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Politique africaine n° 134 juin 2014 p. 89-110 89 LE DOSSIER Gernot Klantschnig Négocier les profits et la facticité Le commerce des produits pharmaceutiques entre la Chine et le Nigeria Cet article examine le commerce de produits pharmaceutiques entre la Chine et le Nigeria. Il se penche sur le travail des acteurs économiques impliqués dans la chaîne d’approvisionnement, depuis les sites de pro- duction chinois jusqu’aux marchés de médicaments nigérians, et rend ainsi compte de la grande variété des acteurs en présence et de leurs relations différenciées avec les producteurs, les intermédiaires et l’État. L’observation des points de rencontre entre les acteurs de cette chaîne et l’État montre combien ces interactions sont négociables. Les commerçants œuvrent ainsi à peser sur la définition de la frontière entre la légalité et l’illégalité de leur travail et entre l’authenticité et l’inauthenticité des médicaments chinois. Ce faisant, ces acteurs économiques négocient à la fois leurs propres marges de profits et la qualité et la légalité de leurs produits. Un journal britannique a récemment fait état d’une série d’accusations réciproques concernant le commerce de « faux médicaments » (fake drugs ) entre la Chine et le Nigeria, impliquant des hauts responsables du gou- vernement chinois 1 . Publié en décembre 2012, cet article pointait la Chine comme la principale source présumée des médicaments antipaludiques de mauvaise qualité circulant en Afrique 2 . À la suite de cette publication, le gouvernement chinois a vigoureusement défendu les médicaments d’origine 1. L’auteur tient à remercier les quatre relecteurs anonymes pour leurs commentaires sur une version précédente de cet article, Joseph Ayodokun et Sun Yuzhou, mes assistants de recherche au Nigeria et en Chine, ainsi que le Ningbo Soft Science Programme (24-01-02-02-01-4001) et le British Academy-Leverhulme Trust (SG120638) pour leur soutien financier. 2. K. E. McLaughlin, « Counterfeit Medicine from Asia threatens Lives in Africa », The Guardian, 23 décembre, 2012, www.theguardian.com/world/2012/dec/23/africa-counterfeit-medicines- trade. Pour un résumé du débat en décembre 2012, voir China Africa Project, « Chinese Media Condemn Reports that Fake Chinese Medicines are being Sold in Africa, Evoking Mixed Responses from Netizens », http://www.chinaafricaproject.com/chinese-media-condemn- reports-that-fake-chinese-medicines-are-being-sold-in-africa-evoking-mixed-responses-from-netizens- translation/.

Négocier les profits et la facticité : Le commerce des produits pharmaceutiques entre la Chine et le Nigeria

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Politique africaine n° 134 • juin 2014 • p. 89-110 89 Le Dossier

Gernot Klantschnig

Négocier les profits et la facticitéLe commerce des produits pharmaceutiques entre la Chine et le Nigeria

Cet article examine le commerce de produits pharmaceutiques entre la Chine et le Nigeria. Il se penche sur le travail des acteurs économiques impliqués dans la chaîne d’approvisionnement, depuis les sites de pro-duction chinois jusqu’aux marchés de médicaments nigérians, et rend ainsi compte de la grande variété des acteurs en présence et de leurs relations différenciées avec les producteurs, les intermédiaires et l’État. L’observation des points de rencontre entre les acteurs de cette chaîne et l’État montre combien ces interactions sont négociables. Les commerçants œuvrent ainsi à peser sur la définition de la frontière entre la légalité et l’illégalité de leur travail et entre l’authenticité et l’inauthenticité des médicaments chinois. Ce faisant, ces acteurs économiques négocient à la fois leurs propres marges de profits et la qualité et la légalité de leurs produits.

