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Les problèmes philosophiques de la perception
Sofia Miguens
1. Les problèmes, pas ‘le problème’
Une proposition cruciale de Jocelyn Benoist dans Le bruit du sensible est qu’il
convient, à un certain moment, de cesser de parler de ‘perception’ pour parler du ‘sensible’ (‘l’un des noms même de la realité’1). Dans cette proposition, il admet l’influence du (dernier) Merleau-‐Ponty. Néanmoins, lorsqu’il pense à la perception, Benoist ne commence pas par un ‘silence des choses’ merleau-‐pontien, plein de sens, comme moyen direct d’aller au-‐delà de la ‘philosophie de la répresentation’. En fait, Benoist a toujours eu beaucoup de choses à dire au sujet de la nature de la pensée, du langage et de la représentation, et il y a longtemps qu’il s’oppose à l’idée selon laquelle les choses elles-‐mêmes ont un langage, telle qu’elle a été développée dans la phénoménologie post-‐husserlienne, à savoir par Merleau-‐Ponty lui-‐même. Selon Benoist, une telle approche ne reconnaît pas la différence catégorielle entre le sens (toujours idéal) et le sensible (réel) – l’erreur de Merleau-‐Ponty en ce qui concerne la perception a été de les confondre2. Benoist s’écarte donc nettement de Merleau-‐Ponty sur ce point. C’est cependant sous l’égide de Merleau-‐Ponty qu’il met a nu dans Le bruit du sensible ce qu’il considère comme certaines limitations de la philosophie analytique contemporaine de la perception. Le problème principal de la philosophie analytique de la perception est qu’elle s’occupe de ce qu’elle appelle ‘le problème philosophique de la perception’ en tant que problème essentiellement épistémologique, concernant la perception d’objets et la vérité de nos énoncés perceptuels. Aussi important et légitime que soit ce problème, Benoist estime qu’en l’identifiant comme étant le problème de la perception, la philosophie analytique de la perception finit par se préoccuper non pas de la perception en soi, mais plutôt de la connaissance perceptuelle. Les vifs débats en cours sur les illusions et les hallucinations, pour ou contre le disjonctivisme, pour ou contre le contenu non conceptuel, se concentrent tous sur la perception réussie et présument qu’elle devrait être assimilée à la connaissance.
De son côté, Benoist pense qu’il ne peut être question d’un (seul) ‘problème philosophique de la perception’. Supposer que c’est le cas, comme le pensent les philosophes analytiques de la perception, c’est ce que Benoist appelle dans Le bruit du sensible ‘la misère du theoréticisme’. Certes, certains problèmes de la perception ont bien un contour épistémologique; selon Benoist, ils concernent notre capacité à représenter les manières d´être des choses. Autrement dit, ils concernent le sens. Mais les problèmes concernant le sens ne sont pas les seuls problèmes philosophiques que pose la perception. Il y en a d’autres qui concernent ce que Benoist appelle le bruit. Quand, par exemple, des peintres, des musiciens ou des écrivains expérimentent avec la matérialité des moyens que leur travail met en oeuvre, tels que les couleurs, les formes, les sons ou le langage, ils ne visent pas la vérité dans la représentation des choses comme étant d’une certaine façon, mais 1 Benoist 2013 : 9; Benoist 2013 : 210. 2 Voir Benoist 2013 : 9; Benoist 2013 : 218.
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s’efforcent plutôt de ‘faire quelque chose avec’ les moyens matériels de représentation mêmes. Tous ces aspects de la perception touchent notre concept d’être – comprendre dans quelle mesure c’est encore un autre problème philosophique de la perception.
Quoi qu’il en soit, même si, dans Le bruit du sensible, Benoist se propose, en recourant à la notion du sensible3, d’examiner des problèmes esthétiques et ontologiques posés par la perception au-‐delà de la représentation, et cela le distancie des problèmes de la philosophie analytique, dans son parcours en philosophie de l’esprit et du langage il a bien ressenti le besoin de comprendre notre capacité à penser et à représenter les choses telles qu’elles sont, et en poursuivant ce projet il a depuis longtemps partagé les questions de la philosophie analytique.
C’est cet effort de compréhension de la représentation qui a engendré chez Benoist une position contextualiste en philosophie de l’esprit. Le terme ‘contextualiste’ peut étonner ici – en effet, il appartient de prime abord à la philosophie analytique et a sa place en philosophie du langage. Mais cela est en fait un symptome de l´écartement progressif du parcours philosophique de Benoist par rapport à la phénoménologie, un écartement qui l’a contraint à ‘repenser’ la nature de la philosophie ‘après la phénoménologie’. S’il est devenu très tôt une référence dans les études husserliennes ainsi qu’une figure centrale de l’effort pour ‘désherméneutiser la phénoménologie’4 (et donc pour un retour à Husserl, surtout au premier Husserl), Benoist n’en estime pas moins aujourd’hui que la phénoménologie dans sa proposition de penser la pensée en termes de donné et de manifestation se fourvoie fondamentalement, et que sa conception de la méthode est basée sur ‘une erreur de grammaire’. Ainsi il considère maintenant que la méthode en philosophie est ‘l’analyse’. Il la conçoit comme des recherches sur le conceptuel qui partent de ce que l’on a. Une telle conception de la méthode marque son rapprochement avec (certaines) façons dont la philosophie analytique (du langage) est pratiquée, notamment certaines formes de contextualisme et de philosophie du langage ordinaire. C’est dans ce cadre qu’il a développé sa position contextualiste sur la philosophie de l’esprit. Cette proposition me semble présenter un grand intérêt pour tous ceux d’entre nous qui travaillent dans ce domaine, surtout pour ceux qui se situent dans le sillage de la tradition analytique. En effet, cette proposition fonctionne comme une critique ciblée du représentationalisme auquel l’on pourrait encore s’accrocher malgré le rejet hautement proclamé de toute conception de l’esprit comme étant un domaine purement intérieur, coupé du monde. Et dans Le bruit du sensible Benoist va encore un pas en avant : il souligne aussi le risque d’aveuglement encouru par ceux qui pensent que les problèmes philosophiques de la perception se réduisent à la représentation. Quoi qu’il en soit, l’opposition au représentationalisme et à l’idée d’accès (de l’esprit au monde) qui lui est associée constitue un élément central de l’approche benoistienne de la représentation, qu’elle soit perceptuelle ou non. Et ce qui rend sa critique du représentationalisme particulièrement intéressante, c’est qu’elle s’inspire de sources très diverses de la philosophie (analytique et non analytique) contemporaine, p.ex. certaines idées que l’on trouve dans la phénoménologie (Husserl 1994) et la philosophie analytique du langage (Travis 2008). C’est ce que je souhaite aborder 3 Voir Le bruit du sensible (derniers trois chapitres, en particulier Chapitre VII, L’être sensible) 4 Benoist 2013 : 14.
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dans un premier temps en me concentrant sur les positions de Benoist sur les concepts et sur la distinction entre conceptuel et non conceptuel, présentées notamment dans un ouvrage qui a précédé Le bruit du sensible, Concepts (2010). Par ces positions, Benoist s’occupe des problèmes de la représentation et du sens et s’engage dans les principales discussions actuellement en cours en philosophie analytique de l’esprit et du langage. Ce que deviendra particulièrement clair dans Le bruit du sensible c’est qu’il a d’autres choses à dire au sujet de la perception, qui ne concernent pas le sens, mais le bruit.
