une impression de très grande homogénéi-té dans le vocabulaire employé. De façon similaire à ce qui se passe dans d’autres pays au sortir de la guerre, les individus empruntent et se réap-proprient des catégories normatives qui correspondent à celles utilisées par les militants des Droits de l’homme et les représentants officiels de l’État. Ils se disent victimes (víctimas), affectés (afectados), anciens pri-sonniers (ex encarcelados), torturés (torturados), déplacés (desplazados), traumatisés (traumados) ; et parlent des leurs en disant qu’ils sont disparus (desaparecidos), qu’ils ont été enrôlés de force (reclutados a la fuerza) par le Sentier lumineux, ou pour les femmes qu’elles ont été violées (abusadas)1. Ces termes irriguent le discours local mobilisé lors des cérémonies pu-bliques et en viennent à être utilisés couramment entre les comuneros2. Il s’agit d’un vocabulaire récemment acquis et diffusé à travers le travail des ONG. D’ailleurs, nombre de mes interlocuteurs soulignent leur incompréhension lorsque, pour la première fois, ils ont été confrontés à ce nouveau vocabulaire. 1 L’intériorisation d’une honte relative au viol a pour conséquence, chez les victimes, de très rarement verbaliser cet événement. En outre, les gens qui évoquent les cas de violations sexuelles en parlent par euphémisme, par exemple en quechua : « ils lui ont fait complètement la faute » (« huchata lliw ruwasqa ») pour exprimer le fait qu’ils l’ont complètement violée. 2 « Comuneros » est le terme couramment utilisé au Pérou pour qualifier les membres des communautés paysannes andines.

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Trinidad Deza Tello – APRODEH [Asociación pro derechos humanos] arri-ve et parle avec ces mots. Nous, on ne les connaissait pas avant. On ne sa-vait pas ce que c’était qu’un « affecté », un « déplacé ». Moi-même j’ai dit : « Qu’est-ce que ça peut bien être ces “déplacés” ? » [Elle rigole.] Dorothée Delacroix – Et « affectés », vous disiez « affectés » ? T.D.T. – Rien de tout ça ! Affectés, non, on ne savait même pas ce que c’était que ça. Ah ! [Elle s’exprime en quechua :] « Celui-ci est affecté par la tristesse », on disait. [Elle reprend en espagnol :] Par exemple, de moi les gens disaient : « Pauvre Trini, pauvre Trini, [elle s’exprime de nouveau en quechua :] elle marche toute triste. Elle est pleine de tristesse. » D.D. – Et pour évoquer la guerre, vous ne disiez pas « le conflit armé » ? T.D.T. – Non ! L’époque de la peur, les années de la peur, on disait. [To-raya, 30 juillet 2012]

Pendant la guerre, les gens ne se disaient pas « victimes » ni ne désignaient leurs proches comme étant des « disparus ». Ils expri-maient le fait qu’une personne ait été touchée par la guerre à travers la souffrance émotionnelle qu’elle vivait, en disant en quechua : hatun llakiyuq, soit littéralement : « celui qui est plein de tristesse ». De même, l’expression « les gens qui sont partis de peur » (chay manchakuymanta ripuykunku runakuna) témoignait de l’exil des réfugiés avant que le terme de « déplacés » caractérise leur situation d’un point de vue légal. Encore aujourd’hui, dire d’un individu qu’il « ne trouve du courage qu’en buvant » (tragullawan valorta hapirun) qualifie couramment la condition de ceux qui sont devenus alcooliques depuis le conflit armé et qui, bien souvent, sont regroupés, par les ONG et le monde médi-co-social, sous la catégorie générique de « traumatisés »1.

Durant les ateliers de sensibilisation [aux Droits de l’homme], nous nous sommes rendu compte que, oui, réellement on avait été traumatisés. [Elle rigole.] « Torturé », « affecté », « les traces qui sont restées », tous ces mots-là, on ne les connaissait pas. [Elle pouffe de rire.] APRODEH nous a deman-dé [elle élève le ton :] « Quelles traces demeurent ici ? » Et nous : « Quoi ?! » [Elle fait les yeux ronds.] Alors, on a compris, une trace d’affecté c’est le fait qu’on soit resté traumatisé, [c’est] une maison abandonnée. Ça, ce sont les traces elles-mêmes. [María Luisa Salas Quispe, Abancay, 27 juillet 2012]

1 Au sujet de l’avènement de la prise en compte du traumatisme et du discours victi-maire sur la scène internationale, voir Didier FASSIN et Richard RECHTMAN, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007 ; pour le cas du Pérou, voir Kimberly THEIDON, Entre prójimos: el conflicto armado interno y la política de la reconciliación en el Perú, Lima, Instituto de estudios peruanos, 2004.

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Lorsque, à la fin des années 1990, des ONG commencent à organi-ser des ateliers de sensibilisation aux Droits de l’homme dans les cam-pagnes andines, elles parlent de la guerre et désignent des types d’exactions avec des termes particuliers. Les membres des commu-nautés paysannes vont s’approprier ce vocabulaire afin de formuler leurs demandes dans un langage correct. Concrètement, il s’agit pour eux de verbaliser les différentes violences subies dans le cadre de réfé-rence qui est celui des institutions. Un vocabulaire normatif a donc fait l’objet d’une appropriation et d’une intériorisation de la part des paysans andins.

À plusieurs reprises durant la conversation, il était frappant de constater que María Luisa prenait un ton autoritaire, du moins haussait la voix de manière notable, lorsqu’elle imitait les employés de l’ONG APRODEH, rendant perceptible la relation hiérarchique entre ces der-niers et les habitants de la communauté. Malgré la tentative, de la part du personnel de l’ONG, d’instaurer une relation de confiance, celle-ci semble relative. La majorité des employés d’APRODEH ne manient pas le quechua ce qui, aux yeux des habitants, les renvoie d’emblée à la catégorie des misti, individus vivant en ville et détenant un pouvoir économique et symbolique supérieur au leur. Aussi, lorsque ces tra-vailleurs institutionnels désignent des types de violences en espagnol, il s’agit pour les paysans d’intégrer rapidement ces termes afin de prou-ver leur capacité à s’inscrire dans le champ sémantique en vigueur dans la sphère droit-de-l’hommiste. Comprendre et utiliser ce langage normalisé est une manière de s’approprier un capital culturel indis-pensable pour exprimer ses demandes de façon convenable sur la scène publique. À l’inverse, les individus qui restent démunis de ce pouvoir des mots sont d’autant plus marginalisés, et leur condition de victime devient inaudible puisque décontextualisée de l’environnement dis-cursif établi par les instances gouvernementales ou les ONG. Le senti-ment de ce comunero témoigne particulièrement de cet impératif de conceptualisation des souffrances endurées.

Tu dois connaître les normes, progresser un peu dans ce qu’est la réconcilia-tion nationale, ce qu’est… Comment ça s’appelle ? Par rapport à ce que sont les victimes de la violence et tout ça. Bien qu’il y ait des victimes ici [à Llinque], individuellement on est hors contexte. [José Pedro Huamani, Llinque, 1er août 2012]

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Utiliser une culture discursive particulière est aussi un moyen, pour les habitants des campagnes andines, de projeter une image de victime correspondant au cadre légal en place. Pour le cas de l’Afrique du Sud, Sandrine Lefranc1 montre l’injonction à exprimer la peine du trauma et du deuil qui règne au sein de la Truth and Reconciliation Commission (TRC) et qui a très clairement orienté les témoignages recueillis par cette instance. Plus encore, l’auteur analyse le bannisse-ment de la colère et de toute forme de repolitisation du conflit qu’une telle perspective engendre. Pareillement au Pérou, on peut observer la prédominance d’un discours victimaire prudemment non politisé2. Or, pour les personnes venant témoigner devant la CVR péruvienne, le fait de s’y plier a un effet performatif. Il permet de se rapprocher, au moins dans les termes, d’un statut de victime officiel et reconnu, et de marquer une franche distinction avec la figure, elle aussi archétypale, du sentiériste présenté comme le seul responsable du conflit armé. La focalisation sur la victime innocente couvre pourtant de son voile aveuglant les zones d’ombre qui ont pu marquer le parcours d’un individu et empêche de penser la multiplicité des expériences qui se sont succédé en vingt années de conflit.

