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LA FABRIQUE DES TRAIT ´ ES EUROP ´ EENS UNE ANALYSE DE LA GENÈSE ET ÉVOLUTION DE LA CHARTE DES DROITS FONDAMENTAUX MIKAEL RASK MADSEN L ’Union européenne (UE) ne s’est intéressée que tardivement à la politique des droits de l’homme. Lorsque l’UE s’est finalement lancée dans la rédaction de la Charte euro- péenne des droits fondamentaux (CEDF), elle est entrée dans un jeu politique et juridique qui avait son propre héritage historique et reposait sur des logiques juridiques et politiques bien établies. Contrairement à la rédaction à la fin des années 1940 de la Conven- tion européenne des droits de l’homme (CEDH), œuvre juridique d’avant-garde à l’époque, l’entreprise communautaire d’élaboration d’un nouveau cadre juridique en matière de droits de l’homme pouvait difficilement être présentée comme particulièrement novatrice 1 . D’autant plus qu’en comparaison avec la fin des années 1940, ces derniers, même s’ils demeu- raient l’objet de discussions, ne prêtaient plus à controverse en tant que catégorie du droit international ou européen. Outre l’impact des pratiques et structures préexistantes des droits de l’homme, le processus d’élaboration de la Charte allait également être influencé par la tentative de l’UE de le rendre plus démocratique et plus transparent que les précédents. Une Convention fut établie dans le but d’inclure un plus large éventail d’acteurs politiques (députés nationaux et européens), ainsi que des agents de la société civile (ONG, syndicats...). Bien que cette initiative ait initialement pu faire penser que le temps du changement était venu, la priorité a finalement été accordée aux pratiques habituelles de négociation et de rédaction des traités, en conservant des rôles et une division du travail définis depuis longtemps. L’article met en lumière que le résultat du processus de négociation fut, d’une part, que les structures et discours préexistants concernant les droits de l’homme ont largement influencé le contenu de la Charte et, d’autre part, que les pratiques de négociation depuis longtemps routinisées ont fortement influé sur le processus de rédaction de la Charte. Le résultat effectif du processus semble également souligner la dépendance structurelle de la Charte envers les pratiques et structures existantes. D’un point de vue juridique, l’avenir de la Charte dépendait en principe de la réussite des référendums nationaux concernant le traité constitutionnel et, plus tard, le traité de Lisbonne. Pourtant, malgré le rejet par certains pays des traités qui devaient lui conférer une portée juridique, la Charte est restée opératoire, tant politiquement que juridiquement, et a commencé rapidement à s’intégrer dans les pratiques et structures déjà existantes des droits de l’homme. Ce paradoxe apparent, souligné en conclusion de l’article, montre bien la nécessité de repenser la fabrique des traités européens en utilisant 1. Pour un aperçu, voir Guy Braibant, La Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, Paris, Seuil, 2001. Voir aussi Draft Charter of Fundamental Rights of the European Union, Bruxelles, 11 octobre 2000 (Charte 4473/00), où les droits individuels sont expliqués. REVUE FRAN ¸ CAISE DE SCIENCE POLITIQUE VOL. 60 N o 2 2010 p. 271-294

La fabrique des traités européens

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LA FABRIQUE DES

TRAITES EUROPEENSUNE ANALYSE DE LA GENÈSE ET ÉVOLUTION

DE LA CHARTE DES DROITS FONDAMENTAUX

MIKAEL RASK MADSEN

L’Union européenne (UE) ne s’est intéressée que tardivement à la politique des droits

de l’homme. Lorsque l’UE s’est finalement lancée dans la rédaction de la Charte euro-

péenne des droits fondamentaux (CEDF), elle est entrée dans un jeu politique et

juridique qui avait son propre héritage historique et reposait sur des logiques juridiques et

politiques bien établies. Contrairement à la rédaction à la fin des années 1940 de la Conven-

tion européenne des droits de l’homme (CEDH), œuvre juridique d’avant-garde à l’époque,

l’entreprise communautaire d’élaboration d’un nouveau cadre juridique en matière de droits

de l’homme pouvait difficilement être présentée comme particulièrement novatrice1.

D’autant plus qu’en comparaison avec la fin des années 1940, ces derniers, même s’ils demeu-

raient l’objet de discussions, ne prêtaient plus à controverse en tant que catégorie du droit

international ou européen. Outre l’impact des pratiques et structures préexistantes des droits

de l’homme, le processus d’élaboration de la Charte allait également être influencé par la

tentative de l’UE de le rendre plus démocratique et plus transparent que les précédents. Une

Convention fut établie dans le but d’inclure un plus large éventail d’acteurs politiques

(députés nationaux et européens), ainsi que des agents de la société civile (ONG, syndicats...).

Bien que cette initiative ait initialement pu faire penser que le temps du changement était

venu, la priorité a finalement été accordée aux pratiques habituelles de négociation et de

rédaction des traités, en conservant des rôles et une division du travail définis depuis

longtemps.

L’article met en lumière que le résultat du processus de négociation fut, d’une part, que les

structures et discours préexistants concernant les droits de l’homme ont largement influencé

le contenu de la Charte et, d’autre part, que les pratiques de négociation depuis longtemps

routinisées ont fortement influé sur le processus de rédaction de la Charte. Le résultat effectif

du processus semble également souligner la dépendance structurelle de la Charte envers les

pratiques et structures existantes. D’un point de vue juridique, l’avenir de la Charte dépendait

en principe de la réussite des référendums nationaux concernant le traité constitutionnel et,

plus tard, le traité de Lisbonne. Pourtant, malgré le rejet par certains pays des traités qui

devaient lui conférer une portée juridique, la Charte est restée opératoire, tant politiquement

que juridiquement, et a commencé rapidement à s’intégrer dans les pratiques et structures

déjà existantes des droits de l’homme. Ce paradoxe apparent, souligné en conclusion de

l’article, montre bien la nécessité de repenser la fabrique des traités européens en utilisant

1. Pour un aperçu, voir Guy Braibant, La Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, Paris, Seuil,

2001. Voir aussi Draft Charter of Fundamental Rights of the European Union, Bruxelles, 11 octobre 2000 (Charte

4473/00), où les droits individuels sont expliqués.

x REVUE FRANCAISE DE SCIENCE POLITIQUE x VOL. 60 No 2 x 2010 x p. 271-294

une approche plus structurelle qui tient compte de la longue durée du droit fondamental

européen. En adoptant cette perspective, l’article analyse l’avènement de la Charte comme

un exemple de la fabrique de traité en Europe. Certes, il est possible de faire valoir que

l’élaboration de la Charte n’était pas un cas d’élaboration de traité en raison du fait qu’elle

a été rédigée formellement comme une déclaration politique, qui pourrait ensuite se voir

accorder un statut de traité. Toutefois, étant donné les processus réels, les acteurs et les

enjeux du processus, la rédaction de la Charte a été soumise à un processus comparable à

celui de l’élaboration d’un traité. La considérer comme un processus d’élaboration d’un traité

permet également d’utiliser ce cas plus généralement pour appréhender la genèse du droit

européen au plus haut niveau, à savoir l’élaboration d’un traité comme processus de réforme

quasi constitutionnelle1.

L’article procède en trois étapes. D’abord, il présente le cadre théorique appliqué. Ensuite,

il analyse l’avènement de l’idée de la Charte dans une perspective à long terme, où les

structures de base de la Charte sont analysées au regard des pratiques préexistantes en matière

de droits de l’homme, notamment les positions de la Cour européenne des droits de l’homme

et l’évolution générale du champ des droits de l’homme au cours de la période de rédaction

de la Charte. Enfin, la Charte est analysée en termes de processus à court terme en mettant

l’accent sur les ambiguïtés du nouveau cadre de travail caractérisé par la participation de

députés de l’Assemblée nationale, députés européens et acteurs de la société civile, mais

également en tant que continuation structurelle des pratiques existantes en insistant sur le

pouvoir des acteurs habituels de fabrique des traités européens. En guise de conclusion,

l’article interprète le « destin » de la Charte suite au rejet populaire du Traité constitutionnel

et du traité de Lisbonne au regard de son objectif premier, à savoir la compréhension de

l’élaboration des traités européens.

Éléments d’une approche constructiviste structurale

Prenant appui sur une approche constructiviste structurale de l’intégration européenne2,

l’article examine la fabrique de la Charte européenne des droits fondamentaux

(CEDF), dans le cadre de deux structures sociales et politiques préexistantes : 1) le

champ des droits de l’homme et 2) les pratiques routinisées de l’Union européenne en

matière de négociation des traités, notamment la position et le pouvoir des experts juridiques.

En examinant l’impact de ces structures et pratiques à l’égard de la CEDF, l’article développe

une analyse sociologique structurale d’un sujet qui a principalement été analysé en science

politique et en droit en termes de processus de négociation à court terme3. L’article vise ainsi

à réintroduire les processus de structuration à long terme dans l’étude de l’élaboration du

1. Pour une approche similaire, voir Thomas Christiansen, « The Role of Supranational Actors in EU Treaty

Reform », Journal of European Public Policy, 9 (1), 2002, p. 33-53, dont p. 36.

2. Niilo Kauppi, Democracy, Social Resources and Political Power in the European Union, Manchester, Manchester

University Press, 2005 ; Mikael Rask Madsen, « Transnational Fields : Elements of a Reflexive Sociology of the

Internationalisation of Law », Retfærd, 3 (114), 2006, p. 23-41 ; Niilo Kauppi, Mikael Rask Madsen, « Institutions

et acteurs : rationalité, réflexivité et analyse de l'UE », Politique européenne, 25, 2008, p. 87-113.

3. Par exemple Graine De Burca, « The Drafting of the EU Charter of Fundamental Rights », European Law Review,

26 (2), 2001, p. 126-138 ; Richard Bellamy, Justus Schönlau, « The Normality of Constitutional Politics : An Ana-

lysis of the Drafting of the EU Charter of Fundamental Rights », Constellations, 11 (3), 2004, p. 412-432. Voir

cependant l'analyse constitutionnaliste chez Erik O. Eriksen, John. E. Fossum, Agustín J. Menéndez (eds), The

Chartering of Europe : The European Charter of Fundamental rights and Its Constitutional Implications, Baden-

Baden, Nomos, 2003.

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droit européen de nature constitutionnelle1. Toutefois, l’analyse ne va pas jusqu’à réduire lesévénements spécifiques à une simple « agitation de surface » comme le fit en son tempsFernand Braudel2. Cet article se propose de reposer la question de Braudel et des institutio-nalistes d’aujourd’hui concernant la façon d’intégrer aussi bien les analyses des événementsspécifiques de l’histoire européenne, telle l’élaboration de nouveaux traités, que celles del’impact sur la longue durée de l’intégration juridique européenne. À cet effet, la notion dechamp mis au point par Pierre Bourdieu est appliquée à l’étude de ce qui pourrait être conçucomme « des structures dans les structures »3, c’est-à-dire, la façon dont la structure socialevisant à la création de la CEDF s’est développée de manière interdépendante avec le champplus vaste et toujours en évolution des droits de l’homme4 et les pratiques routinisées denégociation des traités5 L’article revendique que la notion de champ fournit un outil derecherche tout à fait adéquat pour connecter ces processus à première vue disparates dansun processus – et champ – complexe, transnational à plusieurs niveaux6.

L’objectif de l’article est en fin de compte de contribuer à la compréhension de la genèsedes traités européens en tant que résultat à la fois d’événements spécifiques et d’une conti-nuité structurelle. Il cherche à développer un modèle qui intègre la façon dont le droiteuropéen est à la fois statique en termes de continuité politique et de pratiques routinières,et en constante évolution en raison des relatifs « big bangs » produits par la volonté de l’UEde régulièrement modifier le cadre constitutionnel lors des CIG. Théoriquement, l’articlepropose donc une analyse de l’élaboration des traités européens qui utilise des idées de l’écoleintergouvernementaliste sur l’importance des « gros calibres » et des « grands événements »dans le progrès continu de l’intégration juridique européenne, mais les combine avec uneapproche néofonctionnaliste en soulignant l’importance des événements ordinaires qui occu-pent les acteurs supranationaux. En ce qui concerne le positionnement vis-à-vis des précé-dentes approches de l’élaboration des traités européens, le présent article tend à se rangerdu côté de la notion de traité de l’UE comme un « processus à trois niveaux », notion forgéepar Gerda Falkner7. Selon elle, l’élaboration d’un traité de l’UE n’est pas seulement le produitd’une interaction étatique inspirée par les niveaux nationaux ou internationaux, mais éga-lement par un troisième niveau qui consiste en un réseau – en l’occurrence un champ –d’institutions européennes et d’autres acteurs.