2. Concepts
« Supposons que je dise à Ulysse : « je vais te montrer un gratte-‐ciel » et je lui montre le
Reliance Building. Il me dit « Non, ce n’est pas un gratte-‐ciel ; c’est minable, d’abord cela ne fait que quatorze étages ». Il pense évidemment aux monstres impériaux de Michigan Avenue ».5
« On pourrait dire, dans un certain sens, qu’Hector affrontant Achille et s’exposant ainsi à
une mort certaine est un exemple de courage. On pourrait dire, dans un certain autre sens, qu’Andromaque, qui accepte son départ et en souffre, ménageant ses forces pour protéger leur fils, en est un autre. Mais un partisan de l’instanciation dirait que, chez Hector, il s’agit d’un particulier
abstrait (en fait, une propriété morale particulière) qui est une instance de courage, tandis que chez Andromaque, il s’agit d’un autre particulier abstrait qui est une autre instance de courage. Certes, le particulier abstrait qui rend Hector courageux (appelons-‐le la bravoure d’Hector) n’est pas le même
que le particulier abstrait qui rend Andromaque courageuse (appelons-‐le la bravoure d’Andromaque), mais il s’agit dans les deux cas d’instances de courage, puisqu’il s’agit dans chaque cas d’un mode
particulier de réalisation d’exactement la même chose : le courage. »6
Une théorie des concepts est indispensable à toute conception de la
représentation. Elle est censée rendre compte des façons dont les manières d’être des choses sont perçues comme similaires ou différentes par l’esprit, p.ex. pour un sujet humain qui perçoit le fait d’être ou de ne pas être un gratte-‐ciel, d’être ou de ne pas être courageux dans les exemples ci-‐dessus. Or, un aspect intéressant de la philosophie analytique contemporaine de l’esprit, c’est que la conception de concepts en tant qu’entités abstraites stockées dans un réservoir mental pourrait très bien survivre, et a en fait survécu, à toutes les attaques contre la vision classique concernant les conditions nécessaires et suffisantes qui se poursuivent depuis un demi-‐siècle en philosophie, en psychologie et en sciences cognitives. On peut parfaitement refuser l’idée selon laquelle les concepts sont des ensembles de conditions nécessaires et suffisantes, ou des définitions, tout en admettant que les
5 Benoist 2010 :156. Il s’agit ici des gratte-ciel de Chicago. On pourrait être tenté de dire qu’Ulysse se trompe ‘linguistiquement’ parlant, puisque le Reliance Building a été construit (en 1890) dans le respect des techniques de construction applicables aux gratte-ciel (et donc, en quelque sorte, dans le respect du ‘concept’ de gratte-ciel). Pourtant, le fait est qu’il est aujourd’hui minuscule par rapport à des édifices beaucoup plus hauts. On comprend donc très bien ce qu’Ulysse veut dire lorsqu’il affirme que cet édifice n’est pas un gratte-ciel. Ici, l’idée principale de Benoist, c’est qu’un concept n’est jamais nécessairement attaché à un mot du langage naturel. (Benoist 2010 : 159). 6 Benoist 2010b : 124. Ma traduction de la version originale en anglais (in Mitshushiro Ukada éd. (2009), Ontology and Phenomenology, Tokyo, Keio Univ, p. 25-41), qui a été traduite pour un volume en portugais (Miguens & Teles 2010).
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concepts sont des représentations mentales, rien que des prototypes (Rosch 1978), des atomes (Fodor 1998), ou des proxytypes (Prinz 2002)7.
Les approches des concepts sont souvent présentées, notamment dans le cadre des sciences cognitives, comme des solutions de remplacement à la vision dite ‘classique’ des conditions nécessaires et suffisantes, selon laquelle les choses du monde ‘répondent’ en quelque sorte aux concepts du sujet en satisfaisant ou non à ces conditions nécessaires et suffisantes. Étant donné que les conditions nécessaires et suffisantes sont un moyen de produire des définitions, on peut même parler d’approche définitionnelle (definitional approach) :
« Ces éléments illustrent deux aspects d’une définition. Nous pouvons appeler le premier la nécessité. Les parties de la définition doivent être comprises dans l’entité, sinon il ne s’agit pas d’un membre de la catégorie. Ainsi, si un caractère ne comportait pas le radical composé d’une coche surmontée de deux points, ce n’était pas un oo8. De même, si quelque chose ne présente pas un des traits distinctifs des chaises, ce n’est pas une chaise. Nous pouvons appeler le second aspect la suffisance. Si quelque chose comporte tous les éléments mentionnés dans la définition, ce quelque chose doit être un membre de la catégorie. Ainsi, dans l’expérience de Hull, toute chose ayant ce radical était un oo, indépendamment de ses autres propriétés. Mais il ne suffit pas que ce quelque chose comporte un ou deux des éléments mentionnés dans la définition – il faut qu’il les comporte tous : les éléments de la définition sont ‘conjointement suffisants’ pour garantir l’appartenance à la catégorie. Il ne suffit donc pas que quelque chose soit aussi grand qu’une vache et provienne d’Afrique pour être un gnou, il faut aussi que ce soit un animal, qu’il ait quatre pattes et des cornes, si ces traits sont inclus dans notre définition » (Murphy 2002, 12-‐13)9.
