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77 Je ne suis pas voyageur cependant. Changer de place me paraît une action inutile et fatigante. Les nuits en chemin de fer, le sommeil secoué des wagons avec des douleurs dans la tête et des courbatures dans les membres, les réveils éreintés dans cette boîte roulante, cette sensation de crasse sur la peau, ces saletés volantes qui vous poudrent les yeux et le poil, ce parfum de charbon dont on se nourrit, ces dîners exécrables dans le courant d’air des buffets sont, à mon avis, de détestables commencements pour une partie de plaisir. Guy de Maupassant 1 La révolution ferroviaire a fait l’objet d’une production historiographique abondante, qu’il s’agisse de l’histoire des techniques, de l’histoire écono- mique ou sociale, ou même de l’histoire urbaine 2 . On voudrait ici aborder cette histoire sous un angle différent, et encore peu exploré : celui de la culture somatique engendrée par la diffusion de ce nouveau mode de transport en France, de son apparition à sa banalisation à la veille de la première guerre mondiale 3 . Le chemin de fer est utilisé pour la première fois en Angleterre au milieu des années 1820 ; basé sur la traction animale, ce procédé est essayé en France dans le bassin industriel stéphanois en 1827. Ce n’est qu’en 1830 qu’il rencontre la locomotive, sans que l’alliance soit, dans un premier temps, exclusive d’autres formes de traction. La véritable entrée 1 Les Sœurs Rondoli, in Œuvres complètes, Paris, Ollendorf, 1904[1884], p. 4. 2 Pour se limiter au cas français : G. Ribeill, La révolution ferroviaire, Paris, Belin, 1993 ; F. Caron, Histoire des chemins de fer en France, Paris, Fayard, 1997. 3 Sur cette culture somatique, voir le livre fondamental de W. Schivelbusch, Histoire des voyages en train, Paris, Le promeneur, 1990[1977] ; voir aussi M. Desportes, Paysages en mouvement, Paris, Gallimard, 2005. Pour une histoire culturelle du voyage au xix e  siècle, voir S. Venayre, dir., Le Siècle du voyage. Sociétés & Représentations, n o  21, avril 2006. L’expérience ferroviaire Culture somatique et voyages en train au XIX e siècle Anne CAROL Université d’Aix-Marseille Histoire par corps.indd 77 24/09/2012 21:12:56

"L’expérience ferroviaire Culture somatique et voyages en train au xixe siècle", in C. Granger, Histoire par corps, PUP, 2012

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Je ne suis pas voyageur cependant. Changer de place me paraît une action inutile et fatigante. Les nuits en chemin de fer, le sommeil secoué des wagons avec des douleurs dans la tête et des courbatures dans les membres, les réveils éreintés dans cette boîte roulante, cette sensation de crasse sur la peau, ces saletés volantes qui vous poudrent les yeux et le poil, ce parfum de charbon dont on se nourrit, ces dîners exécrables dans le courant d’air des buffets sont, à mon avis, de détestables commencements pour une partie de plaisir.

Guy de Maupassant1

La révolution ferroviaire a fait l’objet d’une production historiographique abondante, qu’il s’agisse de l’histoire des techniques, de l’histoire écono-mique ou sociale, ou même de l’histoire urbaine2. On voudrait ici aborder cette histoire sous un angle différent, et encore peu exploré : celui de la culture somatique engendrée par la diffusion de ce nouveau mode de transport en France, de son apparition à sa banalisation à la veille de la première guerre mondiale3.

Le chemin de fer est utilisé pour la première fois en  Angleterre au milieu des années  1820 ; basé sur la traction animale, ce procédé est essayé en  France dans le bassin industriel stéphanois en  1827. Ce n’est qu’en 1830 qu’il rencontre la locomotive, sans que l’alliance soit, dans un premier  temps, exclusive d’autres formes de traction. La véritable entrée

1 Les Sœurs Rondoli, in Œuvres complètes, Paris, Ollendorf, 1904[1884], p. 4.2 Pour se limiter au cas français : G. Ribeill, La révolution ferroviaire, Paris, Belin, 1993 ;

F. Caron, Histoire des chemins de fer en France, Paris, Fayard, 1997.3 Sur cette culture somatique, voir le livre fondamental de W. Schivelbusch, Histoire des

voyages en train, Paris, Le promeneur, 1990[1977] ; voir aussi M. Desportes, Paysages en mouvement, Paris, Gallimard, 2005. Pour une histoire culturelle du voyage au xixe siècle, voir S. Venayre, dir., Le Siècle du voyage. Sociétés & Représentations, no 21, avril 2006.

L’expérience ferroviaireCulture somatique et voyages en train au xixe siècle

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dans l’ère ferroviaire est bien connue : elle correspond à l’inauguration, le 26  août 1837, de la ligne de Paris à Saint-Germain-en-Laye, dont la presse se fait abondamment l’écho. La curiosité entraîne un succès indéniable : plus de 37 000 voyageurs s’essaient dès la première semaine à ce nouveau mode de transport, presque 60  000 la seconde. La loi de 1842 offre un cadre légal et financier au phénomène ferroviaire en organi-sant la construction du réseau entre État et compagnies privées. La suite est bien connue : le Second Empire dote la France de ses lignes principales, tandis que la IIIe République construit le réseau secondaire et assure la desserte des zones rurales. Entre 1850 et 1900, la longueur des voies ferrées passe de 2 900 à 36 000 kilomètres, le nombre de voyageurs transportés de 18 à 406 millions.

Ainsi, en l’espace de deux générations à peine, le train s’est installé dans le paysage technique des Français. Périurbain ou industriel dans un premier temps, il s’impose comme le moyen de transport le plus rapide pour les grandes distances ; mais au fur et à mesure qu’il irrigue les campagnes, et autorise des trajets plus courts, son usage se banalise au-delà des popula-tions urbaines, parisiennes notamment. Cette massification se double, parallèlement, d’une diversification des formes du voyage ferroviaire : trains de banlieues, de plaisir, wagons-lits, ou trains intercontinentaux. Quelles conséquences ce mode de transport a-t-il sur la culture somatique du voyage ?

Par culture somatique4, on entend non seulement les  effets réels ou supposés sur les corps – ou si l’on préfère, l’expérience corporelle du voyage ferroviaire  –, mais aussi les gestes, postures, comportements encadrant cette expérience corporelle. L’objectif est de s’approcher d’une histoire totale du corps, prenant en compte les représentations de celui-ci dans une situation donnée, les injonctions normatives qu’elles produisent, la réalité des pratiques sociales et du ressenti.

Parmi ces quatre volets, les deux premiers sont sans conteste les mieux documentés : nous pouvons nous appuyer sur les écrits minutieux des hygiénistes, la littérature de civilité ou les guides de voyage. Mais l’appré-hension des pratiques et des expériences est moins aisée : les sources narra-tives ou littéraires permettent cependant de combler en partie ces lacunes5.

4 J’emprunte cette expression à Alain Corbin.5 Voir M. Baroli, Le train dans la littérature française, Paris, NM éditions, 1964, et Lignes

et lettres, Paris, éd. SNCF, 1978. Plus récemment, Voyage en train. Récits et témoignages d’écrivains voyageurs au xixe siècle, Urrugne, Pimientos, 2008.

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Est-il nécessaire de préciser qu’il ne s’agit ici que d’une première exploration6 ? Nous en écarterons délibérément des  pistes qui nous entraîneraient trop loin et constitueraient des objets d’investigation à part entière ; c’est ainsi que nous nous limiterons aux voyageurs, laissant de côté l’épais dossier des maladies professionnelles des cheminots ; nous ne nous attarderons pas non plus sur les catastrophes ferroviaires sinon pour en mesurer l’impact sur les représentations du voyage. C’est de l’usage ordinaire du train par des voyageurs ordinaires qu’il s’agira ici, de la façon dont cet usage se lit culturellement et socialement dans les corps.

La confusion sensible

Le voyage en train constitue, d’abord, une expérience sensible. Le voyageur emporté pour la première fois par la locomotive est assailli de sensations inédites, pour la plupart liées à la vitesse. Les premiers témoignages tentent avec plus ou moins de bonheur ou d’enthousiasme de restituer les formes de cette expérience originale : « c’est bien mieux que tout ce que vous pouvez dire, c’est un plaisir inconnu, c’est une émotion sans égale, c’est le plus grand plaisir du monde7 ».

La plupart se concentrent sur les impressions optiques créées par la rapidité du déplacement8. Le train anéantit la vision proche, aveuglant l’œil partiellement : un des premiers voyageurs s’étonne de ce « qu’il était impos-sible d’avoir le temps de distinguer, à trois pas sur le sable, un insecte de la grosseur d’une abeille, ou de reconnaître les traits d’un ami9 ». Mais cette vitesse enfante aussi des formes : par la succession rapide des horizons, elle trouble les repères visuels et crée une sensation de factice, voire de fantas-magorie, que les premiers voyageurs rapprochent plus ou moins explicite-ment des « effets » et des illusions de la scène :

Les peupliers du chemin fuyaient à droite et à gauche comme une armée en déroute, le paysage devenait confus et s’estompait dans une grise vapeur ; le colza et l’œillette tigraient vaguement de leurs étoiles d’or et d’azur les bandes noires du terrain ; de loin en loin une grêle silhouette de

6 Les sources médicales notamment sont très abondantes et un dépouillement plus systématique des revues serait nécessaire.

7 J. Janin, Journal des débats, août 1837, cité par M. Baroli, Lignes et lettres, op. cit., p. 53.8 Certes, l’expérience de la vitesse existe déjà dans les modes de transport traditionnels ;

mais dans le galop, par exemple, le cavalier a-t-il le loisir de regarder le paysage qui l’entoure ? Voir C.  Studeny, L’invention de la vitesse. France, xviiie-xixe siècle, Paris, Gallimard, 1995.