Ce qui distingue l’approche développée ici de celle du camp libéral intergouvernementalisteest l’accent mis sur la dimension temporelle. Toutefois, plutôt que de discuter sur le fait que

1. Cf. Thomas Christiansen, « Bringing Process Back In the Longue Durée of European Integration », Journal ofEuropean Integration, 21 (1), 1998, p. 99-121.

2. Fernand Braudel, Écrits sur l'histoire, Paris, Flammarion, 1969.3. Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, Réponses : pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992.4. Mikael Rask Madsen, « L'émergence d'un champ des droits de l'homme dans les pays européens : enjeuxprofessionnels et stratégies d'État au carrefour du droit et de la politique (France, Grande-Bretagne et paysscandinaves, 1945-2000) », thèse de doctorat de sociologie, Paris, École des hautes études en sciences sociales,2005.

5. Yves. Buchet de Neuilly, « Des bâtisseurs de traités : continuités et discontinuités du processus conférentiel »,dans Antonin Cohen, Antoine Vauchez (dir.), La Constitution européenne. Élites, mobilisations, votes, Bruxelles,Édition de l'Université de Bruxelles, 2007, p. 75-91.

6. N. Kauppi, Democracy..., op. cit.7. Gerda Falkner, « Introduction : EU Treaty Reform as a Three-Level Process », Journal of European Public Policy,9 (1), 2002, p. 1-11. Voir aussi Claudio M. Radaelli, « Logiques de pouvoirs et récits dans les politiques publiquesde l'Union européenne », Revue française de science politique 50 (2), avril 2000, p. 255-275. Voir égalementGerda Falkner, « How Intergovernmental are Intergovernmental Conferences ? An Example from the MaastrichtTreaty Reform », Journal of European Public Policy, 9 (1), 2002, p. 98-119.

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l’analyse des processus importe en tant que moyen d’échapper à l’attention généralement

accordée aux grands événements, comme le font valoir les champions du constructivisme

social1, cette approche vise à repenser le puzzle des processus événements à travers l’étude

concrète du cas de la fabrique de la Charte. De plus, l’étude diffère des analyses construc-

tivistes sociales par son approche plus critique à l’égard de l’élaboration des traités de l’UE

et considère l’élaboration de ces traités comme le lieu d’une lutte non seulement entre des

intérêts concurrents, mais également des capitaux concurrents2. Pour être plus précis, elle

fait valoir que le capital juridique donne une dimension structurelle importante pour com-

prendre comment un groupe d’acteurs juridiques est resté positionné au cœur des événe-

ments et processus politiques du droit européen fondamental. Les acteurs juridiques ont

joué un rôle central à la fois dans l’élaboration des traités et l’élargissement des processus

de constitutionnalisation. L’étude défend l’idée que la notion de champ, comprise comme

un réseau de relations et de forces objectives3, fournit un outil structurel adéquat pour

repenser l’action intergouvernementale à l’égard de la structuration au jour le jour du champ

européen. Il fournit essentiellement un cadre pour comprendre comment des acteurs ont

tendance à avoir une importance particulière, quels que soient les nouveaux cadres de la

négociation, en conceptualisant leur pouvoir comme le produit d’un processus à long terme

de capitalisation de certains savoirs et compétences.

Cette approche a de toute évidence certains points communs avec l’institutionnalisme socio-

logique et historique, ainsi que les récentes formes d’institutionnalisme constructiviste/dis-

cursif 4. Le point commun le plus évident avec l’institutionnalisme historique est l’accent mis

sur ce que Charles Tilly appelait les « grandes structures [et les] vastes processus »5. Aussi,

la notion de « sentier de dépendance » – « path dependency » – développée par les institu-

tionnalistes historiques trouve-t-elle un écho dans cette analyse6. Dans sa forme la plus

fondamentale, cela vaut pour la causalité historique, dans le sens particulier où les événe-

ments qui se produisent à un moment donné ont tendance à se reproduire ultérieurement,

même si l’événement initial ne se répète pas7. La principale raison de cette répétition est

l’existence d’institutions et de leur relative permanence8. Par la suite, l’analyse de la Charte

européenne dans la longue durée plaide en faveur d’une trajectoire du droit européen qui

met en évidence un certain degré de « chemin de dépendance » dans l’élaboration des traités

européens. Le pouvoir des juristes dans le processus d’élaboration des traités est donc analysé

non pas simplement comme le produit d’un talent ou d’un pouvoir particulier et individuel,

1. T. Christiansen, « Bringing Process Back In... », op. cit. Voir aussi pour une argumentation plus actualisée sur

ce sujet, Thomas Christiansen, Gerda Falkner, Knud E. Jørgensen, « Theorizing EU Treaty Reform : Beyond

Diplomacy and Bargaining », Journal of European Public Policy, 9 (1), 2002, p. 12-32.

2. Pour en savoir plus, voir Antonin Cohen, Mikael Rask Madsen, « Cold War Law : Legal Entrepreneurs and the

Emergence of a European Legal Field (1945-1965) », dans Volkmar Gessner, David Nelken (eds), European Ways

of Law, Oxford, Hart Publishing, 2007, p. 175-201.

3. P. Bourdieu, L. Wacquant, Réponses..., op. cit.

4. Il y a une abondante littérature sur ce sujet, mais on peut lire en particulier Peter A. Hall, Rosemary Taylor,

« Political Science and the Three New Institutionalisms », Political Studies, 44, 1996, p. 936-957 ; Vivienne A.

Schmidt, « Discursive Institutionalism : The Explanatory Power of Ideas and Discourse », Annual Review of Poli-

tical Science, 11, 2008, p. 303-326.

5. Charles Tilly, Big Structures, Large Processes, Huge Comparisons, New York, Russell Sage, 1984.

6. Voir par exemple Paul Pierson, Theda Skocpol, « Historical Institutionalism in Contemporary Political Science »,

dans Ira Katznelson, Helen V. Milner (eds), Political Science : State of the Discipline, New York, Norton, 2002,

p. 693-721.

7. Ibid.

8. P. A. Hall, R. Taylor, « Political Science and the Three New Institutionlisms », art. cité, p. 941.

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mais en raison d’un capital social collectif qui a été accumulé au fil du temps dans la construc-tion de l’Europe et s’est consolidé pour former une structure sociale1. Plus en ligne avecl’institutionnalisme sociologique, l’article fait également valoir que le pouvoir de ces acteursest également dû à leur position intermédiaire, où ils jouent à la fois un rôle d’experts neutreset un rôle politique direct, aussi bien camouflé soit-il2. L’article suit le raisonnement desinstitutionnalistes sociologiques dans la définition plus ouverte des institutions comme desstructures de normes et de pratiques, en soulignant l’interaction mutuellement constitutivedes institutions et des agents. Dans ce cas, l’analyse de l’élaboration de la Convention estconsidérée comme un champ relativement autonome, marqué par un ensemble particulierde forces et de positions, et est donc conceptualisée en intégrant un ensemble de structuresqui sont officiellement à l’extérieur du processus en tant que tel.

Ceci nous lie aussi à l’école institutionnaliste discursive3. Dans ce cas, c’est précisément lediscours savant sur les droits de l’homme issu d’un groupe de juristes, qui sont égalementcaractérisés par leur maîtrise politique de la rédaction et la négociation des traités européens,qui est mis en évidence, à savoir comment ce discours tend à assumer une position domi-nante en raison d’une série de conditions structurelles préexistantes, ainsi que le fait évidentque le processus concerne des questions juridiques techniques qui doivent être soumises àun examen politique. En outre, un certain nombre d’acteurs intergouvernementalistes ontpoursuivi une stratégie qui consistait à voir dans le processus de rédaction de la Charte, etnon pas son contenu, le principal objectif (dans le cadre d’un ajustement structurel de l’UE),une stratégie qui révèle toute l’importance du discours dans cette entreprise. Enfin, la déci-sion de voter uniquement sur la Charte dans sa totalité – et non pas sur ses différents droitset composantes tels qu’ils ont été élaborés et discutés – a créé un terrain de jeu inégal, trèsen faveur des compétences techniques et de négociation des juristes rompus au jeu de l’éla-boration des traités européens. À vrai dire, l’un des principaux arguments de l’article est quela combinaison du pouvoir structurel des juristes avec leur pouvoir discursif, dans le cadred’un processus valorisant plus généralement le discours, est éminemment centrale pour expli-quer le processus de rédaction dans son ensemble.

En somme, il s’agit d’associer les niveaux micro et macro d’analyse de la fabrique des traitéseuropéens par le biais d’une analyse de l’espace social dans lequel ils prennent place entermes de structures, d’enjeux et d’agents4. En termes de fabrique de traités, l’analyse suggère

1. L'argument est développé par exemple chez A. Cohen, M. Rask Madsen, « Cold War Law... », cité.

2. Des arguments à peu près similaires peuvent être trouvés par exemple chez Neil Fligsein, The Transformation

of Corporate Control, Cambridge, Harvard University Press, 1990 ; Yves Dezalay, Bryant G. Garth, The Interna-

tionalization of Palace Wars : Lawyers, Economists, and the Contest to Transform Latin American States, Chi-

cago, Chicago University Press, 2002.

3. V. Schmidt, « Discursive Institutionalism... », art. cité.

4. L'analyse est fondée sur des données issues de nombreuses sources. En ce qui concerne l'analyse structurale

des droits de l'homme en Europe, celle-ci s'appuie sur de précédentes études à grande échelle sur l'essor des

droits de l'homme en Europe après la deuxième guerre mondiale (M. Rask Madsen, « L'émergence... », cité).

Concernant les spécificités de la négociation de la Charte, celle-ci se fonde sur une série d'entretiens avec des

acteurs qui ont participé ou étaient impliqués dans les travaux de la Charte, et inclut des données biographiques.

Quant au champ de la négociation, l'analyse puise en particulier dans la littérature déjà existante sur les Conven-

tions européennes. Par exemple : Paul Magnette, Kalypso Nicolaïdis, « The European Convention : Bargaining

the Shadow of Rhetoric », West European Politics, 27 (3), 2004, p. 381-404 ; Ben Crum, « The EU Constitutional

Process : A Failure of Political Representation ? », RECON Online Working Paper, 8, 2008 ; Antonin Cohen,

« Transnational Statecraft : Legal Entrepreneurs, the European Field of Power and the Genesis of the European

Constitution », dans Hanne Petersen et al. (eds), Paradoxes of European Legal Integration, Londres, Ashgate,

2008, p. 111-127 ; G. De Burca, « The Drafting... », art. cité ; Y. Buchet de Neuilly, « Des bâtisseurs de traités... »,

cité.

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qu’un champ particulier s’est constitué dans lequel les traités européens sont invariablementcréés. Ce champ est généralement marqué par sa capacité à intégrer et à transformer desquestions externes, nouvelles, en droit européen de base par le biais de ses structures quasiformalisées d’élaboration des traités. En outre, ce champ est marqué par un groupe d’acteurssouvent négligé, mais considérablement puissant – les experts juridiques – qui ont développéune expertise dans ce genre de processus1.

« Il est nécessaire... » : dimensions structurelles des droits de l’hommeen Europe

L’importance de l’ensemble des dimensions structurelles des droits de l’homme enEurope sur les spécificités de la négociation de la CEDF est manifeste dans les conclu-sions du Sommet de Cologne de 1999 qui inaugurait le processus de la CEDF. À

Cologne fut en effet énoncée la désormais célèbre déclaration « Au stade actuel du dévelop-pement de l’Union, il est nécessaire d’établir une charte de ces droits [fondamentaux] ». Quetout indique la nécessité d’un lien plus clair entre les droits de l’homme et l’Union euro-péenne peut être considéré comme le produit d’une série de processus2. Un an auparavant,en 1998, le 50e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme avait étélargement célébré, contribuant à redonner un certain élan aux droits de l’homme. L’UE futainsi invitée à faire une déclaration sur les droits de l’homme et ce fut le point de départ duprocessus d’élaboration de la Charte3. Cela étant dit, la transformation géopolitique del’Europe suite à l’effondrement du bloc de l’Est et son rapprochement avec l’Union euro-péenne a été le facteur le plus évident de déclenchement du projet de Charte.

