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91 LA DIMENSION DU MAL ET LE KULTURARBEIT Méditation sur L’ESPRIT DU MAL de Nathalie Zaltzman 1 BARBARA DE ROSA Université de Naples Federico II [email protected] Il n’est pas facile de revenir sur "l’Esprit du Mal" après la soudaine disparition de Nathalie Zaltzman, ni de commenter ce qui en peu de temps est devenu le dernier témoignage d’une pensée vigoureuse et passionnée. Dans la conviction d’avoir perdu un ancrage théorique précieux, ce texte publié l’année dernière en Italie 2 avait pour but de soutenir la diffusion d’une œuvre pénalisée par l’absence de traduction italienne, absence à laquelle nous remédierons bientôt. En explorant la question épineuse du Kulturarbeit sous l’angle du lien entre l’individuel et le collectif, N. Zaltzman préserve et valorise la portée collective du travail freudien. Elle nous rappelle que la psychanalyse coure un risque vital si l'on perd de vue que le progrès ou le dépérissement de la vie psychique est lié à ce qui se passe sur le théâtre de la réalité humaine, ou si l'on renonce à la « solidarité du mouvement entre la pratique analytique et les tâches de l’esprit communes à l’individu et à l’ensemble » (G.P., p. 46 3 ). C’est dans cette perspective qu’elle traite dans son dernier travail de la question du mal. Il s’agit d’une dimension de la vie psychique indéfectiblement liée à l’humain qui, toutefois, en est expulsée même lorsque le Kulturarbeit réalise son plus grand effort : éclairer et élever au titre de loi morale le lien inconscient de chaque homme à l’Humanité, son appartenance à l’espèce humaine que personne ne pourrait ni devrait jamais plus oser mettre en discussion. Je me réfère ici à l'analyse de Nathalie Zaltzman sur la notion de crime contre l'humanité née à la suite de cette catastrophe de l'humanité appelée Shoah. C’est donc dans la perspective d’un lien indissoluble entre l’individu et la collectivité que l’analyse de N. Zaltzman semble trouver une direction pour remédier à ce point de vulnérabilité du Kulturarbeit qui laisse incompréhensible et impensable le mal dans l’humain : « Le travail de la culture est ce savoir intime. Il ne suffit pas que le sachent les individus, un à un. Il faut aussi que l’humanité, celle qui se purifie de ses propres crimes en se sacralisant réussisse à "connaître" l’intimité en elle de la dimension du mal » (E.M., p. 110). Bien que cette perspective soit une plus- value dans l’exploration d’un progrès dans la vie de l’esprit , on reste perplexe sur sa faisabilité, et aussi sur l’effet potentiellement mortifère d’un tel avancement du Kulturarbeit. Évidemment, les perplexités ne sont pas étrangères au travail de N. Zaltzman, il suffit de rappeler les interrogations sur la menace de régression comme consubstantielle à la dialectique du progrès ou celles sur l’accroissement du refoulement comme un effet secondaire et antagoniste inévitable de l’effort d’intelligibilité : «Ou bien ce mécanisme est-il spécifiquement lié à la résistance de la "chose" mal à 1 (2010), in «Vivre à la hauteur de sa condition psichique. En hommage à l’œuvre de Nathalie Zaltzman», Bulletin du Quatrième Groupe, numéro spécial. 2 Dans Psicoterapia psicoanalitica, 2, 2009, pp. 221-235. 3 Les références aux ouvrages de Nathalie Zaltzman sont mentionnées en abrégé: De la guérison psychanalytique: G.P., La résistance de l'humain: R.H., l'article "La mort dans l’âme"dans Topique: M.A., L'esprit du mal: E.M.

La dimension du mal et le Kulturarbeit

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LA DIMENSION DU MAL ET LE KULTURARBEIT

Méditation sur L’ESPRIT DU MAL de Nathalie Zaltzman1

BARBARA DE ROSA

Université de Naples Federico II

[email protected]

Il n’est pas facile de revenir sur "l’Esprit du Mal" après la soudaine disparition de Nathalie

Zaltzman, ni de commenter ce qui en peu de temps est devenu le dernier témoignage d’une pensée

vigoureuse et passionnée. Dans la conviction d’avoir perdu un ancrage théorique précieux, ce texte

publié l’année dernière en Italie2 avait pour but de soutenir la diffusion d’une œuvre pénalisée par

l’absence de traduction italienne, absence à laquelle nous remédierons bientôt.

En explorant la question épineuse du Kulturarbeit sous l’angle du lien entre l’individuel et le

collectif, N. Zaltzman préserve et valorise la portée collective du travail freudien. Elle nous rappelle

que la psychanalyse coure un risque vital si l'on perd de vue que le progrès ou le dépérissement de la

vie psychique est lié à ce qui se passe sur le théâtre de la réalité humaine, ou si l'on renonce à la

« solidarité du mouvement entre la pratique analytique et les tâches de l’esprit communes à l’individu

et à l’ensemble » (G.P., p. 463).

C’est dans cette perspective qu’elle traite dans son dernier travail de la question du mal. Il

s’agit d’une dimension de la vie psychique indéfectiblement liée à l’humain qui, toutefois, en est

expulsée même lorsque le Kulturarbeit réalise son plus grand effort : éclairer et élever au titre de loi

morale le lien inconscient de chaque homme à l’Humanité, son appartenance à l’espèce humaine que

personne ne pourrait ni devrait jamais plus oser mettre en discussion. Je me réfère ici à l'analyse de

Nathalie Zaltzman sur la notion de crime contre l'humanité née à la suite de cette catastrophe de

l'humanité appelée Shoah.

