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42 / C et article a pour objet de poser les fondements théoriques et pratiques du projet de territoire, conçu comme une « production active » définissant des stratégies intégrées et intersectorielles et conduisant à recomposer la complexité des lieux. Dans cette pers- pective, la ville et la campagne sont pensées comme des domaines complexes et distincts d’une part, complets et intégrés d’autre part. Cette position permet de réviser l'approche que l'on a des territoires périurbains et de la dégradation de leur paysage dans l'optique de leur donner un autre destin spatial. La recherche appliquée menée lors de l'élaboration du parc agricole de la Toscane a mobilisé ces principes et a permis de définir la méthodologie de projet présentée ici. Ville et campagne vs urbanisation Historiquement dans le monde latin, le rural et l'urbain étaient à la fois « distincts » et fortement « intégrés ». La vie des Latins était clai- rement séparée en rustica et urbana. Rus ruris était le terme utilisé pour définir d'une manière générale la campagne 1 tandis que celui d’« agriculture » se rapportait au travail matériel. Il y a encore peu de LA DIMENSION LOCALE DANS LE PROJET DU PARC AGRICOLE DE LA TOSCANE CENTRALE Daniela Poli 1 — « Cum duae vitae traditae sint hominum, rustica et urbana, dubium non est quin nae non solum loco discretae sint, sed etiam tempore diversam originem habeant », écrivait Marco Terenzio varrone en 37 avant J.-C. dans le premier livre intitulé De agricultura de son ouvrage De re Rustica (dans varrone, Marco Terenzio, Opere, Torino, Utet, 1974).

La dimension locale dans le projet du parc agricole de la Toscane centrale

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C et article a pour objet de poser les fondements théoriques et pratiques du projet de territoire, conçu comme une « production

active » défi nissant des stratégies intégrées et intersectorielles et conduisant à recomposer la complexité des lieux. Dans cette pers-pective, la ville et la campagne sont pensées comme des domaines complexes et distincts d’une part, complets et intégrés d’autre part. Cette position permet de réviser l'approche que l'on a des territoires périurbains et de la dégradation de leur paysage dans l'optique de leur donner un autre destin spatial. La recherche appliquée menée lors de l'élaboration du parc agricole de la Toscane a mobilisé ces principes et a permis de défi nir la méthodologie de projet présentée ici.

— Ville et campagne vs urbanisation

Historiquement dans le monde latin, le rural et l'urbain étaient à la fois « distincts » et fortement « intégrés ». La vie des Latins était clai-rement séparée en rustica et urbana. Rus ruris était le terme utilisé pour défi nir d'une manière générale la campagne 1 tandis que celui d’« agriculture » se rapportait au travail matériel. Il y a encore peu de

LA DIMENSION LOCALE DANS LE PROJET DU PARC AGRICOLE DE LA TOSCANE CENTRALEDaniela Poli

1 — « Cum duae vitae traditae sint hominum, rustica et urbana, dubium non est quin nae non solum loco discretae sint, sed etiam tempore diversam originem habeant », écrivait Marco Terenzio varrone en 37 avant J.-C. dans le premier livre intitulé De agricultura de son ouvrage De re Rustica (dans varrone, Marco Terenzio, Opere, Torino, Utet, 1974).

43 /La dimension locale dans le projet du parc agricole de la Toscane centrale

temps, il était relativement simple d'identifi er les limites urbaines, la séparation entre l'intérieur et l'extérieur, entre le territoire ouvert agropastoral et forestier et la ville compacte. Si la distinction était morphologiquement claire, les fl ux d’échanges réguliers et continus entre la ville et la campagne (échanges fi nanciers, production alimen-taire de la campagne vers la ville et recyclage des déchets urbains en fumier, adéquation entre richesse urbaine et production agricole, etc.) en faisaient un ensemble intégré (Saragosa, 2011).