Ce tournant de l’UE vers les droits de l’homme n’a cependant pas été sans ambiguïtés. Celaest devenu évident lors de l’affaire Haider survenue peu après, au printemps 2000, où l’idéed’un « audit de l’Union européenne en matière de droits de l’homme » a rapidement crééune opposition entre les « moralistes » (tels que la France ou la Belgique) et les « modérés »(le Royaume-Uni et les pays scandinaves)4. Le cas Haider arrive aussi au moment où laCEDF est en cours de négociation. Toutefois, il n’est pas le seul indicateur d’un regain depolitisation des droits de l’homme en Europe. La CEDF a également été élaborée au milieudu conflit du Kosovo. Dans le cadre plus large du développement de la politique des droits

1. Comme le notait Thomas Christiansen, le rôle joué par ces discrets acteurs, certains venant des services

juridiques du Conseil, n'avait pas été systématiquement examiné. Cf. Th. Christiansen, « The Role... », art. cité,

p. 47. Voir aussi Mark Pollack, « Delegation, Agency and Agenda Setting in the European Community », Inter-

national Organization, 51 (1), 1997, p. 99-134.

2. Que le temps fut mûr était un fait admis depuis longtemps. La liste des initiatives préliminaires dans le domaine

des droits de l'homme comprend, entre autres, la Déclaration commune du Parlement européen, le Conseil et

la Commission sur les droits fondamentaux de 1977, la Déclaration des droits et libertés fondamentaux du

Parlement européen de 1989, les dénommés rapport Pintasilgo de 1996 (sur une Europe des droits civils et

sociaux produit par un groupe de sages) et rapport Simitis de février 1999 (« Affirming Fundamental Rights in

the European Union – Time to Act [Affirmer les droits fondamentaux dans l'Union européenne : le temps d'agir

est venu] ») rédigé par un groupe d'experts. Dans ce dernier rapport, la question cruciale des relations entre

les institutions de Strasbourg et une éventuelle Déclaration était mise en évidence comme faisant partie du

débat alors grandissant sur le constitutionnalisme en Europe. Pour plus d'information, voir notamment G. Brai-

bant, La Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, op. cit. ; G. De Burca, « The Drafting... », art.

cité ; et plus généralement Philip Alston, The EU and Human Rights, Oxford, Oxford University Press, 1999.

3. Déclaration de l'Union européenne sur les droits de l'homme à l'occasion du 50e anniversaire de la Déclaration

universelle des droits de l'homme, Vienne, 1998.

4. Cf. Michael Merlingen, Cas Mudde, Ulrich Sedelmeier, « The Right and the Righteous ? European Norms,

Domestic Politics and the Sanctions Against Austria », Journal of Common Market Studies, 39 (1), 2001, p. 59-77.

x REVUE FRANCAISE DE SCIENCE POLITIQUE x VOL. 60 No 2 x 2010

276 x Mikael Rask Madsen

de l’homme, le conflit du Kosovo a marqué une étape importante, car il a révélé combienles droits de l’homme en tant que concept étaient beaucoup moins autonomes qu’on avaitcoutume de le supposer1. Le mélange des arguments politiques et juridiques des droits del’homme à partir desquels l’intervention de l’Ouest fut justifiée permet d’illustrer une foisde plus les nombreux dangers d’une prise en charge de la question des droits de l’hommepar les États et au niveau des relations interétatiques, comme cela avait été observé dans lesannées 1990 à travers les stratégies diplomatiques de l’après-guerre froide de promotion dela démocratisation et de l’État de droit2.

C’est précisément dans ce contexte d’une importance croissante et néanmoins ambiguë desdroits de l’homme sur un plan interne au niveau de l’UE, et d’un début de désintégrationdu discours des droits de l’homme au niveau international, que la négociation de la CEDFa eu lieu. La Charte se trouve en effet prise dans cet environnement plus large et discordant.J’explore par conséquent trois questions structurelles à l’égard de la CEDF : tout d’abord, ledébat sur la place de la CEDF vis-à-vis du système de la CEDH ; ensuite, la question pluslarge de la désintégration du discours sur les droits de l’homme ; et, enfin, l’impact del’élargissement de l’UE. Comme je vais le démontrer, l’architecture même de la Charte a étéprofondément influencée par ces contraintes structurelles. Les six chapitres de la Charte(Dignité, Libertés, Égalité, Solidarité, Citoyenneté et Justice) correspondent, en fait, aux défisque posent ces contraintes. Ainsi, je soutiens que, bien que ces droits dussent être fondéssur des régimes de droits de l’homme existants, notamment ceux de la CEDH et ceux déjàdéveloppés par l’Union européenne, l’architecture particulière de la Charte en termes d’inclu-sion et d’exclusion fut une réponse aux grands défis auxquels l’UE était confrontée du pointde vue des droits de l’homme. En d’autres termes, bien que la Charte ait été en grande partieune codification du corpus juridique existant, elle a également proposé une mise à jour desdroits qui reflète « les conditions actuelles » des droits de l’homme en Europe.

Les droits de l’homme européens comme droits fondamentaux

La question des relations entre la CEDH et la CEDF fut un point de profond désaccord entreles acteurs intergouvernementaux dès le début du projet de la CEDF. Ces premières querellesintergouvernementales concernèrent certaines des mêmes questions auxquelles les rédacteursde la CEDH avaient dû faire face à la fin des années 1940 notamment sur l’opportunité decréer un tel instrument, à la lumière des régimes existants, à savoir en 1949, la Déclarationuniverselle des droits de l’homme et, en 1999, la CEDH. La vraie question était de savoir siun tel instrument serait tout simplement une reproduction de ce qui existait déjà à Stras-bourg, ou bien un obstacle. En gros, ne serait-il pas préférable que l’Union adhère à laprotection offerte par la CEDH ? On a beaucoup écrit à propos de ce point de vue detechnique juridique. Cette littérature, cependant, a tendance à oublier que les stratégiespolitiques à cet égard ont été largement influencées par les expériences précédentes des Étatsmembres vis-à-vis de la CEDH et n’ont donc pas seulement été déterminées par des questionsde technique juridique ou d’élaboration de la future architecture juridique de l’Europe. Cesquestions minimisent fondamentalement l’importance de la préexistence des pratiques et

1. Cf. David Chandler, From Kosovo to Kabul : Human Rights and International Intervention, London, Pluto, 2002 ;

et M. Rask Madsen, « L'émergence... », cité.

2. Cf. Costas Douzinas, The End of Human Rights : Critical Legal Thought at the Turn of the Century, Oxford,

Hart Publishing, 2000 ; voir aussi Bertrand Badie, La diplomatie des droits de l'homme. Entre éthique et volonté

de puissance, Paris, Fayard, 2002.

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structures des droits de l’homme sur la négociation de CEDF tant sur le plan institutionnelque normatif.

Le gouvernement britannique offre une illustration frappante à cet égard. Il est vrai que leRoyaume-Uni a connu des problèmes considérables à Strasbourg, étant même devenu l’undes pays les plus régulièrement appelés à se défendre devant la Cour durant les années 1980,ainsi qu’au début des années 1990. Cela a contribué à un scepticisme généralisé de la partdes Britanniques aussi bien de la part du nouveau gouvernement travailliste que du particonservateur. L’idée d’un autre projet de déclaration des Droits (« Bill of Rights ») euro-péenne instituant un organe de contrôle externe composé de juges supranationaux n’étaitdonc guère attrayante. Il est également important de noter qu’exactement au même moment,le nouveau gouvernement travailliste était sur le point de lancer en grandes pompes sa Loisur les droits de l’homme (Human Rights Act approuvé en 1998), qui incorporait la CEDHdans le droit national. Cette loi avait déjà créé un malaise chez les travaillistes. En 1999, ilsavaient commencé à adoucir leurs grands discours sur les droits de l’homme et l’éthiquepolitique, du moins lorsque ces derniers devaient s’appliquer aux Îles britanniques1, et ilsn’étaient certainement pas désireux de faire face à un autre régime juridique des droits del’homme.

Venant à la rescousse du gouvernement britannique, un certain nombre de pays ayant unmoins lourd passif à Strasbourg ont fait valoir que la CEDF n’était pas nécessaire et quel’UE pouvait tout simplement adhérer à la CEDH. Un des problèmes avec cette solutionétait toutefois qu’elle permettait aux juges issus de pays non membres de l’UE de juger desaffaires de l’UE. Cela a certainement influencé la position du gouvernement français quiinsistait sur l’importance politique de la CEDF pour le développement futur de l’UE. Touten reconnaissant la valeur de la CEDH pour le développement plus large des institutionseuropéennes2, le gouvernement français, probablement échaudé par les « mauvais résultats »de la France à Strasbourg dans les années 1990, a joint ses forces à celles d’une longue listede pays qui, depuis le milieu des années 1990, étaient contre l’adhésion de l’UE à la CEDH.Il convient toutefois de souligner que tous les États membres de l’UE, y compris les plusrécents, étaient parties prenantes de la CEDH. Mais, le cadre juridique mis en place par l’UEne permet pas à l’Union européenne en tant que telle de ratifier la CEDH, sans modificationsde ses traités3. Lorsque la Charte a été solennellement proclamée à Nice en décembre 2000,elle est restée un document politique non contraignant, qui pouvait obtenir un plein effetjuridique si elle était incluse dans le Traité constitutionnel européen, ou un traité ultérieur,comme cela s’est avéré dans la pratique. La Convention chargée de rédiger le projet de Traitéconstitutionnel européen s’est ainsi vue confier le travail de transformation de la Charte enune véritable Convention des droits de l’homme, ainsi que la tâche plus difficile de résoudrela question de la CEDH.

Remettre cette question dans les mains d’une nouvelle instance n’a cependant pas immé-diatement résolu le problème de la CEDH – bien que l’accord final ait toujours été prévu.Initialement, l’opposition formée en particulier par les gouvernements britanniques et danois,

1. Francesca Klug, Values for a Godless Age : The Story of the United Kingdom's New Bill of Rights, Londres,

Penguin, 2000.

2. G. De Burca, « The Drafting... », art. cité, p. 129-130.

3. Voir Deirdre Curtin, « The EU Human Rights Charter and the Union Legal Order : The “Banns” before the

Marriage ? », dans David O'Keefe, Antonio. Bavasso (eds), Liber Amicorum in Hounour of Lord Slynn of Hadley :

Judicial Review in European Union Law, La Haye, Kluwer, 2000.

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était hésitante à donner à la Charte une force juridique1. Un certain nombre de gouverne-ments ont relancé l’idée de l’adhésion de l’UE à la CEDH, mais elle n’a pas rencontrél’approbation du gouvernement français, qui faisait valoir que le système de Strasbourg étaitdéjà surchargé. La position française a cependant peu à peu perdu le soutien des autres Étatsmembres. Le gouvernement espagnol, par exemple, qui avait initialement soutenu la positionde la France, s’est progressivement rangé du côté de l’adhésion. Alors que les Scandinavesont longtemps poursuivi la stratégie d’adhésion, le gouvernement britannique n’a commencéà progresser que tardivement sur la voie de cette position, mais pas publiquement. La positionfrançaise est devenue de plus en plus isolée. Quand il a finalement été décidé par la Conven-tion Giscard que le traité constitutionnel devrait permettre à l’UE d’agir en tant que personnemorale, les discussions sur la capacité juridique de l’UE d’adhérer légalement au système deStrasbourg sont devenues obsolètes.

Le résultat final de ces débats a été, en tout cas, typique des négociations intergouvernemen-tales au sein de l’UE. Le compromis a abouti à une double approche qui permettait à l’UEà la fois de devenir un membre de la CEDH et de disposer de sa propre Charte juridiquementcontraignante. Cette solution a certainement fourni à l’UE un cadre global pour une futureexpansion sur le terrain des droits de l’homme. Le véritable contenu juridique de la Chartene fait que souligner cette étrange « double » protection des droits de l’homme. Un grandnombre des droits énumérés dans les chapitres I et II sur la Dignité et les Libertés, ainsi quele chapitre VI sur la Justice, sont directement issus de la CEDH, certains paraphrasant mêmele libellé de la CEDH2. En d’autres termes, même si l’UE n’adhère pas à la CEDH – ce quifut décidé après la rédaction de la Charte –, celle-ci, par le biais de la Charte (s’il lui estdonné le statut de traité), protégera quelques-uns des mêmes droits. Une des conséquencesde ces similitudes est que la Cour de justice devrait évidemment dans ce cas utiliser lajurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme comme point de départ, ce quisignifie que « l’Europe du marché » – l’UE – et « l’Europe des droits de l’homme » ont iné-vitablement fusionné.