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Afin d’évoquer la situation d’incarcération de certains comuneros, les gens disent d’eux qu’ils « ont vécu en prison » (carcelpi tiyamunku). Aussi ont-ils maintenant recours au terme formel d’« anciens déte-nus » (ex encarcelados) ou, indifféremment, à celui de « prisonniers » (presos)3. Ceci étant, ce vocabulaire descriptif cache des manières beaucoup plus subjectives d’envisager l’expérience de la détention.

1 Sandrine LEFRANC, « Un tribunal des larmes. La Commission sud-africaine “Vérité et Réconciliation” », La Vie des idées, 8 octobre 2013, http://www.laviedesidees.fr/Un-tribunal-des-larmes.html, consulté le 26 janvier 2014. 2 L’emploi du terme quechua « muru alqu » (le chien bicolore) pour qualifier les militaires à travers leur tenue de camouflage et, plus généralement, les civils collabo-rant avec eux (principalement par la délation) dénote un tel mépris des forces armées qu’il est par exemple inimaginable que la personne qui l’a employé devant moi en fasse usage devant la CVR qui attend un langage beaucoup plus policé. 3 Jamais, en revanche, n’est utilisée l’expression de « prisonniers politiques » qui re-viendrait à avaliser leur appartenance délibérée au Sentier lumineux.

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Les anciens prisonniers de Llinque se saluent entre eux d’une façon tout à fait surprenante. « Salut l’âme ! » (« ¡Hola alma! »), se disent-ils en se croisant au hasard d’un chemin ou dans la commu-nauté. Ce salut est mutuel, celui qui le prononce le reçoit en retour. Aussi, son usage se cantonne au groupe restreint des anciens prison-niers. Celles et ceux qui n’ont pas connu d’expérience carcérale ne se saluent jamais ainsi, ni même ne s’adressent de cette manière aux anciens prisonniers. Cela serait inconcevable pour deux raisons. D’abord, il faut avoir vécu cette expérience particulière et l’altération de la no-tion de personne qui y est associée pour comprendre pleinement le sens de ce salut. Le dire sans le ressentir serait donc perçu comme une impertinence. D’autre part, saluer de la sorte un ancien prisonnier sans soi-même avoir été incarcéré aurait pour conséquence de rompre le principe de réciprocité qui est à l’origine de cette salutation. Le retour du salut vient en effet sceller l’équivalence entre les deux indi-vidus. On s’adresse ainsi à son alter ego qu’on considère comme une sorte de mort-vivant, ou bien de vivant déjà à moitié mort, voire de revenant. Mais, en miroir, on se pense soi-même de cette manière. L’expression « ¡Hola alma! » dénote une relation entre les prisonniers à la fois symétrique et exclusive, mais elle révèle avant tout une concep-tion singulière d’eux-mêmes. En deux mots, leur manière d’être au monde et leurs souffrances sont exprimées mieux qu’un discours n’y parviendrait.

«««« RendsRendsRendsRends----toi compte qu’on est mortstoi compte qu’on est mortstoi compte qu’on est mortstoi compte qu’on est morts »»»»

Si les anciens prisonniers présentent parfois cette formule comme une raillerie envers leurs compagnons et comme une forme d’auto-dérisionde leur propre condition d’existence, l’emploi de cette expres-sion dépasse largement la simple plaisanterie. Justifier l’usage d’un tel surnom par l’humour est d’ailleurs une manière de taire l’expérience douloureuse de la guerre qui en est véritablement à l’origine. Lors de moments plus privés en revanche, les prisonniers livrent une interpré-tation distincte de ce salut, comme cet homme l’explique à sa fille âgée d’une trentaine d’années, qui me le relatera ensuite.

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Les prisonniers se disent : « Salut l’âme ! – Salut l’âme ! » Ils se disent ça. Alors à mon papa je lui dis : « Eh, papa, pourquoi entre vous vous dites “âme” ? Entre vous, entre tous ceux qui sont sortis [de prison] vous vous dites “âme”, “âme”, pourquoi ? », je lui dis. « Pourquoi ? Parce que rends-toi compte qu’on est morts et que seul notre esprit est là. Parce que nous ne devions pas revenir. » C’est ce qu’il raconte, [il dit :] « Nous on n’existe pas. Nous on est partis, en ayant fait nos adieux on est partis. C’est comme si notre esprit était en train d’errer. C’est comme ça qu’on est, c’est tout. » Et c’est pour ça que tous les prisonniers se sont surnommés « alma ». [Patricia, juillet 2012]

Aujourd’hui à Llinque, des vivants se considèrent comme morts. Ils font partie du monde sans en faire partie. Très explicitement, cet homme dit que seul son esprit erre. Aussi le salut « ¡Hola alma! » se rapporte-t-il à la figure de l’âme en peine. Les prisonniers emploient indifféremment les termes esprit (espíritu), âme (alma) et fantôme (fantasma) afin de se caractériser1. Si ces lexèmes renvoient à des do-maines sémantiques voisins, aux frontières floues, ils ont en commun de caractériser un état d’entre-deux, entre la vie et la mort. L’injonction à une prise de conscience que le père lance à sa fille : « rends-toi compte qu’on est morts » fait éclater brutalement le caractère à la fois aberrant et tragique de leur existence. Comment expliquer cette idée d’une profonde altération ontologique due à l’expérience carcérale ?

Le père de Patricia indique qu’il n’aurait pas dû revenir de prison. Cette idée est commune à beaucoup d’autres anciens détenus. Pour autant, ils ne se définissent pas comme des survivants ou des rescapés. « Ils nous ont relâchés déjà morts », m’a lancé un autre ancien prison-nier. À leurs yeux, ils n’ont pas échappé à la mort, mais ils sont morts en prison, du moins une partie d’eux-mêmes y a été détruite. Dans le 1 Esprit (espíritu) et âme (alma) sont utilisés, indifféremment, pour caractériser l’âme qui sort du corps au moment du décès pour aller récupérer ses « traces » afin que le mort puisse partir complet vers l’au-delà. Ces deux termes servent aussi à qualifier l’errance de l’âme du pécheur avant sa mort. Cette âme ou esprit peut prendre la forme d’un animal pour se manifester aux hommes et ainsi annoncer la mort pro-chaine d’un individu. Il est aussi dit, dans les récits oraux, que cette âme peut être capturée par les vivants afin de libérer du mal et de ses péchés l’individu auquel elle appartient. Fantôme (fantasma) ou condamné (condenado) renvoient aux revenants qui errent sur terre, ne pouvant accomplir leur cheminement vers l’autre vie. Souvent coupables de lourds péchés, ils ont été victimes de malemort. Ces indications sont en partie extraites du glossaire établi par Valérie ROBIN AZEVEDO (Miroirs de l’autre vie. Pratiques rituelles et discours sur les morts dans les Andes de Cuzco (Pérou), Nanterre, Société d’ethnologie, 2008, pp. 319-322) et augmenté d’observations de terrain.

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cas du génocide khmer rouge, Rithy Panh fait remarquer que détruire un être humain va au-delà du fait de l’assassiner, et Raphaëlle Branche parle de « tortures par-delà la vie et la mort » dans le contexte de la guerre d’Algérie pour qualifier ce processus d’anéantissement psychique de l’Autre1. À travers les humiliations et les exactions infligées de fa-çon répétée, les prisonniers de Llinque ont été dépossédés de ce qui est au fondement du sentiment d’existence de la personne : son intégrité. De la même manière, pour l’expérience concentrationnaire sous le régime nazi, Michael Pollak suggère que « dans ce monde qui reste incompréhensible, l’humiliation qui détruit le plus la personnalité, c’est la punition physique, le fait d’être frappé »2. Ne plus se concevoir comme un être humain, mais seulement comme une « âme », té-moigne de cet anéantissement de l’identité. Les prisonniers ne se saluent plus par leur prénom comme ont l’habitude de le faire les autres habi-tants de la communauté. Ils se définissent par un substantif, révélateur du profond phénomène de dépersonnalisation vécu en prison. Au cours d’une longue conversation avec un membre de la communauté de Llinque incarcéré pendant trois ans à Abancay, je lui demandais les raisons de cette auto-dénomination toute particulière. Voici ce qu’il me répondit.

