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Les sciences sociales et le sans-abrisme Recension bibliographique de langue française 1987-2012 Katia Choppin et Édouard Gardella (dir.) Avec Pascale Pichon, Élodie Jouve et Marine Maurin

Les sciences sociales et le sans-abrisme

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Les sciences sociales et le sans-abrisme Recension bibliographique de langue française

1987-2012

Katia Choppin et Édouard Gardella (dir.)

Avec Pascale Pichon, Élodie Jouve et Marine Maurin

SOMMAIRE Introduction générale Guide de lecture Recension bibliographique Vocabulaire Classement chronologique des références Classement des références par auteurs Présentation des contributeurs Table des matières

Avertissement

Cet ouvrage est le fruit d’un travail collectif conduit dans le cadre du séminaire de recherche « Demande sociale, politique et recherche à propos des situations de sans-abrisme dans les villes » initié par Pascale Pichon en 2009 et animé avec Bertrand Ravon au Centre Max Weber de Saint-Étienne. Katia Choppin et Édouard Gardella, doctorants en sociologie, sont les deux auteurs principaux. Ils ont assuré la recension proprement dite (la recherche et le classement thématique et chronologique des références, l’écriture de l’introduction générale et des introductions de chapitres), ainsi que la coordination des divers contributeurs de l’ouvrage. Toutes les étapes de ce travail ont cependant été discutées et soutenues très activement par Élodie Jouve et Pascale Pichon. Certaines références de la recension font l’objet d’une notice. La plupart ont été écrites par Katia Choppin, Édouard Gardella, Élodie Jouve et Pascale Pichon. D’autres chercheurs ont également rédigé certaines notices bibliographiques. Leurs noms sont indiqués en tête des chapitres auxquels ils ont contribué. Le vocabulaire du domaine du sans-abrisme a été coordonné par Marine Maurin, doctorante en sociologie. Les auteurs des définitions de la plupart des notions et concepts sont Katia Choppin, Édouard Gardella, Claudia Girola, Élodie Jouve, Marine Maurin, Pascale Pichon et Shirley Roy. D’autres auteurs ont participé à l’écriture d’une définition : Christophe Blanchard, Florence Bouillon, Marc Breviglieri, François Chobeaux, Emilie Duvivier, Carolyne Grimard, Lucia Katz, Jean-François Laé et Bertrand Ravon. Les divers contributeurs sont présentés en fin d’ouvrage. Enfin, Daniel Cefaï, Claudia Girola, Élodie Jouve, Pascale Pichon et Numa Murard ont relu avec attention de grandes parties du manuscrit : qu’ils en soient ici sincèrement remerciés. Il faut finir en saluant l’engagement et le soutien des doctorants et « jeunes chercheurs » du « réseau » avec qui les échanges ont toujours été fructueux au cours de ces trois années de séminaire : Christophe Blanchard, Rémi Eliçabe, David Grand, Carolyne Grimard, Élodie Jouve, Marine Maurin. Les deux auteurs principaux tiennent enfin à remercier en particulier Marie-Haude Caraës pour ses questions directes et nécessaires, et Bertrand Ravon qui, depuis l’ombre dans laquelle il a travaillé, leur a continuellement apporté, et leur apporte encore, toute la clarté utile et tout l’enthousiasme nécessaire.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Cumulativité des savoirs et dynamiques d’un domaine de

recherche : le sans-abrisme

Katia Choppin et Édouard Gardella Les sciences sociales et le sans-abrisme souhaite contribuer à l’organisation d’un domaine de recherche, le sans-abrisme, en proposant une recension bibliographique, un vocabulaire et deux annexes où les quelques cinq cents références utilisées sont classées par ordre chronologique et par auteurs. Le projet pourrait à première vue paraître discutable sur plusieurs points : pourquoi identifier un champ de recherche sur un objet aussi spécialisé ? Ne serait-ce pas suivre aveuglément la tendance à l’hyperspécialisation qui traverse les sciences sociales et qui nuit aux problématisations générales des sociétés ? En quoi le sans-abrisme, néologisme qui froisse l’oreille, constituerait-il un objet de recherche autonome ? Pourquoi le démarquer, même temporairement, d’autres problèmes de société plus généraux comme le logement, voire l’exclusion, la précarité ou la pauvreté ? Afin d’éviter tout malentendu, il s’agit d’expliciter notre démarche avant d’exposer la méthode et les enjeux propres à l’ouvrage.

L’intégration du sans-abrisme comme domaine de recherche n’est pas le résultat d’une modélisation théorique a priori, mais bien l’effet d’un constat partagé après coup : depuis trente ans, de nombreuses enquêtes ont porté sur les personnes qui vivent à la rue, leurs trajectoires géographique et sociale, leur expérience quotidienne, les facteurs qui les ont conduites dans cette situation, ainsi que les institutions et acteurs qui tentent de remédier à ce qui est devenu un problème public durable dans de nombreux pays du monde. Ces travaux se sont accumulés, sans véritablement entrer dans une dynamique de cumulativité, c’est-à-dire en prenant appui sur les enquêtes précédentes, que ce soit pour les remettre en cause, les confirmer ou en infléchir l’orientation. Ils se sont ajoutés les uns aux autres, en ignorant souvent les résultats des uns et des autres. Il nous semble donc aujourd’hui nécessaire de forger un outil qui favorise une dynamique de cumulativité des savoirs dans ce domaine. Ce qui passe non seulement par rassembler et classer l’ensemble des travaux scientifiques produits depuis le milieu des années 19801, mais aussi par donner à voir sous la forme d’un vocabulaire, une synthèse, toujours provisoire, des résultats, des problèmes et des notions que ces divers travaux ont générés.

Mais pourquoi sur le sans-abrisme ? Pourquoi ne pas œuvrer à cette cumulativité sur des questions plus générales ? D’une part, cette démarche entre en résonance avec des dynamiques internationales. Se sont développées depuis quelques années, autour de la FEANTSA (Fédération européenne des associations travaillant avec les sans-abri), des institutions de recherche spécialisées sur le sans-abrisme au niveau européen, comme le European Journal of Homelessness et

1 La présente recension fédère tout en les complétant plusieurs bibliographies conséquentes : - la Base de données bibliographique sur les sans-domicile coordonnée par Maryse Marpsat et Jean-Marie Firdion (1996) ; - la « synthèse bibliographique sur les SDF » commandée par le Plan urbanisme construction architecture (PUCA) à Julien Damon pour le lancement du programme de recherches « Les “SDF” : représentations, trajectoires et politiques publiques » en 1999 (pour un commentaire très critique de cette synthèse bibliographique et des relations entre recherche et commande publique qui en constituent la toile de fond, voir Terrolle D., 1999) ; - le rapport commandé par la DREES au CERPE et rendu par Frédérique Giuliani et Pierre André Vidal-Naquet en mai 2001, sous le titre « Modes de vie, pratiques et trajectoires des personnes sans domicile fixe. Un bilan des travaux français récents » ; - le travail de recension effectué par Agathe Schvartz dans le cadre de la Conférence de consensus de la Fédération nationale des associations de réinsertion sociale (FNARS) de novembre 2007. Nous avons fusionné ces premiers bilans avec d’autres travaux s’appuyant sur une littérature volumineuse : le manuel dédié à la question des « sans-domicile » publié en 2008 (Brousse C., Firdion J-M. et Marpsat M., 2008), mais aussi La rue et le foyer (Marpsat M. et Firdion J-M. dir., 2000), La question SDF (Damon J., 2002), et SDF, sans-abri, itinérant. Oser la comparaison (Pichon P. dir., 2008).

l’Observatoire européen du sans-abrisme. Dans une perspective plus large encore, la publication de l’ Encyclopedia of Homelessness (Levinson D. dir., 2004) donne une perspective globale sur le phénomène2. D’autre part, les synthèses portant sur des objets plus généraux, et en particulier le logement3, n’accordent pas une grande place aux travaux sur le sans-abrisme. L’un de nos objectifs est donc de rendre visible cette masse conséquente d’enquêtes. Enfin, le moment de la synthèse spécialisée nous apparaît comme un mal nécessaire à la cumulativité dans les sciences sociales. Même si l’hyperspécialisation oriente vers l’expertise et l’oubli de problématisations transversales, nous espérons qu’en clarifiant les acquis d’un domaine, nous favorisons tout à la fois le progrès des connaissances sur l’objet, l’ouverture de nouvelles questions de recherche et la circulation des résultats dans les autres champs des sciences sociales. En zoomant sur les connaissances établies dans un domaine particulier à un moment donné, cette synthèse participe de la dynamique des savoirs portant, non seulement sur le logement, la pauvreté, l’exclusion et la précarité, mais également sur l’anthropologie de l’habiter, le développement des villes, les politiques sociales, la relation d’aide ou le contrôle social. En effet, le sans-abrisme, que l’on peut définir comme une perspective de recherche sur le problème de la vie entre espaces publics et assistance, délimite un objet scientifique riche. Ce néologisme issu de l’anglais homelessness présente plusieurs avantages, malgré les critiques qui peuvent lui être portées4 et les expressions alternatives qui lui sont parfois préférées5.