Les droits sociaux et la transformation du discours des droits de l’homme

Les querelles en cours sur la nature et le statut de la Charte soulignent également que, plusgénéralement, la CEDF a été dès le départ une question politique, qui a opposé les partenairesde la négociation suivant des schémas bien connus. Mais ces débats sur l’architecture de laprotection européenne des droits de l’homme suggèrent également que la question des droitsde l’homme en tant que telle a été un sujet qui ne prête guère à controverse entre les acteursintergouvernementaux. Tous s’accordaient en effet sur l’impossibilité de renoncer à une inter-vention en cette matière. Comme je l’ai mentionné précédemment, le résultat final a été de selancer dans une approche globale impliquant à la fois la CEDH et une nouvelle Charte. Toutcela peut-être expliqué simplement comme un compromis politique entre des États membrestraditionnellement opposés en deux blocs, mais cet article revendique un autre type d’analyse.Pour comprendre comment l’idée même de Charte a fini d’une certaine manière par « ne plus

1. Le gouvernement britannique n'a finalement cédé sur le statut juridique de la Charte qu'en contrepartie d'une

série de conditions rigides visant notamment à limiter la portée de la Charte et en soulignant que celle-ci ne

s'appliquait qu'aux lois et institutions de l'UE et ne pouvait être utilisée en vue d'une extension des compétences

de l'UE. Voir P. Magnette, K. Nicolaïdis, « The European Convention... », art. cité, p. 393 et p. 402-403.

2. Voir par exemple les articles 2, 4, 5, 6, 7, 9, 10 et 12 de la Charte. Ceci n'est cependant pas une liste exhaustive.

Dans le Chapitre VI sur la justice, les droits sont tout aussi proches de la CEDH.

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prêter à controverse », cela nécessite une analyse succincte de la façon dont les débats sur laCharte ont fait écho à l’évolution du champ des droits de l’homme en général.

À cet égard, il est important de souligner que Bruxelles au cours des années 1990 était devenuun centre de plus en plus important pour le militantisme en matière de droits de l’homme etpeut-être surtout pour le financement de ce militantisme. Par la mise en place de bien desprogrammes financés par l’UE, telle l’Initiative pour la promotion de la démocratie et desdroits de l’homme (1994), Bruxelles était peu à peu devenu la « capitale financière » de cetactivisme des droits de l’homme. Il est vrai que l’UE était déjà un important lieu pour lapromotion d’un environnement favorable aux droits de l’homme, qui bénéficiait d’une partdes financements européens dans ce sens, en particulier dans le domaine de l’aide au dévelop-pement et à la démocratisation, et d’autre part de l’intérêt croissant de l’Europe dans cedomaine en matière de politique étrangère. L’UE était déjà, en d’autres termes, un joueur, unpôle, ainsi qu’un participant au jeu européen des droits de l’homme au sens large. Cesinvestissements étatiques et interétatiques dans le domaine des droits de l’homme au cours desannées 1990 ont également remis en cause la domination traditionnelle du discours des droitsde l’homme par les ONG, et l’un de ces nouveaux rivaux a été sans aucun doute l’Unioneuropéenne. En conséquence, les principales organisations des droits de l’homme ne sont plusdans une position où elles pourraient se présenter comme les seules ou véritables expertes.

Plus généralement, au moment même de la négociation de la CEDF, le discours des droits del’homme est devenu beaucoup plus « polyphonique » que lors de ses beaux jours au début desannées 1990 quand le progrès historique rimait pour beaucoup avec la démocratisation (etl’économie de marché). Cela signifiait que, plutôt que d’accepter aveuglément le bien-fondéde mesures essentiellement tournées vers la démocratisation et les droits civils et politiques,un nombre croissant d’ONG ont commencé à dénoncer ce qui était considéré comme uneinstrumentalisation des droits de l’homme par les organisations étatiques et interétatiques àdes fins géopolitiques et économiques. Au lieu de cela, les ONG ont voulu mettre les droitséconomiques et sociaux à l’ordre du jour. Bien que cette critique fût destinée principalementaux États et aux organisations internationales et se révélait particulièrement sensible suite àl’intervention au Kosovo, cette montée en puissance de nouvelles idées et de nouveaux dis-cours vis-à-vis d’une conception des droits de l’homme en concurrence avec la position desONG a non seulement contribué à créer une opposition entre les acteurs étatiques et nonétatiques mais aussi favorisé l’émergence de conflits dans le secteur non étatique lui-même.

Du point de vue de l’Union européenne et des partenaires des négociations intergouverne-mentales impliqués dans l’élaboration de la CEDF, ces développements ont contribué à lafameuse « nécessité » de la part de l’UE de définir un cadre plus explicite concernant lesdroits de l’homme afin d’éviter que l’Union ne s’empêtre dans un débat où elle ne pouvaitque perdre. Mais cela a également soulevé la question délicate de l’étendue des droits àprotéger, et plus précisément de savoir si la Charte devait inclure les deux « générations »de droits : les droits civils et politiques d’un côté, et les droits économiques et sociaux del’autre. Bien qu’il y eut un intérêt évident de la part de l’UE de s’assurer un profil « social »tant vis-à-vis du nouveau discours des droits de l’homme que des attentes de l’électorat,cette question entra fondamentalement en collision avec le « point de vue » de certains Étatsmembres au sujet de la politique sociale qui, selon eux, devait rester une politique nationale.Guère enchanté par les perspectives de développement de nouvelles compétences de l’UEpar le biais de la Charte, le gouvernement britannique a cherché dès le début à minimiserle contenu de la nouvelle Charte, en particulier ses dispositions économiques et sociales. En

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fait, déjà lors du lancement du processus à Cologne, les acteurs intergouvernementaux ont

dû se mettre d’accord sur le fait que la Charte ne devait pas créer un nouveau catalogue de

droits, ni devenir le véhicule d’une future extension des compétences de l’UE.

Ce compromis a toutefois permis de lister les droits sociaux et économiques sur un pied

d’égalité avec les droits civils et politiques, bien que les droits sociaux, dans certains cas, aient

été décrits comme de simples principes plutôt que des droits ayant des effets juridiques1. Mais,

comme nous le verrons ci-dessous, les propositions défendues par exemple par la Plate-forme

sociale de créer des droits sociaux pour les immigrés clandestins ou d’inclure la lutte contre

la pauvreté dans la Charte ont été rejetées précisément en raison de la « clause interdisant la

création de nouveaux droits ». Juridiquement, les chapitres III et IV de la Charte sur l’Egalité

et la Solidarité présentent un catalogue de droits qui proviennent essentiellement du droit

communautaire et de sa jurisprudence, et se limitent donc à certains groupes de sujets. Mais,

en les plaçant côte à côte avec les libertés traditionnelles, ils s’en sont trouvés renforcés au

moins symboliquement. Une telle consécration de ces droits, dans une charte des droits de

l’homme nouvellement codifiée, induit potentiellement une plus forte protection, mais surtout

celle-ci souligne le positionnement de l’UE à l’égard de l’évolution des droits de l’homme.

La charte dans la nouvelle Europe

Ces nouvelles orientations de l’activisme des droits de l’homme n’ont cependant pas constitué

la seule – et peut-être même pas la plus importante – pression extérieure subie par les acteurs

intergouvernementaux dans ce domaine. Le processus d’élargissement a clairement été la

cause principale de cette orientation vers les droits de l’homme. Alors que la démocratisation

de l’Europe de l’Est a d’abord permis l’exportation vers l’Est de savoirs et institutions démo-

cratiques, il s’est dans un second temps produit un retour de ces questions vers l’Ouest. Le

CEDF a été à bien des égards un « effet secondaire » – ou « effet boomerang » – de la politique

de l’Europe occidentale de démocratisation des pays d’Europe de l’Est candidats à l’UE au

cours des années 19902. En d’autres termes, faire des droits de l’homme une condition pour

l’accès à l’UE a mis en évidence la nécessité d’expliciter ce qu’étaient les principes fondateurs

de l’Union européenne. Le chapitre V de la Charte sur la Citoyenneté contient une formule

presque parfaite pour l’exportation de la démocratie et de la bonne gouvernance. Toutefois,

dans ce cas, il s’agissait en fait d’une importation de ces principes.

Cette incursion dans les droits des citoyens correspond à l’un des principaux ordres du jour

implicites du projet de la CEDF. Quand l’initiative a d’abord été lancée en juin 1999 lors du

Conseil européen de Cologne par la présidence allemande, elle a généralement été perçue

comme un moyen de rendre l’UE « populaire » dans le contexte de l’imminence du processus

d’élargissement, lequel rencontrait déjà une certaine résistance auprès de l’électorat. D’une

manière générale, la focalisation sur les droits fondamentaux était considérée par le nouveau

gouvernement « rouge-vert » allemand comme un moyen de changer la perception populaire

de l’UE et de relégitimer les institutions de l’UE. La nécessité de relégitimation s’est trouvée

1. D'un point de vue juridique, le compromis, en plus de codifier les acquis plutôt que d'inventer de nouveaux

droits, contenait une « clause horizontale » limitant l'application de la Charte comme moyen d'extension des

compétences de l'UE.

2. Mikael Rask Madsen, « For a Europe of Human Rights and the People : The EU Charter of Fundamental Rights

in the Post-Cold War Democratisation of Europe », dans Antonin Cohen, Antoine Vauchez (dir.), La Constitutioneuropéenne. Élites, mobilisations, votes, op. cit., p. 113-132, dont p. 113 ; voir également Gerard Delanty, Chris

Rumford, Rethinking Europe : Social Theory and the Implications of Europeanization, Londres, Routledge, 2005.

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LA FABRIQUE DES TRAITÉS EUROPÉENS x 281

renforcée par l’épisode embarrassant de la démission de la Commission Santer en mars 1999,à la suite d’allégations de corruption. L’affaire Haider l’année suivante a mis en évidence,une fois de plus, que la gouvernance de l’Union posait problème et ne respectait peut-êtremême pas « l’État de droit » (the rule of law)1. Ceci explique que les principes fondateursénoncés dans l’art. 6 du traité d’Amsterdam sonnaient quelque peu creux2. Mais surtout,avec l’imminence de l’entrée d’un certain nombre de pays récemment démocratisés, devaitêtre clairement abordée la question de la façon dont l’Union elle-même pouvait rester biengouvernée et transparente à la suite de ces crises et changements. Les formules de démocra-tisation et de bonne gouvernance trouvèrent ainsi leur traduction dans le chapitre sur lesdroits des citoyens de la Charte, qui intégrait principalement le droit communautaire existantet les dispositions du traité dans un nouvel « emballage » applicables à l’UE elle-même.

Ceci doit nécessairement être compris à la lumière des deux sections précédentes. C’est en effetl’une des conséquences pratiques de cette pression externe à l’UE que d’avoir poussé les Étatsmembres à se positionner d’une manière claire par rapport aux transformations générales duchamp des droits de l’homme, et de la pression interne découlant de l’imminence du processusd’élargissement, qui a déterminé la forme finale de la Charte et de ses différents chapitres.Comme je l’ai suggéré, l’essentiel du contenu de la Charte peut être considéré comme uneréponse à une série de défis concrets : la duplication de droits civils fondamentaux de la CEDH,en réponse à la question non résolue de la CEDH ; l’accent mis sur la bonne gouvernance etla démocratisation comme une réponse à la fois à l’intégration de pays récemment démocra-tisés, aux crises internes et à la promotion d’une Union européenne plus sociale. Par-dessustout, cela suggère un ajustement structurel de l’UE à l’égard de l’évolution du champ des droitsde l’homme dans lequel l’UE elle-même devenait un joueur de plus en plus important avec ledéveloppement d’une jurisprudence et d’une législation qui étaient auparavant dispersées dansde nombreux documents. Certains critiques ont pour la même raison reproché à la Charted’être simplement un « discours de l’Union sur elle-même »3. Cette critique néglige toutefoisl’importance que revêt alors pour l’UE le fait de se doter d’un discours sur elle-même àl’approche de ces changements, mais aussi plus largement le fait de définir sa position dans lecadre plus général des droits de l’homme. Un tel enjeu est, comme nous allons l’analyser parla suite, au cœur de la création de la Convention chargée de rédiger la Charte.