Un journal britannique a récemment fait état d’une série d’accusations réciproques concernant le commerce de « faux médicaments » (fake drugs) entre la Chine et le Nigeria, impliquant des hauts responsables du gou­vernement chinois1. Publié en décembre 2012, cet article pointait la Chine comme la principale source présumée des médicaments antipaludiques de mauvaise qualité circulant en Afrique2. À la suite de cette publication, le gouvernement chinois a vigoureusement défendu les médicaments d’origine

1. L’auteur tient à remercier les quatre relecteurs anonymes pour leurs commentaires sur une version précédente de cet article, Joseph Ayodokun et Sun Yuzhou, mes assistants de recherche au Nigeria et en Chine, ainsi que le Ningbo Soft Science Programme (24­01­02­02­01­4001) et le British Academy-Leverhulme Trust (SG120638) pour leur soutien financier.2. K. E. McLaughlin, « Counterfeit Medicine from Asia threatens Lives in Africa », The Guardian, 23 décembre, 2012, www.theguardian.com/world/2012/dec/23/africa­counterfeit­medicines­ trade. Pour un résumé du débat en décembre 2012, voir China Africa Project, « Chinese Media Condemn Reports that Fake Chinese Medicines are being Sold in Africa, Evoking Mixed Responses from Netizens », http://www.chinaafricaproject.com/chinese­media­condemn­ reports­that­fake­chinese­medicines­are­being­sold­in­africa­evoking­mixed­responses­from­netizens­ translation/.

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chinoise, récusant le bien­fondé de ces accusations relayées dans la presse3. Des universitaires, des professionnels de la santé et des médias contrôlés par le pouvoir sont venus à la rescousse pour sauver l’honneur de l’État chinois, arguant que celui­ci donne la priorité à la sécurité de ses produits et lutte résolument contre la production et la commercialisation de faux médicaments. La présence de ces produits de mauvaise qualité devait selon eux être imputée aux Africains eux­mêmes, qui ne stockaient pas les médicaments dans les conditions appropriées, et plus encore aux entrepreneurs africains impliqués dans le commerce illicite de médicaments, et qui se voyaient dès lors priés de « s’approvisionner auprès d’entreprises ayant pignon sur rue et en suivant les voies légales4 ».

Cette controverse de décembre 2012 s’inscrit dans un ensemble de débats en cours sur l’action de la Chine en Afrique, apparus dans l’espace public et médiatique en Chine, en Afrique et dans les pays occidentaux. Certains s’y inquiétaient du poids commercial croissant du géant asiatique, parfois inter­prété comme une nouvelle forme d’exploitation. D’autres envisageaient au contraire l’opportunité d’un partenariat renforcé entre la Chine et l’Afrique, venant contester les intérêts occidentaux bien établis5. Le fait que ce débat concernait les médicaments, destinés par nature à sauver des vies, a rendu les échanges plus vifs encore : les faux médicaments pouvaient aussi tuer leurs usagers6. Les journalistes, décideurs politiques et universitaires engagés dans cette polémique ont complètement ignoré un fait : les marchés des produits pharmaceutiques ne sont pas principalement animés par des objectifs de santé publique mais sont guidés pour l’essentiel par la quête de profits, en Chine, en Afrique, et ailleurs7.

3. Ministère des Affaires étrangères, République populaire de Chine, « Foreign Ministry Spokesperson Hua Chunying’s Regular Press Conference on December 27, 2012 », http://www.fmprc.gov.cn/eng/xwfw/s2510/2511/t1001503.shtml.4. Ibid. ; People’s Daily, « Stifling Trade through “Fake drugs gate” », 10 janvier 2013. Une traduction de cet article est disponible sur le site de China-Africa : « Chinese media condemn reports that fake Chinese medicines are being sold in Africa, evoking mixed responses from netizens », http://www.chinaafricaproject.com/chinese­media­condemn­reports­that­fake­chinese­medicines­ are­being­sold­in­africa­evoking­mixed­responses­from­netizens­translation/.5. Pour une bonne synthèse académique de ces vues idéalisées, voir C. Alden, China in Africa, Londres, Zed Books, coll. « African Arguments », 2007 ; J. C. Strauss, « China and Africa Rebooted : Globalization(s), Simplification(s), and Crosscutting Dynamics in «South­South» Relations », African Studies Review, vol. 56, n° 1, 2013, p. 155­170.6. Pour une discussion sur la nature « particulière » des médicaments, voir J. Goodman, P. Lovejoy et A. Sherratt, Consuming Habits. Global and Historical Perspectives on How Cultures Define Drugs, Londres, Routledge, 2007 [1995] ; S.R. Whyte, S. Van Der Geest et A. Hardon, Social Lives of Medicines, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.7. Il existe une littérature extensive sur les « mauvais médicaments » dans les pays occidentaux. Voir B. Goldacre, Bad Pharma. How Medicine is Broken, and how we Can Fix it, Londres, 4th Estate,