Dans le cadre habituel d’un manuel tel que celui dont provient la citation ci-‐dessus, on nous présente souvent, pour présenter se qui contraste avec l’approche définitionnelle, des modes (prétendument) moins conventionnels, non classiques, de penser les concepts, tels que la théorie des prototypes, la theory-‐theory, ou, plus récemment, l’atomisme fodorien, selon lequel les catégories du monde sont représentées mentalement, respectivement par les prototypes, les mini-‐théories ou les atomes sans complexité ni structure qui incorporent l’information sur l’environnement10. Il s’agit là de solutions de remplacement à la vision classique des
7 Pour deux exemples de discussions de conceptions des concepts en psychologie et en philosophie, cf. Murphy 2002 et Prinz 2002. 8 En se fondant sur la thèse de doctorat de Clark Hull (1920) sur l’apprentissage des concepts, Murphy présente (juste avant le passage cité) l’exemple d’un prétendu type de caractère chinois qu’il appelle ‘oo’. Tous les ‘oos’ partagent le prétendu radical comportant la coche surmontée de deux points. 9 Notre traduction. 10 Selon la théorie du protype, les membres d’une catégorie ‘n’ont pas tous été créés égaux’ (Prinz 2002, 10) : les catégories sont représentées mentalement par des prototypes (conçus p.ex. d’après les meilleures instances, les membres particulièrement représentatifs voire des traits spécifiques, pour ensuite ‘fixer’ les autres membres selon leur ressemblance avec telle ou telle famille). Selon la theory-theory, les concepts sont des mini-théories (c’est-à-dire des représentations mentales ‘d’essences cachées’ ou des relations explicatives). Selon l’atomisme fodorien, les concepts sont des atomes, plus précisément des particuliers mentaux qui sont les constituants des pensées, de sorte que avoir un
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conditions nécessaires et suffisantes, qui tentent de composer avec le manque apparent de limites clairement définies exigées par la vision classique dans le domaine des catégories du monde réel. Ces tentatives sont certainement très utiles et l’affrontement des théories est certainement un bon moyen de s’initier aux débats sur les concepts – néanmoins, même si les conceptions des conditions nécessaires et suffisantes des concepts sont soumises à une opposition soutenue depuis longtemps, l’idée selon laquelle les concepts sont des représentations mentales, c’est-‐à-‐dire des entités mentales discrètes, autonomes, intérieures et abstraites, qu’il s’agisse d’ensembles de conditions nécessaires, de protypes, d’atomes ou de proxytypes, semble échapper à toute contestation. L’idée selon laquelle un esprit ressemble à un réservoir de ce genre de représentations, grâce auxquelles les esprits accèdent en quelque sorte au monde, qu’il ‘classe’ et organise ainsi conceptuellement, présente un attrait indéniable, et l’on peut en effet la considérer comme une composante essentielle du répresentationalisme en philosophie de l’esprit. Notons que les entités abstraites ainsi conçues sont en quelque sorte coupées du monde, c’est-‐à-‐dire purement mentales, ‘meublant’ (‘furnishing’11) le domaine intérieur de l’esprit ; elles maintiennent les choses du monde à l’écart de l’esprit, ce qui rend naturelle l’idée selon laquelle le monde ne serait accessible que grâce à ces sortes de modèles intérieurs. L’idée selon laquelle une telle ‘mise entre parenthèses du monde’ peut jouer un rôle important dans la conception des concepts peut sembler caricaturale ; mais on peut aussi considérer cette mise entre parenthèses comme une intuition profondément ancrée au cœur de la philosophie contemporaine de l’esprit.
Au lieu de concevoir les concepts comme des entités abstraites stockées dans un réservoir mental intérieur grâce auxquelles les esprits accèdent au monde, on peut envisager sérieusement qu’il est impossible de séparer le fait que les concepts sont ce qu’ils sont de leurs occurrences et de leurs applications dans la vie mentale des penseurs. Benoist prend cette idée très au sérieux. Dans ce qui suit, je cherche les racines et les implications de cette idée. Comme je l’ai dit, il est (très) intéressant de constater que les influences proviennent de divers secteurs de la philosophie contemporaine, notamment de la phénoménologie husserlienne et du contextualisme en philosophie du langage12.
3. Flexibilité et le donné
La thèse principale de Benoist au sujet des concepts est ce qu’il appelle la
flexibilité des concepts – nos concepts, tels que ‘gratte-‐ciel’ ou ‘courage’ dans les exemples ci-‐dessus, sont flexibles. Afin de préciser ce que Benoist entend par flexibilité, je fais référence à son livre de 2010 sur les concepts (Benoist 2010), à son article «A Plea for Examples – phenomenology as sensitive ontology » et à un commentaire inédit sur Mind and World de John McDowell, intitulé « Openness and
concept X, c’est être nomologiquement lié aux choses du monde qui sont x. Avoir le concept X, ce n’est donc pas être en possession de la définition d’x ou d’un protype d’x. 11 Comme dans la métaphore de Locke, reprise par Jesse Prinz (Prinz 2002). 12 Dans son livre de 2010 sur les concepts et ailleurs, J. Benoist fait surtout référence aux travaux de Charles Travis (cf. Travis 2008, Occasion-sensitivity).
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Unboundedness »13. Rappelons tout d’abord que la discussion sur la nature conceptuelle ou non
conceptuelle de ‘ce qui est donné’ est un thème de fond très important dans l’approche benoistienne des concepts. C’est une discussion autour de laquelle convergent la phénoménologie et la philosophie analytique (surtout la philosophie de la perception). Admettons-‐le, penser en termes de donné (quelque chose d’essentiel à la façon de penser la pensée en phénoménologie), c’est quelque chose que Benoist rejette aujourd’hui. Pour des raisons qui ont à voir avec sa conception de la philosophie et de la méthode philosophique, Benoist préfère parler de ‘ce que l’on a’ plutôt que de ‘ce qui est donné’. Mais je conserverai la terminologie pour le moment, de façon à suivre les discussions.
Nombreuses sont les réticences de Benoist par rapport aux conceptions du donné, de l’être donné ou de la donation. Certaines de ces réticences se concentrent sur la phénoménologie, et en particulier sur ce qu’il considère comme des conceptions ‘surintentionnelles’ du donné (comme si ‘les choses elles-‐mêmes avaient un langage’) qui ont été développées en phénoménologie post-‐husserlienne. D’autres ont une autre cible telle que la façon dont est par exemple conçu le donné dans l’œuvre maîtresse de McDowell Mind and World (1994). Il ne faut pas oublier ici que, dans Mind and World, le donné est discuté suite à la critique du Mythe du Donné et que les idées d’ouverture (openness) et d’illimitation du conceptuel14 (unboundedness,) sont les piliers autour desquels il faut concevoir à nouveau. Ces deux thèses centrales de Mind and World s’opposent aux conceptions de l’expérience comme ‘stimulation’ (proximale ou distale) de Quine et Davidson : McDowell réplique à cela que l’expérience (perceptuelle) est l’ouverture (au monde) et que le conceptuel est illimité (c’est-‐à-‐dire qu’il n’y a pas de limites à ce qui peut être conceptualisé)15.
C’est donc avec la flexibilité, d’une part, et la discussion critique sur ‘ce qui est donné’, d’autre part, que la position benoistienne sur les concepts est formulée. Cette position illustre son approche contextualiste de la philosophie de l’esprit ; puisqu’il pense que le contextualisme, ‘même dans le meilleur des cas’ est surtout pratiqué en philosophie du langage 16, il a l’ambition de l’étendre à la philosophie de
13 Benoist, inédit. McDowell a été un important ‘adversaire théorique’ de Benoist. 14 Cf. la traduction française de Christophe Alsaleh (Paris, Vrin, 2007). 15 Cf. McDowell 1994, surtout les chapitres1, 2 et 3. La dernière thèse – selon laquelle le conceptuel est illimité – s’oppose à l’idée de contenu non conceptuel (de la perception) défendue par Gareth Evans. 16 Comme je l’ai dit, Benoist prend le travail de Charles Travis comme référence centrale pour le contextualisme en philosophie du langage. Toutefois, il affirme dans Concepts que même dans Unshadowed Thought de Travis, ‘la philosophie de l’esprit y apparaît, pour ainsi dire, toute négative’ (Benoist 2010 : 148), car ce que fait Travis, c’est surtout de la philosophie du langage. C’est à partir de là que Benoist développe sa propre recherche. De toute façon, le contextualisme en philosophie du langage tel que le conçoit Travis (qui préfère l’appeler ‘sensibilité à l’occasion’) se situe dans le sillage de J. L. Austin et Ludwig Wittgenstein et vise à comprendre la capacité du (de notre) langage à dire des vérités en prenant l’action comme cadre pour y parvenir. Dans ce sens, le contextualisme en philosophie du langage croise la philosophie courante du langage ainsi que la contestation par celle-ci de la priorité donnée à l’analyse logique dans l’étude de la pensée et du langage (ce qui n’est évidemment pas une contestation de la logique). Une intuition fondamentale partagée par la sensibilité à l’occasion et la philosophie courante du langage est que ce n’est pas le monde qui est donné ‘à l’intérieur du langage’, et donc ‘formaté’ selon une forme logique pour ensuite être analysé, mais bien le langage qui est dans le monde, se réalise dans le monde, et doit donc être considéré comme ayant lieu à certaines occasions. Certaines de ces occurrences sont de représentations vraies des choses telles
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l’esprit.