L'eff acement progressif de ce caractère intégré de l'ensemble ville/campagne a eu pour conséquence une forme de déracinement de la ville par rapport à son territoire (extension des réseaux d'échanges de denrées alimentaires, accroissement de l'ecological footprint, problème de l'écoulement des déchets, etc.) avec, au fi nal, la constitu-tion d'un « paysage patchwork » fragmenté et ordinaire, qui a progres-sivement érodé les terres agricoles. Le projet de la société moderne n'est pas intégré, il est « superposé » au territoire, considéré comme un sol, sans profondeur géologique et historique, et perçu comme un simple « support » de diverses fonctions de plus en plus dissociées des savoir-faire locaux en matière d’entretien, de « soin » apporté au territoire par ceux qui y vivent et en vivent au quotidien (Magnaghi, 2003). Ce fait tend à transformer des contextes locaux en espaces génériques sans caractères propres 2. L'établissement des hommes n'a plus recours aux savoir-faire locaux pour s'intégrer dans le territoire. Les systèmes de connexion aux réseaux techniques qui irriguent le monde (autoroutes, aéroports, informatique, etc.) leur permettent de s'en aff ranchir (Choay, 2008).

L'eff acement des pratiques spatiales de proximité et de contact, propres aux sociétés préindustrielles, conduit les individus à évoluer au quotidien selon des trajectoires de vie de plus en plus isolées les unes des autres, dans une société à la fois diff use et introspective (Delbaere, 2010). Cette société investit l'espace en le conformant à ses seules nécessités. L'urbanisation gagne sur la ville et sur la campagne : cette avancée transforme des contextes dotés de sens en territoires vagues, urbanisés de façon plus ou moins dense. La consommation du sol agricole est désormais devenue un véritable enjeu environnemental (European Environment Agency, 2006). Selon les prévisions des Nations unies, la population urbaine dépassera en 2030 la population rurale, y compris dans les pays dits « moins développés » où il est prévu qu'elle atteigne 56,1 % (United Nations, 2006). Ainsi, les territoires urbanisés vont augmenter de manière exponentielle. Le constat d'une forme de parité entre urbain et rural (Barberis, 2009) traduit la victoire de l'urbanisation et de ses modes de vie sur un monde rural en perte de sens.

2 — L'étymologie du mot « espace » vient, et cela n’est pas fortuit, du terme stadion qui, pour les anciens grecs, correspondait à une mesure standard linéaire d’environ 200 mètres (Farinelli, 2011). Lors des Jeux olympiques, la course était l'événement phare de la compétition. Elle s’eff ectuait dans la longueur du stade dont la dimension résultait de la distance au-delà de laquelle l'être humain ne maintient pas le maximum de sa vitesse.

Espace rural & projet spatial / Volume 344 /

Dans ce contexte, il est légitime de se demander pourquoi continuer de distinguer la ville et la campagne et de projeter des politiques spécifi ques pour les territoires ruraux, étant donné qu'il n'y a plus de diff érence signifi cative entre leur organisation économique et cultu-relle et leur style de vie ?

Si le fait urbain est le seul avenir possible, la division entre vie urbaine et vie rurale, telle que les Latins la suggéraient, paraît obsolète et guère judicieuse. Il semblerait au contraire plus pertinent d'introduire la notion de « vie urbanisée », que l'on pourrait qualifi er par son niveau de densité selon diff érents gradients : haut, moyen ou bas.

— Le périurbain

Le périurbain incarne la tension entre urbain et rural. Le territoire autour des villes est un ensemble confus et incertain, composé d’éléments disparates, fruits de l’urbanisation de territoires jadis ruraux. On dispose de plusieurs défi nitions pour saisir la notion de « périurbanité » : territoire à basse densité, rurbanisation, logements à prix modérés. Diff érentes lectures en sont faites, plus ou moins poétiques. Mais la majorité d’entre elles indique clairement l'échec de ce mode contemporain de développement urbain : d'une certaine manière, le périurbain met en scène la fi n de la dimension complexe de l'habiter. Celle-ci appelle en eff et au dépassement de la seule fonction résidentielle pour intégrer notamment les espaces à haute valeur symbolique et esthétique, les lieux de travail situés à proximité et permettant ainsi de prêter attention à leur entretien. En s’étendant, l'urbanisation a englobé les terrains agricoles qui sont devenus des terrains vagues. Au mieux, l’aménagement a respecté la règle de droit commun existante, mais la qualité de la vie, pensée dans sa totalité, y est basse.