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Au­delà des positions extrêmes du débat, les échanges de décembre 2012 ont également éclairé des aspects importants dans l’étude des relations sino­africaines. Ils ont démontré la prégnance des notions simplistes d’exploi­tation et de partenariat dans ces discussions. Ils ont aussi révélé le rôle significatif joué par les acteurs africains dans le commerce de produits chinois, des acteurs qui se révèlent moins dominés, face à ces trafics, que ce que les médias mais aussi les universitaires en disent. Cette capacité d’agir africaine a récemment été soulignée, particulièrement par des travaux ethnographiques contestant la perspective classique de « la Chine en Afrique », qui sous­estime le rôle des Africains eux­mêmes8.

Ces derniers sont indiscutablement des acteurs à part entière de cette relation avec la Chine. Leurs actions n’en sont pas moins conditionnées par un contexte historique. Sans retomber dans des explications « dépendantistes » rigides, on peut regretter que les relations de pouvoir asymétriques entre commerçants mais aussi entre États soient souvent oubliées dans la littérature ethnographique. À propos du commerce international du médicament qui nous occupe ici, il faut restituer les positions que les États, les acteurs industriels de même que les commerçants individuels occupent les uns par rapport aux autres pour comprendre leurs marges de manœuvre respectives et leurs pratiques. Nina Sylvanus emprunte cette voie, dans son travail sur les commerçants togolais, lorsqu’elle soutient que les reproches adressés à la Chine par ces derniers se résument souvent à une critique du capitalisme mondial dans son ensemble, dont les relations sino­africaines ne constituent qu’une partie9. Ces allégations à l’encontre « des Chinois » et des « produits chinois » visent finalement des dynamiques globales sur lesquelles les Africains (comme les Chinois) peuvent rarement influer. Ce contexte général et sa dimension historique ne peuvent être ignorés lorsqu’on entend décrire les acteurs de ces échanges commerciaux.

Cet article commence par retracer l’histoire du commerce des médicaments au Nigeria – pays largement connu pour son problème aigu de faux médicaments – afin de replacer le commerce avec la Chine et cette question de l’inauthenticité dans son contexte historique. Il se penche ensuite sur le travail des commerçants impliqués dans la chaîne d’approvisionnement qui conduit ces médicaments depuis les sites de production en Chine, en

2013 ; M. Angell, The Truth about the Drug Companies. How they Deceive us and what to Do about it, New York, Random House Trade Paperbacks, 2005.8. J. Monson et S. Rupp, « Africa and China : New Engagements, New Research », African Studies Review, vol.° 56, n° 1, 2013, p. 21­44 ; B. Lampert et G. Mohan, « Negotiationg China : Re­Inserting African Agency into China­Africa Relations », African Affairs, vol. 112, n° 446, 2013, p. 92­110.9. N. Sylvanus, « Chinese Devils, the Global Market, and the Declining Power of Togo’s Nana Benzes », African Studies Review, vol.° 56, n° 1, 2013, p. 65­80.

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particulier dans le delta du fleuve Yangzi, jusqu’aux marchés aux médicaments du Sud­Ouest nigérian. Il rend ainsi compte de la grande variété des acteurs en présence, depuis les grandes corporations jusqu’aux petits importateurs de médicaments spécifiques, chacun entretenant des relations différenciées avec les producteurs, les intermédiaires et l’État. On verra que si l’ethnicité joue un rôle dans ces relations, celles­ci ne peuvent être comprises sous ce seul prisme, comme catégorie d’analyse10. L’article s’intéresse ensuite aux relations des commerçants avec l’État. En étudiant les points de contact physique entre eux, il montre que ces interactions sont négociables, qu’elles donnent lieu à des efforts discursifs de la part des commerçants et de l’État pour délimiter la frontière entre la légalité et l’illégalité de leur travail, et entre l’authenticité et l’inauthenticité des médicaments chinois. Ce faisant, ces acteurs économiques négocient à la fois leurs propres marges de profits et la qualité et la légalité de leurs produits.

Faiblesse des données, faiblesse des définitions

Il est difficile de trouver des sources fiables sur le commerce des médicaments. S’il existe bien des grandes bases de données statistiques, par exemple sur les exportations chinoises et les importations nigérianes à partir des déclarations des pays concernés – disponibles par le biais des Nations Unies –, celles­ci rendent rarement compte des multiples acteurs et chaînes commerciales qui unissent les deux pays, ou encore des différentes sous­catégories de médicaments exportés11. Elles se limitent à fournir des éléments contextuels quant aux tendances générales et aux variations du marché.

