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LE COMBATTANT ET LE TECHNOCRATE. LA FORMATION DES OFFICIERS À L'AUNE DU MODÈLE DES ÉLITES CIVILES Fabrice Hamelin Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | Revue française de science politique 2003/3 - Vol. 53 pages 435 à 463 ISSN 0035-2950 ISBN 2724629574 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2003-3-page-435.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Hamelin Fabrice,« Le combattant et le technocrate. La formation des officiers à l'aune du modèle des élites civiles », Revue française de science politique, 2003/3 Vol. 53, p. 435-463. DOI : 10.3917/rfsp.533.0435 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.198.75.174 - 13/04/2015 17h54. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.198.75.174 - 13/04/2015 17h54. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

Le combattant et le technocrate. La formation des officiers à l'aune du modèle des élites civiles

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LE COMBATTANT ET LE TECHNOCRATE. LA FORMATION DESOFFICIERS À L'AUNE DU MODÈLE DES ÉLITES CIVILES Fabrice Hamelin Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | Revue française de science politique 2003/3 - Vol. 53pages 435 à 463

ISSN 0035-2950ISBN 2724629574

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Hamelin Fabrice,« Le combattant et le technocrate. La formation des officiers à l'aune du modèle des élites civiles »,

Revue française de science politique, 2003/3 Vol. 53, p. 435-463. DOI : 10.3917/rfsp.533.0435

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Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.).

© Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Revue française de science politique

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vol. 53, n° 3, juin 2003, p. 435-463.© 2003 Presses de Sciences Po.

LE COMBATTANT ET LE TECHNOCRATE.LA FORMATION DES OFFICIERS

À L’AUNE DU MODÈLE DES ÉLITES CIVILES

FABRICE HAMELIN

’étude des relations entre élites civiles et militaires dans les démocraties occi-dentales a, au cours de la dernière décennie, retrouvé une actualité au sein dessciences sociales américaines

1

. Une série d’incidents et de bouleversements aalors suscité des travaux consacrés à une « crise » des relations civilo-militaires auxÉtats-Unis

2

. Une de ses principales dimensions ressort de l’analyse des processusdécisionnels en matière d’intervention extérieure. L’influence de la hiérarchie mili-taire dans la décision d’engagement des forces armées serait devenue déterminante etdonc susceptible de remettre en cause le principe de subordination des militaires àl’égard des politiques

3

. Des données empiriques et statistiques montrent que les mili-taires sont sortis de leurs rôles classiques de conseiller et d’exécutant et n’hésitent plusà se faire les « avocats-partisans » de solutions politiques, en particulier pour la ques-tion du recours à la force. Si certains considèrent que le rôle de promotion fait partiedu dialogue naturel entre les différentes autorités de l’État, d’autres affirment que lesautorités politiques ont désormais perdu le contrôle d’une institution à qui ils nepeuvent plus imposer leurs décisions si ses chefs ne partagent pas leur point de vue.D’autres encore y voient le risque d’une insubordination d’officiers et les travaux lesplus provocants vont jusqu’à envisager la possibilité d’un coup d’État

4

.Des causes exogènes et endogènes sont avancées pour expliquer cette trans-

formation

5

. D’un côté, l’affaiblissement du contrôle civil est lié aux incertitudes del’environnement stratégique, à la fin de la guerre froide ou encore à la technicité crois-

1. Ces réflexions sont présentées de manière synthétique par Pascale Combelle-Siegel,« État des lieux de la sociologie militaire 30 ans après la mise en œuvre de l’

All Volunteer Force

aux États-Unis »,

Les documents du C2SD

, 35, décembre 2000, p. 47-63.2. Sur ces incidents, cf. Andrew J. Bacevich, « Discord Still : Clinton and the Military »,

The Washington Post

, 3 janvier 1999.3. Les travaux sur ce thème s’appuient sur les réflexions sur le contrôle exercé par les

civils sur les militaires dont les bases théoriques ont été posées par Samuel Huntington, SamuelFiner et Morris Janowitz au tournant des années 1950-1960 : Samuel Huntington,

The Soldierand the State. A Theory of Civil-Military Relations

, Cambridge, The Belknap Press, 1957 ;Morris Janowitz,

The Professional Soldier. A Social and Political Portrait

, Glencoe, The FreePress, 1974 (1

re

éd. : 1960) ; Samuel E. Finer,

The Man on Horseback. The Role of the Militaryin Politics

, Boulder, Westview Press, 1988 (1

re

éd. : 1962).4. D’un côté, figurent les réflexions de Richard Kohn, « Out of Control : The Crisis in

Civil-Military Relations »,

The National Interest

, 35, printemps 1994, p. 3-17. De l’autre, ontrouve les travaux de « politique-fiction » de Charles J. Dunlap, « The Origins of the AmericanMilitary Coup of 2012 »,

Parameters

, hiver 1992-1993, p. 2-20, et « Welcome to the Junta :The Erosion of Civilian Control of the US Military »,

Wake Forest Law Review

, 29 (2), 1994,p. 344-352.

5. Un effort de recensement des indicateurs de la crise est, par exemple, effectué parDeborah D. Avant, « Conflicting Indicators of “Crisis” in American Civil-Military Relations »,

Armed Forces and Society

, 24 (3), printemps 1998, p. 375-388.

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sante des opérations. De l’autre, le rôle accru des militaires est expliqué par le fait queceux-ci ont acquis une forte expérience en matière politico-militaire alors que, dans lemême temps, les élites civiles perdent celle de la chose militaire

1

. Dans ce cas, unedes principales causes invoquées est la transformation du système de formationcontinue des militaires depuis la fin de la guerre du Vietnam. L’armée américaine aencouragé ses élites à suivre des formations civiles générales de haut niveau où ils ontacquis une connaissance théorique des questions de sécurité internationale qui aupa-ravant leur faisaient défaut. Dans le même temps, les élites civiles ont perdu leurexpertise en matière militaire, n’ayant connu ni la guerre ni la conscription. Un desintérêts de cet argumentaire est de mettre en lumière le caractère déterminant de la for-mation des élites militaires et civiles dans le dialogue que leurs fonctions les amènentà engager. Un autre est de souligner le danger qu’une méconnaissance réciproque faitcourir à l’exercice du contrôle civil.

Ces travaux n’ont pas trouvé d’échos en France où les réflexions scientifiques surles relations et échanges entre élites civiles et militaires restent rares et parcellaires.Les nombreuses recherches de science politique sur la haute fonction publique igno-rent le plus souvent l’existence d’une haute fonction publique militaire

2

. Au sein desrares études existantes, la thèse défendue est celle d’une absence de rencontre entreélites civiles et militaires du fait d’un écart culturel créé par le cursus de formation, leparcours professionnel et la vie familiale des militaires

3

. Cette absence de rencontreaurait pour effets concrets un isolement des élites militaires, une domination de celles-ci par les élites civiles dans la formulation des politiques qui les intéressent direc-tement et, également, une mise à l’écart pour les autres politiques

4

. Ainsi, non seule-ment les recherches engagées de part et d’autre de l’Atlantique ne dialoguent pas, maiselles produisent des conclusions inverses. Or, la volonté de faire se connaître et secomprendre les cadres des fonctions publiques militaires et civiles existe aussi enFrance. Elle n’est ni récente ni innovante et s’appuie sur un effort de réduction des dif-férences entre leurs systèmes de formation. Dit d’une autre manière, une « tentationtechnocratique » relie l’ensemble des réflexions engagées sur la formation des offi-ciers à partir de la fin des années 1950

5

.L’usage de la formule de tentation technocratique renvoie, bien entendu, à la valo-

risation d’une compétence technique qui serait attestée par le passage par des écoles

1. Christopher P. Gibson, Don M. Snider, « Civil-Military Relations and the Potential toInfluence : A Look at the National Security Decision-Making Process »,

Armed Forces andSociety

, 25 (2), hiver 1999, p. 193-218.2. Cela est certainement moins vrai pour les historiens, Christophe Charle intègre, par

exemple, les généraux de division parmi

Les élites de la République

(

1880-1900)

, Paris,Fayard, 1987.

3. Bénédicte Bertin Mourot, Marc Lapotre, « Élites civiles et élites militaires peuvent-elles se comprendre ? », dans Pascal Vennesson (dir.),

Les relations Armées-Société en ques-tions, recueil du cycle 2000 des conférences du C2SD

, 2000, p. 69-85.4. François Cailleteau, Gérard Bonnardot,

« Le recrutement des généraux en France, enGrande-Bretagne et en Allemagne », dans Ezra Suleiman, Henri Mendras (dir.),

Le recrutementdes élites en Europe

, Paris, La Découverte, 1995 (coll. : « Recherches »). Sur le recul del’influence des militaires par rapport aux Troisième et Quatrième Républiques, Samy Cohen,

La défaite des généraux, Le pouvoir politique et l’armée sous la Cinquième République

, Paris,Fayard, 1994, p. 39-69. Selon lui, cette baisse d’influence s’insère dans un mouvement pluslarge d’abaissement du pouvoir « des grandes féodalités administratives » face au pouvoir poli-tique (

ibid.

, p. 259).5. Le terme est employé par Pierre Birnbaum,

Les sommets de l’État : essai sur l’élite dupouvoir en France

, Paris, Le Seuil, 1977, p. 59.

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particulièrement sélectives et prestigieuses. Mais il est également justifié ici par uneautre constante. Selon Jacques Lagroye, les « technocrates » ont pour point commund’être « en situation de réclamer une place – la meilleure possible – dans les groupesdirigeants de la société, en arguant d’une compétence professionnelle dont l’utilitéest reconnue dans le travail politique

»

1

. Depuis la fin des années 1950, une partiedes réflexions consacrées à la formation des officiers vise, en effet, à mettre ce groupeen situation de revendiquer une telle place. Cette ambition a des répercussions sur laformation et une partie non négligeable des réflexions comme des mesures adoptéesse révèle ainsi déconnectée des exigences plus manifestes de la fonction militaire.Pour utiliser un vocabulaire classique de l’analyse des politiques publiques, au seinde la politique de formation des officiers, le référentiel «

technocratique

» concur-rence un référentiel sectoriel particulier, que l’on peut qualifier de référentiel «

opé-rationnel

»

2

.L’usage du terme de référentiel vise à souligner que les acteurs intervenants dans

la fabrique de cette politique vont identifier les problèmes à résoudre, confronter leurssolutions et définir leurs propositions d’action en référence à des représentationsparticulières. Bien entendu, cette opposition entre deux représentations concurrentesest une réduction abusive des débats qui entourent la politique de formation des offi-ciers. Mais leur antagonisme est suffisamment fort pour éclairer les principaux enjeuxde cette politique. Le référentiel

opérationnel

renvoie ainsi à la priorité accordée àl’efficacité de la formation pour remplir les missions confiées aux officiers. L’entretiend’un ethos professionnel particulier, la recherche de la cohésion du corps et l’acquisi-tion de savoirs pratiques spécifiques en sont les principales dimensions. Le référentiel

technocratique

renvoie à la diffusion d’une idéologie nouvelle qui fonde la légitimitéde l’action administrative principalement sur les notions de rendement et d’efficacitéet non plus simplement sur la conformité à la règle juridique. Mais il fait surtout res-sortir l’influence du modèle offert, à un moment particulier de notre histoire, par legroupe professionnel qui incarne ces nouvelles valeurs : l’élite administrative de laCinquième République. Cette dimension permet de comprendre que l’alternativeofferte par les deux référentiels ne peut être strictement confondue avec celle induitepar les types idéaux de militaires professionnels définis par Morris Janowitz : le

leaderhéroïque

et le

manager militaire

3

. Elle permet de saisir à quel point la formation desélites civiles constitue une référence essentielle pour comprendre la formation donnéeaux officiers en France.

La démonstration s’appuiera sur le cas particulier de la politique de formationmise en œuvre à l’École spéciale militaire de Coëtquidan. Elle est perçue comme étantla plus spécifique des grandes écoles militaires françaises et elle permet également defaire porter l’étude sur la formation initiale dispensée aux officiers, c’est-à-dire sur unepolitique où l’influence du référentiel technocratique est

a priori

moins évidente que

1. Dans l’introduction de la première partie de l’ouvrage dirigé par Vincent Dubois et Del-phine Dulong,

La question technocratique : de l’invention d’une figure aux transformations del’action publique

, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1999, p. 14.2. Une présentation de la notion de référentiel est faite par Pierre Muller,

Les politiquespubliques

, Paris, PUF, 1990 (coll. : « Que sais-je ? »), p. 42-50. Les deux référentiels définis icine renvoient que partiellement aux référentiels

technocratique

et

stratégique

mis en évidencepar Pascal Vennesson, « La ressource humaine dans les armées : trois référentiels en quêted’une politique publique », dans

Politiques de défense : institutions, innovations, européani-sation

, Paris, L’Harmattan, 2000 (coll. : « Logiques politiques-C2SD »), p. 87-113.3. Morris Janowitz,

op. cit.

, p. 22-36.