On est comme des fantômes maintenant. Disons que c’est comme si on re-venait du cimetière. Voilà quoi, comme ils nous ont mis en prison, on était morts. Morts, oubliés des villageois, de notre famille, de tous. C’est aussi qu’ils ne laissaient pas la famille nous rendre visite. On était complètement enfer-més là-bas, sans bonne alimentation. [C’était] terrible, terrible. Ils nous don-naient des aliments comme [on donne] à un chien. N’importe quoi cru, comme ça, tout simplement. Qu’est-ce qu’on pouvait y faire ? Pour vivre, même si c’était cru, il fallait manger. […] Dans la cellule où on était, c’était le dépotoir à l’intérieur. Là-bas, les poux nous achevaient. […] Dans une cellule,

1 Rithy PANH, S21. La Machine de mort khmère rouge, Paris, Éditions Montparnasse, 2004, 101 min. Le réalisateur, survivant des camps de travail forcé, explique que le terme « détruire » et non celui de « tuer » était employé par les Khmers rouges, ce qui témoigne pour lui d’une idéologie particulière. Il ne s’agit pas uniquement d’assassiner mais de « détruire les gens y compris leur mémoire et leur identité », précise-t-il dans un entretien avec Christian Boltanski que l’on trouve dans les bonus du film. Ra-phaëlle BRANCHE, La Torture et l’Armée pendant la guerre d’Algérie 1954-1962, Paris, Gallimard, coll. « La suite des temps », 2001, pp. 331-334. 2 Michael POLLAK, L’Expérience concentrationnaire, Paris, Métailié, coll. « Sciences humaines », 2000, p. 102.

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ils nous mettaient les uns sur les autres comme des brebis. Tu peux même plus compter. Mais il se peut que dans une toute petite cellule de 4 ou 2 m2, où il y a aussi tes toilettes, là-dedans donc ils mettent environ 30, 40 per-sonnes. Serrés comme ça [il serre ses bras le long de son corps]. Et ils te jettent de l’eau jour et nuit. C’est la punition. Trempés comme ça. Là-bas, tu ne te rends pas compte si c’est le lever du soleil ou le plein jour. Tu ne t’en rends pas compte. Tu es dans l’obscurité totale. Ils ne t’allument pas la lumière, rien. […] On sort complètement fous, traumatisés. [Les hommes] on avait les che-veux jusqu’aux épaules. Entre hommes, on a été comme des femmes, quelque chose comme ça. C’est un traumatisme. [Gabriel, Llinque, août 2012]

À ma question « pourquoi ce surnom ? », Gabriel répond en détaillant des conditions de détention inhumaines. La sordidité de la cellule, les châtiments quotidiens, la perte de toute intimité engen-drent une profonde déshumanisation des détenus. Leur intégrité a été bafouée au point de transformer radicalement, et peut-être définiti-vement, leur manière d’exister et d’agir. La prison est à l’origine d’une perte de repères absolue allant jusqu’à la perte de la notion du temps. Plus encore, il s’agit d’une perte d’identité, y compris sexuelle, étant donné l’outrage que constitue, dans un contexte de domination mas-culine, le fait d’être devenus « comme des femmes ». Féminisés par l’imposition de la force de l’autre, militaire ou policier, les détenus s’estiment aussi acteurs de leur propre féminisation à travers les rap-ports sexuels qu’ils ont pu avoir entre eux, de manière délibérée ou forcée. Il aura fallu une relation de confiance suffisante pour que José évoque, avant de s’empresser de la qualifier de traumatisante, cette expérience de l’homosexualité en prison habituellement passée sous silence. Sa référence au fait qu’ils avaient « même les cheveux longs » renforce davantage leur analogie avec les femmes et le bouleversement des repères corporels habituels.

Par ailleurs, le fait de manger cru comme des chiens, d’être infestés de poux et d’être parqués comme du bétail participe du processus d’animalisation vécu. La transformation radicale de l’apparence et la subversion du régime alimentaire qui sépare l’état de nature de celui de culture1 procèdent d’une déshumanisation générale des « ennemis », commune à bien d’autres contextes de guerre2. Les années passées en prison sont des années de privation d’une humanité jamais entièrement 1 Claude LÉVI-STRAUSS, « Le triangle culinaire », L’Arc, no 26, 1965, pp. 19-29. 2 LA ESMÉRALDA, « Bestialisation et déshumanisation des ennemis », Quasimodo, no 8, Corps en guerre. Imaginaires, idéologies, destructions. Tome I, 2006, pp. 231-244.

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retrouvée. Encore aujourd’hui les anciens détenus s’estiment dans l’impossibilité de se concevoir comme des êtres humains à part entière et s’identifient plus volontiers à des âmes en peine, figures liminales par excellence qui révèlent leur image d’eux-mêmes, à mi-chemin entre la vie et la mort, mais aussi entre intégration et exclusion sociale.

Le retour du cimetièreLe retour du cimetièreLe retour du cimetièreLe retour du cimetière : un bouleversement familial et social: un bouleversement familial et social: un bouleversement familial et social: un bouleversement familial et social

Le séjour en prison est aussi synonyme d’une mort sociale. « Com-plètement enfermés », comme en témoigne plus haut José, donc tenus à l’écart pendant plusieurs années des rapports sociaux qui organisent le quotidien de leur communauté, ils ont été, aux yeux de cet ancien prisonnier, « oubliés de tous ». La réponse que José formule sur les raisons de se surnommer « âme » comporte deux dimensions : indivi-duelle et collective. Ce n’est pas seulement à un niveau personnel que se construit cette figure de l’âme en peine, ils l’incarnent également à un niveau collectif. Lorsqu’ils rentrent au village à leur sortie de prison et que leurs femmes les aperçoivent au loin, elles se demandent, dans un premier temps, si ce sont bien leurs maris ou seulement leurs âmes qui reviennent hanter les lieux où ils vivaient. L’une d’elles s’enfuit même en pleurant à la vue de ce qu’elle croit être l’âme de son mari venant annoncer sa mort prochaine, ou déjà advenue. Cette scène de confusion des apparences illustre le profond malaise que suscite le retour de ces individus dans leur village. Non seulement eux-mêmes se sentent « déjà morts »1, mais leurs familles les croient également décédés, et ce y compris en les voyant de leurs propres yeux. Le carac-tère précaire et illusoire de leur existence n’en est que redoublé.

« C’est comme si on revenait du cimetière », c’est en ces termes que José qualifie leur retour au village. À l’instar des âmes en peine, ils re-viennent d’un lieu de mort. Des exécutions extrajudiciaires sont com-mises de façon répétée dans les lieux de détention (prisons et bases mili-taires) de la région au point que certains sont entourés de fosses com-munes, parfois même, ailleurs au Pérou, de fours crématoires2. La mort est donc à la fois concrètement présente dans l’univers carcéral, mais elle est aussi évoquée à travers les menaces d’assassinat proférées à l’encontre

1 « Ils nous ont relâchés déjà morts », m’a dit un ancien prisonnier. 2 Voir Ricardo UCEDA, Muerte en el Pentagonito. Los cementerios secretos del ejército peruano, Lima, Norma editores, 2004.

184 Retour des corps, parcours des âmes

des prisonniers, les tortures répétées et le caractère sordide de leur quo-tidien en cellule. Plongés dans cet univers funeste durant trois années pour la plupart, sept mois pour les autres, les prisonniers de Llinque ne reviennent pas indemnes à la vie quotidienne. Leur seule présence con-tribue à rendre plus floues et poreuses les frontières entre la vie et la mort. Êtres au statut ambivalent, ils incarnent un brouillage entre deux mondes dont les interactions sont habituellement réglées et ordonnées. En se nommant « alma », les prisonniers traduisent un ressenti tout à fait personnel, mais ils ont aussi recours à une catégorie qui fait sens culturellement. L’anthropologue Arianna Cecconi, qui travaille dans la région voisine d’Ayacucho, relève l’accroissement vertigineux des té-moignages d’apparitions d’âmes durant la guerre et explique que ces visions ou expériences oniriques étaient interprétées comme un adieu de ceux qui allaient être postérieurement assassinés1.

