23
ROIS ET CITÉS EN ASIE CENTRALE : UN ROI INDISPENSABLE ? Laurianne MARTINEZ-SÈVE * Si l’on ne manque pas d’exemples qui documentent les relations entre les rois hellénistiques et les cités du bassin oriental de la Méditerranée, celles-ci sont mal connues dans les régions plus lointaines, en Asie Centrale notamment où Alexandre le Grand et ses héritiers fondèrent plusieurs établissements. Le propos de cette contri- bution sera d’apporter quelques éléments de réflexion pour tenter d’en préciser la nature. Rappelons en préambule que la présence grecque n’y débuta pas sous de bons auspices. Alexandre passa en Bactriane et en Sogdiane deux années très difficiles (329-327), occupé à vaincre la résistance des populations locales. Il opta pour une guerre totale, n’hésita pas à massacrer ceux qui refusaient de se soumettre, établit partout des garnisons, divisa son armée pour quadriller le pays 1 . Il le * Université Lille 3. 1 Cette stratégie fut surtout adoptée en Sogdiane (Quinte Curce, VII, 6—VIII, 4 ; Arrien, IV, 1-9) ; A. B. BOSWORTH, Conquest and Empire (1993), p. 104-119 ; P. BRIANT, Alexandre le Grand (2002), p. 50-55. Pour la politique d’Alexandre en Asie Centrale, voir, de manière plus générale, F. HOLT, Alexander the Great and Bactria (1988), p. 52-69. Pour son itinéraire en Sogdiane, en dernier lieu (avec bibliographie antérieure) : Cl. RAPIN, A. BAUD, F. GRENET, et Sh. A. RAKHMANOV , « Recherches sur la région des Portes de Fer de Sogdiane : bref état des questions en 2005 », Istorija Material’noj Kul’tury Uzbeki- stana 35 (2005), p. 102-112. Pour un exemple de poste fortifié ayant pu abriter une garnison d’Alexandre : L. SVERCHKOV , « The Kurganszol Fortress (on the History of Central Asia in the Hellenistic Era) », Ancient Civilizations from Scythia to Siberia 14 (2008), p. 123-191 ; IDEM, « Die Grabungen im Fort Kurgansol im Süden Usbekistans – neue Daten zur Geschichte Zentralasiens am Ende des 4. Jhs. v. Chr. », dans S. HANSEN, A. WIECZOREK, et M. TELLENBACH (éds), Alexander und die Öffnung der Welt (2010), p. 145-154. Voir aussi E. V. RTVELADZE, « Alessandro in Battriana e Sogdiana », Parthica 9 (2007), p. 153-204 (trad. en italien de Aleksandr Makedonskij v Baktrii i Sogdiane, paru à Tashkent en 2002). Les traces du passage de l’armée d’Alexandre se liraient dans la

L. MARTINEZ-SEVE - Roi et cités en Asie Centrale : un roi indispensable ?

Embed Size (px)

Citation preview

ROIS ET CITÉS EN ASIE CENTRALE : UN ROI INDISPENSABLE ?

Laurianne MARTINEZ-SÈVE*

Si l’on ne manque pas d’exemples qui documentent les relations entre les rois hellénistiques et les cités du bassin oriental de la Méditerranée, celles-ci sont mal connues dans les régions plus lointaines, en Asie Centrale notamment où Alexandre le Grand et ses héritiers fondèrent plusieurs établissements. Le propos de cette contri-bution sera d’apporter quelques éléments de réflexion pour tenter d’en préciser la nature. Rappelons en préambule que la présence grecque n’y débuta pas sous de bons auspices. Alexandre passa en Bactriane et en Sogdiane deux années très difficiles (329-327), occupé à vaincre la résistance des populations locales. Il opta pour une guerre totale, n’hésita pas à massacrer ceux qui refusaient de se soumettre, établit partout des garnisons, divisa son armée pour quadriller le pays1. Il le * Université Lille 3. 1 Cette stratégie fut surtout adoptée en Sogdiane (Quinte Curce, VII, 6—VIII, 4 ; Arrien, IV,

1-9) ; A. B. BOSWORTH, Conquest and Empire (1993), p. 104-119 ; P. BRIANT, Alexandre le Grand (2002), p. 50-55. Pour la politique d’Alexandre en Asie Centrale, voir, de manière plus générale, F. HOLT, Alexander the Great and Bactria (1988), p. 52-69. Pour son itinéraire en Sogdiane, en dernier lieu (avec bibliographie antérieure) : Cl. RAPIN, A. BAUD, F. GRENET, et Sh. A. RAKHMANOV, « Recherches sur la région des Portes de Fer de Sogdiane : bref état des questions en 2005 », Istorija Material’noj Kul’tury Uzbeki-stana 35 (2005), p. 102-112. Pour un exemple de poste fortifié ayant pu abriter une garnison d’Alexandre : L. SVERCHKOV, « The Kurganszol Fortress (on the History of Central Asia in the Hellenistic Era) », Ancient Civilizations from Scythia to Siberia 14 (2008), p. 123-191 ; IDEM, « Die Grabungen im Fort Kurgansol im Süden Usbekistans – neue Daten zur Geschichte Zentralasiens am Ende des 4. Jhs. v. Chr. », dans S. HANSEN, A. WIECZOREK, et M. TELLENBACH (éds), Alexander und die Öffnung der Welt (2010), p. 145-154. Voir aussi E. V. RTVELADZE, « Alessandro in Battriana e Sogdiana », Parthica 9 (2007), p. 153-204 (trad. en italien de Aleksandr Makedonskij v Baktrii i Sogdiane, paru à Tashkent en 2002). Les traces du passage de l’armée d’Alexandre se liraient dans la

LAURIANNE MARTINEZ-SÈVE 212

quitta sans l’avoir complètement pacifié, enrôla des combattants sogdiens de manière à priver la région de ses forces vives2, et partit en laissant sur place des vétérans et des colons militaires, installés dans des colonies dont plusieurs portaient le nom d’Alexandrie. Pour l’ensemble de l’Asie Centrale, on connaît Alexandrie d’Arie, habituel-lement identifiée avec l’actuelle Hérat3 ; Alexandrie Prophtasie en Drangiane4 ; Alexandrie d’Arachosie, l’actuelle Kandahar5 ; Alexan-drie du Caucase, située au Nord de Kaboul6 ; Alexandrie Eschatè, généralement identifiée avec l’actuelle Khodjent au Tadjikistan7 ; peut-être aussi Alexandrie de Margiane dans l’oasis de Merv8. On connaît aussi une Alexandrie Oxianè, que l’on a parfois localisée à Aï Khanoum, sans doute à tort9. En 325, croyant qu’Alexandre avait été tué en Inde, puis en 323 à l’annonce de sa mort, les colons se révoltèrent pour rentrer chez eux10. Ils auraient été plus de 20.000 en 323 si l’on suit Diodore, ce qui donne une idée de l’ampleur des effectifs cantonnés dans la région. Mais les colons n’entendaient pas rester sur place et regrettaient leur patrie11. Perdiccas envoya Peithon

destruction de plusieurs sites localisés sur la rive droite de l’Oxus : E. V. RTVLADZE, p. 169 ; P. LERICHE et T. ANNAEV, « Bilan des travaux de la MAFOUZ de Bactriane », dans La Persia e l’Asia Centrale da Alessandro al X secolo (1996), p. 277-303 ; P. LERICHE, « Bactria, Land of a Thousand Cities », dans J. CRIBB et G. HERRMANN (éds), After Alexander. Central Asia before Islam (2007), p. 121-153, notamment p. 128-129 ; O. COLORU, Da Alessandro a Menandro. Il regno Greco di Battriana (2009), p. 126.

2 Quinte Curce, VIII, 5. 3 P. M. FRASER, Cities of Alexander the Great (1996), p. 109-124. 4 P. M. FRASER (1996), ibid. (cf. supra n. 3), p. 127-131. 5 P. M. FRASER (1996), ibid. (cf. supra n. 3), p. 132-140. Voir ci-dessous pour cette cité. 6 P. M. FRASER (1996), ibid. (cf. supra n. 3), p. 140-151. 7 P. M. FRASER (1996), ibid. (cf. supra n. 3), p. 151-153. 8 Mais P. M. FRASER (1996), ibid. (cf. supra n. 3), p. 117-118, se montre sceptique sur

l’attribution à Alexandre de cette fondation. 9 P. M. FRASER (1996), ibid. (cf. supra n. 3), p. 153-156. Voir ci-après. 10 Diodore, XVII, 99, 5-6 pour la tentative de 325 ; XVIII, 7 pour la seconde ; F. HOLT,

Alexander the Great and Bactria (1988), p. 87-92 ; O. COLORU, ibid. (cf. supra n. 1), p. 130-134.