4. La logique de l’exemplification Commençons par voir de quoi il s’agit dans l’article de Benoist intitulé « A
Plea for Examples – phenomenology as sensitive ontology ». Ce qui présente un intérêt direct pour la position sur les concepts, c’est, d’une part, ce que Benoist appelle la logique de l’exemplification, et, d’autre part, la façon dont elle a été explorée au sein de la phénoménologie. Outre l’analyse historique (à savoir celle du tout jeune Husserl sur la logique et l’ontologie de l’abstraction), la préoccupation principale de Benoist dans cet article est d’exposer ce qu’il appelle la contrainte phénoménologique sur les concepts. Il s’agit d’une contrainte de réalisation des concepts dans des cas concrets. En éliminant de nombreux détails, on obtient ceci : l’accent mis en phénoménologie sur le caractère concret de ce qui est donné a fait naître très tôt (la référence de Benoist est un manuscrit de Husserl écrit en 1893 dans le cadre de la préparation de son Etudes psychologiques pour la logique élémentaire, paru en 189417) l’idée selon laquelle les concepts ne devraient pas être considérés comme des présentations abstraites, coupées du monde. La raison principale pour laquelle les concepts ne peuvent pas être considérés comme des présentations coupées du monde, c’est que la présence n’est pas conceptuelle en soi ; il faut quelque chose d’autre en plus de la présence pour expliquer un concept en tant que concept, et il ne s’agit pas tant d’abstraction que d’une certaine prise cognitive sur ce qui est donné. D’où l’idée selon laquelle les concepts doivent être effectifs pour pouvoir être les concepts qu’ils sont, autrement dit, ils doivent être une norme en usage pour (des fragments de) ce qui est donné. Ce sont donc les applications pragmatiques des concepts – c’est-‐à-‐dire les exemples – qui déterminent les concepts comme les concepts particuliers qu’ils sont.
Des analyses intéressantes de la complexité de l’exemplification découlent du point de vue adopté au sein de la phénoménologie – par Husserl lui-‐même – selon lequel les concepts ne sont pas des présentations abstraites mais plutôt toujours effectives et donc toujours exemplifiés. Benoist explore certaines de ces analyses – il fait allusion au point de vue de Husserl sur les particuliers abstraits ou tropes (une idée étant que l’abstraction ne concerne pas tant les concepts en tant que concepts que la dépendence de l’objet de ces particuliers abstraits), il fait aussi allusion aux relations entre ce point de vue, une genèse méréologique de la prédication et une idée de ce que peut être un prédicat (une propriété exprimée par un prédicat est quelque chose comme une partie formelle d’un objet, et ce quelque chose peut donc être une partie de n’importe quel autre objet). Peu importe l’intérêt que pourrait présenter ici une histoire ontologique, et ce genre d’histoires ont été racontées aussi bien en phénoménologie qu’en philosophie analytique, une bonne
qu’elles sont. C’est pourquoi il n’est pas légitime de parler de quelque chose comme ‘Ce qui est dit’ qui aurait des conditions de vérité et serait indépendant de l’usage du langage. Seul l’emploi détermine ce qui est dit : par exemple, le ‘sens d’une phrase’ ne peut pas en soi déterminer quand cette phrase est vraie ou fausse. Vue ainsi, la vérité n’est pas une propriété sémantique d’une phrase mais plutôt la propriété d’évaluations pragmatiques d’une de ses occurrences, dans des circonstances données. Cf. Ambroise et Laugier 2011 pour une présentation organisée de l’histoire et certains des principaux textes de la philosophie courante du langage et du contextualisme au XXème siècle. 17 Husserl 1994.
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lecture de la contrainte phénoménologique sur les concepts devrait nous entraîner sur une autre voie. Ainsi, dans « A Plea For Examples », la logique de l’exemplification est étendue à une interprétation des concepts selon laquelle il faut absolument tenir compte de (ce qu’il appelle) l’effort pour appliquer ses concepts. Autrement dit, il faut absolument tenir compte des penseurs en train de penser.
Étant donné que le fait d’appliquer ses concepts a toujours lieu dans des circonstances particulières, une part de l’effort d’application des concepts est l’évaluation normative de ces circonstances. Et, selon Benoist, si nous prenons cela au sérieux, nous accepterons qu’il n’y a jamais, qu’il n’y aura jamais, de correspondance parfaite, c’est-‐à-‐dire une adéquation ‘exacte’ entre concept et réalité. Reprenons les exemples de départ (qui sont d’ailleurs ceux de Benoist) : comment sommes-‐nous supposés concevoir ce qui compte comme un gratte-‐ciel ou comme un être courageux ? D’abord, Benoist considère que ces concepts, lorsqu’ils sont appliqués, ne reflètent pas de similarités naturelles – dire que ce sont des normes signifie qu’ils mesurent lorsqu’ils sont employés. La propriété qui permet aux concepts de s’appliquer à A ou à B d’une façon que l’on pourrait qualifier de ‘différente’ – tel le courage d’Hector et celui d’Andromaque – fait partie intégrante de la flexibilité des concepts. Néanmoins, le fait qu’Hector et Andromaque soient courageux de façon différente ne signifie pas qu’il y ait différents concepts de courage – cela montre plutôt que l’enjeu de l’application des concepts n’est pas la similarité naturelle mais bien ce qui compte comme la même chose. Ce n’est pas toujours la même chose, dit Benoist, pour x d’être F (pour A ou B d’être un gratte-‐ciel, pour C ou D d’être courageux). Ce qui est aussi important ici, c’est que cela même – le fait que ce ne soit pas toujours la même chose pour x d’être F – est essentiel pour (ce qu’il appelle) déterminer F (un concept), c’est-‐à-‐dire faire en sorte que les concepts soient les concepts spécifiques qu’ils sont. Il n’existe donc pas d’indépendance par rapport au monde, à savoir pas d’indépendance par rapport aux applications, aux concepts étant les concepts qu’ils sont. Enfin, il y a le fait que les occasions d’appliquer les concepts ne cessent de surgir dans le fonctionnement de l’esprit, p.ex. dans la vie mentale des êtres humains – ainsi, déterminer un concept comme étant le concept qu’il est, non seulement cela implique la participation du monde mais c’est aussi quelque chose qui ne peut jamais être complètement défini avant toute application du concept. Dans Concepts, Benoist emprunte le terme Porosität (porosité) au philosophe viennois Friedrich Waismann pour désigner cette texture ouverte des concepts empiriques18.