Une démocratisation du processus intergouvernemental ?La CEDF comme processus à court terme

Jusqu’ici notre analyse a principalement tracé la dimension structurelle de l’espace socialtotal dans lequel la négociation et la rédaction de la Charte ont eu lieu. Pour examinerl’interaction entre ces propriétés structurelles et la négociation elle-même, l’accent sera

mis ci-après sur le microcosme de la négociation de la CEDF. La procédure officielle de laCharte a été lancée à Cologne en juin 1999 sur proposition de la présidence allemande. Leprocessus a franchi une autre étape importante en octobre 1999, sous la présidence finlandaise

1. Cf. M. Merlingen, C. Mudde, U. Sedelmeier, « The Right and the Righteous ?... », art. cité.2. L'art. 7 du même traité offre la possibilité de suspendre un État membre qui est sérieusement et de manièrepersistante en rupture avec ces principes. Cependant, cet instrument d'examen démocratique interne destinéaux nouveaux États membre s'est avéré quelque peu inefficace quand il devait s'appliquer aux anciens Étatsmembres, comme l'a montré l'affaire Haider.

3. B. Badie, La diplomatie des droits de l'homme..., op. cit.

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du Conseil européen de Tampere, où la décision a été prise de créer une convention de 62membres chargés de la rédaction en vue d’établir un nouveau cadre pour la négociation. Demanière générale, il ne fait guère de doute que le soutien initial de la présidence allemandede 1999 au projet et son rang de priorité élevé dans le cadre de la présidence française dudeuxième semestre 2000 ont facilité la rédaction relativement rapide de la CEDF. Toutefois,indépendamment de l’importance évidente de cet axe, l’élaboration de la Charte a été quelquepeu réaménagée à la faveur de la mise en place de la Convention. Dans ce qui suit, je vaisexaminer dans un premier temps la Convention de la CEDF dans la perspective d’un pro-cessus de négociation des traités démocratiquement reconfiguré, pour mettre ensuite ceprocessus en contraste avec le rôle joué par les professionnels de la négociation des traités,en particulier les juristes ayant une longue expérience dans la rédaction de traités, et par lesnouveaux intervenants en la matière (parlementaires et ONG).

Éléments d’un nouveau cadre

La convention établie au sommet de Tampere de 1999 pour aider à la rédaction de la Charten’est pas seulement une construction inhabituelle et sans précédent dans la politique de l’UE,mais elle a constitué, selon un initié, un « coup d’État », étant donné que personne n’avaitde mandat légal pour nommer ce « corps » une Convention ni lui donner ce genre de pouvoirsymbolique1. Coup d’État ou non, la création de la Convention correspondait bien à l’objectifdu Parlement européen de considérer l’élaboration de la Charte comme rien de moins qu’un« geste historique »2. Cela n’était pas sans rappeler la célèbre Convention constitutionnelle dePhiladelphie et faisait d’une manière assez maladroite allusion à la Convention européenne.Si cela pouvait suggérer à première vue une volonté d’introduire un nouveau cadre pourl’élaboration du droit européen de nature constitutionnelle, il fallait néanmoins le com-prendre à la lumière de l’analyse évoquée ci-avant des structures et acteurs qui chapeautentle projet des droits de l’homme de l’UE. En outre, les membres de ce nouvel organe (ou« body ») étaient peut-être moins inhabituels que l’organe lui-même dont ils avaient lacharge3. Bien que la majorité des membres de la Convention dussent être des parlementaires,beaucoup d’entre eux appartenaient à la catégorie des acteurs habituels de la politique euro-péenne institutionnalisée : les chefs d’État ou représentants des gouvernements nationaux,la Commission et leurs conseillers juridiques de plus en plus spécialisés. Le forum de lanégociation a été, dans la pratique, plus inégal que ce qui était présenté au public.

Sur les 62 membres de la Convention, 15 représentants ont été des chefs d’État et de gou-vernement, 30 représentaient les parlements nationaux, 1 représentant est venu de la Com-mission et 16 représentants du Parlement européen. Numériquement, les parlementaires ontainsi constitué les trois quarts de la Convention. La tentative d’obtenir une interaction entreles niveaux nationaux et européens était manifeste dans la composition de la Convention etpouvait être considérée, à première vue, comme un indicateur d’une véritable démocratisa-tion de la procédure. Dans ce contexte de négociation des traités de nature constitutionnelle,

1. G. Braibant, La Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, op. cit., p. 19-20.

2. G. Braibant, ibid.

3. La Convention était en fait un compromis entre l'axe franco-germanique et la position plus sceptique du

gouvernement britannique. Alors que les uns cherchaient à combiner les acteurs intergouvernementaux avec

les députés européens et nationaux, la position britannique se reflétait dans le fait que la Commission soit aussi

représentée. Voir P. Magnette, K. Nicolaïdis, « The European Convention... », art. cité, p. 384. L'éventuelle accep-

tation de la Convention par le gouvernement britannique était aussi liée à des concessions sur la question des

droits sociaux et du statut juridique de la Charte évoquée ci-dessus.

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la nouveauté tient dans le fait que le Parlement européen, au moins formellement, avait

acquis un rôle plus direct dans la procédure1. En principe, cela impliquait une nouvelle

amélioration du statut du Parlement européen vis-à-vis des acteurs classiques de la politique

européenne de négociation, alors même qu’émergeait l’idée d’un double contrôle parlemen-

taire de la négociation à travers le contrôle des acteurs intergouvernementaux et des insti-

tutions de l’UE par les députés nationaux et européens.

Une autre innovation relative dans la procédure de la CEDF a été le rôle joué par les acteurs

de la société civile. Politiquement, et peut-être surtout symboliquement, l’inclusion des acteurs

de la société civile était également considérée par beaucoup, en particulier l’UE elle-même,

comme une mesure importante à l’égard du très débattu « déficit démocratique »2. Le déve-

loppement correspondait aussi à l’opinion largement répandue que les organisations non

étatiques et les syndicats jouent aujourd’hui un rôle quasi institutionnalisé dans la politique

européenne contemporaine3. Ce qui est certain, comme Paul Magnette l’a fait valoir à propos

de la Convention chargée d’élaborer le Traité constitutionnel européen, c’est que l’inclusion

des ONG a un effet de légitimation à l’égard du déficit démocratique chronique du processus

de décision de l’UE4. De plus, inclure les ONG permettait de développer de nouvelles alliances

qui allaient au-delà des habituelles oppositions (petit/grand, Nord/Sud, etc.). Cependant, bien

que les ONG aient été bien accueillies, elles n’ont pas été invitées sur un pied d’égalité,

c’est-à-dire qu’elles n’étaient pas membres de la Convention à part entière et restaient donc

plutôt dans les coulisses. Cela souligne une question fondamentale concernant l’ensemble de

l’entreprise, à savoir que les ONG ont joué un rôle, mais ce rôle modeste n’a pu être joué que

pour la simple raison que le « processus » était dès le départ plus important que le « résultat »5.

Plus précisément, pour la présidence allemande, la Convention et le nouveau cadre ont été la

vitrine d’une nouvelle forme de négociation des traités et même d’une nouvelle Union euro-

péenne, alors que la Charte elle-même devait principalement affermir ce qui avait déjà été

atteint en termes de droits de l’homme, en particulier par l’UE et le Conseil de l’Europe. D’où

ce modèle de « légitimation par la délibération »6.

L’objectif d’introduire plus de transparence dans les négociations de traités de l’UE dans le

contexte approprié de l’élaboration d’un document, lequel était conçu comme une codifi-

cation des pratiques existantes, fut dans une large mesure atteint par le simple fait de rendre

public les audiences et les documents. Un site Web consacré à la CEDF sur le serveur Europa

fut spécialement créé pour faciliter ce processus d’information. Tout en étant exclus de la

Convention elle-même, les acteurs de la société civile eurent ainsi la possibilité de déposer

leurs commentaires et critiques sur ce site et d’exercer une influence par le biais de ce canal

– malgré tout un peu faible7. Pas étonnant dès lors que la puissance de ces acteurs ne dépende

en pratique de leurs moyens et contacts informels. Comme l’a noté Graine de Burca, la

contribution des ONG fut très variée et a été considérée par beaucoup comme étant sim-

plement « politiquement irréaliste », voire risquant d’avoir une influence négative sur le

1. Erik Eriksen, « Why a Charter of Fundamental Human Rights in the EU ? », ARENA Working Papers, 2002.

2. Cf. G. De Burca, « The Drafting... », art. cité.

3. Cf. Jo Shaw, « Process and Constitutional Discourse in the European Union », Journal of Law and Society,

27 (1), 2000, p. 4-37, dont p. 36.

4. Paul Magnette, « Does the Process Really Matter ? Some Reflection of the “Legitimating Effect” of the Euro-

pean Convention », Centre for European Studies, Harvard University, Working Paper #102, 2003.

5. G. De Burca, « The Drafting... », art. cité, p. 131.

6. Justus Schönlau, Drafting the EU Charter : Rights, Legitimacy and Process, Basingstoke, Palgrave, 2006.

7. Elles sont collectées sur le site <http ://www.europarl.europa.eu/charter/civil/civil0_fr.htm>.

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résultat final1. Cela correspondait aux transformations mentionnées précédemment du

champ plus large des droits de l’homme, dans lequel de nombreuses ONG ont participé à

l’élaboration d’une nouvelle stratégie des droits de l’homme plus radicale. Et ceci, en partie

comme une réponse à la nouvelle expansion des pratiques en matière de droits de l’homme

de la part d’organisations telles que l’Union européenne.

Diplomates-juristes et capital juridique

Il est évident au regard du processus tel qu’il s’est déroulé que la capacité des parlementaires

de l’Union européenne ou des ONG à influer sur ce processus ne pouvait que se limiter à

des vœux pieux. Quand il s’est agi de mener des débats plus complexes sur la Charte et ses

dispositions, les joueurs qui pèsent le plus – experts juridiques et représentants nationaux –

ont en effet acquis une position de force. Il est également évident que l’ensemble du processus

a été accéléré peu avant le Sommet de Nice, ce qui a donné plus de cartes dans les mains

des experts traditionnels de ces négociations. En d’autres termes, le nouveau cadre d’un

processus de négociation plus transparent, ouvert et inclusif a finalement été remis en cause

par la structure même qu’il était censé changer, une structure caractérisée par une forte

professionnalisation et dominée par des experts de la négociation et de la rédaction des

traités. En termes sociologiques, la restructuration de la structure existante s’est avérée être

plus un geste symbolique qu’une véritable transformation des fondements de tels processus.

Les rationalités préexistantes et la distribution des ressources de pouvoir semblent avoir

prévalu au moment même où le discours fut jugé insuffisant et où les accords durent être

négociés. Il ne s’agit pas de prétendre que le nouveau cadre a soigneusement distillé une

sorte d’« opium » pour les masses, mais de souligner la continuité de la structure de négo-

ciation des traités de l’UE, où certaines compétences professionnelles et ressources intellec-

tuelles ont fini par acquérir plus de valeur que d’autres2. L’une d’elles est le savoir juridique.

Un très grand nombre de juristes étaient en fait impliqués dans la procédure, et beaucoup

d’entre eux étaient très expérimentés dans ce genre de négociations. Indépendamment de la

majorité numérique des députés nationaux et européens, ainsi que l’accueil des ONG impli-

quées dans les coulisses, ces experts – généralement des membres du secrétariat de la Conven-

tion ou des services diplomatiques nationaux – ainsi que certains spécialistes membres de la

Convention (et quelques ONG) ont joué un rôle important. C’est peut-être moins surprenant

si l’on examine le profil sociopolitique de ces acteurs. Le plus ancien de ces juristes était, en

fait, le président de la Convention, Roman Herzog, qui n’était pas seulement un ancien

président de la Cour constitutionnelle allemande, mais aussi un ancien président allemand.