C’est donc dans la perspective d’un lien indissoluble entre l’individu et la collectivité que

l’analyse de N. Zaltzman semble trouver une direction pour remédier à ce point de vulnérabilité du

Kulturarbeit qui laisse incompréhensible et impensable le mal dans l’humain : « Le travail de la

culture est ce savoir intime. Il ne suffit pas que le sachent les individus, un à un. Il faut aussi que

l’humanité, celle qui se purifie de ses propres crimes en se sacralisant réussisse à "connaître"

l’intimité en elle de la dimension du mal » (E.M., p. 110). Bien que cette perspective soit une plus-

value dans l’exploration d’un progrès dans la vie de l’esprit, on reste perplexe sur sa faisabilité, et

aussi sur l’effet potentiellement mortifère d’un tel avancement du Kulturarbeit. Évidemment, les

perplexités ne sont pas étrangères au travail de N. Zaltzman, il suffit de rappeler les interrogations sur

la menace de régression comme consubstantielle à la dialectique du progrès ou celles sur

l’accroissement du refoulement comme un effet secondaire et antagoniste inévitable de l’effort

d’intelligibilité : «Ou bien ce mécanisme est-il spécifiquement lié à la résistance de la "chose" mal à

1 (2010), in «Vivre à la hauteur de sa condition psichique. En hommage à l’œuvre de Nathalie Zaltzman»,

Bulletin du Quatrième Groupe, numéro spécial. 2 Dans Psicoterapia psicoanalitica, 2, 2009, pp. 221-235.

3 Les références aux ouvrages de Nathalie Zaltzman sont mentionnées en abrégé: De la guérison

psychanalytique: G.P., La résistance de l'humain: R.H., l'article "La mort dans l’âme"dans Topique: M.A., L'esprit

du mal: E.M.

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se laisser penser ? Voilà ce qu’il m’est impossible de trancher » (E.M., p. 83). Cependant, comme je

le montrerai, à la fin il semble poindre une lueur, une direction sur laquelle il faudra revenir.

Dans ma méditation, je me ferai accompagner par la question soulevée par Françoise Francioli

sur le choix du terme "esprit" qui désigne la sphère du mal, objet de cet essai. Dans son compte-rendu

(2008a) et par un examen attentif de ses occurrences, F. Francioli exprime sa perplexité à l'égard d'un

terme ambigu, connoté prioritairement dans un sens religieux, philosophique et métaphysique, et qui

en outre risque de glisser vers une « substantialisation du mal » (ib., p. 74); l’esprit du mal risquerait

alors d’être entendu comme « une entité vivante en soi », allant jusqu’à évoquer en association aux

romanciers russes « une vieille figure démoniaque par ailleurs critiquée » par l’auteur même. En

réponse à une perplexité analogue avancée par Janine Filloux, N. Zaltzman rappelle que la première

hypothèse, écartée parce que déjà utilisée, était d’intituler son travail "L’intelligence du mal" et ajoute

que « son objectif était de souligner cette dimension de la vie psychique qui tend continuellement à

s’éclipser » (in Francioli 2008b, p. 65). Vu que l’intelligence est une propriété d’un être vivant, ce

choix n’aurait pas été exempt du risque d’hypostasier le mal. En outre, à mon avis, cela aurait réduit à

une qualification unique la richesse des facettes de ce mal auquel N. Zaltzman fait référence : par son

abstraction et sa polysémie, le mot esprit semble mieux se prêter à la désigner que celui d'intelligence.

Ainsi, tout en ne sous-évaluant pas l’objection soulevée, je voudrais justifier le choix terminologique

final qui, comme on le verra, apparaît comme pertinent au moins pour trois des attributs de ce mal

traité dans le texte : esprit comme « essence, signifié substantiel », comme «fantasme, spectre» et

enfin, dans le sens de « substance volatile » (Cortelazzo, Zolli, 1999)4.

L’ESPRIT DU MAL COMME NÉO-REALITÉ

Le mal dont parle N. Zaltzman, son essence, n’a rien à voir avec l’agressivité, ferment de la

vie psychique ; il n’est pas l’équivalent de la pulsion de mort, et ne peut pas non plus être considéré

uniquement comme un effet de la régression à un mode de fonctionnement psychique primaire. Ce mal

ne s’oppose pas à la loi morale, mais la pervertit, tout comme le fonctionnement secondaire en

général ; à ce propos, on peut rappeler la distorsion à laquelle Eichmann, au début de la solution finale,

soumet l’impératif catégorique kantien qui, selon lui, avait inspiré toute sa vie : « que le principe de

ma volonté doit toujours être tel qu’il puisse devenir le principe des lois générales » (Arendt, 1963, p.

153). Il faut le concours des instances supérieures de l’organisme psychique individuel et collectif ,

la participation consciente du Moi pour que l’esprit du mal se répande et pour que s’instaure quelque

chose d’inédit, ce que N. Zaltzman définit comme « une néo-réalité psychique et sociale », fruit de la

décomposition d’une civilisation qui « modifie les moi individuels et les idéaux collectifs » (E.M., p.

109). Une néo-réalité qui s'instaure au-delà de l’organisation œdipienne de l’individu et de la société

et qui attaque le lien inconscient à l’humain sur lequel s’édifie et se préserve la réalité humaine.

Pour comprendre ce que l’auteur entend par lien à l’humain dans ses articulations avec la néo-

réalité du mal et pour le relier ensuite au rapport avec l’avancée du Kulturarbeit , je me référerai

brièvement à son travail de 1998, De la guérison psychanalytique, prologue de sa réflexion sur les

points aveugles de l’œuvre de civilisation. La néo-réalité qui inaugure l’esprit du mal constitue un

attentat à ce progrès dans la vie de l’esprit qui, avec l’avènement de l’homme Moïse, avait ouvert sur

un au-delà de la compulsion de répétition du meurtre, instaurant « une identification (collective,

originelle, symbolique), (..) une alliance nouvelle des hommes entre eux, (..) un pacte qui noue

l’intégrité narcissique de chacun à l’évolution narcissique impersonnelle de l’ensemble » (G.P., p.

99). Condition psychique vitale, dans cette idée inconsciente issue de l’événement mythique fondateur

« d’une origine commune identifiante pour chacun et de chacun au regard de l’ensemble » (G.P., p.