Dans la tradition orale andine, les récits d’apparitions d’âme sont aussi caractéristiques d’une situation exceptionnelle, la malemort, repré-sentée de façon emblématique par la damnation posthume du dé-funt. Ce châtiment est de plus ou moins longue durée selon les pé-chés que le défunt doit se faire pardonner et les efforts effectués par sa famille pour obtenir sa pénitence (en organisant une messe par exemple ou en déposant de l’eau bénite sur sa tombe)2. En général, la

1 Arianna CECCONI, « Cuando las almas cuentan la guerra : sueños, apariciones y visitas de los desaparecidos en la región de Ayacucho », in DEL PINO, Ponciano et YEZER, Caroline (dir.), Las formas del recuerdo. Etnografías de la violencia política en el Perú, Lima, Instituto francés de estudios andinos-Instituto de estudios peruanos, 2013, pp. 153-192. 2 L’acceptation de l’âme du défunt au paradis constitue le principal souci de ses proches. Il est raconté que le défunt doit se présenter devant Dieu avec des vêtements propres et dignes. Les gens ont donc l’habitude d’habiller leurs morts avec de jolis vêtements et, par-fois, avec des chaussures neuves pour faciliter son cheminement vers l’autre vie. Le jour suivant l’enterrement, les proches lavent les habits du mort qui sont en bon état et qui seront offerts. Ils brûlent en revanche les vêtements usés « pour que le mort ne revienne pas [sur terre] pour ses vêtements ». « Ils [les] brûlent parce que le propriétaire est mort désor-mais. Mais sa sueur, tout, reste dans ses habits. Il faut les brûler ! Même ses chaussures sont brûlées parfois » m’expliqua une femme de Llinque. Les vêtements du mort sont lavés ou brûlés car ils contiennent ses substances corporelles, lesquelles peuvent contaminer les vivants. La pratique de brûler les vêtements, que l’on nomme pachataqsay en quechua, aide par conséquent à ce que l’âme parte « complète ». Il est possible d’observer cette même préoccupation de « présenter bien devant le Seigneur » de la part des familles de victimes qui ré-enterrent leur mort après les avoir exhumés d’une fosse commune. Bien qu’il s’agisse seulement d’ossements, il est de la plus grande importance de disposer dans le cercueil, à côté des restes, un poncho neuf, une nouvelle paire de chaussures ou un petit oreiller s’il s’agit d’un enfant.

Sortir de prison : revenir de la mort ? 185

libération de l’âme du défunt a lieu. Reste que cette période transi-toire « où le mort, dans un statut d’entre-deux, ne fait plus partie de ce monde mais n’a pas encore atteint l’Autre vie »1 est réputée dange-reuse dans l’étiologie andine, car potentiellement source de maladie. Ces morts non socialisés comme morts souffrent au cours de leur cheminement du purgatoire vers « l’Autre vie » et reviennent troubler les vivants en faisant irruption dans leur monde2. Aussi, il est évident que la guerre a intensifié cette représentation de souffrance des morts car les rituels funéraires ont été inaboutis ou inexistants.

À leur sortie de prison, c’est fondamentalement cette identité pa-thogène du mort qu’incarnent les anciens détenus. Leur retour au vil-lage provoque chez leurs proches un sentiment d’abasourdissement et de peur mêlés. Parfois, il n’est pas même vécu comme un soulagement car beaucoup d’entre eux sont devenus violents et agressifs. Leurs fa-milles doivent en conséquence faire face à ce changement radical de comportement. Concrètement, pour leurs proches, leur retour de pri-son implique de renouer un rapport de proximité avec un père ou un mari devenu un être violent qui fait peur. L’agressivité qu’ils déploient envers leurs familles s’expliquerait par les assassinats qu’ils auraient commis sous une terrible pression psychologique, si l’on en croit les témoignages, recueillis dans un autre village3, qui vont dans ce sens.

Moi j’ai vu comment mon père est revenu de prison, eh bien… [Elle ne trouve pas le mot.] Mon père ne frappait jamais ma mère. Mais depuis que mon père est sorti de prison, mon père est sorti traumatisé. Il attrapait le cou-teau [pour menacer] ma mère, il brûlait la bouche de ma tante avec une bou-gie. […] Violent, tiens ! Mais pourquoi ? Parce que les terrucos eux-mêmes lui ont appris à frapper les gens. Ils l’éloignaient dans un champ et ils lui disaient : « Allez, tue ! [Elle lève la voix :] Tue-le ! Si tu ne le tues pas, moi je vais te tuer ! » Alors… Parfois en tremblant, parce qu’il craignait pour sa vie, quand ils lui disaient « tue-le », alors il tuait. […] Combien sont-ils dans cette situa-tion ? Combien de gens les anciens prisonniers ont-ils tués d’eux-mêmes ou par peur des terrucos ? C’est comme ça. […] Ils les faisaient frapper en disant : « c’est comme ça qu’on tue. C’est comme ça qu’on tue les voleurs. » Selon eux, ils tuaient des voleurs. [Rosa Linda, Pampatama]

1 Valérie ROBIN AZEVEDO, Miroirs de l’autre vie…, op. cit., p. 88. 2 À l’inverse des morts anciens, envisagés comme bienveillants à l’égard des vivants, et dont le retour rituel, à la Toussaint, est vécu comme un soulagement, les morts récents sont craints tant qu’ils ne sont pas « passés » définitivement dans l’autre monde ; ibid. 3 Le nom du lieu a été modifié.

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Durant la guerre, les anciens prisonniers se sont trouvés dans une situation paradoxale, la nature totalitaire et sanguinaire du Sentier lumineux y participant pour beaucoup. À la fois perpétrateurs de violence, comme l’évoquent parfois leurs proches, ils en ont aussi été la cible. L’ambivalence de leur situation actuelle doit également être appréhendée à travers l’acte irréversible qu’on leur prête d’avoir donné la mort durant le conflit armé, même si l’absence d’intentionnalité semble un élément atténuant, voire qui permettrait, au moins aux yeux de leurs proches, de déclarer innocente une personne soumise à l’injonction de tuer. Que ces actes aient été délibérés ou contraints, ils font en tout cas surgir des contradictions entre la manière dont se présentent les anciens prisonniers (comme des personnes innocentes et apolitiques) et les représentations que les autres ont d’eux. À travers ces actes, ce sont aussi les relations de réciprocité qui les unissaient à leur communauté qui ont été brisées. Cette interrogation me condui-ra à explorer la façon dont les notions de péché et de pardon ont été réinvesties après la guerre.

«««« La vilaine tacheLa vilaine tacheLa vilaine tacheLa vilaine tache »»»» ou le péché d’avoir tuéou le péché d’avoir tuéou le péché d’avoir tuéou le péché d’avoir tué

De nombreux individus ont été confrontés, durant le conflit armé, au fait de donner la mort, qu’ils aient rejoint de gré ou de force le Sentier lumineux et qu’ils aient ensuite été emprisonnés ou non. Les soldats de l’armée (parfois originaires des communautés paysannes) et les membres des comités d’autodéfense ont évidemment aussi perpé-tré des exécutions extrajudiciaires. Cependant, la même condamna-tion sociale n’entoure pas ces derniers. À travers le discours officiel de l’État qui est largement diffusé par les médias, la guérilla est présentée comme la seule et véritable responsable des violences. Pourtant, si l’on examine à un niveau micro le processus d’enrôlement des membres des communautés paysannes au sein du Sentier lumineux, celui-ci est extrêmement complexe et n’a rien d’une évidence, ni aucun caractère absolu. La diversité des trajectoires d’anciens membres du Sentier, rapportée dans différentes études1, montre très bien la nécessité 1 Lurgio GAVILÁN SÁNCHEZ, Memorias de un soldado desconocido. Autobiografía y antropología de la violencia, Lima, Instituto de estudios peruanos, 2012 ; Ricardo CARO CARDENAS, « Ser mujer, joven y senderista: memorias de género y pánico moral en las percepciones del senderismo », Allpanchis, vol. 67, 2006, pp. 125-156.