Bien sûr, la flexibilité des concepts présente une certaine circularité – en fait, cette circularité est justement marquée par la notion d’exemplification : si l’on pense à (la nature d’) un concept tel qu’il est, on doit permettre l’effet rétroactif de l’application de ses concepts sur les concepts. Mais ce n’est pas une circularité que Benoist souhaite refuser, car il pense que l’on ne peut jamais séparer le fait d’avoir un concept de celui de l’appliquer, dans les conditions décrites. Ce ‘principe’ – à savoir que l’on ne peut jamais séparer le fait d’avoir un concept de celui d’être capable de l’appliquer dans les conditions décrites – est en fait un principe
18 Il y a évidemment une relation entre cette caractéristique des concepts que Benoist discute en général et le point de vue de Hilary Putnam sur les sens des termes désignant des substances naturelles (natural kinds) telles que l’or ou l’eau.
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fondamental de l’anti-‐représentationalisme de Benoist19. Ce que nous appelons des ‘objets’, p.ex. les objets de perception, ne sont en fait que ces normes, appliquées.
5. John McDowell sur le donné : ouverture et absence de limites dans Mind and World
La critique de Benoist adressée à McDowell au sujet de l’ouverture et de l’illimitation du conceptuel20 adopte ce que nous pourrions appeler ‘l’autre côté’ de la perspective sur la flexibilité des concepts, c’est-‐à-‐dire une perspective sur qui est donné. À moins que l’on ne veuille penser le monde comme un ensemble figé et soigneusement structuré en catégories clairement délimitées que l’esprit reflète sans problème (et le fait que les choses ne sont pas ainsi a été une des principales critiques adressées à la perspective des conditions nécessaires et suffisantes), on doit donner un sens à ‘ce qui est donné’ lorsque les concepts sont appliqués. « Openness and unboundedness » n’est qu’un exemple des nombreuses réticences de Benoist au fil des années au sujet du donné ou de l’être donné qui l’ont finalement amené à s’écarter encore plus de ses ‘origines’ en phénoménologie pour se rapprocher de la philosophie analytique. Ici, il a formulé ces réticences en termes de doutes quant à la nature des relations entre l’ouverture et l’illimitation du conceptuel dans Mind and World.
Si nous pensons à Mind and World, nous pouvons nous sentir quelque peu déconcertés par la façon dont les accents heideggériens de l’appel de McDowell à l’ouverture – le principe fondamental de sa philosophie de l’esprit est que ‘l’expérience est une ouverture au monde’ – semblent contredire l’absence de limites hégélienne (à savoir l’idée selon laquelle l’esprit est capable d’en venir à incorporer n’importe quoi, rien n’étant hors de la portée des concepts). Le problème évident d’une certaine lecture de l’absence de limites, c’est que ce qui n’a pas de limites n’admet rien en dehors de soi. Selon Benoist, c’est ‘comme si l’esprit avait avalé le monde’. Or, l’esprit engloutissant finalement le monde dans sa totalité peut ne pas être ce que l’on veut lorsque l’on conçoit comment ce qui nous est donné est conceptualisable, et conceptualisé, mais pas conceptuel an sich (ce qui, après tout, est ce que McDowell veut proposer). McDowell reconnaît le problème, mais il n’en insiste pas moins pour autant sur ce qu’il appelle ‘la dimension extérieure’ de son point de vue 21, c’est-‐à-‐dire sur le fait que le monde est extérieur aux exercices de la spontanéité. Il considère que les les éléments fournis par la sensibilité 22 garantissent cette dimension extérieure. Autrement dit, il croit que sa proposition est compatible avec la possibilité d’apports d’un monde extérieur, même si rien de ce qui est apporté n’est extérieur à l’espace des concepts. Benoist pose ici une question éclairante : en disant que ‘l’on ne peut recevoir que ce qui est sien’, McDowell ne fait-‐il pas comme si l’ouverture coïncidait avec l’absence de limites ? L’ouverture de Mind and World ne coïncide-‐t-‐elle pas simplement avec l’absence de limites ? Benoist est amené à poser cette question car il veut faire apparaître ici un point essentiel de sa perspective sur les concepts : pour lui, l’effort pour appliquer ses
19 Benoist 2010 : 142. 20 Benoist inédit. 21 McDowell 1994 : 146. 22 Comme il est très connu, je n’expliquerai pas ici le vocabulaire kantien dans Mind and World.
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concepts présuppose quelque chose qui n’est pas conceptuel et il y a des raisons de douter que l’absence de limites de Mind and World le permette. Ainsi l’absence de limites de Mind and World nous fourvoie-‐t-‐elle dans notre pensée du ‘conceptuel’23, puisqu’elle nous amène à penser que l’ouverture et l’absence de limites coïncident – pour Benoist, penser comme le fait McDowell qu’il y a une ouverture seulement à l’intérieur de l’espace du conceptuel, c’est-‐à-‐dire que l’esprit est ouvert au monde à l’intérieur des limites (qui peuvent toutefois être illimitées) du conceptuel, ce n’est pas la bonne manière de penser les relations entre le monde et l’esprit.
On peut considérer que Benoist pense que McDowell a mieux à dire, surtout dans ses premières approches de la référence singulière et de la pensée singulière (p.ex. dans « On the Sense and Reference of a Proper Name » (McDowell 1998a), « Singular Thoughts and the Extent of Inner Space » (McDowell 1998b)24 et Mind and World, où il traite de l’indexicalité25), lorsqu’il présente une ‘analyse brillante de la notion même de concept’ et de la façon dont nous les utilisons26. Dans tous ces textes, McDowell soutient que les concepts ne sont pas séparés du monde, isolés en quelque sorte, qu’ils ne sont pas des objets mentaux abstraits ‘à l’intérieur de l’espace intérieur des esprits’. L’analyse révèle qu’il n’existe pas de concepts qui ne soient pas impliqués dans l’existence, il n’y a pas de concepts décontextualisés. En traitant de la référence singulière, de la pensée singulière et de l’indexicalité, McDowell précise en fait la façon dont les concepts s’enracinent dans la réalité, ce qui, pour Benoist, est une caractéristique générale des concepts. Autrement dit, dans ces textes, McDowell lui-‐même se rapproche d’une théorie de la flexibilité des concepts. Toutefois – et c’est là le point important – l’idée selon laquelle les concepts s’enracinent dans la réalité ne peut être valable que si elle est soigneusement séparée de mauvaises interprétations de l’absence de limites telle que celle de McDowell dans Mind and World. Selon Benoist, c’est là que réside toute la difficulté.
Benoist trouve que Mind and World soulève d’autres problèmes concernant notamment la façon dont McDowell conçoit la ‘première’ et la ‘seconde nature’27, dans ce texte et ailleurs. Néanmoins, ce qui importe finalement pour lui, c’est qu’en disant que l’espace ou le domaine du conceptuel est constitutivement ouvert au monde, comme le fait McDowell avec sa perspective de ‘l’ouverture’, on ne s’engage pas nécessairement à penser que le monde soit lui-‐même conceptuel. De son côté, Benoist considère que l’ouverture devrait être conçue comme l’ouverture à ce qu’il
23 Parler de concepts est évidemment très différent de parler du conceptuel (que McDowell, p.ex., identifie au ‘Fregean realm). Je considère cependant que, dans un cas comme dans l’autre, l’enjeu est de comprendre comment l’esprit conçoit que les choses sont d’une certaine façon ou d’une autre. 24 Voire McDowell, « On the Sense and Reference of a Proper Name » et McDowell, « Singular Thought and the Extent of Inner Space », in McDowell 1998, Meaning, Knowledge and Reality (pp. 171-198 et 228-259). 25 Cf. Lecture III (Non-conceptual content) de Mind and World (McDowell 1994 : 56-65). 26 Benoist m’a répondu que cette interprétation de McDowell était trop charitable (Benoist in Forestier 2014 éd., Autour de Jocelyn Benoist, Implications Philosophiques). 27 Selon la terminologie de McDowell, la premiere nature est la nature tell qu’elle est traité dans les sciences naturelles, tandis que la seconde nature concerne les capacités de utiliser le langage et d’agir des humains.
