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Le double corps d’Hiram ou Le roi est mort… Le Maître reparaît aussi radieux que jamais Jean-Bernard Lévy Avant-propos : le titre : « Le double corps d’Hiram » Le titre de ce travail fait évidemment référence au célèbre ouvrage de Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, sous-titré Essai sur la théologie politique au Moyen Age 1 (titre original The King’s Two Bodies. A Study on Mediaeval Political Theology) . Pourquoi « double » et non « deux » corps ? La réponse est dans le texte même de Kantorowicz qui, dans le Chapitre capital pour notre travail , intitulé La royauté fondée sur le Christ , insiste sur la gemina persona , « le Christ est una persona, duae naturae … personne jumelle ( twin person) » 2 . C’est pourquoi, au moins pour Hiram, il nous a semblé préférable d’utiliser double plutôt que la traduction littérale « deux ». Pour rester dans la terminologie , il faudrait aussi insister sur le mot corps ( body ). Pourquoi pas « personne », utilisé en latin persona ? Ce terme est vague et surtout complexe, insistant d’avantage sur l’apparence (masque), la représentation donnée, donc la personne au sens premier. Surtout , Kantotowicz va faire un long développement sur les corporations 3 . Il écrit que le terme universitas provient du droit romain et désigne des corporations en général, « conjonction en un seul corps d’une pluralité de personnes », ou reprenant Balde « définir un populus comme ‘le rassemblement d’hommes en 1 Nous ne traiterons pourtant ni de politique, ni de religion, cadre maçonnique oblige ! 2 Ernst H. Kantorowicz : Les Deux Corps du Roi, Gallimard, Paris 1989, rééd. in Œuvres, Gallimard Coll. Quarto 2009, p.692-693, (p. 48-49 de l’édition originale anglaise de 1957). 3 Op. cité, Chapitre VI: De la continuité et des corporations , p. 843 et sq. (On continuity and corporations, p. 273 et sq. de l’édition originale). 1

Le double corps d'Hiram

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Le double corps d’Hiram ou

Le roi est mort… Le Maître reparaît aussi radieux quejamais

Jean-Bernard Lévy

Avant-propos : le titre : « Le double corps d’Hiram »

Le titre de ce travail fait évidemment référence aucélèbre ouvrage de Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, sous-titréEssai sur la théologie politique au Moyen Age1 (titre original The King’s TwoBodies. A Study on Mediaeval Political Theology). Pourquoi « double » etnon « deux » corps ? La réponse est dans le texte même deKantorowicz qui, dans le Chapitre capital pour notre travail,intitulé La royauté fondée sur le Christ, insiste sur la gemina persona,« le Christ est una persona, duae naturae… personne jumelle (twinperson) »2. C’est pourquoi, au moins pour Hiram, il nous asemblé préférable d’utiliser double plutôt que la traductionlittérale « deux ».

Pour rester dans la terminologie, il faudrait aussiinsister sur le mot corps (body). Pourquoi pas « personne »,utilisé en latin persona ? Ce terme est vague et surtoutcomplexe, insistant d’avantage sur l’apparence (masque), lareprésentation donnée, donc la personne au sens premier.Surtout, Kantotowicz va faire un long développement sur lescorporations3. Il écrit que le terme universitas provient du droitromain et désigne des corporations en général, « conjonction enun seul corps d’une pluralité de personnes », ou reprenantBalde « définir un populus comme ‘le rassemblement d’hommes en1 Nous ne traiterons pourtant ni de politique, ni de religion, cadremaçonnique oblige !2 Ernst H. Kantorowicz : Les Deux Corps du Roi, Gallimard, Paris 1989, rééd. inŒuvres, Gallimard Coll. Quarto 2009, p.692-693, (p. 48-49 de l’éditionoriginale anglaise de 1957).3 Op. cité, Chapitre VI: De la continuité et des corporations, p. 843 et sq. (Oncontinuity and corporations, p. 273 et sq. de l’édition originale).

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un seul corps mystique’ ou encore ‘quelque chose de global qui,aussi bien pour les personnes que pour les choses, contientintégralement ses éléments ou évoquer brièvement « unequelconque personne universelle’ »4 (et la Franc-maçonnerieuniverselle constitue bien un tel corps !). La Couronne,fiction juridique (et fiscale) qui traduit la continuité, etmême l’éternité, du corps politique du roi, est un exemple decet universitas, expliquera Kantorowicz au chapitre suivant, Le Roine meurt jamais5. Le mot corps, qui suggère l’incarnation,convient donc parfaitement à notre propos, comme nous leverrons plus loin.

4 Op. cité, p. 861.5 Op. cité, p. 881.

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Introduction

Ernst H. Kantorowicz, historien allemand d’origine juive,est né en Pologne en 1895. Il a été naturalisé américain et futprofesseur à Berkeley, puis à Princeton où il mourut en 1963.Il fut spécialiste des idées politiques du Moyen Âge. Il estcélèbre par deux ouvrages : sa biographie magistrale de FrédéricII écrite en 1927 et surtout Les Deux Corps du Roi, publié en 1957.Ces deux livres n’ont été traduits en français qu’en 1989.

C’est cette dernière et monumentale étude qui nousintéresse aujourd’hui. Elle se fonde sur « les Rapports dePlowden, écrits et rassemblés durant le règne de la reineÉlisabeth I », c’est-à-dire au milieu du XVIe siècle. En voicil’idée principale :

Le Roi a en lui deux Corps, c'est-à-dire un Corps naturel et un Corps politique.Son Corps naturel, considéré en lui-même, est un Corps mortel, sujet à toutesinfirmités qui surviennent par Nature ou Accident, à la faiblesse de l'enfanceou de la vieillesse, et aux déficiences semblables à celles qui arrivent aux corpsnaturels des autres genres. Mais son Corps politique est un Corps qui ne peutêtre vu ni touché, consistant en une société politique et un gouvernement, etconstitué pour la direction du peuple et la gestion du Bien public, et ce Corpsest entièrement dépourvu d'Enfance, de Vieillesse, et de toutes les autresfaiblesses et défauts naturels auxquels est exposé le Corps naturel, et pourcette raison, ce que fait le Roi en son Corps politique ne peut être invalidé ouannulé par une quelconque incapacité de son corps naturel6.

Kantorowicz va analyser les origines et les conséquencesde cette thèse. Nous nous proposons de voir si l'on ne peut pasappliquer celle-ci à la légende d’Hiram. En effet, on est tentéde résumer cette thèse, certes un peu sommairement, en unecourte locution: « le roi est mort, vive le roi » ; et l'ontrouve à la fin de la cérémonie d'élévation au troisième degrécette autre phrase à mettre en face : « Le Maître est retrouvéet il reparaît aussi radieux que jamais ». En d'autres termes,peut-on faire un parallèle entre la pérennité de la royauté à

6 Œuvres p.657.3

travers le corps mortel du roi et la transmission de lamaîtrise grâce à la légende d’Hiram ?

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Les présupposés

Lorsque le TVM, aidé de ses deux Surveillants, relèvel’impétrant, s’agit-il d’Hiram ou d’un nouveau Maître ? Hiramest-il ressuscité ? Renaît-il ? (Ré)incarne-t-il Hiram ? Qui nes’est pas posé la question ? La notion de fusion « mystique »proposée par certains, comme Philippe Langlet7, reste théoriqueet ne me satisfait pas pleinement car elle ne couvre pas tousles champs d’investigations de ce « mystère ».

La légende vécue par le futur Maître décrit la mortd’Hiram et c’est juste avant qu’il ne reçoive le premier coupque celui qui est encore compagnon se trouve incarnantl’architecte poursuivi par les trois « mauvais » compagnons. Ilfinit allongé dans le cercueil alors que le TVM poursuit lerécit8. Il est ensuite relevé par les cinq points parfaits dela maîtrise9. Simultanément, la lumière revient, tout se remeten ordre, se « réaxe » et le TVM prononce cette phrase : « LeMaître est retrouvé et il reparaît aussi radieux que jamais ».Le Temple, profané10 par l’assassinat du Maître, reprend sa7 Commentaire de Philippe Langlet : « Elle ne couvre pas tous les champs,certes, je l’admets volontiers, mais elle n’est pas théorique, car elles’inscrit dans la logique du « culte des saints » ou comme on veutl’appeler, culte du héros ou autre. Saint, c’est pour notre culture. Lecandidat touche le corps d’Hiram qui est ici, le « saint fondateur », ou lesaint révéré de la communauté, pour en tirer la force qui en fera unnouveau membre de celle-ci. En plus, je n’ai employé que « fusion », on aajouté le mystique après. Le candidat « renaît », parce 2e naissance, ouaccession à autre vie, mais Hiram reste mort. Le « plein » que constitue lenouveau maître ne peut exister que parce que le vide (la présence absente)est toujours « présent »… Le temple est plein du vide de la présencedivine. »8 Commentaire de Philippe Langlet : « Le candidat est passé du plan de laloge à celui de la légende, par le mystère de l’époptie, la mise en actethéâtralisée de la légende. C’est pour cela qu’il peut « incarner »l’architecte (en l’occurrence) d’une légende appartenant audit culte dessaints ».9 Commentaire de Philippe Langlet : « Non, il est relevé par le geste des 2officiers qui le hissent. Les 5 points n’interviennent qu’après, lorsqu’ilest entièrement debout, mais c’est l’habitude de dire comme ça ».10 Commentaire de Philippe Langlet : « Il n’y a pas de profanation !! Maisnon, mais non. Dans les mystères médiévaux, on voyageait dans les enfers,mais le parvis de l’église restait parvis de l’église, bien que le récit et

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forme « fonctionnelle » : il y a un nouvel, ou à nouveau, Hirampour diriger la construction du Temple - non pas la directionde la Loge puisque Salomon n’a jamais cessé ses fonctions !