Comment dès lors délimiter un tel champ de recherche, aussi mouvant que spécialisé ? Le premier enjeu est de construire un inventaire raisonné. Il n’est en effet pas question de lister de façon exhaustive toute la littérature mondiale sur l’exclusion, la précarité, ou même sur un objet plus resserré comme les personnes sans domicile fixe, en errance, en itinérance ou vagabondes. C’est le problème du sans-abrisme dans les pays occidentaux6, qui a été au cœur de notre investigation. Pour autant, nous ne pouvons ignorer la porosité des frontières avec les productions scientifiques portant sur des objets connexes : la littérature sur les squats, les migrants, la prostitution ou encore la toxicomanie est prise en compte quand la problématique du sans-abrisme est au cœur de l’analyse. Enfin, la langue française

2 Cette somme, composée de deux volumes de plus de quatre-cents pages chacun, rassemble près d’une centaine de chercheurs, travailleurs sociaux, médecins, épidémiologistes, psychologues venus de toutes les régions du globe, afin de couvrir l’ensemble des enjeux du homelessness dans l’histoire et dans le monde. C’est une approche multidisciplinaire et globale du phénomène qui y est ainsi proposée. Elle regroupe, sans distinction, rapports, expertises, diagnostics cliniques, textes juridiques, études épidémiologiques et travaux académiques en sciences humaines. Outre que notre projet porte sur des références francophones qui sont pour la plupart absentes de cette encyclopédie, il s’en démarque sur d’autres points que nous développons plus loin. Il faut cependant remarquer ici que l’éditeur scientifique, David Levinson, insiste dans son introduction sur certaines populations emblématiques des évolutions récentes du phénomène : les femmes seules avec enfants et les familles migrantes ou appartenant aux minorités africaines, problèmes sociaux existant aussi dans les pays francophones couverts par notre travail mais finalement encore peu abordés sous l’angle du sans-abrisme. Nous ne pouvons donc à cet égard que souligner l’enquête en cours à l’Observatoire du Samusocial de Paris sur l’hébergement des familles en hôtel, haut lieu de la gestion par l’urgence sociale des conséquences des politiques migratoires. Les premiers résultats devraient sortir courant 2013. Dans la même perspective de rassembler et d’organiser la littérature existante, toujours en anglais, on peut aussi signaler, même si elles sont à présent anciennes, les bibliographies commentées de James Henslin (1993) et de Louise Fournier et Céline Mercier (1996). Nous remercions Vincent Girard d’avoir attiré notre attention sur cette dernière référence qui propose une recension en langue française de nombreux travaux anglo-saxons. 3 Nous pensons au manuel de Yankel Fijalkow (2011) et au dictionnaire édité par Marion Segaud, Jacques Brun et Jean-Claude Driant (2003). Nous tenons ici à souligner que l’idée de notre ouvrage provient des nombreux usages que nous pouvons faire de l’outil bibliographique sur l’habitat et le logement (Bonvalet C., Brun J. et Segaud M. dir., 2000). 4 L’usage du mot sans-abrisme reçoit deux critiques principales : il dépersonnaliserait le phénomène, en lui donnant les allures d’une maladie sociétale qu’il faudrait éradiquer ; il mettrait trop l’accent sur l’abri comme solution, alors que c’est le logement qui doit être au cœur de l’action publique. 5 Comme personnes sans-domicile, question SDF, personnes sans logement personnel, sans-logis, ou mal-logement. Tous les auteurs référencés ici ne partagent donc pas nécessairement la définition que nous donnons du sans-abrisme. Il nous semble cependant que ce travail d’explicitation confère une certaine cohérence à notre corpus. 6 La littérature académique francophone portant sur les autres régions du monde, comme l’Afrique ou l’Asie, n’a pas été prise en compte. Ce travail de comparaison systématique reste à faire.

est une restriction assumée : avant de prendre en compte la production en langue étrangère, et en particulier anglo-saxonne, pléthorique7, il s’agit de repérer comment se structure la recherche, déjà abondante, dans l’espace francophone. Le second enjeu est de définir les axes théoriques principaux et les concepts qui structurent le champ de recherche. À partir de quelles perspectives le domaine du sans-abrisme se développe-t-il ? Nous répondons à cette question en proposant quatre axes (répartis en autant de chapitres) qui forment autant de prises par lesquelles les chercheurs se saisissent du phénomène8. La première, « Du problème social au problème scientifique : nommer, objectiver, enquêter » recense les travaux qui portent sur les possibilités de nommer, de désigner et de catégoriser le problème, que ce soit par les acteurs de la prise en charge, les médias ou par les chercheurs eux-mêmes. La deuxième, « Les dispositifs d’assistance des personnes SDF », rassemble les travaux qui analysent les dispositifs locaux de prise en charge sociale et sanitaire et la relation d’aide qui s’y joue entre intervenants sociaux et personnes SDF. La troisième, « La question SDF comme problème public », traite des enquêtes menées sur les multiples façons dont le sans-abrisme prend forme par sa publicisation, qu’elle se fasse dans les arènes de controverses et des politiques publiques, ou dans les divers usages qui se confrontent et s’associent dans les espaces publics. La dernière, « La vie entre rue et assistance : expériences et expédients », concerne les travaux qui décrivent et par là même proposent une compréhension à visée anthropologique de la vie quotidienne des personnes sans-abri.

Si cet inventaire raisonné forme une première base pour la cumulativité des savoirs, il n’est cependant pas suffisant. La littérature qui prend pied sur les terrains du sans-abrisme produit des résultats empiriques inséparables de toute une série de concepts. Dans une démarche de clarification des problèmes, et non de fossilisation des définitions, nous proposons après la recension une sorte d’abécédaire, intitulé « Le domaine du sans-abrisme et son vocabulaire », qui donne un aperçu approfondi de quelques quatre-vint-dix termes. Sans s’interdire des prises de position critiques et quelques pistes encore en friche, ce vocabulaire constitue en quelque sorte l’environnement notionnel et conceptuel dans lequel baigne la communauté des spécialistes de la question. Il ne forme pas pour autant un idiolecte d’initiés. La littérature sur le sans-abrisme s’est imprégnée des travaux d’autres spécialités. Les concepts produits à partir des terrains du sans-abrisme s’inspirent d’ensembles théoriques hétéroclites, qu’il s’agisse de la philosophie morale (reconnaissance, care), de courants classiques des sciences sociales (comme c’est le cas pour les recherches statistiques, qui s’inscrivent dans le paradigme critique des inégalités9), ou encore de l’infini réservoir du sens commun (débrouille, habiter, sortie de la rue). Mais, dans chaque processus de recherche, des innovations ont émergé afin de tenir compte de la spécificité des situations de sans-abrisme. Ainsi, les concepts explicités dans le vocabulaire portent tous la marque d’un aller-retour entre emprunt à divers champs des sciences humaines et conceptualisation inductive, née de la confrontation au terrain.