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pour l’enseignement militaire supérieur

1

. Ce cas extrême suggère qu’au-delà de sesfonctions les plus manifestes – l’insertion au sein de la communauté militaire,l’apprentissage du métier des armes –, la formation initiale des officiers doit être envi-sagée comme un outil d’insertion des officiers parmi les groupes dirigeants de lasociété. Pour cela, il faut d’abord revenir sur les facteurs d’apparition du référentieltechnocratique au lendemain de la guerre d’Algérie, puis faire ressortir ceux quil’empêchent d’avoir des effets conséquents sur la mise en œuvre de la formation desofficiers des armes. Enfin, cette alternative peut être dépassée en soulignant les limitesd’une étude de la seule construction intellectuelle de cette politique. La tentation tech-nocratique s’explique aussi par le long cheminement institutionnel dans lequel s’ins-crit la formation des officiers.

L’APPARITION DU RÉFÉRENTIEL TECHNOCRATIQUE

Au cours de la période qui s’ouvre avec la fin de la guerre d’Algérie, une partie desacteurs en charge de la politique de formation des officiers semble séduite par l’idéologietechnocratique. Dans le cadre de la conjoncture particulière dans laquelle s’inscriventalors les débats sur la formation, trois principales explications peuvent être avancées.Chacune permet de montrer l’influence de représentations globales et rejette la possibi-lité de penser la formation des officiers uniquement à partir de la singularité de leurs mis-sions. La première tend à valider la thèse de la diffusion de l’idéologie technocratique.La seconde est centrée sur la place particulière alors occupée par les élites militaires ausein des élites sociales. La troisième, enfin, suggère que cet attrait repose, plus précisé-ment encore, sur la transformation des élites décisionnelles.

LA DIFFUSION D’UNE IDÉOLOGIE TECHNOCRATIQUE

Les chronologies s’entrechoquent. La fin de la guerre d’Algérie et le développe-ment de la force de dissuasion nucléaire en France sont traditionnellement invoquéspour expliquer les réflexions sur la formation des officiers au cours des années 1960 et1970. Mais cette chronologie propre à l’institution militaire ne doit pas faire oubliercelle de l’institution étatique. La fin de la guerre d’Algérie correspond aussi aux débutsde la Cinquième République, qui permet à une nouvelle conception de l’actionpublique de s’imposer. L’impératif d’efficacité se substitue à l’impératif de régularitédans la légitimation de l’action publique. Cela se traduit par le renforcement du poidsdes hauts fonctionnaires dans la fabrique des politiques publiques et « la diffusiond’une image nouvelle du fonctionnaire, hors et dans l’administration »

2

. Il s’agit de la

1. La fonction de lutte contre l’isolement des élites militaires est explicite pour l’enseigne-ment militaire supérieur du 3

e

degré, par l’intermédiaire d’institutions telles que le Centre deshautes études militaires (CHEM) et plus encore, l’Institut des hautes études de défense natio-nale. Sur ce point, cf. Jean-Christophe Sauvage, « L’IHEDN ou la rencontre des hauts fonc-tionnaires, des militaires et de personnalités du secteur économique et social », dans OlivierForcade, Éric Duhamel, Philippe Vial (dir.),

Militaires en République (1870-1962)

, Paris,Publications de la Sorbonne, 1999, p. 561-574.

2. Brigitte Gaïti,

De Gaulle, prophète de la Cinquième République

, Paris, Presses deSciences Po, 1998, p. 284.

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figure technocratique dont les anciens élèves de l’École nationale d’administrationconstituent l’archétype. L’étude des projets de réforme portant sur la formation desofficiers des armes, au cours de cette période, montre que cette figure se diffuse aussiau sein de l’institution militaire. Elle hante les réflexions sur la sélection et la forma-tion initiale des officiers, rendues nécessaires par la fin des guerres coloniales.

Un exemple peut être trouvé dans les débats qui portent sur la création d’un corpsde direction au sein des trois armées au cours des années 1960. Un projet gouverne-mental vise alors à la création d’un corps de

direction,

d’un corps

normal

et d’un corps

d’exécution

au sein des corps d’officier des trois armées

1

. Cette distinction apparaît,le 9 mars 1964, dans la résolution finale des travaux d’une commission interarméeschargée d’établir un plan de réforme du recrutement, de la formation et de la conditiondes divers corps d’officier

2

. L’idée de créer un corps de direction vise à constituer, dèsle recrutement, un « corps d’élite séparé », d’un effectif réduit, d’un niveau intellectuelélevé et dont les membres seraient « prédestinés » à occuper les principaux postes deresponsabilité de l’institution, c’est-à-dire les emplois d’officiers généraux

3

. Cemodèle de sélection des élites n’est rien d’autre que celui adopté au sein de l’adminis-tration générale. Le refus des chefs d’état-major des trois armées de distinguer ainsiune élite conduit finalement au rejet du projet lors du Conseil de défense du 23 février1968

4

. L’état-major de l’Armée de terre choisit de rester fidèle au système classiquede sélection de ses élites en cours de carrière, refusant qu’un des corps d’officier soitexplicitement destiné aux grandes fonctions de direction dès son entrée dans l’institu-tion.

Au cours des débats, la défense de l’un ou de l’autre de ces modèles opposés faitintervenir une pluralité d’acteurs appartenant aux institutions de la défense. C’estnotamment le cas du corps de contrôle de l’armée qui, en juin 1963, émet un avis, sousla signature du contrôleur général Le Gall, qui esquisse les traits de ce corps de direc-tion ou corps supérieur. Mais celui-ci n’est pas le premier à préconiser la création d’uncorps d’officier prédestiné à occuper les plus hautes fonctions de l’armée

5

. La mêmeannée, l

’Association des Amis de Saint-Cyr

rend publiques des études relatives aurecrutement des officiers de l’Armée de terre, dont l’objectif affiché est d’élever l’Écolespéciale militaire au niveau des trois principales grandes écoles de l’État (Polytech-nique, École normale supérieure, École nationale d’administration)

6

. Ces études envi-sagent la coexistence d’une « école militaire supérieure », où entreraient les premiers

1. Jean-Claude Roqueplo, « Les projets de création d’un corps supérieur d’officiers depuis1945 », dans Hubert Jean-Pierre Thomas (dir.),

Officiers, sous-officiers, la dialectique deslégitimités

, Paris/CSDN, Addim, 1994, p. 165-176.2. Créée par arrêté ministériel, il s’agit de la commission Delfino, du nom du général de

l’Armée de l’air qui la préside.3. Les termes sont empruntés au contrôleur général Vidaud, « Les projets de création de

corps supérieurs d’officiers : histoire et contenu d’un dossier d’étude », 1967, p. 3. Ce docu-ment est conservé à la bibliothèque du Centre d’études en sciences sociales de la défense(C2SD).

4. Selon Jérome Bodin, le président de la République, le Premier ministre et le chef d’état-major des armées sont, au contraire, favorables à la distinction d’une élite,

Les officiersfrançais : grandeur et misère, 1936-1991

, Paris, Perrin, 1992, p. 395.5. Selon la chronologie établie par le contrôleur général Vidaud, cité, p. 2.6. Créée en 1927, cette association vise explicitement à défendre les intérêts des saint-

cyriens à côté de

La Saint-Cyrienne

qui, soumise au devoir de réserve, peut plus difficilementintervenir auprès des pouvoirs publics. Sur cette association, cf. Général Brasart,

Histoire d’uneassociation centenaire, La Saint-Cyrienne (1887-1987)

, Paris, La Saint-Cyrienne, 1987.

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du concours de Saint-Cyr, et de l’École spéciale militaire qui serait chargée de formerles autres candidats admis.

Selon

L’Épaulette

, l’association

qui représente les officiers de recrutementinterne, un tel projet vise avant tout à « aligner les normes de sélection et de progres-sion des carrières des cadres supérieurs des armées sur celles en vigueur dans lesgrands corps de la haute administration »

1

. Cette lecture a une certaine justesse àcondition, d’une part, de ne pas limiter ce projet à la recherche d’une égalité formelleou statutaire entre cadres de la fonction publique civile et militaire

2

; d’autre part,cette volonté d’alignement ne peut pas non plus être réduite à un simple phénomènede mimétisme, même si le contexte institutionnel et le climat d’opinion lui sont favo-rables. La

tentation

technocratique, qui touche une partie des responsables mili-taires au lendemain de la guerre d’Algérie, ne s’explique pas principalement par laséduction générale opérée par le modèle au début de la Cinquième République. Ellese fonde aussi sur des motifs propres à l’institution militaire. Les promoteurs de cemodèle de formation cherchent à élever le niveau social de l’ensemble du corps desofficiers et à faire reconnaître sa légitimité parmi les groupes dirigeants de la société.

ÉLITES MILITAIRES ET ÉLITES SOCIALES

Les analystes du projet de création d’un corps de direction estiment que ce projetvise principalement à répondre à un problème de recrutement. Il viserait à accroître lenombre et surtout la qualité des candidats aux grandes écoles militaires, en ouvrantune voie royale pour l’accès aux plus hautes responsabilités. Cette lecture traduitautant qu’elle trahit l’esprit du projet conçu par les

Amis de Saint-Cyr

. Elle réduit leproblème de la sélection des élites militaires à un problème de gestion du personnel enoubliant les questions essentielles de la comparaison et de la concurrence avec lesautres corps de l’État.

La fin de la Seconde Guerre mondiale et les conflits dans les colonies ouvrent unepériode marquée par l’isolement des élites militaires par rapport aux autres élitessociales

3

. L’origine sociale des officiers s’est notamment profondément transformée.Depuis la Seconde Guerre mondiale, la part des représentants de l’aristocratie, de lahaute bourgeoisie et aussi des enfants d’officiers a diminué au profit de milieux plusmodestes, pour lesquels la carrière d’officier constitue un vecteur d’ascension sociale

4

.À la fin des années 1970, près de la moitié des candidats sont fils ou parents de mili-

1. L’Épaulette,

Les officiers français de recrutement interne de 1875 à nos jours

, Paris,Lavauzelle, 1997,

p. 41. Cette association a pour vocation de regrouper tous les officiers autresque saint-cyriens, en activité ou à la retraite, recrutés sur concours, sur titre, sur dossier, del’Armée de terre, de la gendarmerie et des corps techniques et administratifs des services com-muns et de l’armement.

2. C’était, par contre, le cas des réflexions et des pratiques développées au cours desannées 1950 durant lesquelles, à l’incitation des responsables de l’institution, les jeunes offi-ciers s’engagent progressivement dans une « course au parchemin », c’est-à-dire à l’obtentionde diplômes civils. L’intégration, en 1948, des officiers dans la grille de la fonction publiquejoue un rôle déterminant dans le développement de ces pratiques, puisque l’acquisition dediplômes universitaires permet une revalorisation de la solde individuelle.

3. Raoul Girardet (dir.),

La crise militaire française (1945-1962) : aspects sociologiqueset idéologiques

, Paris, Armand Colin, 1964.4. Michel Louis Martin,

Warriors to Managers : The French Military Establishment since1945

, Chapel Hill, University of Carolina Press, 1981, p. 271 et suiv.

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taires, mais ce sont pour la plupart des gendarmes ou des sous-officiers. Les difficultésquantitatives de recrutement rencontrées par l’Armée de terre ont ainsi créé une sortede cercle vicieux. L’accès à l’épaulette a été élargi par le développement du recrute-ment par le rang mais aussi du recrutement direct par l’instauration de nouveauxconcours. À l’unique concours scientifique se sont adjoints un concours lettre en 1948,puis histoire-géographie en 1956. Cette relative ouverture et diversification du modede recrutement s’est accompagnée d’une dévalorisation sociale du corps des officiers.Ce problème, identifié très tôt par les militaires, éclaire l’ambition des réformateursdes années 1960 aux années 1980. En 1964, lors de la première réunion de la« commission de réforme de l’enseignement à Saint-Cyr », son président précise, danssa présentation des objectifs fixés par le ministre, qu’un des buts de la réforme est demettre sur un pied d’égalité les élèves de Saint-Cyr et ceux sortis des grandes écoles

1

.Vingt ans plus tard, l’ambition de la « réforme de la scolarité de Saint-Cyr » lancée parCharles Hernu n’a guère varié. Il s’agit de « faire de l’ESM une grande école dans tousles sens du terme, de façon à ce que ceux qui en sortent soient d’emblée placés aumeilleur niveau des jeunes Français de leur génération »

2

.L’objectif recherché n’est donc pas de (re)créer une élite institutionnelle. En effet,

l’évolution de la composition sociale des saint-cyriens ne met pas en danger son exis-tence. Dès les années 1960, les jeunes saint-cyriens ne constituent qu’une minorité ausein du groupe des officiers. La part du recrutement direct diminue pour atteindre, en1965, le niveau actuel de 20 %. Quant à la somme du recrutement direct et semi-directjeune, c’est-à-dire des élèves des écoles de Coëtquidan, elle ne dépasse pas 40 % del’ensemble du recrutement en officiers

3

. Du point de vue quantitatif, mais aussi du faitde son parcours académique, le groupe Saint-Cyrien est en mesure de fournir l’élitedont l’institution a besoin. Ainsi, l’intérêt particulier porté aux grandes écoles ne visepas prioritairement à la recréation d’une « aristocratie militaire ». Souvent étayée parla réactivation des traditions Saint-Cyriennes, auxquelles le gouvernement de la Libé-ration avait souhaité mettre un terme, cette thèse généralise ce qui n’est qu’une réac-tion locale face aux bouleversements sociologiques qui touchent le corps desofficiers

4

. Elle a pour limite principale de réduire l’appréhension de la formation auxinitiatives prises par les élèves au sein des écoles de Coëtquidan et de considérer cegroupe comme une tribu isolée. Or, les discours et les réflexions engagées sur ce sujetne sont circonscrites ni à ce groupe ni à ce lieu particuliers. Les forces armées appar-tiennent à l’administration publique et sont dépendantes des décisions prises dans lessphères décisionnelles centrales.