Cette légende, divulguée en 1730 par Prichard (Masonrydissected11) a, selon toute vraisemblance été élaborée vers lesannées 1725 à partir de sources diverses. Mais même si l’onévoque le mythe de Noé à qui ses trois fils tentent d’arracherle secret, préfigurant ainsi le légende d’Hiram, la novation

la théâtralisation se situe dans les enfers/l’enfer. Ça, c’est fondé surl’idée que le 3e degré « désaxerait ». L’obscurité et la marche à reculonschangent l’axe, certes, mais uniquement celui du candidat, pas celui de laloge qui reste le lieu où se déroule la cérémonie et où les officiantssavent très bien se situer, néanmoins. Le candidat est « désaxé », comme tudis, parce qu’il aborde un monde à l’opposé du sien, qui reste le mondeordinaire. Il est dans les enfers (opposition haut/bas), mais pas lesofficiants. Il y a nécessairement conjonction de deux mondes, celui desofficiants et celui du candidat, au moment de la mise en œuvre du rite,puisque c’est par le rite que le dernier va passer dans le monde despremiers. En plus, ce n’est pas parce que les principaux Rits français affirment quel’on est « dans le temple », que ça change quelque chose. En l’occurrence,le temple est le lieu du mystère (jeu théâtral). Si c’était juste, lesautres Rits ne seraient pas maçonniques, car ils se jouent dans la loge. Cequ’on dit n’est pas forcément ce qui est vrai. Il faut que les conditionssoient les mêmes pour tous les Rits pour en tirer des bases de réflexionsolides. Je veux bien qu’on soit des fois dans le temple, mais le plussouvent c’est un abus de langage caractérisé. Donc, on est dans l’aire de jeu,qu’on appelle parfois temple, parfois non. Pendant la partie ad hoc durituel, je suis toujours maître et officiant, je sais où je suis, et cen’est pas dans un temple profané. La ré-axialisation intervient pour lecandidat quand son statut va changer. On doit d’ailleurs éteindre l’étoile àl’occident à ce moment-là. Mais le noir demeure encore un peu. Ainsi, le candidat ayant touché les reliques d’Hiram aura, par décision dela communauté, le droit de continuer la construction, mais il ne sera pasHiram lui-même. « Il ne peut y en avoir qu’un », comme dit le Highlander.Et ce un, ne peut qu’être mort : principe étonnant de la présence,permanente mais invisible. Quoi de mieux pour manifester cela que de le« tuer » au début du récit, pour le rendre absent ? Le « trône vide », dela puissance agissant pas un lieu-tenant. Le manque initial ne connaît pasde « profanation », me semble-t-il profondément. D’autant que le « temple »du récit n’est pas fini, donc pas consacré, et que c’est là que va êtreenterré Hiram, rendant présente l’absence par le corps. Seul un templeconsacré et être profané. Non ? Ça n’enlève pas de force à ton argument « profanation » mais m’a obligé à yréfléchir pour voir comment ça se goupille.

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semble bien la « résurrection » d’Hiram ou sa réincarnationdans un nouveau Maître. Nombre d’auteurs ont cherché àexpliquer la genèse de cette légende, notamment PhilippeLanglet12 et Roger Dachez13. Mais il est une piste qui semble nepas encore avoir été exploitée : celle de la thèse des DeuxCorps du Roi, très largement décrite dans ses nécessités, sesprésupposés, ses conséquences par Ernst H. Kantorowicz14.

Nous nous proposons de voir en quoi la thèse juridique desDeux Corps du Roi, qui prend naissance sous cette dénomination entout cas, et avec ses conséquences juridiques, vers les années155015, a pu inspirer plus ou moins directement les rédacteursdu rituel du 3e degré. Nous verrons en tout cas en quoi elleapparaît comme une explicitation licite et logique de lalégende d’Hiram. Nous apprécierons comment cette thèse qui,comme le rappelle Kantorowicz, trouve ces présupposés dans ladouble nature du Christ et dans les querelles théologiques despremiers siècles après J.-C., rapprochant ainsi le roi duChrist, incite à superposer, une fois encore, les figures duChrist et d’Hiram. Nous aurons aussi à rapprocher l’étudejuridico-historique de Kantorowicz des travaux d’Arthur-Maurice

On est, du côté candidat, dans un espace entre-deux (rite de passage), eton a conjonction, du côté offciants, de deux espaces simultanément (commentfaire autrement ?). Aucun des deux n’est faux. Seul le candidat patauge. Ona recréé les conditions de sa première entrée dans la loge ». 11 Samuel Prichard : Masonry dissected, 1ère éd. Daily Journal 2 oct. 1730.12 Philippe Langlet : Les sources chrétiennes de la légende d’Hiram, Dervy, 2009.13 Roger Dachez : Hiram et ses frères, Editions Véga, 2010.14 Commentaire de Philippe Langlet : « Elle apporte un complément àl’élaboration de la légende, sans contradiction avec les thèses de la« fusion mystique » (le candidat avec le « modèle » Hiram) et des profondessimilitudes du « héros » Hiram avec le Christ, le premier permettant uneapproche, non religieuse institutionnelle mais néanmoins liturgique, dusecond, une approche d’apprivoisement par le support d’une narrativité oùse déploie la dynamique initiatique et ainsi la transmission de sonenseignement. Pourtant, il n’y avait plus rien à découvrir… ». 15 E.H. Kantorowicz ; op. cité, p. 657 et 1006. Il semble que ce soit EdmundPlowden (1518-1585) qui ait émis, sinon cette thèse, du moins l’expressiondes « deux corps du roi » (King’s Two Bodies), sous le règne d’Elizabeth 1ère

à propos du statut du duché de Lancaster, propriété du roi Henry IVd’Angleterre.

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Hocart pour qui le rite primordial d’où dérivent tous les riteset, au-delà, les mythes, est celui du « roi mort »16.

16 Arthur Maurice Hocart : Social origins édité par Lord Raglan, Watts and co,1954 p. 22. Trad. Lucien Scubla, Jean Lassègue, et Mark Anspach : Aucommencement était le rite : de l’origine des sociétés humaines, Ed. La Découverte, Coll.Recherches, 2005.

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La thèse de Kantorowicz et ses démonstrations

Mais avant d’aller plus loin, rappelons ce qu’on entendpar les Deux Corps du Roi, et, reprenant l’étude de Kantorowicz,essayons de voir quand, où et pourquoi cette thèse a prisnaissance et en quoi elle peut éclairer la compréhension desrituels maçonniques.