7 D’autant plus que, comme on l’a vu plus haut, des synthèses existent déjà (Levinson D. dir., 2004). Certaines des enquêtes anglo-saxonnes ayant eu une influence sur les travaux francophones se retrouvent cependant dans la bibliographie spécifique du vocabulaire. 8 Au cours de leurs travaux, les chercheurs ont souvent abordé différents aspects du phénomène, c’est pourquoi les références peuvent être classées dans plusieurs chapitres ou parties de chapitres. Pour plus de précisions, voir le « Guide de lecture ». 9 Cette ligne a été suivie par les statisticiens de l’Institut national d’études démographiques (INED) et de l’Institut national des statistiques et des études économiques (INSEE) depuis la première enquête INED de 1995 sur les SDF de Paris intra-muros conduite par Jean-Marie Firdion et Maryse Marpsat, puis par Cécile Brousse, pilote de l’enquête INSEE « Sans-domicile » de 2001.

Définir le sans-abrisme Le sans-abrisme est une perspective constitutive d’un objet de recherche, qui aborde notre actualité historique à travers les relations entre la vulnérabilité de l’habiter dans les espaces publics, son traitement par les institutions d’assistance et les possibilités offertes par une société démocratique d’avoir un chez-soi.

Décrire et comprendre la vie à la rue Le sans-abrisme correspond à une perspective descriptive et compréhensive sur l’expérience de la vie à la rue, qui se tient à égale distance de la dénonciation et de la sublimation. L’idée est simple : avant de juger, il faut s’atteler à documenter, à décrire, à comprendre ce que peut signifier habiter, tant bien que mal, dans ce que l’INSEE appelle « des lieux non prévus pour l’habitation ». Dans le sillage des grands livres sur la misère de Jack London (1975), George Orwell (2003) et Nels Anderson (1993), ce point de vue invite à prendre au sérieux l’ordinaire de la vie à la rue, le quotidien fait de débine et de débrouille, la matérialité dans laquelle s’inscrit l’expérience de la survie. Cette perspective a l’avantage d’élever le seuil de vigilance vis-à-vis des tentations de romantisme, populisme ou misérabilisme qui guettent les chercheurs dès qu’ils se penchent sur les phénomènes de pauvreté (Grignon C. et Passeron J-C., 1989). Mais elle a aussi ses angles morts. Si notre viseur a pu capter certains des travaux portant sur les squats et sur les demandeurs d’asile (Bouillon F., 2009 ; Frigoli G. et Jannot J., 2004), ces corpus n’ont pas été, loin de là, intégralement balayés, dans la mesure où les enquêtes dont ils sont constitués n’ont que rarement problématisé leurs démarches dans la perspective du sans-abrisme. Nul doute, cependant, que des rapprochements entre ces domaines de recherche sont susceptibles de s’opérer à l’avenir.

Une moralité historiquement située : la centralité de l’assistance Le sans-abrisme constitue une notion historiquement ancrée, au sens où elle désigne notre actualité, singulière et collective : la vie dans les espaces publics est traversée de façon dominante par des enjeux d’assistance, non seulement depuis la dépénalisation des délits de vagabondage et de mendicité en 1992 mais aussi depuis le milieu des années 1970 avec l’élargissement de l’aide sociale à l’hébergement (Damon J., 2012). Il ne s’agit pas d’occulter l’ambivalence du traitement du problème par divers acteurs : les pratiques de répression, contrôle ou encadrement continuent à traverser, compléter ou contester les modalités d’assistance, mais elles se font dans un cadre historique qui en affecte les formes traditionnelles du ramassage forcé, de l’enfermement et de l’assistance par le travail obligatoire (Soutrenon E., 2001 ; Gardella É. et Le Mener E., 2005 ; Bruneteaux P., 2006)10. La distinction entre indigents valides et non valides, ou encore entre bons et mauvais pauvres, si elle peut se manifester de façon informelle, n’est plus centrale lorsqu’on aborde les institutions du sans-abrisme d’aujourd’hui11. C’est donc la dimension socialement problématique de l’installation de personnes dans les espaces publics qui est centrale dans le sans-abrisme, au sens où elle génère une gêne, un trouble, des difficultés, qui provoquent en réponse la mobilisation individuelle de ressources et la mise en œuvre de politiques publiques. Le sans-abrisme s’attarde ainsi sur les épreuves, individuelles et collectives, que ce type d’expérience induit, tant en termes d’anthropologie des expédients et de récits de soi, qu’en termes de définition et de régulation d’un problème public particulièrement épineux en regard

10 Voir les entrées Mendicité, Hospitalité et Mise en flux/mise en circulation du vocabulaire. 11 Il suffit pour s’en convaincre de noter que la loi de Mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion (mars 2009) donne une réalité institutionnelle aux hébergements d’urgence en y imposant les droits à l’inconditionnalité de l’accueil (ce qui comprend l’absence de contrepartie), la continuité et l’accompagnement (art. L 345-2-2 et L 345-2-3 du Code de l’action sociale et des familles). Des premières analyses de cette évolution législative ont récemment été produites (Cefaï D. et Gardella É, 2011 ; Rullac S., 2012). La bataille judiciaire menée par des associations comme la Coordination nationale des professionnels de l’urgence sociale ou 115 juridique, dans l’objectif d’obtenir l’effectivité de ces droits, confirme que cette tendance se poursuit mais qu’elle reste toujours fragile.

des principes de justice des sociétés démocratiques. Il ne prend donc pas pour point de départ, bien qu’il puisse les éclairer par contraste, les discours ou les travaux qui valorisent la vie à la rue comme une forme de liberté, une émancipation ou une contre-culture par rapport à l’ordre dominant. C’est pour cette raison que la littérature sur les travellers et autres individus et groupes dont le nomadisme s’affirme comme une autonomie vis-à-vis des dispositifs d’assistance, n’est que partiellement prise en compte. Notre travail cible donc les travaux de sciences sociales qui éclairent la place, l’expérience et le traitement social et politique du fait de vivre entre espaces publics et assistance, éprouvé par des individus autrefois ciblés comme vagabonds, mendiants ou clochards, aujourd’hui désignés comme sans logement personnel, sans-domicile, sans-abri, sans-logis, errants, itinérants, SDF, grands exclus. Des bornes chronologiques ont donc été fixées : les références recensées ont toutes été publiées entre 1987 et 201212.

Une situation processuelle Le sans-abrisme conduit aussi à mettre l’accent sur la dimension processuelle et situationnelle du phénomène. Prenant acte de l’hétérogénéité des SDF, résultat provenant aussi bien de l’observation des intervenants sociaux que des enquêtes en sciences sociales, cet objet ne désigne pas des personnes qui seraient dotées de caractéristiques particulières délimitant un groupe séparable du reste de la population. Le sans-abrisme ne désigne pas une condition, sociale ou psychique, à laquelle certains individus seraient naturellement condamnés. Il pointe plutôt un processus, c’est-à-dire une chaîne d’actions qui conduisent des individus à devoir vivre, pour une durée variable, entre les espaces publics et les dispositifs d’assistance. Cette perspective méthodologique ne doit pas en retour alimenter le mythe selon lequel « ça peut arriver à tout le monde » : si tout le monde peut connaître une période de sans-abrisme, ce n’est pas avec la même probabilité, et les individus issus des milieux populaires sont statistiquement les plus représentés (Brousse C., 2006). La perspective du sans-abrisme se présente comme une critique des paradigmes de l’exclusion ou de la désocialisation, quand ils font des personnes sans-abri des individus caractérisés par leur isolement et leurs pertes de repères spatio-temporels. Tout comme les capacités de débrouille et de survie dans les espaces publics sont essentielles dans la définition de notre objet, les réseaux de sociabilité et les relations familiales, aussi ténues soient-elles, ainsi que le traitement institutionnel des espaces publics et des individus qui y habitent plus ou moins durablement, y occupe une place tout aussi décisive. Comme l’ont montré en France Jean-Luc Porquet (1987), Jean-Louis Degaudenzi (1987), Claudia Girola (1995) ou Pascale Pichon (1995), Elliot Liebow aux États-Unis dans ce qui est devenu un classique d’ethnographie du sans-abrisme (1993), Shirley Roy au Québec (1988), et bien d’autres enquêtes depuis, l’expérience de la vie à la rue, dans sa diversité, n’est pas réductible à une sortie, toujours improbable, de la société : les réseaux, fragiles ou denses, et les institutions, que ce soit celles du travail (y compris illégal) ou de l’aide sociale, même situées dans un horizon très lointain, forment l’environnement dans lequel chacune et chacun s’efforcent de retrouver des habitudes contre les incertitudes qui pèsent sur les actions les plus élémentaires de la vie, comme faire sa toilette ou se reposer.