4 En français l’association de l’expression esprit du mal avec le diable est beaucoup plus forte qu’en italien. En

tout cas, même en français on trouve les signifiés du terme esprit dont je parle : «le sens profond (..) l’essentiel»,

«fantasme (..) spectre » et «produit volatil» (Robert, 2007, p. 929-30).

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58), N. Zaltzman entr’aperçoit l’obscure formulation freudienne de l’identification primaire5. Bagage

et point d’ancrage originaire, ce lien inconscient à l’espèce est associé au concept de contrat

narcissique entre les hommes de P. Aulagnier, qui les « assure de pouvoir réussir à rendre

partageable ce qui autrement tombe dans la désolation et ouvre la voie aux totalitarismes » (G.P., p.

106).

L’univers concentrationnaire qui trouva son expression extrême dans la Shoah est l'emblème

de cette néo-réalité, dans laquelle l’attentat au lien d’appartenance à l’espèce a été poursuivi avec une

minutie et une expansion inouïes. Avec elle, l’expropriation de l’humain hors de l’Homme et la prise

de possession totale sur sa vie mentale et physique déchaînent chez le déporté survivant dans l'univers

concentrationnaire une force antagoniste de résistance également inouïe. Comme l’écrit R.

Antelme : « Le ressort de notre lutte n’aura été que la revendication forcenée (..) de rester, jusqu’au

but, des hommes (..). La mise en question de la qualité d’homme provoque une revendication presque

biologique d’appartenance à l’espèce humaine » (1947, avant-propos). B. Bettelheim (1976) aussi

semble se référer à cette lutte pour rester dans l’humain, alors que tout ce qui nous entoure travaille à

nous en rayer. Dans sa critique de l’image du déporté qui s’en tire en pensant seulement à soi, image

proposée dans un film par Wertmüller6, B. Bettelheim nous rappelle que seule l’aide réciproque entre

les prisonniers augmentait leur chance de survie, même dans la solitude et malgré le danger mortel

auquel cela pouvait exposer. On reste humain dans la mesure où l'on peut continuer à éprouver des

sentiments humains, parmi lesquels la solidarité qui renvoie au lien, le lien à l’autre, un semblable ;

l’essentiel dans la préservation de ce lien rend raison de la règle diffusée dans les camps, « les pires

ennemis des prisonniers, ce sont les prisonniers » (ib., p. 342) qui, à mon avis, peut être lu aussi dans

le sens d’une dangereuse contagion de l’homme-non-plus-homme, et pourtant destiné à la mort : les

musulmans, ces « hommes en voie de désintégration (..) dont le visage et les yeux ne reflètent nulle

trace de pensé (..). On hésite à les appeler des vivants : on hésite à appeler mort une mort qu’ils ne

craignent pas parce qu’ils sont trop épuisés pour la comprendre » ( Levi, 1958, p. 115 et 117).

Dans cette revendication forcenée et quasi biologique d’appartenance à l’espèce humaine, N.

Zaltzman repère « la dimension de protestation vitale » (G.P., p. 154) propre à ce qu’elle a théorisé

comme pulsion anarchiste, une composante de la pulsion de mort qui « travaille à ouvrir une issue de

vie là où une situation critique se referme sur un sujet et le voue à la mort » (G.P., p.137), c’est-à-dire

dans ce que M. Blanchot (1969) a nommé "expérience limite" et B. Bettelheim (1943) "situation

extrême". Avec son concept de pulsion anarchiste, N. Zaltzman discute le legs freudien d’un

fonctionnement silencieux de la pulsion de mort. Elle lui confère une représentation, une logique de

fonctionnement spécifique et une fonction vitale d’une importance incomparable dans les conditions

extrêmes. En même temps, comme le souligne D. Scarfone, elle rétablit « l’intuition transitoire de

Freud qui (..) lui avait fait mettre la pulsion de mort du côté de l’autoconservation » (2004, p. 51). La

pulsion anarchiste, « le plus individualiste, le plus libertaire » courant de la pulsion de mort (G.P., p.

139), développe une fonction d’individuation qui protège d’un Èros agglutinant devenu mortifère. Elle

protège de l’excès de lien qui annule toute altérité et la dialectique autre-soi-même indispensables à la

vie. Où est l’Éros chez les bourreaux et le rapport avec l’attentat à l’individu et à l’humain ? La

structure de masse, comme nous l’enseigne Freud (1921), implique l’annulation de la personnalité

individuelle et sa constitution s’appuie sur un processus d’idéalisation auquel est indispensable un

support projectif. « La volonté de la masse », ajoute N. Zaltzman, « repose sur l’activité grégaire,

agglutinante d’Eros » (G.P., ib.) ; la totale identité de soi à soi de la communauté des "tous égaux!"

implique une opération de scission tous égaux et glorifiés d’un côté, tous égaux et dénigrés de

l’autre (Scarfone, 2007) , et il s’agit d’une stratégie de déshumanisation qui œuvre dans les deux

directions, comme je chercherai à l’approfondir plus loin. B. Bettelheim nous rappelle combien les SS

encourageaient et appréciaient l’esprit de corps entre les prisonniers et combien, en miroir, ils

attaquaient férocement par tous les moyens chaque forme d’individualisme, dangereuse dans la

5 Sans pouvoir creuser un discours si complexe et problématique, on pourrait tout de même lancer une

association avec l’approfondissement, au niveau individuel, de Balestriere (2003) sur l’identification primaire,

lien fondateur du sujet du Moi bien avant chaque investissement objectal (Freud, 1921, 1922), et point d’ancrage

pour l’excès que la relation avec autrui impose. 6 Il s’agit de Pasqualino Settebellezze (1977), avec Giancarlo Giannini.

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mesure où ils pressentaient qu’ « il était plus facile de résister si on agissait en tant qu’individu »

(1943, p. 105) : il faut alors concevoir le camp de concentration comme un laboratoire et un

gymnase « pour désintégrer la structure autonome des individus » (ib.) avant que pour

l’extermination.