Nous l'avons dit, c'est durant le règne de la reineÉlisabeth I d'Angleterre (1533-1603) qu’elle fut élaborée.Rappelons que celle-ci, surnommée the Virgin Queen, la reinevierge ; qui devint gouverneur de l’Eglise protestante, étaitla fille d'Henri VIII, le père fondateur de l’Eglise anglicane,et qu’elle régna de 1558 jusqu'à sa mort. C’est donc dansl'Angleterre protestante que prend naissance cette théorie. Et,comme le rappelle Kantorowicz, citant Maitland qui lui avaitinspiré cet ouvrage : « un Credo de la royauté, qui tienthonorablement sa place à côté du Symbole athanasien ». EtKantorowicz ajoute : « Indéniablement, dans les raisonnementsdes juristes des Tudor - ‘une personne, deux corps’ -, onentend l'écho des définitions bien connues du symbole… ‘Non pasdeux, pourtant, mais un seul … Un seul, non par conversion dela divinité en chair, mais par ascension de l'humanité en Dieu.Vraiment un seul, non par confusion la substance, mais parl’unité de la personne »17. Il est donc indubitable, etKantorowicz y reviendra longuement, on retrouve, dans cescontroverses juridiques, des échos des querelles des concilesdes premiers siècles de la chrétienté18. En résumé, explique17 Ibid. p. 66418 Au concile de Nicée de 325 sera adoptée la thèse de l’homoousios(consubstantialité) signifiant que le Fils est de même substance que le Père,alors qu’Arius, en opposition avec les trinitaires, affirmait que « si Dieuest divin, son Fils, lui, est d'abord humain, mais un humain disposantd'une part de divinité ». Plus tard Nestorius affirmera que deux personnes,l'une divine, l'autre humaine, coexistaient en Jésus-Christ. Cette doctrinesera considérée comme également hérétique par le concile d’Ephèse en 431.Depuis le premier concile de Nicée de 325 et celui de Chalcédoine de 451,le trinitarisme est la seule doctrine des grandes églises chrétiennes,catholique, orthodoxe et protestante, mais il existe un courant unitarienqui se définit comme « antitrinitaire » et nie la divinité de Jésus-Christ.

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Kantorowiz dans le chapitre La Royauté fondée sur le Christ, ilexisterait, dans le roi, comme dans le Christ, une part divineet une part humaine, « une personne mais deux corps ». Plusloin, l’auteur ajoute que « le roi apparaît comme le parfaitchristomimetes en ce qui concerne le pouvoir aussi, puisque sonpouvoir est le même que celui du Christ », pouvoir par lagrâce, alors que le pouvoir de Dieu l’est par nature19 (d’où,comme on le verra plus loin assimilation de tous les rois àSalomon, car il y a assimilation de Salomon au Christ. Ainis.Frederik II sera dit le Salomon du Nord).

Poussant plus loin, Kantorowicz développe un paradoxe enrappelant qu’il faut distinguer Jesus Christus (avec un Cmajuscule), l’Oint de l’Eternité, et Jesus christus (avec un cminuscule), l’oint dans le Jourdain. Jésus a donc sinon deuxcorps, du moins deux personnalités, ce que reproduira le roi.On peut, dès lors, comprendre les rapports de soumission deJésus, en tant que Fils de l’homme, devant Tibère, à la foishomme inique et aussi détenteur de la potestas divine de César,ce que Kantorowiczl résume ainsi : « C’est comme si la potestasde Tibère, que César, était auréolée alors que le Christ, danssa servitude humaine, demeure sans nimbe. Simultanément,cependant, l’inique Tibère en son corps naturel et individuelreste sans nimbe, alors que le Dieu incarné et individualisé,bien qu’un Deus absconditus, est nimbé même entant qu’homme »20.

Kantorowicz souligne encore que l’évêque, comme le roi,est « en esprit Christus et Deus ». Mais, ajoute-t-il, encitant à nouveau les Monumenta Germaniae Historica21 : « Le prêtre

Certains ont dit que Newton était unitarien ! Les querelles sur ce thème sepoursuivront, comme le rappelle Kantorowicz au VIIe siècle : il ne faut pasparler de « personne jumelle » mais de « deux natures en une seulepersonne » selon les conciles de 619 et de Tolède de 638 (ibid. p. 637-638)et le Christ a donc une « volonté jumelle ».19 Ibid. p. 692.20 Ibid. p. 694-695.21 Institut fondé par le baron von Stein en1819 et qui a édité uneimportante collection de recueils de sources écrites de l'Antiquité tardiveet du Moyen Âge.

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représente le reflet de l’office et de la nature inférieure,c’est-à-dire Son humanité ; le roi celui de l’office et de lanature supérieure, c’est-à-dire Sa divinité »22. Le pape a doncaussi un corps politique et un corps naturel. Déjà, rappelle-t-il, saint Augustin avait écrit : « C’est une chose qu’il serve(Dieu) parce qu’il est homme, et s’en est une autre qu’il serveparce qu’il est roi »23. Kantorowiz rappelle que l’iconographiede la fin du 1er millénaire « montre l’empereur dans la maiestasdu Christ, sur le trône du Christ, tenant sa main gaucheouverte et vide comme celle du Christ, avec la mandorle duChrist, et avec les symboles animaux des quatre évangiles quisont presque inséparables des portraits du Christ en majesté»24.

Avant d’aller plus avant dans le développement de la thèsede Kantorowiz, il est bon de souligner, ce qu’il semble de pasavoir été vu, les rapprochements possibles avec les thèsesgnostiques : il y a, dans le roi, comme dans tout homme, unepart impure, corporelle et une part divine, spirituelle plus oumoins étouffée dans la matière25. En matière initiatique, nousle savons. Bien plus, l’initiation a pour objet de faireémerger cette étincelle de pureté, de faire que l’esprit soitmaître de la matière et non plus son esclave. En ce sens touthomme, à l’image du roi et du Christ, a donc deux corps, unmatériel et un spirituel. Les épreuves initiatiques, au-delàd’une mort approchée et vécue, sinon réelle, ont pour objet defaire émerger la part divine : « tout se désunit, la chairquitte les os ». On comprend aussi mieux certains titres« ronflants » : chaque initié doit devenir, par son parcours,roi de son royaume intérieur, régner sur lui-même, être le

22 Ibid. p. 696. 23 On pourrait aller plus loin et citer la célèbre confrontation des guelfeset des gibelins, des tenants de la primauté de la papauté sur l’empire etinversement, mais cela nous éloignerait de notre propos. Kantorowicz,laudateur et biographe de Frédéric II, ne cache jamais son choix :l’empereur a toujours le pas sur le pape.24 Ibid. p. 702 et 703.25 Note de Philippe Langlet : C’est le « pécheur » de saint Augustin.

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prince de son corps spirituel, remonter vers son principe, evarchè.

Reprenons certaines des idées force de Kantorowicz quivont nous aider à conforter notre propos. Il fait une analyseserrée des thèses juridiques qui ont conduit à poser enAngleterre cette théorie des « deux corps ». Après avoir montél’analogie entre la figure du roi et celle du Christ, dans lechapitre suivant, La royauté fondée sur la Loi, il montre lesdifférences juridiques ente le pouvoir du pape et du roi, entant que vicaire du Christ. Son propos, bien évidemment centrésur les origines médiévales de la thèse du « double corps »,est de montrer que « l’idée de prêtrise royale est fondée surle droit et qu’à la fin du Moyen Âge : on passe « d’une royautéliturgique… à la royauté de droit divin »26. Au haut Moyen Âgele roi était en effet « gemina persona, humain par nature etdivin par grâce »27. Il cite à maintes reprises Henry deBracton (1210-1268), auteur d’un des plus vieux traité droitanglais, De Legibus et Consuetudinibus Angliae, et Azon, le maître decelui-ci, qui, reprenant le droit romain, affirmaient que « lepeuple avait transféré à lui (le roi) tout son pouvoir et sonautorité », c’est la lex regia2829. Il souligne que le moine Huguesde Fleury écrivait vers 1100 que « le roi à l’intérieur de sonroyaume, semble occuper la place de Dieu le père et l’évêquecelle du Christ »3031. Il reste là encore cher aux idées de son« idole » Frédéric II : la suprématie de l’empereur sur lepape, comme Dante, soutien des Gibelins contre les Guelfes. Etil s’appuiera, comme on le verra plus loin sur l’œuvre de ce

26 Ibid. p. 732.27 Ibid. p. 729.28 Ibid. p. 768.29 On voit là aussi les sources du Léviathan, cher à Thomas Hobbes (1651) etun des pères des théories contractualistes.30 Ibid. p. 774.31 Note de Philippe Langlet : d’où la structure des articles d’Anderson, le1, Dieu, le 2, le magistrat inférieur, l’État

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dernier dans le Chapitre VIII, le dernier : La royauté centré surl’homme : Dante32.

Mais auparavant, Kantorowicz insiste longuement sur lesanalogies entre pape et empereur. Il écrit ainsi : « Sous lapontificalis miestas (majesté pontificale) du pape qui s’intitulaitaussi ‘Prince et vrai empereur’, l’appareil hiérarchique del’Eglise romaine avait tendance à devenir le parfait prototyped’une monarchie absolue et rationnelle, basée sur un fondementmystique, alors qu’au même moment l’Etat avait de plus en plustendance à devenir une Eglise ou une corporation mystique surbase rationnelle »33.