Ainsi, le véritable problème posé par la transformation des caractéristiquessociales des officiers de l’Armée de terre réside dans les difficultés induites pourobtenir une véritable proximité avec les cadres civils de niveau professionnel équiva-

1. EMAT, Cabinet, Écoles de formation, ESM, réforme du concours de Saint-Cyr, réformede l’enseignement (1964-1968), archives du service historique de l’Armée de terre (SHAT),conservé sous la côte 2T46.

2. Selon les termes figurant dans une directive du ministre de la Défense annexée au

Mémoire n° 1

du Conseil de Perfectionnement de l’ESM

daté du 31 janvier 1983.3. François Cailleteau, « Politiques de recrutement et réforme des carrières depuis 1945 »,

communication présentée au colloque des 22-23 mai 1986,

La sélection des élites dans l’Arméede terre, France et Allemagne depuis le 19

e

siècle

, FNSP-CSDN, 1986, p. 4.4. Sur cette période et la contre-réforme symbolique portée par les élèves issus du recrute-

ment direct, on peut lire le témoignage de Bernard Moinet,

À genoux les hommes !

, Paris,France-Empire, 1969, p. 16.

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lent. C’est ce que suggèrent les nombreuses références faites à l’Institut d’études poli-tiques de Paris ou encore à l’ÉNA dans les projets de réforme de la formation des offi-ciers. Si l’on se réfère à la polarisation établie par Pierre Bourdieu, les écoles prisespour modèle dans ces projets sont davantage celles qui appartiennent au pôle adminis-tratif et économique que celles du pôle scientifique et intellectuel, telles que les Écolesnormales supérieures

1

. Cette dernière donnée invalide une autre lecture classique desréflexions engagées tout au long des années 1960, qui les lie prioritairement au déve-loppement technologique, incarné par le fait nucléaire et l’évolution de l’armement

2

.Contrairement à cette thèse, les projets de réforme ne visent pas prioritairement à pro-duire un corps d’officier en mesure de suivre l’évolution technologique, puisque lesécoles auxquelles il est constamment fait référence ne peuvent passer pour des écolesscientifiques. Les réflexions portant sur la formation des officiers sont d’abord liéesaux évolutions des institutions politiques et administratives. C’est cette donnée quiexplique la mise sur agenda militaire de la question technocratique au milieu desannées 1960. L’enjeu du recrutement et de la formation est donc plus précisément àrechercher du côté du fossé creusé entre les élites militaires et les élites du pouvoir.

ÉLITES MILITAIRES ET ÉLITES DÉCISIONNELLES

Dès la fin des guerres de décolonisation, l’isolement des élites militaires par rap-port à celles des autres institutions qui composent l’appareil d’État est identifié commeproblème par les responsables militaires. Dans le contexte idéologique des débuts dela Cinquième République, la solution envisagée repose sur l’acquisition d’une bonneconnaissance du fonctionnement de l’administration et des hauts fonctionnairescivils

3

. En 1965, la commission de réforme de l’enseignement à Saint-Cyr envisageainsi d’accélérer la création d’un Institut d’études politiques à Rennes, à défaut d’avoirpu réinstaller l’ESM dans la région parisienne et à proximité de l’Institut d’étudespolitiques de Paris. Pour son président, le général de Camas, il faut que les officierssoient « capables de participer à des conférences ou des discussions » avec lesmembres de la haute fonction publique. Pour cela, il convient d’améliorer leur niveaude culture générale et de mettre fin à la méconnaissance de l’organisation de l’Étatdont fait alors preuve « un capitaine ou un officier supérieur issu de Saint-Cyr »

4

.L’intérêt particulier porté aux écoles du pouvoir répond ainsi à une logique instru-

mentale. Au cours de cette période, se développe l’idée que le rôle des hauts fonction-naires devient incontournable et prépondérant dans le fonctionnement de la sociétéfrançaise. Une partie des responsables militaires prend conscience que le corps desofficiers ne peut pas rester à l’écart d’un mouvement jugé inéluctable, d’autant plusque l’ordonnance du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense aconsacré le caractère global de la défense. Celle-ci renvoie désormais à des données

1. Les « écoles du pouvoir » plutôt que les écoles « intellectuelles »,

La noblesse d’État :grandes écoles et esprit de corps

, Paris, Minuit, 1989, p. 188.2. Cette thèse est notamment défendue par Jérôme Bodin (

op. cit.

, p. 394-395).3. Sur les éléments tendant à confirmer la prophétie de J. Burnham sur le despotisme des

bureaux administratifs, au début des années 1960, Delphine Dulong, « La technocratie (au)miroir des sciences sociales » dans Vincent Dubois, Delphine Dulong (dir.),

op. cit., p. 82-83.4. Dans la présentation, par le général de Camas, des objectifs définis par le ministre,

Compte-rendu de la première réunion de la commission de réforme de l’enseignement à Saint-Cyr, le 26 janvier 1965, SHAT, 2T46.

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militaires et non militaires – la défense civile – ainsi qu’à des facteurs d’originesdiverses – économique, démographique, culturel – qui tous peuvent affecter la capa-cité de défense de la nation. L’appareil institutionnel créé par la Cinquième Répu-blique étend ainsi la responsabilité de la défense à tous les ministres et, plus concrète-ment, à ceux en charge de l’Intérieur et de l’Économie 1. Par ailleurs, cette emprisecroissante de l’élite administrative civile sur les processus décisionnels peut être res-sentie avec une acuité toute particulière par l’Armée de terre. Dans le contexte de ladissuasion nucléaire, son rôle tend à se réduire à celui d’une force auxiliaire desarmées de l’air et de mer 2. Enfin, dans l’élaboration des politiques qui la concernentle plus directement, elle se doit de former des officiers capables d’engager un dialogueéquilibré avec les hauts fonctionnaires civils et les ingénieurs de l’armement 3.

À travers les mesures préconisées, l’objectif poursuivi est de contribuer à créerune communauté de pensée et une connaissance des valeurs et impératifs de chacunde ces groupes sociaux. Il s’agit de créer une culture ou un langage commun etd’accroître la légitimité technocratique d’une partie du corps des officiers, afin de laréintégrer parmi les groupes professionnels qui composent la haute fonction publiqueet appartiennent au milieu décisionnel central. Mais l’idée que l’acquisition deconnaissances partagées ne suffit pas se perçoit davantage à travers la définition del’enseignement militaire supérieur. Le développement des activités de l’Institut deshautes études de défense nationale offre une illustration de l’idée qu’il convient aussipour ce groupe d’être en mesure de tisser, avec les principaux acteurs de la décision,des relations personnelles. En faisant travailler ensemble responsables civils et mili-taires, il ne s’agit plus simplement de connaître l’autre mais de favoriser les échangesinterpersonnels. Cette dimension-là n’est intégrée à la formation initiale qu’à la suitede la réforme de la scolarité adoptée en juin 1982. Une période de formation communeest destinée aux saint-cyriens, polytechniciens et officiers de réserve, au cours de leursclasses. Cette période dite d’amalgame vise à la fois à refaçonner l’image de marquede l’ESM et à mettre en relation les jeunes officiers et les autres futurs cadres de lanation, dans une logique qui s’apparente à celle des réseaux d’influence : « C’estl’époque où se nouent de solides amitiés qui compteront à l’heure des responsa-bilités. » 4

La tentation technocratique des réformateurs de la formation saint-cyrienne doitainsi être regardée d’abord comme un moyen de défense des intérêts de l’Armée deterre, même si l’apparition de ce nouveau référentiel s’explique aussi par la conjonc-tion de dynamiques favorables liées à un changement de paradigme dans l’actionpublique et à un effet de diffusion et d’imitation du modèle véhiculé par les hauts fonc-tionnaires civils. La question corollaire au rapprochement des formations des élitesciviles et militaires est alors d’en fixer les limites effectives. Faute d’unanimité surcette question, les réflexions engagées dépassent rarement l’état de projet et le réfé-rentiel opérationnel demeure prépondérant dans la définition mais aussi dans la miseen œuvre de la politique de formation des officiers de l’Armée de terre.

1. Raoul Girardet, Problèmes militaires et stratégiques contemporains, Paris, Dalloz,1989, p. 178-179.

2. Sur les « sombres » perspectives qui semblent offertes à l’Armée de terre par ce pro-cessus, la conclusion de Jean Planchais, Une histoire politique de l’armée (1940-1967), Paris,Le Seuil, tome 2, 1967, p. 375.

3. Sur ce déséquilibre, cf. Samy Cohen, op. cit., p. 215-220.4. Selon la plaquette de présentation de l’ESM, « Saint-Cyr, la grande école de l’Armée de

terre », édition de 1995.

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LA PRÉPONDÉRANCE DU RÉFÉRENTIEL OPÉRATIONNEL

Les réflexions menées au cours des années 1960 ne débouchent pas sur un chan-gement conséquent de la politique de formation des officiers des armes. Il faut attendrele début des années 1980 et la réforme de la scolarité de Saint-Cyr, impulsée parCharles Hernu et son cabinet, pour voir la création implicite du « corps de direction »imaginé au cours des décennies précédentes. Elle permet à la fois d’entériner les écartsde niveau entre les officiers de recrutement interne et ceux de recrutement direct, et deraccrocher davantage la formation des saint-cyriens à celle reçue par les élèves desgrandes écoles civiles 1. Mais l’idéologie technocratique n’enregistre là qu’une vic-toire à la Pyrrhus. La prépondérance du référentiel opérationnel demeure, du fait de laréalité des exigences opérationnelles, des fortes réticences d’une partie du corps desofficiers, mais surtout du caractère prépondérant de la mise en œuvre de la formation.

LES EXIGENCES OPÉRATIONNELLES

Jusqu’à la récente réforme du service national, l’existence d’une armée de conscrip-tion demeure une donnée structurelle majeure pour comprendre les réticences à l’égarddu modèle technocratique. L’amélioration de la sélectivité du concours d’entrée néces-saire pour se rapprocher du modèle de l’énarchie implique une diminution du recrute-ment. Or, cette volonté est en contradiction avec un autre souci, qui est d’avoir suffisam-ment de jeunes officiers pour encadrer des troupes encore nombreuses. Par ailleurs,l’objectif premier de la formation initiale reste la production d’hommes capables d’ins-truire et de commander des appelés du contingent. Les réticences de l’état-major del’Armée de terre face au projet de création d’un corps supérieur, dans les années 1960,se fondent aussi sur cette donnée. Enfin, tous les projets de réforme attribuent un doubleenjeu au recrutement et à la formation des officiers : « Faire du Saint-Cyrien un chef etun futur cadre supérieur de l’armée. » 2 Au moment même où l’idéologie technocratiquese diffuse avec le plus de force, produire des chefs militaires capables de commander unesection reste un objectif essentiel attribué à l’ESM. Ainsi, y compris dans les projets lesplus révolutionnaires, les propositions visent davantage à rééquilibrer les deux objectifsfixés à la formation qu’à substituer l’un à l’autre.

Une autre donnée fondamentale et complémentaire réside dans la spécificité de lamission de combat. Cette spécificité ne semble pas être mise à mal par les emplois suc-cessifs et de plus en plus diversifiés des forces armées au cours des décennies sui-vantes. Quel que soit le contexte stratégique, une solide formation aux exigences ducombat reste nécessaire aux jeunes officiers 3. Le contexte géopolitique actuel

1. Le nouveau statut des officiers des armes, adopté en 1975, va dans le sens de la créationde facto d’une élite militaire, notamment du fait du classement des grades en trois niveauxentraînant des profils de carrière très différents. Le rythme d’avancement statutairement fixéfait qu’un sous-lieutenant peut mettre entre 17 et 27 ans pour devenir colonel (!). Seul un quartdes officiers, issu essentiellement de l’ESM, est ainsi destiné à devenir colonel. Mais cetteréforme statutaire ne permet pas de rapprocher les officiers, ou au moins une partie d’entre eux,des autres élites de la nation.

2. Compte rendu de la première réunion de la commission de réforme de l’enseignement àSaint-Cyr, le 26 janvier 1965, EMAT, SHAT, 2T46.

3. Volker C. Franke, « Warriors for Peace : The Next Generation of US Military Lea-ders », Armed Forces and Society, 24 (1), automne 1997, p. 33-57.

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l’illustre parfaitement. Une des principales conséquences de la fin de la guerre froideest le changement du type de conflit, comme l’illustrent les événements des Balkansau cours de la dernière décennie 1. Ce nouveau contexte opérationnel a permis l’émer-gence de nouvelles figures du soldat : celles du gendarme, du diplomate ou encore ducommunicateur 2. Celles-ci ne peuvent cependant se substituer à la figure principaledu combattant, à la fois pour les sociologues militaires et pour les responsables del’institution militaire. L’incertitude qui entoure actuellement le déroulement des mis-sions de maintien et de restauration de la paix impose au jeune commandant d’unitéde savoir passer du dialogue avec les belligérants à l’action armée et violente contreceux-ci. La prépondérance du référentiel opérationnel trouve ainsi sa justification dansl’incertitude qui pèse sur les missions des forces armées.