Aujourd'hui le périurbain représente un des domaines privilégiés du projet de territoire ; il est le lieu où se rencontrent la demande de « néoruralité » des citadins et l’off re d’un milieu rural en mutation orienté vers la multifonctionnalité. Qualifi er les espaces ouverts et les terrains vagues qui le constituent en y intégrant les fonctions urbaines et rurales permet d’en valoriser les potentialités, et de régénérer l’en-semble du système urbain (Milone, Ventura, 2010) en lui rendant la complexité qu’il avait jadis. Alors que le projet de modernisation a atteint ses limites, comme le montre la crise économique actuelle – crise structurelle et non conjoncturelle –, d'autres réponses doivent être envisagées qui ne se réduisent pas à un traitement technique des urgences, mais permettent de construire un rapport diff érent entre société et territoire. Ce projet doit notamment permettre de

45 /La dimension locale dans le projet du parc agricole de la Toscane centrale

valoriser, d’une part, les services que le territoire rural peut off rir, les écosystèmes services (Costanza et al., 1997) et, d’autre part, les nouvelles économies qui utilisent de manière appropriée les ressources locales. Autrement dit, il s'agit de repenser la gestion des territoires contemporains en expérimentant des modes de « planifi cation collaborative » qui renouvellent les savoirs en matière d'intégration urbaine et rurale : une démarche dont se rapprochent l'agriurbanisme (Vidal, Fleury, 2009), l’agricultural urbanism ou l’urbanisme agricole (Boucher, 2009). Selon cette approche, la terre acquiert, comme jadis, une valeur symbolique de plus en plus importante.

Aujourd'hui comme hier, la référence à une dimension locale nécessite qu’une communauté fasse exister le lieu et lui confère sa sacralité (Hillman, 2004) en l'« habitant », au sens profond du terme, dans le sillage de la pensée de Martin Heidegger. Peu de personnes ont intégré l'idée que la construction de la ville (et des territoires) est aussi le résultat d'un processus artistique (Lynch, 1984), qu’il s’agit d’un art qui se doit d’impliquer toujours plus les acteurs locaux.

— Que peut faire le projet territorialiste pour projeter les lieux ?

Le projet territorialiste (Poli, 2011) n'est pas seulement un projet urbanistique. C'est avant tout un projet de territoire qui remet en cause les diverses disciplines qui le défi nissent (histoire, écologie, sociologie, géographie, agronomie, architecture, urbanisme, économie, etc.) et conduit à recomposer les sciences du territoire en une vision unitaire, car le « lieu » est unitaire 3. Après ce que l'on pourrait appeler les « grands récits de l'urbanisme » qui ont infl uencé les idéologies modernistes, on a assisté à la diminution d'un « imaginaire projectuel » capable de proposer aux générations à venir un modèle socioculturel.

Si le projet moderne annulait le territoire dans l'« espace », il proposait aussi l'idée d'une société optimiste et heureuse des libertés acquises. Ce modèle ayant désormais montré ses limites, il faut à présent unir nos eff orts sur le plan scientifi que pour élaborer ces problématiques et expérimenter des scénarios de projet qui révèlent la potentialité de la mise en valeur des patrimoines territoriaux.

3 — À ce propos il est intéressant de constater la naissance presque simultanée des deux centres de recherche CiST (Collège international de sciences de territoire) en France et en italie, et de l’association internationale de la Société des territorialistes.Le colloque fondateur du CiST français a eu lieu les 23, 24 et 25 novembre 2011 à Paris, pour créer le champ interdisciplinaire des « sciences du territoire » en France (www.gis-cist.fr/index.php/main-sections/le-cist). Le CiST italien (Centre interuniversitaire des sciences du territoire) est né le 30 août 2011 et a réuni les cinq universités de Toscane (Florence, Pise, et Sienne) pour expérimenter des méthodologies de recherche multidisciplinaires et intersectorielles appliquées au territoire (www.toscana-notizie.it/blog/2011/09/12/governo-del-territorio-la-regione-avvia-cooperazione-con-il-centro-interuniversitario).Le congrès fondateur de la Société des territorialistes a eu lieu à Florence les 1er et 2 décembre 2011. L'association a comme fi nalité culturelle de promouvoir l’interdisciplinarité scientifi que, le développement de la connaissance et de la responsabilité sociale vers le territoire, considéré comme bien commun. (www.societadeiterritorialisti.it/index php?option=com_content&view=frontpage&itemid=71).

