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1 LA FIGURE DU MILITANT DANS LES CHEMINS DE LA LIBERTE : L’APORIE DU ROMAN ENGAGE SARTRIEN. Sylvie Servoise (Université du Maine, Le Mans, 3L. AM) Publié dans JeanYves Guérin (éd.), Fiction et engagement politique : la représentation du militant et du parti dans le roman et le théâtre du 20 e siècle, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 2008, p. 89-99. C’est avec le cycle inachevé Les Chemins de la Liberté, paru entre 1945 et 1949 1 , que Jean-Paul Sartre s’affirme comme le romancier de l’« engagement ». Cette notion, théorisée dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948), relève bien plus d’une position philosophique que d’un parti pris idéologique. Rappelons en effet que Sartre, au moment où il écrit Les Chemins de la liberté, n’est pas encore le compagnon de route du PC qu’il deviendra au début des années 1950 : « Puisque nous sommes encore libres, nous n’irons pas rejoindre les chiens de garde du PC », affirme-t-il dans le chapitre intitulé « Situation de l’écrivain en 1947 » 2 . De fait, c’est avant tout dans le cadre d’une philosophie de la liberté, qui est par ailleurs indissociable d’une philosophie de l’action, que Sartre inscrit sa réflexion sur l’engagement : s’engager signifie, pour l’écrivain comme pour tout individu, choisir son destin, par le biais d’actes conscients qui ouvrent un avenir. Aussi le cycle inachevé de Sartre a-t-il pour objet premier la liberté, condition nécessaire à tout engagement, ou, plus exactement, comme son titre l’indique, le chemin parcouru par les personnages vers une liberté qui n’est jamais donnée mais qui se conquiert. Et pourtant, l’œuvre met en scène un personnage qui, contrairement aux autres (Mathieu, Daniel ou Boris), dont le parcours vers la liberté et la coïncidence à soi-même s’avèrent tâtonnants et difficiles, apparaît dès le premier tome, L’Age de raison, comme « déjà » engagé par un choix qui définit son destin : il s’agit de Brunet, journaliste à L’Humanité et membre du Comité central du Parti communiste. Un personnage apparemment 1 L’Age de raison et Le Sursis furent publiés aux éditions Gallimard en 1945 ; La Mort dans l’âme en 1949 ; Une partie du quatrième tome parut dans les numéros de novembre et décembre des Temps modernes sous le titre « Drôle d’amitié ». 2 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? [1948], Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2001, p. 262.

La figure du militant dans Les Chemins de la liberté : l'aporie du roman engagé sartrien

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LA FIGURE DU MILITANT DANS LES CHEMINS DE LA LIBERTE :

L’APORIE DU ROMAN ENGAGE SARTRIEN.

Sylvie Servoise

(Université du Maine, Le Mans, 3L. AM)

Publié dans JeanYves Guérin (éd.), Fiction et engagement politique : la représentation du

militant et du parti dans le roman et le théâtre du 20e siècle, Presses de la Sorbonne-Nouvelle,

2008, p. 89-99.

C’est avec le cycle inachevé Les Chemins de la Liberté, paru entre 1945 et 19491,

que Jean-Paul Sartre s’affirme comme le romancier de l’« engagement ». Cette notion,

théorisée dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948), relève bien plus d’une position

philosophique que d’un parti pris idéologique. Rappelons en effet que Sartre, au moment où il

écrit Les Chemins de la liberté, n’est pas encore le compagnon de route du PC qu’il deviendra

au début des années 1950 : « Puisque nous sommes encore libres, nous n’irons pas rejoindre

les chiens de garde du PC », affirme-t-il dans le chapitre intitulé « Situation de l’écrivain en

1947 » 2. De fait, c’est avant tout dans le cadre d’une philosophie de la liberté, qui est par

ailleurs indissociable d’une philosophie de l’action, que Sartre inscrit sa réflexion sur

l’engagement : s’engager signifie, pour l’écrivain comme pour tout individu, choisir son

destin, par le biais d’actes conscients qui ouvrent un avenir. Aussi le cycle inachevé de Sartre

a-t-il pour objet premier la liberté, condition nécessaire à tout engagement, ou, plus

exactement, comme son titre l’indique, le chemin parcouru par les personnages vers une

liberté qui n’est jamais donnée mais qui se conquiert.

Et pourtant, l’œuvre met en scène un personnage qui, contrairement aux autres

(Mathieu, Daniel ou Boris), dont le parcours vers la liberté et la coïncidence à soi-même

s’avèrent tâtonnants et difficiles, apparaît dès le premier tome, L’Age de raison, comme

« déjà » engagé par un choix qui définit son destin : il s’agit de Brunet, journaliste à

L’Humanité et membre du Comité central du Parti communiste. Un personnage apparemment

1 L’Age de raison et Le Sursis furent publiés aux éditions Gallimard en 1945 ; La Mort dans l’âme en 1949 ; Une

partie du quatrième tome parut dans les numéros de novembre et décembre des Temps modernes sous le titre

« Drôle d’amitié ». 2 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? [1948], Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2001, p. 262.