11 Voir aussi Arrien, V, 27, 5 : le fait que les colons aient été contraints de vivre dans des établissements où ils ne voulaient pas rester est évoqué par le Macédonien Coïnos, lorsqu’il désire convaincre Alexandre de ne pas poursuivre au-delà de l’Hyphase. P. BERNARD, Fouilles d’Aï Khanoum IV. Les monnaies hors trésors (1985), p. 127-128.

ROIS ET CITÉS EN ASIE CENTRALE

213

les soumettre et beaucoup furent massacrés par les soldats macédo-niens de son armée12. L’Asie Centrale fut conquise vers 305 par Séleucos qui prit des mesures pour y renforcer sa domination13. En 294, il nomma co-régent son fils Antiochos, qui vint résider en Bactriane où il avait des atta-ches familiales, puisqu’il était bactrien par sa mère Apama, épousée par Séleucos Ier en 324 lors des noces de Suse. Antiochos renforça ou releva plusieurs des fondations d’Alexandre, qui avaient périclité ou subi l’attaque des nomades, dont Alexandrie de Margiane qui devint une Antioche14. Si l’on en croit la masse des monnaies qu’il frappa à son nom15, l’investissement séleucide en Bactriane se poursuivit pendant son règne. Antiochos II connut apparemment plus de diffi-cultés à se faire reconnaître. C’est en effet durant son règne, vers 250, que débuta le processus qui aboutit à la sécession de la Bactriane et de la Parthyène voisine, sous l’impulsion de leurs satrapes respectifs, Andragoras en Parthyène et Diodote en Bactriane. L’histoire du

12 Les calendriers babyloniens ont peut-être gardé la trace de ces événements dans une brève

notice : P. BERNARD, « Nouvelle contribution de l’épigraphie cunéiforme à l’histoire hellénistique », BCH 114 (1990), p. 513-541 (notamment p. 529-531) ; G. DEL MONTE, Testi dalla Babilonia Ellenistica (1997), p. 12.

13 L. CAPDETREY, Le pouvoir séleucide. Territoire, administration, finances d’un royaume hellénistique (2007), p. 76-83 ; O. COLORU (2009), ibid. (cf. supra n. 1), p. 146-153.

14 Strabon, XI, 10, 2 ; Pline, HN, VI, 46-49, 93. P. BERNARD et alii, Fouilles d’Aï Khanoum I (1973), p. 108, et n. 8 pour la liste complète des refondations. Pour Antioche de Margiane, en dernier lieu V. A. Zavyalov, « The Fortifications of the City of Gyaur Kala, Merv », dans J. CRIBB et G. HERRMANN (éds) (2007), ibid. (cf supra n. 1), p. 313-329. Sont aussi attestées une Antioche de Scythie, qui peut correspondre à l’ancienne Alexandrie Eschatè et une Antioche Tharmita que l’on identifie souvent avec Termez, ce qui paraît acquis malgré de récents débats : F. GRENET et Cl. RAPIN, « Alexander, Aï Khanum, Termez : Remarks on the Spring Campaign of 328 », Bulletin of the Asia Institute 12 (1998) p. 79-89 ; P. LERICHE, « Termez, fondation d’Alexandre ? », Journal Asiatique 290 (2002), p. 411-415 ; Cl. RAPIN, « L’Afghanistan et l’Asie Centrale dans la géographie mythique des historiens d’Alexandre et dans la toponymie des géographes gréco-romains. Notes sur la route d’Hérat à Bégram », dans O. BOPEARACHCHI et M.-F. BOUSSAC (éds), Afgha-nistan, ancien carrefour entre l’est et l’ouest (2005), p. 143-172, notamment p. 147 ; Cl. RAPIN, A. BAUD, F. GRENET, et Sh. A. RAKHMANOV, « Recherches sur la région des Portes de Fer de Sogdiane », ibid. (cf. supra n. 1), p. 102-104.

15 À Aï Khanoum, près du tiers des monnaies séleucides connues ont été frappées à son nom : P. BERNARD (1985), ibid. (cf. supra n. 11), p. 7, 41-52. Voir aussi A. HOUGHTON, C. LORBER, Seleucid Coins. A Comprehensive Catalogue. Part I. Seleucus I through Antiochos III (2002), p. 114, 151-159.

LAURIANNE MARTINEZ-SÈVE 214

nouvel État fut mouvementée16. Il connut des règnes brillants, à l’instar de celui d’Euthydème Ier, devenu roi vers 225 après avoir éliminé Diodote II, le fils du précédent, ou de celui de son fils Démétrios Ier (190-180). Euthydème résista à l’attaque d’Antiochos III qui voulut reconquérir la Bactriane entre 208 et 206, lors de sa fameuse Anabase, et Démétrios enclencha un mouvement de conquê-tes vers le Sud de l’Hindu Kush. Puis le royaume connut la division, jusqu’à ce qu’Eucratide Ier (170-145) n’en rétablisse l’unité. Mais il fut assassiné par son fils Hélioclès vers 145. Hélioclès fut le dernier à régner au Nord de l’Hindu Kush. Il dut affronter une forte poussée de nomades, dont les Yue Tché qui fondèrent plus tard le royaume Koushan. Les Grecs leur abandonnèrent l’Asie Centrale, mais restè-rent jusqu’au début de notre ère à la tête de principautés dans le Nord Ouest de l’Inde.

Des colonies fondées par Alexandre le Grand et ses successeurs, peu sont connues, et l’essentiel de notre documentation provient de l’archéologie, ce qui limite les possibilités d’une approche institutionnelle et politique. Les quelques inscriptions parvenues jusqu’à nous sont surtout des inscriptions funéraires ou des dédicaces qui témoignent de la profondeur de l’hellénisation

17. Même à Aï

Khanoum, fouillée sur de grandes superficies, les documents épigra-phiques sont relativement peu nombreux et surtout en rapport avec l’administration de la trésorerie du palais

18. Cette situation n’est pas

due aux hasards de la fouille : P. Bernard, directeur des travaux, a justement privilégié l’exploration des bâtiments publics dans l’espoir de découvertes épigraphiques qui auraient permis de préciser l’histoire

16 O. BOPEARACHCHI, Monnaies gréco-bactriennes et indo-grecques. Catalogue raisonné

(1991) ; O. COLORU (2009), ibid. (cf. supra n. 1), p. 157-284. 17 Elles ont été rassemblées par G. ROUGEMONT, Inscriptions Grecques d’Iran et d’Asie

Centrale, Corpus Inscriptionum Iranicarum, CII (sous presse), n° 89-156. Je remercie vivement G. Rougemont de m’avoir communiqué cet ouvrage en avant-première. Sont comptabilisés ici tous les documents connus, y compris les graffitis. Voir aussi P. BERNARD, « Langue et épigraphie grecques dans l'Asie centrale à l'époque hellénistique », dans Greek Archaeology without Frontiers (2002), p. 75-107.

18 G. ROUGEMONT, ibid. (cf. supra n. 17), n° 97-150 (n° 99-120 pour les inscriptions de la trésorerie) ; Cl. RAPIN, « Les inscriptions économiques de la trésorerie hellénistique d’Aï Khanoum (Afghanistan) », BCH 107 (1983), p. 315-372 ; IDEM, « Les textes littéraires grecs de la trésorerie d’Aï Khanoum », BCH 111 (1987), p. 225-266 ; IDEM, Fouilles d’Aï Khanoum VIII. La trésorerie du palais hellénistique d’Aï Khanoum (1992), p. 95-130.

ROIS ET CITÉS EN ASIE CENTRALE

215

de la ville (fig. 1)19. Il est significatif qu’aucune inscription n’ait été découverte dans son sanctuaire principal, entièrement dégagé, alors que les sanctuaires poliades constituaient les lieux d’exposition habi-tuels des cités. Il reste à savoir si ce phénomène est marquant pour notre propos. On pourrait en conclure que la communauté d’Aï Khanoum ne produisait pas de documents, car la vie civique y était peu développée par suite de son assujettissement au pouvoir royal. Ce serait imprudent. La pratique de graver sur des stèles les décisions les plus importantes, si elle s’est largement diffusée pendant l’époque hellénistique, en même temps que se diffusait le modèle athénien, n’a pas été constante ni uniforme dans l’ensemble du monde grec. On sait bien que les décisions étaient prioritairement reportées sur des supports périssables, et ce devait être d’autant plus le cas dans une région où la pierre était un matériau relativement rare. Il faut donc se contenter des documents disponibles, archéolo-giques ou numismatiques. Je me concentrerai sur Aï Khanoum, la seule ville véritablement connue bien que son nom antique ait été perdu20, et plus secondairement sur Alexandrie d’Arachosie. Leur statut n’était pas comparable. Alexandrie d’Arachosie se trouvait dans la zone que Séleucos Ier abandonna vers 304 au roi maurya Chandragupta en échange d’éléphants21. La découverte à Kandahar d’une version grecque des fameux édits d’Asoka, le plus puissant des rois Mauryas actif entre 273 et 232, confirme que la ville ne faisait pas partie du domaine séleucide22. Si Asoka, qui apparaît comme un protecteur du bouddhisme, adepte de la non-violence, prit soin de la faire ériger, c’est qu’il y avait à Alexandrie d’Arachosie une commu-nauté grecque relativement importante. Deux autres découvertes épigraphiques le confirment : la dédicace en vers très mal conservés d’une statue, érigée dans un sanctuaire durant la première moitié du

19 P. BERNARD, « La découverte et la fouille du site hellénistique d’Aï Khanoum en

Afghanistan : comment elles se sont faites », dans Afghanistan. I tesori ritrovati (2007), p. 18-45.