9 Cité par P. Giffard, La vie en chemin de fer, Paris, Librairie illustrée, 1888, p. 319.

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clocher se montrait dans le roulis des nuages et disparaissait sur-le-champ comme un mât de vaisseau sur une mer agitée ; de petits cabarets rose tendre ou vert pomme s’ébauchaient rapidement au bout de leurs courtils sous leurs guirlandes de vigne vierge ou de houblon ; çà et là des flaques encadrées de vase brune papillonnaient aux yeux comme les miroirs des pièges d’alouettes10.

Cette sensation d’irréalité est encore accentuée par l’expérience violente du tunnel, qui laisse désemparé le voyageur : « Tout à coup, la toile s’abaisse brutalement sur le soleil, sur la beauté, sur les mille tableaux de la nature et de la vie dont votre pensée et votre cœur ont joui au passage11 ». Lorsque le chemin de fer se banalise, la confusion oculaire s’estompe ; de nouveaux repères sont nés, que chaque voyage réactive. C’est dans le regard des enfants qu’il faut chercher cette fraîcheur oculaire : tel celui de ce petit garçon se rappelant, avant la guerre « les fils télégraphiques dont je ne m’expliquais pas la descente et la montée d’un poteau à l’autre12 ».

Ce renouvellement de la culture visuelle, bien connu13, monopolise la cénesthésie des voyageurs ; les autres sens sont plus discrètement évoqués. Marc Baroli souligne la rareté des mentions concernant l’ouïe, sollicitée par le grincement de l’acier, le choc des tampons ou les halètements de la locomotive. Ce fracas essentiellement métallique n’était pourtant pas si fréquent aux oreilles des premiers voyageurs, et le voyage en train ouvre peut-être à certains les portes d’un univers industriel méconnu d’autant qu’aux nuisances sonores s’ajoutent les salissures de la fumée et de la suie déversées par la locomotive. Mais les effets sonores du voyage ne procèdent pas de la vitesse et c’est peut-être ce qui explique la moindre fascination à leur égard. Même silence sur les odeurs. Quant aux mouvements du train, qui renouvellent en les atténuant les cahots de la voiture, ils sont eux aussi moins évoqués ; si leurs effets intéressent les médecins, rares sont ceux qui s’en délectent ou s’y attardent.

10 T. Gautier, « La toison d’or », 1839. Cité par M. Baroli, Lignes et lettres, op. cit., p. 22.11 B. Gastineau, Le roman du voyage, Paris, Dentu, 1861, p. 37 ; quelques années plus tard,

Gautier compare l’entrée du tunnel à « un décor de théâtre quand on baisse le gaz pour faire la nuit », dans Tableaux du siège, 1871, cité dans Voyage en train, op. cit., p. 76.

12 Y. Gandon, « Raisons d’aimer les voyages. Le chemin de fer », Faisons la chaîne, 1972, p. 23.

13 Voir notamment M. Desportes, op. cit.

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Le théâtre des illusions

Vers le kilomètre 5, on se rapproche du maximum de température, de ce que l’on pourrait appeler l’équateur de la galerie ; on traverse une sorte de région de calme et la vapeur emplit le souterrain ; elle adhère au revêtement et le couvre entièrement d’une couche mate et opalisée. On dirait que l’on avance sous une voûte et entre deux murailles d’albâtre. Les lumières du tunnel illuminent d’un éclat doux et doré cette paroi translucide, et pour faire cesser toute illusion, on est malgré soi porté à étendre le bras hors du wagon.La main est brusquement saisie par un courant d’air froid ; on ne croirait jamais qu’un couloir de vapeur vous entoure ; c’est qu’en effet entre le train et la vapeur qui adhère à la voûte et au muraillement, reste toute une épaisseur d’air. On passe au milieu de cette galerie vaporeuse sans en ressentir d’autre inconvénient.Puis, le sommet de la rampe franchi, la vapeur se condense, entraînée par le courant qui s’accuse de nouveau ; on commence à distinguer très-bien le revêtement du tunnel ; l’impression de chaleur disparaît peu à peu, et, vers le kilomètre 9, en se penchant hors du wagon, on aperçoit déjà un premier reflet de la lumière du jour. Les rayons se réfléchissent sur la vapeur de proche en proche depuis l’entrée, et on voit, derrière le léger nuage vaporeux qui sépare le train de sa paroi, naître une première lueur pâle et blanche ; le tunnel s’éclaire comme la terre au lever du soleil ; lui aussi a son aurore. Bientôt la clarté brillante du jour tranche sur la lumière rougeâtre des lampes, c’est la fin de la traversée. On franchit l’ouverture et, devant nous, les Alpes se dressent de nouveau superbes au-delà du pli que forme la vallée de la Dora Riparia.« Le tunnel des Alpes considéré du point de vue hygiénique », Gazette des Hôpitaux, 1871, p. 470-71

Aux yeux des savants, cette expérience sensible est trop neuve et, d’une certaine façon, trop brutale, pour ne pas susciter une inquiétude. Être transporté à une telle vitesse place le voyageur dans une situation anormale, anti-physiologique, voire critique ; prendre le train constitue une aventure corporelle. La révolution du regard opérée par la vitesse, par exemple, est trop violente pour ne pas alarmer les savants qui redoutent de la fatigue oculaire. « L’impossibilité de fixer les objets extérieurs » devient une cause de trouble potentielle – ainsi, dans une moindre mesure, que la succession brutale du jour et de la nuit occasionnée par les tunnels.

L’inventaire des dangers ou, du moins, des effets potentiellement nocifs du voyage ferroviaire sur le corps alimente de fait une littérature médicale abondante, alors même qu’il se banalise. Cette « nosographie des railways » se prolonge d’une véritable « hygiène des voyages en train » tout aussi minutieuse, dont il faudra mesurer l’écart éventuel avec les pratiques ordinaires.

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Les dangers de l’air

Une des premières craintes, vite dissipée, réside dans le risque de suffocation engendré par la vitesse ou les ouvrages souterrains. Avant même que la ligne Paris-Saint-Germain ne soit achevée, Arago s’inquiète de la qualité de l’air dans les tunnels ; un des premiers usagers s’étonne « que malgré tant de rapidité, il lui fut aussi aisé de respirer que s’il eût marché sur la terre à pas lents14 ». Ce n’est sans doute pas un hasard si Musset (« Tout est grand, tout est beau, mais on meurt dans votre air15 ») ou Vigny, dans leur rejet romantique de la modernité ferroviaire, prédisent l’asphyxie physique et morale qui guette leurs contemporains :

Ainsi jetée au loin, l’humaine créatureNe respire et ne voit, dans toute la nature,Qu’un brouillard étouffant que traverse un éclair16.

Ajasson  de  Grandsagne, en  1840, souligne encore le danger de « la destruction de l’air vital, produite par la combustion dans les fourneaux des machines à vapeur17 ». Mais seuls les longs tunnels inquiètent désormais, l’expérience ayant démontré que l’on survivait aux galeries ordinaires. La mise en service des douze kilomètres du tunnel des Alpes en 1871 constitue une prouesse, mais aussi une occasion de voir revenir ces craintes, qu’un médecin s’efforce de conjurer : « le voyageur emporte avec lui dans la voiture une provision d’air largement suffisante pour la longueur du parcours18 ». À la fin du siècle, lorsque le jeune Proust redoute des crises de suffocation pour son premier voyage en train, c’est en raison de ses nerfs trop sensibles19.

Paradoxalement, une autre crainte issue de l’aérisme se manifeste : l’empoisonnement des voyageurs par les miasmes qui pourraient s’élever des terrains sur lesquels sont bâties les voies. En 1838, à l’occasion de la construction de la ligne  Paris-Orléans, un médecin alerte le préfet sur l’influence délétère des zones d’eaux stagnantes traversées par le train20.

14 Cité par P. Giffard, op. cit., p. 319.15 A. de Musset, Rolla, in Œuvres complètes, Paris, Lemerre, s. d. [1833], p. 24.16 A. de Vigny, La maison du berger, in Les Destinées, Paris, Lévy, 1864[1842], p. 25.17 J.-B. Ajasson de Grandsagne, Traité élémentaire sur les machines à vapeur, Paris, 1841,

p. 118.18 « Le tunnel des Alpes considéré du point du vue hygiénique », Gazette des hôpitaux,

1871, p. 470.19 Certains s’inquiètent, tels Decaisne, de la violence d’un air pur respiré à jeun par des personnes

délicates ; on ne s’étonnera pas, en revanche, de l’enthousiasme des médecins des compagnies pour la « douche » ou la « trombe d’air » subies par les mécaniciens ou les chauffeurs.

20 Lettre du Dr Petit au préfet rapporté par la Gazette médicale de Paris, 1847, p. 515-516.

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Un autre, en  1862, dénonce l’insalubrité de la voie  Cette-Marseille qui traverse des zones lagunaires21.

La crainte du méphitisme conduit logiquement à s’inquiéter des effets de l’agglomération, dans un espace clos, de corps eux-mêmes susceptibles d’en produire. La question de l’aération des voitures n’apparaît pas immédiate-ment ; il est probable que les premiers wagons étaient plus aérés même qu’on aurait pu le souhaiter, notamment ceux de 3e classe, dépourvus de vitres et de toits… Les efforts faits par les compagnies pour les calfeutrer font naître au milieu du siècle de nouvelles peurs : gaz rejetés par la respiration des voyageurs, produits par les lampes ou les chauffages, miasmes corporels enfin ; le Dr Pietra-Santa justifie ainsi la nécessaire aération des wagons par la menace des « deux causes puissantes de l’insalubrité d’un espace confiné : production plus grande d’acide carbonique ; sursaturation, par présence de vapeurs d’eau chargées de matières putrescibles22 ». Decaisne, dans son Guide hygiénique du voyageur, consacre de longs passages à la ventilation. « Il n’est pas rare de voir dans les wagons encombrés de voyageurs des personnes délicates éprouver un malaise insupportable ; elles tomberaient même en syncope si l’on ne se hâtait de les transporter à l’air libre23 » ; et il donne en exemple le cas (réel ?) d’une jeune femme que son mari secourt in  extremis en brisant d’un coup de canne la vitre d’un compartiment défendue par un voyageur frileux. Des calculs s’efforcent de déterminer le cubage d’air disponible par voyageur et par classe, pour conclure à l’insuf-fisance des dispositions françaises24. Il existe certes des fenêtres, que l’on peut ouvrir ou fermer à volonté pour provoquer un courant d’air ; mais leur usage et leur contrôle posent de délicats problèmes de préséance dans la micro-société du compartiment, sur lesquels nous reviendrons plus tard. Très vite, la place définie comme la meilleure d’un point de vue hygiénique est celle qui se trouve à proximité immédiate de cette vitre, mais dans le sens contraire à la marche, pour ne pas recevoir de plein fouet l’air purifi-cateur, ainsi que les poussières et flammèches éventuelles.