Et Kantorowicz va alors développer le problème decontinuité qui « se cache derrière le concept des ‘deux corpsdu roi’ » en introduisant la notion justement de corporation34. Ilrevient longuement sur l’évolution de la conception chrétiennedu temps, de l’éternité, donc du commencement, qui a évolué desaint Augustin à saint Thomas. Apparaît ainsi « la maximeEcclesia nunquam moritur (l’Eglise ne meurt jamais) »3536 Pour cela,il a fallu l’introduction, dans la pensée juridique, de lanotion de « personnes ‘morales’ ou ‘intellectuelles’… à peinedifférentes d’universaux que les nominalistes se plaisaient àappeler fictiones intellectales ». Ainsi, il peut affirmer :« Universitas non moritur », universitas étant un terme de droit romainqualifiant les corporations3738. L’universitas se développe dans lasuccession. Et Kantorowicz cite à l’appui Bartole39 : « Rien ence monde ne peut être perpétuel…, si ce n’est par le moyen de

32 Ibid. p. 962 et sq.33 Ibid. p. 793-794 (Chapitre V : La royauté fondée sur la Politia).34 Ibid. p. 843 (Chapitre VI : De la continuité et des corporations).35 Idée que reprend volontiers à son compte le Suprême Conseil.36 Ibid. p. 855.37 Ibid. p. 860-81.38Note de Philippe Langlet : Et l’université est d’abord la corporation desclercs.39 Bartole est un jurisconsulte italien (1313-1357), célèbre pour sa théoriedes statuts, différenciant ce qui est afférent aux biens et aux personnes

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la substitution »4041. Nous savons aussi comme cela s’applique àla franc-maçonnerie42. Bien sûr, notamment en matière deroyauté, se pose le problème des « interrègnes » : il fautassurer la « continuité dynastique »43. L’artifice aussi biendes légistes anglais que français du Moyen Âge, a étél’introduction, vers 1150, d’un « universitas », le Couronne« invisible »44, utilisé en Angleterre essentiellement au sensfiscal45. Ceci va compléter la conception temporelle de laCouronne royale, en y ajoutant celle d’inaliénabilité46. Si leroi et la Couronne sont inséparables, ils diffèrent, cettedernière symbolisant en effet plus le corps politique etobéissant de ce fait au régime applicable aux mineurs, au mêmetitre que la republica des empereurs Dioclétien et Maximien47. Ilva y avoir alors en cette période une ambiguïté du fait del’amalgame entre la continuité dynastique du corps naturel etle caractère perpétuel de la Couronne, corps politique, ce quifera dire à « Sir Francis Bacon que le roi et la Couronneétaient ‘inséparables bien que distincts’ »48.

Le roi est donc tuteur de la Couronne, mais pour biencomprendre comment on parvient à la notion des deux corps duroi en Angleterre sous les Tudor, il faut faire intervenir unetroisième notion, celle de Dignitas, complémentaire à celles deroi et de Couronne, qu’il faut distinguer de l’Officium. LaDignitas prend une fonction corporative aux yeux des légistes du

40 Ibid. p. 863.41 Note de Philippe Langlet : « La substitution est en fait un moyen deperpétuation. » 42 Un rituel d’installation du collège des officiers indique ainsi à la finde celle-ci : « Tous les pouvoirs sont ainsi transmis sans que lefonctionnement régulier de cette Respectable Loge ait été interrompu unseul instant. Les ouvriers se relèvent et se remplacent. Le TravailMaçonnique se poursuit inlassablement. »43 Ibid. p. 869.44 Ibid. p. 883.45 Note de Philippe Langlet : et le fisc est l’émanation du roi puisqu’illui fournit les moyens d’agir46 Ibid. p. 887.47 Ibid. p. 902-903.48 Ibid. p. 908-909.

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Moyen Âge, elle est donc immortelle. Dignitas quae non moritur,universitas (une corporation) quae non moritur49. Les juristes vontalors utiliser une figure que les maçons connaissent bien,tirée de l’art chrétien, comme de l’art païen, celle du Phénix,oiseau qui est à la fois « son propre père et son proprehéritier », selon Lactance. « Père et fils sont une seule etmême personne selon la fiction du droit » et dans le « conceptde Dignitas l’espèce et l’individu coïncident », « le dignitairea une double personnalité »50. Le phénix sera utilisé enAngleterre sur des pièces et des objets, par exemple commeemblème de la reine Elizabeth Ière ou pour « affirmer, contre leLord Protecteur et le Commonwealth, la perpétuité de la royautéhéréditaire »51.

Cela va se traduire alors concrètement par l’adoptiond’une formule bien connue : « le roi est mort, vive le roi »52.Elle s’accompagnera d’un nouveau rite funéraire avecl’apparition des effigies en 1327 avec l’enterrement d’EdouardII : on place sur le cercueil une représentation du roi portantles insignes de souveraineté : l’effigie personnifie la personaficta, la Dignitas. Cette coutume s’implanta en France avecl’enterrement du roi franco-anglais, Charles VI, en 1422. Lelégiste Grégoire affirmera alors : « La Majesté de Dieuapparaît dans le Prince extérieurement pour le service dessujets ; mais intérieurement demeure ce qui est humain ». Il y aalors juxtaposition du lugubre (le roi mort) et le triomphal(exaltation de l’effigie)53. Kantorowicz conclut ce chapitre

49 Ibid. p. 910-913.50 Ibid. p. 914-918.51 Ibid. p. 929.52 Ibid. p. 928.Les cris « Mort est le Roy Charles », « Vive le roi Henri » sont pour la première foispoussés au moment de l'inhumation de Charles VI en 1422 et permettent letransfert instantané de cette dignité à son successeur, le roi Henri, enfrançais, langue des aristocrates anglais. Le cri Le roi est mort, vive le roi (oulongue vie au roi) ! apparaît pour la première fois dans sa forme impersonnelleaux funérailles de Charles VIII de France en 1498. Elle sera repriseultérieurement en France.53 Ibid. p. 935-944.

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par ces mots qui ont un sens profond pour le maçon : « Puisquela vie n’a de sens que dans la perspective de la mort, et cellede la mort dans celle de la vie, la vitalité bruissante ducraquement des os54 de la fin du Moyen Âge ne paraît pasdépourvue d’une certaine sagesse profonde. Ce qu’on fit, ce futla construction d’une philosophie qui rendit transparente uneimmortalité fictive par l’intermédiaire d’un homme mortel »55.N’est-ce pas là ce qui sera repris avec Hiram !

Francis Bacon pourra alors affirmer : « Dans le roi il n’ya pas seulement un Corps naturel, ou seulement un Corpspolitique mais un corps naturel et un corps politiqueensemble : corpus corporatum in corpore naturali, et corpus naturale in corporecorporato »56. Si, pour Kantorowicz il ne fait pas de doute quele courant christologique parcourt le langage des juristes duXVIe siècle, on ne parle pas des « Deux Natures » du roi, maisdes « Deux corps », surtout parce que les théologiens depuis le XIIe siècle, parlaient des « deux corps » du Christ57.

Kantorowicz va alors montrer en quoi la théorie de « deuxcorps du roi » est spécifiquement britannique et s’applique malà la France : la continuité y est assuré par « le Parlementanglais (qui) n’a jamais été une persona ficta (personneconstante) ou persona repraesenta (personne représentée) maistoujours un corpus repraesentans (corps représentant) bienréel »58. Ainsi lors de la décapitation de Charles Ier, prononcépar Cromwell en 1649, n’a pas interrompu la continuité de laroyauté, maintenu par le Parlement. En France, le rôle duParlement de Paris, Cour suprême de France, se pose en corpsmystique, comme « le vrai trône, la splendeur et la majesté duroy lui-même »59. Il n’en sera pas toujours de même avec ladestitution et la fin, avec Louis XVI, de la monarchie absolue

54 Référence aux danses macabres qu’il a commentées plus haut55 Ibid. p. 952. C’est nous qui soulignons.56 Ibid. p. 953.57 Ibid. p. 954-956.58 Ibid. p. 959. On notera que ceci peut s’appliquer à la loge maçonnique !59 Ibid. p. 810.

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française. En France, comme en Europe continentale, la notionde double corps, là, n’avait plus guère de sens. Kantorowiczécrit ainsi : « La France, par exemple, bien que pleinementconsciente des diverses manifestations de la Dignité immortelleet du roi individuel, en arriva à une interprétation de laroyauté absolue60 telle que les distinctions entre aspectspersonnels et aspects suprapersonnels étaient rendus floues,voire éliminées » 61 62.