Tant le trafic illégal de médicaments que le commerce de médicaments illicites sont exclus de ces statistiques, et l’on dispose de bien peu de sources pour établir de telles données chiffrées12. Cette absence de sources fiables tient également à la définition même du « faux médicament », comme catégorie, une définition bien trop vague et inconsistante, qui confond dans un même ensemble les médicaments contrefaits, ceux falsifiés, ceux frauduleux, ceux

10. Pour une introduction sur les chaînes d’approvisionnement, voir J. Bair, Frontiers of Commodity Chain Research, Stanford, Stanford University Press, 2009 ; O. Cattaneo, G. Gereffi et C. Staritz, Global Value Chains in a Postcrisis World. A Development Perspective, Washington DC, World Bank, 2010 ; S. J. Haakonsson, « The Changing Governance Structures of the Global Pharmaceutical Value Chain », Competition and Change, vol. 13, n° 1, 2009, p. 75­95.11. Voir United Nations Commodity Trade Statistics Database (UN Comtrade Database), http://comtrade.un.org.12. Sur quelques façons innovantes d’obtenir de telles données, voir J. MacGaffey and S. Ellis, « Research on Sub­Saharan Africa’s Unrecorded International Trade. Some Methodological and Conceptual Problems », African Studies Review, vol. 39, n° 2, 1996, p. 19­41.

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qui ne remplissent pas tous les standards attendus, et enfin ceux qui sont périmés. La définition légale du « faux médicament », par exemple, inclut même des substances qui n’ont pas été correctement enregistrées13. Donc tout ce qui n’a pas été homologué par l’État est considéré comme « faux », quand bien même le médicament lui­même peut ne pas s’avérer de mauvaise qualité ou dangereux pour l’usager. Cette définition imprécise rend également cette catégorie de « faux médicament » tout à fait négociable, comme je le montrerai plus bas à propos des intermédiaires. Pour éviter la confusion, j’adopte ici la distinction de base, opérée par l’Organisation mondiale de la santé, entre les médicaments contrefaits (falsified drugs), « qui ont fait l’objet d’un faux étiquetage délibéré concernant l’identité du médicament ou sa source », et ceux de qualité inférieure (substandard drugs) qui sont « d’authentiques médicaments qui ne satisfont pas aux normes de qualité requises14 ».

Cet article se fonde sur une combinaison de sources disponibles sur le sujet : des documents officiels restés inaccessibles jusqu’à il y a peu, des sources de presse et des données d’archives collectées au Nigeria et en Chine, mais aussi plus de soixante­dix entretiens avec des acteurs de la chaîne de commercialisation des produits pharmaceutiques15, dont certains conduits avec des fabricants, des importateurs, des grossistes et des agents chargés du contrôle de ces produits. La plupart de ces entretiens ont été conduits au cours de trois terrains de recherche au Nigeria (à Lagos, Ibadan et Abuja) entre 2010 et 2013. Un nombre plus réduit a été réalisé en Chine (à Ningbo et Shanghai) où l’accès aux enquêtés était davantage contrôlé. J’ai également réalisé un travail ethnographique au sein du principal organisme chargé du contrôle des médicaments au Nigeria, la National Agency for Food and Drug Administration and Control (NAFDAC), à son siège à Abuja et dans ses bureaux à Lagos, ainsi que dans les marchés spécialisés dans la vente de médicaments en gros à Lagos et Ibadan – qui servent de centre névralgique de ce commerce au Nigeria. La plupart des observations participantes ont été menées au marché Idumota à Lagos, qui constitue la principale porte d’entrée pour les médicaments étrangers distribués dans l’ensemble du pays, ainsi qu’au marché Agbeni à Ibadan, le second marché du Sud­Ouest nigérian. Le commerce que j’ai observé, de même que les activités relatives à son contrôle, ne se limitaient pas aux seuls produits chinois, même si la plupart de ces acteurs ont, avant tout, affaire à des médicaments et produits originaires de Chine.