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appelle le non-‐conceptuel28. Dans Mind and World, le point de vue selon lequel l’ouverture ne peut être qu’ouverture à l’intérieur de l’espace du conceptuel même, à l’intérieur des limites du conceptuel, équivaut à ce que Benoist considère comme une internalisation injustifiée de l’ouverture. Une telle lecture de l’absence de limites est associée à ce que Benoist appelle ‘une conception paresseuse du concept, comme si sa coaptation avec le réel allait de soi’.29
Quoi qu’il en soit, et c’est là que nous voulions en venir en choisissant ces deux exemples d’autres sources que Concepts – « A Plea for Examples » et « Openness and unboundedness » – pour explorer les thèses de Benoist sur les concepts, et donc pour comprendre les perspectives et les principes d’une approche contextualiste de l’esprit ,il est essentiel de réunir 1) la logique de l’exemplification, formulée en termes de contrainte phénoménologique sur les concepts et de son extension à l’effort pour appliquer ses propres concepts, et 2) une perspective du ‘donné’ selon laquelle l’ouverture et l’absence de limites ne coïncident pas. Ces deux éléments sont nécessaires pour en finir avec ce que Benoist appelle la rhétorique de l’accès de l’esprit au monde, dont il pense qu’elle va de pair avec le représentationalisme en philosophie de l’esprit. Le problème, c’est que quand nous pensons aux relations entre le monde et l’esprit en termes d’accès de l’esprit au monde, nous partons du principe que le domaine du mental est en quelque sorte antérieur ou séparé, une sorte de domaine mental intérieur, de sorte que l’application des concepts apparaît comme un effort pour passer de ce domaine intérieur au monde (extérieur). Benoist considère comme crucial pour la philosophie de l’esprit que l’on se débarrasse une fois pour toutes de la tendance profondément ancrée à penser les relations entre l’esprit et le monde en termes d’accès, d’ici (l’intérieur de l’esprit) à là (le monde extérieur). Et, pour Benoist, le seul moyen d’y parvenir, c’est d’accepter l’idée selon laquelle l’esprit est dans le monde. Et si l’esprit est dans le monde, il n’a pas besoin d’y accéder.
6. De la flexibilité des concepts à une philosophie contextualiste de l’esprit Certes Benoist serait sans doute le premier à souligner qu’il n’y a rien d’anti-‐
scientiste dans son approche de la philosophie (en fait, il garde de ses origines en phénoménologie un intérêt marqué pour la compréhension de ce que fait la science). Néanmoins sa position en philosophie de l’esprit n’a rien en commun avec le naturalisme dominant dans la philosophie de l’esprit analytique. Son approche anti-‐représentationaliste des concepts révèle cette orientation méthodologique alternative.
Une première chose à dire, c’est que pour Benoist, la philosophie de l’esprit devrait conserver quelque chose de la phénoménologie, quelque chose qui n’est pas simplement un vague appel à la description de la vie mentale. Ce à quoi Benoist reste attaché, ce sont les principes de facticité et d’effectivité – la facticité et l’effectivité couvrent à la fois la nature de la contrainte phénoménologique et, dans
28 Au sujet du non-conceptuel qui n’est pas le contenu (mental) mais bien le monde, Benoist parle aussi du ‘silence des choses’. Là aussi il s’inspire de Ch. Travis, en particulier de ses lectures récentes de Frege sur la distinction entre conceptuel et non-conceptuel (cf. Travis 2013). 29 Benoist 2010 : 34.
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un certain sens, ce que les intuitions les plus profondes de Benoist en tant que philosophe conservent de la phénoménologie, en dépit de toutes les critiques ; il considère que la philosophie de l’esprit en particulier devrait être guidée par ces deux principes. C’est en partie ce qui est exploré dans Concepts et ailleurs sous le nom de ‘flexibilité des concepts’. Les principes de facticité et d’effectivité empêchent d’ignorer la participation au monde, l’engagement existentiel et la texture ouverte des concepts (nous pourrions ajouter leur sensibilité à l’occasion si nous voulons établir un lien avec un certain contextualisme en philosophie analytique du langage). Le contextualisme (sous couvert de sensibilité à l’occasion en philosophie du langage) nous amène à penser que l’on ne peut concevoir la vérité de nos énonciations si nous ignorons les occasions et les occurrences de la pensée et du langage – il n’existe pas de phrases vraies non actualisées tout comme il n’existe pas de ‘ce qui est dit’ indépendamment d’une occasion. Une chose qu’un philosophe de l’esprit contextualiste retient du contextualisme en philosophie du langage, c’est qu’il n’y a pas de concepts indépendants des occasions où ils sont mis en œuvre par des penseurs réels. Les concepts sont donc pour Benoist la prise en contexte : ils existent en ayant lieu, lorsqu’un penseur pense, en contexte, à une occasion donnée.
Une autre orientation très importante de la philosophie de l’esprit concerne le point de vue de l’ouverture – dont j’ai essayé de donner un premier aperçu en me penchant sur les critiques adressées par Benoist à McDowell. Elle prend forme dans ce que nous pourrions appeler un principe d’In-‐der-‐Welt sein (être dans le monde) pour la philosophie de l’esprit. Je pense que ce que Benoist veut souligner de plus important ici (outre l’idée selon laquelle l’ouverture devrait être conçue comme l’ouverture au non-‐conceptuel), c’est que l’ouverture au monde se trouve dans le monde. Quelqu’un a-‐t-‐il jamais pu en douter ? En tout cas, on finit par en douter si jamais on considère l’ouverture au monde comme le fait d’un sujet antérieur, en quelque sorte ‘encapsulé’. Aux yeux de Benoist, cela est dû au fait que l’ouverture n’est pas le fait d’un sujet encapsulé, qu’elle ne devrait pas être considérée comme coïncidant avec l’absence de limites du conceptuel comme le fait McDowell dans Mind and World. C’est plutôt son sol, le sol que les concepts explorent (Benoist évoque l’image du sol qu’ils ‘labourent’). Autrement dit, pour reprendre les mots de Benoist, la mise en œuvre des concepts suppose que le monde est ouvert, ils ne l’ouvrent pas, même si eux seuls peuvent donner du sens à cette ouverture.