Espace rural & projet spatial / Volume 346 /

Du projet de territoire aux plans, projets et politiques urbaines et territoriales (par Alberto Magnaghi)

Le projet territorialiste, dans cette perspective, peut être décrit à partir d'un ensemble de principes dont les principales caractéristiques sont les suivantes :1. il s'agit avant tout d'un « projet social ». Le projet de territoire n’est pas seulement élaboré par les experts et les techniciens, comme c’est souvent le cas pour un projet d'architecture, d'urbanisme ou de paysage, il est socialement construit. Il mobilise pour cela les compé-tences et les connaissances d'un ensemble large d'acteurs impliqués dans le devenir du territoire étudié : habitants, administrateurs, élus, entrepreneurs, etc.

47 /La dimension locale dans le projet du parc agricole de la Toscane centrale

2. il est le fruit d'un processus itératif selon la méthodologie de la recherche-action : les principes théoriques préalables sont expéri-mentés et soumis à vérifi cation par l'action, puis les résultats obtenus viennent à leur tour reconstruire la théorie initiale.

3. il est « holistique ». La transformation du territoire est le fruit d'un projet global et non d'une somme d'actions non coordonnées qui se rencontrent dans l'espace (routes, réseau écologique, paysage, etc.). Le territoire est pensé dans sa complexité, il prend en compte l'inser-tion dans l'environnement, la relation avec le paysage, l'utilisation des ressources, le drainage des eaux, l'agriculture, etc.

4. il est « interscalaire ». Le lieu n'est pas lié à une échelle donnée mais à sa relation vertueuse avec le territoire (de la construction d'un édifi ce au territoire lui-même). S’il est nécessaire pour un projet d’architecture de penser l’insertion de l’édifi ce dans son contexte, la manière d'employer les ressources, d’éliminer les déchets, etc., cela est tout aussi essentiel pour un projet de territoire. À cette échelle également il faut un plan concret qui sache utiliser l'ars aedifi candi.

5. il est intertemporel : c’est un projet qui regarde vers le futur, mais qui est fortement enraciné dans le sens du lieu, lui-même construit dans la longue durée.

6. il donne une valeur stratégique aux espaces ouverts, à leur capacité à donner une mesure, des limites et une forme au système urbain. La ville même est le fruit du territoire.

7. il utilise une représentation identitaire aboutie permettant de mettre en évidence les caractères complexes du territoire et de les rendre compréhensibles aux diff érents savoirs, qu’ils soient tech-niques ou pas.

8. il active de nouvelles économies locales qui créent des réseaux soli-daires, valorisant ainsi de nouveaux styles de vie.

9. il prévoit la réalisation d'un scénario stratégique qui assure la mise en relation étroite des identités territoriales et des habitants et usagers, dont les actions permettent que de nouveaux soins soient apportés aux lieux.

10. il ajuste les politiques publiques au projet de territoire. Le projet territorialiste remet le projet à sa juste place en favorisant la territoria-lisation des politiques publiques, conçues après le projet du territoire, à partir du projet spatial.

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La Charpente écologique dans la Toscane Centrale (D’après Magnaghi 2006)

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Le patrimoine territorial de la Toscane Centrale

La ville polycentrique de Arno

- Zones urbaines

- Zones industrielles- commerciales

- Espaces verts urbains non agricoles

Réseau routier

- Autoroutes

- Chemins de fer

- Routes nationales

- Zones de cultures fl oricoles

- Plaines inondables et cultivables

- Zones boisées

- Zones humides

Le parc fl uvial:la vallée de l'Arno et le réseau hydrographique principal

- Requalifi cation environnementale

du fl euve Arno et des principaux affl uents

The Green Core : les systèmes environnementaux et ruraux du cœur vert de la ville polycentrique de Arno