Le modèle humain reste au centre de la « norme », va alorsmontrer Kantorowicz. : « l’homme est l’instrument del’humanité ». Et cela, il va, dans le chapitre VII, La royautécentré sur l’homme : Dante, analyser les théories politiques decelui-ci selon lequel l’empereur tient son pouvoir de Dieudirectement et non par l’intermédiaire du pape (IIIe livre dela Monarchie)63. Mais la norme reste l’Homme, aussi bien pourle pape que pour l’empereur : « La capacité ‘Etre homme’… estl’office de très haute responsabilité de l’homme enversl’Humanité, office égal par le rang, la responsabilité etl’universalité au papatus et à l’imperiatus et paré d’une Digniténon moins éternelle que celle de l’empereur ou du pape : laDignité de l’homme », tel est l’optimus homo de Dante64. Pour

60 Ce que la célèbre formule de Louis XIV : « l’Etat, c’est moi » souligneau mieux : il y a personnification, individualisation à l’extrême de lafonction, donc indissociation impossible des deux corps.61 Ibid. p. 958.62 Commentaire de Philippe Langlet : « Pourtant dans la conceptionfrançaise, comme anglaise, du Roi, c’est le lieutenant de Dieu avec pouvoirde guérison, voir Bloch, le roi thaumaturge. C’est très différent del’empereur germanique ou grec, qui n’a pas ces pouvoirs. On dit aussi, leroi est mort, vive le roi, à la mort d’un souverain français. La continuitéexiste, mais sans parlement. Que penses-tu de l’installation dans une loge enactivité lorsque l’installateur proclame la vacance des offices ? Le Maîtreinstallateur prend la place vacante du VM en exercice (même si c’était lui)et renouvelle le monde. Il assure la continuité à un moment dediscontinuité. Il représente le principe toujours présent en arrière-planqui ne se manifeste qu’au moment opportun ». 63 Ibid. p. 962-990.64 Ibid. p. 968.

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Kantorowicz, le modèle humain à « imiter », c’est Adam quipréfigure le Christ.

L’Epilogue du livre de Kantorowicz commence logiquementpar cette citation de Francis Bacon : « Tous les préceptesconcernant les rois sont en fait inclus dans ces deux rappels :Memento quo es homo, et Memento quod es deus, ou vice Dei » (Souviens-toi que tu es homme. Souviens-toi que tu es Dieu ou lieutenantde Dieu). Bien sûr, ceci fait référence à l’imperator romain,dieu vivant qui, allant du Champ de Mars au Capitole, recevaitd’un esclave ce rappel : « Regarde derrière toi. Rappelle-toique, tu es un homme », mais aussi au psaume LXXXI, 6 : « Vousêtes des dieux » 65. Toutefois, Kantorowicz conclut qu’« endépit, donc de certaines ressemblances avec des concepts païensdispersés (tels les pharaons ou les empereurs romains parexemple), les deux corps du roi sont bien un produit de lapensée théologique chrétienne et, par conséquent, ilsreprésentent une étape de la théologie politiquechrétienne »66.

Pour résumer l’œuvre dense, argumentée et complexe deKantorowicz, on peut dire le roi est doté d’une naturecorporelle, corruptible, ayant une naissance, une vie, une mortet soumise à tous les accidents de la vie et, à côté, d’uncorps qui perdure à travers les générations, assurant sansdiscontinuité aucune, le principe de royauté. Ainsi, « le Roiest mort, vive le Roi »67. Cette conception essentiellementanglaise s’impose dans le siècle qui précède l’éclosion de lafranc-maçonnerie spéculative à la fin du XVIIe et au début duXVIIIe siècle. Elle repose sur une conception chrétienne quifait du roi un lieutenant du Christ, doté donc des mêmes65 Ibid. p. 991.66 Ibid. p. 999.67 Commentaire de Philippe Langlet : « Le support visible du principe estmortel, corruptible, aléatoire et discontinu, il « incarne » le principequi est continu, intangible, immortel, mais non visible. Dit comme ça, çaressemble à la thèse de Stargate où Apophis s’empare du corps de mortelspour s’assurer une forme d’immortalité. Mais bon !, je regarde trop defilms ».

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attributs, au même titre que les empereurs du Saint-Empire etque les papes. Rappelons que le roi d’Angleterre est aussi chefde l’Eglise anglicane. Mais, en dépit des réticences deKantorowic, on peut y voir aussi des antécédents dans laconception divine des empereurs romains ou des pharaons.

Mais au cours de ce rapide survol de cette étude, nousavons vu d’autres allusions, explicites, implicites et mêmesans doute ignorées de l’auteur lui-même, à laquelle le maçonne peut qu’adhérer. Ainsi le roi est avant un homme qui se doitd’être digne et l’on pense parfois à la conception gnostiquequi fait de l’homme un composite de matière et de forme divine.

Retour sur Hiram

Ainsi posé, un rapprochement semble s’imposer entre Hirammourant dans son enveloppe charnelle et son immortalité en tantqu’éternel architecte du Temple, dans lequel est fusionnéchaque nouveau Maître, malgré sa précarité, sa proprevulnérabilité, sa propre finitude. Une différence toutefoissemble séparer la légende maçonnique de la thèse juridique :dans le cas du Roi, il n’y a simultanément qu’un titulaire du« second corps » alors qu’Hiram semble être incarné parplusieurs Maîtres simultanément (et/ou successivement). Ceserait oublier que le temps « sacré » ne connaît pas leslimites du temps profane68.

Cette lecture de la légende d’Hiram explique comment onpeut penser que le parcours maçonnique semble pouvoir s’arrêteret pourquoi il se continue dans les loges de Perfection, après

68 Commentaire de Philippe Langlet : « En effet, le « principe » Hiram resteimmuable : c’est ce qui permet à chaque nouveau candidat de rejouer lapartie de la légende conjointe à la partie adéquate du rite de passage. Ceprincipe doit rester immuable et toujours présent, car c’est à cette seulecondition que les candidats suivants pourront trouver la « force » ou laprésence du saint qui va les régénérer et les faire passer du niveau humainde candidat en parcours de transformation à candidat transformé et devenu,par l’accès au niveau spirituel, Maître Maçon. Si Hiram « renaissait » dansle candidat, ça ne se ferait qu’une fois : pas de re-naissance multiples !,sauf si le principe ne bouge pas de là où il est ».

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une sorte de rupture qui heurte certains69. Dans les degréssymboliques, au 3e degré plus nettement, le maître maçon, commele roi, a deux corps, son enveloppe charnelle et son corpsimmatériel, Hiram70. Dans les degrés de Perfection, l’initié nepeut plus se parer du corps virtuel d’Hiram : il n’a plus quesa propre identité71. On notera que les premiers « hautsgrades », apparus sans doute à Londres (Scot Masters) vers lesannées 1730, donc peu après la légende d’Hiram, repose sur lareconstruction du Temple par Zorobabel et le thème de la voûte.Ces grades qui formeront la trame des premiers side degree (ArcheRoyale et Installation du Vénérable dans sa version anglaiseinitiale) ne parlent plus de la mort d’Hiram et du Temple deSalomon72. Les prolongements de la légende d’Hiram quifoisonneront vers les années 1740-1750 ont, semble-t-il, étédes créations « continentales, là où la théorie des « DeuxCorps du Roi » n’avait pas de sens ou, du moins, pas la mêmeimportance. Les autres side degrees britanniques, même s’ils sesituent à l’époque salomonienne, ne remettent pas en cause ledouble corps d’Hiram, que ce soit la Marque ou les degréscryptiques.

69 Commentaire de Philippe Langlet : « En réalité, dans les premiers rituelsmaçonniques, il n’y avait pas de hiatus : la totalité du grade tel qu’ilavait été conçu puis développé a été coupé en parties permettant deconstruire les grades dits de perfection. Coupé en parties qui serontembellies et développées indépendamment. Le parcours actuel semble doncs’arrêter, encore que ce ne soit que la vision que l’on en donnehabituellement et qui doit pouvoir s’effacer si l’on analyse un peu plusavant le grade du Maître comme tel ». 70 Commentaire de Philippe Langlet : « Je ne crois pas. Hiram est bienimmatériel, mais n’appartient pas au candidat. Il reste toujours intact :c’est la condition permettant de rejouer la même partie à chaque fois : ilfaut qu’il soit toujours là ».71 Commentaire de Philippe Langlet : « Il a fusionné avec Hiram, mais il ne lesait pas complètement, il a l’outil mais pas nécessairement le moded’emploi, ou la parole mais pas le droit d’usage ».72Commentaire de Philippe Langlet : «  Pour l’installation anglaise enparticulier, on est après la mort d’Hiram, puisque c’est Adonhiram quisalue Salomon, mais le chantier est visiblement terminé. À la Marque, lechantier est suspendu, même si Adonhiram est présent. À l’Arche, on estailleurs, puisque le temple est devenu souterrain ».