20 Il est possible qu’elle ait pris sous le règne d’Eucratide Ier le nom d’Eucratidéia qui est cité par Strabon (XI, 11, 2 ; voir aussi Ptolémée, XI, 8) : Cl. RAPIN, La trésorerie (1992), p. 293.

21 Strabon, XV, 2, 9. P. BERNARD (1985), ibid. (cf. supra n. 11), p. 85-95 ; P. Bernard dans P. BERNARD, G.-J. PINAULT, et G. ROUGEMONT, « Deux nouvelles inscriptions grecques de l’Asie Centrale », Journal des Savants, juillet-décembre (2004), p. 294-298 ; L. CAPDE-TREY (2007), ibid. (cf. supra n. 13), p. 46-50.

22 G. ROUGEMONT, ibid. (cf. supra n. 17), n° 82-83.

LAURIANNE MARTINEZ-SÈVE 216

IIIe s.23, et l’épigramme funéraire d’un certain Sophytos, composée par

Sophytos lui-même dont le nom était donné en acrostiche24. C’était un marchand d’origine indienne, dont la famille avait été ruinée et qui avait recouvré sa fortune, fin connaisseur de la poésie grecque et des règles de la prosodie. Ce texte, difficile à dater (entre 200 a.C. et 100 p.C.), est révélateur de l’ampleur de l’hellénisation en Arachosie25. L’organisation du royaume Maurya est mal connue et la situation poli-tique d’Alexandrie d’Arachosie nous échappe. On a cru pendant long-temps que ce royaume était un État centralisé, unifiant sous une même domination la plus grande partie des territoires indiens, au moins jusqu’à la fin du règne d’Asoka26. Il était plus vraisemblablement composé d’un ensemble discontinu de zones où le pouvoir maurya était reconnu, et n’avait pas d’unité administrative27. Alexandrie d’Arachosie était située sur ses marges occidentales et devait jouir d’une autonomie certaine. Toute différente était la situation d’Aï Khanoum, successive-ment dépendante des rois séleucides puis gréco-bactriens, qui y furent manifestement très influents. Les dernières recherches sur la céramique suggèrent qu’elle fut fondée sous Séleucos Ier28, alors que la possibilité qu’elle ait été une création d’Alexandre fut aussi envisa-gée29. B. Kritt a même proposé d’en faire la résidence du vice-roi

23 G. ROUGEMONT, ibid. (cf. supra n. 17), n° 81 ; F. CANALI DE ROSSI, Iscrizioni dello Estremo

Oriente Greco, Inschriften griechischer Städte aus Kleinasien (2004), n° 293 ; R. MER-KELBACH et J. STAUBER, Jenseits des Euphrat, Griechische Inschriften (2005), n° 106.

24 G. ROUGEMONT, ibid. (cf. supra n. 17), n° 84 ; P. BERNARD, G.-J. PINAULT, et G. ROUGE-MONT, ibid. (cf. supra n. 21), p. 227-332.

25 Alexandrie d’Arachosie (Kandahar) a été fouillée dans les années 1970, mais les vestiges grecs y sont peu spectaculaires : P. BERNARD, G.-J. PINAULT, et G. ROUGEMONT, ibid. (cf. supra n. 21), p. 277-281 pour la présentation du résultat de ces travaux et pour la biblio-graphie complète.

26 C’est notamment comme cela que R. THAPAR le présente dans Early India (2002), p. 174-208 (cf. surtout p. 194-200).

27 C. M. SINOPOLI, « On the edge of empire : form and substance in the Satavahana dynasty », dans S. ALCOCK, T. D’ALTROY, K. MORRISON, et C. SINOPOLI (éds), Empires. Perspectives from Archaeology and History (2001), p. 157-159.

28 B. LYONNET, « La céramique de la maison du quartier sud-ouest d’Aï Khanoum » dans G. LECUYOT, Fouilles d’Aï Khanoum IX. L’habitat (à paraître). Je remercie B. Lyonnet de m’avoir autorisée à mentionner ses travaux.

29 P. BERNARD et alii (1973), ibid. (cf. supra n. 14), p. 106-107 ; P. BERNARD et H. P. FRANCFORT, Études de géographie historique sur la plaine d’Aï Khanoum (1978), p. 3-17 ; P. BERNARD (1985), ibid. (cf. supra n. 11), p. 34-35.

ROIS ET CITÉS EN ASIE CENTRALE

217

Antiochos et le principal atelier monétaire de Bactriane30, ce qui ne fait pas l’unanimité. P. Bernard et O. Bopearachchi estiment ainsi que Bactres ne pouvait être déclassée et remplacée dans sa fonction de capitale par une ville si excentrée31. Placer à Aï Khanoum l’atelier res-ponsable de la majorité des frappes monétaires en Bactriane revien-drait à considérer selon eux que la ville était devenue la capitale de la satrapie de Bactriane, ce qui appelle deux remarques. Les possessions séleucides étaient certes tenues en main depuis une ossature de villes principales qui constituaient autant de points d’appui pour l’administration et l’armée. Les plus importantes d’entre elles étaient en outre des résidences royales. Cependant le royaume n’avait pas de capitale à proprement parler32. Même si le satrape de Bactriane rési-dait prioritairement à Bactres, on ne peut exclure que d’autres établissements de la région aient eu un rôle majeur dans l’organisation de la domination séleucide33. La politique monétaire des rois fut en

30 Ces hypothèses font suite à un nouveau classement des monnaies séleucides de Bactriane :

B. KRITT, Seleucid Coins of Bactria (1996), notamment p. 33-34. P. Bernard avait déjà envisagé la possibilité d’attribuer à Aï Khanoum l’essentiel des monnaies qui l’avaient jusque-là été à Bactres, mais il l’avait ensuite rejetée : P. BERNARD (1985), ibid. (cf. supra n. 11), p. 39.

31 O. BOPEARACHCHI, « Les monnaies Séleucides de l’Asie Centrale et l’atelier de Bactres », dans M. AMANDRY et S. HURTER (éds), Travaux de numismatique grecque offerts à Georges Le Rider (1999), p. 82-93 et IDEM, « La politique monétaire de la Bactriane sous les Séleucides », dans V. CHANKOWSKI et F. DUYRAT (éds), Le roi et l’économie, Autono-mies locales et structures royales dans l’économie de l’empire séleucide, Topoi, Suppl. 6 (2004), p. 357-362. B. KRITT (1996), ibid. (cf. supra n. 30), p. 34, exclut la possibilité qu’Aï Khanoum soit devenue la nouvelle capitale de Bactriane, et pour la même raison.

32 L. MARTINEZ-SÈVE, « Quoi de neuf sur le royaume séleucide ? », dans Fr. PROST (éd.), L’Orient méditerranéen de la mort d’Alexandre aux Campagnes de Pompée. Cités et royaumes à l'époque hellénistique (2003), p. 232-234 ; L. CAPDETREY (2007), ibid. (cf. supra n. 13), p. 359-383. L’exemple de la Syrie du Nord est à cet égard particulièrement intéressant, puisque Séleucos Ier n’y fonda pas une cité unique, mais quatre, qui restèrent complémentaires pendant tout le IIIe s. : L. MARTINEZ-SÈVE, « Peuple d'Antioche et dynastie séleucide », dans B. CABOURET, P.-L. GATIER, et C. SALIOU (éds), Antioche de Syrie. Histoire, images et traces de la ville antique, Topoi Suppl. 5 (2004), p. 22-32.

33 P. LERICHE a récemment émis l’hypothèse que Bactres et Aï Khanoum ont été les deux seuls ensembles urbains de Bactriane pendant l’époque séleucide, tandis que la région aurait été contrôlée et sécurisée grâce à un réseau de fortins installés en des points stratégiques, ainsi Termez et l’établissement voisin de Kampyr Tépé qui contrôlaient le passage de l’Oxus : P. LERICHE, « Bactria. Land of Thousand Cities », dans J. CRIBB et G. HERR-MANN, (2007), ibid. (cf. supra n. 1), p. 130-134 ; pour Termez, en dernier lieu P. LERICHE

et S. PIDAEV, « Termez in Antiquity », dans J. CRIBB et G. HERRMANN (2007), ibid. (cf.