2

sans faille, qui pourrait bien s’apparenter au « héros antagonique », le héros du roman à thèse

tel que le définit Susan Suleiman3.

On peut alors s’interroger sur la place et la signification, dans ce cycle de

l’engagement qui met en scène des êtres en devenir, de la figure du militant, autrement dit de

celui qui a déjà, avant même que ne débute le récit, traduit en actes un choix pris en toute

conscience. Quel rôle peut jouer, dans l’intrigue, celui qui a déjà posé ses bagages sur le

chemin de la liberté ? Quelle est la valeur de ce personnage, a priori « à thèse » dans le récit

engagé tel que le conçoit Sartre et tel qu’il le définit, dans Qu’est-ce que la littérature ?,

précisément par opposition au roman à thèse ?

Ma réflexion procédera en trois temps. Je partirai du constat que le personnage de

Brunet évolue considérablement depuis le premier tome, L’Age de raison jusqu’à Drôle

d’amitié : le militant voit peu à peu se fissurer sa « cuirasse de certitudes »4 et ce

désengagement progressif – qui est peut-être la condition d’un engagement plus authentique –

va de pair avec l’accroissement du rôle du personnage dans les deux tomes. Les motifs de ce

double infléchissement – complexification du personnage et rôle grandissant dans l’économie

de l’œuvre – seront examinés dans une deuxième partie qui mettra l’accent sur les enjeux

d’ordre philosophique, autobiographique et idéologique dont est porteuse, pour Sartre, la

figure du militant communiste. Enfin, je m’interrogerai sur une coïncidence troublante : celle

qui existe entre l’assomption de Brunet au rang de potentiel héros de la liberté – et donc de

l’engagement – dans les derniers chapitres publiés et l’interruption du cycle romanesque.

Comme si, finalement, le militant engagé, au même titre que le militant du roman à thèse,

constituait l’aporie du roman sartrien.

L’évolution de Brunet

La première apparition de Brunet se situe au début de L’Age de raison, dans le

troisième chapitre. Nous sommes en juillet 1938 et le protagoniste du roman, Mathieu

Delarue, un jeune professeur de philosophie, se rend chez son amie Sarah où il rencontre

Brunet :

Une torche flambait en face d’elle [Sarah] : cette tête rousse de

brachycéphale… « C’est Brunet », pensa Mathieu contrarié. Il ne l’avait pas vu

depuis six mois, mais il n’avait aucun plaisir à le retrouver chez Sarah : ça faisait

3 S.R. Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, PUF, coll. « Ecriture », 1983. 4 J.-P. Sartre, « Prière d’insérer » précédant La Mort dans l’âme, in Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll.

« Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 2017. Désormais, nous emploierons l’abréviation OR pour désigner ce

volume.

3

encombrement, ils avaient trop de choses à se dire, leur amitié mourante était

entre eux. Et puis Brunet amenait avec lui l’air du dehors, tout un univers sain,

court et têtu de révoltes et de violences, de travail manuel, d’efforts patients, de

discipline : il n’avait pas besoin d’entendre le honteux petit secret d’alcôve que

Mathieu allait confier à Sarah.5

L’opposition entre les deux amis est ici flagrante : si Mathieu est plongé jusqu’au

cou dans une histoire privée qui n’est guère reluisante (il est venu chez Sarah pour lui

demander le nom d’une « faiseuse d’anges »), Brunet, lui, apparaît comme l’homme public,

au cœur d’une histoire en marche et collective. Ce n’est pas un hasard si Mathieu, avant de

reconnaître son ami, perçoit d’abord « une torche qui flambe » : tout au long du premier tome,

c’est l’image d’un Brunet fascinant, voyant mais aussi désireux d’apporter la lumière à

Mathieu, autrement dit de lui communiquer sa foi idéologique, qui domine.

On ne peut cependant s’empêcher de noter le subtil dénigrement auquel se livre Mathieu

quand il évoque Brunet : celui qui n’a « jamais l’air d’être un seul homme, qui a la vie lente,

silencieuse et bruissante d’une foule »6 vit paradoxalement dans un monde étriqué, « court et

têtu ». De fait, le militant communiste apparaît dans ce roman comme un personnage

unidimensionnel, tout entier voué à son rôle politique. Pourtant, on aurait tort de voir ici

uniquement un portrait à charge, même discret, du militant. N’oublions pas en effet que le

point de vue du récit est, dans ce premier tome, celui de Mathieu, qui voit en Brunet à la fois

une tentation et une aporie : Brunet est ce que Mathieu pense ne pouvoir jamais être, un

homme de certitude qui sait pourquoi il vit et qui a, par-là même, réussi, pense-t-il, à faire de

sa vie un destin. En ce sens, il est comme la mauvaise conscience de Mathieu, un reproche

vivant, et lui, le professeur de philosophie se sent observé, jugé par cette figure d’autorité qui

est aussi une figure d’action.