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Cette objection majeure, l’unicité du roi et lamultiplicité des maîtres, n’a pas de valeur si l’on considèreque le parcours de chaque initié est unique et forme à lui seulun tout. « Vous serez comme des dieux » propose le Serpent dela Genèse (Gen 3, 5). L’initiation propose simplement de nousélever, donc de faire émerger la part divine, immortelle quiest en chacun. L’adepte, pas plus que le roi ne détient lacontinuité de la fonction, mais il lui est donné, de son vivantd’accéder à un instant d’immortalité, de pérennité. N’oublionspas que nous sommes dans le temps sacré, hors du temps et descontingences banales.

Bien plus, les analogies entre le roi et le Christ, entrele roi et le phénix, sont transposables à l’impétrant. On saitqu’Hiram est une figure qui évoque le Christ (tout comme lephénix). Ce qui est à peine perceptible pour certains devientpatent quand on compare les 3e et 18e degrés du R.E.A.A. Lacomparaison devient plus que licite si l’on admet que dans laconception anglaise du XVIIe siècle, l’identification au Christ,la fonction de lieutenant de Dieu sur terre n’est pas un tabou.N’oublions pas que l’ancienne parole du Maître (cf. Le secret desmaçons trahi de l’abbé Pérau de 1745) est Jehova, que la lettre Gsignifie d’abord et avant tout God.

Mais quid de Salomon, celui qu’incarne le VénérableMaître ? N’est-il pas, par sa fonction royale, le légitimereprésentant de la loi divine, donc de Dieu ? Ne serait-on pasalors, suivant certains aspects de la pensée de Kantorowicz,quand il dissocie le Père du Fils, d’accorder à Hiram, àl’adepte accompli, la place du Fils et à celle de Salomon,l’initié-initiant celle du Père. Les Anciens Devoirs, comme lemanuscrit Cooke (1410 environ), font de larges références à laTrinité73 : « … la puissance du Père du ciel, et la sagesse duFils, la grâce et la bonté du Saint Esprit », Wisdom, Strength and73 Traduction d’Edmond Mazet in Franc-Maçonnerie, op. cité. On trouve déjà làla trilogie Force (ou puissance) du Père, Sagesse du Fils et Beauté (grâceou bonté) du Saint-Esprit ! En anglais moderne, on dit : Wisdom, Strength andBeauty.

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Beauty, nos trois grandes colonnes qui symbolisent… Salomon, leroi Hiram de Tyr et Hiram-Abif dans certains ritesmaçonniques74.

Kantorowicz insiste, on l’a vu, sur une notion essentiellepour comprendre la parcours initiatique : on ne peut comprendrela vie que par la mort et réciproquement. C’est là aussi unsens de la légende d’Hiram, comme multiples symbolesmaçonniques : Schibboleth, « si le grain de meurt »…

La chaine des initiés, comme celle des rois, s’inscritdans une généalogie, une continuité sans faille, on l’a vu,s’évertuant à une construction, toujours inachevée, comme latapisserie de Pénélope, mais où le rôle de chacun estindispensable, un hic et nunc, ici et maintenant perpétuel. Onest bien dans la conception du temps qui émerge au cours duMoyen Âge, comme le montre Kantorowiz.

La Saint-Empire occupe une place de choix dans le R.E.A.A.Il est le modèle de la cité idéale, une autre figure de laJérusalem céleste, l’accomplissement au plan collectif duparcours initiatique. On sait la place importante de la figurede l’empereur dans l’œuvre de Kantorowicz. Il a consacré enoutre une importante biographie au roi Frédéric II deHohenstaufen (1194-1250), immense érudit, qui fut l’un de ceuxqui portèrent les valeurs du Saint-Empire romain-germanique auplus haut. Dans les Deux corps du roi, on trouve en permanence desallusions à cette vision d’une organisation d’un monde« idéal ».

Au commencement était le rite

Au commencement était le rite : de l’origine des sociétés humaines (Socialorigins), tel le titre de l’ouvrage posthume d’Arthur MauriceHocart (1883-1939)75, paru en Angleterre en 1954, que nepouvait donc pas connaître Kantorowicz, même si les thèses qui74 Voir aussi Les Trois Coups distincts (séparés), 1ère éd.1760.

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y dont développées sont présentes dans les précédents ouvragesde cette auteur, par exemple Kingship paru à Londres en 1927,oùsont décrites les diverses cérémonies d’installation et deconsécration du roi, ce que l’on a appelé le sacre royal76. Lescénario de base est le suivant : « Le roi est censé mourir aucours de la cérémonie et renaître en qualité de dieu. Ilobserve le jeûne, et son peuple le silence, pendant une périodede réclusion77. Après une période de désordre rituel, il revêtune tenue cérémonielle (c’est l’investiture proprement dite),reçoit une ou plusieurs onctions, pendant qu’une victime estmise à mort (c’est le liminaire ou encore la communitas deTurner78), et il est acclamé par son peuple. Il est couronné etla reine est consacrée avec lui. Il prend symboliquementpossession du monde en montant sur le trône, et il fait troispas qui représentent l’ascension du soleil. Il s’empare de sonroyaume en accomplissant un tour cérémoniel »79 (c’est la post-liminaire). Hocart montre ensuite que ce modèle a servi de baseà d’autres rituels : installation du prêtre, rite d’initiationou de passage de jeunes gens. « L’ordination est une sorte devariante du couronnement, et révèle une proximité intéressanteentre les fonctions de roi et celles de prêtre, dontHocart montrera plus tard, dans Rois et Courtisans, qu’elles

75 Arthur Maurice Hocart : Social origins édité par Lord Raglan, Watts and co,1954. Trad. Jean Lassègue, avec la collaboration de Mark Anspach, préfacede Lucien Scubla : Au commencement était le rite : de l’origine des sociétés humaines, Ed.La Découverte, Coll. Recherches, 200576 Voir aussi Jean-Pierre Bayard : Le sacre des rois, La Colombe Editions duVieux Colombier, coll. Pleins Feux, Paris 1964.Jean Hani : La royauté sacrée – Du pharaon au roi très chrétien, Guy Trédaniel éditeur,Editions de la Maisnie, Paris 1984.77 Il s’agit en quelque sorte de ce que Arnold van Gennep (Les rites de passageÉtude systématique des rites, Emile Nourry, 1908. Reprint de l’édition de 1909augmentée en 1969. Mouton and Co et Maison des Sciences de l’homme, A. J.Picard, Paris 1981) nommait la phase préliminaire.78 Victor W. Turner : The Ritual Process. Structure and Anti-Structure, Adline,Chicago1969 ; traduction française Le phénomène rituel. Structure et contre-structure,PUF, Paris, 1990.79 Arthur Maurice Hocart : Au commencement était le rite : de l’origine des sociétéshumaines, p. 13.

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proviennent d’une sorte de dédoublement rituel… »80. Hocartmontre que « …le sacrement, le mariage est d’abord un privilègeroyal, mais il est ensuite étendu aux dignitaires de la cour,puis finit par gagner, de proche en proche, toutes les couchesde la société… l’imitation des grands, autrement dit lesnobisme, joue un rôle capital dans la diffusion des coutumeset la formation de sociétés culturellement homogènes. Et on lesait le mythe n’est qu’ « habillage » du rite, celui d’Hiram enest un parfait exemple, avec mise à mort avant la consécration.

Peut-on faire un rapprochement entre les thèses d’Hocartet l’analyse juridique de Kantorowicz. Sur le plan factuel ceserait audacieux, bien évidemment. Si dans la réalité et lecontexte historique qu’étudie ce dernier, il n’est question dela mort du roi que pour affirmer la continuité de la royauté etpermanence de la Dignitas (et de la Couronne), il n’en demeurepas moins que la ritualisation du sacre, de l’enterrement, dela fonction même royale sont entièrement contenus dansl’analyse d’Hocart. Bien plus l’aspect on ne peut plus éphémèrede la fonction royale incarnée pour celui-ci, souligne, s’ilétait besoin, la nécessité de la permanence du corps politique.Une analyse serrée serait ici trop longue mais serait sansdoute utile pour comprendre la place de l’initié, figure iciroyale, dans la conception sacrée du monde.

Bien sûr la figure idéale semble alors être celle du« trône vide », reprise de la notion de parousie christique. Leroi absent !