Herzog a réussi tout au long de sa carrière à combiner ses travaux juridiques universitaires

avec ses activités politiques et même son engagement évangélique. Herzog a personnellement

contribué à deux éléments centraux de la procédure : il a participé à la fondation du processus

pour son plus grand prestige politico-juridique et a pris une importante décision au début

du processus quand il a décidé que la rédaction de la Charte devrait avoir lieu comme si le

document avait un caractère juridiquement contraignant, en dépit des interminables que-

relles intergouvernementales sur la question. De plus, il a insisté sur le fait que le Bureau de

la Convention – le Présidium – devrait utiliser pleinement son mandat.

1. G. De Burca, « The Drafting... », art. cité, p. 132.

2. Yves Buchet de Neuilly, L'Europe de la politique étrangère, Paris, Economica, 2005 ; Thomas Christensen,

Knud E. Jørgensen, « The Amsterdam Process : A Structurationist Perspective on EU Treaty Reform », European

Integration Online Papers, 3 (1), 1999, p. 1-23.

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LA FABRIQUE DES TRAITÉS EUROPÉENS x 285

Herzog et son approche de sa mission offrent un bon exemple de la sorte d’« entrepreneursjuridiques » qui ont été attirés par la politique juridique européenne depuis l’après-guerre.Cette élite juridico-politique s’est généralement construite elle-même une position forte dansla réforme continue de la construction européenne1. Son pouvoir est souvent fondé sur unehabile combinaison de flair juridique et de perspicacité politique, ce qui rend cette élite bienéquipée pour trouver des solutions juridiques à des enjeux politiques européens et donner àces derniers un cadre à la fois juridiquement et diplomatiquement acceptable2. Si l’on peutaffirmer qu’il n’est pas étonnant de voir des juristes impliqués dans un projet de naturejuridique telle que l’Union européenne, il est important de garder à l’esprit que les motivationsdes juristes vis-à-vis de la construction européenne étaient principalement politiques et nonjuridiques. L’essor de la construction européenne, en fait, correspond à la baisse générale dunombre de juristes impliqués dans la politique nationale dans la plupart des pays3. En d’autrestermes, pour les juristes ayant un goût pour la politique, la construction européenne a offert,historiquement, plus d’opportunités qu’au plan national, où ils se sont trouvés en concurrenceet finalement dominés par les catégories professionnelles nécessaires au bon fonctionnementde l’État providence. La notion d’« entrepreneurs juridiques » a été forgée pour décrire nonseulement cette force d’attraction de l’Europe sur les juristes, mais aussi leurs compétencesprincipales qui, loin d’une pratique juridique routinière, participent à l’innovation juridique4.

Si Herzog peut être considéré à certains égards comme une figure de l’« entrepreneur juri-dique » du projet européen, il convient de noter qu’il est venu à jouer, dans la pratique, unrôle plus restreint, ayant dû s’absenter pendant une grande partie de la négociation en raisonde la maladie puis du décès de son épouse. Toutefois, des exemples tout aussi frappants dece type d’« entrepreneurs juridico-politiques » peuvent être trouvés parmi les autres princi-paux participants. Par exemple, Guy Braibant, professeur de droit et membre du Conseild’État en France, a occupé une position centrale en tant que vice-président (au nom desreprésentants des chefs d’État et de gouvernement) du Bureau de la Convention (le « Pré-sidium »), dont Herzog était président5. Si le manque d’expertise de Braibant en droit com-munautaire a limité son rôle, il a néanmoins marqué le début des négociations en tantqu’instigateur de l’idée neutralisante de se référer aux droits sociaux comme des principesafin de trouver un compromis viable avec notamment la délégation britannique. Le deuxièmevice-président a été António Vitorino (représentant le président de la Commission), qui étaitun avocat de formation, ancien ministre du Portugal, et l’ancien commissaire européen pourla justice et les affaires intérieures. Vitorino a joué le rôle du fidèle défenseur de l’idée deCharte et a fourni un appui juridique à l’idée avancée par le Bureau de la Convention. Le

1. A. Cohen, M. Rask Madsen, « Cold War Law... », cité ; Yves Dezalay, « Les courtiers de l'international : héritierscosmopolites, mercenaires de l'impérialisme et missionnaires de l'universel », Actes de la recherche en sciencessociales, 151-152, 2004, p. 5-34.

2. Voir par exemple Mikael Rask Madsen, Antoine Vauchez, « European Constitutionalism at the Cradle : Law andLawyers in the Construction of European Political Orders (1920-1960) », dans Alex Jettinghoff, Harm Schepel(eds), In Lawyers' Circles : Lawyers and European Legal Integration (numéro spécial Recht der Werkelikheid),La Haye, Reed Elsevier, 2005, p. 15-36.

3. À propos respectivement de la France et du Royaume-Uni, voir Lucien Karpik, Les avocats : entre l'État, lepublic et le marché 13e-20e siècle, Paris, Gallimard, 1995 ; Brian Abel-Smith, Robert Stevens, Lawyers and theCourts : A Sociological Study of the English Legal System 1750-1965, Londres, Heinemann, 1967.

4. L'argumentation est développée plus en détail dans M. Rask Madsen, « L'émergence... », cité.5. Pour le groupe des représentants de l'État ou du gouvernement des États membres, il y avait quelques chan-gements dus à la rotation de la présidence du Conseil de l'UE, ce qui impliquait que Paavo Nikula était impliquépour la Finlande, Pedro Bacelar de Vasconcellos pour le Portugal, avant que Guy Braibant ne soit missionnépar la présidence française.

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286 x Mikael Rask Madsen

troisième vice-président a été Inigo Mendez de Vigo (pour les représentants du Parlement

européen), qui était titulaire d’une chaire Jean Monnet et enseignait le droit constitutionnel

tout en étant député européen. Mendez de Vigo a joué un rôle crucial en tant que médiateur

entre le Bureau et le Parlement européen, et a contribué à rechercher le consensus avec et

entre les parlementaires européens. Un rôle similaire mais moins central fut joué par le

dernier vice-président, Gunnar Jansson (pour les représentants des parlements nationaux),

qui était un célèbre défenseur des droits de l’homme en Finlande et président de la com-

mission des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

C’est ainsi que fut effectivement constitué le Comité de rédaction, et le directeur du Service

juridique du Secrétariat général du Conseil de l’Union européenne, Jean-Paul Jacqué, qui

était également un éminent professeur de droit, a agi quant à lui comme secrétaire. Avec

Jacqué fut en outre soulignée la continuité de l’élaboration des droits de l’homme de l’Union

européenne. Il a en effet été l’un des principaux auteurs de la Déclaration des droits et libertés

fondamentaux du Parlement européen de 1989. Dans la pratique, Jacqué fut chargé de rédiger

l’essentiel de la Charte avec une petite équipe de juristes du Conseil de l’UE. En outre, il fut

amené à agir en tant qu’envoyé du Bureau auprès des réunions bilatérales avec plusieurs

autres participants, y compris des acteurs intergouvernementaux et des ONG, en fournissant

une expertise considérable dans la diplomatie intergouvernementale.

Le capital juridique de la Convention

En plus de cette élite d’experts composant le Comité de rédaction, des exemples similaires

d’envoyés de haut niveau juridique et politique possédant une expérience considérable

dans le jeu subtil du droit et de la politique peuvent aussi être trouvés à d’autres niveaux

de la négociation. Un exemple, issu des rangs des membres permanents de la Convention

et agissant en qualité de représentant personnel des chefs d’États ou de gouvernements

des États membres, nous est donné en la personne de Lord Goldsmith QC, anglais, juge

de la Haute Cour depuis 1994 et l’un des négociateurs les plus influents du processus de

la CEDF au sens large. Il a joué le rôle décisif de « chien de garde » dans les compromis

sur les droits à inclure dans la Charte et s’est toujours imposé vis-à-vis des membres du

Bureau avec lesquels il a tenu de nombreuses réunions individuelles. Dans cette catégorie

d’acteurs, on trouve aussi Paavo Nikula (Chancelier de la Justice de la Finlande), Erling

Olsen (ancien ministre danois de la Justice), l’irlandais Michael O’Kennedy (avocat et

homme politique), l’autrichien Heinrich Neisser (titulaire d’une chaire Jean Monnet et

homme politique), l’Italien Stefano Rodotà (homme politique et professeur de droit),

l’espagnol Alvaro Rodriguez-Bereijo (professeur de droit, juge et homme politique), le

suédois Daniel Tarschys (homme politique et professeur de science politique), Frits Kor-

thals Altes des Pays-Bas (avocat et ancien ministre de la Justice), et un certain nombre

d’autres personnes ayant des profils politico-juridiques similaires. Les deux derniers, Tar-

schys, ancien secrétaire général du Conseil de l’Europe, et Altes, ont été particulièrement

actifs et se sont considérés eux-mêmes comme les garants d’une relation étroite et d’une

forte cohérence avec la CEDH, en assurant que les droits garantis par la Charte soient

aussi proches que possible des droits de la CEDH. Parmi les membres suppléants de la

Convention, la richesse du capital juridique des acteurs est tout aussi frappante. Un grand

nombre d’entre eux ont été conseillers juridiques en chef auprès de leurs gouvernements,

travaillant dans les ministères de la Justice et des Affaires étrangères. Parmi les membres

ayant le statut d’observateur, on trouve aussi un certain nombre d’acteurs qui peuvent

certainement être caractérisés principalement par leurs compétences et connaissances

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LA FABRIQUE DES TRAITÉS EUROPÉENS x 287

d’ordre juridique et politique, que l’on songe par exemple aux représentants des institu-

tions de l’UE tels que le médiateur européen Jacob Söderman, mais également Siegbert

Albert et Vassilios Skouris (respectivement avocat général et juge à la Cour de justice

des Communautés européennes), Marc Fischbach (juge à la CEDH) ou encore Hans-Chris-

tian Krüger (secrétaire général adjoint, Conseil de l’Europe).

Vieille garde contre nouveaux acteurs

Ce bref aperçu de l’artillerie juridique et politique mobilisée à l’occasion de la rédaction de

la CEDF souligne que le nouveau cadre doit nécessairement être compris à la lumière des

continuités structurelles de la négociation des traités de l’Union européenne. Cela vaut tant

pour l’interaction entre le présidium et les parlementaires qu’entre le présidium et les ONG.

Il est très clair que les principaux avocats agissant autour de Herzog (et généralement à sa

place) ont établi, dans la pratique, l’ordre du jour et en grande partie la définition du champ

d’application de la négociation1. En fait, les projets de textes fournis par le Bureau de la

Convention sont passés dans de nombreux cas à travers les débats publics et les négociations

bilatérales, lorsque le bon dosage de diplomatie était appliqué soit par le secrétaire ou les

présidents du Bureau. En d’autres termes, le Bureau de la Convention n’a pas seulement agi

en tant que médiateur entre des points de vue conflictuels, mais aussi comme un acteur à

part entière avec un ordre du jour précis consacré à la sécurisation de la Charte. Ce rôle fut

créé dans une certaine mesure par certaines des premières décisions prises par le Bureau de

la Convention lui-même. Outre la décision de Herzog concernant la rédaction du document

comme s’il était juridiquement contraignant, une autre décision cruciale du Bureau a été

que le vote sur le projet de charte n’ait lieu qu’une fois la Charte approuvée dans sa totalité.

Les accords, dès lors, ont dû être conclus sans le recours habituel au vote, ce qui, en pratique,

laissa au présidium la responsabilité de décider quand une question avait été suffisamment

débattue et était prête à figurer dans le document final. Cela n’eut pas seulement pour

conséquence de « placer les désaccords dans le contexte d’un accord général sur l’importance

des droits »2, mais également de contribuer à écarter les graves divisions et de donner plus

d’espace aux opinions minoritaires. Mais surtout, cela a donné aux juristes du Présidium un

rôle central dans la fabrication du consensus. Que le présidium lui-même se soit réuni en

secret afin de préparer des projets de textes qui ont ensuite été présentés pour rencontrer

soit le rejet soit un consensus n’a fait qu’amplifier ce rôle3.