Là où règne la déshumanisation, la fonction vitale d’individuation de la pulsion anarchiste

« sauve une condition fondamentale du maintien en vie de l’être humain : le maintien pour lui de la

possibilité d’un choix, même lorsque l’expérience-limite tue ou paraît tuer tout choix possible » (G.P.,

ib.). R. Antelme, presque en miroir, nous dit: « Les SS qui nous confondent ne peuvent pas nous

amener à nous confondre. Ils ne peuvent pas nous empêcher de choisir. Ici au contraire la nécessité

de choisir est démesurément accrue et constante. Plus on se transforme, plus on s’éloigne de là-bas,

plus le SS nous croit réduits à une indistinction (..) plus notre communauté contient en fait de

distinctions, et plus ces distinctions sont strictes. L’homme des camps n’est pas l’abolition de ces

différences. Il est au contraire leur réalisation effective » (cit, p. 127-8).

Plus étroitement reliée à l’assise corporelle que les pulsions libidinales et à ses limites

biologiques, la pulsion anarchiste enracine le sujet dans la sphère du besoin, d’un besoin radicalisé,

« aride, sans jouissance, (..) un rapport nu à la vie nue (..) [qui] est immédiatement le besoin de

vivre » (M. Blanchot, cit, p. 196). Dans l’univers concentrationnaire la rapidité d’acceptation de ses

lois et de son fonctionnement, le maintien de la lucidité sur la seule réalité possible, celle de mort, est

essentielle à la survie ; comme le rapportent tant de voix de la littérature concentrationnaire, la

préservation de l’investissement sur la réalité du dehors, l’espoir et l’illusion de pouvoir faire retour

constituent la voie la plus directe vers la mort, d’abord psychique, ensuite physique. R. Antelme décrit

le danger de se surprendre à penser au passé et le danger de l’espoir tout court ; pour atténuer le

tourment lié au gel hivernal, on prend garde: « On ne dit pas "c’est le printemps", on ne dit rien » (cit,

p. 260). Dans ces conditions si le désir de vie apparaît, il est fatal: « Le printemps nous trahira bien

plus (..). On aura faim, avec la lumière, avec la tiédeur de l’air dans la bouche. On maigrira, on

sèchera avec les parfums des bois dans le nez. Des oiseaux chanteront au rassemblement du matin.

Les anthrax grossiront. Les bois seront verts sous les yeux des moribonds » (ib.). Et comment ne pas

évoquer le cri de P. Lévi : « oh, Pikolo, Pikolo, dis quelque chose, parle, ne me laisse pas penser à

mes montagnes ! » (cit, p. 150) ; ou la permanence au Ka-Be7 qui, tout en éloignant momentanément

l’étau du malaise physique, expose à un risque bien plus fatal : « quiconque possède encore une lueur

de raison y reprend-il conscience (..) aussi en venons-nous à penser à ce qu’on a fait de nous, à tout

ce qui nous a été enlevé, à cette vie qui est la nôtre (..)[apparaît l’] Heimweh, le mal de la maison (..)

les souvenirs du monde extérieur peuplent notre sommeil et notre veille (..). Malheur à celui qui rêve :

le réveil est la pire des souffrances » (cit, p. 69-70 et 55).

Le maintien de la lucidité sur la réalité inéluctable de l’univers concentrationnaire tire toute sa

force des pulsions de mort anarchistes qui, en imposant la priorité du registre du besoin sur celui du

désir, en répudiant souvenir et nostalgie, protègent de la tentation et du danger de glisser dans le

registre d’Eros, source d’illusion et de dénégation. C’est seulement ainsi qu’il est possible de résister

d’une façon forcenée à cette poussée infernale qui vise à déshumaniser l’être humain, en le forçant « à

n’être qu’objet d’extermination appartenant à une espèce différente » (G.P., p. 152). L’ancrage dans

le besoin brut, la simple survie deviennent un acte héroïque en soi : « L’honneur est dans la survie (..)

mettre la mort en échec c’est (..) sauver sa conscience d’homme (..) survivre devient (..) acte de

restauration de la condition humaine » (ib.).

S’il faut entendre l’essence, le sens profond de cette néo-réalité l’esprit du mal , comme

l’attentat au lien inconscient à l’humanité, c’est son apparition sur la scène de l’histoire qui dévoile et

fait venir ce lien à la lumière : « la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs

coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la

nature, à l’approche de nos limites : il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine »

(R. Antelme, cit. 327). Dans la destruction, malgré et grâce à elle, dans son mouvement même, ce lien

reste indestructible, inextirpable, ainsi N. Zaltzman rappelle l’apparent paradoxe de M. Blanchot que

lit R. Antelme : « L’homme est l’indestructible qui peut être détruit » (cit, p. 192).

7 Abréviation du Krankenbau, l’infirmerie du camp.

95

LA QUESTION DU SEMBLABLE

Comme je l’ai déjà montré, N. Zaltzman dans "L'esprit du mal" soutient que la naissance de la

notion juridique de crime contre l’humanité est un progrès du Kulturarbeit dans la mesure où

l’appartenance à l’espèce humaine est mise en lumière et élevée au droit inaliénable de chacun; ce lien

est inscrit dans l’économie et dans la dynamique psychique individuelle et collective. Cependant, un

tel gain d’intelligibilité est obtenu au prix d’un rejet du mal et de ses auteurs, définis comme

inhumains, hors de l’humanité. C’est en cela que réside le point de défaillance du Kulturarbeit qui

dévoile le processus sous-jacent d’idéalisation et de sacralisation des origines ; au moment où l’effort

de penser le mal est réalisé, celui-ci se résorbe et se rend invisible, laissant sur la scène «un crime de

lèse-majesté de l’humanité, sans auteur » (E.M., p. 76). En renvoyant à la tendance indélébile de la

dimension psychique du mal à s’éclipser, le choix de N. Zaltzman du terme esprit, dans son acception

de substance volatile, nous semble tout à fait pertinent.