Immunité présidentielle

Permettez-moi, avant de conclure, d’en venir à desconditions qu’on jugera peut-être triviales : la fonctionprésidentielle, en France notamment, et en premier lieu lanotion d’immunité présidentielle. On confond souvent régner etgouverner (auctoritas et potestas). Dans certains régimes, il y aun roi, en général héréditaire, en Grande-Bretagne, en Espagne,

80 Ibid. p. 13.24

en Belgique. La différence est claire : le roi est effigie, ilreprésente son pays, il règne mais ne gouverne pas. En d’autrespays il y a un régime dit présidentiel, aux USA par exemple.Aujourd’hui en Allemagne il y a un président de la Républiquefédérale (Bundespräsident ou Bundespräsident der BundesrepublikDeutschland) qui est le chef de l’État de la République fédéraled’Allemagne, et qui assume, comme le roi d’Espagne, une chargeessentiellement honorifique, qui propose au Bundestag uncandidat à la fonction de chancelier fédéral, actuellementmadame Angela Merkel. De même en Israël le président de l'Étatdispose de prérogatives essentiellement de représentation etc’est le Premier Ministre, aujourd’hui Benjamin Netanyahu, quidirige effectivement le pays.

En France, comme dans ces autres pays, il y a, depuis lesannées 1848 (à quelques périodes de suspension près) unPrésident de la République et un Premier ministre ou Présidentdu Conseil. Il était encore sous la IVe République plus uneeffigie de type « royal » qu’un gouvernant mais avec la Ve

République, la « donne » a changé car le Président de laRépublique ne se contente plus de régner, il tend aussi àgouverner. Le régime se présidentialise dit-on. Ainsi ce n’estpas le Premier Ministre qui parle avec le Chancelier allemandou son homologue israélien mais le Président de la République.Confusion des genres ? Il n’est pas question de faire d lapolitique mais de la philosophie politique, enfin d’essayer !

Quoiqu’il en soit, le Président de la République,successeur du roi, incarne, doit incarner, la continuité de laFrance. Il est donc logique qu’on lui accorde un « doublecorps », qu’il soit à la fois l’homme charnel, « corruptible »au sens biologique et le corps politique au-dessus des lois,donc soumis, dans la charge de ses fonctions, a une immunité.C’est dans la logique de Kantorowicz, même si celui-ci pensaitque cela était valable en Angleterre est plus discutable enFrance… du fait de l’absolutisme du régime depuis Louis XIVessentiellement. Effectivement il a montré le rôle essentiel duParlement anglais pour étayer la thèse des deux corps, nousl’avons vu, essentiel pour justifier et maintenir la continuitéde l’Etat : l’exécution de Charles 1er en 1649, et lanomination d’Oliver Cromwell (1599-1658) comme Lord Protector,n’ont pas empêché, on l’a vu, la royauté anglaise de perdurer.

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Bien sûr il faut alors que le président de la République,le substitut du roi en quelque sorte, renonce à être banal,ordinaire dans son comportement (c’est facile dans les pays oùson rôle d’ « inaugurateur de chrysanthèmes » ne le met enpermanence sous les feux des projecteurs de l’actualité).Régner n’est pas une fonction commune. Il faut toujours bienséparer les deux corps, le politique et le corruptible,l’effigie qu’on expose, comme il a été vu, même après la mort,et le côté humain, trop humain des passions, des désirs qu’ilfaut apprendre, en roi encore plus qu’en initié, à combattre età maitriser81.

Conclusion

Le texte dense, touffu, très documenté d’Ernst Kantorowiczlui a fallu une avalanche d’éloges. Il ne fut mis à ladisposition des lecteurs français que tardivement, 26 ans aprèssa mort !82 Et il reste, malgré tout, peu connu desfrancophones et peu « exploité » par les chercheurs83. L’auteurest un historien « authentique », qui n’a pas hésité à selancer dans une recherche juridique complexe, l’obligeant àreprendre des études de droit médiéval.

Il n’en reste pas moins que le maçon y trouve et de la« matière » et des interrogations. Kantorowicz, de par le thèmemême de sa thèse, ne peut se sortir de maintes ambiguïtés. Iltraite en scientifique, de problèmes juridiques dont lesfondements sont, sinon irrationnels, du moins du pur domaine dela foi. Traiter du roi comme d’un dieu, comme du Christ ou mêmedu Père, c’est aborder un domaine que la seule raison ne peutcirconscrire. De plus il étudie les problèmes de droit à uneépoque où la philosophie, ses rapports avec la théologie,basculent. On abandonne la scholastique et l’on tend à oublierles Idées et Universaux, chers à Platon, pour un nominalisme81 Lire à ce propos : Céline Bryon-Porte : Les mutations de la fonction présidentielle :du rôle de la communication médiatique dans le mort des deux corps du souverain. Le conceptde « trône vide » évoqué plus haut s’applique ici à merveille.82 Comme Arnold Van Gennep ou Wladimir Propp !83 Egalement comme Arnold Van Gennep ou Wladimir Propp !

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« franciscain » (Guillaume d’Occam), ce qui permet des’affranchir au passage de la primauté du pape et de l’Egliseromaine (merci Dante !). Et ces appuis historiques font bienl’affaire de l’Angleterre anglicane ou protestante, devenuemaitresse du domaine spirituel autant que du temporel. Maisbien d’autres problèmes se posent alors à Kantorowicz : il luifaut dire comment on peut renoncer à la conception linéaire dutemps chrétien : un commencement (berechit, en archè) et des finsdernières (Armageddon) pour une continuité d’un corps sanscommencement ni fin. On sait, nous maçons, le soin qu’ont eutous les rédacteurs de textes fondateurs (Anciens Devoirs,Constitutions maçonniques ou même discours type Ramsay ou mêmeguénonien) à rechercher dans les temps immémoriaux voire extrahumains (Supérieurs Inconnus) des origines mythiques84 Lesjuristes de l’Angleterre et même de l’Europe continentale de lafin du Moyen Age que cite Kantorowicz, font « l’économie » dela référence à une théologie, comme le feront tous lesphilosophes du « Contrat » (Hobbes, Locke, Rousseau, Kant etbien d’autres). Et ils le font même s’ils prennent le Christpour archétype du roi : la double personne, oui ! mais pasd’eschatologie, pas de grâce, pas de morale ou d’éthiquespécifique. Par contre Ils proposent, comme le souligne biennotre historien allemand, un rapport vie-mort plus initiatiqueque confessionnel. Bref la pensée de Kantorowicz propose auxinitiés de perspectives qu’il n’avait sans doute pas lui-mêmeentrevues.

L’auteur des Deux corps du roi, sans le savoir, ou moins sansle dire, fait du roi ce que les Grecs faisaient des héros oudemi-dieux, fils ou fille d’un dieu (ou d’une déesse), et d’une(ou d’un) mortel(le). Comme Hiram (fils de père inconnu), commele Christ, comme Lancelot du Lac. Et cerise sur le gâteau, ilmontre ainsi in fine que tout homme peut devenir, sinon roi ouChrist, sinon Hiram, une image de celui-ci, donc qu’il se doitvivre en roi, avec ce double corps matériel, corruptible d’une84 Note de Philippe Langlet : la vie avant la vie, le début avant le début,donc le « vrai » début ! Nostalgie des origines ?.

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part et éternel, d’essence divine, d’autre part, et qu’il doitselon la conception gnostique laisser s’épanouir l’étincelledivine qui a été déposée en lui.

Jean-Bernard Lévy

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Annexe 1 : régner et gouverner, auctoritas et potestas

Pour cette annexe85 on se réfèrera souvent au considérabletravail de Giorgio Agamben : Le règne et la gloire, Homo sacer, Il, 2,Seuil, Paris, septembre 2008. Ce philosophe italien a étudié uncertain nombre de concepts qui peuvent s’appliquer à ladémarche maçonnique, notamment à celle du Rite Ecossais Ancienet Accepté, mais il s'est cantonné à leur étude philosophiqueet théologique.

Une notion que l'on méconnaît volontiers en Maçonnerie estla différence qui existe entre régner et gouverner et qui sedécline de multiples façons en politique, mais aussi enthéologie et en maintes sciences sociales. Nos rituels noushabituent à côtoyer les rois. Certains sont nos « initiants »ou du moins les présidents de loge les incarnent, d'autres ontdes rôles plus subalternes. Salomon en est le prototype, bienévidemment. Son « acolyte », le roi Hiram de Tyr, a unefonction moindre, au moins dans notre Rite. Cyrus, Darius,président. Oublions Philippe-le-Bel ! Quand le président n'estpas un roi, la fonction, pour sacerdotale qu'elle paraisse(ouverture des travaux, donc sacralisation, initiation), n'endemeure pas moins royale : le Vénérable Maître, le Trois FoisPuissant, le Très Éminent Commandeur, tout président d’atelierrègnent sur la loge. S'il y a construction, ils en sont lesmaîtres d'œuvre. Les Surveillants, par contre, en vérité nesecondent pas le Président en chaire, ils gouvernent. Pour s'entenir aux loges bleues, c'est le Second Surveillant qui appelleles ouvriers du travail à la récréation et de la récréation autravail, et en pratique le Premier qui ouvre et ferme lestravaux (certains rituels l'explicitent plus nettement que ceuxactuellement en vigueur). Le Maître d'ouvrage reste Hiram ouses successeurs. Ce sont eux les bâtisseurs. Ils sont dans lapoiesis. Ne parle-t-on pas alors d'une initiation de métier,artisanale ?