À la fin du siècle, une nouvelle figure de la peur aérienne surgit et s’impose : celle du microbe. Espace clos et fréquenté chaque jour par

21 Bourguet, Hygiène publique et chemin de fer. Considérations sur l’insalubrité de la ligne du littoral, Aix, Remondet Aubin, 1862, p. 28.

22 P. de Pietra-Santa, Chemin de fer et santé publique, Paris, Hachette, 1861, p. 155.23 E. Decaisne, Guide médical et hygiénique du voyageur. Hygiène du voyageur en chemin de

fer, Paris, Albessard, 1864, p. 46.24 Voir par exemple L. Benech, Hygiène des voyageurs en chemin de fer, Paris, Baillière,

1903.

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des centaines de personnes, le wagon devient le réceptacle et le vecteur potentiel de toutes les maladies contagieuses, et surtout de la tuber-culose. Deux  catégories de train sont particulièrement dénoncées : les trains ouvriers de banlieue, et ceux qui emportent vers le sud leur lot de phtisiques en hiver. Leur contamination par les crachats, communs parmi ces voyageurs, donne des cauchemars aux hygiénistes :

Voici un individu tuberculeux ; il n’est nullement alité ; il va passer l’hiver à Nice ou à Cannes ; il tousse, il crache, il vide sa caverne sur le tapis du wagon ; les femmes qui montent et qui descendent balaient ces crachats du bas de leur robe qu’elles ramènent souillée à la maison ; le malade lui-même s’étend pour dormir et porte sur les coussins de la banquette voisine les semelles avec lesquelles il a machinalement essayé d’effacer les traces de son expectoration […] le danger est plus grand encore le lendemain ou le surlendemain, quand les crachats desséchés se sont transformés en poussière et qu’on s’est contenté d’un simple balayage à sec25.

À partir des années 1890, les lobbies hygiénistes s’inquiètent du silence des autorités qu’ils encouragent à faire pression sur les compagnies26. Comment lutter contre le danger microbien ? La désinfection a pour elle de s’adosser à des pratiques déjà éprouvées27. Mais les replis, tentures, coussins, tapis et autres éléments de confort ménagent au microbe des abris innombrables ; il  est trop coûteux en outre de désinfecter toutes les voitures d’un train entre chaque voyage. Reste une solution extrême : l’exclusion ou, tout au moins, l’isolement des voyageurs contagieux dans des wagons spéciaux. Sollicités par le ministère en 1895, les compagnies renâclent, telles celle du PLM qui répond que :

Quel que soit le confort des compartiments spéciaux proposés, leurs aménagements intérieurs, simplifiés comme ils devraient l’être en vue des opérations de désinfection, paraîtront moins confortables que ceux des compartiments de luxe. Les malades préféreront ces derniers, qu’ils pourront retenir à leur gré, au lieu d’avoir à attendre le jour du départ de la voiture sanitaire. Ils éprouveront de la répugnance à voyager dans une voiture qui les désignera trop à l’attention du public ; d’autres redouteront la contagion du mal des personnes qui les auront précédées dans les compartiments spéciaux […] quant à les y contraindre, il serait absolument impossible d’y songer28.

25 E. Vallin, « La prophylaxie dans les wagons de chemin de fer », Revue d’hygiène et de police sanitaire, 1899, p. 386.

26 Notamment les conseils d’hygiène départementaux, ou les sociétés savantes. Cette campagne s’appuie en outre sur le fait que des mesures prophylactiques ont déjà été prises dans les tramways et les omnibus.

27 Elle est obligatoire pour les locaux où une maladie contagieuse a été constatée à partir de 1902.

28 Cité par E. Vallin, art. cit., p. 389.

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En 1901, à l’initiative de la Société de médecine publique, le ministre modifie enfin l’antique règlement général de 1846 : il est interdit de cracher dans les gares et les trains hors des crachoirs mobiles mis à disposition, et les compagnies sont autorisées à exclure « des compartiments affectés au public les personnes atteintes visiblement ou notoirement de maladies dont la contagion serait à redouter pour les voyageurs29 ». Ni sanctions ni obligations ne sont prévues, mais, se consolent les hygiénistes, c’est un premier pas.

Dans cette attention portée à l’air, rien ou presque sur les fumées rejetées par les locomotives : celles-ci sont jugées incommodes – salissantes, notamment – mais pas dangereuses. Même indulgence relative pour les poussières du ballast respirées par le voyageur30. Même bienveillance enfin concernant la fumée de tabac, jugée inoffensive pour la santé ; c’est au chapitre du savoir vivre qu’on la retrouvera, discutée longuement cette fois ; d’ailleurs, les compagnies mettent très tôt à la disposition des voyageurs des voitures réservées aux fumeurs. La perception des pollutions aériennes diffère de la nôtre, comme l’a montré Olivier Faure dans le cadre urbain31.

Climats et températures

Parmi les premières craintes suscitées par le voyage en train, les écarts de température figurent aussi en bonne place. On s’effraie d’abord des tunnels : pour Arago, le passage brutal de la chaleur estivale à la fraîcheur souterraine provoquera « des fluxions de poitrine, des pleurésies, des catarrhes32 ». Lorsque, quelques années plus tard, les trajets s’allongent, les craintes se déplacent : on pointe alors les dangers de transitions climatiques trop rapides. Le train rompt avec les sages lenteurs du voyage en voiture, où l’« on arrive plus lentement, par gradation, sous un autre ciel33 ». L’alliance des tempéraments et des climats ne saurait être bousculée sans risques pour la santé :

29 Cité par Launay, « Société de médecine publique. L’hygiène dans les chemins de fer, à propos d’une modification de l’ordonnance du 15 novembre 1846 sur la police et l’exploitation des chemins de fer », Revue d’hygiène et de police sanitaire, 1901, p. 343.

30 Sauf à la fin du siècle où l’on s’inquiète de leur contamination par les wc qui s’écoulent sur la voie.

31 O. Faure, « L’industrie et l’environnement à Lyon au xixe siècle », Cahier des Annales de Normandie, 1992, p. 299-311.

32 Arago, extrait du Moniteur, 14 juin 1836, dans Œuvres complètes, vol. 5, p. 244.33 A. Aulagnier, « Note sur l’hygiène des voyages », Union médicale de la Gironde, 1857,

p. 525.

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Quelques heures à peine vous ont-elle séparé du point de départ que déjà, s’il a eu lieu au nord, vous touchez au midi, au levant, ou au couchant, à des montagnes ou à des vallons au bord de la mer ou à une plaine, presque sans transition, dans une atmosphère nouvelle. Plusieurs degrés pèsent alors de toute leur influence sur une nature plus ou moins impressionnable aux changements de climats, et cela peut être contraire ou favorable à la santé, en raison de l’action que ressent l’économie34.

Un dernier avatar du péril des écarts thermiques surgit avec la multi-plication des trains de banlieue où les voyageurs, arrivés en nage par crainte de manquer le train, se refroidissent dans le courant d’air et l’immobilité soudaine.

C’est précisément la simple question de la température des voitures qui, dans la deuxième moitié du siècle, mobilise la vigilance médicale – sans doute avec plus de raison. Le wagon semble être le lieu de tous les extrêmes, le froid particulièrement. Les premières voitures de 3e classe, dépourvues de toit et de côtés ne sont que des « tombereaux non couverts dans lesquels les voyageurs pauvres étaient empilés, exposés à toutes les intempéries, inondés par la pluie ou la neige, glacés en hiver, brûlés par le soleil en été35 » ; il faut attendre 1847 pour qu’elles soient protégées36. En outre, le chauffage ne concerne longtemps que la 1e classe et les longs trajets ; ce n’est que dans les années 1880 qu’il s’étend aux autres classes, puis aux courts trajets à partir de 1892. Le froid touche donc particulièrement les pauvres voyageurs, pour lesquels l’expérience sensible tourne à l’épreuve :

Nous avons vu des malheureux sortir de ces voitures, pouvant à peine se mouvoir, le froid les avait comme paralysés [...] nous connaissons un individu, qui, exposé au froid durant un long voyage, a été atteint d’un rhumatisme, qui l’a tenu au lit pendant plus d’un mois37.

Dans ce froid menaçant, on craint autant le courant d’air, le « vent coulis38 », que le froid extérieur – et particulièrement le froid nocturne qui saisit les corps abandonnés, en remontant des pieds39 ; rien de bien neuf, d’ailleurs, par rapport aux voyages en voitures. Il est vrai que les systèmes

34 Ibid., p. 524. Même sentiment chez Jules Michelet.35 E. Beaugrand, art. cit., p. 698.36 Grâce notamment à une vigoureuse campagne menée par A. Karr dans son journal

Les Guêpes.37 « Dangers que courent les voyageurs en chemin de fer. Nécessité de prendre des mesures

à ce sujet », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, janvier 1861, p. 229-230.38 E. Decaisne, op. cit., p. 45.39 Pour E. Decaisne, ce froid des pieds peut aller jusqu’à « occasionner des révolutions

funestes » chez les voyageuses.