Enfin, la sélection des élites en cours de carrière reste perçue comme un outilessentiel pour réintégrer l’évaluation des capacités de commandement des individusdans ce processus. Le concours de recrutement méritocratique ne fait aucune place àl’appréciation de la personnalité et des qualités de leadership du postulant. L’intelli-gence académique, le savoir, l’ardeur au travail y sont les seuls critères de pronosticde la réussite professionnelle. L’aptitude aux fonctions réellement tenues ne peut y êtremesurée. Cette orientation dominante donnée à la formation initiale des officiers setrouve d’ailleurs confortée par la diffusion de ce type d’idées au sein des grandesécoles civiles. Celles-ci s’intéressent, en effet, de plus en plus à certaines des dimen-sions les plus spécifiques de la formation des officiers. En 1999, dans un rapportconsacré à la réforme de la scolarité à l’ÉNA, Michèle Puybasset estime que les exi-gences nouvelles de l’administration réclament « par dessus-tout [des capacités]d’entraîneurs d’hommes » face aux limites de l’autorité hiérarchique. Elle fait le parique ces capacités, qui impliquent le caractère et le comportement, peuvent faire l’objetd’un apprentissage 3.

Ces facteurs ne suffisent cependant pas à expliquer le maintien de la prépondé-rance du référentiel opérationnel. Dans le contexte actuel, les missions confiées auxforces armées présentent la particularité de ne pas produire d’implications mécaniqueset évidentes pour la formation. Cela signifie donc que la révision du modèle de for-mation ne peut se déduire des opérations elles-mêmes et que des choix de politiquespeuvent être faits. Ceux-ci se heurtent néanmoins à des pesanteurs corporatives fortes.

LES AFFIRMATIONS IDENTITAIRES

L’image de l’officier combattant et meneur d’hommes est profondément enra-cinée au sein de la communauté militaire et notamment de l’Armée de terre. Cettereprésentation est d’ailleurs adossée au statut particulier du corps des officiers desarmes dont la fonction est de commander les unités de combat de cette armée 4. Toutau long des années 1960, les rapports sur le moral des écoles de Coëtquidan soulignent

1. Christopher Dandeker, « New Times for the Military : Some Sociological Remarks onthe Changing Role and Structure of the Armed Forces of the Advanced Societies », BritishJournal of Sociology, 45 (4), décembre 1994, p. 637 et suiv.

2. Charles Moskos et James Burk ont, par exemple, défini les rôles de soldier-scholar et desoldier-statesman : « The Postmodern Military », dans James Burk (ed.), The Military in NewTimes : Adapting Armed Forces to a Turbulent World, Boulder, Westview Press, 1994, p. 14-16.

3. Présenté dans Le Monde du 28 avril 1999.4. Selon l’article 1 du décret n° 75-1206 du 22 décembre 1975 portant statut particulier du

corps des officiers des armes de l’Armée de terre.

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que l’intérêt des élèves et de l’encadrement va essentiellement au commandement et àla composante plus spécifiquement militaire de la formation. Les ambitions des élèvessont alors qualifiées de « généreuses et modestes : commander une section de parachu-tistes et de légionnaires » 1. La pérennité de l’archétype guerrier ne se dément pas par lasuite. En 1975, en réponse au rapport du général de Barry qui dénonce le faible intérêtdes élèves de l’ESM pour les « études intellectuelles », le Directeur technique des armeset de l’instruction estime que ce désintérêt « est difficilement évitable dès lors quel’information sur la carrière militaire dispensée aux candidats éventuels met l’accent surl’aspect dynamique de la vie de l’officier, les responsabilités de commandement, lescontacts humains, l’activité au grand air, le sport » 2. La pérennité de la spécificité del’officier est tout aussi visible vingt ans après. En 1995, les encarts publicitaires en faveurdu recrutement des officiers centrent toujours leur message sur la singularité de l’écoleet celle des jeunes gens qu’il doit séduire : « Autant que vous le sachiez tout de suite :Saint-Cyr est une école d’exigences qui trempe l’âme aussi bien que le corps. » 3

Cette singularité légitime le fait que, pour un grand nombre d’officiers, le recru-tement doit continuer à répondre à une vocation spécifique. Elle est d’ailleurs une deslimites fixées au rapprochement avec les grandes écoles civiles, y compris pour ceuxqui y sont le plus favorables. Ainsi, pour les Amis de Saint-Cyr, « entre les cornichonset les candidats aux grandes écoles, il y aura toujours une différence fondamentale :les candidats aux grandes écoles, et même actuellement à Polytechnique, visent essen-tiellement à se classer dans l’élite des cadres de la nation, mais peu leur importe où etdans quelle carrière, tandis que les cornichons répondent à un appel » 4. Dans ce typede raisonnement, la forte représentation des fils de militaires est perçue comme unedonnée positive. Au milieu des années 1970, le Directeur technique des armes et del’instruction considère ainsi que « le noyau de fils de militaires contribue à assurer lapérennité de certaines valeurs militaires traditionnelles sans lesquelles l’austéritéactuelle de la condition militaire serait peut-être difficilement supportée » 5. Le choixde la carrière est perçu à la fois comme un héritage et un don désintéressé de soi à lacollectivité. Aujourd’hui, en estimant que le taux actuel de fils de militaire (25 %)« correspond, aux yeux des sociologues, au taux optimal garantissant le maintiend’une mémoire et d’une continuité institutionnelles sans faire courir le risque d’unrepli sur soi du corps », le sociologue Bernard Boëne n’est pas très éloigné de ce typede perception 6.

Au-delà de l’entretien de l’image du combattant sur laquelle se fonde la spécificitéde la profession d’officier, le rapprochement de la formation des officiers de recrutementdirect de celles des autres cadres de la nation se heurte aussi au danger qu’il fait courir àla cohésion de l’ensemble du corps. Il porte en germe le risque d’accroître les césuresdéjà existantes entre officiers de recrutements distincts. Or, l’unité et la cohésion ducorps des officiers sont présentées comme des atouts essentiels pour la victoire au

1. Note sur la culture générale et les certificats de licence au concours et au programme deSaint-Cyr du 24 février 1965, cabinet de l’EMAT, SHAT, 2T46.

2. Dans un avis sur la réforme proposée par le commandant des écoles de Coëtquidan,adressé au CEMAT, le 28 février 1975.

3. Extrait d’un encart publicitaire publié dans Le Monde du 11 décembre 1995.4. « Considérations sur le recrutement des officiers (synthèse des enquêtes faites par

l’association des “Amis de Saint-Cyr”) », le 7 janvier 1966, SHAT, 19T112.5. Extrait de l’avis du 28 février 1975 précédemment cité.6. Bernard Boëne, « Le recrutement direct des officiers des armes de l’Armée de terre »,

Les Champs de Mars, 7, 2000, p. 112.

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combat. Néanmoins, cette attention à l’intégrité du corps des officiers est aussiaiguillonnée par les prises de position sans ambiguïté des représentants des officiers derecrutement interne. Celles de L’Épaulette, qui a pour vocation de défendre les intérêts detous les officiers autres que saint-cyriens, l’illustrent parfaitement. En 1997, la défense del’égalité entre officiers des deux origines constitue le fil directeur d’un ouvrage publié parcette association 1. Son avant-propos rappelle que, depuis la Révolution, la majorité desofficiers des forces terrestres françaises est issue du recrutement interne et « que sont sou-vent ignorées la nécessité et l’importance, tant humaine que fonctionnelle, de ce recrute-ment, en raison sans aucun doute de la propension nationale à considérer que les élites nepeuvent être que des produits de grandes écoles ou de très longues études universitaires ».Les projets des années 1960 pouvant conduire à l’instauration d’une séparation institu-tionnelle des officiers selon leur origine sont dénoncés et il est rappelé que « la positiondes officiers d’origine semi-directe sur le sujet a été nettement exprimée en 1977, à l’occa-sion d’une résurgence de la menace, par le général de corps d’armée (CR) Alain Le Ray,alors président de L’Épaulette. Elle n’a pas varié : L’UNITÉ ». Parmi les opinions mobi-lisées à l’appui de cette thèse sont citées les formules radicales du général Monchal :« L’élitisme précoce, le corps de direction, une ÉNA militaire, serait la plus grande catas-trophe qui pourrait arriver à l’Armée de terre. » 2 Une telle insistance ne peut être com-prise comme un simple rappel de positions élaborées lors de débats déjà anciens. Elle doitégalement être regardée comme une anticipation face à l’éventuelle réapparition d’unprojet similaire, l’ouvrage étant rédigé au moment du passage à la professionnalisation.

Bien entendu, au sein de cette institution complexe, des représentants d’autres caté-gories d’intérêts mobilisent l’argument de la spécificité militaire. Ainsi, entre 1993 et1995, les concours d’entrée à Saint-Cyr sont réaménagés conformément aux orientationsdéfinies par Le livre blanc de la défense. Selon ce plan, la tertiarisation des emplois et lenouveau cadre d’action des armées imposent une ouverture plus grande du système deformation 3. Il s’agit aussi d’adapter les concours à la réforme des classes préparatoiresdes grandes écoles qui a suivi la mise en place des nouveaux baccalauréats. Un desobjectifs affichés est de supprimer le concours Lettres et sciences humaines, désormaisconsidéré comme une sorte de ghetto, parce que totalement spécifique à l’ESM. Enconséquence, il est prévu d’ouvrir un concours qui serait préparé dans les Khâgnesmodernes des lycées de l’éducation nationale. Ce projet suscite une mobilisation desenseignants des classes préparatoires à l’ESM, qui y voient une menace pour les« corniches » et, à travers elles, une menace pour « la spécificité de l’officier » :« Aujourd’hui, pour beaucoup d’esprits dans le vent, la spécificité de l’officier paraîtsecondaire. […] Qu’est-ce qu’un officier ? Est-ce un généraliste de la polyvalence ?Nous pensons qu’il est d’abord un homme apte à accomplir le devoir de service de sonpays, grâce à une formation humaine et militaire d’un degré supérieur reçue tant dans lesclasses préparatoires qu’à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr. » 4

1. L’Épaulette, op. cit. La citation suivante est extraite de la page 42.2. Ibid., p. 295.3. Ministère de la Défense, Livre Blanc sur la Défense, Paris, La Documentation Fran-

çaise, 1994, p. 139.4. Selon Jean Petit, président de l’Association des professeurs de classes préparatoires à

l’ESM de Saint-Cyr, reproduit par Pierre Darcourt, « Révisions inquiétantes pour les concours »,Le Figaro du 2 janvier 1995. Le général commandant les organismes de formation de l’Armée deterre y répond dans « La nécessaire adaptation », Le Figaro du 27 janvier 1995. En 1998, unconcours Lettres remplace le concours Lettres et sciences humaines. Il est destiné aux élèves desclasses préparatoires des grandes écoles littéraires (ENS Ulm et Fontenay Saint-Cloud).

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À la représentation que se font les acteurs des buts et du sens de la formation desofficiers des armes, il convient donc d’ajouter les craintes corporatives et l’action deceux qui représentent ces intérêts particuliers. En se focalisant sur la formulation desprojets de réforme, ces explications ont cependant laissé de côté la mise en œuvre dela formation. Or, celle-ci s’avère être la séquence la plus déterminante dans la fabriquede la politique de formation. Une articulation entre formation universitaire et forma-tion militaire existe dans tous les pays. Mais l’unité du lieu et du cursus de formationest une spécificité française, qui explique une large part de la prédominance conservéepar l’orientation opérationnelle de la formation.

LES PRATIQUES DE FORMATION

Au-delà des controverses et des objectifs défendus ponctuellement par les uns etles autres, les atouts dont disposent les porteurs de chacune des deux conceptions dela formation diffèrent profondément. La mise en pratique de la formation initiale desofficiers se révèle notamment particulièrement favorable aux défenseurs du paradigmeopérationnel. Elle est une formation longue et dispensée dans un environnement stric-tement militaire. Elle crée ainsi un contexte favorable à la diffusion de la figure del’officier combattant et meneur d’hommes, et explique une large part des échecs descourants réformateurs ainsi que la prépondérance conservée par le référentiel opéra-tionnel. Il ne s’agit pas ici de nier la multiplicité des expériences vécues et des rôlesintériorisés par les individus, qui, dans les sociétés contemporaines, tendent à faire delui un « homme pluriel » 1. Il s’agit davantage de montrer l’existence d’un contexte etd’une stratégie institutionnelle qui soumettent l’élève officier à un modèle de sociali-sation cohérent, stable et unique. La mise en œuvre de la formation tend à faire del’officier un homme singulier 2.