13. World Health Organization, A Study of Counterfeit and Substandard Medicines in Nigeria, Abuja, 2005.14. UNODC, The Globalisation of Crime : A Transnational Crime Threat Assessment, Vienne, 2010.15. À la demande de quelques enquêtés, j’ai décidé de préserver l’anonymat de l’ensemble d’entre eux.

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Le commerce de médicaments dans son contexte historique

Pour être compris, ce commerce et ses acteurs doivent être replacés dans l’histoire longue des importations de médicaments au Nigeria, et dans celle tout aussi longue de la réglementation de ces derniers et de la prise en compte de leur qualité. On peut faire débuter cette histoire avec les importations de petite échelle ayant cours à l’époque précoloniale, avant leur montée en force progressive à partir de la fin du xixe siècle avec la multiplication des hôpitaux des missionnaires et des hôpitaux d’État16. Dans les années 1920, de plus grands magasins pharmaceutiques ont fait leur apparition au Nigeria et connu un rapide succès. Ils étaient approvisionnés par les principales compagnies commerciales européennes et approvisionnaient à leur tour les hôpitaux et les pharmacies17. Cette période initiale est aujourd’hui vue comme une période de réglementation effective des importations et d’absence de produits de mauvaise qualité18.

En réalité, ce commerce ne fut jamais aussi bien régulé, en particulier à l’époque coloniale. Le système de santé et d’approvisionnement des médi­caments demeurait fondamentalement urbain et destiné presque exclusivement aux Européens. Les Africains qui souhaitaient se procurer ces médicaments devaient trouver d’autres voies19. De fait, les archives coloniales montrent à l’envi le caractère peu régulé de ce commerce de médicament. Et au Nigeria, ce sont particulièrement les missions qui s’engagèrent les premières dans des opérations de contrebande20. Le gouvernement avait bien du mal à accorder des licences à l’ensemble des détaillants de ce secteur. Plusieurs rapports provenant de différentes régions du pays faisaient état de trafics illégaux de médicaments de grande ampleur21. Par conséquent, on peut dire que l’appa­rition du commerce de médicaments s’est immédiatement accompagnée de circuits illégaux d’importation et de distribution. Même les autorités coloniales durent admettre que ce système illégal remplissait une fonction nécessaire,

16. R. Schram, A History of the Nigerian Health Services, Ibadan, Ibadan University Press, 1971.17. A. A. Egboh, History of Pharmacy in Nigeria. A Guide and Survey of the Past & Present, 1887-1980, Lagos, Pharma­Chemical Services, 1982.18. Ministère de la Santé publique et de la lutte contre les endémies, Nigeria’s National Drug Policy, République du Nigeria, Lagos, 1990.19. S. O. Alubo, « The Promise and Limits of Private Medicine : Health Policy Dilemmas in Nigeria », Health Policy and PLanning, vol. 16, n° 3, 2001, p. 313­321.20. Archives nationales du Nigeria, Ibadan (NAI) : CSO26/03712, volume vi, « Lettre du Home Office (A. H. Anderson) au Colonial Office », 25 février 1926.21. Voir par exemple : NAI : ILE DI 1/1 1862, « Lettre de H. F. Marchall au Directeur des services médicaux », 16 juin 1946 ; CSO26/AR.5/P1 « Rapports annuels de la police nigériane », 1948 et 1951.

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puisque le système légal excluait la grande majorité des Nigérians. La qualité de ces produits suscitait rarement le débat22.

Au cours des années 1960, la consommation et l’importation de médicaments se sont accrues de façon significative, parallèlement à l’expansion du système de santé nigérian23. Malgré cela, les hôpitaux ne parvenaient souvent pas à satisfaire la demande, et les pénuries de médicaments sont devenues particulièrement aiguës à partir du milieu des années 197024. La réelle crise du système de santé commence néanmoins au cours des années 1980. Les programmes d’ajustement structurel provoquent alors une réduction brutale de la dépense publique dans ce secteur et la dévaluation de la monnaie ne permet plus l’importation durable de médicaments devenus hors de prix25. Pour compenser ce manque, la production locale de produits de première nécessité se généralise, avec par exemple la fabrication du paracétamol dans les hôpitaux locaux, au prix parfois de certaines libertés prises avec les normes de qualité26.