Le problème du chez-soi Enfin, le sans-abrisme ne se définit pas uniquement par rapport au logement13. Il transporte aussi la fécondité sémantique du mot anglais home, qui désigne certes l’abri, mais qui intègre aussi la 12 La question des travaux des historiens se pose donc. Nous avons privilégié ceux qui proposent explicitement, à partir d’enquêtes sur des périodes passées, un éclairage de la période actuelle. Nous n’avons donc pas recensé l’ensemble des monographies historiques produites depuis 1987 sur les questions du vagabondage, de la mendicité et de leurs traitements institutionnels. 13 Le sans-abrisme que nous définissons ici, se distingue quelque peu de l’usage qui en est fait dans la grille ETHOS (European typology on homelessness and housing exclusion). Cette classification a été pour la première fois proposée en 2003 par trois universitaires, proches collaborateurs de la FEANTSA : Bill Edgar (Université de York), Joe Doherty (Université de Saint-Andrews) et Henk Meert (Université de Louvain). Elle est construite à partir d’une définition du home (chez-soi) en trois critères : le critère physique désigne un espace décent qui

problématique du chez-soi. Le sans-abrisme inclut les tentatives institutionnelles de procurer un chez-soi, parcours chaotique, d’habitat précaire en habitat précaire, sans linéarité, de la rue au logement. Ces actions relèvent du champ du sans-abrisme dans la mesure où les enquêtes montrent que dans ces trajectoires, la vie à la rue reste présente sous divers aspects, que ce soit comme expérience à accepter, comme horizon repoussoir, comme source d’apprentissages : c’est tout l’enjeu du thème de la sortie, qui, depuis les travaux de Bertrand Bergier (2000), s’est progressivement installé en bonne place dans l’agenda scientifique du sans-abrisme (Pichon P., 2005 ; Soulet M-H., 2005 ; Pichon P. et Torche T., 2010), y compris pour aborder sa dimension morbide (Terrolle D., 2003)14. Le sans-abrisme se distingue en même temps du mal-logement, en ce qu’il prend au sérieux les possibilités, toujours vulnérables, d’habiter la rue par l’appropriation de morceaux d’espaces publics et par l’ancrage des habitudes dans une situation d’extrême pauvreté. En adoptant une définition aussi extensive du chez-soi, le sans-abrisme s’appuie sur les acquis interactionnistes selon lesquels toute désocialisation est aussi une resocialisation (Simmel G., 1999). C’est alors par la comparaison entre expériences, celles de la rue, des hébergements institutionnels et de l’accès au logement, que se construit la problématique du chez-soi dans le champ du sans-abrisme. Ce regard symétrique qui met sur le même plan ces diverses expériences du chez-soi, progresse vers la proposition d’une théorie de l’habiter en explicitant ses conditions de possibilité (Pichon P. dir., Jouve É., Choppin K. et Grand D., 201015).

Un inventaire raisonné

Comment délimiter un corpus sur la question du sans-abrisme ? Centré sur des situations aux contours très flous, ce domaine de recherche a pour caractéristique de proposer une grande variété de dénominations des populations. Le sans-abrisme englobe les catégories de SDF, personnes sans domicile fixe, sans-domicile, sans-abri, sans toit, errants, itinérants, clochards, exclus, marginaux, vagabonds, mendiants. Il renvoie aussi au domaine de la vie à la rue, ou aux politiques publiques comme les arrêtés anti-mendicité, l’urgence sociale, la continuité de l’hébergement, le droit au logement opposable ou encore le Logement d’abord. Il recouvre enfin différents processus impliquant plusieurs domaines de la vie sociale et économique : mobilité sociale, socialisation-désocialisation, exclusion.

Un nécessaire point de départ : l’année 1987

Jusqu’où faire remonter notre enquête ? Plusieurs points de départ étaient envisageables. Outre la thèse de psychologie sociale d’Alexandre Vexliard (1998), soutenue en juin 1955, restée relativement marginale avant de devenir une référence prépondérante et diffuse dans le champ du sans-abrisme au

satisfait les besoins les plus élémentaires ; le critère social signifie que les personnes jouissent de leur privacy (à la fois espace privé, intimité, autonomie) et entretiennent des relations de sociabilité (pouvoir recevoir) ; le critère légal signifie que la personne occupe l’espace en toute légalité, avec la garantie d’une possession exclusive du lieu et de sa sécurité. La combinaison de ces critères permet de distinguer différents degrés d’exclusion du logement : un habitat est plus ou mois décent, plus ou moins propice aux relations sociales, plus ou moins garanti en termes de légalité et de sécurité. Par son caractère opératoire, elle a été largement reprise par les associations et les gouvernements de différents pays européens. Les sans-abri sont dans cette classification considérés comme des personnes n’ayant pas de chez-soi, qui dorment soit dans la rue (roofless), soit dans un habitat précaire (houseless) : dans les deux cas, ni le critère légal ni le critère des relations sociales ne sont remplis (Edgar W., 2009, p. 15-16). Faisant du chez-soi un problème à investiguer empiriquement, donc comme pouvant ne pas être lié à la norme du logement autonome, notre perspective se veut en décalage vis-à-vis de cette orientation normative. 14 Dans la perspective d’un renouvellement du questionnement sur les carrières, qui ont plutôt abordé l’entrée, on ne peut que souligner ici l’intérêt qu’il y aurait à approfondir la question de la sortie ou des sorties, en systématisant quelque peu la comparaison de la littérature sur la sortie de la rue avec celle sur la toxicomanie (Castel R. dir., 1999) et celle, plus récente, sur la délinquance (Mohammed M. dir., 2012). 15 Voir aussi les entrées Chez-soi et Habiter dans le vocabulaire.

cours des années 1990, c’est d’abord dans la sphère académique du monde médical que la question se pose. Au début des années 1980, les thèses universitaires les plus nombreuses sur la prise en charge de personnes vagabondes, sans domicile fixe ou errantes, se retrouvent dans les facultés de médecine. Elles pointent déjà les difficultés rencontrées par divers services, notamment des urgences médicales, pour accueillir et soigner des populations sans logement en propre. Mais ces travaux n’entrent pas directement dans la littérature des sciences sociales. Les historiens, eux, se sont régulièrement penchés sur la question séculaire du vagabondage et de la pauvreté16. Mais la spécificité de notre époque, c’est bien la montée d’une assistance garantie par l’État, parallèle à une baisse de la répression puis à sa disparition au niveau national (dépénalisation des délits de mendicité et de vagabondage en juillet 1992) et sa transplantation au niveau municipal, comme en atteste la récurrence depuis 1993 des arrêtés dits « anti-mendicité ». C’est dans cette nouvelle configuration historique que notre questionnement s’enracine. Les travaux des historiens dont la problématique ne se rattache pas à ce nouveau contexte, ne sont donc pas entrés dans notre champ de vision.

L’année 1987 s’impose comme la borne la plus pertinente, marquant le début d’un flux croissant de publications et de mesures prises par les pouvoirs publics, où se conjuguent intérêt médiatique, intérêt scientifique, commande d’expertises et politique publique. Certes, l’ouvrage du haut fonctionnaire René Lenoir (Les exclus, paru en 1974), celui de l’économiste Lionel Stoleru (Vaincre la pauvreté dans les pays riches, publié en 1974), ou encore le numéro spécial sur « l’errance » du magazine Informations sociales (n° 5, 1985) se penchent déjà sur les possibilités pour les pouvoirs publics de venir en aide à de nouvelles catégories de personnes en difficulté17. Si ces publications s’inscrivent clairement dans un environnement social et politique qui voit se multiplier les actions publiques dites d’« urgence » (la première action d’urgence étatique est lancée en janvier 1983, ouvrant sur les Plans d’action contre la pauvreté et la précarité des hivers suivants), elles restent encore isolées. En 1987, la communauté scientifique francophone prend connaissance de la traduction de La potence ou la pitié de Bronislaw Geremek, ouvrage de référence dans lequel il fournit une analyse du phénomène sur la longue durée. C’est aussi en 1987 que l’Organisation des nations unies (ONU) proclame l’année internationale des sans-abri (International Year of shelter for the homeless). C’est