De cette première apparition de Brunet dans L’Age de raison, on peut dire qu’elle

sollicite certains traits du héros antagonique tel que le définit Susan Suleiman. Celle-ci

précise la figure de ce dernier en quatre points :

1) il possède, dès le début de l’histoire, les « bonnes » valeurs (il « a raison »)

2) il fait partie d’un groupe avec lequel, à la limite, il se confond

3) il se bat, en tant que membre du groupe, pour la réalisation des « bonnes

valeurs »

4) en ce qui concerne son adhésion à ces valeurs – donc, son développement

personnel le plus fondamental – il ne change pas.7

5 J.–P. Sartre, L’Age de raison, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003, p. 51. 6 L’Age de raison, op.cit., p. 54. 7 S.R. Suleiman, op.cit., p. 131.

4

Si les points 2 et 3 ne posent pas de problèmes – on a vu à quel point le personnage se

confondait avec le groupe auquel il appartenait et l’énergie qu’il met à faire avancer sa cause

– les deux autres sont plus difficilement applicables : ce n’est pas parce que Brunet incarne

une tentation impossible de Mathieu qu’il représente forcément les bonnes valeurs, et je

montrerai plus loin que l’objectif de Sartre est précisément celui de ne pas indiquer les

bonnes valeurs à son lecteur, mais au contraire de le mener à les chercher par lui-même.

Enfin, le plus important est sans doute que Brunet est un personnage qui change.

Cela est perceptible dès le deuxième tome, Le Sursis, qui se déroule en septembre

1938, à la veille des accords de Munich. La technique du simultanéisme et de la

multiplication des points de vue que Sartre met en œuvre dans ce récit autorise une plongée

dans l’intériorité de Brunet qui nous avait été interdite dans L’Age de Raison, presque

exclusivement racontée du point de vue de Mathieu. Il est alors intéressant de noter que ce

personnage présenté dans le volume précédent comme unidimensionnel révèle ses failles, et

plus précisément son déchirement entre sa condition sociale d’origine – la bourgeoisie - et

son aspiration à appartenir à la classe qu’il défend, la classe ouvrière. Le lecteur découvre

alors qu’à l’instar de Mathieu, Brunet a une mauvaise conscience, et qu’il se reproche les

mêmes choses que son ami : être un intellectuel bourgeois. Se promenant rue Royale, Brunet

rencontre au tout début du Sursis Maurice, un ouvrier communiste qu’il connaît bien,

accompagné de son amie Zézette. Très vite et contre toute attente, le malaise s’installe,

Brunet s’empêtrant dans un discours abstrait et impersonnel pour répondre à la jeune femme

qui lui demande son avis sur la situation politique et l’imminence de la guerre. Après les

avoir quittés, Brunet se livre à une introspection sévère qui confine au procès :

Intellectuel. Bourgeois. Je ne peux pas la blairer [Zézette] parce qu’elle a du

plâtre sur la figure et les mains rongées […] tout à coup, il pensa : « Je la blâme

parce que je n’aime pas les fards à bon marché ». Intellectuel. Bourgeois. Les

aimer. Les aimer tous et toutes, chacun et chacune, sans distinction. Il pensa :

« Je ne devrais même pas vouloir les aimer, ça devrait se trouver comme ça, par

nécessité, comme on respire ». Intellectuel. Bourgeois. Séparé pour toujours.

J’aurais beau faire, nous n’aurons jamais les mêmes souvenirs.8

Tout se passe comme si Brunet reprenait à son compte, après l’avoir intériorisée, la

condamnation par principe, de la part des communistes, de l’intellectuel, condamnation que

8 J.-P. Sartre, Le Sursis, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 23.

5

Sartre dénonce d’ailleurs lui-même dans Qu’est-ce que la littérature ?9 Une brèche a bien été

ouverte dans la cuirasse de Brunet, et les récits suivants ne vont faire que l’accentuer.

On assiste dans La mort dans l’âme, qui se déroule en juin 1940 et dans Drôle

d’amitié, dont l’action se situe durant l’hiver 1940-1941, à une brusque promotion de Brunet

au rang de protagoniste du récit. Geneviève Idt, dans son article « Les Chemins de la liberté.

Les toboggans du romanesque »10 distingue ainsi « le cycle Mathieu, jusqu’au milieu de La

Mort dans l’âme » et le « cycle Brunet », qui couvre le reste de l’œuvre. Mathieu, laissé pour

mort à la fin de la première partie, cède la place à Brunet. Celui-ci, fait prisonnier par

l’ennemi, veut d’abord continuer à être un militant exemplaire du Parti et, réagissant

conformément aux cadres idéologiques auxquels il a été habitué, tente de recréer un ordre

dans la débâcle et d’organiser une base communiste dans le camp de prisonniers, en France

d’abord, puis, dans Drôle d’amitié, en Allemagne. Or cette valorisation de Brunet sur le plan

de la diégèse va de pair avec l’humanisation progressive du personnage, qui va découvrir sa

propre subjectivité. Laissé sans consignes par le Parti, il doit déterminer seul la politique à

adopter : à cette situation paradoxale de liberté retrouvée dans l’expérience même de la

captivité s’ajoute la rencontre avec Schneider, dont le nom même, « tailleur » en allemand,

laisse présager qu’il entamera le roc que croyait être Brunet. Schneider, qui affirme n’être ni

avec, ni contre le PC, met Brunet face à ses contradictions dans La Mort dans l’âme, lui

reprochant à la fois son approche abstraite des hommes et de leurs problèmes et son mépris

refoulé pour le peuple. Au contact de Schneider et à son corps défendant, Brunet fait donc

l’apprentissage de l’humanité : celle des autres, qu’il se met à aimer pour eux-mêmes, et la

sienne.