LAURIANNE MARTINEZ-SÈVE 218

outre principalement déterminée par les dépenses qu’ils avaient à régler. Si le transfert de la frappe à Aï Khanoum fut justifié par la nécessité de payer le coût de l’installation du pouvoir séleucide dans cette partie de la Bactriane, il ne révèle rien du statut politique ou administratif de la ville34. Il est vrai que l’on considère parfois que chaque région du royaume était approvisionnée en monnaies royales par des ateliers d’importance régionale, de la même façon qu’un réseau de trésoreries royales avait pour fonction de centraliser et de gérer les ressources royales à ce même échelon régional35. Mais la présence de ces grands ateliers régionaux n’empêchait pas la possibilité d’en ouvrir d’autres là où les besoins de financement apparaissaient, et les Séleucides paraissent avoir été surtout prag-matiques en ce domaine. C’est ce qui explique le nombre important d’ateliers secondaires36 : une quinzaine d’ateliers furent actifs en Asie Centrale sous Séleucos Ier37. Or la fondation de la colonie qui, comme on l’a vu, est à placer pendant le règne de Séleucos Ier, demandait un important investissement financier. Confronté à la nécessité de régler de fortes dépenses à Aï Khanoum, il peut sembler logique que le pouvoir séleucide y ait installé le principal atelier de la satrapie. La présence d’Antiochos sur place ne doit pas non plus surprendre, quand on sait l’importance de l’implication royale dans le processus de colonisation durant l’époque hellénistique38. De fait, les Séleucides ne

supra n. 1), p. 179-211, et pour Kampyr Tépé, E. RTVELADZE, « Kampir-Tepe : Structures, Written Documents and Coins », Bulletin of the Asia Institute 8 (1994), p. 141-154. Si l’hypothèse est exacte, Aï Khanoum aurait donc bien eu un rôle essentiel dans le dispositif séleucide, malgré sa situation très orientale. Sur ce point, voir cependant mon compte rendu dans Topoi 16 (2009), p. 559-563.

34 Sur les frappes séleucides en Asie Centrale à l’époque de la co-régence d’Antiochos, voir L. CAPDETREY (2007), ibid. (cf. supra n. 13), p. 79.

35 A. HOUGHTON et C. LORBER, Seleucid Coins. Part I. (2002), p. XVIII ; L. CAPDETREY (2007), ibid. (cf. supra n. 13), p. 318-319. Plus généralement sur les trésoreries séleucides, L. CAPDETREY, « Le basilikon et les cités grecques dans le royaume séleucide », dans V. CHANKOWSKI et F. DUYRAT (éds), Le roi et l’économie, Topoi, Suppl. 6 (2004), p. 105-129, et pour celle d’Aï Khanoum, Cl. RAPIN, La trésorerie (1992).

36 G. G. APERGHIS, The Seleukid Royal Economy (2004), p. 214-216. La situation est la même sous Antiochos IV : A. HOUGHTON, C. LORBER et O. D. HOOVER, Seleucid Coins : A Comprehensive Catalogue. Part 2. Seleucus IV through Antiochus XIII (2008), p. XXVI.

37 A. HOUGHTON et C. LORBER, Seleucid Coins. Part I. (2002), p. 90-109. 38 G. M. COHEN, The Seleucid Colonies ; Studies in Founding, Administration and

Organization (1978), p. 11-25. Ce rôle est explicitement cité dans le décret voté par Antioche de Perside à la fin du IIIe s. a.C. pour reconnaître la nouvelle fête organisée par

ROIS ET CITÉS EN ASIE CENTRALE

219

se contentèrent pas d’y faire venir quelques dizaines de colons. Ils entreprirent de bâtir une véritable ville, qui mit quelque temps à sortir de terre. L’héroôn de Kinéas, qui abritait la dépouille de l’officier séleucide fondateur de la colonie, est le plus ancien monument de la ville actuellement connu et date du règne de Séleucos Ier39. Mais le sanctuaire principal fut bâti sous Antiochos Ier, comme la grande rue qui passait à proximité et sans doute aussi les remparts40. Il n’est donc pas surprenant que les monnaies d’Antiochos constituent plus du tiers des monnaies hors trésor41. La ville garda son importance sous les rois gréco-bactriens et resta un atelier monétaire majeur, comparable à celui de Bactres qui recommença à émettre des monnaies42. Comme les rois séleucides, ces derniers y entreprirent plusieurs travaux d’aménagement urbain. La ville fut un perpétuel chantier de construc-tion, les monuments s’y succédant à un rythme si élevé que l’on peut douter qu’elle ait eu à elle seule les ressources de les financer. Le sanctuaire principal fut presque entièrement reconstruit à trois reprises et chaque fois à peu de temps d’intervalle : sous Diodote II (vers 235/230), sous Euthydème ou son fils Démétrios Ier (vers 200) et

Magnésie du Méandre en l’honneur d’Artémis Leucophryénè. Les Antiochéens rappellent que leur cité avait connu des difficultés après sa fondation et qu’elle avait été renforcée par ce même Antiochos ; ils précisent comment le roi avait fait venir de nouveaux colons : OGI, 233 ; G. ROUGEMONT, ibid. (cf. supra n. 17), n° 53 ; F. CANALI DE ROSSI (2004), ibid. (cf. supra n. 23), n° 252 ; R. MERKELBACH et J. STAUBER (2005), ibid. (cf. supra n. 23), n° 306.

39 La date est établie grâce à la céramique contenue dans le remblai du premier état du bâtiment : B. LYONNET, « La céramique de la maison du quartier sud-ouest d’Aï Khanoum » dans G. LECUYOT, ibid. (cf. supra n. 28) ; IDEM, « Les Grecs, les Nomades et l’indépendance de la Sogdiane, d’après l’occupation comparée d’Aï Khanoum et de Marakanda au cours des derniers siècles avant notre ère », Bulletin of the Asia Institute 12 (1998) [2001], p. 141-159 (notamment p. 151-152, l’hypothèse d’une date plus ancienne était encore envisagée ici) ; cf. aussi J. D. LERNER, « Correcting the Early History of Ay Khanoum », Archaeologische Mitteilungen aus Iran 35-36 (2003-2004), p. 383-395. Pour la publication de l’édifice : P. BERNARD et alii (1973), ibid. (cf. supra n. 14), p. 85-102.

40 Pour le sanctuaire et la rue, L. MARTINEZ-SÈVE « À propos du temple aux niches indentées d’Aï Khanoum : quelques observations », dans P. CARLIER et CH. LEROUGE (éds), Paysage et religion en Grèce antique (2010), p. 195-207 (notamment p. 201) ; pour les remparts P. LERICHE, Fouilles d’Aï Khanoum V, Les remparts et les monuments associés (1986), p. 68-69.

41 P. BERNARD (1985), ibid. (cf. supra n. 11), p. 7. 42 B. KRITT, Dynastic Transitions in the Coinage of Bactria (2001), p. 159-163.

LAURIANNE MARTINEZ-SÈVE 220

encore sous Eucratide (vers 160)43. Le plan que l’on donne habituellement d’Aï Khanoum est d’ailleurs celui de l’époque d’Eucratide, qui refonda la ville sous le nom d’Eucratidéia et entreprit d’en reconstruire les principaux édifices dont, outre le sanctuaire, le palais et le gymnase44. Aï Khanoum fut donc un centre de pouvoir, un lieu où la puissance des rois s’incarnait dans des constructions monumentales. Cette situation a nécessairement pesé sur l’organisation de sa vie civique. Car on peut supposer qu’elle en eut une, même s’il n’en reste aucune trace et que les vestiges dégagés nous inciteraient davantage à penser le contraire. À l’exception du théâtre, utilisable pour accueillir des réunions publiques, aucun des autres édifices de la ville ne paraît avoir eu une fonction civique ou institutionnelle. Sa capacité de 6 000 spectateurs, équivalente à celle du théâtre hellénistique d’Epidaure, était largement supérieure au potentiel humain de la ville et il dut accueillir des habitants venus de toute la région45. Les autres

43 Les dates données ne sont qu’indicatives. Le sanctuaire, fouillé entre 1968 et 1973 n’est

connu que par des rapports préliminaires qui rendent surtout compte de la fouille de son temple : P. BERNARD, « Quatrième campagne de fouilles à Aï Khanoum (Bactriane) », CRAI (1969), p. 327-355 ; IDEM, « Campagne de 1969 à Aï Khanoum en Afghanistan », CRAI (1970), p. 317-347 ; IDEM, « La campagne de fouille en 1970 en Afghanistan », CRAI (1971), p. 414-435 ; IDEM, « Fouilles de Aï Khanoum (Afghanistan), campagnes de 1972 et 1973 », CRAI (1974), p. 295-298. H.-P. FRANCFORT en a aussi publié le matériel, dans Fouilles d’Aï Khanoum III, Le sanctuaire du temple à niches indentées, 2. Les trouvailles (1984). Grâce à la générosité de P. Bernard, que je remercie beaucoup, j’ai pu reprendre les archives de la mission et préparer une publication définitive de l’architec-ture, qui devrait paraître rapidement. Merci également à H.-P. Francfort pour son aide. Sous Diodote II, le temple comme l’ensemble des édifices du sanctuaire furent rebâtis, mais sur un plan qui était proche de celui des bâtiments précédents. Les travaux conduits sous Euthydème ou son fils Démétrios sont moins bien connus, car les couches archéolo-giques correspondantes ont été perturbées par la reconstruction de l’époque d’Eucratide. Le temple n’a connu que des modifications mineures, mais le plan du sanctuaire fut entièrement modifié. Il le fut une troisième fois à l’époque d’Eucratide, tandis que le podium à degrés sur lequel se tenait le temple fut transformé en une terrasse simple.