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de chauffage font l’objet de critiques récurrentes aussi bien des voyageurs que des hygiénistes, qui s’usent, de concert avec les ingénieurs, à trouver des solutions satisfaisantes. La plus courante est aussi la plus ancienne : c’est la bouillotte, que les employés distribuent aux voyageurs avant le départ du train, et que l’on place sous les pieds. Quant aux autres systèmes, ils sont jugés soit dangereux (poêles, foyers), soit inefficaces sur la durée ou la longueur du train (retraitement de la vapeur). La perspective d’un voyage en train impose donc des précautions vestimentaires que les guides à l’usage des voyageurs détaillent à l’infini, jusqu’à la nature des étoffes40. Quant à la tenue de nuit, Giffard recommande au minimum de se munir de chaussons chauds, d’une « coiffure chaude et commode41 » et d’une couverture pour les jambes ; ce dernier conseil, au moins, semble avoir été largement suivi, le plaid devenant un accessoire indispensable au voyageur frileux42.

Trépidations, tensions et fatigues

Le transport ferroviaire soumet aussi les corps à un mouvement complexe de succussion que les médecins s’efforcent de décomposer pour en étudier les effets. Se combine un mouvement horizontal d’oscillation, de roulis ou de lacet, accentué par l’éloignement de la locomotive, susceptible d’engen-drer un véritable mal de mer, et un « tremblotement spécial qu’on a comparé à l’action du tamis43 », encore accentué par le choc du franchissement des aiguillages. La mise en place progressive de ressorts et d’amortisseurs, de roues pleines, de tapis et de coussins pour les classes supérieures (placées plus près des locomotives) permet de les atténuer mais pas de les supprimer.

Quels sont les effets corporels de ces trépidations ? Le sujet fascine le corps médical mais il est sensible, car il touche à des controverses violentes sur les maladies professionnelles des mécaniciens et des chauffeurs. Rares sont ceux qui en font ouvertement l’éloge : certes, elles retendent les fibres corporelles – pour les humoristes, elles auraient même un effet excitant sur

40 Il faudrait ici enquêter dans les catalogues de mode pour repérer l’émergence d’une offre vestimentaire destinée au voyage.

41 P. Giffard, La Vie en chemin de fer, p. 112.42 La question de la chaleur estivale mobilise moins les cerveaux ; on pense sans doute que

l’aération suffit, et seule l’imagination facétieuse d’un Alphonse Allais peut concevoir l’idée de « glaçouillotes » destinées à rafraîchir les voyageurs.

43 E. Soulé, « Des voyages en chemin de fer envisagés au point de vue de leur action sur l’organisme », Congrès médical de France 1865, Paris, p. 822.

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la libido44 ! : on retrouve là des vertus déjà prêtées aux voyages en général, et à la voiture en particulier. Mais les observateurs soulignent aussi la lassitude qui en résulte ; le très sérieux Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales affirme que le voyage ferroviaire épuise davantage que celui en voiture, et pointe « une fatigue propre aux mouvements de trépidation du train45 ». Nombreux sont les hygiénistes qui recommandent d’ailleurs de fractionner les voyages trop longs, ou de choisir les voitures éloignées des essieux. Les peurs atteignent leur paroxysme dans le cas des femmes enceintes, menacées de perdre leur fruit46.

La crainte initiale de la fatigue visuelle est renforcée au moment où précisé-ment, une nouvelle occupation, la lecture, vient concurrencer la contemplation du paysage. La tension oculaire est portée à son comble par le déchiffrement de caractères minuscules, dans un éclairage notoirement insuffisant, et dans le tremblement perpétuel du lecteur et de son livre. Devant la banalisation de cet usage, l’éminent aliéniste Legrand du Saulle saisit la Société de médecine pratique de Paris en 1863 : outre les céphalalgies, les souffrances orbitaires et les inflammations rétiniennes banales, ne risque-t-on pas une congestion cérébrale, ou même une paralysie générale comme l’affirment des aliénistes anglais ? L’hygiène du voyageur impose donc de « ne pas regarder avec trop de fixité la succession des paysages qui se déroulent sous les yeux47 », mais aussi de ne lire que des livres minces et imprimés en gros, en se ménageant des pauses réparatrices.

Plus généralement, les trains sont soupçonnés de provoquer une fatigue nerveuse. Ce qu’on redoute d’abord dans la lecture, comme dans la  profusion des sollicitations sensorielles ou des émotions, c’est une forme de surmenage du système nerveux. Les femmes, êtres sensibles par excellence, seraient les premières menacées ; quant aux « personnes atteintes de maladies du système nerveux », le voyage ferroviaire leur est fortement déconseillé. On  voit ici que la vertu dépaysante et récréative

44 A.  Allais, « Trépidation », Œuvres anthumes, Paris, La Table ronde, 1965 [1894], p. 477-479. Le narrateur observe le manège d’un couple où l’homme, sensiblement plus âgée que la femme, s’enferme une partie du trajet dans le wagon à bagages avant de rejoindre, l’œil brillant le coupé de sa compagne. Allais cite P. Marot : « La trépidation excitante des trains / vous glisse des désirs dans la moelle des reins », op. cit., p. 479. Il serait intéressant de voir dans quelle mesure cette croyance a accompagné le développement d’une prostitution ferroviaire gyrovague.

45 E.  Beaugrand, « Chemin de fer », Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, 1874, t. 15, p. 700.

46 Le docteur Depaul déconseille le train pour les voyages de noces.47 L. Benech, op. cit., p. 65.

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traditionnellement attachée au voyage, traitement moral de luxe, se trouve contrariée par la rapidité, l’intensité et la densité du déplacement corporel.

Mais il y a plus : ces considérations, somme toutes attendues, sont prolongées d’un discours qui dénonce, non plus dans le train mais dans le système ferroviaire, un danger pour l’équilibre nerveux. Il ne s’agit plus seulement de physique, de tremblements, d’épuisement de la tension, mais d’une condamnation plus globale de certains usages sociaux amenés par cette nouvelle façon de voyager. Ce discours se construit dès les  années  1850, et combine une nostalgie pour les anciens modes de transport – participant ainsi du rejet de la modernité industrielle – avec une perception fine, presque ethnologique, des us et coutumes anxiogènes du train. La trépidation ferroviaire n’est qu’un aspect métonymique de ce qu’on appellera bientôt la vie « trépidante48 ». Dès  1857, Aulagnier, par exemple, se réfère à ces deux logiques lorsqu’il s’inquiète de l’épuisement possible des voyageurs :

N’est-ce rien, en effet, que la rapidité effrayante avec laquelle le voyageur, par ce nouveau mode, franchit le vide (souvent à reculons), sans presque distinguer les villes, bourgs, châteaux, sites et tout ce qu’il a devant les yeux ! La vitesse avec laquelle il remonte l’air, si je peux m’exprimer ainsi, n’est-elle pas, bien plus encore que l’allure vive du bateau à vapeur, une cause active et permanente d’excitation perturbatrice, qui, dans un temps donné, éprouve nos organes visuels, respiratoires et locomoteurs, indépendamment du retentissement cérébral qui en résulte ?Là ne se bornent pas les sensations différentes du nouveau moyen de circulation sur le corps humain. Aux effets physiques s’ajoute l’effet moral, qu’on traduit par la crainte chez les uns, par une agitation ou une anxiété nerveuse chez les autres… On pourrait les croire salutaires, ils sont souvent fâcheux. En wagon, le départ, l’attente, l’arrivée, l’action même de prendre sa place et de n’être pas séparé de sa société, l’attente, la crainte de manquer le départ, l’inscription des bagages, tous ces préparatifs indispensables sont des causes d’agitation. Est-on parti, chaque temps d’arrêt et de mise en route est une nouvelle secousse, qui redouble si la cause est forcée ou imprévue49.

Le rapport au temps modifié par la vitesse prend, de même, la forme d’une obligation nouvelle de ponctualité – les trains n’attendent pas les

48 L’adjectif est attesté en 1890 par A.  Rey dans le Dictionnaire historique de la langue française.

49 A. Aulagnier, « Note sur l’hygiène des voyages », op. cit., p. 524. Ces notations sont contemporaines, mais apparemment indépendantes de celles de Wirm, qui publie dans la London Sanitary Review un article sur les effets anxiogènes des préparatifs du départ. De façon générale, les médecins anglais se sont beaucoup intéressés à cet aspect de la nosographie des railways.

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voyageurs, dont les yeux sont désormais rivés sur l’horloge. Le retard des trains, à la fin du siècle, est désormais insupportable – revers des bienfaits de la vitesse. Les inquiétudes concernant les bagages, les stratégies diverses pour se placer au mieux dans les wagons évoquées par Aulagnier – nous y reviendrons – ne disparaissent pas non plus avec la banalisation du voyage ferroviaire ; elles augmentent même avec la massification du trafic. À la fin du siècle, Lanoir décrit le chaos ordinaire des départs :

Essoufflés, chargés et n’en pouvant plus, c’est à grand peine qu’ils arrivent, suivis et tiraillés par des parents ou amis gênant encore leurs mouvements, à arpenter la salle des pas perdus, laissant leurs colis un peu partout, dans tous les coins, pour courir au guichet en une cohue bruyante50.

Cette tension est d’autant plus frappante qu’elle contraste avec l’immobilité et la clôture imposées par le compartiment.

Impatiences

Le voyage en train, surtout quand les trajets s’allongent, amène en effet d’autres désagréments : le corps se rappelle au voyageur, dans sa pesanteur, par ses besoins et ses rythmes. Comment gérer cette immobilité contrainte et cette attente ? La première conséquence pénible de cette durée est l’obli-gation de tenir des postures qu’il est difficile de faire varier. On pourra objecter que les voyages en voitures présentaient les mêmes inconvé-nients, mais ce serait oublier que l’on quittait son siège fréquemment, par exemple au relais ou pour soulager la charge des chevaux dans les montées. L’ankylose guette donc, engendrant des « douleurs locales, le plus souvent très-tenaces51 », des œdèmes aux pieds ou, plus banalement, des réactions corporelles que décrit avec un sérieux imperturbable ce médecin de la Compagnie des chemins de fer du Midi :

On voit quelquefois après un long trajet, chez les personnes nerveuses, les indices de cette fatigue se traduire par une certaine tendance à changer de place ses membres inférieurs, à les étendre, ainsi que les membres supérieurs, en même temps qu’il se produit des bâillements.