- Marais de Fucecchio

- Lit de l'ancien Lac de Bientina

- Zones forestières de Cerbaie

- Zones forestières de Pisano

- Zones forestières de la crête rocheuse de Montalbano

- Oliveraies en terrasses du Montalbano (versant de Pistoia)

- Vallées des roches de Montalbano et ses oliviers en terrasses

- Vallées du Mont Pisano et ses oliviers en terrasses

- Plaines inondables et cultivables

- Zones de vignobles intensifs (sable jaune et grès)

- Zones de vignobles parsemés de végétation arborée

- Espaces ouverts périurbains : les zones agricoles périurbaines

- Parc agricole de la Province de Prato

- Parc agricole de la zone métropolitaine fl orentine

- Espaces ouverts périurbains : les zones naturelles périurbaines

- Espaces ouverts périurbains : les parcs urbains

Espace rural & projet spatial / Volume 350 /

— Le projet de lieu dans le parc agricole de la Toscane centrale

La recherche sur le parc agricole de la Toscane centrale (Fanfani, Poli, Rubino, 2009) s'inscrit dans la réfl exion ci-dessus défi nie. Ce projet a été conçu dans le cadre du plan directeur de la région Toscane 4 dont un des objectifs principaux est le maintien durable de la structure urbaine polycentrique régionale. La recherche universitaire a étudié de manière expérimentale les conditions de mise en œuvre de cet objectif en Toscane centrale, zone la plus urbanisée de la région 5. Actuellement, les processus d'urbanisation et de conurbation en cours compromettent fortement la structure polycentrique, et plusieurs modèles de prévision ont montré que celle-ci serait irrémédiablement compromise si rien n’était engagé. Le projet de recherche a comme objectif de régénérer le système urbain dans son ensemble, en se focalisant sur l’intégration entre urbain et rural.

Le projet commence par repositionner le système urbain dans son territoire local, dans la structure profonde, qui a conservé ses caractères identitaires, élaborés en continu par l'action humaine. Cette recomposition, défi nie par le terme de « biorégion », a pour objet de faire valoir de nouvelles appartenances sociales entre les lieux et les habitants, de retrouver des équilibres écologiques entre zones urbaines et espaces ouverts et de valoriser la spécifi cité des lieux (Bookchin, 1974, Berg, 1978, Sale, 1985, Magnaghi, 2003, Latouche, 2008). La biorégion est une évolution du concept géographique de région. Son étymologie permet de souligner la dimension écolo-gique du concept et la nécessité d'y associer de nouvelles formes urbaines plus respectueuses du territoire.

Les villes, par exemple, sont vues comme des dispositifs fortement consommateurs d'énergie, de territoire et de paysage. Leur transition vers le futur par la conception d’une nouvelle réciprocité entre zones urbaines et territoires ouverts est un des enjeux de projets les plus urgents (Berg, Magilavy, Zuchermann 1990). La perspective biorégio-nale identifi e au niveau local les formes productives qui génèrent l'homéostasie, afi n de résoudre à ce niveau le problème de l’insou-tenabilité écologique des systèmes urbains. La biorégion devient ainsi une structure très résiliente et résistante aux changements environnementaux 6.

On peut identifi er trois composants principaux de la biorégion de la Toscane centrale :

• le système urbain polycentrique ;• le territoire agricole,• la charpente paysagère.

4 — Piano d’indirizzo territoriale (PiT), 24 juillet 2007.

5 — Projet de recherche d'intérêt national (Prin), « Le parc agricole : un nouvel instrument de planifi cation du territoire et de ses espaces ouverts », coordination nationale : Alberto Magnaghi. Les unités de recherche locales qui ont travaillé au projet sont celles de Florence (Alberto Magnaghi), Milan (giorgio Ferraresi), gênes (Diego Moreno) et Palerme (Bernardo Rossi-Doria).