Tels sont donc les trois principes de la philosophie de l’esprit : facticité, effectivité, et In-‐der-‐Welt sein (de l’ouverture). Il s’agit là d’orientations positives pour une philosophie contextualiste de la philosophie de l’esprit et très différentes du naturalisme réductioniste dominant dans la philosophie analytique de l’esprit. Mais qu’en serait-‐il si nous demandions ce qui doit encore être rejeté dans la philosophie de l’esprit ? Par exemple, puisqu’il faut conserver la contrainte phénoménologique, demandons ce que nous ne devons pas conserver de la phénoménologie, c’est-‐à-‐dire du mouvement phénoménologique tel qu’il s’est développé au XXème siècle, en s’écartant de ses débuts husserliens. Comme je l’ai dit, et cela devient particulièrement important dans Le bruit du sensible, une chose que Benoist considère qu’il ne faut pas conserver, c’est l’idée que ‘les choses parlent’, c’est-‐à-‐dire l’idée que le sens s’étend en quelque sorte au-‐delà de la pensée humaine et du langage humain. Selon Benoist, il est essentiel pour la philosophie de l’esprit d’admettre ce qu’il appelle dans d’autres écrits ‘les limites de l’intentionalité’
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et donc le silence constitutif de l’être des choses30. La représentation, à savoir le fait de représenter perceptuellement, dépend exclusivement de nous. Les sens, nos sens, sont silencieux. Le monde ne ‘nous parle’ pas ; il ne nous dit rien, à nous les penseurs, les ‘percepteurs’ (ceux qui perçoivent), les ‘représentateurs’ (ceux qui représentent). Cette idée – Les sens n’ont rien à nous dire – c’est nous qui parlons – est une idée austinienne importante qui va de pair avec le contextualisme de Benoist : lorsque nous réfléchissons à la perception, il ne faut pas confondre le sens et les sens, n’en déplaise à Merleau-‐Ponty31. Les verités perceptuelles en tant que réprésentations appartiennent au domaine du sens.
Alors où en sommes-‐nous dans l’analyse de la perception ? Ces derniers temps, Benoist affirme : « Ce qui est vu est très exactement, ce qu’on peut dire qu’on voit, lorsqu’on tient sur sa perception (...) un discours adéquat. L’intentionalité, encore une fois, y compris l’intentionalité perceptuelle, est, fondamentalement, un phénomène grammatical, fruit du pacte que les mots ont toujours déjà noué avec les choses »32. C'est avec ces principes que le contextualisme de Benoist rencontre le 'problème philosophique de le la perception' tel qu'il est notamment traité par la philosophie analytique autor des illusions et des hallucinations33. Tous ces problèmes, en tant qu’ils sont fomulés autour des vérités perceptuelles, concernent la représentation et donc le sens. Toutefois, c’est là où s’arrête la représentation que surgit le bruit du sensible. Et c’est aussi là que s’arrête la philosophie analytique de la perception et sa perspective épistémologique.
7. Conclusion: De la perception au sensible
L’opposition au représentationalisme que Benoist a continué de développer
au fur et à mesure qu’il s’éloignait de la phénoménologie est une composante fondamentale de sa pensée sur la perception. Il convient de souligner à nouveau que l’opposition au représentationalisme ne revient pas du tout à renoncer à l’effort de compréhension de la représentation. Les principes contextualistes évoqués ci-‐dessus
30 Benoist 2009, Sens et sensibilité. 31 En fait, ceci rassemble les critiques de Merleau Ponty (dans Le bruit du sensible) et celles de la conception de la coïncidence entre l’absence de limites et l’ouverture chez McDowell dans Mind and World. 32 Benoist 2013 : 219. 33 Ce qu’il fait, notamment dans Benoist 2011 (voir le chapitre intitulé ‘Perception’) et Benoist 2013 (voir en particulier le troisième chapitre, « Ni...ni ou la radicalité du perçu ». Il y soulève quelques questions fondamentales : « Une illusion en ce sens-là, n’est pas ‘fausse’ : elle n’est qu’une perception en décalage relatif par rapport à nos concepts naturels. » (Benoist 2013 : 38). Il fait l’éloge de l’analyse par Merleau-Ponty de l’illusion de Müller-Lyer pour avoir compris que ce qui est ‘réel’ n’est pas (encore) vrai ou faux. Son analyse dans Phénoménologie de la Perception (p. 12) est citée en exemple par Benoist (Benoist 2013 : 92) : « Les deux segments de droite, dans l’illusion de Müller-Lyer, ne sont ni égaux ni inégaux, c’est dans le monde objectif que cette alternative s’impose ». À propos des hallucinations, Benoist souligne d’abord que « Il y a vraiment quelque chose de biaisé et de tout philosophique à traiter les hallucinations comme un problème théorique » (Benoist 2013 : 84). Les hallucinations sont très réelles (même trop réelles) et ne doivent donc pas être confondues avec les descriptions d’hallucinations qui sont souvent présentées comme exemples dans les discussions. Mais fondamentalement, les hallucinations, quelles qu’elles soient, appartiennent à la réalité que nous percevons : « l’hallucination est tout simplement une perception – mais une perception telle que, dans son cas, il est difficile de conserver un sens à l’idée, applicable en général, selon laquelle la perception nous ‘donnerait la réalité’, ce qui soulève un problème par rapport au concept epistémique de la perception » (Benoist 2013 : 87).
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sont les principes d’une alternative positive à la compréhension de la représentation. Benoist ne doute nullement de l’idée selon laquelle notre langage et nos concepts peuvent toucher le perçu. C’est exactement ce que font, entre autre, les concepts tels qu’ils ont été décrits ci-‐dessus. Le fait que nous soyons capables de dire ce que nous percevons et que ce que nous en disons soit parfois vrai fait partie de la ‘grammaire’ de la perception. Nos concepts, notre langage sont justement faits pour cela. Celles-‐ci sont les thèses centrales du contextualisme de Benoist dans la philosophie de l’esprit et du langage. Et cette conception préalable, positive en quelque sorte et anti-‐représentationaliste, de la représentation est essentielle pour donner leur juste mesure aux propositions énoncées dans Le bruit du sensible. Car il devient alors clair que, même si beaucoup de choses dans ses travaux s’adressent aux discussions actuelles dans le domaine analytique, Benoist tient des propos très différents, très originaux – Le bruit du sensible montre à quel point les problèmes concernant la perception que l’ouvrage identifie sont différents de ceux identifiés par la philosophie analytique de la perception, même si Benoist considère toujours qu’il analyse notre concept courant de perception (même lorsqu’il suggère de le remplacer par ‘le sensible’). Dire que ‘La misère de la philosophie analytique de la perception’, est la ‘misère du théoréticisme’ signifie que la philosophie analytique de la perception suppose que les problèmes qui concernent la perception sont des problèmes de la représentation, concernant l’emploi de nos concepts en tant que normes permettant d’identifier les objets, nos énoncés perceptuels à leur sujet, notre capacité à dire ce que nous voyons. Mais même s’il s’agit là de questions cruciales, elles n’épuisent pas la question de la perception.
Pour finir, je voudrais identifier ce que Benoist considère comme d’autres problèmes de la perception. Je présenterai les positions de Benoist comme des thèses, ce qui pourrait sembler arbitraire si je n’avais pas décrit ses travaux antérieurs comme je l’ai fait jusqu’ici. Voici donc les thèses.