Sortir de prison : revenir de la mort ? 187

d’historiciser les parcours de vie et de recontextualiser l’enrôlement dans un vécu plus vaste. Concernant les hommes et femmes de Llinque qui ont été emprisonnés pour « délit de terrorisme », aucun, durant l’étude, n’a déclaré avoir adhéré de son plein gré au Sentier lumineux. Tous ont souligné le caractère forcé de leur collaboration, certains reconnaissant qu’ils avaient été désignés de manière autori-taire « délégué local » par la guérilla afin de remplir des fonctions de surveillance ou de guide. Aussi, la répression des forces armées dans les campagnes andines ayant été absolument indiscriminée, nombre de paysans ont été injustement emprisonnés. Seulement, le sens com-mun négatif, répandu parmi les habitants, à l’égard des prisonniers suppose qu’ils ont été emprisonnés parce qu’ils ont effectivement appartenu de leur plein gré au Sentier lumineux ou qu’ils ont « fait des mauvaises choses ».

[Les gens disent] « eux, ont été emprisonnés », et parfois, par-derrière, ils médisent sur leur compte. […] Les gens mêmes [de la communauté], ce sont eux qui les regardent mal. Ils pensent qu’ils ont fait quelque chose de mal, qu’il y a bien une raison du fait d’avoir été emprisonnés. […] c’est comme ça qu’ils les considèrent. [Patricia, Llinque, juillet 2012]

S’il y a une apparente neutralité à les nommer comme « anciens prisonniers » (ex encarcelados), celle-ci est bien fragile. En effet, le pré-jugé sur la culpabilité de ces individus remet en question le caractère injuste de leur incarcération qu’ils n’ont de cesse de rappeler. Un jugement moral est aujourd’hui porté sur eux par leur entourage. Ils sont suspectés d’avoir commis des actes socialement condamnables ou délictuels avant d’avoir été emprisonnés. Cela renforce davantage leur analogie avec la figure de l’âme damnée dans le sens où ils porte-raient des fautes non pardonnées en conséquence desquelles leur châ-timent se prolonge dans cette vie d’errance. Derrière le discours rhéto-rique de la communauté innocente présentée aux travailleurs des ONG, de profondes scissions divisent les individus.

Moi une fois à Runco [le nom du hameau a été changé], j’ai entendu tu sais quoi ? Une vache était entrée dans un champ et la femme [propriétaire du champ] a dit : « Assassin ! Assassin ! Terruco ! Toi tu es un terruco ! » Elle a dit ça [à un monsieur] figure-toi. Et l’autre : « Comment ça je suis un ter-ruco ?! » « Bien sûr, tiens ! Tu veux que je le dise devant tout le village ? Toi tu es un terruco et tu vis encore ici ! Combien de gens as-tu tués ici ? Ma famille [tu l’as tuée] ! Tu crois que je ne le sais pas ? Tu as tué ma famille, tu

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as tué mon frère ! » Ils étaient en train de se dire ça. Et moi j’ai pensé, pauvres gens… Il ne l’a pas fait volontairement mais, sans doute, ils lui ont dit de le faire… Je ne sais pas. Ils étaient en train de se dire ça, quelle hor-reur. […] Alors, je l’ai raconté à mon père. « Voilà comment elle était en train d’accuser ce monsieur », je lui ai dit. [Il a répondu :] « Mais non, c’est que, aussi… Bon, il a peut-être intégré [les rangs du Sentier]… Les terro-ristes ont emmené ce jeune. Et c’est pour ça peut-être que [cette femme] elle pense qu’il l’a fait de son bon vouloir, qu’intentionnellement il leur a servi de guide. Mais non ! Les terroristes obligeaient à [faire] beaucoup de choses. C’est ainsi qu’il a dû commettre une erreur et maintenant il se re-trouve avec toute cette vilaine tache. Ils pensent que nous tous, nous tous les anciens prisonniers, on a été [en prison] pour quelque chose, qu’on a fait des mauvaises choses. » [Patricia, juillet 2012]

Cette anecdote n’est pas un cas isolé. Souvent, une querelle en lien avec les dégâts causés par les animaux ou l’occupation des terres dé-passe son contexte d’origine pour s’étendre aux conflits irrésolus de la guerre. C’est lors de ces moments de tensions ordinaires dans la vie de ces paysans que les rancœurs héritées de cette époque explosent sou-dain. L’altercation prend alors une tournure politique et devient d’autant plus brutale. Les insultes fusent. L’accusation de collabora-tion avec le Sentier des uns répond à la colère face aux supposées déla-tions des autres. Pourtant, il faut aujourd’hui composer avec la pro-miscuité de voisinage entre les différents acteurs du conflit armé. Patricia signifie à plusieurs reprises combien elle était à la fois désolée et désemparée face à la dispute à laquelle elle a assisté. Fille d’ancien détenu, elle abonde dans le sens des explications de son père et sou-ligne la situation dramatique de ceux qui ont commis des atrocités, selon elle, par obligation ou par soumission et qui doivent aujourd’hui vivre aux côtés des familles de leurs victimes. Il va sans dire que les proches des personnes disparues éprouvent aussi une grande difficulté à côtoyer quotidiennement ceux à qui ils imputent la mort de leurs êtres chers1. La formule de Patricia, « pauvres gens », témoigne d’ailleurs

1 Parfois des situations non préméditées et beaucoup plus imprévisibles ont eu des conséquences tout aussi tragiques. Nombreux sont les proches d’une victime qui incriminent un individu sans pourtant qu’il soit directement coupable de la mort de la victime en question. C’est le cas de Flora qui aurait fait boire à l’excès une de ses parentes lors du battage du blé. La femme ivre a interpellé puis insulté des membres du Sentier lumineux passant près du champ. Ces derniers l’ont traînée par les cheveux jusqu’à la place du village avant de la rouer de coups. Elle est décédée dans la nuit. Ses enfants reportent aujourd’hui sur Flora la culpabilité de sa mort. C’est aussi sur l’oncle malade pour lequel il a fallu aller chercher des médicaments qu’une veuve de la guerre

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de son sentiment d’empathie dans un cas comme dans l’autre. Dans les communautés paysannes andines aujourd’hui, il y a effectivement une difficulté immense, pour de nombreux comuneros, à affronter et assumer le regard réprobateur de leur entourage. Les paroles assassines lancées lors d’une dispute ne constituent que la partie émergée d’un vaste réseau d’animosité à leur encontre. Les relations sociales sont extrêmement tendues au lendemain de la guerre, et l’impact social de la rumeur qui entoure certains individus les conduit à vivre dans la honte et le rejet.

La rhétorique de la « vilaine tache » (mancha fea), utilisée par le père de Patricia, s’avère féconde afin d’analyser la réputation qui en-toure aujourd’hui les prisonniers, de même que toute personne qui a appartenu de gré ou de force au Sentier lumineux sans forcément avoir été incarcérée. Ces individus porteraient aujourd’hui une « tache » indélébile de leur passé difficile à assumer. Une image qu’il est tentant de rapprocher de la conceptualisation chrétienne du péché car, comme le fait remarquer Luc de Heusch dans la préface de l’œuvre devenue classique de Mary Douglas, le péché connote le sens figuré de la « saleté »1. Il ajoute à juste titre que « le vocabulaire théologique chré-tien est plein de métaphores dépourvues d’ambiguïté : le péché flétrit l’âme, ternit sa blancheur »2. D’un point de vue juridique, on parle aussi d’avoir un « casier vierge ». D’ailleurs, l’expression « avoir une page blanche » (tener hoja blanca), plusieurs fois entendue3, semble également faire référence au dossier judiciaire « blanc », donc vide.

reporte son amertume face au décès de son mari qui s’était dévoué pour cette tâche mais qui est décédé en chemin, abattu par une bombe posée par le Sentier lumineux. Bien que les proches des victimes soient conscients que le groupe subversif reste, dans les deux cas évoqués, le premier responsable de la mort des individus, il est courant d’observer qu’une personne géographiquement, et souvent familialement plus proche, devient l’exutoire de leur rancœur et de leur douleur. 1 Luc DE HEUSCH, préface à Mary DOUGLAS, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou [1967], Paris, La découverte, 2004, p. 15. 2 Ibid. 3 Par exemple, lorsque l’ancien maire de Toraya est accusé de détourner l’argent de la municipalité, il rétorque à ses détracteurs : « Et lui, est-ce qu’il a une feuille si blanche que ça ? Ce terruco [apocope quechuisée de terroriste], il vaudrait mieux qu’il se taise ! », Simón Merino Gónzalez, Toraya, 19 mai 2011. L’appartenance supposée au groupe subversif engendre en soi une culpabilité supérieure à l’accusation initiale réduisant au silence le premier accusateur.