De fait, l’hygiène prescrit qu’il faut se laisser glisser dans le sommeil dès qu’on en ressent le besoin, même si ce sommeil est jugé en général peu réparateur, à cause de « l’ébranlement continuel » : n’est-ce pas la meilleure façon de prévenir la surexcitation nerveuse ? Les voyages de nuit créent

50 P. Lanoir, Manuel pratique du voyageur, Paris, Dépôt général, 1898, p. 11.51 E. Decaisne, Guide médical, op. cit., p. 22.

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une situation paradoxale. Si les premières voitures de luxe comportaient un long coupé permettant de s’allonger, cette facilité disparaît avec la standar-disation des wagons, sauf pour le transport de blessés. Les wagons-lits ne se diffusent que lentement après 1872. Longtemps, le voyage de nuit se passe donc assis, dans une somnolence relative et un inconfort probable, à peine atténué par les précautions vestimentaires évoquées plus haut.

Cette immobilité forcée est en outre aggravée par plusieurs facteurs. Le premier est celui du confort, variable selon les classes. L’aménagement intérieur des voitures épouse les hiérarchies sociales : le garnissage des sièges constitue, par exemple, un marqueur social. Si les voitures de 1re et de 2e sont rapidement capitonnées, la 3e reste un espace où la violence des cahots n’est atténuée par aucun dispositif. Non seulement le dossier des sièges y est bas et sévèrement vertical, comme en 2e, mais les bancs y sont « durs comme le fer, et pour peu que le voyage dure quelque temps, on arrive à destination moulu, brisé52 ». Combiné au manque de chauffage, ce manque de confort rend le voyage particulièrement éprouvant ; un article intitulé « Rétablissement de la torture en France » décrit les conditions d’un voyage populaire :

Examinons ce que sont les 3e classes sur toutes nos lignes de chemin de fer : des sortes de cellules où l’on parque le voyageur. Figurez-vous une pauvre femme malade, chétive, enceinte, que des affaires impérieuses appellent à Paris. Elle part de Marseille et reste plus de 28 heures assise sur une planche de chêne […] nous ne croyons pas exagérer en affirmant a priori qu’avec le système de distinctions actuellement en vigueur, si une ligne de chemin de fer se voyait obligée d’établir une quatrième classe, elle serait logiquement amenée à paver de pointes de clous ou de noyaux de pêches cette nouvelle catégorie de places53.

La seconde variable est l’encombrement de la voiture, qui dépend aussi des classes (8 en 1re, 10 en 2e et 3e) et du remplissage du train. La configuration idéale, selon Giffard, est bien sûr celle où l’on est seul dans son comparti-ment, et où l’on peut « prendre ses aises » : s’allonger, ou du moins allonger ses jambes ; le point critique se situe au-dessus de 4, lorsque les coins sont occupés – coins qui permettent de s’appuyer sur une paroi. On comprend mieux l’anxiété du départ, où la loterie des places détermine le confort des heures à venir.

52 Ibid., p. 24.53 Article cité sans auteur et sans date par P.  Larousse, « Chemins de fer », Grand

Dictionnaire Universel, Paris, Larousse et Boyer, 1867, t. 3, p. 1160.

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Pour lutter contre l’engourdissement, les hygiénistes recommandent aux voyageurs de pratiquer « l’ambulation » à chaque station, de respirer ample-ment et même d’effectuer une gymnastique sommaire des jambes et des bras. Mais les arrêts sont brefs, et les wagons sont dépourvus de couloirs, contrairement au système américain ; tout au plus peut-on se lever dans le compartiment et se rapprocher des fenêtres ou des portes en enjambant les autres voyageurs. Il n’est donc pas certain que leurs conseils soient suivis ; en revanche, il semblerait que dans les wagons de 2e et de 3e, les voyageurs enlèvent spontanément leurs chaussures ou adaptent leur toilette :

Dès que le coup de sifflet a retenti et que le train s’ébranle, quoi de plus naturel pour le voyageur qui a un long trajet à faire que de se mettre à son aise : remplacer son chapeau par une calotte, ôter son col, sa cravate, ses manchettes, et, en été, jusqu’à son paletot, et même déboutonner son gilet ? […] Les dames elles-mêmes, timidement, mais enhardies par leurs compagnons de route qui discrètement, tournent la tête et regardent par la portière opposée, ne décrochent-elles pas parfois jusqu’à leur maudit corset dans lequel elles sont enserrées54 ?

Un autre souci guette les voyageurs embarqués dans d’interminables périples : faut-il ou non s’alimenter ? Le problème est à la fois pratique et hygiénique. Comment transposer au railway les relais et auberges qui jalonnaient les routes ? Dans les années 1860, des buffets commencent à s’installer dans les stations et sont accessibles lorsque les arrêts sont suffi-samment longs. Leur réputation est médiocre : ils offrent à un prix élevé des repas peu variés, souvent froids. Pris d’assaut par les voyageurs, ils peinent à satisfaire les commandes, obligeant les derniers servis à manger avec une rapidité excessive. Or, l’hygiène recommande de se nourrir sobre-ment, comme dans toute situation critique, ou même de s’abstenir si l’on craint le roulis. Ce n’est que dans les années 1880 que les wagons restau-rants et bars apparaissent, au grand dam des antialcooliques. La solution la plus fréquente est donc d’apporter avec soi de la nourriture qu’on déballe, selon son degré d’éducation, avec plus ou moins de discrétion. Les défen-seurs des bonnes manières, ont, nous le verrons, un jugement sévère sur ces pratiques populacières.

Reste pourtant le plus pénible : l’impossibilité à accomplir certaines fonctions triviales mais pourtant impérieuses, et dont la satisfaction est indispensable à la santé. Or, rien n’a été prévu dans les premiers trains, confrontés à un problème inédit, que les voitures ignoraient.

54 P. Lanoir, op. cit., p. 57.

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Car, comme le rappelle le nostalgique Decaisne,Autrefois, dans les voitures publiques, on pouvait s’arrêter à peu près lorsqu’on voulait, et on n’avait qu’à prévenir le conducteur. Les voyageurs et voyageuses par chemins de fer ne doivent pas s’attendre à tant de complaisance : la locomotive une fois en mouvement, ne s’arrête qu’à des intervalles assez éloignés et qu’on nomme stations55.

La peur d’« être malade » a sans doute accompagné bien des voyageurs du  xixe  siècle56. Il suffit de lire l’insistance avec lesquelles on réclame des cabinets d’aisance dans les gares d’arrivée pour percevoir cet aspect de l’inconfort des premiers voyages. Or, retenir ces déchets organiques est dangereux, et plusieurs médecins rapportent des cas de maladies graves, voire mortelles consécutives à de telles contentions : « un médecin de Rouen a même vu une syncope causée par l’impossibilité d’avoir le temps d’uriner, se terminer par la mort57 ». Chevallier raconte avoir vu, à l’inverse, « des voyageurs malades, contraints, d’effectuer, en présence d’une religieuse, dans une voiture de première classe, la plus salle [sic] des opérations auxquelles la nature humaine soit assujettie58 ».

La seule solution consiste, pendant la plus grande partie du siècle, à profiter des arrêts en station pour se soulager ; si l’opération est relative-ment aisée pour les hommes, elle reste angoissante et pénible pour les femmes contraintes de courir aux yeux de tous en bout de quai pour y trouver le cabinet espéré59 ; la honte s’ajoute ici à l’anxiété de rater le départ. Dès les années 1860, les compagnies se penchent toutefois sur le problème, qui devient aigu avec la circulation de trains express sur les grandes lignes, aux arrêts peu nombreux. Une solution médiocre est trouvée dans la création de compartiments spéciaux, situés dans les voitures de 1e classe ; mais l’opération reste malaisée, ces compartiments n’étant, comme les autres, accessibles que du quai – ce qui implique d’y monter lors d’un arrêt et de n’en sortir qu’au suivant. Il faut attendre les années 1890 et l’adoption par la Compagnie de l’Est des voitures à l’américaine, longées d’un couloir, pour que quelques wagons de 1re se voient dotés d’un wc accessible à tout moment.

55 E. Decaisne, op. cit., p. 28.56 Edmond de Goncourt se moque de Zola partant de Paris pour Rouen, préoccupé de

savoir « s’il pourra, dans ce train rapide, pisser à Paris, à Mantes, à Vernon », Journal, 28 mars 1880, Paris Laffont, 1989 [1892], t. 2, p. 859.

57 E. Soulé, art. cit., p. 907.58 Cité par le rédacteur anonyme de « Dangers que courent les voyageurs », art. cit., p. 229.59 Cette dissymétrie dans l’espace public est générale, comme le montre Roger Henri Guerrand

dans Les Lieux. Histoire des commodités, Paris, La Découverte, 1985.

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Accidents et violences

Ces désagréments sont toutefois minimes en comparaison de certains risques auxquels sont exposés les voyageurs. On veut parler ici des accidents – qu’ils résultent de la maladresse des usagers ou des défaillances machiniques. La pompe macabre des catastrophes ferroviaires ne doit pas masquer la cohorte des accidents ou blessures ordinaires, dont on émet ici l’hypothèse qu’ils résultent de l’inaptitude des voyageurs à maîtriser, corpo-rellement, le moyen de transport qui s’offre à eux ; notamment à intégrer dans leurs techniques corporelles les effets d’une vitesse inédite. Les débuts du chemin de fer ont vu se multiplier ainsi des accidents affectant des voyageurs imprudents ou même des riverains des voies. Dans ses premières années d’exploitation, le chemin de fer de Rhône et Loire fait 113 victimes : la voie n’est pas clôturée et traverse de nombreux villages où elle sert de rue principale60. En 1854, on fustige encore ceux « qui traversent mal à propos la voie ; qui s’endorment sur les rails61 ». Par la suite, ce type d’accident se raréfie et ce sont surtout les voyageurs qui paient du prix fort leur mécon-naissance de la cinétique. Dans les premiers convois, pas toujours munis de toits, ou dans ceux surmontés d’une impériale, les imprudents risquent de se faire décapiter à l’entrée des tunnels ou au passage de ponts, ou de se briser un bras imprudemment tendu – pour sentir le flot de l’air ? – ; même chose pour ceux qui se penchent au dehors – l’interdiction est pourtant affichée très tôt dans les compartiments et les gares62. Dès 1837, Gautier s’amuse à parodier cette littérature réglementaire :

AvisLes voyageurs qui tiennent à leur tête sont priés de ne pas la sortir hors des voitures, attendu qu’ils seraient guillotinés subitement tout vifs en passant sous les ponts et sous les voûtes. Il ne faut pas se lever, se tenir debout dans les voitures, sous peine d’être lancé sous le railway, où l’on serait incontinent coupé en rouelles, dur et menu comme des légumes de julienne par les roues des wagons. Les personnes prudentes feraient bien de s’abstenir de se moucher ; on ne sait pas ce qui peut arriver […]. L’heure sonne et la cloche qui appelle les voyageurs vous semble avoir des tintements tout à fait funèbres63.