La perception ne doit pas être considérée comme ‘une capacité cognitive’. L’expression de McDowell ‘capacité cognitive’ agace beaucoup Benoist34 – à quoi faudrait-‐il opposer cette capacité ? demande-‐t-‐il. Que pourrait bien être le fait de ne pas avoir cette capacité de percevoir et de pouvoir quand même penser et représenter ? La perception n’est pas une capacité parmi d’autres que nous avons en tant que penseurs, mais bien ce qu’il appelle un fait. Nous percevons et nous percevrons tant que nous continuerons d’exister (de fait, comme Benoist le souligne, même en dormant, dans le coma ou sous l’effet d’illusions ou d’hallucinations, nous continuons à percevoir). Cela signifie que nous sommes déjà plongés dans les choses, que nous n’avons pas besoin d’y accéder grâce à une quelconque capacité parmi d’autres. Il n’y a pas d‘existence et de pensée au-‐delà ou en-‐deçà de la perception, même si beaucoup en parlent comme si cela était possible : « il y a une étrangeté fondamentale dans une certaine philosophie de la perception (...) à savoir qu’elle semble toujours aborder la perception depuis une forme d’au-‐delà ou d’en-‐deçà où il n’y aurait pas la perception : comme s’il fallait la constituer, en tant qu’accès, depuis une sorte de non-‐accès aux choses premier »35. Le problème
34 Benoist 2013 : 8. Comme on aura pu s’en rendre compte, suivre les nombreux points qui agaçent Benoist chez John McDowell n’est pas une mauvaise méthode pour reconstruire dialectiquement sa pensée sur la perception. 35 Benoist 2013 : 44.
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abordé ci-‐dessus par l’approche contextualiste de la représentation est donc celui de la compréhension de la façon dont nous représentons les choses, dont nous y pensons, en commençant par ce que l’on a puisque nous sommes plongés dans les choses, ce n’est le problème de l’accès à ces choses grâce à la perception.
Il n’est pas possible de identifier, et donc reduire, les problèmes de la perception aux problèmes de la représentation : « (...) l’expérience du sensible commence là (...) où l’on sort de la logique de la représentation ou de l’apparaître vrai ». C’est là que la différence entre le territoire de l’approche benoistienne de la perception et celui de la philosophie analytique devient parfaitement claire. Mais il veille toutefois à souligner que « Cela ne veut pas nécessairemente dire travailler hors répresentation, mais (...) libérer la matérialité de la représentation même ». Peu importe dans quelle mesure le sens est idéal, lorsque l’on représente et que l’on dit en contexte, il mobilise toujours des moyens matériels, tels que des phrases en tant que sons ou traces si le médium est le langage. Et ces moyens matériels mobilisés appartiennent à l’univers sensible. Ainsi, au-‐delà du sens, au-‐delà de la représentation (Benoist parle aussi de ‘en dehors du sens ‘36), il y a le bruit du médium matériel servant à représenter. Se pencher sur lui, c’est très différent de se pencher sur les problèmes du sens. En fait, cet intérêt pour le bruit n’est même pas, dans un premier temps, du ressort des philosophes : se libérer de la matérialité de la représentation pour se pencher sur le bruit du sensible per se, c’est justement ce que font les arts contemporains depuis plus d’un siècle – libérer la matérialité des couleurs, des formes, des sons, des gestes, du langage, etc., et faire des choses avec la matérialité même. Selon Benoist, cette redécouverte du sensible est la clé des arts contemporains, qui subvertissent « la grammaire de la représentation et l’objet »37. Essentiellement, les arts contemporains montrent que « Le juste point de vue sur le sensible, c’est le point de vue poïétique. Celui-‐ci le perçoit comme ce qu’il est, à savoir, comme ressource, et non comme ‘objet’ »38. En fait, « C’est ce basculement de l’intentionnel au réel que l’on rencontre au principe de ces mises en œuvre du sensible comme telles caractéristiques d’une certaine modernité esthétique telle qu’elle s’impose à partir du XIXème siècle »39.
Nous pouvons, et nous devons, voir dans ces étapes pour cerner la matérialité de la perception, son tissu, sa texture, autant d’efforts pour aller en quelque sorte au-‐delà de la représentation. Mais l’une des idées principales de Benoist, c’est que, ce faisant, nous ne pénétrons pas dans un domaine de sens non verbaux. Il convient d’éviter de répéter l’erreur de Merleau-‐Ponty qui confond le sens et le sensible. Il y a une différence de domaines catégoriels. Il y a des questions qui concernent le bruit et des questions qui concernent le sens. Ceci dit, on peut très bien, comme Merleau-‐Ponty, suivre les maîtres su sensible – qui, pour lui, étaient justement des artistes (p.ex. Cézanne dans L’œil et l’esprit). C’est là qu’apparaît une sorte de relation entre la philosophie de la perception et les arts qui tourne souvent
36 Benoist 2013 : 175. 37 Benoist 2013 : 215. 38 Benoist 2013 : 225. 39 Benoist 2013 : 224. Voir les références à Lévinas et son analyse (son ‘anti-phénoménologie du son’, dans le chapitre VI de Le bruit du sensible, ‘Du silence du sens au bruit du sensible’), John Cage (‘Le silence n’existe pas. Il y a toujours quelque chose qui produit un son’, p. 204) ou Baudelaire (qui a diagnostiqué en temps réel le début de ce processus de réappropriation par les différents arts des médiums respectifs, p. 227).
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mal en philosophie analytique de la perception, car, en raison de sa perspective épistémologique, elle se concentre sur ce qui est pensé et dit à propos de ce qui est perçu. Les problèmes sont si différents que, précisément, un changement dans le langage, celui auquel nous avons fait allusion au debout de cet article, se justifie : Benoist suggère que c’est là qu’il convient d’abandonner le terme ‘perception’ et nous pouvons maintenant expliquer pourquoi. Le terme ‘perception’ est lié à la représentation, c’est-‐à-‐dire à la séparation entre sujet et objet, à un face à face entre conscience et objet, aux objets en tant que normes appliquées. Autrement dit, il est lié au domaine du sens, et au-‐delà du domaine du sens, il y a le domaine du sensible. Et « le bruit est cette dimension du sensible qui n’est pas rapportée à la manifestation ou à l’intentionnalité »40. Il est clair que cette proposition est encore une autre elément pour la critique benoistienne de la phénoménologie.
En définitive, le sensible ne concerne pas la connaissance mais bien l’être, et Benoist n’hésite pas à l’expliquer en termes d’ontologie : si l’on prend la perception elle-‐même au sérieux, et pas seulement la connaissance perceptuelle, on est amené à penser que la perception n’est pas quelque chose comme un ‘supplément phénoménologique’ à l’ontologie41, que ce n’est pas une ‘partie extérieure de l’être’, comme beaucoup d’ontologies traditionnelles le voudraient. Au contraire, « notre concept de l’être est profondément imprégné du commerce perceptuel que nous avons avec ce que nous disons être »42. L’expliquer est une autre paire de manches qui revient à analyser nos concepts d’être et de perception, une analyse pour laquelle les réflexions de Benoist dans Le bruit du sensible fournissent des éléments très importants.
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40 Benoist 2013 : 194. 41 Benoist 2013 : 123. 42 Benoist 2013 : 123. On trouve cette idée chez Husserl : voir Benoist 2011 : 106.
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