16 Faisons référence à certains travaux significatifs d’historiens, qui n’apparaissent pas dans la bibliographie en raison de leur publication antérieure à 1987 : - Baulant M., 1979, « Groupes mobiles dans une société sédentaire : la société rurale autour de Meaux aux 17ème et 18ème siècles », Les marginaux et les exclus dans l’histoire, Paris, Union générale d’éditions, p. 78-121 ; - Beaune J-C., 1983, Le vagabond et la machine. Essai sur l’automatisme ambulatoire : médecine, technique, société (1880-1910), Paris, Champvallon ; - Depauw J., 1974, « Pauvres, pauvres mendiants, mendiants valides ou vagabonds ? Les hésitations de la législation royale », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 21, n° 3 « Marginalité et criminalité à l’époque moderne », p. 401-418 ; - Farge A., 1979, « Le mendiant, un marginal ? Les résistances aux Archers de l’Hôpital dans le Paris du 17ème siècle », Les marginaux et les exclus dans l’histoire, Paris, Union générale d’éditions, p. 312-329 ; - Gutton J-P., 1973, L’État et la mendicité dans la première moitié du 18ème siècle, Auvergne, Beaujolais, Forez, Lyonnais, Lyon, Centre d’Études Foréziennes ; - Mollat M., 1978, Les pauvres au moyen âge, étude sociale, Paris, Hachette ; - Schnapper B., 1985, « La répression du vagabondage et sa signification historique du 14ème au 18ème », Revue historique de droit français et étranger, tome 63, p. 143-157. 17 Ce numéro spécial est l’un des premiers à aborder la nouvelle question sociale identifiée ici sous le terme de l’errance. Notons deux articles introductifs, le premier de Jean-Michel Baruch-Gourden, historien, « L’intolérable vagabond », et le second de Claude Liscia, sociologue, « Errants et pauvres » qui situent cette question tout à la fois dans sa profondeur historique et dans son actualité. Les autres articles retracent des éléments de vie quotidienne (la manche, la galère, les déménagements successifs) et posent des questions plus directement liées à l’intervention sociale. Ces contributions sont le fruit de réflexions issues de l’expérience professionnelle des travailleurs sociaux, formateurs, psychiatres, directeurs d’établissements, dans le cadre de leur mission. Notons un des tout premiers articles s’intéressant spécifiquement à une pratique centrale des personnes à la rue, « La manche » (p. 36-38), de Paule Paillet, conseillère en économie sociale et familiale, ainsi que le compte rendu de trois recherches-actions menées de 1975 à 1980 au Danemark et en République fédérale d’Allemagne dans le cadre du programme européen de lutte contre la pauvreté « Errants d’ici et d’ailleurs » (p. 72-79).

enfin en cette même année que les grandes associations bénéficient du Plan européen d’aide aux plus démunis, en même temps que le fondateur d’ATD-Quart-Monde, Joseph Wresinski publie le rapport « Grande pauvreté et précarité économique » qui débouchera sur le vote de la loi du Revenu minimum d’insertion (RMI) en décembre 1988. C’est aussi à ce moment-là que deux ouvrages grand public, l’un de journalisme d’investigation (Porquet J-L., 1987), l’autre de témoignage (Degaudenzi J-L., 1987), installent la question du sans-abrisme dans l’espace public, constituant des références incontournables pour les recherches d’ethnologie et de sociologie du début de la décennie suivante.

La dynamique politique et scientifique s’enclenche. En 1990, le rapport du Groupe de travail sur la vie quotidienne des sans-domicile, dirigé par le Secrétaire d’État à l’action humanitaire Bernard Kouchner et le Délégué interministériel à la ville Yves Dauge, liste une série de propositions pour améliorer les conditions de vie des personnes sans-domicile qui seront reprises dans les circulaires hivernales des années suivantes. Et le premier programme de recherche du Plan urbain (rattaché au ministère de l’Équipement), « Les sans domicile fixe dans l’espace public : quelques orientations de recherche », dirigé par Jeanne Levasseur, est lancé en 1991. Les années 1990 et 2000 voient alors la production sur la question augmenter de façon exponentielle18.

Quelles frontières ? Disciplines et objets Nous nous sommes concentrés essentiellement sur les références de sciences sociales au sens large du terme : la sociologie, l’anthropologie, les sciences de l’éducation, le droit, l’information-communication, l’histoire, la géographie humaine, la science politique et l’urbanisme. Les disciplines comme la psychologie clinique, la psychologie sociale, la psychiatrie et la médecine ont été écartées19, tout comme les études d’épidémiologie20. Les relations entre ces savoirs et les sciences sociales, très complexes sur la question du sans-abrisme, méritent un traitement spécifique qu’il n’a pas été possible d’appliquer dans le cadre de cet ouvrage. Cependant, les travaux de psychologie ou de psychiatrie, qui ont généré des controverses dans le champ des sciences sociales, ont été intégrés en faisant l’objet d’une notice spécifique (par exemple, pour Declerck P., 2001). Parallèlement, quelles frontières convenait-il de tracer autour de l’objet ? Dit autrement, où s’arrêtent les contours du sans-abrisme ? La littérature portant sur les enfants des rues, les squats, les gens du voyage, les prostitué(e)s, les toxicomanes, les migrants, les demandeurs d’asile et les sans-papiers, pouvait-elle s’inscrire dans notre corpus ? Nous avons opté pour l’intégration de telles références, autant que possible, dès lors que les questions du sans-abrisme y étaient effectivement abordées : la perspective descriptive et compréhensive sur l’expérience de l’installation dans les espaces publics, les relations aux institutions, l’appréhension en termes de situation processuelle et le rapport au chez-soi. Ces populations peuvent en effet à un instant « t » connaître une situation de sans-domicile et ainsi faire l’objet d’analyses en lien avec celles développées dans le domaine du sans-abrisme. Inversement, nous n’avons pas retenu la littérature utilisant la figure du SDF comme illustration d’un discours à tendance essayiste et à portée générale sur les marges, les « sans », les exclus, la souffrance sociale et psychique, les précaires, ou les vulnérables, sans traiter l’environnement social et matériel dans lequel ces personnes se situent.

18 Comme le montre le « Classement chronologique des références » à la fin de cet ouvrage. 19 Nombre d’articles faisant référence aux SDF ont été produits par des psychiatres ou des psychologues cliniciens, notamment dans les revues Rhizome, Empan et Vie sociale et traitements, ou encore dans des revues de psychologie clinique. Cependant, aucun domaine d’étude clinique n’est structuré directement autour du sans-abrisme. Les travaux concernés se fédèrent plutôt autour d’un champ de pratiques en santé mentale et précarité que nous pouvons nommer « clinique psychosociale » à la suite des travaux pionniers menés par le psychiatre Jean Furtos, et qui tendent à se regrouper sous les termes de clinique de la précarité (Furtos J., 2008). Pour une généalogie de cette clinique, voir Ravon B., 2005. Pour une analyse socio-anthropologique d’un tel dispositif, voir Pégon G., 2011. 20 L’Observatoire du Samusocial de Paris (www. observatoire.samusocial-75.fr) produit des études de référence dans ce domaine concernant les personnes sans-abri : sur le diabète, sur les soins gynécologiques, sur la tuberculose, sur la santé mentale, entre autres.

Une focalisation sur la production académique francophone Les dernières balises posées concernent la langue de production, la nature des documents et les caractéristiques des auteurs.

Notre parti pris de ne pas recenser la littérature en langue étrangère est d’un certain point de vue restrictif. Il est vrai que de nombreux travaux anglo-saxons ont inspiré, et continuent à inspirer, la littérature francophone sur le sans-abrisme. Du reste, il existe déjà des sommes recensant les travaux en anglais (Levinson D. dir., 2004), et ceux qui participent à la vie scientifique francophone via leur traduction en français sont intégrés dans le corpus. Surtout, notre objectif de procéder à un état de la littérature nous a rapidement conduits à une forme de réalisme : il est utopique de penser couvrir l’ensemble de cette production. Nous avons donc fait le choix de nous limiter aux travaux francophones, afin de nous approcher autant que possible de l’exhaustivité. Cette restriction n’empêche pas les comparaisons internationales (Pichon P. dir., 2008), le Québec et la Belgique étant des pays où de solides travaux sur le sans-abrisme ont été réalisés.