60 Lamé-Fleury, « Les voyageurs et les chemins de fer en France », Revue des deux mondes, octobre 1858, p. 636.

61 E.  With, Les accidents de chemin de fer, Paris, Maillet-Bachelier, 1854, p. 100. Jusqu’au xxe siècle, des voyageurs sur les quais se font happer ou heurter par des trains.

62 En 1884, dans une nouvelle parue dans Le Gaulois, Maupassant fait raconter par un voyageur l’anecdote suivante : un père de famille s’impatiente de voir son fils penché constamment à la portière ; excédé, il le tire à lui… ramenant un corps décapité. Si la fréquence réelle de ce type d’accident n’est pas connue, la peur (fantasmatique), elle, semble avérée.

63 T. Gautier, « Le chemin de fer », La Charte, 15 octobre 1837 ; cité dans Voyages en train, op. cit., p. 36-37.

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« Impressions et compressions de voyage »Le Charivari, 25 juillet 1843

[collection de l’auteur]

Une cause d’accidents fréquente réside dans la descente ou la montée d’un train encore en marche ; là encore, difficile de ne pas imputer ces « imprudences » à l’incapacité, faute d’expérience et de repères corpo-rels, à évaluer la vitesse du convoi, à laquelle s’ajoute peut-être la volonté de resquiller. Pour lutter contre « les imprudences et les enfantillages du public parisien64 », on pense un temps tenir la solution : fermer les voitures à clef de l’extérieur, et ne les ouvrir qu’en gare. Mais la catastrophe de Meudon en 1842, où des dizaines de passagers périssent brûlés dans leurs compartiments verrouillés met fin à ce système. Dès lors, les chutes, suivies ou non d’écrasement, s’accumulent. Chaque compartiment possé-dant deux portières, les occasions sont fréquentes de passer à travers une portière mal fermée, de choir sur la voie ou de sortir du mauvais côté65.

64 M. Du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie, Monaco, Rondeau, 1993[1870], p. 85.65 Toutes catégories d’accidents confondues, le haut fonctionnaire d’une compagnie

avance en 1918 le chiffre de 500 tués par an, et de 1 000 blessés.

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Exemple  banal : le  9  décembre  1860, entre  Paris et Lille, un homme soudainement réveillé par des pétards placés sur les rails « ouvrit la porte du wagon et s’élançât sur la voie […] À ce moment même passait un train croisant l’express ; le malheureux voyageur, précipité sous les roues, eut la tête et les deux jambes coupées66 ».

L’arrivée ou le départ en gare constitue des moments particulièrement délicats, où les voyageurs s’exposent à des dangers multiples. Sans revenir sur les impatients qui veulent monter ou descendre avant l’arrêt, le simple fait de se hisser dans un wagon constitue une épreuve physique dangereuse, faisant souhaiter à certains

que les wagons soient construits de manière que l’on puisse s’y introduire sans ressembler à des soldats qui montent à l’escalade. Tout le monde n’a pas suivi un cours de gymnastique, et généralement les wagons sont presque inabordables pour les femmes et les enfants, à cause de la hauteur des marchepieds67.

Au début du xxe  siècle, le Larousse médical consacre ainsi, à l’article « Chemin de fer. Accidents » le plus long de ses paragraphes à la question de « Comment on doit monter et descendre », d’ailleurs illustré de six photos. Une véritable pédagogie corporelle et gestuelle s’y déploie, ensei-gnant aux voyageurs que

pour monter correctement (tabl. xII, 1, 2) dans une voiture arrêtée devant un quai bas, il faut mettre le pied droit sur le premier marchepied, de manière à arriver avec le même pied sur le plancher du wagon. Si vous faites l’inverse, et surtout si vous avez des bagages à la main, vous vous exposerez à perdre l’équilibre. Cette recommandation s’applique particulièrement aux dames (tabl. xII, 1 et fig. 433), qui souvent s’embarrassent dans leur jupon en montant dans une voiture, parce qu’au lieu de les replier sur les jambes en les soulevant légèrement, elles les relèvent incomplètement devant elles68.

66 P. Larousse, art. cit., p. 1157.67 Ibid., p. 1160.68 Galtier-Boissière, « Chemin de fer. Accidents », Larousse médical illustré, Paris,

Larousse, 1918, p. 210[1912].

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« Comment monter et descendre du train »Galtier-Boissière, « Chemin de fer. Accidents », Larousse médical illustré,

Paris, Larousse, 1918[1912], p. 210-211.[collection de l’auteur]

Plus rares, mais bien relayées par la presse, les catastrophes ferroviaires ont sans doute des effets sur les représentations du voyage comme expérience corporelle. Notons d’abord que la vision de corps déchiquetés, écrasés, brûlés, « passés au laminoir69 », habituellement cantonnée au champ de bataille, à l’usine ou à la mine, sort de ces cadres. La question des accidents de chemin de fer fait l’objet d’une thèse pionnière à la Faculté de médecine de Strasbourg en 1868. Des blessures inédites par rapport aux transports traditionnels apparaissent en effet, sur lesquelles se penchent aussi les spécialistes de médecine légale. Celles qui semblent avoir le plus fasciné les contemporains relèvent « des effets du tamponnement70 ». C’est ce qui se produit en août 1854, lors d’un accident survenu sur la ligne de Sceaux où « les wagons s’étaient brisés et comme repliés sur eux-mêmes en broyant les jambes d’un grand nombre de personnes71 » ; quatorze passagers sont blessés, dont trois subissent une amputation des membres inférieurs à laquelle ils ne survivent pas. Cet épisode a sans doute inspiré  Delattre,

69 P. Larousse, art. cit., p. 1156.70 Annales d’Hygiène publique et de médecine légale, 1868, p. 452.71 A.  Tardieu, « Étude médico-légale sur les blessures par imprudences », Annales

d’Hygiène publique et de médecine légale, 1871, p. 153.

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quatre ans plus tard, lorsqu’il fait dialoguer M. Finevue et M. Prudhomme à propos de la sécurité respective des trois classes :

Finevue. – Vous avez entendu dire que, dans les catastrophes, les voitures s’aplatissaient, si je puis m’exprimer ainsi. Les banquettes de devant rejoignent celles de derrière et coupent forcément les jambes des voyageurs. Or, en troisième, les bancs étant en bois nu, coupent les jambes d’une façon nette qui évite la peine d’une amputation, tandis qu’en première, grâce aux bons tapis rembourrés, les jambes se trouvent broyées, ce qui rend beaucoup plus difficile l’amputation.M. Prudhomme. – Quel épouvantable trait de lumière dans mon intelligence troublée !

On pourra objecter qu’il s’agit là d’un morceau burlesque ; mais dans le très sérieux Larousse médical, on peut lire une série de conseils pour minimiser les effets du tamponnement : se placer au milieu du train, s’allonger sur les banquettes, et surtout, si vous avez tout à coup le pressentiment ou la crainte d’un tamponnement, n’hésitez pas à lever les jambes au dessus du niveau des sièges ; vous éviterez ainsi qu’elles ne soient pas serrées (sic) entre les deux banquettes s’il y a télescopage72.

On notera enfin l’attention croissante portée à la question des effets psychiques de l’accident sur les rescapés, trop vaste pour être développée ici73 ; bornons-nous à remarquer qu’elle enrichit le discours sur les effets nerveux de ce nouveau mode de transport.

Une dernière forme de violence doit être mentionnée : la violence crimi-nelle. Les premières peurs concernent les tunnels – une fois de plus ! On y redoute, pour les femmes en particulier, des gestes coupables couverts par l’obscurité (les premiers convois ne sont pas éclairés et suscitent maintes allusions grivoises). Mais une véritable psychose du crime ferroviaire surgit en 1860, lorsque deux affaires défraient la chronique, dont la plus célèbre est l’assassinat du juge Poinsot dans le train de nuit  Mulhouse-Paris74. La peur qui se développe dans le public s’appuie sur l’impossibilité bien réelle, faute de couloir, de communiquer d’un compartiment à l’autre ou avec

72 Galtier-Boissière, art. cit., p. 212.73 Voir une première approche européenne : W.  Schilvelbusch, Histoire des voyages en

train, op. cit. On passe, pour schématiser, d’une explication organique (le choc sur la moelle, ou le cerveau) à une névrose, puis à une psychose. La question intéresse les aliénistes comme Charcot, ou les spécialistes de médecine légale, appelés à déterminer les cas de simulation en cas d’indemnisation. Les recherches, on le sait, sont réactivées avec les shellshocks de la guerre.

74 L’affaire inspire Zola dans La Bête humaine. Mais dès 1867, Larousse consacre deux pages au « Chapitre des crimes en chemin de fer » dans son dictionnaire.