Les interventions des acteurs de la société civile au cours du processus sont naturellement

relativement diversifiées et, par conséquent, généralement affaiblies vis-à-vis du pouvoir de

coordination des juristes du présidium. Alors que le secteur de la société civile pouvait

rassembler des organisations expertes en matière de droits de l’homme, celles-ci ne parlaient

que rarement à l’unisson avec les autres groupes d’intérêt qui cherchaient à défendre une

grande diversité de droits inscrits à leur ordre du jour. Comme indiqué plus haut, cela

correspondait en fait à une transformation plus générale du champ des droits de l’homme

au moment de la négociation. Les droits de l’homme étaient une idée de plus en plus plurielle,

ouverte à l’interprétation, mais aussi à une négociation politique frontale. En d’autres termes,

1. G. De Burca, « The Drafting... », art. cité.

2. R. Bellamy, J. Schönlau, « The Normality of Constitutional Politics... », art. cité, p. 421.

3. Voir R. Bellamy, J. Schönlau, ibid. ; Helge Batt, « Institutionalisierung und Verfahren konstitutioneller Aushand-

lungsprozesse in der Europäische Union und der Bundesrepublik Deutschland », dans Michael Becker, Ruth

Zimmerling (hrsg.), « Politik und Recht », Politische Vierteljahresschrift Sonderhefte, 36, 2006, p. 333-354.

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288 x Mikael Rask Madsen

l’utopie des droits de l’homme du début des années 1990, qui a contribué à mobiliser lesacteurs politiques de tous bords favorables à ces droits, a été nettement moins prononcée àla fin des années 1990, où l’affrontement entre les partisans d’un ordre du jour respective-ment social et économique libéral (re)faisait son apparition1. À la lecture de la longue listedes interventions des ONG, il est très frappant de voir la pluralité d’intérêts défendus aunom des droits fondamentaux. Dans le même temps, ces interventions suggèrent un niveauassez élevé de connaissances juridiques et techniques qui, en pratique, a permis de rendrecertaines de ces contributions compatibles même si elles n’étaient pas forcément politique-ment réalistes. Ces interventions ont eu une certaine influence, mais, comme je le soutiendraipar la suite, pour des raisons bien différentes de celles habituellement admises.

Parmi les nombreuses interventions des acteurs non étatiques au cours du processus de laCEDF, celles de la dite Plate-forme sociale ont été à cet égard particulièrement frappantes. LaPlate-forme sociale avait déjà été mise en place dans le milieu des années 1990 comme unforum pour amener les acteurs non étatiques à promouvoir la dimension sociale de l’UE.Compte tenu de la taille de la plate-forme, qui compte environ 40 ONG, et de l’expérience deces dernières acquise dans le domaine du lobbying auprès de l’Union européenne, la Plate-

forme sociale a été l’un des plus puissants acteurs de la société civile en termes de pouvoir de

négociation vis-à-vis des acteurs officiels de la politique2. En mettant l’accent sur la dimension

sociale des droits de l’homme, la Plate-forme a non seulement réussi à se battre pour une

position plus claire de la Charte, mais aussi à introduire les nouvelles controverses du champ

des droits de l’homme dans l’espace social de la négociation de la CEDF. C’est précisément la

Plate-forme sociale – souvent en collaboration avec Amnesty International – qui a soulevé les

sujets les plus politiquement sensibles avec des propositions concernant les droits des immi-

grants et les droits sociaux en général. Pourtant, l’approche du Bureau de la Convention n’a

pas été d’écarter ces propositions. Au lieu de cela, il a recherché un dialogue avec la Plate-

forme sociale à leur propos. L’objectif était clairement de ne pas inclure tout ce qui était

proposé par les ONG, mais de veiller à ce que les grandes ONG ne soient pas contre la Charte

ni le Bureau de la Convention. Fondamentalement, le Bureau de la Convention a cherché une

alliance avec les ONG afin d’obtenir un effet levier et des arguments vis-à-vis des autres acteurs

de la Convention. En ce sens, le Présidium a passé un accord discret avec les ONG pour lutter

contre certains arguments à l’intérieur de la Convention. En fin de compte, tout le monde,

même les plus ardents défenseurs du compromis prônant l’interdiction de créer des nouveaux

droits, est conscient du fait que les ONG ont un effet de légitimation.

Sans aucun doute, la Plate-forme sociale a eu un rôle prééminent parmi les ONG, mais son

ordre du jour a également été jugé comme l’un des moins réalistes par de nombreux par-

lementaires et acteurs intergouvernementaux. La « clause interdisant la création de nouveaux

droits » était absolument fondamentale pour l’acceptation de la Charte par les Britanniques,

et Lord Goldsmith, un puissant membre britannique de la Convention, n’a pas eu peur de

le rappeler aux autres participants. Selon un député danois qui participait aussi à la

1. Eric Agrikoliansky, « Une autre Europe est-elle possible ? Les altermondialistes français et la Constitution »,

dans A. Cohen, A. Vauchez (dir.), La Constitution européenne. Élites, mobilisations, votes, op. cit., p. 209-235.

2. La Plate-forme sociale incluait à la fois de grandes ONG, telles que le Mouvement international ATD-Quart

Monde, Caritas Europe, le Bureau de la Croix-Rouge, auprès de l'UE et la section européenne de l'Association

internationale lesbienne et gay (ILGA-Europe), ainsi que des organisations spécialisées, telles que la Confédé-

ration des organisations familiales de la communauté européenne (COFACE), Eurochild, l'Association euro-

péenne des prestataires de services pour personnes handicapées (EASPD), le Réseau européen contre le racisme

(ENAR) entre autres.

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LA FABRIQUE DES TRAITÉS EUROPÉENS x 289

Convention, cela impliquait qu’« un vœu pieux n’avaient aucune chance »1. Selon cette

logique d’exclusion fondée sur les compromis politiques préliminaires évoqués ci-avant, de

nombreuses propositions du secteur des ONG étaient considérées comme « politiquement

irréalistes ». Certains membres de la Convention, en particulier les parlementaires, ont même

considéré la participation et les propositions des ONG comme ayant une influence négative.

Il est certain que très peu de membres de la Convention ont vu un intérêt à importer les

controverses du champ des droits de l’homme dans la négociation de la Charte. Pourtant,

comme nous l’avons déjà expliqué, la relative inclusion de ces acteurs a été une partie

intégrante de la stratégie initiale de l’axe franco-allemand de voir le « processus » comme

étant plus important que les « résultats ». Cela étant dit, de nombreux membres de la Conven-

tion, peut-être en particulier les parlementaires européens, l’ont vu comme « leur processus ».

Ainsi, la « clause interdisant la création de nouveaux droits » est-elle devenue un instrument

de domination, non seulement pour Lord Goldsmith, mais aussi pour d’autres acteurs.

Couper la poire en deux : les stratégies de négociation du présidium

Bien que le processus fut important, les objectifs ont été discrètement inversés à mesure

que s’approchait le Sommet de Nice. S’assurer d’un « résultat » l’a tout à coup emporté

sur le « processus ». En outre, pendant la présidence française, l’effet combiné d’une

« technicalisation » de la Charte et d’une accélération du processus a eu pour conséquence

de donner plus d’importance aux experts habituels, ce qui a évidemment augmenté le

pouvoir du secrétariat du groupe Herzog, malgré l’absence de ce dernier pour des raisons

personnelles. Un certain nombre de questions essentielles n’étaient pas encore réglées en

effet, à la veille du vote final sur la Charte. En termes de stratégies de négociation, les

transactions de la dernière chance pour assurer l’adoption de la Charte n’ont pas été,

cependant, si différentes de l’ensemble du processus de négociation et des compromis

mis au point jusque-là.

Parmi les membres de la Convention, les désaccords ont eu tendance à suivre des oppositions

prévisibles entre les défenseurs des droits matériels, généralement les sociaux-démocrates qui

arguaient de la nécessité d’une égalité entre les droits sociaux et les droits civils et politiques,

et les défenseurs plutôt conservateurs et libéraux de droits liés aux procédures et de droits

liés au marché2. Cependant, c’est le remarquable effort de diplomatie menée par les juristes

du présidium qui a permis que ces oppositions ne se traduisent pas de facto en une opposition

entre les minimalistes et les maximalistes3. Cela est dû à la manière dont le présidium a joué

de façon très efficace sur ces oppositions dont il héritait, en éludant le fait que ce qui était

minimaliste pour certains serait maximaliste pour d’autres. Le présidium, de ce fait, a réussi

à diviser les oppositions verticales en d’autres divisions transversales horizontales, garantis-

sant par là que, comme cela a déjà été mentionné, « les désaccords [eurent] lieu dans le

cadre d’un accord général »4. C’est également par l’application de ce modèle de fabrication

du consensus que le présidium a pu intégrer une partie de la contribution des ONG dans

la négociation globale. La stratégie évoquée précédemment de recherche de consensus plutôt

1. Anne-Marie Meisling, « The Ambivalent Constitutional Process in the European Union. A Socio-Legal Analysis

of the Drafting Process of the Charter of Fundamental Rights for the European Union », mémoire non publié,

Master de l'Institut international de sociologie juridique (IISL) d'Oñati, 2001.

2. Ces oppositions étaient en fait identiques lors des négociations de la Convention européenne ou, en l'espèce,

celles des constitutions d'après-guerre, telles que la constitution de la IVe République.

3. Cf. R. Bellamy, J. Schönlau, « The Normality of Constitutional Politics... », art. cité.

4. R. Bellamy, J. Schönlau, ibid.

x REVUE FRANCAISE DE SCIENCE POLITIQUE x VOL. 60 No 2 x 2010

290 x Mikael Rask Madsen

que de vote des propositions eut un impact considérable dans ce domaine, en ceci que les« véritable divisions » ne se sont pas exprimées trop fortement ni de façon binaire.

Un des exemples les plus frappants de l’application de ce modèle est la réponse soigneuse-ment élaborée à l’épineuse question de savoir quels sont les sujets de la Charte. Bien que lanotion de droits de l’homme depuis son internationalisation après-guerre ait entraîné uncertain degré d’universalité, il est évident que la Charte de l’UE avait quant à elle un effetlimité à l’UE ; elle n’était pas une déclaration internationale ou de nature universelle. Pourrépondre à cette question très sensible, la solution a été trouvée grâce à ce que RichardBellamy et Justus Schönlau ont nommé la « ségrégation » des sujets de la Charte1. En fait,une lecture attentive de celle-ci révèle que cinq catégories de sujets de droit sont inclus, cequi correspond à l’architecture globale de la Charte décrite précédemment avec ses différentschapitres sur les droits civils et politiques, droits de la citoyenneté, droits sociaux, etc. Dansla Charte, les droits civils et politiques sont les droits de « toute personne », les droits descitoyens sont les droits de « tout citoyen de l’Union », les droits sur la sécurité sociale etl’aide sociale sont les droits de « toute personne qui réside et se déplace légalement à l’inté-rieur de l’Union », les articles 27 à 31 énumèrent les droits de « tous les travailleurs », etenfin, les articles 42 à 44 les droits de « tout citoyen ou toute citoyenne de l’Union ou toutepersonne physique ou morale résidant ou ayant son siège statutaire dans un État membre ».Une telle segmentation a représenté dans la pratique le compromis nécessaire pour incluresur un pied d’égalité les droits sociaux et les droits civils et politiques, et assurer un certaindegré d’universalité à un document qui est surtout applicable à l’UE2.

À première vue, l’une des principales tâches du présidium a été de maîtriser et d’écarter lesrisques de conflit entre les défenseurs d’une Europe sociale et ceux d’une Europe axée surl’économie de marché. Un bon exemple de cette diplomatie de l’équilibre est donné par lamanière dont la proposition initiale d’un « droit au travail » a été reformulée de façon plusacceptable, mais en se vidant de sa substance, en un « droit de travailler et d’exercer uneprofession librement choisie ou acceptée » (art. 15). Trouver un compromis sur les droitssociaux fût une tâche particulièrement complexe. Les défenseurs naturels des droits sociauxn’étaient pas toujours d’accord en effet sur l’opportunité de faire précisément de l’Unioneuropéenne – qui, à leurs yeux, représentait une menace potentielle pour l’État providence – legarant des droits sociaux. Les conservateurs et, plus généralement, les eurosceptiques, ont tenuà faire en sorte que l’UE dans son ensemble n’élargisse pas ses compétences dans ces domaineset furent prêts à cette fin à former une « alliance contre nature » traversant les différents campspolitiques. Le compromis soigneusement élaboré qui figure dans les articles 51 et 52 donne ainsisatisfaction à toutes les positions sur cette question. À l’article 51 sur le « Champ d’application »de la Charte sont d’abord définies les limites de l’application de la Charte (51, 1) et il est soulignéque de nouvelles compétences ne peuvent pas être créées à partir de la Charte (51, 2). Toutefois,à la suite de cette déclaration claire, l’article 52 sur la « Portée des droits garantis » permet unepotentielle expansion de la Charte, les droits énumérés étant supposés assurer au moins lamême protection que des droits contenus dans la CEDH.