Il a également fallu trancher dans l’ensemble des publications portant sur le sans-abrisme. Ce domaine, comme beaucoup d’autres, est caractérisé par l’émergence et l’institutionnalisation d’expertises associatives (Lochard Y. et Simonet-Cusset M., 2003). Nous avons choisi de ne pas les faire figurer, en raison même de leur multiplication et de leur dispersion qui auraient rendu l’entreprise hors de notre portée. Plus encore, la frontière entre expertise et militantisme est parfois si ténue, que le chercheur est bien en peine de labelliser telle étude comme relevant d’une expertise et telle autre comme relevant du discours militant. Et n’ayant pas pour objectif de retracer la construction du problème public du sans-abrisme dans les pays francophones, les rapports de commande provenant des pouvoirs publics ont pour la plupart été écartés, de même que les témoignages produits par des acteurs associatifs, les discours d’experts, les productions journalistiques et les ouvrages littéraires ; à l’exception de quelques rapports, qui nous ont paru importants au regard de l’évolution de l’action publique ou de la recherche en elle-même. Nous ne retenons donc que les productions scientifiques académiques21, au risque assumé de forcer la césure entre champ scientifique et construction du problème public, alors qu’il est clair que la frontière est étanche : des connaissances scientifiques sont engendrées par les enquêtes associatives ou les rapports de commande, de même que les travaux publiés des sciences sociales participent du processus de constitution de la question SDF en problème public.

Ces précisions donnent au lecteur les raisons principales des choix que nous avons effectués, afin de nous rapprocher de l’horizon d’exhaustivité que nous nous sommes fixé. Des oublis, bien involontaires, ne sont évidemment pas à exclure. Ceux-ci n’invalideraient pas pour autant notre projet qui, plus qu’un panorama intégral des productions scientifiques francophones sur la question du sans-abrisme, consiste à proposer un outil pour alimenter une dynamique de cumulativité des connaissances. Les enjeux d’une cumulativité sur le sans-abrisme

La cumulativité n’a pas de sens si elle se réduit à un amoncellement de savoirs. De même, notre effort resterait vain si l’opération correspondait à une simple accumulation chronologique de travaux. C’est en explicitant des questions de recherche et en dépliant une série de concepts, que nous donnons à voir les dynamiques d’enquête sur le sans-abrisme. L’idée est aussi de proposer un bilan des acquis théoriques en la matière, qui comme l’a fortement souligné Marc-Henry Soulet dans sa communication de synthèse du colloque international « L’itinérance en question » (Montréal, octobre 2010), n’a pas encore été effectué jusqu’à maintenant.

21 Les références choisies sont des articles de revues scientifiques, des ouvrages académiques, des contributions à des ouvrages collectifs, des rapports scientifiques, des thèses de doctorat, des habilitations à diriger des recherches et des actes de colloque.

Quelques enjeux de la cumulativité La cumulativité en sciences sociales est source d’interrogations : si la connaissance sur les sociétés augmente quantitativement, s’améliore-t-elle pour autant et dépasse-t-elle les connaissances du passé ? Comment s’articulent les divers résultats obtenus ? Ces doutes sur la dynamique collective de l’accumulation des savoirs22 s’inscrivent dans un contexte scientifique désormais bien connu. Depuis l’érosion au cours des années 1980 des paradigmes nés dans l’après-guerre (fonctionnalisme, structuralisme, marxisme, théories du choix rationnel) et la montée en puissance des enquêtes qualitatives face aux protocoles d’enquêtes standardisés et orientés vers des modélisations statistiques (questionnaires, analyse de réseaux, analyse automatique de données textuelles), l’éclatement des perspectives théoriques, le fractionnement des monographies et la spécialisation croissante des disciplines en domaines particuliers font craindre une perte de lisibilité des divers travaux, un éparpillement des résultats et la fin d’un savoir général sur l’Homme. Avec le développement de l’historicisme et du relativisme, chaque terrain de recherche en arrive à se concevoir comme une expérience singulière. Les comparaisons seraient alors de plus en plus douteuses, et ce que le chercheur apprend et observe sur un lieu et à un moment donnés ne serait pas, en fin de compte, transposable à une autre enquête. Les tensions seraient irréductibles entre deux versions de la science, l’une positiviste et dépassée, l’autre relativiste et stérilisante.

Entre ces deux positions radicales existent pourtant de multiples façons de concevoir la cumulativité des sciences sociales. Notre approche se démarque en elle-même du relativisime : la recension des divers travaux et la proposition d’un vocabulaire ont pour ambition de décloisonner les terrains du sans-abrisme et de pousser à la comparaison. C’est ce même esprit qui nous distingue tout autant du positivisme étroit : l’augmentation quantitative des connaissances sur le sans-abrisme ne va pas de pair avec l’obsolescence des travaux plus anciens, de même qu’elle n’a pas pour objectif d’écraser la pluralité des perspectives singulières sous un unique modèle d’analyse du sans-abrisme. Les sciences sociales étant des sciences historiques (Passeron J-C., 2006), elles ne découvrent pas de lois universelles sur l’Homme. Des études du passé peuvent constamment servir de réservoir d’expériences ou de points de comparaison pour les enquêtes spécifiques du présent.

Il serait alors peu ambitieux de proposer un cadre de cumulativité pour un objet particulier, le sans-abrisme : nous serions au niveau le moins général (juste avant les simples faits) auquel une accumulation des connaissances peut s’organiser, et nous ne ferions qu’alimenter le morcellement des sciences sociales. Nous croyons au contraire que c’est en passant par des moments de synthèse de travaux spécialisés, que les acquis d’un domaine de recherche se clarifient, et que les concepts forgés sur des situations singulières peuvent ensuite migrer par analogie vers d’autres domaines, contribuant ainsi à la circulation des savoirs et à l’accumulation générale des connaissances. Ce choix de la spécialisation sur le sans-abrisme s’explique ainsi par trois raisons principales.

Une cumulativité possible à l’échelle d’un objet

Accumuler des savoirs est une action collective délicate, qui implique des scientifiques pris entre oublis involontaires, stratégies concurrentielles et coopérations sélectives. Mais même en s’en tenant au seul niveau épistémologique, les obstacles paraissent insurmontables : entre le niveau des faits et celui du savoir sur l’Homme en général, l’échelle de connaissances à laquelle peut s’enclencher une dynamique de cumulativité est difficile à trouver. C’est là la première raison de nous focaliser sur le sans-abrisme : l’échelle de l’objet, sans être la seule pertinente, recèle bien des aspects pratiques pour organiser une dynamique cumulative. Le projet d’une cumulativité générale du savoir sur l’Homme en société semble avoir été abandonné, démenti par la multiplication des disciplines (anthropologie, histoire, sociologie, psychologie,

22 La difficulté principale réside dans l’articulation collective des multiples travaux au sein de la communauté des chercheurs. Au niveau individuel, l’acquisition de méthodes, la lecture d’ouvrages, la fréquentation des pairs et la réalisation d’enquêtes contribuent à la dynamique des recherches.