Les armées consacrent d’abord à la formation un temps et des moyens sans com-mune mesure avec les autres administrations publiques. Au total, formations initiale etcontinue occupent près de 18 % du temps de service d’un officier. Avant même de tenirson premier emploi, un officier de l’Armée de terre, issu du recrutement direct, suitquatre années de formation en écoles. Les trois années à l’ESM de Coëtquidan sontsuivies d’une année en école d’application. S’il est issu d’un lycée militaire, il peutmême avoir passé six à neuf ans dans un établissement régi par l’Armée de terre. Cetteformation initiale longue reste donc en marge de l’Éducation nationale et de l’univer-sité. Par ailleurs, les formations à Coëtquidan et en école d’application sont coordon-nées, ce qui permet un procès d’acculturation continu et homogène tout au long desquatre années précédant le premier emploi. Il existe néanmoins un partage des rôlesentre ces deux écoles. Dans les premières s’effectue une acculturation au milieu mili-taire et est dispensée une formation toutes armes. Les officiers, comme les cadressubalternes des administrations civiles, sont d’abord des généralistes mais, dans ce cas

1. Bernard Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998 (coll. :« Essais et recherches »).

2. Bien entendu, toute institution tend à naturaliser une singularité sans laquelle elle estvouée à disparaître. Ce type de projet éducatif n’est donc pas exceptionnel, mais sa réussitepeut, par contre, être considérée comme plus critique pour une institution que ses porte-paroledéfinissent prioritairement par sa spécificité ou, plus précisément, par celle de ses cadres. Pourun aperçu des débats sur la spécificité militaire, Bernard Boëne (dir.), La spécificité militaire,actes du colloque de Coëtquidan, Paris, Armand Colin, 1989.

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particulier, de l’emploi des armes. Dans les secondes est dispensée une formation aupremier emploi. Pour résumer ce partage des rôles, on peut dire que l’acquisition d’unsavoir-être particulier est essentielle dans la formation dispensée à Coëtquidan, alorsque celle d’un savoir-faire est primordiale en école d’application. Mais ces deux tempsde formation sont inégalement valorisés par l’institution comme par les jeunes offi-ciers. C’est évidemment l’acculturation au métier des armes et l’image idéalisée de laprofession d’officier construite à Coëtquidan qui sont valorisées. De ce fait, le jeuneofficier se considère d’abord comme un chef et un combattant avant d’être spécialisted’une des différentes techniques utilisées au combat.

Ensuite, la pédagogie adoptée dans ces écoles prend le plus souvent l’aspectd’une formation par l’exemple, qui entretient et diffuse la vision guerrière de l’officierhéritée des conflits de masse et des guerres de décolonisation. À côté de l’enseigne-ment formalisé et encadré, il existe une formation parallèle qui est confiée aux cadresde contact et s’exerce quotidiennement et de manière informelle. Ainsi, la prescriptiondu rôle de l’officier ne repose pas tant sur des représentations que sur la transmissionde comportements, d’attitudes et de savoirs pratiques que seuls permettent le tempslong et l’univers militaire relativement clos de la formation. Ainsi, et comme dansbeaucoup d’autres écoles, il existe bien une logique de « conformation » à un modèleattendu 1. Mais le cadre de contact, à l’ESM comme en école d’application, ne s’offrepas simplement en modèle-vivant à charge pour les aspirants officiers de l’imiter. Il esttenu de l’être. Il est attendu de lui qu’il « irradie » et « rayonne » pour reprendre levocabulaire institutionnel 2. Il lui est demandé un investissement professionnel et per-sonnel fort, au point que, pour beaucoup d’observateurs, lui aussi est jugé au cours dela formation dispensée. En cela, ce mode de transmission reste tout à fait spécifique.L’auto-contrainte et le modelage de soi opèrent aussi du côté du formateur. La peurd’échouer ou tout simplement de décevoir la hiérarchie peut alors se traduire par unconformisme institutionnel extrêmement marqué mais aussi par le souci de ne pass’aliéner le groupe des élèves. L’enjeu de la réussite d’un temps de commandement àSaint-Cyr est d’autant plus fort qu’il est considéré comme l’annonce d’une carrièreprestigieuse. Cela suggère à quel point le groupe des élèves constitue l’autre acteuressentiel de cette formation par l’exemple. Dans ce domaine, son action se manifesteprincipalement à travers des activités de tradition qui ne sont pas toujours exemptes debrimades et de dérives de type militariste et aristocratique 3. Le groupe des élèvescontribue donc lui aussi fortement à véhiculer une image spécifique et très idéalisée de

1. On pense au modèle du formateur de prep’ENA décrit par Jean-Michel Emery, Lafabrique des énarques, Paris, Economica, 2001, p. 60-61.

2. Le « rayonnement » est « l’ascendant manifesté sur l’entourage, qui permet d’obtenirl’obéissance sans contrainte, le respect, la confiance », selon la terminologie utilisée dans l’ins-truction provisoire n° 10 000/DEF/PMAT/EG/B du 11 février 1992 relative à la notation desofficiers de l’Armée de terre. « Pour rayonner, le formateur est exemplaire, rigoureux, intègre,passionné, sans déraison, exigeant, courageux, volontaire… Sa force de caractère le fait oser »,selon le Guide du formateur de l’École supérieure et d’application du génie, édition 1996,p. 11.

3. Pour un aperçu et une discussion sur les « traditions clandestines » de l’ESM, il est pos-sible de s’appuyer sur de rares documents conservés au SHAT, tels que le rapport sur le moralde janvier 1968 du général de Lassus Saint-Geniès et son projet de directive sur les traditionsdu 26 décembre 1967 (27T102-6), ou sur la controverse initiée dans la presse nationale par unrapport réalisé par Pierre Dabezies en 1989. Par exemple, Jean Guisnel, « Saint-Cyr : le rapportenterré par Chevènement », Libération du 4 et 5 décembre 1993, et la réponse du généralSchmitt dans Le Figaro du 20 décembre 1993.

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l’officier. Son activité est cependant nettement moins bien maîtrisée par les principauxresponsables de la formation, du fait d’une certaine clandestinité mais aussi du faitqu’il est difficile de demander à un cadre de contact d’admettre des débordements etdonc son échec dans la mission éminente pour laquelle il a été choisi.

Enfin, le cadre scolaire n’assure pas à lui seul la totalité de la mise en rôle ou del’enrôlement de l’officier. Une partie non négligeable de cette socialisation profession-nelle est assurée, d’une part, par la famille et, d’autre part, dans le cadre des premierspostes occupés au cours de la carrière 1. Pour souligner l’impact de la socialisation pri-maire, il convient de rappeler l’étroitesse du vivier de recrutement des officiers desarmes et son décalage par rapport à la composition de la société 2. Mais une donnéetoute aussi déterminante est que l’institution militaire n’entend pas recruter n’importequel étudiant et cela en dépit d’une ouverture du recrutement par la diversification etla banalisation des concours au milieu des années 1990. L’attention particulière portéeaux qualités sportives des candidats singularise ces concours, tout comme leur voca-tion unique. Ils n’ouvrent qu’à la seule carrière d’officier de l’Armée de terre. Maissurtout, celle-ci « garde la maîtrise de l’oral et des épreuves sportives pour s’assurerdu bon équilibre des candidats » 3. Par ailleurs, cette ouverture revendiquée se révèleen contradiction avec l’image de la profession et de l’institution militaire véhiculée parses porte-parole, notamment à l’occasion des campagnes de recrutement. En 1993,la campagne de publicité lancée en faveur de Saint-Cyr n’est publiée que danstrois organes de presse : Famille Chrétienne, le Figaro-Magazine et Valeurs Actuelles.L’hypothèse d’une délimitation restrictive de la cible visée est partiellement remise encause en 1995 lorsque Le Monde accueille la nouvelle campagne. Il n’en demeure pasmoins que les campagnes véhiculent une image guerrière et héroïque de la professiond’officier. Il faut attendre celle de 1997, qui vise explicitement à « dédramatiser »l’engagement dans l’Armée de terre, pour que soit lissée l’image traditionnelle, à tra-vers des opérations telles que la participation des élèves à des émissions téléviséesconsidérées comme culturelles (Questions pour un champion). Mais, de leur côté, lesélèves, tels qu’ils se définissent, adhèrent à cette image qui n’est pourtant en phase niavec le contenu de la formation actuelle ni avec des exigences professionnelles de plusen plus diversifiées. Leurs attentes sont exclusivement centrées sur la carrière en corpsde troupe et l’exercice du commandement. Elles restent également dominées parl’idéologie de la vocation. Bernard Boëne estime d’ailleurs que ce sont les saint-cyriens dont les pères exercent une profession civile qui ont la vision la plus exaltéeou la moins réaliste de la profession militaire 4. Une forte convergence existe doncentre les aspirations des entrants et les attentes de l’institution. Elle permet de com-prendre qu’il n’est pas forcément nécessaire aux écoles militaires d’opérer une« conversion », pour reprendre la formule d’Émile Durkheim 5.

1. Le club des lieutenants au sein des régiments, le chef de corps ou encore« l’embrigadement de la famille » jouent ainsi un rôle essentiel dans le procès d’acculturationdu jeune officier ; sur ce dernier phénomène, Marie-Hélène Léon, Armée de terre, le malaisedévoilé, Paris, L’Harmattan, 1994.

2. Maintien d’un taux élevé d’enfants de militaires et d’officiers (20 % à la fin des années1990), une féminisation limitée (2 % à la fin des années 1990) : Bernard Boëne, art. cité,p. 109-125.

3. Selon le général de Peyrelongue, qui commande les organismes de formation del’Armée de terre, « ESM : de nouveaux accès », COFAT Information, 3, février 1995, p. 2.

4. Ibid., p. 123-124.5. L’évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1990 (1re éd. : 1938), p. 37. Ce texte est

la reproduction d’un cours dispensé à partir de 1904 sur l’histoire de l’enseignement en France.

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Centrée sur les représentations concurrentes de la formation des officiers et cer-tains des facteurs les plus déterminants de leur diffusion, la démarche adoptéejusqu’ici permet de mieux comprendre la prépondérance préservée par le référentielopérationnel et pourquoi aucune des réformes engagées n’a réalisé le rapprochementde l’ESM des « écoles d’élite ». Elle tend néanmoins à expliquer l’alternative offertepar les référentiels technocratique et opérationnel par une conjoncture particulière néede la Cinquième République et de ses institutions. Elle tend à suggérer qu’un réfé-rentiel historique et quasiment naturel y est désormais concurrencé par un autre, quiserait nouveau et importé d’un secteur d’activité concurrent. Or, la reconstruction duchemin emprunté par cette politique montre que le référentiel opérationnel n’est pasle référentiel dominant de la politique de formation des officiers sur le temps long.

LE CHEMINEMENT INSTITUTIONNEL

L’histoire de la politique de formation et de recrutement des officiers des armesest un outil supplémentaire permettant d’éclairer l’alternative présentée. Son utilisa-tion permet de comprendre comment s’est imposé un référentiel de formation spéci-fique et qui n’est en rien évident ou naturel. Mais il s’agit moins d’écrire l’histoired’une politique que d’en extraire les étapes les plus déterminantes pour éclairer lesconceptions alternatives sur lesquelles repose la formation actuelle. Deux optionsdominent donc ce recours singulier à l’histoire. D’une part, seules sont présentées lesétapes marquées par une redéfinition significative de la politique suivie en matière derecrutement et de formation des officiers des armes ; trois de ces étapes témoignentque la politique de formation des officiers des armes emprunte, dès l’origine, un sen-tier institutionnel qui ne lui est pas totalement spécifique et qui croise, à différentesreprises, les chemins suivis par celle des cadres civils de l’État. D’autre part, l’expo-sition de ce cheminement repose sur une inversion de la chronologie : la définition dumodèle de formation en vigueur sera ainsi progressivement éclairée par l’identifica-tion d’éléments hérités du passé ou au contraire rejetés. Il convient de montrer d’abordque le système conçu au début des années 1980 tente de concilier les deux conceptionsalternatives de la formation 1. Il ne cherche pas à rompre avec un système qui a permisl’affirmation du référentiel opérationnel comme référentiel sectoriel dominant. La pré-sentation, ensuite, de ce système, conçu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,permet de saisir le caractère structurant de l’innovation alors réalisée. Enfin, cette rup-ture est éclairée par l’analyse de la longévité et des caractéristiques du système édifiéau lendemain de la Révolution.

1. Il est trop tôt pour mesurer l’impact de la réforme « ESM 2002 ». Celle-ci est cependantconçue en terme d’« ajustements » de la réforme des années 1980 et non en terme de refonda-tion de la formation initiale. Sur ESM 2002, Bernard Boëne, Thierry Nogues et Saïd Haddad,« À missions nouvelles des armées, formation nouvelle des officiers des armes ? Enquête surl’adaptation de la formation initiale des officiers des armes aux missions d’après-guerre froideet à la professionnalisation », Les documents du C2SD, octobre 2001.

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UN COMPROMIS : LA RÉFORME DE LA SCOLARITÉ DE SAINT-CYR (1983)

En juin 1982, Charles Hernu et son cabinet lancent une réforme de la scolarité deSaint-Cyr, qui est indéniablement la plus profonde et la plus aboutie des réformesengagées depuis la fin de la guerre d’Algérie 1. Mais, dans sa formulation comme dansson ambition, elle s’inscrit dans la continuité des réflexions engagées au cours desdécennies précédentes. Son objet n’est rien d’autre que de créer « un corps de direc-tion implicite » 2. En conséquence, le temps consacré à la formation académique estaccru par rapport à celui accordé à la formation militaire, grâce au passage de la sco-larité de deux à trois ans. Ce changement conséquent contribue à la « réintellectua-lisation » de la scolarité. Mais il vise aussi à doter ceux qui sortent d’une légitimité quene leur confère plus leurs origines sociales dans le contexte déjà évoqué de « désaf-fection des candidats issus des classes socio-professionnelles dites supérieures, descadres civils ou des milieux officiers » 3. Il vise encore à rendre l’École plus attrayantepour les candidats issus des classes sociales favorisées. L’enjeu de la réforme se situeen termes de prestige et de reconnaissance de la qualité de l’enseignement dispensé.La présentation actuelle de la formation générale est sans ambiguïté. La formationacadémique vise à donner aux élèves « les moyens de faire face à leur rôle de futurcadre supérieur de la nation ». Le jeune Saint-Cyrien reçoit ainsi « une culture com-mune à tous les cadres supérieurs », parce qu’il « sera de plus en plus souvent amenéà côtoyer les cadres supérieurs civils et à travailler avec eux ». L’enseignement de spé-cialité véhicule une ambition similaire. La qualification d’ingénieur obtenue par lessaint-cyriens de formation scientifique, outre sa nécessité sur le plan professionnel,« contribue au prestige du corps des officiers de l’Armée de terre » 4. Ces phrases sem-blent directement inspirées des analyses faites au début de la Cinquième République.