6 — Dans les études territorialistes, les composants environnementaux, anthropologiques, bio-économiques et communautaires sont mis en relation, en référence aux études de Patrick geddes et de Lewis Mumford. En ce sens, la biorégion – formée par des systèmes territoriaux locaux, structurée en un ensemble de villes petites et moyennes qui ont retrouvé équilibre écologique, forme et cohésion sociale – peut devenir aussi puissante qu’une métropole, voire même la plus puissante du système métropolitain, car elle produit plus de richesses grâce à la valorisation et à la mise en réseau de ses constituants périphériques (Magnaghi, 2000). Une biorégion, par l'enracinement des villes dans leur territoire, réduit le réchauff ement climatique, les pollutions, et l'empreinte écologique.

51 /La dimension locale dans le projet du parc agricole de la Toscane centrale

La grande conurbation de la plaine, fruit de l'expansion des soixante dernières années, occupe l'ensemble du territoire en question. Dans l'ancien système urbain, les villes principales étaient situées au sommet des vallées qui donnaient sur la plaine ; les autres villes se positionnaient au croisement entre le système vertical de la vallée et celui de la plaine, horizontal, traversé par la grande voie d'eau de l’Arno et par d'importants réseaux routiers. Suivant un modèle de développement accompagné jusque-là par la planifi cation contempo-raine, le processus d'industrialisation a interrompu la relation entre le système urbain et sa vallée, laissant l'urbanisation envahir la plaine. Maintenir le système polycentrique biorégional ne consiste pas seule-ment à limiter l’urbanisation du sol, à prévoir des trames bleues ou vertes qui traversent la ville et la plaine ou à créer des infrastructures écologiques le long des routes ou autour des nouveaux établisse-ments productifs. Il s’agit également :

• de concevoir un système polycentrique biorégional intégrant une série d'actions dans plusieurs secteurs permettant de dépasser le système métropolitain centre-périphérie ;

• de s’appuyer sur l'identifi cation des caractéristiques morpholo-giques, identitaires et historiques de chaque centre ;

• de valoriser la disposition réticulaire et non hiérarchique des fonc-tions et d’en dessiner la limite ;

• de favoriser la réouverture des relations de chaque centre avec le territoire rural ;

• d’entretenir les passages dans les espaces ruraux afi n d’empêcher la soudure urbaine. La composante agro-éco-forestière joue ici un rôle de première importance.

Dans une vision multifonctionnelle (Magnaghi, 2006), le projet du parc agricole prévoit que la charpente agro-éco-forestière, structure fonda-trice qui produit services et aliments pour le territoire rural et urbain, se diff use depuis l'intérieur de la zone du green core. L'aménagement et le projet des espaces ouverts permettent alors de confi gurer des relations vertueuses et dynamiques entre ville et monde rural et d’en-visager un nouveau « pacte ville-campagne » avec les acteurs locaux et les institutionnels concernés. Grâce au projet de fi lières courtes par exemple, qui relient l’urbain à son territoire rural, on peut relever stratégiquement le défi du bouclage des cycles alimentation - déchets.

L'étude est articulée sur trois niveaux (régional, communal et local). De la réorganisation de la biorégion urbaine à la régénération des fronts urbains dans la ville de Prato, le projet veille à maintenir à chaque échelle les liens qui constituent la charpente agro-écolo-gique. Ces diff érents niveaux du projet sont conçus dans un aller-retour permanent entre diagnostic et projet. Cette démarche itérative

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La Biorégion de la Toscane Centrale : connexion structurale du réseau écologique

- Centres urbains

- Zones boisées

- Zones humides

- Zones agricoles parsemées

dans les espaces naturels

- Collines de vignes et d'oliviers

- Interventions pour la création

de liens écologiques

- Parc agricole

- Parc fl uvial

Espace rural & projet spatial / Volume 354 /

permet de valider au niveau communal les objectifs généraux du niveau biorégional, en les insérant dans un processus participatif qui mobilise les habitants et les associations locales, économiques et politiques, impliqués dans la constitution du parc agricole de la ville de Prato. La fi nalité de ce « forum » ainsi constitué est de mettre en œuvre un projet commun aux diff érents acteurs, avec la participation directe de ceux qui, déjà engagés dans plusieurs actions territoriales, ne parviennent pas seuls à construire un réseau permettant de conce-voir un projet stratégique. Les acteurs locaux, avec leurs conceptions, leurs modes de gestion, leurs quotidiens, sont les garants in fi ne du maintien du projet envisagé, rendu ainsi plus effi cace et puissant 7.