44 Pour le palais, P. BERNARD et alii (1973), ibid. (cf. supra n. 14), p. 109. On verra ci-dessous qu’il avait une fonction plus complexe et abritait peut-être aussi l’administration de la ville. Pour le gymnase, S. VEUVE, Fouilles d’Aï Khanoum VI, Le gymnase (1987), p. 23-41, 103-106.

45 P. BERNARD, « Campagne de fouilles 1975 à Aï Khanoum (Afghanistan) », CRAI (1977), p. 314-322 ; IDEM, « Campagne de fouilles 1976-1977 à Aï Khanoum (Afghanistan) », CRAI (1978), p. 429-441. On peut douter que ses concepteurs aient seulement cherché à marquer la puissance de la ville par la construction d’un édifice de proportions monumen-

ROIS ET CITÉS EN ASIE CENTRALE

221

constructions ne présentent aucune des caractéristiques qui révè-leraient une fonction politique46. Du reste, en l’absence de documents écrits, on serait bien en peine d’identifier dans la plupart des cités grecques les bâtiments qui abritaient la vie civique, car ils ne présentent que rarement de telles caractéristiques47. La plupart de ces cités possédaient néanmoins une agora. Aucune n’est apparue lors des fouilles d’Aï Khanoum, pourtant conduites de manière extensive. Dans le cas d’un établissement qui possédait par ailleurs tous les attri-buts d’une cité grecque (théâtre, gymnase, remparts, fontaine publique)48, ce phénomène ne manque pas de surprendre. À l’inverse, on reste frappé par la masse écrasante du palais, symbole de la présence royale (fig. 2). N’oublions pas cependant qu’il fut construit dans les dernières décennies de l’histoire de la ville et que l’aspect de cette zone est très mal connu pour les périodes plus anciennes. C’était un vaste complexe dans lequel on pénétrait après avoir traversé une grande cour à péristyle. On y a repéré des espaces économiques, comme la trésorerie, des espaces d’habitation au Sud-Ouest, et des espaces officiels au Sud où se tenait le personnel de l’administration royale49. Mais le bâtiment ne comportait pas de salle du trône à

tales, car il est peu agréable d’organiser des spectacles ou des réunions publiques dans un bâtiment aux trois quarts vide. Pour Épidaure : A. VON GERKAN et W. MÜLLER-WIENER, Das Theater von Epidauros (1961), p. 76, 80. Les théâtres étaient particulièrement adaptés pour accueillir les séances des assemblées et des tribunaux : J.-C. MORETTI, Théâtre et société dans la Grèce antique (2001), p. 117-120.

46 Une vaste cour à exèdres a été dégagée au Sud du sanctuaire et porte sur certains plans le nom de « bâtiment public », mais on ne peut rien en dire d’approfondi car les fouilles l’ont à peine dégagée : P. BERNARD, « Campagne de fouilles 1978 à Aï Khanoum (Afghanistan) », CRAI (1980), p. 451-452 ; G. LECUYOT, ibid. (cf. supra n. 28).

47 J.-Y. MARC, « Les agoras grecques d’après les recherches récentes », Histoire de l’art n° 42/43, Architecture et décors (1998), p. 3-15 (notamment p. 4).

48 Pour le théâtre : voir supra n. 45 ; pour le gymnase : voir supra n. 44 ; pour les remparts : voir supra n. 40 ; pour la fontaine : P. LERICHE et J. THORAVAL, « La fontaine du rempart de l’Oxus à Aï Khanoum », Syria 56 (1979), p. 171-205.

49 Le palais a fait l’objet d’une première publication en 1973 : P. BERNARD et alii (1973), ibid. (cf. supra n. 14), p. 1-83. Il y eut également de nombreux rapports préliminaires : P. BERNARD, « Première campagne de fouilles d’Aï Khanoum », CRAI (1966), p. 128-129 ; IDEM, « Deuxième campagne de fouilles d’Aï Khanoum en Bactriane », CRAI (1967), p. 322 ; IDEM, « Troisième campagne de fouilles à Aï Khanoum en Bactriane », CRAI (1968), p. 264-272 ; IDEM, (1969), ibid. (cf. supra n. 43), p. 313-321 ; IDEM (1970), ibid. (cf. supra n. 43), p. 301-310 ; IDEM (1971), ibid. (cf. supra n. 43), p. 385-406 ; IDEM, « Campagne de fouilles à Aï Khanoum (Afghanistan) », CRAI (1972) [1973], p. 629 ; IDEM (1974), ibid. (cf. supra n. 43), p. 289-293 ; IDEM, « Campagne de fouilles 1974 à Aï

LAURIANNE MARTINEZ-SÈVE 222

proprement parler, ce qui peut paraître étonnant. Du reste, si l’on a retenu le terme de palais pour désigner le complexe, celui d’ensemble administratif fut aussi très souvent employé au moment des fouilles et l’on a même envisagé que certaines des pièces aient été affectées à l’administration civique, ce à quoi rien ne s’oppose50. Il convient de revenir sur la fonction de la grande cour à péristyle, qui occupait près de 1,5 ha (137 m de long sur 108 m de large). P. Bernard examina la possibilité qu’elle ait pu servir d’agora, mais conclut par la négative, car elle n’était qu’un espace vide et fermé ; elle n’avait pas pour fonction de rassembler les édifices publics de la cité et ses portiques n’abritaient ni bureaux officiels ni boutiques51. Mais les agoras hellénistiques de Milet ou de Magnésie du Méandre se présentaient aussi sous la forme de vastes cours à portiques, d’accès limité et vides de constructions supplémentaires ou n’en comportant qu’un nombre très limité, selon un type de plan qui s’est alors popularisé et que Pausanias qualifie d’agora ionienne52. Il est vrai que certains de leurs portiques abritaient une rangée de pièces occupées par des artisans et des commerçants, et peut-être aussi par des bureaux de l’adminis-tration civique53. Le portique Sud de l’agora sud de Milet en compor-tait tout comme le grand portique de cent stades, offert par Antiochos Ier qui fermait le côté Est de la place. Il produisait un revenu à la cité,

Khanoum (Afghanistan) », CRAI (1975), p. 189 ; IDEM (1977), ibid. (cf. supra n. 45), p. 288-293 ; IDEM (1978), ibid. (cf. supra n. 45), p. 444-462 ; IDEM (1980), ibid. (cf. supra n. 46), p. 437-451. Seule la trésorerie a donné lieu à une publication définitive : Cl. RAPIN (1992), ibid. (cf. supra n. 18).

50 P. BERNARD et alii (1973), ibid. (cf. supra n. 14), p. 2. 51 P. BERNARD et alii (1973), ibid. (cf. supra n. 14), p. 2. 52 Pausanias, VI, 24, 2 (cf. aussi Vitruve, V, 1, 1). M.-Chr. HELLMANN, L’Architecture grecque

(2007), p. 49, 166-167 et surtout J.-Y. MARC, « Les agoras grecques », Histoire de l’art n° 42/43 (1998), p. 12-13) ; voir également R. MARTIN, Recherches sur l’agora grecque (1951). Seul le petit temple de Zeus Sosipolis fut construit dans le Sud de l’agora de Magnésie. Pour l’agora de Magnésie, la publication originale est celle de C. HUMANN, Magnesia am Mäander (1904), mais les fouilles ont repris et renouvelé certaines connais-sances : voir O. BINGÖL, Magnesia On The Meander, Magnesia Ad Maeandrum, an archaeological guide (2007), p. 97-115.

53 À Magnésie, c’est le cas des portiques Ouest, Nord et Sud : pour les références, voir supra n. 52. Les décrets d’acceptation de la fêtes des Leucophryéna, dont celui d’Antioche de Perside (voir ci-après et n. 61), avaient été gravés sur le mur des portiques Sud et Ouest : O. KERN, Die Inschriften von Magnesia am Maender (1967), notamment p. 11-12 ; K. J. RIGSBY, Asylia (1996), p. 179-279.