Une observation fine de la composition du corps enseignant offre un exempleconcret de l’importance accordée à la reconnaissance externe de la formation. En1983, l’objectif est de rompre avec un corps professoral qui, jusque-là, se compose dedeux tiers d’enseignants du contingent, disposant d’un niveau de formation aléatoire,encadrés par une poignée de professeurs civils détachés de l’Éducation nationale etplacés sous l’autorité d’officiers. Seuls quelques conférenciers extérieurs intervien-nent alors ponctuellement. Le corps enseignant composé après la réforme regroupe aucontraire 56 professeurs extérieurs, qui sont des hauts fonctionnaires civils et mili-taires et des universitaires. Il comprend ainsi les deux grandes composantes du corpsenseignant des grandes écoles : des universitaires et des praticiens de haut niveau qui,ici, sont essentiellement des militaires. Pour le sérieux, l’ouverture et le réalisme desnouvelles études, ce corps professoral est également, dans un premier temps, large-ment recruté dans les universités et écoles parisiennes. Le statut de l’École et desfuturs professionnels qu’elle forme repose ainsi en partie sur le prestige social dont estdoté le nouveau corps enseignant.

1. Député et maire socialiste de Villeurbanne (Rhône), Charles Hernu (1923-1990) estministre de la Défense des gouvernements de Pierre Mauroy, puis de Laurent Fabius de 1981 à1985.

2. La formule attribuée à François Cailleteau, l’un des principaux acteurs de la réforme aucabinet du ministre de la Défense, est citée dans L’Épaulette, op. cit. p. 291.

3. Cette phrase est issue de l’article du journal Le Monde qui rend compte du communiquéministériel annonçant la réforme, le 22 juin 1982.

4. Présentation de la formation académique, Annuaire des Écoles de Coëtquidan (1998-1999), p. 125, 127 et 131.

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La réalisation de cette réforme, qui rompt avec la politique des petits pas caracté-ristique de la décennie précédente, peut sans doute être incluse dans le mouvement deréformes suscité par l’alternance politique 1. Les promoteurs de la réforme bénéficient,en effet, de l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité permettant l’inscription effectivedes problèmes de recrutement et de formation des officiers sur l’agenda ministériel.Par ailleurs, au-delà des élections et de leurs résultats, le problème récurrent du recru-tement et de la formation des officiers a, depuis quelques années, quitté le ghetto de lasphère administrative pour trouver un écho notable au sein de la presse écrite. Enfin,un autre élément particulièrement déterminant est l’engagement personnel du nouveauministre dans le processus de réforme, ce qui n’a pas été le cas de ses prédécesseurs,notamment lors de l’effervescence modernisatrice des années 1960. En dépit de laconjonction de ces différents facteurs, l’essentiel pour comprendre cette réforme sesitue pourtant ailleurs.

Cette réforme a permis de préserver une formation longue dispensée dans uncadre strictement militaire et offre ainsi un compromis astucieux aux deux concep-tions concurrentes de la formation. Le passage de la scolarité de l’ESM de deux à troisans permet, en effet, d’accroître le temps consacré à l’enseignement académique sansdiminuer celui attribué à l’instruction militaire. Cette donnée répond ainsi d’embléeaux critiques constantes faites jusque-là aux projets voulant accroître la formation aca-démique des officiers. Elle permet de faire accepter la réforme à ceux qui pouvaient yêtre les plus hostiles : l’encadrement militaire de l’École choisi dans les armes demêlée et, par tradition, peu favorable à l’intellectualisme revendiqué. À ce temps deformation militaire préservé, il convient aussi d’ajouter que les deux années de forma-tion militaire encadrent désormais les deux années de formation académique. Entière-ment militaire, la première année donne au jeune aspirant officier une connaissance etune acculturation à ce monde particulier et permet aux responsables de l’institution devérifier la réalité de sa vocation. L’année d’application qui ferme le cycle est orientéeplus directement vers l’exercice du premier emploi et l’acculturation spécifique àl’arme d’appartenance. Mais elle est aussi entièrement consacrée à la formation mili-taire. Cette architecture a par ailleurs contribué à détourner l’esprit qui a animé laréforme de la scolarité. En 1982, le passage de la formation à l’ESM de deux à troisans visait à réduire la part relative de la formation morale et militaire par rapport à cellede l’enseignement général. Aujourd’hui, les discours des responsables présentent leplus souvent ce temps de formation comme nécessaire pour faire de jeunes étudiantsdes chefs militaires. La légitimité du modèle de formation a donc été renversée.

Cela se vérifie par la récurrence actuelle du thème de l’ouverture dans les discoursdes responsables militaires. Il s’agit d’ouvrir ponctuellement l’École à des professeurscivils et éventuellement à des étudiants civils. Il ne s’agit pas d’envoyer les élèves offi-ciers faire une partie de leurs études dans d’autres établissements scolaires et notam-ment civils. Cette autre conception de l’ouverture est celle mise en œuvre pour l’ensei-gnement militaire supérieur du second degré, où les officiers peuvent effectivementsuivre des formations civiles. Mais elle n’a lieu que dans le cadre de la formationcontinue et s’adresse à des officiers, peu nombreux, plus âgés et parfaitement accul-turés aux milieux particuliers qui constituent l’institution militaire. Le refus d’exter-naliser toute partie conséquente de la formation initiale permet, là aussi, d’assurer la

1. John T. S. Keeler, « Opening the Window for Reform : Mandates, Crises and Extraordi-nary Policy Making », Comparative Political Studies, 25 (4), 1993, p. 433-496.

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prépondérance du référentiel opérationnel dans la mise en œuvre de la formation ini-tiale des officiers.

Ainsi, la structure préservée du système de formation permet au référentiel opéra-tionnel de conserver son hégémonie, en dépit d’amendements importants du pro-gramme. Il convient donc de se demander dans quelle mesure cette même structure a pucontribuer à en faire le référentiel légitime de la formation des officiers. Dans ce procès,la Seconde Guerre mondiale constitue une étape essentielle, puisqu’elle impose l’unitéde formation initiale des officiers dans un environnement strictement militaire.

UNE RUPTURE : LA CRÉATION DE L’ÉCOLE DE COËTQUIDAN (1945)

La structure emblématique de l’ère ouverte avec la Seconde Guerre mondiale estl’École militaire interarmes créée, le 5 juillet 1945, à Coëtquidan. Celle-ci reçoit pourmission de former tous les élèves officiers d’active des armes, qu’ils soient issus d’unconcours direct ouvert aux bacheliers ou du corps de troupe et qu’ils soient destinésaux armes de mêlée ou aux armes techniques. Cette création témoigne d’une volontéde rejet de tout élément de différenciation interne au corps des officiers, que ces élé-ments proviennent des modalités d’entrée dans l’institution ou des particularités del’arme d’affectation. Trois principales exigences semblent guider l’édification de cettestructure au lendemain du conflit. Il faut d’abord citer l’idéal de démocratisation portépar les hommes politiques présents dans les gouvernements de la Libération. Mais ilse révèle rapidement utopique, à l’image de ce qui se passe dans les autres branchesde l’administration 1. Une autre explication communément avancée est le désintérêtmassif des polytechniciens pour les carrières militaires. Cette donnée doit égalementêtre relativisée. La désaffection remonte, en effet, au début du siècle et de multiplesmesures ont régulièrement été prises pour répondre aux démissions de ceux qui sontaffectés dans les armées à la sortie de l’École. Une nouvelle mesure est d’ailleursadoptée avec la création de l’Enseignement militaire supérieur scientifique et tech-nique en 1947. La question du déficit de techniciens et de scientifiques de haut niveauau sein des armées est ainsi résolue par la formation continue. Le rejet de la prépon-dérance de ces deux facteurs suggère que l’École militaire interarmes naît principale-ment d’une conception particulière et renouvelée de la formation initiale.

Cette conception de la formation s’inspire du modèle offert par les armées victo-rieuses au cours du second conflit mondial et des exigences attribuées au temps deguerre. Dans ce domaine, la guerre ne laisse pas de vide structurel. L’armée d’armis-tice, les chantiers de jeunesse, les écoles de cadres et l’armée d’Afrique constituentautant de laboratoires où un nouveau type d’armée et d’officier est en gestation. Parailleurs, de 1946 à 1961, l’engagement des forces armées françaises se prolonge dansles conflits liés au processus de décolonisation. Il crée une situation en contradictionavec un mouvement de fond qui, depuis le début du 20e siècle, tend à développer latechnicité des forces armées et de leurs agents. Ce type de conflit est « techniquementarchaïque » au sens où la victoire ne dépend pas principalement du niveau de la tech-nologie employée 2. Elle exige de l’officier engagé sur le terrain la mise en œuvre desavoirs où la gestion des hommes est prioritaire et conforte la nécessité de former des

1. Brigitte Gaïti, op. cit., p. 265.2. La formule est utilisée par Michel Louis Martin, op. cit., p. 36.

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chefs de section et des commandants de compagnie aptes à mener des hommes aucombat. Les tâches d’encadrement et les qualités physiques et morales prennent alorsle pas sur les exigences techniques propres aux différentes armes. Le modèle de for-mation qui s’impose alors vise à « désencaserner » l’instruction militaire et à donneraux aspirants officiers une formation « interarmes », capable de lier plus étroitementles différents corps d’officier 1.

L’installation de l’École de formation initiale dans la lande bretonne traduit lerejet des routines inhérentes à la vie de caserne. Le conflit mondial a fait faire aux mili-taires français la découverte simultanée de la guerre de mouvement et du combat rap-proché. Il convient en conséquence de mettre soldats et futurs officiers dans des condi-tions qui soient les plus proches possibles de celles rencontrées au combat. Lecasernement en milieu urbain, caractéristique de la Troisième République, devientalors une des causes avancées pour expliquer la défaite subie en juin 1940. À la diffé-rence des casernes installées au cœur des villes, les camps permettent le développe-ment du sport, auquel une importance toute particulière est désormais accordée dansle cadre de la formation physique et morale du soldat. Ils permettent aussi l’accoutu-mance au feu par l’intermédiaire des exercices de tir. Quant à la dimension« interarmes » qui donne son nom à l’École, elle traduit la volonté de donner une for-mation initiale commune aux aspirants officiers des différentes armes. Elle renvoieaussi à l’idée que la formation de base doit transmettre la connaissance de l’organisa-tion, de l’emploi et des moyens de chacune des composantes de l’Armée de terre. Dece point de vue, elle est un modèle idéal dont la concrétisation n’est pas pleinementréalisée. La formation réellement dispensée s’apparente davantage à une instruction« toutes armes » qui consiste essentiellement en une instruction d’infanterie de base 2.

Camp de manœuvre de 5 000 hectares entre les deux guerres, le site de Coët-quidan offre aux premières promotions d’officiers une infrastructure sommaire etspartiate parfaitement adaptée à l’instruction interarmes, aux nouvelles exigences phy-siques et à l’emploi des matériels de la guerre de mouvement. En revanche, les lieuxspécifiquement dédiés à l’enseignement font défaut. Ainsi, la construction d’un éta-blissement scolaire, décidée en 1959, n’est achevée qu’au début de l’année 1967. Legénéral commandant l’École peut alors se réjouir de la mise en service des amphi-théâtres « dans lesquels les élèves seront installés de façon telle qu’ils pourrontprendre des notes et tirer bénéfices des conférences magistrales, ce qui n’était pas lecas au cinéma jusqu’à présent » 3. La construction tardive d’amphithéâtres illustre demanière explicite les priorités données à la formation au lendemain du conflit mondial.Mais, en quittant la banlieue parisienne et le cadre urbain, les responsables de la for-mation ont aussi fait le choix de l’isolement géographique. Au lendemain de la guerre,le camp est à deux heures de Rennes par le tramway d’Ille-et-Vilaine. Cet isolement

1. Le premier terme est emprunté au ministre des armées, Edmond Michelet : « Effectuéejusqu’à présent dans des casernes tristes et inconfortables, [l’instruction des jeunes recrues]sera dorénavant donnée dans des camps bien équipés, clairs, aérés, où le jeune français trouverala possibilité de s’exercer […] dans des conditions très semblables à celles du temps de guerre.Nous voulons, en un mot, désencaserner l’enseignement militaire. » Extrait du discours pro-noncé devant l’assemblée constituante, le 3 avril, Journal officiel du 4 avril 1946, p. 1409.

2. Selon la formule du Général Olié, qui commande l’ESMIA de Coëtquidan, dans lesprocès verbaux de la séance du 9 septembre 1955 du Conseil supérieur de la guerre, SHAT,1T5.