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le personnel, sinon aux arrêts. Aucune solution satisfaisante n’est trouvée, en dépit d’une circulaire de Rouher enjoignant les compagnies à assurer la sécurité des voyageurs, et des solutions proposées : sonnettes, rétroviseurs ou galeries pour passer d’un wagon à l’autre. On rapporte avec effroi les propos de Jud, l’assassin de Poinsot : « Rien […] n’est facile comme de tuer un homme pendant le trajet ; on enveloppe une pierre dans un mouchoir, on frappe à la tête, et on jette le corps par la portière75 ». Mais si elle repose sur une situation objective et quelques faits divers réels, la peur s’alimente aussi des phobies sociales de l’époque. Le voisinage de prolétaires, séparés par quelques wagons de la meilleure société, ne rend-elle pas le voyage périlleux ? Lorsque les Annales d’hygiène publique rapportent le crime du chemin de fer de l’Est, le rédacteur exprime crûment ses préjugés de classe : « N’est-il pas arrivé qu’à un des arrêts du chemin de fer, un homme placé dans le wagon de 2e ou 3e classe, ait pénétré dans ce wagon avec la pensée d’y commettre un crime76 ? » À ces agressions, les femmes offrent des proies désignées ; dès les années 1930, Chevallier s’indignaient des « jeunes filles exposées à des insultes, dont elles ne peuvent se garantir77 ». La mise en place de compartiments de dames seules, en 1e et 2e d’abord (1864) puis ouverts aux trois classes, témoigne de ces craintes engendrées par la promiscuité ferro-viaire. Il est vrai que le convoi constitue une micro-société temporaire, où les comportements corporels doivent être, comme ailleurs, régulés.

Une démocratie des corps ?

Le voyage en chemin de fer constitue, avant tout, une expérience de la cohue78. Cette cohue est inséparable de l’engouement initial, mais elle devient ensuite consubstantielle à la massification du voyage, entraînant le dégoût d’un Huysmans devant « le brouhaha des immondes foules qu’attire invinciblement, le dimanche, le voisinage d’une gare79 ». Cette expérience commence dès les abords de la gare ; dans ses notes préparatoires à La  Bête  humaine, Zola évoque « la cohue dans la rue d’Amsterdam, les

75 P. Larousse, art. cit., p. 1158.76 « Dangers que courent… », op. cit., p. 225. Les faits divers rapportés par Pierre Larousse

ne mettent en scène que des ouvriers des compagnies, des individus « de mauvaise mine » ou en « blouse bleue ».

77 Ibid., p. 228.78 Qu’il faudrait peut-être comparer à d’autres formes de cohues contemporaines :

les grands magasins, les courses hippiques, les théâtres.79 J.-K.. Huysmans, À rebours, Paris, Garnier-Flammarion, 1978[1884], p. 81.

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voitures qui arrivent chargées de bagages, l’encombrement aux guichets, la bousculade pour l’enregistrement des bagages80 ». Les guichets sont ensuite pris d’assaut :

Arrivés pêle-mêle, dans une bousculade générale, chacun songe, en s’épongeant, à prendre la place de son voisin, lui discutant son droit de priorité possible. Et dans les jours de grand mouvement, c’est au milieu de cris, de gestes, d’appellations de toutes sortes, que doit s’effectuer la distribution des billets que tous trouvent longue et mal organisée. À l’enregistrement des bagages, seconde édition de la cohue d’à côté81.

Le paroxysme de la cohue est atteint lorsqu’on ouvre les salles d’attente pour l’embarquement : « Aussitôt les portes ouvertes, le flot se précipite : les femmes sont heurtées, les enfants bousculés, le wagon est pris d’assaut » note Gastineau82 ; pour Decaisne, les femmes, loin d’être victimes de cette violence, y participent activement :

tout le monde veut sortir à la fois, on se heurte, on se blesse quelquefois en se précipitant vers les wagons, et il y aurait imprudence à vouloir arrêter cette avalanche humaine ; les dames se font principalement remarquer par leur ardeur fougueuse à conquérir un wagon, et leurs crinolines, pourtant si embarrassantes, ne les empêchent pas de monter intrépidement à l’assaut83.

Ainsi, le chemin de fer contamine ce qui l’entoure. À la rectitude impatiente et vulgaire du rail répond la brutalité des manières. Au prosaïsme du voyage répond le prosaïsme des ambitions : on ne lutte plus pour son honneur, ni pour sa vie, mais pour la place du coin ; l’âge de fer a bien commencé. Cette cohue est doublement menaçante ; on sait l’inquiétude que suscite la foule, capable, pense-t-on, de toutes les violences84 – comme le montre l’assaut furieux des voitures. Mais elle entraîne aussi une promiscuité sociale et corporelle, qui porte en elle un risque de confusion. Paul de Kock s’amuse, dans la gare, de « la mère, apeurée, craignant pour sa robe et ses dentelles dans la foule85 ». Face aux risques, deux stratégies sont observables, l’une émanant des compagnies, l’autre des voyageurs eux-mêmes.

80 É. Zola, Carnets d’enquêtes, Paris, Plon, 1986[1889], p. 513.81 P. Lanoir, op. cit., p. 11.82 B. Gastineau, op. cit., p. 25.83 E. Decaisne, op. cit., p. 21.84 S. Barrows, Miroirs déformants. Réflexions sur la foule en France à la fin du xixe siècle,

Paris, Aubier, 1990. En 1855, A.  Perdonnet signale que l’on a placé les vitres des salles d’attente du Paris-Saint-Germain « à une grande hauteur pour que le public impatienté d’attendre l’heure du départ ne les brisât point », Traité élémentaire des chemins de fer, Paris, Langlois et Leclercq, 1855, p. 30.

85 P. de Kock, Les Parisiens au chemin de fer, 1837, dans M. Baroli, Lignes et Lettres, op. cit., p. 58..

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La première stratégie consiste en la stricte séparation des classes, tant symbolique que physique. La ségrégation par les revenus existait, certes, dans les moyens de transport traditionnels : la chaise de poste surclassait la diligence, qui n’était ni l’humble patache, ni le misérable coche ; à chacun de voyager selon son rang. Le problème posé par le train est que dans un convoi, la population est mêlée. Il convient donc à la fois de cloisonner et d’ordonner cette cohue, et c’est aux trois classes d’opérer cette distinction. Au grand regret de ceux que la foule dégoûte, la ségrégation ne commence vraiment que dans les salles d’attente, distinctes alors que les guichets restent communs ; encore dans les petites stations, la salle unique n’est-elle partagée que de façon symbolique. Elle se déploie ensuite dans les voitures et les compartiments, où seul le billet adéquat permettra de monter. Le décret du 5 mai 1842 distingue trois types de voitures, où, comme on l’a vu, le confort est d’emblée très inégalement distribué : en 3e, ni toit, ni suspen-sion ne protègent les voyageurs des intempéries et des cahots. Malgré les améliorations apportées, les « grandes auges86 » inconfortables du peuple tardent à disparaître ; des voitures découvertes roulent encore en 1848, que les insurgés de juin détruisent dans un geste d’une forte valeur symbolique. Ces différences reflètent, bien sûr, les différences de tarifs appliqués aux voyageurs : les compagnies avouent d’ailleurs, avec un certain cynisme, ne pas proposer des voitures trop confortables en 2e et 3e classe pour éviter que les catégories aisées ne désertent la 1re. Mais sous ces différences, comment ne pas déceler des représentations du corps populaire, réputé plus grossier, moins sensible, plus endurant au mal ?

Le voyageur qui arrive en retard est parfois contraint de monter dans un compartiment qui n’est pas celui de sa classe. L’affaire est prise au sérieux par les compagnies, qui demandent au personnel de les replacer au premier  arrêt ; elle l’est d’autant plus que par trois fois au moins, des voyageurs ont porté plainte contre cette promiscuité imposée. Lors de l’affaire de Colmar, en 1848, la justice a donné raison au plaignant réclamant de « respecter des répugnances dont les bonnes mœurs n’ont qu’à s’applaudir87 ».

À cette ségrégation sociale s’en ajoutent d’autres, plus subtiles ; on a déjà évoqué la ségrégation sexuelle des voitures pour « dames seules », qui protègent celles-ci d’un face-à-face équivoque avec un homme dans l’espace clos du compartiment88. Mais celui-ci est aussi le terrain d’une

86 M. Du Camp, op. cit., p. 85.87 P. Lanoir, op. cit., p. 28.88 La circulaire ministérielle de 1864 en interdit l’accès aux hommes âgés de plus

de... 7 ans !

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stricte séparation corporelle – en 1re tout au moins. Un homme bien élevé « demande pardon aux femmes dont il froisse la robe, dont il effleure le pied, en gagnant la place à occuper89 ». Des accoudoirs rembourrés délimitent l’espace disponible, tout autant qu’ils contiennent les affaissements des dormeurs ou empêchent les frôlements. Rien de tel en 3e, où la promis-cuité – redoublée par un nombre plus élevé de voyageurs  (10) pour un espace identique – est considérée comme banale, indifférente, habituelle.

« Aspects d’une gare de chemin de fer au moment du départ d’un train de plaisir »

Le Charivari, 12 août 1852.[collection de l’auteur]

Contrairement à ce qu’une histoire paranoïde du corps pourrait laisser conclure, cette séparation corporelle n’est pas le seul fantasme de compa-gnies puritaines : il semblerait que les voyageurs eux-mêmes l’aient souhaitée, et vivement. En témoigne l’inventaire savoureux des ruses inépuisables déployées pour éviter un voisinage trop direct ; ces ruses, qui font la délectation des humoristes, sont attestées par les manuels de

89 Baronne de Staffe, Usages du monde, Paris, Havard, 1891[1889], p. 317.

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civilité, qui s’efforcent de codifier ces modes de privatisation de l’espace, mais aussi par la production réglementaire qui doit arbitrer les litiges entre les voyageurs. Nombreux sont ceux, par exemple, qui dispersent leurs affaires sur les sièges ou se font accompagner jusqu’au dernier moment pour être sûrs de ne pas être assis au contact direct d’un voisin. Cet espace personnel et inviolable se prolonge d’ailleurs sur le sol et dans le filet à bagages, le voyageur n’ayant « droit qu’à l’espace correspondant au dessus et au dessous de la place qu’il occupe »90 ; malheur à celui qui en déborde : « on prie poliment ces êtres mal élevés de rentrer dans les limites de leurs frontières91 ». Les éthologues pointeraient peut-être ici des comportements instinctifs ; mais ne peut-on pas lire dans ces répugnances, du moins pour les élites sociales, le refus d’expérimenter une contiguïté inaccoutumée et dégradante, même entre pairs ? « À six, cela devient une vexation. À sept, l’énervement est à son comble. À huit, c’est la caque au hareng92 ».