Dans Drôle d’amitié, l’introduction d’un nouveau personnage de militant, Chalais,

qui arrive dans le camp, près de Trèves, où ont été transférés Brunet et Schneider, permet de

bien mesurer l’évolution de Brunet depuis L’Age de raison. Chalais, en effet, est en quelque

sorte une image de l’ancien Brunet, un militant figé sur ses positions et qui ne s’exprime

jamais qu’au nom du Parti. « Je n’ai jamais d’opinion, dit Chalais, je t’expose la politique du

parti »11, dit-il à Brunet lors d’une conversation particulièrement animée, qui est comme

l’image inversée de la discussion entre Mathieu et Brunet dans le chapitre huit du premier

tome : c’est désormais Brunet qui cherche l’homme, son opinion, derrière le militant. Chalais

9 J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, op.cit., p. 256 : « […] les communistes […] tiennent par principe

l’écrivain pour suspect. » 10 Cité par M. Contat, « Préface », OR, p. XXVIII. 11 J.-P. Sartre, Drôle d’amitié, OR, p. 1493.

6

révèle également au héros la véritable identité de Schneider : celui-ci est en fait le journaliste

Vicarios, qui avait quitté le parti au moment du pacte germano-soviétique et que le PC a

accusé d’être un indicateur. Fidèle au Parti dont il ne veut mettre l’accusation en doute,

Brunet vit douloureusement cet épisode et prend à regret ses distances avec Schneider, tandis

que Chalais lui reproche la politique d’alliance qu’il a mené dans le camp avec les socialistes

et les radicaux, tout comme son discours belliciste à l’égard des Allemands. Pour Chalais,

tant que l’URSS n’a rien fait contre Hitler, la politique du parti doit être celle de la non-

rebellion envers les nazis. Brunet se voit ainsi mis hors jeu, marginalisé au sein même du

groupe qu’il a créé. Traversant une véritable crise d’ordre idéologique et, donc, pour le

militant qu’il a été, identitaire, il est alors capable de se regarder lui-même et d’analyser de

façon distancée sa situation. C’est sa propre aliénation qu’il découvre, et cet engagement

qu’il croyait avoir choisi librement se révèle finalement un leurre. A la suite de cette

(auto)révélation, Brunet décide de s’évader avec Schneider-Vicarios, désireux d’affronter ses

calomniateurs. Les dernières pages de Drôle d’amitié, qui racontent la tentative d’évasion des

deux hommes et la mort de Schneider-Vicarios, blessé par un soldat allemand, sont d’une

grande force émotionnelle :

Cet absolu de souffrance, aucune victoire des hommes ne pourra l’effacer : c’est

le parti qui le fait crever, même si l’URSS gagne, les hommes sont seuls. Brunet

se penche, il plonge la main dans les cheveux souillés de Vicarios, il crie comme

s’il pouvait encore le sauver de l’horreur, comme si deux hommes perdus

pouvaient, à la dernière minute, vaincre la solitude : « Le Parti, je m’en fous : tu

es mon seul ami »12.

A la fin de son parcours qui laisse, selon les mots de Sartre, Brunet « nu et libre »13,

le personnage n’a plus rien du militant convaincu qu’il était au début du cycle. L’expérience

de la vie en communauté, du partage de la souffrance, d’une solidarité et d’une amitié dictée

par les seuls élans de l’âme qui ne s’embarrasse pas de directives idéologiques, l’ont

radicalement transformé. C’est à présent sur les motifs du double infléchissement de Brunet,

dans le sens d’une valorisation sur le plan de la diégèse et d’une complexification qui aboutit

à une véritable reconfiguration du personnage, que je voudrais m’interroger.