3. Étude du général de Boissieu, du 29 août 1966, sur le rapport de la commission deréforme de l’enseignement à Saint-Cyr, SHAT, 2T46.

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constitue aussi un repli de l’institution militaire sur son propre fonctionnement. Ainsi,les conceptions de la formation, que révèle la construction de l’École à Coëtquidan,témoignent assez précisément de l’impact des idées rassemblées derrière la notion deréférentiel opérationnel. Des facteurs non cognitifs doivent cependant être évoqués.

Il convient peut-être d’admettre une part de hasard dans la destruction de l’Écolesituée à Saint-Cyr, en banlieue parisienne, bien que Coëtquidan ait aussi subi des bom-bardements. Mais si l’interarmes finit par l’emporter, c’est d’abord parce que l’inter-armées échoue. La guerre a aussi mis en évidence le caractère interarmées des opéra-tions, ce qui pouvait conduire au développement d’une formation commune aux troisarmées. Mais, paradoxalement, le facteur le plus important est certainement lerééquilibrage progressif des effectifs des officiers des armes de mêlée et des armesd’appui et de soutien. En 1950, l’infanterie, l’arme blindée cavalerie et les troupes demarine rassemblent encore 69 % des officiers des armes contre 31 % pour l’artillerie,le génie, le train et les transmissions. En 1985, la proportion n’est plus que de 53 %contre 47 et, à la fin des années 1990, la répartition est inversée. Cette diminution rela-tive des officiers des armes de mêlée et la spécialisation technique croissante consti-tuent autant de forces centrifuges que les responsables de l’institution militaire doiventcombattre pour défendre son unité. L’intégrité de l’institution passe par la négation desfractures internes et par sa recréation comme un tout unique et homogène. La fin duquasi-monopole détenu par les armes de mêlée au sein du corps des officiers favoriseainsi la généralisation de la formation qu’elles dispensent à leurs officiers et la diffu-sion de la figure de l’officier combattant et meneur d’hommes parmi les autres armes.Elle s’impose avec d’autant plus de facilité que les armes d’appui et de soutien y trou-vent alors des intérêts concrets : attirer des jeunes officiers qui idéalisent la dimensioncombattante de la profession ou lutter contre un risque de séparation de leurs compo-santes opérationnelles et techniques 1.

À condition de prendre en compte l’ensemble de ces facteurs, le temps de guerrepeut apparaître comme un moment particulièrement favorable à l’innovation 2. Maisdans ce cas particulier, c’est plus précisément la succession des conflits qui permetd’institutionnaliser une conception rénovée de la formation. Cette conception par-ticulière, qui se matérialise par l’ouverture d’un centre de formation initiale unique,introduit une rupture profonde dans la politique de formation des officiers. Àl’encontre de la mémoire officielle de l’institution, il n’existe pas d’équivalent à cetteécole dans l’histoire passée de la formation des officiers.

LA GENÈSE : L’INSTITUTIONNALISATION D’UN SYSTÈME DE FORMATION SEGMENTÉ

Tout au long du 19e siècle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le système deformation et de recrutement des officiers est profondément segmenté. Il repose sur lacoexistence des filières polytechnicienne et saint-cyrienne. La première fournit desélèves-officiers à l’artillerie et au génie, l’autre forme les officiers de la cavalerie et del’infanterie. De ces formations dans un cadre scolaire sont, par ailleurs, exclus les offi-ciers issus du rang jusqu’à la fin du siècle. La coexistence de trois cursus séparés sou-

1. Le cas du génie militaire est emblématique à travers le combat récurrent de ses chefscontre les projets visant à séparer l’arme et le service du génie. C’est tout particulièrement lecas au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

2. Stephen Peter Rosen, Winning the Next War, Innovation and the Modern Military,Ithaca/Londres, Cornell University Press, 1991, p. 107 et suiv.

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ligne que la conception de la formation repose à la fois sur la spécialité technique exercéepar un corps d’officier et sur les modalités de recrutement de ceux qui aspirent à y entrer.Elle ne repose ni sur l’existence d’une spécificité militaire ni sur la volonté de créer uneunité entre les différents corps d’officier. Ainsi, la structuration de ce système de forma-tion offre prioritairement une réponse renouvelée à la question du recrutement et de laformation des « élites de l’État », au sens où celles-ci « sont formées par l’État et desti-nées à son service » 1. Les préoccupations à l’origine de ce système ne sont pas alors trèséloignées de celles que véhicule aujourd’hui le référentiel technocratique.

Les travaux consacrés au recrutement et à la formation des agents de l’État minorentsouvent le caractère novateur de la période ouverte par la création de l’École polytech-nique, sans doute du fait d’une polarisation chronologique des recherches liée à l’institu-tionnalisation distincte des savoirs propres aux corps techniques de l’État et à ceux encharge de l’administration générale. Dès le milieu du 18e siècle, l’État royal a pris encharge ceux de ses cadres destinés à exercer des fonctions techniques et notamment lesmilitaires 2. Cependant, l’appropriation et la transmission familiale des compétences res-tent la règle, pour les agents en charge de l’administration générale, jusqu’à la fin du19e siècle. La défaite de 1870 et la Troisième République font alors franchir une étapeessentielle avec l’institutionnalisation des concours de recrutement pour l’accès à la fonc-tion publique. Entre ces deux dates, la création de la filière polytechnicienne offre pour-tant une borne chronologique tout aussi essentielle pour comprendre la structuration del’État 3. Le concours de recrutement et le classement méritocratiques deviennent des élé-ments déterminants pour l’entrée dans les professions auxquelles cette filière prépare. Sacréation rend caduc le système incarné par les écoles d’ingénieurs de l’Ancien Régime,qui n’ont pas su rompre avec une conception patrimoniale du service de l’État. En dépitde l’adoption de mécanismes destinés à apprécier les qualités professionnelles des préten-dants, les critères sociaux – naissance, parenté, relations et richesses – avaient continué àêtre déterminants pour l’entrée dans la carrière. En 1794, la création du nouvel établisse-ment impose un nouveau mode de recrutement et de formation pour une composanteessentielle des agents de l’État. Si on admet que l’autonomie de l’État repose sur celle despersonnels qui dirigent son action, on doit aussi admettre que la combinaison d’un recru-tement méritocratique et d’une formation élitiste constitue une étape majeure dans laconstruction de l’État en France.

Le concours pose les bases de la légitimation de ce personnel en tant qu’élite del’État. Pour paraphraser Pierre Bourdieu, il permet à une société, prétendant à la ratio-nalité, de produire sa noblesse. Cette production est d’autant plus nécessaire, au len-demain de la Révolution, qu’il s’agit de distinguer la noblesse d’État de la noblesse detitres. La promotion par le mérite contre la naissance et le patronage ne conduit enrevanche pas à la démocratisation rêvée par le petit groupe de savants et d’ingénieursqui est à l’origine de cette filière. Celle-ci n’offre une possibilité de faire carrière etd’acquérir un statut par le travail qu’à une petite minorité où anciennes noblesses etnouvelles notabilités se côtoient. Ce système est donc moins favorable à un renouvel-

1. Ezra Suleiman, Les élites en France, grands corps et grandes écoles, Paris, Le Seuil,1979 (1re éd. : 1978), p. 18.

2. Wolfram Fischer, Peter Lundgreen, « The Recruitment and Training of Administrativeand Technical Personnel », dans Charles Tilly (ed.), The Formation of National States in Wes-tern Europe, Princeton, Princeton University Press, 1975, p. 456-561.

3. La création de l’École polytechnique n’est d’ailleurs pas un événement isolé. Elle pré-cède celle de l’École normale supérieure (1794), de l’École spéciale militaire (1802) et del’École Navale (1810).

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lement qu’à une rencontre des élites. Mais l’essentiel pour notre propos ne se situe pastant dans les caractéristiques sociales des groupes ainsi formés que dans les attributsmême du système. Les modalités particulières du recrutement contribuent d’abord àl’instauration d’une clôture de l’appareil d’État sur lui-même 1. Le concours de recru-tement permet de distinguer ceux qui entrent au service de l’État des autres membresde la société. La réussite au concours ne consacre ici ni l’entrée dans le monde mili-taire ni l’entrée dans un corps professionnel spécifique. Elle sépare uniquementl’administration de la société. Cette frontière est d’ailleurs encore consolidée par lecaractère quasi-exclusivement scientifique du recrutement dans un contexte oùl’enseignement secondaire est dominé par les humanités et la rhétorique 2. La créationde la filière polytechnicienne innove donc d’abord par sa contribution à l’autonomisa-tion et à l’intégration de l’appareil étatique. En redéfinissant les modalités d’entréedans les corps d’ingénieur civil et militaire, elle sert moins ces corps professionnelsque l’État dont ils constituent des segments.

La construction d’un système divisé et articulé remet en cause l’autonomie descorps professionnels déjà existants. En transformant les écoles d’ingénieurs civils etmilitaires en écoles d’application de Polytechnique, la loi du 22 octobre 1795 retire àces corps la maîtrise de leur recrutement mais aussi d’une part essentielle de la forma-tion dispensée. En effet, la complémentarité statutaire établie avec ses écoles d’appli-cation impose un continuum en matière d’enseignement. L’École polytechnique dis-pense des méthodes générales que les secondes sont chargées d’appliquer à chaquespécialité. Cette coordination verticale de l’enseignement se double également d’unpartage de connaissances entre des corps d’ingénieur dont le niveau scientifique ettechnique diffère profondément avant la Révolution. À titre d’exemple, à la veille dela Révolution, le corps du génie militaire possède tous les attributs structurels d’uneprofession au sens que lui donne la théorie fonctionnaliste. Cette profession-corpsdétient alors un savoir intellectuel spécialisé, acquis au moyen d’une formation longueet formalisée, et susceptible de lui permettre de rendre des services fondamentaux etefficaces à la communauté. Tout cela est remis en cause avec la création de la filièrepolytechnicienne. En tant que domaine d’enseignement, le génie militaire n’est plusqu’une application particulière des principes mathématiques enseignés à Polytech-nique. En tant que corps professionnel, il est contraint de partager ses connaissancesavec les autres corps techniques de l’État, non seulement à Polytechnique, mais encoreau sein de l’école d’application de Metz qui devient commune à tous les corps d’ingé-nieur militaire à partir de 1802. Dans ce cas précis, la définition d’un socle d’enseigne-ment commun menace une identité professionnelle qui repose principalement sur unesuprématie intellectuelle acquise sur les autres corps d’ingénieur 3.

En s’efforçant de créer un langage commun et une proximité entre les corps d’ingé-nieur militaire et civil de l’État, l’édification de ce système freine, en premier lieu, l’inté-

1. Ainsi, sous la Troisième République, ce système va bénéficier à la catégorie sociale laplus opposée au régime, puisqu’on assiste au retour d’officiers issus de l’aristocratie et demilieux profondément marqués par la religion, selon Paul-Marie de la Gorce, La République etson armée, Paris, Fayard, 1963, p. 34-35.

2. Terry Shinn, Savoir scientifique et pouvoir social, l’École polytechnique (1794-1914),Paris, Presses de Sciences Po, 1980, p. 17.

3. Comme en témoigne le combat violent et récurrent des chefs du génie militaire contrela communauté d’enseignement créée par la filière polytechnicienne : Fabrice Hamelin,« L’école de Metz (1815-1870) : une école d’ingénieurs militaires entre héritage et rupturesradicales », Cahiers du Centre d’études d’histoire de la défense, 11, 1999, p. 57-80.

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gration des forces armées. Ce système de formation, divisé et inachevé, renforce la seg-mentation de l’institution militaire. La coexistence des filières polytechnicienne et saint-cyrienne contribue à une méconnaissance durable entre les officiers qu’elles forment.Essentielle à Saint-Cyr, l’instruction militaire est secondaire à Polytechnique. De plus,ni cette école ni l’école d’application ne constituent des lieux d’acculturation à la viemilitaire. La transmission de normes de comportement et des valeurs susceptibles detransformer l’individu en membre d’une fratrie professionnelle reste ainsi en suspens.Par ailleurs, si on entre à Saint-Cyr pour être soldat, les jeunes officiers des armes tech-niques sont ingénieurs avant d’être soldats. En plus du contenu de l’enseignement reçu,leurs qualités intellectuelles et leur niveau scientifique sont privilégiés à chaque étape deleur sélection. Les deux principales sont la réussite au concours d’entrée à l’École poly-technique et la place obtenue dans le classement de sortie. En effet, dès 1806, il est misfin au concours de sortie par service qui permettait le choix du corps d’affectation. Àpartir de cette date, l’adoption de la carrière militaire ne repose plus sur un intérêt parti-culier pour une arme ou pour le monde militaire. Elle est contrainte par les résultatsobtenus à l’École polytechnique. Les témoignages conservés, mais aussi les nombreusesdémissions auxquelles doivent faire face les armes savantes, montrent que l’entrée dansla carrière peut être perçue comme un échec, parce que rapidement les premiers du clas-sement cessent de choisir les corps militaires. En encadrant ainsi fortement l’entrée dansla carrière, les mécanismes institutionnels à l’origine du recrutement et de la formationfont de la motivation du candidat un déterminant mineur de son recrutement. Contraire-ment au système actuel, la mise en forme initiale de l’ensemble du dispositif de forma-tion des officiers ne s’inspire donc pas des exigences liées au référentiel opérationnel.Elle privilégie la question de l’intégration de l’institution militaire à l’État et non cellede l’intégration de l’institution militaire elle-même.