ROIS ET CITÉS EN ASIE CENTRALE

223

qui louait certaines pièces à des particuliers54. Ces locaux prenaient le plus souvent place à l’arrière de portiques à double colonnades. Or nulle part à Aï Khanoum les fouilles n’ont fait connaître de portique de ce type, y compris dans les bâtiments qui empruntaient le plus aux modèles grecs55. Il est probable que les architectes de la ville ont limité l’emploi de la pierre, plus rare que dans le monde méditerra-néen. Même si les chapiteaux et surtout les bases étaient le plus souvent exécutés dans ce matériau, il arrivait que les colonnes soient de simples fûts de bois56. Les portiques de la cour du palais, ont néces-sité l’érection de 116 colonnes entièrement faites en pierre, auxquelles s’ajoutaient les 18 colonnes de la salle hypostyle, qui faisait office de vestibule et donnait accès aux pièces du secteur Sud57. Des portiques à colonnades intérieures auraient nécessité un nombre de colonnes encore supérieur. Il aurait aussi fallu se procurer beaucoup plus de bois de charpente pour assurer la couverture, du fait de l’élargissement de l’édifice. Les portiques nord, est et ouest étaient profonds de 4,46 m pour une longueur allant de 108 à 137 m environ, tandis que le portique Sud, plus monumental, était profond de 6,65 m. Les proportions des premiers étaient donc très étroites58. Mais rajouter une deuxième galerie, ainsi qu’une rangée arrière de locaux aurait porté la profondeur à plus de 10 m. Il est vrai que les architectes d’Aï Khanoum étaient capables de couvrir des pièces de grande portée et qu’ils savaient où trouver les bois nécessaires. Certaines pièces du secteur Sud du palais avaient une portée supérieure à 10 m (n° 6 et 9), et celle de la grande salle qui était accessible depuis le vestibule 54 Antiochos en a financé la construction à l’époque de sa co-régence ; H. KNACKFUSS, Milet,

I, 7, Der Südmarkt und die Benachbarten Bauanlagen (1924) ; A. REHM, Milet, VI, 1, Inschriften von Milet (1997), n° 193a, p. 13-14, et p. 199 complément de P. HERRMANN.

55 Il n’y a pas à proprement parler de portiques au gymnase, où ils ont été remplacés par de longs couloirs, caractéristiques de l’architecture locale : S. VEUVE (1987), ibid. (cf. supra n. 44), p. 104-105. Le sanctuaire principal de la ville en comportait plusieurs en revanche, notamment dans l’état qui date du règne d’Eucratide, dont un de grande dimension qui fermait tout son côté Sud, mais ce sont toujours des portiques à simple galerie : un plan du sanctuaire est donné dans H.-P. FRANCFORT (1984), ibid. (cf. supra n. 43), pl. I.

56 Au sanctuaire, les colonnes des portiques étaient en bois, ainsi que la plupart des chapiteaux. Un chapiteau de bois fut d’ailleurs trouvé à l’intérieur du temple, où il avait été remployé : P. BERNARD (1969), ibid. (cf. supra n. 43), p. 349-352.

57 P. BERNARD et alii (1973), ibid. (cf. supra n. 14), p. 117. 58 Pour comparaison, le portique d’Attale de l’agora d’Athènes, composé d’une double

colonnade et d’une rangée de pièces à l’arrière, mesurait 115 m de long sur 20 m de large : J. M. CAMP, The Athenian Agora (1986), p. 172.

LAURIANNE MARTINEZ-SÈVE 224

hypostyle était de 17 m (n° 3)59. Mais compte tenu de la longueur des portiques, il fallait disposer d’un nombre bien plus important de poutres, acheminées depuis les massifs du Badakhshan et du Wakhan. La formule architecturale adoptée est donc celle qui convenait le mieux aux réalités locales. On comprend ainsi que les bureaux de l’administration n’aient pas été installés sous les portiques de la cour, mais précisément dans le complexe monumental qui se développait au Sud. L’éventualité que la cour ait fait office d’agora ne doit donc pas être écartée. Si ce complexe palatial a pu abriter les bureaux de l’adminis-tration royale, servir de résidence au roi et à sa famille, tout en accueillant les magistrats et l’administration de la cité, il existait une forte imbrication entre les institutions royales et les institutions locales. La situation d’Aï Khanoum n’était pas différente de celle que Pergame ou Alexandrie avaient dans les royaumes attalide ou lagide. Ces villes étaient à la fois le lieu de résidence principal du roi et de sa cour, mais n’en constituaient pas moins des cités qui avaient leur propre vie interne, quoique celle-ci reste très mal connue60. Rien ne s’oppose en effet à ce qu’Aï Khanoum ait été une véritable cité. Sa localisation, très loin du monde égéen original, n’était pas un handi-cap. On en connaît dans des endroits tout aussi éloignés : ainsi Antioche de Perside, fondée au début de l’époque hellénistique sans doute près de l’actuelle ville iranienne de Bushir. Le décret qu’elle a voté vers 205 pour répondre à la demande de Magnésie de Méandre qui venait d’instituer la nouvelle fête des Leucophryéna et le faisait savoir dans l’ensemble du monde grec, assure qu’elle disposait des institutions démocratiques traditionnelles et que celles-ci fonction-naient réellement et normalement61. Mais elle était aussi très proche des Séleucides, qui l’avaient fondée puis renforcée en y installant de

59 P. BERNARD et alii (1973), ibid. (cf. supra n. 14), p. 54, 70-72, 80. Rappelons qu’à la

différence des toits grecs en bâtière, ceux d’Aï Khanoum, et plus largement du Proche Orient, étaient généralement des toits plats.

60 Pour celle de Pergame, cf. R. E. ALLEN, The Attalid Kingdom : a Constitutional History (1983), p. 159-174.

61 OGI, 233 ; G. ROUGEMONT, ibid. (cf. supra n. 17), n° 53 ; F. CANALI DE ROSSI (2004), ibid. (cf. supra n. 23), n° 252 ; R. MERKELBACH et J. STAUBER (2005), ibid. (cf. supra n. 23), n°306. Le commentaire que G. Rougemont fait de ce document établit de manière indiscutable la profondeur de l’attachement des Antiochéens à une forme de vie civique héritée des cités de l’époque classique.

ROIS ET CITÉS EN ASIE CENTRALE

225

nouveaux colons62. Sous Antiochos III, son magistrat éponyme était d’ailleurs le prêtre du culte dynastique séleucide. Comme Antioche de Perside, Aï Khanoum fait partie de la catégorie des cités que L. Capdetrey a proposé de qualifier d’inté-grées. Elle rassemble des cités qui étaient étroitement contrôlées par les rois et dont la marge de manœuvre était inexistante, soit qu’ils y aient résidé, y aient envoyé des représentants ou qu’ils en aient dési-gné parmi les citoyens locaux63. On estime qu’elles étaient assujetties, car l’autonomie et la liberté étaient des éléments essentiels de l’identité des cités grecques. Leur situation était sans doute plus complexe, au moins en Asie Centrale, où le lien qui unissait les com-munautés grecques aux rois était d’autant plus fort que c’est à eux que toutes devaient leur existence. Les Grecs s’installèrent en Asie Centrale dans un environnement étranger et dans un contexte difficile. Ils y étaient très minoritaires et sous la menace des populations locales, car la conquête d’Alexandre avait été, comme il a été rappelé plus haut, très dure. Une partie des colons étaient des militaires chargés de protéger et de contrôler la région pour le compte des Séleucides, tout en assurant leur propre sécurité, mais aussi celle des autres Grecs. Il est probable que les colons et leurs descendants passaient pour des occupants aux yeux de nombre de Bactriens. Certains d’entre eux étaient en outre très riches et le manifestaient en habitant des résidences privées d’aspect monumental, dont on a fouillé quelques exemples dans le quartier sud de la ville et juste à l’extérieur, à 150 m du rempart nord64. Le porche qui, dans la maison hors les murs, assurait le passage entre la cour et le logement lui-même comprenait ainsi deux colonnes qui mesuraient environ 8 m de haut. Ces personnages étaient peut-être impliqués dans des activités commerciales qui facilitèrent ou accélérèrent leur enrichissement65,

62 Voir supra n. 38. 63 Ces cités étaient directement contrôlées par le roi, qui y nommait un représentant, l’épistate.

L. CAPDETREY (2007), ibid. (cf. supra n. 13), p. 217-218. J. MA, Antiochos III et les cités de l’Asie Mineure occidentale (2004), p. 111-128, a également établi différentes catégories de cités en fonction de leur degré de sujétion.