Les motifs du double infléchissement du personnage de Brunet

La figure du militant en elle-même cristallise plusieurs des intérêts et préoccupations

de Sartre qui évoluent au fil de la rédaction de l’œuvre. On peut ainsi distinguer au moins

12 Ibid., p. 1534. 13 « Prière d’insérer » précédant La Mort dans l’âme, OR, p. 2017.

7

trois niveaux de signification de cette figure : le plan philosophique, le plan autobiographique

et celui idéologique. Du point de vue philosophique, comme le souligne Sartre lui-même dans

une interview qu’il accorde à Christian Grisoli en décembre 1945, après la parution de L’Age

de raison et du Sursis, Brunet incarne un pôle de la liberté manquée, l’autre étant représenté

bien sûr par Mathieu, qui, selon l’expression connue, est « libre pour rien », sa liberté étant

une « liberté d’indifférence, abstraite » 14. Présentant les deux premiers tomes du cycle comme

un « inventaire des libertés fausses, mutilées, incomplètes, une description des apories de la

liberté », Sartre dit ceci de Brunet, du moins du Brunet des deux premiers tomes :

Brunet incarne l’esprit de sérieux, qui croit aux valeurs transcendantes, écrites au

ciel, intelligibles, indépendantes de la subjectivité humaine, posée comme des

choses. Pour lui, il y a un sens absolu du monde et de l’histoire qui commande

ses entreprises. Brunet s’engage parce qu’il lui faut une certitude pour vivre. Son

engagement n’est qu’une obéissance passive à cette exigence. Il n’est pas libre.

L’homme est libre pour s’engager, mais il n’est libre que s’il s’engage pour être

libre. Mais Brunet est un militant qui manque sa liberté15.

Ainsi se trouve confirmé ce que nous avions suggéré plus haut : l’engagement de Brunet est

un faux engagement, de même que sa manière de lutter pour la liberté est en fait une

aliénation. Si l’on en croit les propos de Simone de Beauvoir dans La Force des choses, le

parcours moral et philosophique de Brunet, tel que Sartre l’avait imaginé dans La Dernière

chance, devait être inverse à celui de Mathieu, mais aboutir au même résultat : Brunet ne

pouvait plus, après avoir découvert sa subjectivité, reprendre son activité de militant, alors

même qu’il s’était évadé et qu’il avait rejoint Paris. Mathieu, lui, faisait au contraire

l’expérience de la solidarité, d’abord au camp, puis dans la Résistance. « Partis, l’un de

l’aliénation à la Cause, l’autre de la liberté abstraite, Brunet et Mathieu, dit S. de Beauvoir,

incarnaient tous deux l’authentique homme d’action tel que Sartre le concevait »16 et,

ajoutons-nous, faisaient ainsi l’expérience d’un engagement librement consenti et assumé.

Sur le plan autobiographique, la figure de Brunet a une résonance capitale. Certes,

Sartre n’entretient pas avec ce personnage ce rapport d’identité existentielle, d’intériorité qu’il

avait avec Mathieu. Néanmoins, il lui prête sa propre expérience concrète de la guerre, de la

défaite et des camps de prisonniers, sa propre découverte de la solidarité et de la fraternité.

Mais c’est surtout la référence à Paul Nizan qui peut nous intéresser pour rendre compte de

l’évolution du personnage de Brunet. De fait, le militant de L’Age de raison et du Sursis peut

14 J.-P. Sartre / C. Grisoli, Paru, n°13, décembre 1945, cité in « L’Age de raison / Textes complémentaires », OR,

p. 1915. 15 Ibid. 16 S. de Beauvoir, La Force des choses, cité in « Drôle d’amitié / Notice », OR, p. 2105.

8

être perçu comme une représentation de Nizan avant que celui-ci ne quitte le PCF à la suite du

pacte germano-soviétique en 1939. On sait que dans les années 1930 les liens s’étaient

distendus entre les deux amis et il n’est pas impossible de lire dans la dernière rencontre entre

Mathieu et Brunet, qui se conclut par la phrase désabusée de Mathieu : « c’était mon meilleur

ami » un écho des conversations avec Nizan. Mais il n’est pas certain que ce soit Brunet qui

porte, dans la suite du cycle, le masque de Nizan. L’apparition d’un nouveau personnage,

Vicarios, alias Schneider, brouille l’identification, puisque ce dernier a connu le même sort

que Nizan : journaliste, il quitte le parti en 1939 et est par la suite victime d’une campagne de

diffamation visant à le faire passer pour un traître. Il semble que la mort inattendue de Nizan,

sur le front en mai 1940, alors même qu’il n’a pu répondre à ses calomniateurs, ait provoqué

un réveil de l’amitié de Sartre. Comme le dit M. Contat, « prisonnier au stalag XII D de

Trèves, plongé dans un climat de chaude affectivité, Sartre a probablement rêvé sur ce qui

serait advenu de Nizan dans les mêmes circonstances […]. C’est cette situation que le texte,

neuf ans plus tard, met en scène dans l’imaginaire »17. On pourrait ajouter qu’elle la

complexifie aussi, puisque Schneider-Vicarios, qui unit les positions de l’intellectuel solitaire

et de l’intellectuel partisan rassemble en une même figure Sartre et Nizan, et que, par le biais

de Brunet, Sartre adresse une déclaration d’amitié posthume à son camarade d’école défunt.