Dans cette perspective, une véritable avancée du Kulturarbeit demande que l’on admette que

ce qui porte atteinte à l’humanité fasse partie intégrante d’elle-même, ou bien met en jeu la question

du semblable parce que « comme les Pyramides ou l’Acropole, Auschwitz est le fait, est le signe de

l’homme » (P. Fédida, 2007, p. 26). Il faut rompre cette bipartition fallacieuse entre bourreaux et

victimes, entre déshumain et humain, qui nous protège d’un travail psychique aux limites du

supportable depuis la Shoah, travail pourtant nécessaire à la reconstruction d’une humanité anéantie.

« Il était évident pour tous que cet homme [Eichmann] n’était pas un "monstre", quoi qu’en dît le

procureur8», écrit Arendt (cit, p. 67), et dans cette normalité se trouve l’horreur à laquelle nous

essayons d’échapper, que nous écartons de l’humain. Sinon, nous devrions « admettre que "je" suis

écœurant, que "je" humain suis écœurant, que "je" porte cette répugnance » (P. Fédida, p. 27). P.

Fédida nous invite à assumer le semblable dans le dissemblable, à se laisser envahir par l’inquiétante

étrangeté du dissemblable pour en récupérer la ressemblance et, avec elle, mon humanité et la sienne.

Un tel travail s’accompagne du devoir d’imaginer ce qui défie la possibilité représentative de

l’homme. En critiquant le courant théorique humaniste qui s’arrête à la conception de la Shoah comme

inimaginable, P. Fédida en souligne la dangerosité dans la mesure où il est en collusion avec la volonté

nazie qui consistait justement à rendre l’extermination inimaginable, à lui enlever toute crédibilité et,

donc, toute réalité. À l’effacement des traces, dont fait partie la disparition des instruments mêmes de

la disparition – les archives, la mémoire – il faut opposer l’effort, la nécessité, le devoir d’imaginer :

« C’est là où achoppe la pensée qu’il faut persister dans la pensée (..) nous avons à nous soumettre à

ce défi de l’imagination, à ce défi de l’imaginable pour que précisément soit maintenue la

reconnaissance du semblable. Sinon je refais l’acte de la disparition » (ib., p. 25). Nous sommes dans

la ligne du devoir de Kulturarbeit dont parle N. Zaltzman qui, toutefois, me semble ajouter un élément

précieux dans la mesure où elle insiste sur la nécessité d’un travail de pensée collective en plus de

l’individuelle.

Avant de poursuivre ce travail à penser les articulations du semblable dans le dissemblable

sans, bien sûr, pouvoir les épuiser , je voudrais faire allusion à une question qui mériterait d'être

approfondie, et qui est trop importante pour ne pas être au moins évoquée: la collusion sur la négation

de ce qui se passait dans les camps nazis, se diffusant et touchant en cercles concentriques des

personnes, des communautés, des institutions et des gouvernements à l’intérieur et en dehors de

l’Allemagne hitlérienne. Il faut rappeler que la négation de cette réalité a alimenté l’horreur et que les

espaces de survie et d’opposition se sont ouverts seulement là où il a été possible garder l’ancrage à la

réalité de tout ce qui arrivait et de ce qui arriverait9 ; une réalité d’ailleurs allègrement proclamée par

8 Souligné par moi.

9 Cf, par exemple, Bettelheim qui a écrit beaucoup sur la négation comme voie directe pour le carnage des

individus et des familles juives, sur le maintien de l’ancrage à la réalité comme seule possibilité de survie, ainsi

que sur le négationnisme et la distorsion idéalisant dans l’utilisation de certains cult de la littérature

concentrationnaire comme Le Journal d’Anne Frank. Cf. Sereny (1974) sur l’opposition des évêques allemands

qui amena Hitler à interrompre le programme d’euthanasie, prodrome et laboratoire pour la solution finale. Cf.

96

l’idéologie nazie avant le début de la solution finale. Cette incise pour souligner que la tâche de

déjouer la « chance de succès de l’entreprise nazie [qui] résidait dans le fait que personne à

l’extérieur ne pouvait y croire» (Arendt, cit. in P. Fédida, p. 18) tâche à accomplir à travers « la

nécessité, le devoir d’imaginer» (P. Fédida, ib.) , demande à la pensé collective de repenser aussi aux

paroles de Stangl, commandant de Sobibor et puis de Treblinka : « Personne ne savait rien, n’avait

rien vu, n’avait rien deviné. Mais des centaines de soldats et de civils venaient à l’entrée du camp ; se

plantaient le long des barrières, en bayant aux corneilles et en essayant de nous acheter des choses

parce qu’ils connaissaient l’existence de toutes ces affaires (..). Ils voyaient des cadavres de Juifs sur

le terrain (..). Ils les photographiaient. Tout l’endroit puait jusqu’au ciel à des kilomètres à la ronde »

(in Sereny, 1974, p. 255).

Ce n'est qu'en inversant la marche du clivage, de l’idéalisation et de la projection que nous

pouvons avancer dans le processus d’intelligibilité et nous protéger de la répétition. C’est seulement

en réintégrant le semblable du dissemblable que nous nous restituons à l’humain, mais cela implique

de sortir de l’idée illusoire que ce qui arrive à l’autre puisse ne pas se répercuter sur moi, que la

déshumanisation de l’autre ne me conduise pas moi aussi dans ce même antre obscur ; de même, à

l’inverse, que l’étincelle de l’humanité vive encore chez l’autre, malgré tout, donne la possibilité de

retrouver en moi, malgré tout, quelque chose de l’ordre de l’humain. C’est là la perspective d’un

Kulturarbeit non illusoire sur laquelle j’aimerais attirer votre attention.