Au niveau de la ville de Prato, un tableau stratégique de valorisation multifonctionnelle des espaces ouverts (espaces enclavés, coins pénétrants, couloirs de traversée, territoire agricole) a été proposé, accompagné par une série de projets exemplaires afi n de permettre la régénération de la frange urbaine.

L’ancien village de Iolo, désormais intégré dans l'espace périurbain de Prato, s'attache à développer des espaces ouverts conçus comme une interface entre l’urbain et le rural. On a une forme de récupération des potagers, des parcs, des jardins et de nombreux terrains que le plan d'urbanisme avait défi nis comme urbains (Ruffi ni, 2010). La préfi gu-ration de ce projet a permis de révéler une série d’actions simples à mettre en œuvre pour relier le village à son territoire :

• installation de bandes forestières autour des infrastructures comme fi ltres de pollution et dans un rôle de production énergétique ;

• plantation de haies multifonctionnelles faisant le lien entre extérieur et intérieur, qui soulignent l'ancienne organisation du paysage agricole et pénètrent à l'intérieur du village ;

• récolte, entretien en zones lacustres et utilisation rurale des eaux pluviales récupérées des toits grâce au SUDS (sustainable urban drainage system) ;

• sauvegarde et valorisation d’espaces ouverts indiff érenciés, trans-formés en potagers et en jardins et reliés au réseau écologique mineur du territoire ouvert ;

• nouveaux réseaux, sentiers et parcours pédestres ;• récupération et création de nouveaux espaces publics comportant

des services reliés au territoire agricole (marchés paysans, points d'information, location de vélos) ;

• expansion urbaine, intégrant une fonction résidentielle (si néces-saire), récupérant là où cela est possible les zones urbaines à l'abandon, en utilisant une typologie ouverte vers le paysage environnant.

7 — L'administration communale de Prato s'est emparée de l'idée d'un parc, qu’elle a intégré au programme stratégique et au programme structurel urbanistique, tandis que la province de Prato a associé le projet au plan d'action de l'Agenda 21 local. L'idée du projet du parc a pu ensuite s'intégrer dans le cadre du processus d'aménagement intercommunal mis en œuvre par la région Toscane pour la réalisation d'un parc périurbain agro-environnemental s'étendant de la commune de Florence aux zones agricoles privilégiées composant le secteur sud-est de la commune de Prato.

55 /La dimension locale dans le projet du parc agricole de la Toscane centrale

La charpente écologique de Prato : repenser les frontières de la ville en relation avec l'espace agricole.

Ville historique : rues et places “ creusées “

Ville de la mixité : espaces ouverts à récupérer

Ville poreuse : jardins agro-urbains comme front interne

Nouveaux fronts urbains : îles et presqu’îles rurbaines à requalifi er

La recherche-action a identifi é des objectifs qu’il a été possible de traduire dans la conception du plan. Sa mise en œuvre, même si elle est encore partielle, est une première étape vers un développement local autosoutenable. Le parc agricole de la Toscane centrale se présente comme un ensemble d'actes réglementaires et de « poli-tiques actives », fortement intégrés, qui utilisent le pouvoir évocateur de la représentation pour transmettre la connaissance et augmenter la prise de conscience, autour des projets, de la valeur du patrimoine.

Espace rural & projet spatial / Volume 356 /

— Conclusion

La méthode territorialiste s’apparente à une cure homéopathique et cherche à renforcer les ressources endogènes nécessaires à l'activa-tion d'un processus de patrimonialisation (Vinck, 1999, Lazzarotti, 2003, Bonerandi, 2005, Lardon et al., 2005). Le projet territorialiste ne s'attarde pas à décliner les multiples appauvrissements induits par la globalisation, il propose de s'aff ranchir du principe de la « feuille blanche » en donnant une profondeur et une épaisseur aux traces de ce qu'il reste des lieux. La carte sur laquelle prend forme le projet est un palimpseste où sont condensées les couches des divers récits qui ont construit le territoire.