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Or, dans un contexte où les antécédents juridiques jouent un rôle important dans la définition institutionnelle et communautaire du statut d’une personne en tant que victime ou coupable, l’allusion à un parcours qui n’est plus blanc, mais « salement entaché », est cruciale. Dans le cas des prisonniers qui se disent « porter une sale tache », la redondance des termes souligne le redoublement de la souillure.

De manière allusive, cette image évoque la culpabilité d’avoir appar-tenu, ne serait-ce que temporairement, au Sentier lumineux, laquelle est immédiatement associée à une autre faute, plus grave encore : le fait d’avoir donné la mort. Leurs auteurs présumés sont aujourd’hui fondamentalement salis par le péché primordial qui leur est imputé. La mise à mort, délibérée ou sous contrainte, constitue la clé de voûte du système de la souillure dans lequel ils s’insèrent et qui contraint aujourd’hui leur manière d’exister. Pourtant, on peut entrevoir diffé-rentes issues leur permettant de dépasser ce discrédit et de se rendre de nouveau un citoyen acceptable aux yeux de la communauté.

La preuve par le corpsLa preuve par le corpsLa preuve par le corpsLa preuve par le corps

Rescapé du supplice du condorRescapé du supplice du condorRescapé du supplice du condorRescapé du supplice du condor : la preuve par le corps indemn: la preuve par le corps indemn: la preuve par le corps indemn: la preuve par le corps indemneeee

En réponse à ce déterminisme qui pèse sur leurs actions et leurs choix durant la guerre, les anciens prisonniers mobilisent toute une rhétorique du nettoyage. « Bien qu’ici nous ayons été totalement marginalisés comme terrucos, on a les mains propres », souligne un ancien détenu lors d’un entretien1. « On n’a jamais manqué à nos devoirs [envers l’État], vraiment, on n’a pas été terroristes. […] On se sent comme [notre village de] Llinque, Péruviens et propres », lance un autre2. Dans ce même effort de déculpabilisation, le Sentier lumi-neux est extériorisé. « Ici [à Llinque], il n’y a pas de fautes [qui ont été commises]. Il n’y a pas de fautes et il n’y a pas de coupables non plus. Pourquoi ? Parce que simplement cette violence n’a pas commencé ici. Ceux qui sont venus étaient les coupables3. » Ce lieu commun est aussi utile au maintien de la cohésion de la communauté. À l’inverse, incriminer ouvertement un membre de la communauté participerait 1 Romaldo, Llinque, 24 juillet 2012. 2 Serafino, Llinque, 19 juillet 2009. 3 Demetrio, Llinque, octobre 2013.

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à étendre la souillure de celui-ci à l’ensemble de sa communauté, car le membre accusé salit son groupe1. Les habitants de Llinque pâtissent d’ailleurs déjà de cette mauvaise réputation2. Dans cette recherche d’innocence, le plus étonnant est que les anciens prisonniers eux-mêmes participent activement à essentialiser l’appartenance de cer-tains individus au Sentier lumineux pour mieux s’en distinguer.

Mario León – Je suis sorti de prison en octobre 88 […] Alors, j’ai remercié Dieu, parce que certains à [la base militaire de] Capaya sont morts [mais pas moi]. Ils [les militaires] nous ont même mis le condor. Pour qu’il me mange, tiens, ils me l’ont mis au-dessus de moi. Si tu es un vrai terruco, il te mange aussi sec. Il arrache les yeux. Trinidad Deza Tello – Cet animal, il sait qui est mauvais et qui est bon, n’est-ce pas ? M.L. – Oui, il sait, tiens ! D.D. – Comment il pourrait savoir qui est terruco cet animal ?! M.L. – Je ne sais pas, mais… Quand on est arrivés à Capaya, ils nous ont fait voir quatre têtes avec les yeux et la langue arrachés. « C’est comme ça qu’on va te tuer ! », ils nous ont dit. T.D.T. et D.D. – Quelle horreur ! M.L. – « Qu’est-ce qu’on peut faire ? On est entre tes mains », je lui ai dit [au militaire]. Mais moi, j’étais toujours en train de prier. Toujours. Depuis l’école, les professeurs m’enseignaient la prière de Notre Père. Toujours, je prie, je prie. […] Alors [ce jour-là], dans mon cœur, je priais, je priais. Mais j’étais entre leurs mains, où est-ce que j’allais m’enfuir ? Ils m’ont fait m’évanouir. Alors j’étais évanoui lorsque, enfin, ils me mettent là pour qu’on sache mon parcours [de vie]. Ils m’ont frappé avec des bâtons jusqu’à

1 Dans le contexte calabrais, Nello Zagnoli l’exprime en ces termes : « L’épuration consiste dans l’élimination, par le groupe lui-même, d’un de ses membres qui le déshonore : femme dévergondée, homme lâche, traître ou délateur, voire incapable de se venger. Le membre “pourri”, s’il n’est pas exclu du groupe, “pourrit” son groupe » ; Nello ZAGNOLI, « S’arracher la haine », in VERDIER, Raymond (dir.), Vengeance. Le face-à-face victime/agresseur, Paris, Autrement, 2004, p. 122. 2 Les habitants de Llinque ont été accusés, par les habitants des villages environnants, de manger les vigognes durant le conflit armé. Plus exactement il est raconté qu’ils nourrissaient ainsi les troupes rebelles et s’en alimentaient par la même occasion. La consommation, réelle ou supposée, de cet animal habituellement jugé impropre à l’alimentation vient asseoir le comportement déviant des sentiéristes et de ceux qui sont présentés comme leurs soutiens locaux. Les habitants de Llinque, « ensauvagés » par le Sentier lumineux, ont transgressé un interdit alimentaire et porté atteinte à des valeurs socialement partagées. Aux yeux de leurs voisins, Llinque est par conséquent coupable de la disparition des vigognes. Une double condamnation sociale pèse sur eux.

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ce que je m’évanouisse. […] Quatre soldats m’ont alors attaché comme ça [il écarte les jambes et les bras] et ils ont mis le condor au-dessus de moi. « Mange ce terroriste ! », ils lui ont dit. Mais le condor s’envolait au-dessus de moi quand j’ai commencé à rouvrir les yeux. Il s’échappait, il s’échappait au-dessus de moi. Alors le lieutenant Carlos a dit aux soldats : « cet homme est innocent. Habillez-le ! » Alors ils m’ont habillé et ils m’ont emmené trempé de sang. […] Quand tu es bien, il [le condor] ne te fait rien. T.D.T. – Alors c’est pour ça qu’il t’a laissé tranquille toi. M.L. – Oui… Sinon il aurait mangé mes yeux, ma langue. Et voilà, ça se serait arrêté là pour moi. [Toraya, 12 juillet 2012]

Le supplice du condor est raconté par beaucoup d’individus qui ont été détenus dans la base militaire de Capaya. Or il implique deux éléments tout à fait intéressants. D’abord, le fait que la croyance dans les pouvoirs divinatoires de cet animal soit partagée tant par les mili-taires que par leur victime montre l’existence d’un univers symbolique commun aux différents protagonistes de la guerre. Cette donnée per-met de constater que ces groupes ne s’opposent pas en tout point comme on a tendance à le penser généralement. Leurs représentations du monde ne sont pas si éloignées culturellement et obligent à penser le caractère complexe du processus de violence politique.