Dans son être extrême, l’expérience de l’univers concentrationnaire, en effet, met au jour non

seulement le lien inconscient et son indissolubilité, mais aussi l’interdépendance entre victime et

bourreau : « Tous, ils font quelque chose par rapport à nous. On a beau foutre des coups de pied dans

le ventre des malades, ou les tuer (..) gueuler pour la millionième fois "alles Scheisse, alles Scheisse",

il y a entre eux et nous une relation que rien ne peut détruire. Ils savent ce qu’ils font, ils savent ce

qu’on fait de nous. Ils le savent comme s’ils étaient nous. Ils le sont. Vous êtes nous-mêmes ! »

(Antelme, cit., p. 351). L’individualité étant perdue dans l’agglutination idéalisante de l’état totalitaire,

ce qui est demandé à ses membres, aux soldats, aux fonctionnaires, aux dirigeants des camps, c’est

l’obéissance du cadavre10

et « quiconque adopte cette aptitude de Kadavergehorsam à l’égard de tout

ce que ses supérieurs peuvent exiger de lui cesse d’être un homme pour devenir un cadavre

ambulant » (Bettelheim, 1963, p. 319), comme les internés dans les camps. Si les bourreaux peuvent

arriver à considérer l’autre seulement comme un numéro de série, c’est « pour avoir peut-être renoncé

d’abord en eux-mêmes à ce statut singulier (..), en glorifiant au contraire leur propre appartenance

identitaire » (Scarfone, 2007, p. 221).

L’attaque portée contre le lien des déportés à l’espèce passe avant tout par la transformation de

leur aspect, parce que « ce qui compte dans l’humanité, c’est l’apparence, l’apparence qui restitue le

semblable » (Fédida, cit., p. 31), une apparence qui n’aurait pas permis aux bourreaux d’effectuer leur

"travail" : « Mais, demandai-je à Stangl, Puisqu’on allait les tuer de toute façon, à quoi bon toutes les

humiliations, pourquoi la cruauté ? Pour conditionner ceux qui devaient exécuter ces ordres [dit-il].

Pour qu’il leur devienne possible de faire ce qu’ils ont fait » (Sereny, cit, 107-8), phrase répétée

presque comme une ritournelle. Sereny continue : « Pour mener à bien l’extermination de ces millions

d’hommes, de femmes et d’enfants, les nazis ont perpétré un meurtre non seulement physique, mais

moral : sur ceux qu’ils tuaient, sur ceux qui tuaient, sur ceux qui savaient qu’on touait et aussi, dans

une certaine mesure, pour toujours, sur nous tous, qui étions vivants et conscients à ce moment-là »

(ib.). Pour aussi répugnant que ce soit, malgré la protestation du plus profond de nos viscères que cela

Arendt (1963) sur l’opposition danoise qui mit en crise les diktats allemands sur la déportation et l’application

des lois antisémites ; bien sûr, il y eut d'innombrables formes de résistance, tout comme d'innombrables actions

héroïques qui sauvèrent beaucoup d’individus et de familles ; ici je rappelle le cas particulier du Danemark pour

le caractère collectif de l’opposition. Dans un État sous occupation allemande, une opposition du peuple, du

gouvernement, du roi et des communautés religieuses exerça une prise sur la conduite des autorités nazies

d’occupation : cela signifie qu’en rencontrant «une résistance "déclarée"(..)[ les nazis ] en soient venus à croire

que l’extermination d’un peuple entier n’allait pas de soi » (Arendt, cit., p. 195). 10

Il s’agit d’une expression très fréquente d'Eichmann pendant son procès, avec laquelle il rappelait la plus haute

vertu demandée à un soldat prussien, avant qu’hitlérien.

97

déclenche, ou plutôt justement pour cela, comme le rappelle Antelme c’est la condition humaine du SS

qu’il faut réussir à penser, outre celle du déporté.

Rappelant les expériences d’Antelme et de Bettelheim, P. Fédida insiste sur le fait que l’espoir

de rester humain réside dans la possibilité d’être encore capable d’éprouver des sentiments humains, et

avant tout de la haine. Or, ce n’est pas ce sentiment-là qui émeut la cruauté des bourreaux, les SS tuent

sans haine, on le dit de part et d’autre : Bettelheim, « on les exterminait, non pas par haine

individuelle » (1963, p. 318) ; Séreny « Quelle différence y a-t-il pour vous entre la haine et le mépris

qui consiste à voir des êtres humains comme une cargaison ? » et la réponse de Stangl « Ça n’a rien à

voir avec la haine » (cit., p. 248), ainsi que l'étudie Laval (2002a e b) dans son analyse

métapsychologique de l’assassinat totalitaire.

Freud (1915) nous a enseigné que le Moi et l’objet naissent dans la haine, sentiment qui

marque la relation première avec ce qui va devenir l’autre du moi et qui permet l’accès à la réalité, à la

dynamique conflictuelle Moi-autre ; ce Moi, précipité d’identifications, dans sa capacité de s’identifier

signale que «ce qui arrive est de l’ordre de l’humain » (P. Fédida, cit., p. 37). La subjectivation,

l’humanisation et le rapport à la réalité vont ensemble, processus inaugurés par la possibilité

d’éprouver de la haine, qui peut se perdre se répercutant sur tout le reste. Dans cette optique, on a

envie d’ajouter aux mots de N. Zaltzman sur la néo-réalité du mal qui instaure « une haine, mais sans

ambivalence » (E.M., p. 21), que l'on peut faire pire : instaurer le mal sans haine.

De cette interdépendance victime/bourreau, bien sûr, les prisonniers ne sont pas exempts, et

non seulement dans les cas évidents de la cruauté notoire des Kapos ou de tous ceux qui, identifiés aux

bourreaux (Bettelheim, 1943), en assumaient les valeurs en se comportant pire que des SS. Ainsi,

Richard Glazer, survivant de Treblinka, qui travaillait au triage des objets provenant des chargements

humains destinés aux chambres à gaz, raconte la réaction à la nouvelle de la reprise des transports

après un mois de pénurie : « Nous avons crié : "Hurrah ! Hurrah" (..). Le fait que c’était la mort des

autres, quels qu’ils soient, qui signifiait notre vie, n’était plus en question ; nous étions au-delà de ça

(..). L’important pour nous c’était de savoir "d’où ils venaient ? Seraient-ils riches ou pauvres ?