Dans ce projet, le territoire n'est pas réductible à l'unique dimension fonctionnelle et économique de « ressource » dans laquelle la moder-nité l'a confi né. Il représente dans son ensemble un « patrimoine terri-torial », un héritage du passé qui doit être reconnu et mis en valeur par la collectivité, et non détruit. Le patrimoine n'est pas identifi é par des parties (édifi ces, lieux, paysages de valeur, etc.), mais par la rela-tion existant entre les diff érentes parties. Le diagnostic porte sur la « découverte » de ce patrimoine, c’est-à-dire de la structure cachée qui rend solidaires ces diff érentes parties. Ainsi, l'inventaire du patri-moine territorial (atlas du patrimoine du territoire) permet de repré-senter et d’analyser le territoire dans sa dynamique historique et dans ses caractères identitaires complexes et relationnels (Magnaghi, 2001, 2005, 2007). Les éléments patrimoniaux ont interagi dans le temps selon un processus de réélaboration constante, et ont été sauvegardés de la dégradation par une prise en compte continue et très soignée.

Dans la démarche territorialiste, le « patrimoine territorial », en tant qu’objet, n'est pas statique, comme un ensemble de biens culturels : il s’agit d’une construction intégrée dans laquelle apparaissent les activités et les comportements sociaux lui donnant sens, qui permet de sortir de l'opposition, souvent intéressée, entre conservation du patrimoine et valorisation de la ressource. La préservation du patrimoine a besoin des pratiques sociales qui l'activent, sans le dilapider au nom de l'intérêt économique, en produisant a contrario une « valeur adjointe territoriale » (Dematteis, Governa 2005) qui constitue un cercle vertueux entre la longue durée et l'ouverture à l'imprévisibilité de l'avenir.

Dans cette perspective, les instruments d'aménagement ont besoin d'une rationalité ajustée à l'objectif de reconstruction du sens profond d’« habiter les lieux ». Cette forme d'aménagement off re des visions stratégiques et partagées qui se réalisent par le biais de projets,

57 /La dimension locale dans le projet du parc agricole de la Toscane centrale

ancrés dans des actions de mise en valeur du patrimoine. Comme le dit justement Françoise Choay : « Il est devenu vital, pour les sociétés humaines, de redécouvrir la réalité des territoires, autrement dit leur double et indissociable appartenance aux mondes de la nature et de la culture, si parfaitement explicitée par Claude Lévi-Strauss au fi l de son œuvre, depuis 1948. » (Choay, 2011, p. 95.) Dans ce sens, le projet territorialiste prévoit une intégration forte des dimensions réglementaire et stratégique.

Aujourd’hui, un grand nombre d'acteurs s’intéressent de près ou de loin aux enjeux d'aménagements locaux. C'est seulement en donnant de l'importance aux phénomènes qui créent une relation entre urbain et rural que l'on peut reconstruire aujourd'hui le sens des lieux : donner une épaisseur au nouveau paradigme du développement autosoutenable urbanorural, fondé sur le lien inséparable entre une valorisation des ressources locales, une gouvernance basée sur des processus participatifs d'apprentissage collectif et des marchés locaux cohérents associés à un territoire conçu comme un « bien commun ».Dans le temps des rythmes lents, le lieu « existait », c'était un média-teur naturel. Aujourd'hui, le lieu est un médiateur consciemment activé par des groupes de personnes (élus, habitants, acteurs, etc.) qui, de façon intermittente, mettent en place des relations avec les lieux.

Le schéma de régénération du front urbain de iolo à Prato

Espace rural & projet spatial / Volume 358 /

Eff ectivement, le territoire off re des potentialités que la communauté d'habitants peut interpréter (Berque, 1990). Aujourd'hui, entre ville et campagne, une réinvention sociale est en cours. Si dans le passé l'identité locale représentait un horizon de certitudes, aujourd'hui elle constitue une opportunité, un enjeu : le lieu est, dans ce sens, en projet. ¶

— Orientation bibliographique

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59 /La dimension locale dans le projet du parc agricole de la Toscane centrale

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