Rappelons que « roi » vient de la racine indo-européennereg- qui indique ce qui est droit et qui a donné règle, right,

85 Annexe extraite d’un texte publié dans la revue Ordo ab chao : La placecentrale du Chevalier Kadosh, 2e trimestre 2012, n° 65, Supplément au 30e degré,p.169-191.

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rajah, etc. Le roi est celui qui dirige mais aussi celui quifixe la règle.

Cette distinction entre le roi qui règne et celui, ouceux, qui gouvernent a des racines théologiques etphilosophiques86. Théologique parce que, dans le judaïsme,Yahvé, le dieu créateur est seul le roi, Samuel, David, Salomonet leurs successeurs n'étant que ses lieutenants sur terre l4l.La théologie chrétienne, y compris dans sa conception de laTrinité, a repris ce schéma. Philosophique aussi parce que, dèsAristote, il a fallu concevoir, au-dessus de toutes choses, unmoteur immobile. Ce principe initial, archè, est par nécessitéinactif. C'est ce qu'il met en mouvement qui agit dans lemonde. Dieu a créé, puis il s'est retiré (tsimtsoum), mais n'agitplus dans le monde : l'idée reste la même dans la philosophiegrecque comme dans la pensée judéo-chrétienne. Platon, dans leTimée, puis les gnostiques reprendront cette idée : il faut undémiurge qui suit, plus ou moins fidèlement les plans du Dieu-Un. Notons que parler de Grand Architecte de l'Univers, c'estévoquer le démiurge, le Principe créateur d'Adolphe Crémieux,mais pas le Principe supérieur, Dieu ! L'iconographie lesouligne, représentant le G.A.D.L'U. le compas à la main, faità l'image de l'homme. Il est dans la poiesis, la production.

Il y a là un rapprochement à faire entre ces hypostases -Dieu-Un, moteur immobile, et démiurge agissant dans le monde-, développées et enrichies ultérieurement par Plotin, et laTrinité, si l'on suit les thèses arianistes. Cela devientpatent lorsque l'on relit le Prologue de Jean87: Archè, Logos

86 On attribue à Thiers la formule «Le roi n'administre pas, ne gouvernepas, il règne. » (Il était alors ministre de Louis-Philippe). En fait ilavait repris la phrase, devenue proverbe en Pologne: Rex regnat sed non gubernat(« Le roi règne mais ne gouverne pas») du chancelier et Grand-Hetman JanZamoyski qui s'opposa à Sigismond III, roi de Pologne qu'il avait contribuéà faire nommer (Discours à la Diète de 1605).87 Dans le Principe était le Logos, et le Logos était avec Dieu, et le Logos était Dieu.Il était dans le Principe avec DieuTout fut créé par lui, et rien de ce qui fut créé n'a été créé sans luiEn lui était la Vie, et la Vie était la Lumière des Hommes.Et la Lumière lui da11s les ténèbres, et les té11èbres ne l'ont point saisie.Notre frère Johann Wolfgang vonGoethe a écrit: « Au comme11cement étaitl'action  » (in Faust, Gallimard, Paris, 1964, tr. fr. Gérard de Nerval p.67). Il s'agit pour lui de la « force formatrice » (bildende Kraft) » de la

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(Dieu), Vie, Lumière. Le Principe (archè) est en amont du Verbe(logos, Dieu) qui fonde la Vie et se manifeste par la lumière.Rappelons les hypostases de Plotin : L'Un, absolu, ineffable,qui n'a pas de part à l'Être et qui échappe à touteconnaissance; l'intellect qui émane de l'Un; l'Âme du monde etl'âme humaine. L'Un, Archè, c'est Dieu le Père; l'Intellect,c'est le Verbe, le Fils; l'Âme du monde, c'est l'Esprit, laVie; enfin l'Âme humaine, la Lumière, l'homme. Ces schémasmontrent tous l'Un, inaccessible, perceptible uniquement parses émanations. Il y a rupture de niveau entre ce Dieu, leTétragramme imprononçable, indicible, Être en soi, et laCréation et les Créatures. Cet « Un » est dans le domaine de lapraxis, le Logos est dans celui de la poiesis.

Cette conception quasi-universelle, judaïque, puischrétienne, comme hellénique, retentit encore aujourd'hui surl'organisation politique des États. Elle justifie la royautéconstitutionnelle de certains pays (royauté de droit divin) etla nécessaire dichotomie entre le Président de la République(vox populi, vox dei) et le Premier Ministre, agent exécuteur. LeRoi, comme le Président, sont garants de la stabilité et seplacent, pour cela, au-dessus des querelles, des conflits quegénèrent toute action ... du moins en théorie. Giorgio Agambenreprend quelques notions complémentaires qui peuvent aussis'appliquer à l'Ordre maçonnique. D'abord le concept d'oikonomia,ensuite la distinction entre potestas et auctoritas. La notiond'oikonomia, étymologiquement «le gouvernement de la maison»,s'est vite appliquée à la théologie chrétienne des Pères del'Église des premiers siècles pour désigner le gouvernement deshommes : à côté du Dieu unique, transcendant, souverain, il y aplace pour un ordre immanent de gestion des hommes88. Au départil s'agit de distinguer l'Être de Dieu de son activité89conceptdéjà inscrit dans la pensée judaïque (et dans la penséearistotélicienne), comme nous l'avons vu. C'est là aussi quetrouve place l'Église. Et c'est aussi ce qui fera dire àSchmitt que «tous les concepts prégnants de la doctrine modernede l'État sont des concepts théologiques sécularisés »90. LeNature.88 Ibid. p. 17.89 Selon Schilling, Philosophie de la révélation, ibid. p. 23.90 Carl Schmitt, Politische Thelogie. Vier Kapitel zur Lehre von der Souveranitat,Munich/Leipzig, Duncker & Humblot, 1922, p. 49, p. 46 de la trad. franç,

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concept de monarchie divine, issu de la conception théocratiqued'Israël91, déjà instauré par Auguste et les premiers empereursromains, sera repris par les empereurs romains à partir deConstantin92 : un Dieu unique, un souverain unique..

La différence entre régner et gouverner se retrouve defaçon voisine dans la distinction qu'il convient de faire entreauctoritas et potestas. L'auctoritas émane de la personne ; le termevient d'auctor, l'auteur, qui est cause première. L'auctoritas, c'estl'influence, la garantie. Le potestas est le pouvoir fondé sur lafonction et accordé par les instances supérieures de lasociété, pouvoir permettant de prendre des décisions. Ainsi l'auctoritas permet de régner, avoir la potestas, c'est pouvoirgouverner. Cicéron dit: Cum potestas in populo auctoritas in senatu sit («Alors que le potestas réside dans le peuple, l' auctoritasappartient au Sénat»). Nous distinguons volontiers enMaçonnerie le pouvoir temporel, potestas, que symbolise lemaillet, de l'autorité spirituelle, l'auctoritas, qui estreprésentée par le glaive flamboyant. On y adjoint la fonctionjudiciaire ou prophétique, c'est-à-dire celui qui a vu la loi,la règle, l'ordre divin, cosmique et qui vient la faireappliquer dans le monde.

Au niveau de la loge, il semblerait que les choses soientclaires : le président, Vénérable Maître ou Trois FoisPuissant, ou autre, personnifie le roi, celui qui règne, qui ala potestas. Le système maçonnique, dans sa sagesse, oblige une« rotation » des offices et fonctions qui interdit la« personnification ». Celui qui incarne le détenteur de lapotestas est déjà « un roi mort » !

cité par Ambergen, ibid., p. 19.1'"1 Il existait alors un Empereur, /'Auguste et un vice-empereur, leCésar, nommé par/'Auguste et chargé du maintien de la paix, puis quand l'empire futsubdivisé en deux91 Ibid., p. 29.92.Il existait alors un Empereur, /'Auguste et un vice-empereur, le César,nommé par /'Auguste et chargé du maintien de la paix, puis quand l'empirefut subdivisé en deux parties, occidentale et orientale, il y eut unetétrarchie: On retrouve là la division entre régner et gouverner, mais lesCésars tendaient à empiéter sur le domaine des «Augustes».

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