Auraient-ils de la nourriture ou non ?" » (in Sereny, cit, p. 227). Ré-humanisé, le souvenir devient

torturant : « Ça semble incroyable aujourd’hui. Chaque fois que j’y pense, j’éprouve comme une petite

mort ; mais c’est la vérité » (ib.).

Les SS n’éprouvaient pas de haine à l’égard de leurs victimes, mais plutôt du mépris. Après

avoir épuisé toute résistance, en les conduisant jusqu’au degré le plus bas de la dégradation imaginable

et bien au-delà, pour pouvoir faire ce qu’ils faisaient, ils les méprisaient parce qu’ils se laissaient faire,

naturellement sans l’ombre de conscience du lien de cause à effet, ni encore moins de leur

responsabilité de les avoir transformé en bêtes de boucherie. Comme le disait Stangl : « Je n’ai jamais

pu comprendre comment ils ont pu céder comme ils l’ont fait (..). C’étaient des gens avec qui on

n’avait rien de commun, aucun contact possible » (cit., p. 248), c’est-à-dire aucune possibilité de

reconnaître du semblable. Mais l’interdépendance dont nous avons parlé fonctionne dans les deux

directions et, là où la capacité forcenée de résistance des victimes consent à garder l’étincelle de

l’humain, les bourreaux aussi semblent en bénéficier. Dans la révolte de Treblinka, étouffée dans le

sang, le mépris que signale la perte du lien au semblable laisse la place à son contraire : « on peut

percevoir une certaine admiration pour les insurgés tant chez lui que chez certains SS avec qui j’ai

parlé » (Sereny, cit, p. 263) ; les insurgés étant redevenus à leurs yeux des humains. Ou, encore mieux,

l’épisode de la prisonnière juive qui, en ayant interprété les paroles de Stangl comme une proposition

sexuelle, lui répond de façon inouïe « non comme une esclave à son maître, mais comme un être

humain libre à un homme qu’elle repoussait. Pas seulement cela ; elle avait répondu comme à un

inférieur » (ib., p. 217). La réaction du bourreau de Treblinka est surprenante : « Je me suis senti

tellement honteux (..). Je l’admirai tant pour m’avoir fait face » (ib., p. 218). La honte, écrit N.

Zaltzman, est le signe révélateur du lien inconscient qui unit les êtres humains, « de ce qui les inclut en

moi, de ce qui m’inclut en eux (..) un lien de fait, un lien de base » (G.P., p. 30).

La fin de Stangl semble éclairer ce sur quoi B. Bettelheim insiste : dans la Kadavergehorsam

n'existent ni la capacité de réfléchir sur soi-même, de se voir pour ce qu’on est, ni d’avoir conscience

de ce qu’on est en train de faire « autrement ce ne serait pas possible de résister une minute de plus »

(1976, p. 368). Stangl meurt quelques heures après la fin de cet extraordinaire entretien, qui l’a

contraint à aborder et à assumer sa responsabilité individuelle ; il meurt d’avoir « affronté et dit la

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vérité (..) [qui] comme le principe de réalité n’existe pas à titre totalement privé, solipsiste ; elle

intègre l’homme qui la rencontre à l’ensemble humain et porte en elle-même sa sentence. Cet homme

est mort d’être devenu humain, ou presque, à la seule place que la réalité humaine pouvait lui

désigner : sa mort » (Zaltzman, R.H., p. 14).

L’esprit du mal qui se répand, ici dans le sens de fantasme, de ce qui plonge dans la réalité

intérieure de tout être humain et qui peut toujours revenir à la lumière, est le résultat d’un processus de

déshumanisation inhérent à la possibilité de l’humain, une réalité dont l’assomption collective peut

faire progresser le Kulturarbeit en nous protégeant de la compulsion de répétition. Dans la ligne, me

semble-t-il, de l’avertissement de B. Bettelheim : « Ceux qui veulent tirer de ces évènements un

enseignement pour l’avenir doivent accepter non pas la possibilité, mais la probabilité que la plupart

des individus ne sont ni des héros, ni des martyrs ; que quand ils sont soumis à une forte tension, à

une grande détresse, certains deviennent des héros, mais que le plus grand nombre se délabre assez

rapidement, et que l’inhumanité peut se trouver à la fois chez les nazis et chez leurs victimes» (1963,

p. 313).

Toutefois, dans la question du semblable, il me semble qu’il faut intégrer la position de D.

Scarfone (2007) qui ajoute un élément important. Si la déshumanisation passe par la destitution de la

ressemblance du semblable (P. Fédida), épuiser la définition de l’autre par sa ressemblance comporte

le risque suivant: une totalisation. En conséquence, ce qu’il faut préserver, c’est le rapport dialectique

autre - semblable, c’est à dire « la nécessaire et insoluble contradiction inhérente à tout sujet humain

d’être à la fois même et autre ; d’être semblable à autrui "parce que" autre » (D. Scarfone, ib., p.

220). C’est seulement dans le maintien dialectique du paradoxe "semblable parce que différent"

qu’on « se protège de cette autre source de déshumanité que j’appelle sérialisation » (ib., p. 231),

dans laquelle est à l’œuvre la force mimétique d’un Éros agglutinant et mortifère.

PERPLEXITÉ

En faisant écho aux deux derniers chapitres de "L’esprit du mal", je voudrais conclure en

exprimant une perplexité inquiète à propos de la lueur, de la direction qui, comme je l’ai montré,

semblait à la fin ouvrir l’analyse sur les points de vulnérabilité du Kulturarbeit ; une perplexité qui, par

contre, va renforcer l’interrogation de N. Zaltzman sur l'échec potentiellement inévitable de l’effort

d’intelligibilité quand il se confronte à la "chose" mal .