64 Maison du quartier Sud : P. BERNARD (1968), ibid. (cf. supra n. 49), p. 272-276 ; IDEM (1969), ibid. (cf. supra n. 43), p. 321-326 ; IDEM (1970), ibid. (cf supra n. 43), p. 310-316 ; IDEM (1971), ibid. (cf. supra n. 43), p. 406-431. Maison hors les murs : P. BERNARD (1974), ibid. (cf. supra n. 43), p. 281-287 ; G. LECUYOT, ibid. (cf. supra n. 28).

65 L’exemple de Sophytos, qu’une inscription d’Alexandrie d’Arachosie nous fait connaître et qui reconstitua la fortune de ses ancêtres grâce au commerce, est ainsi révélateur des

LAURIANNE MARTINEZ-SÈVE 226

mais leur fortune s’était surtout constituée grâce aux revenus agrico-les. Les travaux de prospection que la Délégation Archéologique Française en Afghanistan a menés dans la plaine d’Aï Khanoum ont mis en évidence la présence d’un vaste réseau d’irrigation, construit pendant les siècles qui ont précédé l’arrivée des Grecs ; ces derniers en bénéficièrent et l’étendirent à des zones périphériques, de manière à mettre en culture de nouvelles terres66. L’exploitation de leurs domaines était assurée par une main d’œuvre sans doute largement composée de paysans locaux, dont les relations avec les colons étaient inégalitaires67. Il serait certes schématique d’imaginer la société gréco-bactrienne comme une société strictement duelle, composée d’une élite grecque d’un côté et d’une paysannerie indigène et appau-vrie de l’autre. Des Bactriens comme des nomades n’ont pas hésité à servir dans l’armée et dans l’administration royales68, tandis qu’inver-sement certains descendants des premiers colons grecs ont nécessaire-ment fait partie des catégories sociales les plus pauvres. Globalement néanmoins, la richesse et la considération étaient du côté de ceux qui étaient liés au pouvoir royal et qui lui étaient fidèles. La composition des élites n’était donc pas la même que dans les cités égéennes, où les rois pouvaient trouver des partisans, mais où il existait toujours des représentants de vieilles familles aux intérêts différents. Nul doute que le fonctionnement politique de ces cités s’en ressentait. L’étroitesse des liens que les descendants des colons avaient noués avec les rois constitue pour cette raison un moteur de l’histoire

possibilités qui s’offraient aux plus entreprenants : G. ROUGEMONT, ibid. (cf. supra n. 17), n° 84 ; P. BERNARD, G.-J. PINAULT et G. ROUGEMONT (2004), ibid. (cf. supra n. 21), p. 227-332.

66 Ces prospections ont donné lieu à trois études publiées sous la direction de J.-C. GARDIN : Prospections archéologiques en Bactriane orientale (1974-978), vol. I, P. GENTELLE, Données paléogéographiques et fondements de l’irrigation (1989) ; vol. 2, B. LYONNET, Céramique et peuplement du Chalcolithique à la conquête arabe (1997) ; vol. 3, J.-C. GARDIN, Description des sites et notes de synthèse (1998). Dans ce dernier ouvrage, cf. plus précisément p. 38-47 et 112-114.

67 P. BRIANT, « Colonisation hellénistique et populations indigènes », dans IDEM, Rois, tributs et paysans (1982), p. 227-279 (notamment p. 240-252 et p. 247 pour Aï Khanoum).

68 Le personnel de la trésorerie d’Aï Khanoum comportait par exemple plusieurs individus qui portaient un nom iranien : Cl. RAPIN (1983), ibid. (cf. supra n. 18), p. 358-364 et appendice de F. GRENET, « L’onomastique iranienne à Aï Khanoum », p. 373-381. Un papyrus récemment découvert près de Bactres mentionne aussi un contingent de soldats scythes : W. CLARYSSE et D. J. THOMPSON, « Two Greek Texts on Skin from Hellenistic Bactria », ZPE 159 (2007), p. 273-279, G. ROUGEMONT, ibid. (cf. supra n. 17), n° 93.

ROIS ET CITÉS EN ASIE CENTRALE

227

de la Bactriane. On sait depuis longtemps que la sécession de cette région ne fut pas la conséquence d’une révolte soudaine et violente, mais le fruit d’un processus lent et graduel, qui s’étendit sur une génération69. Les travaux de F. Holt et de B. Kritt, qui ont reclassé les monnaies des deux premiers rois gréco-bactriens et clarifié la chrono-logie, l’ont confirmé70. Les premières manifestations d’une prise d’indépendance s’observent sur les monnaies de Diodote Ier. Sa politique fut subtile. Il ne prit pas le titre royal et continua à frapper des monnaies au nom d’Antiochos II. Il se contenta d’apposer ses types monétaires, en remplaçant sur toutes ses monnaies l’Apollon séleucide par un Zeus foudroyant et le portrait d’Antiochos par son propre portrait. Il adopta pourtant un comportement royal, porta le diadème et associa son fils Diodote II au pouvoir, exactement comme Séleucos Ier l’avait fait avec Antiochos. C’est Diodote II, dont le règne se place entre 235 et 225, qui franchit le pas d’une rupture, officiel-lement proclamée sur ses monnaies par la prise du titre royal. Diodote Ier prit des précautions pour assurer et renforcer son pouvoir, qui n’était visiblement pas suffisamment ferme : la promotion de son fils permettait de fonder une nouvelle dynastie ; le choix de Zeus comme divinité tutélaire et personnelle lui donnait une caution divine. Son nom même, qui signifie « donné par Zeus » et qui est peut-être un nom de règne, le proclamait ouvertement71. Il est remarquable que le sanctuaire principal d’Aï Khanoum, consacré à une divinité que l’on représentait sous les traits de Zeus, ait été entièrement reconstruit à l’époque de Diodote II72. On ne peut résister à la tentation d’y voir une

69 Justin, XLI, 4 ; Strabon, XI, 9, 2-3 (confusion entre Diodote et Euthydème). Sur la

sécession de la Bactriane et de la Parthyène, en dernier lieu D. LERNER, The Impact of the Seleucid Decline on the Eastern Iranian Plateau : The Foundations of Arsacid and Graeco-Bactria (1999) et O. COLORU (2009), ibid. (cf. supra n. 1), p. 157-173.

70 F. L. HOLT, Thundering Zeus. The Making of Hellenistic Bactria,(1999), p. 48-125 ; B. KRITT (2001), ibid. (cf supra n. 42), p. 7-70. O. COLORU (2009) ibid. (cf. supra n. 1), mentionne ces deux auteurs, mais n’évoque pas leurs propositions et n’émet aucun avis à leur sujet.

71 L. MARTINEZ-SÈVE, « Pouvoir et religion dans la Bactriane hellénistique. Recherches sur la politique religieuse des rois séleucides et gréco-bactriens », Chiron, 40, 2010, p. 1-27 (notamment p. 3-5).

72 L. MARTINEZ-SÈVE, « À propos du temple aux niches indentées d’Aï Khanoum », dans P. CARLIER et CH. LEROUGE (éds), Paysage et religion (2010), p. 197-201. Sur la statue de culte et la divinité du temple : P. BERNARD (1969), ibid. (cf. supra n. 43), p. 338-341 ; IDEM (1970), ibid. (cf. supra n. 43), p. 329.

LAURIANNE MARTINEZ-SÈVE 228

initiative du roi désireux de célébrer le patron de la nouvelle dynastie. Or les architectes ne modifièrent que légèrement le plan du nouveau sanctuaire et se contentèrent de rebâtir le temple à l’identique, alors qu’aucune contrainte topographique ou architectonique ne l’imposait et que les constructions d’Antiochos Ier ne semblaient pas s’être dégra-dées au point d’avoir à les remplacer. Diodote père et fils agirent donc avec habileté, inscrivirent leur action dans un cadre traditionnel, mais donnèrent des bases solides à leur royauté, espérant qu’avec le temps celle-ci deviendrait légitime. Ils se comportèrent exactement comme les Attalides qui se détachèrent du royaume séleucide dès le règne d’Antiochos Ier (281-261), sous l’impulsion de Philétairos, mais qui ne prirent le titre royal que vers 240 à l’époque d’Attale Ier, son deuxième successeur73. Diodote et son fils n’ont pas davantage cherché à s’opposer frontalement aux rois séleucides et ont attendu d’être solide-ment installés au pouvoir pour cela. Ce ne fut pas rapide puisqu’il leur fallut plus de 20 ans pour que le personnel administratif, les militaires, les descendants des colons et les élites locales acceptent de transférer sur leur personne le loyalisme dont ils avaient jusque-là fait preuve à l’égard des rois séleucides. Ils n’y parvinrent d’ailleurs pas entière-ment, puisque Diodote II fut à son tour renversé par Euthydème Ier, après un règne d’une dizaine d’années seulement. Aux dires de Polybe, ce dernier se présenta même à Antiochos III lors du siège de Bactres comme celui qui avait renversé les descendants d’un usurpateur74. Les derniers moments de la domination gréco-bactrienne à Aï Khanoum sont aussi riches d’enseignements. Le règne d’Eucratide se termina par une crise dont les traces étaient encore visibles au palais et au sanctuaire. Le roi fut assassiné aux environs de 14575, situation qui fragilisa la domination grecque en Bactriane. On estime que les Grecs ont été attaqués par des nomades et qu’ils furent contraints d’aban-donner la ville. Celle-ci auraient été occupée un moment par de simples squatters, partis sous l’effet d’une seconde poussée nomade76.