La longévité de ce système et la timidité des réformes réellement engagées, avantla rupture de la Seconde Guerre mondiale, peuvent surprendre. Celui-ci fait l’objet decritiques récurrentes et, dès la fin du 19e siècle, des individualités dénoncent précisémentl’hétérogénéité et la division du corps des officiers qu’il produit 1. Elles se heurtentcependant à une opinion, largement partagée, qui juge toujours bénéfique la proximitécréée par ce système entre les ingénieurs civils et militaires de l’État 2. Néanmoins, laPremière Guerre mondiale marque une institutionnalisation des critiques. Le conflit afait ressortir l’absence de coordination entre les armes et ce phénomène est pris encompte au sommet de l’institution militaire puis de l’État 3. Mais les aménagements dusystème ne sont ni immédiats ni complets. Entre les deux guerres, on s’efforce d’harmo-

1. Ce sont, par exemple, les réflexions de Jules Louis Lewal, La réforme de l’armée, Paris,J. Dumaine, 1871.

2. C’est notamment ce que note, avec étonnement, un observateur militaire américain :William B. Hazen, The School and the Army in Germany and France, with a Diary of Siege Lifein Versailles, New York, Harper and Brothers, 1872, p. 273.

3. Une étude du Grand quartier général (GQG) du 8 mars 1919 retient le principe du grou-pement des officiers de toutes les armes en vue de recevoir une instruction commune et proposeen conséquence la création d’une école unique résultant de la fusion de Polytechnique et deSaint-Cyr, Bureau des écoles de l’état-major de l’armée, Notice sur l’évolution des idées ausujet de l’instruction des officiers, avant, pendant et après la guerre du 21 décembre 1922(SHAT, 7N4236-d3). Dans une lettre du 24 juin 1922 adressée aux responsables de la forma-tion, André Maginot, alors ministre de la Guerre et des pensions, dénonce à son tour le fait quele principe de collaboration des armes au combat n’est pas central dans la formation. Avant dedemander qu’il y soit remédié, il rappelle que la guerre a « sévèrement condamné » le dangerde « tels errements » (SHAT, 7N4238-d1).

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niser les formations et de développer les manœuvres communes sans toucher directe-ment aux structures en charge de la formation. De la même manière, les transfertsd’idées et de technologies ne bouleversent pas fondamentalement ce système. On songeici au modèle institutionnel prussien 1. Il est, par exemple, essentiel pour comprendre lacréation de l’enseignement militaire supérieur au lendemain de la défaite de 1870. Maisles traductions opérées font que les transferts complètent plus qu’ils n’amendent le sys-tème né de la Révolution française. Un troisième étage est ajouté à la structureexistante : deux grandes écoles militaires, des écoles d’application, une école militairesupérieure. Cette dernière va à l’encontre des particularismes professionnels internesà l’institution. Il en est de même de la création, à la même époque, des écoles de for-mation pour les officiers issus du recrutement interne. Ces deux réformes importantesfavorisent le développement d’une expertise militaire collective et l’intégration del’institution. Mais elles ne remettent pas en cause la séparation initiale entre officiersdes armes techniques et officiers des armes de mêlée. Toutes les tentatives de remiseen cause du primat de la spécialité échouent.

Pour l’expliquer, il est possible de mettre à jour des cas concrets où la contro-verse est trop vive pour générer les conditions de production d’une réforme de la for-mation des officiers. Il est aussi possible de faire ressortir les interactions entre desforces sociales aux intérêts divergents. Au sein des arènes constituées autour du fonc-tionnement du système de formation, agissent d’abord les corps professionnels con-cernés mais aussi les ministres de la Guerre successifs et des représentants de l’admi-nistration centrale qui sont parties prenantes des échanges entre les armes. Il semblecependant que les organes centraux de l’État choisissent les cibles de leursinterventions 2. Au 19e siècle, ils se montrent attentifs à la composition du groupe desofficiers, au contrôle de leur comportement politique et à l’édification du système deformation. En revanche, concernant la définition de l’enseignement et l’organisationdes écoles, ils n’ont de rôle prépondérant que lorsque les comités d’armes, véritables« gouvernements intérieurs » des corps professionnels, se neutralisent dans les com-missions paritaires chargées d’examiner les problèmes. Il est encore possible demettre en évidence la mobilisation d’acteurs non étatiques mais sur des enjeux trèsparticuliers tels que la création ou la suppression d’une école, du fait des enjeux éco-nomiques locaux qu’une telle décision implique. En fait, ce sont les relations entreinstitutions militaires qui, dans le cas présent, constituent les principales variablesralentissant le changement.

La structuration du système scolaire étudié est davantage le résultat d’une« institution dans les luttes » que celui de la poursuite d’une rationalité liée à un mou-vement général de bureaucratisation 3. Dans le cas de la filière polytechnicienne, cesluttes prennent la forme d’une « compétition interprofessionnelle » opposant principa-

1. Pour le cas français, Eugène Titeux, Saint-Cyr et l’École spéciale militaire en France,Paris, Firmin-Didot, 1898. Pour les États-Unis, Robert E. Park, « The German Army. The MostPerfect Military Organization in the World » (1re éd. : 1900), reproduit dans Sanford M. Lyman,Militarism, Imperialism, and Racial Accomodation. An Analysis and Interpretation of the EarlyWritings of Robert E. Park, Fayettville, The University of Arkansas Press, 1992, p. 179-189.

2. La puissance de l’État central réside aussi dans sa capacité à ne pas intervenir. C’est unedes dimensions de ce que John A. Hall et John G. Ikenberry qualifient d’ironie ou de paradoxede la puissance d’État (« The Irony of State Strength ») dans The State, Minneapolis, Universityof Minnesota Press, 1989, p. 96-97.

3. Daniel Gaxie (dir.), Luttes d’institutions : enjeux et contradictions de l’administrationterritoriale, Paris, L’Harmattan, 1997.

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lement les corps de l’artillerie et du génie 1. L’élément moteur de la compétition est laréunion des écoles d’application des deux armes dans un même lieu, à Metz puis àFontainebleau, de 1802 à 1912 2. L’organisation de l’École commune résulte alors del’inscription dans le droit de compromis institutionnels successifs passés entre lesdeux armes. Ces ajustements affectent autant l’organisation des écoles que les moda-lités de transmission des savoirs. Leur sens est d’atténuer la domination première del’artillerie sur la direction de l’établissement et celle du génie sur l’enseignement qu’ildispense. Ainsi, à partir de 1823, la direction de l’École revient alternativement à unofficier du génie puis de l’artillerie, systématiquement secondé par un officier del’autre arme. Cette mesure est rapidement étendue à l’École polytechnique. À partirde 1854, quatre des enseignements dispensés à l’école d’application sont obligatoire-ment dispensés par un officier de l’artillerie et les quatre autres par un officier du génie.De tels compromis, fondés sur l’instauration d’une stricte parité entre les deux corps,ont davantage d’impact sur le quotidien de l’école que la rationalité bureaucratique,les exigences de l’enseignement et du combat. Il en est de même du devenir du sys-tème global de formation des officiers.

Ces micro-décisions illustrent parfaitement l’idée, désormais classique, selonlaquelle les réformes réalisées répondent moins aux problèmes de formation pour les-quelles elles sont censées être mises en œuvre qu’aux conséquences des politiquesdéveloppées antérieurement 3. Les structures paritaires auxquelles donnent naissanceles compromis successifs n’offrent de réponse qu’aux critiques émises par les armes àl’égard du dispositif légal sur lequel a été fondé le système de formation polytechni-cien. Mais ces compromis ponctuels et parfois dérisoires finissent par offrir de nom-breuses possibilités de blocage aux réformes. Dès le milieu du 19e siècle, tout projetmenace l’intégrité des armes, puisque la structure du système résulte de la construc-tion progressive et obstinée d’un édifice institutionnel jugé viable par chacune. De cefait, l’architecture du système de formation peut difficilement être réformée sans quesoient remis en cause les compromis fondateurs. Elle est à la fois le résultat et leconservatoire de luttes institutionnelles.

**

L’étude de la conception et des modalités de structuration du système de forma-tion des officiers des armes permet donc de montrer que le référentiel opérationneln’acquiert que tardivement un rôle prépondérant dans la formulation de la politique deformation. Elle fait de l’apparition du référentiel technocratique, dans les débats desannées 1960, non seulement le résultat de la diffusion d’une nouvelle conception del’action publique mais aussi celui de la réhabilitation d’une conception originelleparticulièrement attentive aux échanges entre les cadres civils et militaires de l’État.Aujourd’hui, cette représentation alternative des enjeux de la formation des officiersse perçoit dans les réflexions centrées sur les problèmes posés par les coopérations

1. Andrew Abbott, The System of Professions. An Essay of the Division of Expert Labor,Chicago, University of Chicago Press, 1988.

2. Loin de se limiter à la formation dispensée aux officiers, cette compétition revêt de mul-tiples dimensions. Du point de vue des techniques militaires, les corps de l’artillerie et du génies’opposent également, selon les périodes, au sujet de la fortification, des chemins de fer mili-taires, du franchissement ou encore de l’aviation militaire.

3. François-Xavier Merrien, « État et politiques sociales : contribution à une théorie néo-institutionnaliste », Sociologie du travail, 3, 1990, p. 286-288.

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croissantes entre acteurs militaires et civils, issus d’organisations gouvernementales etnon gouvernementales, sur le terrain et au sein de centres de décision nationaux etinternationaux 1. Elle tend ainsi à incorporer certaines des transformations décisivesdes modes d’action des agents de l’État.

Cette étude permet également d’envisager certaines des limites des analyses quisoumettent le portrait de l’officier du futur à la définition construite du contexted’action des forces armées et de ses transformations en cours. Elle suggère d’associerdavantage à ces démarches prospectives un effort d’évaluation des structures en placeet des changements qu’elles autorisent. Les données produites par l’environnementsocial, technologique ou géostratégique ne sont que des stimuli incapables d’expliquerseuls la structuration des dispositifs institutionnels 2. Ces stimuli sont médiatisés parles pratiques des acteurs en charge de la formation et filtrés par les arrangements ins-titutionnels déjà existants. Une focalisation des discours réformateurs sur les déve-loppements technologiques et les (nouvelles) exigences opérationnelles ne doit doncpas masquer que, dans ce domaine aussi, il peut être problématique de revenir sur lesoptions institutionnelles passées.

Fabrice Hamelin, docteur en science politique, est chercheur associé au CERSA(université Paris II). Il a notamment publié « La formation des officiers : quellepolitique ? », dans Pascal Vennesson (dir.), Politiques de défense. Institutions, inno-vations, européanisation, Paris, L’Harmattan, 2000 (coll. : « Logiques politiques-C2SD »), p. 27-86 ; « Les relations armées-société au niveau local : le réseau asso-ciatif de l’IHEDN », Les Champs de Mars, 11, premier semestre 2002, p. 277-296.Ses principaux domaines de recherche concernent les politiques de formation des offi-ciers, les associations proches des milieux de la défense et les acteurs civils et mili-taires en charge des questions de sécurité (2, rue Danton, 92120 Montrouge,<[email protected]>).

RÉSUMÉ/ABSTRACT

LE COMBATTANT ET LE TECHNOCRATE. LA FORMATION DES OFFICIERS À L’AUNEDU MODÈLE DES ÉLITES CIVILES

L’article s’inscrit dans une interrogation sur le particularisme et l’isolement des élites mili-taires. L’étude de la politique française de formation des officiers des armes montre qu’une ten-tation technocratique relie les réflexions qui lui sont consacrées sous la Cinquième République.La formation des élites administratives civiles est une référence majeure pour comprendre celledispensée, aujourd’hui, aux officiers. Néanmoins, ce modèle ne parvient pas à s’imposer faceà une conception privilégiant la figure de l’officier combattant et meneur d’hommes. Une ana-lyse sur une période plus longue révèle alors que cette alternative ne s’explique pas simplementpar une conjoncture favorable à la diffusion de l’idéologie technocratique. La politique de for-

1. Les recommandations auxquelles aboutit l’étude de Bernard Boëne, Thierry Nogues etSaïd Haddad sont de « former des opérationnels pragmatiques », mais aussi « des managers desrelations interculturelles » (cité, p. 119-122).

2. Stephen Skowronek, Building a New American State. The Expansion of National Admi-nistrative Capacities (1877-1920), Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 10.

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mation des officiers emprunte un sentier institutionnel qui croise, de manière récurrente, leschemins suivis par la formation des cadres civils de l’État.

THE SOLDIER AND THE TECHNOCRAT.OFFICERS TRAINING ACCORDING TO CIVIL ELITE’S MODEL

The article falls under an interrogation on the particularism and isolation of the military elite.The study of French policy related to officers training shows that a technocratic temptationconstitutes the common point of all the reflections on this subject developed during the 5thRepublic. The training of the civil administrative elite is a major reference to understand that,today, of the officers. Nevertheless, this model does not manage to be essential toward a designprivileging the figure of a fighting officer and born leader. An analysis over one longer periodreveals whereas this alternative is not explained simply by an economic situation in favor of thediffusion of technocratic ideas. The policy of officers training uses an institutional path whichcrosses, in a recurring way, the way followed by the training of state senior executives.

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