Comme il aplanit les reliefs par le tunnel ou le viaduc, le train nivelle en effet les nuances sociales. La voiture fait cohabiter provisoirement des inconnus, rassemblés dans des « classes » peu souples aux nuances ; « l’égalité parfaite […] passe son niveau sur tous les individus renfermés dans un wagon93 ». Comme dans un salon, la distinction  devient dès lors une nécessité – pas seulement spatiale ; et la politesse puise dans la cohue ferroviaire une force distinctive réactivée. Le respect des usages est d’autant plus impératif que le voyage en train ramène à la surface, on l’a vu, les comportements les moins civilisés ; et qu’il constitue littéralement un entre-deux, un nulle part, un espace interlope où ceux-ci vacillent. La comparaison avec les lieux de villégiature s’impose dès cette époque ; il en va de même, à nos yeux, des plages, dont le caractère littéralement marginal autorise au même moment toutes les audaces pionnières94.

Les manuels de savoir-vivre et de politesse s’emparent donc du cas du voyage en train. Ils régissent les postures, régulent les comportements, et définissent même les formes de sociabilité : « Les chemins de fer, en multi-pliant les voyages et les rapports entre les inconnus, ont […] fait naître la nécessité d’indiquer la nature des rapports qui doivent exister entre les voyageurs95 ».

90 J. Rostaing, Manuel de la politesse, des usages du monde et du savoir vivre, Paris, Delarue, s. d., p. 185.

91 E. Raymond, La Civilité non puérile, mais honnête, Paris, Didot, 1873, p. 114.92 P. Giffard, op. cit., p. 20.93 E. Raymond, op. cit., p. 112.94 A.  Corbin, Le Territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage, 1750-1840, Paris,

Aubier, 1988. Le train constitue d’ailleurs souvent le prélude de la plage.95 E. Raymond, op. cit., p. 112.

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Honoré Daumier, « Un train de plaisir. Deux heures du matin »Le Charivari, 31 août 1852

[collection de l’auteur]

Face à la démocratie potentiellement émeutière du wagon, il faut établir un ordre et des règles, distribuer préséances et pouvoirs. Une partie des règles édictées n’a rien d’original : ainsi en est-il de l’attribution des meilleures places aux vieillards et aux femmes. Tout juste peut-on lire ici un effort pour réguler la violence qui marque l’invasion. La politesse voudrait aussi qu’on proscrive certains usages : adopter des postures trop relâchées (les « poses à l’américaine96 »), ou, pire encore, fumer – surtout en présence de femmes. Certains ne s’en privent pourtant pas, bien qu’un tel comportement soit encore proscrit ailleurs97. Pour éviter ce désagrément, les compagnies mettent en place dès  1857 des voitures destinées aux fumeurs ; mais suffisent-elles à réguler les conduites ? Au moment où la tabagie se répand

96 M. de Grandmaison, Le Savoir-vivre et ses usages dans la société actuelle, Paris, Bernardin, Béchet et fils, 1892, p. 272.

97 Sur le tabac, voir F.  Rouvillois, Histoire de la politesse de 1789 à nos jours, Paris, Flammarion, 2006.

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dans les salons, les trains deviennent le terrain d’une incivilité conquérante, que les manuels s’efforcent de contenir.

Le refoulement de toute manifestation organique procède à la fois de la pudeur bourgeoise et des bonnes manières ; c’est donc un impératif pour les voyageurs civilisés. Rien n’est jugé plus trivial, par exemple, que de manger en voiture. Ce comportement, sans doute fréquent en 2e ou en 3e classe (ceci explique cela), suscite plus d’indignation que la tabagie – le dégoût accompagnant ici le mépris social. Le bâfreur ferroviaire heurte non seulement la vue et l’ouïe de ses semblables, mais aussi leur odorat, pourtant protégé par le règlement98. Maupassant n’a pas de mots assez durs pour fustiger ces comportements petit-bourgeois et populaires :

Poulet par-ci, veau froid par-là, sel et poivre dans du papier, cornichons dans un mouchoir, tout ce qui peut vous dégoûter des nourritures pendant l’éternité ! Je ne sais rien de plus commun, de plus grossier, de plus inconvenant, de plus mal appris que de manger dans un wagon où se trouvent d’autres voyageurs. S’il gèle, ouvrez les portières ! S’il fait chaud, fermez-les et fumez la pipe, eussiez-vous l’horreur du tabac ; mettez-vous à chanter, à aboyer, livrez-vous aux excentricités les plus gênantes, retirez vos bottines et vos chaussettes et coupez les ongles de vos pieds ; tâchez de rendre enfin à ces voisins mal élevés la monnaie de leur savoir-vivre99.

La mise en place de wagons-restaurants à la fin des années 1880 devrait déclasser ces usages : « le déjeuner en wagon n’est plus de notre temps », proclame Giffard, qui ne l’admet que dans les compartiments familiaux où l’économie l’impose. En l’occurrence, les pratiques résistent aux normes, et pour longtemps.

Cette intolérance rejoint enfin, entre autres dégoûts, les pudeurs qui entourent les fonctions excrétoires :

N’est-elle pas horrible, cette dégringolade d’hommes, de femmes et d’enfants, affublés de façons cocasses, qui se ruent sur les cabinets dès que le train s’arrête deux minutes ? […] il y a là une course folle dont le spectacle est écœurant100.

Le système tardif des wc accessibles par un couloir ménage opportunément la pudeur des voyageurs, en offrant une délicate « transition […] sous forme de promenade dans le couloir101 » : nul ne peut être ainsi soupçonné a priori de

98 Le règlement de 1846 proscrit la présence de bagages à l’odeur gênante. Il exclut aussi les voyageurs sales ou en état d’ébriété.

99 G. de Maupassant, Notes d’un voyageur, op. cit., p. 93.100 P. Giffard, op. cit., p. 126.101 G. Humbert [1891], cité par R.-H. Guerrand, op. cit., p. 174.

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besoins dégradants. Une autre gêne a toutefois surgi à cette époque : celle occasionnée par les wagons-lits, où des inconnus (4) doivent partager des gestes, une intimité ordinairement réservés à l’alcôve. Comment et jusqu’où se déshabiller ? Comment sauvegarder l’apparence, le masque social, dans l’abandon du sommeil et, pire encore, dans la débâcle du réveil ?

L’on aperçoit dans les chambres le fumier des litières, la crasse des matelas, le saccage des oreillers et des couvertures, toute une bauge […], Ah ! Ce que je rêve de ne plus voir la tête de mes voisins et ce que je souhaite ne plus désormais subir l’indigent confort, le gala de camelote du wagon-lit102 !

Reste à évoquer les formes de loisir et de sociabilité engendrées par cette promiscuité et cette inaction temporaires. Il faut en effet combler l’ennui et dissiper la gêne qui guettent le voyageur. Comment occuper le regard lorsqu’on est loin des vitres et que, de toutes façons, le paysage vous échappe ? Comment se comporter dans un face-à-face inédit : trop court pour donner prise à l’intimité, trop long pour ne pas susciter la gêne ? Trois solutions sont possibles : la conversation, la lecture et le sommeil.

La première emprunte aux sociabilités de la voiture, facilitées par la durée du voyage, et que regrettent certains nostalgiques. À  tort : « les  conversations, les relations s’établissent parfaitement en chemin de fer : diplomatiques dans les premières classes, guindées et bourgeoises dans les secondes, brutales souvent, toujours ouvertes dans les troisièmes103 ». Encore faut-il savoir ce que converser veut dire : le danger est d’être la cible de bavards, importuns et envahissants. La conversation procède en effet d’un art, fleuron de la politesse française. Mais il ne s’agit pas seulement de style : à la nécessité d’instaurer une distance physique s’ajoute ici celle d’instaurer une distance polie, une distance sociale, qui désamorcera toute velléité de familiarité née de la promiscuité. S’en tenir au « terrain vague et banal des généralités104 » est prudent face à des inconnus ; attention aux relations superficielles du voyage, qui, comme celles de la villégiature, peuvent devenir compromettantes hors contexte. Pour l’intraitable baronne de Staffe, « on peut demander ou donner un renseignement et cela d’un ton poli, aimable et avec une vraie bonne grâce ; mais ensuite on fait bien d’ouvrir un livre, un journal pour ne pas continuer l’entretien105 ». Plus que le sommeil, inconfortable et vulnérable, la lecture constitue, de  fait,

102 Voir le récit grinçant de Joris Karl Huysmans dans De tout, cité dans Voyage en train, op. cit., p. 143-150 [1902].

103 B. Gastineau, op. cit., p. 41.104 E. Raymond, op. cit., p. 116.105 Baronne de Staffe, op. cit., p. 318.

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le refuge des voyageurs soucieux de pousser jusqu’au bout le processus d’isolement rendu nécessaire par la cohabitation du wagon. Plongé dans son journal ou dans son livre (Hachette dispose de 500 kiosques dans les gares en 1900), le voyageur se compose une solitude artificielle, coupant court à tout contact, évitant les regards errants et les sollicitations orales.

Avatar de la modernité industrielle, le chemin de fer renouvelle le vécu, la gestuelle, les habitudes et les rapports corporels du voyage. Il n’est sans doute pas le seul : il faudrait déterminer, au même moment, le rôle joué par les omnibus, et, plus tard, les tramways et le métropolitain dans ce processus. Cette culture somatique est à son zénith dans l’entre-deux-guerres, et survit au-delà, jusqu’à ce que l’automobile suscite de nouvelles façons de vivre le voyage. A-t-elle disparu aujourd’hui ? Certes, les facteurs techniques et sociaux ont évolué : vitesse accrue, resserrement des classes, voitures à l’américaine, exclusion des fumeurs, réglementation de l’usage des téléphones portables créent de nouvelles conditions et obligent à réinventer de nouveaux rites ; il suffit de prendre le train aujourd’hui pour observer des stratégies de placement, d’évitement et de confort, qui montrent que le train reste, toujours, une aventure corporelle.

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