73 Pour le détail des sources, Éd. WILL, Histoire politique du monde hellénistique, tome I

(1979), p. 136-137, 150-152, 293-301. 74 Polybe, XI, 34, 2. 75 Justin, XLI, 6 ; P. BERNARD (1985), ibid. (cf. supra n. 11), p. 97-103. 76 Cl. RAPIN (1992), ibid. (cf. supra n. 18), p. 114, 287-294 ; P. BERNARD, « Les nomades

conquérants de l’empire gréco-bactrien. Réflexions sur leur identité ethnique et cultu-

ROIS ET CITÉS EN ASIE CENTRALE

229

Ces événements furent marqués par des actes à forte portée symbo-lique qui visaient certainement le pouvoir grec et ses manifestations les plus visibles : le palais fut méthodiquement pillé et détruit avec acharnement, ainsi que l’autel du sanctuaire et la statue de culte de Zeus, protecteur des rois gréco-bactriens. Contrairement à ce qui avait été envisagé au moment des fouilles, le sanctuaire n’a sans doute pas été désacralisé, mais resta en fonction. Des travaux de rénovation et de reconstruction y furent même entrepris77. La ville fut certes abandon-née par les Grecs et par ses élites hellénisées78, mais certains quartiers restèrent habités, sans doute par des populations locales dont la proportion avait cru pendant les décennies précédentes79, ce qui expli-que le maintien en activité du complexe religieux. En effet, même si le dieu principal du sanctuaire était représenté en recourant à l’iconogra-phie de Zeus, sa personnalité était plus complexe. Il était à la fois Zeus, et à ce titre l’une des divinités majeures des rois gréco-bactriens, mais également Mithra, dieu important du panthéon zoroastrien,

relle », CRAI (1987), p. 758-768 ; Cl. RAPIN et alii, « La tombe d’une princesse nomade à Koktepe près de Samarkand », CRAI (2001), p. 33-92.

77 La possibilité d’un maintien du culte avait été envisagée par H.-P. FRANCFORT (1984), ibid. (cf. supra n. 43), p. 124. C’est aussi la conclusion à laquelle je suis moi-même arrivée en reprenant les archives de la fouille du sanctuaire. Pour la désacralisation du sanctuaire, cf. P. BERNARD, « Quatrième campagne de fouilles à Aï Khanoum (Bactriane) », CRAI (1969), p. 352-355 ; IDEM, « Campagne de fouilles 1969 à Aï Khanoum en Afghanistan, CRAI (1970) p. 327 ; IDEM, « La campagne de fouille de 1970 à Aï Khanoum (Afghanistan) », CRAI (1971), p. 429.

78 Une maison voisine du sanctuaire fut ainsi abandonnée par ses riches propriétaires à la fin du règne d’Eucratide, et réoccupée par de nouveaux propriétaires qui la partagèrent en différents logements : L. MARTINEZ-SÈVE, dans G. LECUYOT, ibid. (cf. supra n. 28).

79 Les environs du sanctuaire restèrent densément habités, mais des changements dans la nature de l’occupation attestent l’apparition de populations nouvelles. Comme dans le reste de la ville, celles-ci eurent tendance à privatiser des espaces qui étaient à l’origine publics, et c’est ce qui explique qu’on les ait assimilées à des squatters : P. BERNARD (1970), ibid. (cf. supra n. 43), p. 301-310 ; IDEM (1980), ibid. (cf supra n. 49), p. 437-439, 458 ; S. VEUVE (1987) ibid. (cf. supra n. 44), p. 67-79, 109-110, pour qui la réoccupation serait le fait de populations locales ; Cl. RAPIN (1992), ibid. (cf. supra n. 18), p. 31-35, 288-289. Mais au sanctuaire ce phénomène ne fut que progressif et il en fut peut-être de même dans les campagnes voisines : J.-C. GARDIN et P. GENTELLE, « L’exploitation du sol en Bactriane Antique », BEFEO 66 (1979), p. 19-20. L’augmenta-tion de la proportion des populations locales se manifeste par la construction de maisons de très médiocre qualité, qui sont de plus en plus nombreuses dans les environs du sanctuaire à partir du début du IIe s.

LAURIANNE MARTINEZ-SÈVE 230

particulièrement vénéré en Asie Centrale80, voire le dieu Oxus, plus spécifiquement bactrien. Il n’est donc pas étonnant que son culte ait pu continuer, mais dans des formes non grecques. On a donc le sentiment que le pouvoir grec, affaibli par l’assassinat d’Eucratide, ne parvint pas à maintenir les populations locales sous contrôle, ce qui dut favoriser la pénétration des nomades et entraîner le départ des Grecs. Ces derniers ne paraissent pas avoir été en mesure de se maintenir dans leur ville une fois Eucratide éliminé. Malgré la faiblesse de notre documentation, on a donc le sentiment que les rois, fondateurs des cités et responsables de leur développement, ont pu apparaître comme les garants de leur survie. La plupart des fondations d’Alexandre ont périclité après son départ et à Aï Khanoum, la disparition du pouvoir royal entraîna celle de la communauté grecque. Mais Alexandrie d’Arachosie n’a pas eu besoin des rois pour se développer. Bien que passée sous contrôle maurya, elle ne fut pas abandonnée, ne dépérit pas et une communauté grecque s’y est enracinée. L’épitaphe de Sophytos ne se comprendrait pas autrement. Elle avait pour elle de constituer une étape importante sur un des axes majeurs de l’Asie Centrale, la route qui remontait la vallée du Hilmend et rejoignait ensuite celle de la Cophen pour aller en Inde ou qui poursuivait vers la Bactriane en franchissant l’Hindu Kush. Des facteurs multiples influèrent sur le développement de ces établisse-ments. Il est indéniable que lorsque leur existence était justifiée par d’autres facteurs que la seule décision royale, ils étaient moins dépendants de la conjoncture politique que les colonies fondées pour assurer le contrôle et l’exploitation de populations et de territoires81. Cependant une organisation sociale nouvelle, structurée par l’étroite collaboration des élites grecques et hellénisées avec le pouvoir royal, qui garantissait la suprématie des premières obtenue par l’exploitation des masses paysannes, s’est créée en Bactriane, à l’instar d’autres régions du monde antique. Cette situation n’était pas nouvelle.

80 F. GRENET, « Mithra au temple principal d’Aï Khanoum ? », dans P. BERNARD et F. GRENET

(éds), Histoire et cultes de l’Asie Centrale préislamique (1991), p. 147-151 ; M. BOYCE et F. GRENET, A History of Zoroastrianism under Macedonian and Roman Rule (1991), p. 169-171.

81 P. LERICHE, « Bactria, Land of a Thousand Cities », dans J. CRIBB et G. HERRMANN (éds) (2007), ibid. (cf. supra n. 1), p. 142-144. P. Leriche insiste sur la fragilité de la domination grecque à Aï Khanoum, provoquée par le faible nombre des colons, trop minoritaires pour pouvoir s’imposer longtemps aux populations locales.

ROIS ET CITÉS EN ASIE CENTRALE

231

Alexandre rencontra beaucoup de difficultés en Bactriane et en Sogdiane, car il eut pour adversaires des potentats locaux, repliés dans des forteresses, qui tiraient leur force de milices privées, constituées des paysans qui travaillaient sur leurs domaines82. Mais en s’établis-sant dans ces régions, les Grecs ont introduit de nouveaux usages parmi lesquels la vie en cités : ce nouveau mode d’organisation servit de point d’appui à la domination grecque. Peut-être faut-il imaginer les rapports entre les rois et les colonies davantage en terme de parte-nariat ou de dépendance mutuelle que d’assujettissement des secondes aux premiers.

82 P. BRIANT (1982), ibid. (cf. supra n. 67), p. 238-244, avec le détail des sources littéraires.

LAURIANNE MARTINEZ-SÈVE

232

Fig. 1, plan d’Aï Khanoum (dessin G. Lecuyot)

ROIS ET CITÉS EN ASIE CENTRALE

233

Fig. 2 Plan du palais d’Aï Khanoum

(Cl. Rapin, La trésorerie (1992), pl. 6)