Ce jeu de miroirs, où l’amitié triomphe finalement de l’idéologie, contribue fortement à

brouiller les identifications et rend finalement la figuration d’un militant sans failles

impossible. Avec Chalais et Schneider, ce sont deux images de Brunet qui se projettent, celle

du passé et celle d’un avenir probable, puisque Brunet, à son tour, semble s’engager dans la

voie de la dissidence et de la possible exclusion. Comme si le militant Brunet ne pouvait, pas

plus que l’intellectuel Mathieu, échapper à cette métamorphose intérieure qui est le prix de

l’engagement véritable.

Mais la motivation affective qui conduit Sartre à réhabiliter Nizan sous les traits de

Vicarios s’articule aussi sur une intention idéologique, contemporaine non pas de l’action de

la diégèse (les années 1940-41), mais de l’époque de la rédaction des deux derniers textes,

(1947-1949), et qui est celle de la contestation de la politique menée alors par le PCF. La

position politique de Sartre en ce tout début de guerre froide est alors claire : il refuse de

choisir entre les deux blocs et de se rallier au PCF. Il rejoint d’ailleurs en février 1948 David

Rousset et Georges Altman, pour fonder, avec d’autres, le Rassemblement Démocratique

Révolutionnaire (RDR), dont le but affiché est de redécouvrir la grande tradition du

17 M. Contat, « Drôle d’amitié / Notice », OR, p. 2107.

9

socialisme révolutionnaire en tentant de resituer politiquement le projet de révolution entre la

SFIO et le PCF. Dans la mesure où le projet socialiste ne peut aboutir sans les travailleurs qui

se reconnaissent alors principalement dans le Parti communiste, il est impossible de vouloir le

socialisme contre le Parti communisme et c’est pourquoi le problème du socialisme, de la

liberté et de la paix ne peut se poser, selon le Sartre des années 1947-48, que par rapport au

Parti communisme. Si le conflit qui oppose Brunet à Chalais dans Drôle d’amitié n’est pas de

même nature que celui qui oppose alors Sartre aux communistes staliniens, il n’empêche que

la tension qu’il lui insuffle est sans doute tirée de sa propre expérience de débat avec les

dirigeants du PCF et qui culmine précisément à l’été 1947, lorsque Sartre somme les

intellectuels du parti de fournir des preuves de l’accusation posthume qu’ils profèrent à

l’encontre de Nizan. On assiste donc à un curieux effet de décalage dans le temps, en vertu

duquel le Sartre de la fin des années 1940 fait le procès de la politique contemporaine du PCF

par le biais d’un roman situé neuf ans auparavant. La drôle d’amitié de Schneider-Brunet

semble ainsi vouée à assumer de multiples significations, et à s’inscrire dans des temporalités

multiples, renvoyant aussi bien au rapport complexe qui unissait Sartre à Nizan dans les

années 1930, que celui qui lie Sartre aux communistes après 1945.

C’est donc parce qu’il se situe au carrefour des trois pôles constitutifs des Chemins

de la liberté - philosophique, autobiographique et idéologique - et surtout parce qu’il est

porteur, en tant que militant communiste, de préoccupations qui se révèlent être, beaucoup

plus que dans les années de guerre, celles de l’auteur au moment même où il écrit, que le

personnage de Brunet occupe, semble-t-il, une place si importante dans les derniers tomes.

Une dernière question se pose alors : pourquoi l’auteur a-t-il délaissé le roman et le

personnage qui semblait si bien traduire ses aspirations et inquiétudes ? Car c’est bien au

milieu du cycle « Brunet » que s’interrompt le roman. Pourquoi, après avoir dénoncé le

militantisme de Brunet comme un « faux » engagement, ne lui fait-il pas connaître le

« véritable » engagement ?

Le roman engagé sartrien

On sait que les raisons qui ont poussé l’écrivain à délaisser son projet romanesque

sont nombreuses et mal éclaircies : la brusque promotion de l’auteur de La Nausée au rang de

chef d’école, maître à penser de toute une génération au lendemain de la guerre, entraîne,

comme le souligne M. Contat, « une véritable réquisition de sa propre production à des tâches

10

immédiates »18, la rédaction du roman se voyant alors continuellement différée ; d’autre part,

l’esprit de la Résistance, qui imprègne la morale de Sartre et devait mener les personnages de

son roman à assumer leur liberté, a cessé de coïncider avec les nécessités d’un présent bouché

par la politique des blocs. Le décalage entre le temps de l’énoncé et celui de l’énonciation, qui

s’est accru au fil des tomes, devient pour Sartre impossible à combler.