économie, entre autres), et de leurs domaines propres de spécialité23. Le niveau disciplinaire ne semble pas non plus le plus adapté à cette ambition cumulative, dans la mesure où celle-ci peut servir l’imposition d’un paradigme unique au sein d’une discipline. La cumulativité, du moins en sociologie, devrait plutôt se faire au niveau d’un paradigme, réunissant des travaux qui partagent les mêmes présupposés ontologiques et épistémologiques : l’individualisme méthodologique, le holisme, l’échange, le conflit etc. (Bouvier A., 2009). Elle pourrait (devrait) aussi prendre appui sur des modélisations idéal-typiques, au lieu de glisser sans cesse sur une réalité empirique en continu changement (Coenen-Huter J., 2005). Sans renoncer à ces positions épistémologiques, il est possible de proposer d’autres façons d’organiser la cumulativité des travaux24. Une posture faible consisterait à partir des enjeux pratiques de toute recherche empirique. Tout chercheur, en cours d’enquête, peut être amené à se poser les questions suivantes : quelles sont les connaissances disponibles sur mon objet d’étude ? Quels sont les aspects les mieux connus, les plus délaissés ? Quels sont les paradigmes en présence, et quels effets de connaissance produisent-ils sur cet objet ? Quels sont les notions et les concepts qui constituent le vocabulaire commun des spécialistes ? Quelles sont les lignes de controverses ? Des ouvrages de synthèses comme cette recension constituent des outils pour répondre à ce genre d’interrogations. Se pose cependant un premier problème : comment accumuler des résultats s’inscrivant dans des paradigmes différents ? Aucune réponse exhaustive ne peut ici être fournie. Nous espérons que l’ouvrage dans son ensemble fournira au lecteur des pièces à conviction. Nous partons de la croyance selon laquelle la séparation trop stricte des divers paradigmes et des travaux qui s’y inscrivent, tend à limiter les controverses et à cloisonner la recherche. Nous croyons plutôt qu’il faut favoriser la confrontation entre paradigmes, à partir d’enquêtes empiriques portant sur un même objet. Pour ne prendre qu’un seul exemple25, il nous semble frappant de voir à quel point la lecture des travaux de Corinne Lanzarini (2000) et de Pascale Pichon (2010), très proches dans leur objet (les effets identitaires de la vie à la rue) mais très éloignés dans les paradigmes utilisés (normes et domination d’un côté, interactionnisme de l’autre), établissent des conclusions scientifiques convergentes, en mettant en lumière des processus différents et en ouvrant sur des perspectives politiques divergentes26. La principale conclusion commune est la suivante : l’expérience des individus sans-abri ne peut ni se décrire ni se comprendre comme une absence de réaction face à des accidents de la vie. Bien que se retrouvant dans des conditions « invivables » et dans une situation de « survie », soumis à la violence et aux tensions des espaces publics et des hébergements collectifs, les individus déploient des compétences et des tactiques pour « résister » et « tenir ». Ces travaux, qui ne se positionnent pas explicitement l’un vis-à-vis de l’autre, ne donnent pas pour autant la même intelligibilité de ces réactions. L’enquête inscrite dans le paradigme de la domination insiste sur la violence et les contraintes qui s’exercent sur les individus, qui résistent en mobilisant des ressources de façon tactique (réagencement des traits biographiques, entretien de relations utilitaires) et en allant jusqu’à la violence envers ses congénères quand les difficultés se font trop grandes. L’enquête inscrite dans le paradigme interactionniste met l’accent sur la façon dont les individus essayent de faire face aux multiples contraintes qui s’imposent à eux, comment ils essayent de conserver une face morale acceptable aux yeux du reste de la société, face que l’auteure nomme le « maintien de soi ». Les perspectives politiques ouvertes par ces enquêtes ne sont alors pas les mêmes. En montrant à quel point la situation de sans-abri est « invivable », le paradigme de la domination dessine les traits d’un « monde autre » analogue à la situation des individus enfermés en camp de concentration. En mettant en avant l’évolution de l’expérience des individus qui traversent les situations de survie, et les blocages que ceux-ci peuvent rencontrer dans l’inadéquation entre ce qu’ils ont appris pour se

23 Si cette position anti-universaliste a été dominante en France depuis les années 1980, elle se voit cependant remise en cause par certaines prises de position récentes, bien que se limitant au sous-ensemble des sciences sociales formé par la sociologie, l’anthropologie et l’histoire (Lemieux C., 2009). 24 Pour un tour d’horizon épistémologique dans diverses sciences sociales, voir Walliser B. (dir.), 2009. 25 Ce travail de confrontation pourrait être poursuivi avec l’enquête conduite au cours de la même période par Claudia Girola (2007). 26 Le lecteur qui ne connaîtrait pas ces travaux, pourra se faire un premier jugement en lisant les notices qui accompagnent ces références dans la recension bibliographique. Il pourra prolonger son enquête en se reportant aux concepts centraux de ces auteures dans le vocabulaire, tout en se confrontant aux ouvrages eux-mêmes, moment indispensable que cette recension ne saurait en aucun cas remplacer.

maintenir et ce que leur demandent les institutions d’assistance, le travail interactionniste esquisse une continuité possible entre l’expérience de la survie et les autres expériences ordinaires. D’aucuns y verront peut-être la preuve d’une impossible cumulativité entre paradigmes. Nous y voyons pour notre part la source d’un accroissement d’intelligibilité via la comparaison des perspectives, effet qui se trouve amplifié quand les démarcations théoriques et les controverses sont explicitées. La cumulativité peut ainsi se penser à partir de confrontations de travaux inscrits dans différents paradigmes, et ces confrontations, dans des sciences nécessairement empiriques comme les sciences sociales, ne peuvent que difficilement se faire sans référence à un objet précis et maîtrisé. Survient alors une seconde interrogation : est-ce que le sans-abrisme constitue bien un objet scientifique ? En quoi est-il légitime de faire du sans-abrisme un objet à part entière, distinct du logement, de la pauvreté ou de la précarité ? Cette question est plus délicate, la définition d’un objet de spécialisation en sciences sociales étant elle-même difficile à établir et dépendante entre autres de facteurs proprement institutionnels. Le sans-abrisme est en tout état de cause une perspective adoptée sur un domaine empirique, sur lequel se sont accumulés de nombreux travaux spécialisés depuis un quart de siècle, qui ont produit un certain nombre de résultats et de concepts originaux. C’est à ce titre que nous proposons cette recension spécialisée, afin de favoriser la cumulativité des connaissances. Ce retour sur travaux est d’autant plus nécessaire, que le sans-abrisme n’étant jamais vraiment défini comme un objet à part entière, les recherches à son sujet se multiplient sans toujours tenir compte des enquêtes déjà existantes.

Remédier à la dispersion des enquêtes scientifiques sur le sans-abrisme C’est la deuxième raison qui conduit à la focalisation sur cet objet : l’éclatement des travaux qui y règne est particulièrement important. Cette dispersion est le fruit d’une histoire des relations entre chercheurs et pouvoirs publics. Le sans-abrisme, avant d’être un objet sociologique, a été un problème social pris en charge comme problème public (Pichon P. dir., 2008). Ce processus est visible dans plusieurs pays (France, Belgique, Québec). Au tournant des années 1970 et 1980, dans un contexte de crise économique, le problème social réémerge. Au cours des années 1980, les institutions civiles (associations, milieux communautaires) et publiques (État, pouvoirs locaux et administrations) décident des premières mesures pour réguler le phénomène. Au début des années 1990, au moment où les recherches spécialisées sont en très faible nombre, la puissance publique, face à la persistance du problème, tente de mieux le connaître et le circonscrire en organisant et en finançant des programmes collectifs de recherche. Si ces initiatives ont pu offrir un cadre de coopération et de confrontation temporaires entre chercheurs, associations et agents des administrations, et donner une direction plus ou moins ferme aux diverses enquêtes conduites dans les années 1990 (espaces publics, politiques publiques, trajectoires sociales), force est de constater qu’au cours des années 2000, la commande publique s’est essoufflée, voire tarie, sans que la communauté des chercheurs devenus spécialistes de la question ne parvienne à s’organiser suffisamment pour créer des espaces d’échanges, de coopérations et de controverses scientifiques27. La plupart des travaux spécialisés parus depuis le début des années 2000 l’ont été dans des ouvrages collectifs généraux, portant sur l’exclusion, la précarité, les politiques sociales, le contrôle social, l’urbanité, la relation d’aide. Autrement dit, les travaux qui ont pris pied sur les terrains du sans-abrisme ont alimenté une multitude de domaines des sciences sociales, sans pour autant se confronter les uns aux autres dans une double dynamique de complémentarités et de controverses.

27 Remarquons que cette construction politique de la recherche scientifique, si elle a pu fragiliser le domaine du sans-abrisme, a sans doute aussi contribué à séparer ce domaine de la recherche sur le logement. En effet, les politiques du logement et de l’hébergement ne relèvent pas des mêmes administrations de l’État (ex-Équipement pour le logement, Affaires sociales pour l’hébergement). Cette relative autonomisation des deux secteurs se retrouve également dans la segmentation du monde associatif qui s’est contituée entre les années 1970 et les années 1990. Depuis le mouvement des Don Quichotte et ses conséquences, une nouvelle synergie des mondes du logement et de l’hébergement, tant politique, associative que scientifique, semble se dessiner.