La négociation parvint également à éluder les oppositions les plus tranchées de la Conventionsur les droits sociaux par le marchandage – ou l’équilibrage – des droits réels vis-à-vis du

1. R. Bellamy, J. Schönlau, ibid., p. 422.

2. La notion de principes est utilisée par exemple au sujet de la « protection de l'environnement » (art. 37) et de

la « protection du consommateur » (art. 38).

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LA FABRIQUE DES TRAITÉS EUROPÉENS x 291

contenu du préambule. En réponse au plaidoyer des ONG pour une notion de « solidarité »

dans la Charte, qui a également trouvé un appui chez les sociaux-démocrates, le présidium a

proposé que la « solidarité » soit mentionnée comme l’un des « principes universels et indivi-

sibles » de l’UE. Dans la pratique, la discussion s’est mêlée au débat plus vif sur la possibilité

de faire référence à l’héritage chrétien de l’Union, qui est sûrement devenu le débat de la

Convention le plus connu du public1. Ce dernier point a été notamment défendu par le

contingent des chrétiens-démocrates de la Convention, ainsi que de nombreuses organisations

religieuses qui ont participé aux travaux. Le compromis final conçu par le présidium montre,

en tout cas, la capacité remarquable du présidium de trouver un équilibre entre divers conflits

d’intérêt et d’assurer le bon déroulement des travaux. Une référence directe à la religion

chrétienne était, comme le souligne Guy Braibant, inacceptable pour la France en raison du

conflit avec le principe fondateur de laïcité. Le mot « religieux » a ainsi été remplacé par le

terme « spirituel », qui est plus ouvert. Que la version allemande du texte ait quant à elle utilisé

le terme « spirituel religieux » est un autre exemple de compromis, qui n’a pas empêché le

dernier texte officiel d’énoncer : « Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se

fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de

solidarité ». La manière dont s’écrit le récit de l’Europe, comme le suggère le préambule,

nécessite autant de soins que l’élaboration de la Charte des droits fondamentaux elle-même.

Au-delà de la Convention : la charte dans la longue durée

Lors du Conseil européen de Biarritz les 13 et 14 octobre 2000, le projet de Charte a été

approuvé à l’unanimité. Le Parlement européen et la Commission ont ensuite approuvé

le texte respectivement le 14 novembre 2000 et le 6 décembre 2000. Le 7 décembre 2000,

la Charte a été signée à Nice et proclamée par les présidents du Parlement européen, du Conseil

et de la Commission. Compte tenu de la façon dont le processus s’est déroulé vers la fin, il peut

être tentant de conclure que la mise en place d’une Convention pour faire de la rédaction de

la CEDF un processus transparent fut en fait moins un « geste historique » qu’un « geste

symbolique ». Eu égard à l’analyse ci-dessus, on pourrait en effet décrire la rédaction de la

CEDF simplement comme un de ces processus européens de haut niveau pilotés par un groupe

de politiciens et d’experts juridiques, et recouvert d’une (fine) couche de contrôle démocra-

tique et de participation publique. Bien qu’elle ne soit pas entièrement fausse, cette conception

étroite de la négociation formelle empêche de voir l’ensemble du processus de création de

droits de l’homme dans l’UE, pour lequel les travaux de la Charte n’ont constitué qu’un pas

supplémentaire, même s’il fut très important. En d’autres termes, si l’on regarde au-delà des

contradictions évidentes du processus de la Convention, et si l’on considère plutôt les struc-

tures fabriquées dans le cadre des processus plus larges de négociation des droits de l’homme

et des traités de l’Union européenne, la négociation de la Charte offre un cas intéressant de

processus d’élaboration d’un traité européen2. Et ce processus, comme je l’évoquais dans mon

introduction, est autant marqué par les « big bangs » que par les pratiques quotidiennes. Les

évolutions de la Charte de l’après-Nice semblent confirmer une telle compréhension.

1. R. Bellamy, J. Schönlau, « The Normality of Constitutional Politics... », art. cité, p. 425.

2. Dans leur analyse de l'autre Convention, Magnette et Nicolaïdis, d'une manière quelque peu similaire, font

valoir que le paradoxe du modèle de la Convention est qu'elle finit toujours d'une manière ou d'une autre par

privilégier le modèle de « business as usual », et cependant le résultat va bien au-delà de ce qui aurait pu être

accepté si la Convention n'avait pas été établie. Cf. P. Magnette, K. Nicolaïdis, « The European Convention... »,

art. cité, p. 282.

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Pour que la Charte obtienne finalement un plein effet juridique, il fallait que le Traité consti-tutionnel soit accepté par référendum populaire. Cela, nous le savons maintenant, s’est révéléplus problématique qu’il n’y paraissait au premier abord. En fait, lorsque le Traité constitu-tionnel a finalement été rejeté par différents référendums nationaux, la conséquence a été quela Charte s’est une fois de plus transformée en une déclaration politique en faveur des droitsde l’homme plutôt qu’en un dispositif juridique à part entière. Le traité de Lisbonne, cepen-dant, est venu en sauvetage en reconnaissant la CEDF et en lui accordant le même statutjuridique que les autres traités de l’UE. En outre, ce traité a confirmé que l’UE pouvait agir entant que personne morale et qu’elle devrait adhérer à la CEDH. En ajoutant le quelque peuédulcorant article 6 (2) qui affirme que « [l’] adhésion ne modifie pas les compétences del’Union telles qu’elles sont définies dans les traités », même le gouvernement britanniquepouvait finalement accepter cette solution, malgré le fait que la protection fournie par cetarticle soit si mince. Du point de vue de l’analyse ci-dessus, il est également intéressant de noterque la Conférence de Lisbonne a eu lieu dans le cadre habituel des négociations intergouver-nementales de traité où les États membres et leurs conseillers juridiques mènent le bal. Ce futune bonne occasion pour les « gros calibres » de l’intégration européenne de confirmer leurpuissance de feu, même si cela était loin de l’esprit de la Convention. Le 21 juin 2007, les basesd’un nouveau traité ont été adoptées lors d’une réunion du Conseil européen1, lesquelles ontdonné lieu à une conférence intergouvernementale en juillet 2007. Après une autre réuniondu Conseil européen en octobre, le traité fut signé à Lisbonne le 13 décembre 2007.

Malgré la détermination des partenaires de la politique européenne à trouver une solutionà la situation de blocage dans laquelle se trouvaient le Traité constitutionnel et la Charte,l’ensemble de l’entreprise de légalisation de celle-ci a connu une fois de plus un coup d’arrêtlorsque le traité de Lisbonne fut rejeté en Irlande par le référendum en juin 2008. Fonda-mentalement, compter sur un progrès de la Charte par des « traitement de choc » ou des« big bangs » intergouvernementaux s’avérait insuffisant. Toutefois, comme je l’évoquais enintroduction, le processus d’élaboration des traités ne peut être compris comme ayant lieuseulement au niveau intergouvernemental. Un certain nombre d’autres joueurs tout aussiimportants sont venus à la rescousse de la Charte. L’attente des référendums nationaux n’a,en effet, pas empêché un certain nombre d’acteurs habituels de la « constitutionnalisationeuropéenne sans Constitution » d’édifier la Charte. Et du point de vue de l’UE, le simplefait que la Charte voie le jour signifiait qu’elle avait plus d’effets juridiques d’ordre généralet d’effets quasi juridiques sur les institutions de l’UE. Même si la Charte est restée essen-tiellement un document politique, elle a été considérée comme ayant une légitimité – elle aété proclamée solennellement à Nice et incluse dans le Traité constitutionnel et le traité deLisbonne – ainsi que d’évidentes racines dans le droit existant et la jurisprudence. Elle avaitdonc une importance clairement normative. Les principales institutions de l’UE – la Com-mission, la Cour et le Parlement – ont, en pratique, toutes embrassé la Charte. Même avantque les référendums nationaux et les ratifications aient été publiés, des avocats généraux àla Cour et au Tribunal de première instance ont commencé à se référer au texte et à« construire » en toute discrétion la fondation de son ordre juridique2. De nouvelles régle-mentations de l’UE ont également rapidement invoqué la Charte et été mises à « l’épreuve »

1. Avant cela, un groupe de politiciens de haute volée, le groupe Amato, avait rédigé de manière informelle une

version élaguée du Traité constitutionnel. La Charte demeura cependant pratiquement inchangée.

2. Agustín J. Menéndez, « Chartering Europe : Legal Status and Policy Implications of the Charter of Fundamental

Rights of the European Union », Journal of Common Market Studies, 40 (3), 2002, p. 471-490.

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LA FABRIQUE DES TRAITÉS EUROPÉENS x 293

de ses dispositions. Le recours à la « constitutionnalisation sans constitution » – en l’occur-rence aux « droits de l’homme sans une déclaration juridiquement contraignante des droitsde l’homme » – a été, à bien des égards, une évolution annoncée. Déjà à l’accueil de la Charteà Nice, le 7 décembre 2000, Romano Prodi est cité comme affirmant sans ambages : « Pourla Commission, la proclamation marque l’engagement des institutions à respecter la Chartedans toutes les actions et politiques de l’Union [...]. Les citoyens et citoyennes peuventcompter sur la Commission pour la faire respecter [...] »1. Le message est à la fois on nepeut plus clair et non soumis au référendum populaire.

Face à l’actuelle incertitude entourant le traité de Lisbonne, l’importance de la Commissionet des autres principales institutions de l’UE n’a fait qu’être renforcée vis-à-vis du processusgénéral d’intégration de la Charte dans le droit communautaire, mais aussi de l’éventuelleadhésion à la CEDH. En outre, du point de vue plus large du développement des droits del’homme au cours de la dernière décennie, le tournant de l’UE vers ces droits, même s’il futune grande manœuvre laissée en suspens, demeure irréversible. Si l’Union avait auparavantjoué un rôle un peu plus cadré et quelque peu détaché de financeur de l’activisme des droitsde l’homme, avec le processus et les résultats de la CEDF, elle s’est retrouvée comme l’undes principaux producteurs de normes dans le domaine des droits de l’homme. Selon l’ana-lyse ici proposée concernant le processus par lequel le droit européen est produit, on peutégalement supposer que l’histoire de la Charte est très loin d’être terminée. Son développe-ment dépend, en dernier lieu, de la véritable interaction entre, d’un côté, la routinisationdu document par les principales institutions de l’UE et, de l’autre, la capacité au plus hautniveau politique de l’insérer dans le contexte d’un nouveau traité. Paradoxalement, toutefois,même si la Charte n’est pas intégrée dans un autre grand traité, elle continuera d’avoir deseffets tant sur le plan politique que juridique. La portée de l’opposition commode et sisouvent utilisée entre « droit mou » et « droit dur » ne résume pas ce double processusd’élaboration des lois de nature constitutionnelle. L’interaction entre les « big bangs » et la« routinisation juridique » évoquée dans cet article pourrait, toutefois, saisir exactement cegenre de processus qui restent incertains mais sont mus par une dynamique de constructionlégale à long et court terme qui les pousse toujours plus avant.

Mikael Rask Madsen

Professeur de droit et intégration européenne, et directeur du Centre d’études de la culture juridiqueà la faculté de droit de l’Université de Copenhague, Mikael Rask Madsen est titulaire d’une doublemaîtrise en droit et en sociologie, ainsi que d’un doctorat en sociologie politique de l’École des hautesétudes en sciences sociales de Paris. Il a notamment publié : (avec Hanne Petersen, Anne Lise Kjær,Helle Krunke) Paradoxes of European Legal Integration, Londres, Ashgate 2008 ; et « From Cold WarInstrument to Supreme European Court : The European Court of Human Rights at the Crossroads ofInternational and National Law and Politics », Law and Social Inquiry, 32 (1), 2007, p. 137-159. Sesrecherches portent sur l’européanisation et la mondialisation du droit, et en particulier le rôle desjuristes dans ces processus (<[email protected]>).

1. Cf. <http://www.europarl.eu.int/charter/default_fr.htm#declarations>.

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