Par ailleurs, il est surprenant de constater combien la recherche de preuves d’innocence des uns conduit à surdéterminer la culpabilité des autres. Mario León intériorise ainsi l’idée que l’appartenance au Sentier lumineux serait une caractéristique primordiale de l’identité de certains individus et que le condor aurait la capacité de la discerner. Par contraste, être sorti indemne du supplice du condor sert à justifier la condition de victime innocente. Ce raisonnement n’est d’ailleurs pas seulement véhiculé par les anciens détenus, il est aussi repris par la population et a valeur de preuve à leurs yeux. En effet, la pertinence de l’utilisation du condor comme outil de distinction des coupables n’a jamais été remise en question au cours des conversations que j’ai pu avoir avec les habitants sur ce sujet. Au contraire, la sagacité de l’animal en la matière était soulignée. Pour appuyer leur propos, cer-tains comuneros expliquaient même que Dieu avait donné un don de perspicacité au condor. Le caractère divin de cet animal trouve son origine dans les récits de littérature orale quechua. En effet, la divinité tutélaire de la montagne (Apu) est connue pour se manifester aux

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hommes sous la forme d’un condor1. Or le rôle assumé par cet ani-mal dans le châtiment ou non des prisonniers pendant la guerre n’est pas exempt de cette puissance évocatrice. En relatant sa propre expé-rience, Mario León explique comment on l’a placé sous le condor « pour connaître [son] parcours de vie » (para que se entiende mi carre-ra). Le terme « carrera » peut se référer à un parcours scolaire, profes-sionnel ou plus généralement à un parcours de vie. Cette dernière acception du mot semble plus appropriée à ce contexte. Le condor est ainsi élevé en juge des actes et des choix d’un individu sur lequel il a le droit de vie ou de mort. Il fait figure de tiers, indépendamment de l’avis des militaires, et son caractère divin légitime son « jugement ». L’animal inspecte jusqu’au tréfonds de l’âme du prisonnier, lequel est libéré des accusations qui pèsent sur lui s’il est vierge de tout péché, du moins de celui d’avoir appartenu à la guérilla. Mobiliser le récit du condor, qui fonctionne comme une ordalie, permet donc d’absoudre toute suspicion de collusion avec le Sentier lumineux.

Aujourd’hui dans les campagnes andines, il est communément admis que si l’animal a épargné un individu, cela constitue une preuve irréfutable de son innocence, et davantage de crédit est accordé à cette preuve par le corps indemne qu’à la parole des prisonniers. Au final, les anciens prisonniers sont au cœur d’un système de mise à l’épreuve de grande envergure. Non seulement doivent-ils prouver leur inno-cence aux militants des Droits de l’homme et au Conseil de répa-rations, l’instance étatique chargée de la reconnaissance officielle des victimes de la guerre, mais encore sont-ils contraints d’inscrire leur défense dans un cadre de représentations partagé par les membres de leur communauté. Le récit du supplice du condor s’insère dans ce registre alternatif qui constitue une première modalité possible de réintégration à la communauté. Nous pouvons encore en distinguer une autre. 1 Dans son analyse du conte de « La demoiselle et du condor » (« La doncella y el cóndor »), César Itier souligne l’analogie entre l’Apu et le condor comme étant un élément clé de la signification de ce conte. L’animal incarne à la fois le séducteur étranger au village de sa prétendante et le seigneur de la montagne. Le conte permet ainsi de condamner à la fois les unions lointaines et les mariages entre un mortel et une figure divine ; César ITIER, El hijo del oso. La literatura oral quechua de la región del Cuzco, Lima, Instituto francés de estudios andinos, 2007, p. 53.

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Œuvrer au bien communŒuvrer au bien communŒuvrer au bien communŒuvrer au bien commun

L’existence de cérémonies publiques de pardon des repentis sentié-ristes est rapportée par Jefrey Gamarra, à partir de son travail au sein d’une communauté paysanne d’Ayacucho1. L’auteur relate que trois coups de fouet étaient prodigués aux « coupables » de collusion avec la subversion. Si je n’ai pas recueilli pareil acte de repentance à Llinque, il est en revanche très éclairant d’analyser ce qui s’est joué durant les travaux collectifs (faena) organisés pour la construction, sur la place du village, d’un monument en hommage aux victimes de la guerre : L’Œil qui pleure.

Un premier moment de travail obligatoire a permis l’excavation d’une pierre gigantesque de la montagne environnante qui allait servir à ériger ce monument. Le travail pour l’acheminer, en partie manuel-lement, jusqu’au futur lieu de mémoire a été colossal, et son installa-tion, sur la place centrale du village, a nécessité d’importants travaux d’aménagement. Un autre effort physique intense a consisté à fixer la pierre verticalement. L’installation d’un système de fontaine à l’inté-rieur de la roche a requis, quant à elle, un long travail de précision. Enfin, les noms des victimes commémorées ont été inscrits sur des galets. L’ensemble de ces activités éprouvantes a demandé plusieurs jours de travail, la participation de la majorité des hommes du village et des femmes pour l’organisation de la cuisine. Les anciens prison-niers ont été les premiers à prendre part activement à la concrétisation de ce projet. Il convient de préciser que tous les prisonniers du village n’y ont pas participé. Reste que le groupe le plus investi dans le projet était composé essentiellement d’anciens détenus et du frère d’un dé-tenu. Dans leurs discours, le fait d’avoir extrait et transporté la pierre centrale du monument jusqu’à la place du village est souvent souli-gné. « Moi-même j’ai porté la pierre »2, a immédiatement précisé un ancien détenu, non sans fierté, lorsque je lui demandais ses souvenirs de la construction du monument. En rappelant qu’ils ont porté la pierre, ils signifient qu’ils ont réellement donné de leur personne, et 1 Jefrey GAMARRA, « Les difficultés de la mémoire, le pouvoir et la réconciliation dans les Andes : l’exemple d’Ayacucho (Pérou) », Problèmes d’Amérique latine, no 68, MES-CLIER, Évelyne et ROBIN AZEVEDO, Valérie (dir.), Mémoire des violences politiques : quels enjeux ?, 2008, pp. 57-79. 2 José, Llinque, juin 2011.

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même souffert, afin d’œuvrer à ériger un bien collectif. La portée de leur acte n’est donc pas des moindres et peut être envisagée comme une épreuve physique visant à les libérer de leur pénitence.

Dans le cas de la construction de L’Œil qui pleure, la preuve par le corps est explicite de la part des anciens détenus. Lorsque je de-mandais aux habitants et habitantes leurs souvenirs de ce moment, tous soulignaient la pénibilité du travail et le fait que des coups de fouet (chicotazos et latigazos) étaient dispensés aux hommes pour les inciter à travailler. Sur le ton de la plaisanterie, les comuneros évo-quaient ce châtiment corporel comme la punition des pécheurs. Si ce procédé punitif est avant tout caractéristique du processus de rédemp-tion catholique, il accompagne couramment les activités pénibles et obligatoires réalisées dans les campagnes andines. Le recours à ce moyen d’endurance au travail est somme toute assez classique. Ceci dit, il est intéressant de faire observer que les coups de fouet dispensés durant la faena de L’Œil qui pleure ont pu fonctionner, dans une certaine mesure, comme un moyen de réintégration des anciens pri-sonniers accusés de collusion avec le Sentier lumineux. « Ça a été notre punition1 ! », témoigne en riant un ancien détenu sans dévelop-per davantage son exclamation spontanée ni la mettre en relation avec d’éventuelles fautes à se faire pardonner.

Projet ambitieux qui permet de reconstruire positivement l’image de la communauté vis-à-vis de l’extérieur, cet acte signe fondamenta-lement l’investissement des anciens détenus pour le bien commun. En 2008, lorsque naît l’idée du projet monumental, postérieurement à des ateliers sur les Droits de l’homme organisés par des ONG, les anciens prisonniers ont été les premiers à parier sur sa pertinence et sa réussite. Leur participation à la construction de L’Œil qui pleure, mais aussi à l’organisation de la cérémonie annuelle et à l’entretien du monument, ne s’est, depuis, jamais démentie. Ces activités sont émi-nemment performatives, elles permettent aux anciens prisonniers d’expérimenter de nouvelles possibilités d’existence les délivrant de leur marginalité. Aujourd’hui, nombreux sont les habitants qui leur sont reconnaissants d’avoir cru dans ce projet et de l’avoir initié. Les retombées économiques pour la communauté se concrétisent au fil

1 Nestor, Llinque, 18 juillet 2009.

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des ans, et la fête annuelle prend de l’envergure, incluant désormais des tournois sportifs et concours divers, dotés de prix. Toutefois, si leur implication dans le projet monumental leur a permis une meil-leure intégration à la communauté, leur reconnaissance comme vic-time de la guerre reste à acquérir.