Mais il est sans doute une autre hypothèse, suggérée du reste par Simone de

Beauvoir, selon laquelle Brunet, comme tout personnage, n’intéresse Sartre que dans la

mesure où il est un homme qui cherche à s’engager, et non pas un homme engagé. A partir du

moment où Brunet, reprenait, comme cela était prévu dans l’ultime tome du cycle, La

Dernière Chance, ses activités de militant – mais de militant lucide - au sein de la Résistance,

le personnage, tout comme celui de Mathieu qui s’était fait héros, perdait son intérêt aux yeux

de Sartre. Comme le dit clairement Simone de Beauvoir, le « moment critique » de l’histoire

des personnages, et qui avait déjà eu lieu à la fin des quatre tomes, était celui qui intéressait le

plus l’auteur des Chemins de la liberté :

Pour ses héros, à la fin de Drôle d’amitié, les jeux étaient faits : le moment

critique de leur histoire, c’est celui où Daniel embrasse avec emportement le mal,

où Mathieu en vient à ne plus supporter le vide de sa liberté, où Brunet brise des

os dans sa tête ; il ne restait à Sartre qu’à cueillir des fruits délicatement mûris ; il

préfère défricher labourer, planter.19

La double impossibilité de Sartre de faire de Brunet un militant sans failles et,

ensuite, un militant authentiquement engagé tiendrait finalement à son refus de faire un roman

pleinement « positif », et c’est dans cette réticence que se tiendrait la principale différence

entre le roman à thèse et le roman engagé au sens sartrien du terme, qu’il faudrait d’ailleurs

plutôt appeler le « roman de l’engagement », pour souligner le caractère progressif d’un récit

et d’un parcours qui ne parviennent pas à terme. On sait que la tendance est grande – à

l’époque de Sartre comme à la nôtre – de faire des Chemins de la liberté un roman à thèse,

non pas idéologique, mais philosophique : les deux premiers volumes, comme le souligne

Geneviève Idt, parurent à la majorité de leurs contemporains « existentialistes par essence,

romanesques par accident »20. Le roman au mieux était l’heureuse incarnation de la

philosophie existentialiste de Sartre, au pire sa simple illustration. De nombreux critiques

18 M. Contat, « Les Chemins de la liberté / Notice », OR, 1870. 19 S. de Beauvoir, La Force des choses, cité in « Drôle d’amitié / Notice », OR, p. 2105. 20 G. Idt, « Les Chemins de la liberté. Les toboggans du romanesque », in M. Contat (dir.), Sartre, Paris, Bayard,

2005, p. 149.

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avancèrent ce dernier argument pour qualifier l’œuvre sartrienne de « mauvais roman »,

accusant l’auteur d’écrire des romans destinés à démontrer, des romans à thèse.

Mais un roman métaphysique, un « roman d’idées » est-il pour autant un roman à

thèse ? Rien n’est moins sûr, et dès 1946 le critique de la revue « Fontaine », Henri Hell

balayait ce « faux problème » avec un argument simple - « Toute grande œuvre suppose une

métaphysique »21 - que Sartre énonça lui-même avec ironie : « Une chose me fait toujours

rire : on semble oublier que tout homme qui écrit un roman le fait pour donner sa conception

de la vie. Est-ce que toute littérature, à toute époque, ne s’est pas référée aux idées

philosophiques de son temps ? »22 Sans doute cet argument général ne rend-il pas compte de

la spécificité du roman sartrien, qui consiste, comme l’ajoutait aussitôt H. Hell dans son

article, dans le geste de faire de « la métaphysique le sujet, la substance même de ses

romans ». Cependant, la présence d’un fort contenu théorique ne me paraît pas plus

convaincante pour décider de l’appartenance du roman sartrien au genre à thèse que

l’affirmation bien connue selon laquelle tout roman dévoile la métaphysique de son auteur ne

l’était pour l’exclure. Ce qui me semble décisif en revanche pour trancher la question tient au

fait que le roman à thèse, tel que le conçoit S. Suleiman, se définit moins par la présence d’un

contenu politique ou philosophique que par « un mode de discours spécifique » qui le prend

en charge et dont l’objectif est de « démontrer » au lecteur la validité de la thèse énoncée et de

l’en « convaincre »23. Il ne s’agit donc pas de décider ce qui, de la philosophie ou du

romanesque l’emporte dans le texte, mais d’examiner si l’intention philosophique de Sartre24

prend dans le texte l’allure d’une démonstration. Autrement dit, si elle se traduit,

conformément au modèle du roman à thèse, par le recours à un supersystème idéologique, à

une structure d’apprentissage exemplaire et / ou une structure antagonique.

Or le roman sartrien entretient des rapports ambigus avec le roman à thèse. Si sa

structure n’est ni celle du récit antagonique ni celle du roman d’apprentissage exemplaire, s’il

ne présente la trace d’aucun « système de valeurs inambigu, dualiste », selon les termes de

21 H. Hell, Compte-rendu des Chemins de la Liberté, Fontaine, n°48-49, janvier-février 1946, pp. 352-357, cité

OR, p. 1932. 22 Gabriel D’Aubarède, « Rencontre avec Jean-Paul Sartre », Les Nouvelles Littéraires, n°122, (1er février 1951),

p.6. 23 Reprenant les analyses de J. R. Searle dans Les Actes de Langage, S. Suleiman affirme en effet que le roman à

thèse est « fondé sur un verbe illocutoire du premier type : démontrer » et qu’il vise comme effet perlocutoire la

« conviction ou la persuasion », in S. Suleiman, op.cit., pp. 36-37. 24 En effet, lors de l’interview qu’il accorde à Christian Grisoli en 1945, Sartre traduit son roman dans un

langage philosophique qui l’appauvrit considérablement, réduisant la fable à son sujet conceptuel et présentant

ses personnages comme les figures d’un récit allégorique : « Mathieu incarne cette disponibilité totale que Hegel

appelle liberté terroriste et qui est véritablement la contre-liberté […] Brunet incarne l’esprit de sérieux… »,

art.cit., p. 1912.