Organiser la production scientifique pour faciliter son accès aux professionnels La troisième raison a partie liée à la nature même de cet objet, problème social devenu problème public. Si un tel éclatement est toujours préjudiciable pour la vie d’un secteur scientifique, peut-être l’est-il plus encore pour ce type d’objet, dans la mesure où la dynamique de cumulativité scientifique ne peut que difficilement se tenir à l’écart des enjeux de l’action publique. Un sentiment mêlé de rigueur scientifique et de responsabilité politique et morale habite nombre des chercheurs travaillant sur la question. Si la morale du chercheur doit s’arrêter là où commence l’enquête scientifique, la « neutralité axiologique » au sens de Max Weber implique d’assumer le rapport aux valeurs, qui intervient tant dans le choix de l’objet qu’en fin de parcours, quand refait surface la lancinante question « à quoi bon ? ». Produire et accumuler un savoir sur ce qui est présenté de façon commune comme un problème social, pris en charge par les pouvoirs publics, doit, à un moment ou à un autre, participer à la réflexion collective sur les façons de comprendre, décrire, expliquer, voire résoudre le problème ou en critiquer les solutions mises en œuvre28. L’expérience des chercheurs montre d’ailleurs que la demande des intervenants sociaux pour leurs travaux est particulièrement vive. Les sciences sociales, depuis vingt ans maintenant, ont effectivement produit de nombreuses connaissances sur ce problème social. Mais cette quantité semble à bien des égards sans impact sur la sphère de l’action publique : associations, administrations, politiques n’en prennent pas, ou peu, connaissance, préférant commander de nouvelles expertises. Cette recension bibliographique s’appuie alors sur une hypothèse, tout autant naïve que persistante : l’impact des enquêtes académiques dans la sphère publique dépend, pour partie, de la force avec laquelle est clarifié un champ de recherche spécialisé. Les acteurs engagés dans la régulation et la résolution d’un problème public auront d’autant plus de chances d’accéder aux productions scientifiques, que celles-ci auront la force de leur nombre, la puissance de leur clarification et l’efficacité de leur accessibilité. Cette organisation des connaissances est elle-même favorisées, en amont, par les dynamiques d’apprentissages que génèrent les controverses scientifiques : c’est par la confrontation compréhensive et la discussion critique que les résultats s’affinent, que les concepts se renforcent, que les théories émergent. Le projet de constituer une bibliographie commentée des productions scientifiques sur le sans-abrisme s’appuie ainsi sur la conviction partagée que les rapports entre recherche scientifique et demande sociale et politique ne peuvent se limiter à la seule alternative de l’expertise légitimante ou de la critique désengagée29.

Une spécialisation comme point d’appui pour une généralisation Il ne faut cependant pas se méprendre sur le sens de cette bibliographie spécialisée. Il ne s’agit pas de poser les premiers jalons d’une expertise sociologique du sans-abrisme coupée des autres domaines de spécialisation, ou de fonder des homelessness studies où se joindraient aux social scientists les architectes, les urbanistes, les psychologues cliniciens et tous les autres professionnels qui cherchent à penser réflexivement les divers aspects du phénomène. Notre travail se veut plutôt un moment de clarification de certains enjeux, pris dans une dialectique entre spécialisation et généralisation. La littérature sur le sans-abrisme s’est constamment inscrite dans les divers paradigmes de la sociologie

28 Ce qui a pu être démontré sur le problème de l’échec scolaire par Bertrand Ravon (2000). 29 Il convient ici de resituer ce projet de recension bibliographique dans son contexte. Depuis trois ans, une équipe de chercheurs et jeunes chercheurs se réunit régulièrement à Saint-Étienne autour de Pascale Pichon et de Bertrand Ravon, universitaires et chercheurs au Centre Max Weber, et de Claudia Girola et Numa Murard, universitaires et chercheurs au CSPRP. À partir d’un questionnement sur les relations entre « demande sociale, politique et recherche scientifique sur les SDF », se sont montés deux projets solidaires de cette recension bibliographique qui témoignent d’une réflexion au long cours sur la porosité des frontières entre la recherche et l’action : - le montage d’une exposition de recherche originale, en partenariat avec la Cité du design de Saint-Étienne, qui vise à livrer à un public élargi, via une scénographie adaptée à ce sujet grave, la façon dont les chercheurs traitent la question du sans-abrisme (Pichon P. et Caraës M-H. dir., 2012) ; - l’organisation d’un colloque international « Espace public et Sans domicile fixe », articulé autour de trois axes : généalogie et actualités de la recherche ; formats de la connaissance : processus et représentations croisés ; enjeux politiques de la recherche : entre acteurs et chercheurs.

générale (domination, interactionnisme, individualisme méthodologique), et a conséquemment emprunté aux multiples domaines de sociologies spécialisées (sociologie urbaine, sociologie de la déviance et du contrôle social, sociologie de l’action publique, sociologie du travail social, sociologie de la mobilité sociale). Mais, confrontée à des situations singulières, elle a dû construire des méthodes et des problématiques spécifiques, et définir de nouveaux concepts. Étant relativement invisibles au sein des ouvrages collectifs ou éparpillées dans des articles de revues, ces innovations se trouvent ici réunies, à disposition des spécialistes et des non-spécialistes. Ramasser ces connaissances en un ouvrage favorisera, nous l’espérons du moins, la circulation de ce savoir.

En donnant à voir les divers travaux et en explicitant les notions et concepts centraux des enquêtes sur le sans-abrisme, nous livrons au lecteur un outil sociologique pour toujours mieux appréhender ce problème public. Ce travail s’inscrit en effet à la suite d’un questionnement qui habite la plupart des chercheurs dans ce domaine : une « interrogation sur la place et l’utilité de la recherche face à l’installation et la banalisation du phénomène du sans-abrisme » (Pichon P. dir., 2008, p. 9). Il s’adresse donc à une diversité de publics : il veut être un cadre pour favoriser la cumulativité dans le domaine scientifique, mais aussi un outil pour les acteurs, personnes sans-domicile, professionnels du social, bénévoles, militants associatifs, agents administratifs, élus politiques, journalistes, qui partagent la conviction qu’action et connaissance s’alimentent l’une et l’autre, et que ce « n’est qu’en considérant les connaissances disponibles, en promouvant les débats et les controverses que se dessinent des choix politiques » (Marpsat M., Pichon P. et Firdion J-M., 2008, p. 114). Bibliographie de l’introduction Anderson Nels, 1993 (1923), Le hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan. Bergier Bertrand, 2000, Les affranchis. Étiquetés SDF, marginaux, inemployables… Ils s’en sont sortis !, Paris, L’Harmattan. Bonvalet Catherine, Brun Jacques et Segaud Marion (dir.), 2000, Logement et habitat. Bibliographie commentée, Paris, La Documentation française. Bouillon Florence, 2009, Les mondes du squat. Anthropologie d’un habitat précaire, Paris, PUF. Bouvier Alban, 2009, « Les conditions de la cumulativité de la sociologie », La cumulativité du savoir en sciences sociales (Walliser B. dir.), Paris, EHESS, p. 277-325. Brousse Cécile, 2006, « Devenir sans-domicile, le rester : un problème lié à l'accès au logement ou à la rupture des liens sociaux et familiaux ? », Économie et statistique, n° 391-392 « Sans-domicile », p. 35-64. Brousse Cécile, Firdion Jean-Marie et Marpsat Maryse, 2008, Les sans-domicile, Paris, La Découverte. Bruneteaux Patrick, 2006, « L’hébergement d’urgence à Paris ou l’accueil en souffrance », Sociétés contemporaines, n° 63 « Gentrification, discours et politique », p. 105-125. Castel Robert (dir.), 1999, Les sorties de la toxicomanie, Fribourg, Éd. universitaires de Fribourg. Cefaï Daniel et Gardella Édouard, 2011, L’urgence sociale en action. Ethnographie du Samusocial de Paris, Paris, La Découverte, « Conclusion ». Coenen-Huter Jacques, 2005, « La cumulativité du savoir sociologique entre mythe et réalité », Revue européenne des sciences sociales, vol. XLIII, n° 131, p. 23-33.

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