Un réel progrès dans la vie de l’esprit demanderait une assomption collective du semblable

dans le dissemblable, de la fragilité consubstantielle de l’humanité et de ses institutions, exposées au

risque toujours vif de pervertissement des instances supérieures, individuelles et collectives, qui

peuvent réactiver la néo-réalité du mal. L’humanité anéantie par la catastrophe de l’humain a réagi en

mettant en lumière le lien à l’espèce comme droit inaliénable de chacun. Mais ce gain indubitable du

Kulturarbeit a été obtenu au prix d’une élimination de ce mal auquel on s’efforçait de penser. La

sacralisation des origines conduit à une abstraction idéalisée, l’Humanité, d’où procède inévitablement

un processus de clivage et de projection de l’esprit du mal au-delà de l’humain. Même si les

conséquences sont fort différentes, les processus en jeu s’apparentent à ceux des régimes totalitaires

où le maintien de la sacralisation et de l’idéalisation de leur propre spécificité de race, religion,

appartenance politique etc. requiert le clivage et la construction d’un support projectif: même

direction, sens opposé. C’est dans cet esprit que, me semble-t-il, dans le débat sur son livre, N.

Zaltzman, en répondant à G. Lévy, se demande : « Notre propre mode de penser à partir de l’Œdipe,

ne nous renvoie-t-il pas à l’origine et à sa sacralisation, alors qu’il faudrait en sortir ? » (in Francioli,

2008b, p. 63).

Reconnaître la portée psychologique de la Shoah impose à l’individu et à la collectivité une

restructuration des visions du monde, du singulier et de l’humanité qui va peut-être au-delà de nos

possibilités. Autrement dit, je me demande si assumer collectivement ce mal comme faisant partie

intimement de moi-même, de chacun, n'affecterait pas gravement la possibilité de maintenir un

99

investissement de la réalité humaine. Dans son article à propos de l’œuvre de P. Aulagnier, N.

Zaltzman, nous rappelle que les conditions élémentaires pour maintenir un investissement possible

« sont des illusions qui réussissent à ignorer que la haine peut dominer sur l’amour et que la volonté

de mise à mort du désir est aussi grande que le désir de désir » (M.A., p. 61). Certes, le discours traite

ici du niveau individuel mais, dans les traces de son enseignement, ne pourrait-on pas étendre aussi au

fonctionnement de la psyché collective ce but vital de « réussir à maintenir ou à inventer des

interprétations de ce qui est vécu telles que l’investissement de ce vécu reste possible » (ib., p. 66) ?

En d’autres termes, la civilisation pourrait-elle continuer à regarder et à penser l’héritage nu

(Appelfeld, 1994) de la Shoah sans protection idéalisante ? Regardée vraiment en face, la réalité aurait

peut-être la splendeur aveuglante de la mort. C’est sur ce point que je m’arrête.

C’est dans le sens de cette perplexité que semble aller la contribution de R. Colin au débat et

qui fait suite à sa réflexion sur la violence nihiliste (2007). Le clivage narcissique idéalisant, qui se

présente sous une forme primitive dans les périodes de barbarie, « se maintient a minima dans notre

société moderne », comme une sorte de « respiration vitale pour la psyché, tant au niveau collectif

qu’individuel » (in Francioli, ib., p. 64). Le Kulturarbeit n’échapperait pas à la nécessité d'un clivage.

Il trouverait « à chaque époque sa propre limite [dans la nécessité de laisser] dans l’ombre la part du

négatif qui ne doit pas être élaborée, si l’on veut préserver la grandeur illusoire d’une affirmation

identitaire» (ib.). Ainsi, se demande l’auteur, si cette respiration vitale est «une ouverture vers le

nouveau, une potentialité de changement qui englobe inévitablement le risque de barbarie», il ne

resterait plus au Kulturarbeit qu’à « investir et explorer la seule face éclairée aux dépens d’une face

obscure non encore élaborable ? » (ib.).

En tout cas, même si un certain degré de régression semble consubstantiel au processus

d’intelligibilité, même si l’avancée du Kulturarbeit ne paraît jamais s’obtenir qu’au prix de nouveaux

refoulements, ce qui a été obtenu se maintient et enrichit le patrimoine de la Kultur pour les

générations actuelle et future: selon N. Zaltzman, « c’est un capital acquis de l’ensemble humain qui

n’est pas perdu » (in F. Francioli, ib., p. 65). Le rien que la pensée rencontre quand elle cherche à

saisir le mal c’est en cela sa banalité (Arendt), n’est pas le même que celui qui précède l’effort

d’intelligibilité, nous rappelle F. Francioli (2008a), qui ajoute que « peut-être l’apport essentiel de ce

livre est-il (..) le travail de culture qu’il nous force à réaliser ? » (ib., p. 74). Et qu’il réalise, ajouterai-

je. L’héritage que nous laisse l’œuvre de N. Zaltzman, ce sont l’effort, la nécessité et le devoir de

penser, d’avancer péniblement dans l’intelligibilité de l’homme et de son monde en gardant

solidement le lien entre l’individuel et le collectif, malgré ses inévitables limites. Cet extraordinaire

exemple d'une psychanalyse engagée qui ne se contente pas du divan et développe au mieux ses

possibilités, est aussi un modèle pour la fonction collective que la psychanalyse pourrait assumer ou,

au moins, auquel elle ne devrait pas renoncer, pour sa propre survie et pour la préservation de

l’humain. En effet, nous rappelle N. Zaltzman « si de l’évolution visée par le traitement on n’attend

qu’un peu de bénéfices pratiques, un peu moins de symptômes, un peu plus de sécurité narcissique, il

ne restera plus qu’à attendre l’arrivée Ŕ inévitable Ŕ d’un nouveau Messie et à craindre qu’au nom de

l’illusion qu’il promettra d’un nouveau bien commun, il ne fasse se lever de nouveau les figures

d’autorité les plus sanguinaires, les plus barbares et régressives telles qu’elles demeurent toujours

présentes dans l’inconscient » (G.P., p. 65). Nous ne pouvons que conclure, selon les vœux de R.

Colin (2009) peu après la mort de Nathalie Zaltzman : « Que ses paroles vigoureuses nous

accompagnent encore longtemps ».

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