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S. Suleiman, il se caractérise néanmoins par une forte tension téléologique, c’est-à-dire que le

récit « est déterminé par une fin qui lui préexiste et la dépasse »25. Sartre dévoile lui-même au

lecteur l’horizon vers lequel tend le cycle dès sa « Prière d’insérer » :

Mon propos est d’écrire un roman sur la liberté. J’ai voulu retracer le chemin qu’ont suivi

quelques personnes et quelques groupes sociaux entre 1938 et 1944. Ce chemin les

conduira jusqu’à la libération de Paris, non point peut-être jusqu’à la leur propre. Mais

j’espère du moins faire pressentir par-delà ce temps où il faut bien que je m’arrête, quelles

sont les conditions d’une délivrance totale.26

De fait, comme le souligne M. Blanchot dans un chapitre de La Part du feu consacré aux

romans de Sartre, le lecteur « pressent » que l’expérience décrite « est probablement liée à une

morale » et que les chemins que nous fait suivre l’auteur « se dirigent vers une fin qu’il nous

recommande ou un but définitif qu’il nous indique » 27. Cette capacité « à faire sentir », Sartre

la louait chez Dos Passos parce qu’elle allait de pair avec une absence de « dire »28. Mais il

n’est pas certain que Sartre soit parvenu à faire tenir ensemble les deux termes de l’équation, à

faire sentir sans démontrer. D’autre part, comme le roman à thèse, le roman sartrien possède

un intertexte doctrinal, en l’occurrence la philosophie existentialiste, qui détermine

l’orientation du roman29. Cependant, on ne saurait affirmer, comme le fait S. Suleiman à

propos du roman à thèse, que cette doctrine est porteuse de valeurs et encore moins d’une

règle d’action univoque adressée au lecteur.

Inscrite au cœur même du roman sartrien, la pluralité est bien ce qui distingue, en

dernière instance, l’œuvre de l’écrivain du roman à thèse. En effet, cette pluralité non

seulement est voulue, déterminant des procédés de narration spécifiques - le simultanéisme, la

multiplication des points de vue - mais fait encore partie du projet métaphysique de l’auteur :

représenter des individus pris au piège de leur liberté dans un monde de contingences, où tout

choix est possible et en même temps irréversible. C’est bien en tant que forme-sens, où la

technique romanesque est indissociable de l’intention philosophique, que le roman engagé

sartrien doit être analysé. L’engagement, pour Sartre, est la « conscience la plus lucide et la

25 S. Suleiman, op.cit., p. 70. 26 « L’Age de raison / Textes complémentaires », OR, p. 1913. 27 M. Blanchot, « Les romans de Sartre », La Part du feu [1948], repris in M. Contat (dir.), Sartre, op.cit., p. 20. 28 J.-P. Sartre, « A propos de John Dos Passos » [1939], Situations I. Critiques littéraires, Paris, Gallimard, coll.

« Folio essais », pp. 14-24. 29 Certains épisodes du roman, et notamment la scène de la « révélation » de Mathieu sur le Pont-Neuf, renvoient

explicitement aux pages de L’Etre et le Néant, écrit en 1941-1942.

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plus entière d’être embarqué »30, le passage d’un donné, accessible à la spontanéité immédiate

- le fait pour chaque individu d’être situé - au « réfléchi ». Le roman engagé sartrien est

l’aventure de cette prise de conscience, le romancier ce marionnettiste qui veut dévoiler le

monde pour donner au lecteur le désir de le changer : d’où l’ambiguïté d’un récit qui retrace

les tâtonnements d’une conquête difficile et propre à chaque personnage tout en laissant

entrevoir la finalité de ces recherches, qui raconte une quête spirituelle dont l’objet ne peut se

découvrir que dans l’Histoire et l’action concrète. Bref, une oeuvre essentiellement double, ou

plutôt déchirée, entre le questionnement des moyens pratiques et la certitude de la fin

abstraite.

Ainsi, le parcours du militant Brunet, qui est bien un parcours vers l’engagement,

peut aussi se lire comme une mise en abyme, ou une métaphore de la tension irrésolue du

projet sartrien : à l’instar de Brunet qui se libère de son aliénation mais qui se retrouve

incapable d’assumer pleinement sa nouvelle identité, Sartre s’arrêtera au seuil de l’action

engagée, refusant de donner une conclusion positive à son cycle. Tout se passe comme si le

texte lui-même mettait en scène, par le biais du personnage de Brunet et l’inachèvement de

son évolution, le déchirement interne de l’écrivain entre la tentation du roman à thèse et le

refus de cette tentation.

30 J.P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, op.cit., p. 84.