Une reconnaissance officielle en suspensUne reconnaissance officielle en suspensUne reconnaissance officielle en suspensUne reconnaissance officielle en suspens

Les anciens détenus s’assument comme victimes de la guerre et défilent sous cette bannière lors de la cérémonie d’anniversaire de L’Œil qui pleure. Ils se relient ainsi au groupe publiquement et sociale-ment constitué des victimes du conflit armé. Leur sentiment d’appar-tenance à ce groupe va même plus loin. Certains anciens détenus sou-haitent avoir leur nom au sein de ce monument lorsqu’ils décéderont. José a été le premier à m’évoquer ce souhait et il me le formula d’une manière étonnante, en pointant du doigt les galets gravés du nom des victimes : « Tous les malades nous allons rentrer ici. » Non seulement José s’identifiait comme « malade », voire « infirme », mais il rassemblait sous cette catégorie l’ensemble des autres détenus.

De façon concomitante à l’usage qui est fait de la figure de l’âme en peine pour caractériser la situation des anciens prisonniers, on observe un recours très fréquent au champ sémantique de la maladie. En effet, les détenus se disent « malades » (enfermos) et imputent très directement leurs « souffrances » (dolores) à la guerre. Cette situation est particulièrement frappante dans le cas des personnes torturées en prison ou durant leur détention dans une base militaire. Pour l’une d’elles, par exemple, les tumeurs cancéreuses qui se sont développées chez certains de ses compagnons détenus, comme lui dans la base militaire de Capaya, proviendraient des coups reçus1. L’expérience de

1 L’idée qu’une maladie, telle que le cancer, soit causée par les traces des violences subies est commune à beaucoup d’habitants dans les Andes. La correspondance élaborée entre les séquelles de la torture et le développement de tumeurs révèle une théorie indigène relativement en phase avec la théorie médicale dans le sens où, effec-tivement, les oncologues ont montré, dans le cas des cancers de la peau, que les lésions physiques, comme les brûlures, les bleus répétés, ou les kystes, peuvent être des élé-ments déclencheurs de la maladie, en particulier chez les sujets qui ont une prédisposi-tion génétique. L’interprétation indigène de l’origine du cancer recueillie dans les Andes coïncidant en partie avec la réalité démontrée scientifiquement, nous avons là un bel exemple de ce que Lévi-Strauss a appelé « la science du concret » ; Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage [1962], Paris, Plon, 1985, pp. 11-49.

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la guerre se prolonge dans leurs corps, et ces hommes malades, à l’instar des victimes de la guerre, attendent que l’on reconnaisse leurs souffrances. L’observation de José avait d’ailleurs un ton affirmatif. De son point de vue, il n’y avait pas d’autre solution possible : ils devaient être inclus au sein de ce monument après leur mort. Plus tard, nous évoquions cette dernière volonté avec sa fille qui, depuis 2010, est partie vivre à Abancay.

Patricia – Tu crois que ces hommes sont sains ? Noooon ! Ils ne sont pas sains. En soi, ils méritent, bien sûr qu’ils méritent d’avoir leur nom au sein de ce souvenir de L’Œil qui pleure… D.D. – Ils t’ont dit ça ? P. – Bien sûr, ils vont toujours le réclamer. Parce que, en soi, avec tous ces coups [qu’ils ont reçus], même s’ils meurent bien après cette période [de la guerre], ils vont vouloir cela. De toute façon ils vont mourir affectés de… de cette… des terroristes, enfin des militaires surtout. […] Les prisonniers sont bien souffrants, [ils ont été] beaucoup frappés.

L’identité personnelle des anciens détenus s’est pourtant consti-tuée autour de la non-reconnaissance de leurs souffrances puisque les exactions perpétrées par l’armée à leur encontre ne sont pas officielle-ment reconnues. Les représentants des forces armées, à l’instar de certains représentants de l’État péruvien, contestent le caractère « sys-tématique » des violations des Droits de l’homme dont fait état la CVR afin de qualifier leurs actions pendant la guerre. Pour les victimes de tortures, le fait que l’armée n’admette pas ses crimes est perçu comme une négation des violences endurées durant la détention. La non-résolution des offenses endurées est d’ailleurs une autre facette caractéristique de l’âme en peine. Argent caché par le défunt, vête-ments porteurs de ses substances corporelles qui n’auraient pas été lavés, dettes en souffrance ou processus judiciaire non abouti, consti-tuent autant de raisons, pour le mort, de partir incomplet et, pour les vivants, d’être perturbés par son retour.

De surcroît, le fait que nombre des hommes et femmes ayant été torturés ne soient pas reconnus officiellement comme des victimes de la guerre est vécu comme une injustice profonde et une atteinte sup-plémentaire à leur dignité. En effet, ayant été accusés de « délit de terrorisme » à un moment de la guerre, les anciens prisonniers sont aujourd’hui considérés comme des « cas complexes » (casos complejos)

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par le Registro único de víctimas (RUV, registre unique de victimes) mis en place par le gouvernement. Ce statut bâtard a pour consé-quence de suspendre la procédure d’attribution d’un certificat de victime car leur cas doit faire l’objet d’une expertise plus approfondie. Occuper cette position au regard de la machine administrative les place une fois de plus en situation d’attente et les renvoie, symboli-quement, à un état intermédiaire entre victimes et coupables, l’un excluant l’autre dans la perspective normative des politiques de répa-ration des victimes en vigueur. Aussi est-il clair que cette situation participe du redoublement du processus de violence symbolique à leur encontre.

ConclusionConclusionConclusionConclusion

Face à l’indicible et au manque de mots qu’éprouvent les détenus pour qualifier leur expérience, il est particulièrement riche de porter le regard sur le vocabulaire de substitution auquel ils ont recours. Com-posé de métaphores, ce dernier emprunte aussi bien à l’étiologie locale qu’aux représentations du religieux. Examiner ce lexique, qui vient préciser le statut des anciens prisonniers au sein de leur communauté, permet de comprendre les différentes modalités de représentation du conflit armé dont les gens font usage. Au-delà de la réappropriation du vocabulaire employé par l’État et les ONG, force est de constater l’usage novateur qui est fait des catégories locales préexistantes au travail de la CVR. Analyser ce feuilletage sémantique permet, d’une part, de s’éloigner du canon de la victime dépolitisée et, d’autre part, de mieux percevoir l’articulation entre une représentation politique et ontologique de soi et de son expérience de la guerre. Aussi est-il clair que la subjectivité des anciens prisonniers ne peut pas être décontex-tualisée du réseau de relations dans lequel ils s’insèrent. On a vu que les relations sociales dans les communautés paysannes andines restent en proie à de vives tensions et que nombre de victimes n’obtiendront peut-être jamais justice. Cette situation oblige à questionner l’expression de « réconciliation nationale » mobilisée par le gouvernement et les acteurs internationaux. En effet, la démilitarisation du pays ne coïncide en rien avec la pacification des relations de voisinage et encore moins avec la réconciliation des Péruviens. Analyser les « micropolitiques de

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la réconciliation »1 requiert plutôt de porter une attention particulière aux modes alternatifs de résolution des conflits qui mettent en lu-mière la recomposition concrète du tissu social local.

Dans un contexte où l’évocation de l’expérience carcérale est ren-due extrêmement délicate en raison des suspicions de collaboration avec le Sentier lumineux qui pèsent sur les détenus, le terme « alma » leur offre la possibilité d’exprimer leurs difficultés d’existence actuelles dans un registre socialement acceptable. « Alma » est un mot pour dire leurs souffrances et évoquer leur châtiment ici-bas. La référence à cette figure résume l’identité profondément ambiguë qui les caracté-rise. En effet, les anciens détenus cumulent des incomplétudes et une série de dettes envers les leurs. Individus au corps meurtri ou stérile, au comportement parfois violent, honteux des vexations subies, ce sont des hommes féminisés, de présumés coupables qui cherchent le pardon et des victimes non reconnues comme telles. Chacune de ces expériences douloureuses, impossibles à verbaliser autrement, trouve un espace d’expression à travers le terme « âme » qu’ils se sont donné. Pourtant, il n’y a pas de pardon impossible ni d’errance interminable qui viendrait épuiser leur possibilité d’exister. Ces âmes ne sont pas condamnées à errer indéfiniment sans attaches. En témoigne l’espoir que leur nom soit inscrit, à leur mort, sur une pierre du monument. S’il se concrétise, cela signifierait la réhabilitation et la reconnaissance de leur personne et de leur statut de victime. Leur rattachement sym-bolique en un lieu, qui plus est central à la communauté, marquerait ainsi la fin de leur errance.

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