Les laboratoires pharmaceutiques nigérians auraient pu pallier cette raréfaction des médicaments importés s’ils n’avaient pas, eux aussi, souffert des mesures d’austérité. Alors que la production locale a crû de façon significative à la fin des années 1970, ces sociétés continuaient de dépendre largement de l’importation des composants et matières premières, devenus très chers après la dévaluation. Les compagnies occidentales possédant des usines au Nigeria ont commencé à rapatrier leurs capitaux en masse. Elles ont toutes quitté le pays à partir du milieu des années 1990. Les sociétés nigérianes qui ont survécu ont continué à produire en petites quantités, dans un secteur en crise27. Ce déclin industriel a également conduit à l’assouplissement des normes et à la multiplication des produits de mauvaise qualité.

C’est dans ce contexte de crise du système de santé et de l’industrie phar­maceutique que les faux médicaments sont devenus un problème de politique publique au Nigeria. Les premières manifestations remontent à la fin des années 198028. Le cas le plus saillant fut l’empoisonnement de plus de cent

22. NAI : ILE DI 1/1 1862, « Lettre de H. F. Marchall… », op. cit.23. S. O. Alubo, « The Promise and Limits of Private Medicine… », art. cité, p. 314.24. Sunday Punch, « Drugs Shortage : Federal Military Government Orders Probe », 18 avril 1976.25. A. O. Olukoshi, The Politics of Structural Adjustment in Nigeria, Londres, James Currey, 1993.26. S. O. Alubo, « Death for Sale. A Study of Drug Poisoning and Deaths in Nigeria », Social Science and Medicine, vol. 38, n° 1, 1994, p. 97­103.27. F. B. Adenika, Pharmacy in Nigeria, Lagos, Panpharm, 1998.28. Ministère de la Santé publique et de la lutte contre les endémies, Drug Distribution and Fake Drugs in Nigeria : Proceedings of the Workshop held on 12 April 1989, Lagos, République du Nigeria, 1989 ; Daily Times, « Death at our Teaching Hospitals », 20 août 1987 ; The Guardian, « When hospital Drugs Bring Death », 19 août 1987.

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enfants à Ibadan et Jos en 1990, dû à l’utilisation d’un produit toxique ré­étiqueté en composant intervenant dans la fabrication du paracétamol. On remonta la piste du produit chimique jusqu’à l’un des principaux marchés de gros à Onitsha, et au­delà, jusqu’aux Pays­Bas29. À la même période, d’autres importations de faux médicaments, en particulier depuis des pays européens tels que l’Italie, furent rapportées30. En 1988, le gouvernement nigérian commanda une étude destinée à évaluer l’ampleur du phénomène. Celle­ci révéla que plus de 30 % des médicaments testés dans le pays étaient de qualité inférieure aux normes en vigueur, et que 4 % présentaient un danger pour les usagers31.

Cette étude et celles qui ont suivi, et surtout les cas d’empoisonnement d’enfants, largement médiatisés, suscitèrent des débats enflammés sur la qualité des médicaments et la faiblesse des dispositifs de contrôle de l’État32. Ces polémiques se sont poursuivies depuis les années 1980 jusqu’à aujourd’hui, surtout à la faveur des cas récurrents d’empoisonnement, tels que le scandale de My Pikin, un sirop pour bébés produit au Nigeria, destiné à réduire les douleurs liées à la pousse des dents de lait, qui, du fait de sa mauvaise qualité, provoqua la mort tragique de plus de quatre­vingts nourrissons dans le pays en 2008 et 200933. Dans la plupart de ces cas, les autorités publiques com­mençaient par blâmer les professionnels du médicament pour leur cupidité sans scrupule, ces derniers réagissaient alors en mettant en cause les failles des dispositifs de régulation de l’État34. Le bras de fer se réglait finalement par la mise en cause unanime d’une tierce partie. Dans les années 1980, et à certains égards aujourd’hui encore, les commerçants (grossistes comme détaillants) non homologués, et les importateurs peu scrupuleux parmi eux, étaient désignés comme la cause profonde du problème35.

29. S. O. Alubo, « Death for Sale. A Study of Drug… », art. cité, p. 99­100.30. Ministère de la Santé publique et de la lutte contre les endémies, Drug Distribution and Fake Drug…, op. cit., p. 12­13 ; New Nigerian, « Drug Abuse and Trafficking in Nigeria », 21 sep ­ tem bre 1991.31. Ministère de la Santé publique et de la lutte contre les endémies, Drug Distribution and Fake Drug…, op. cit., p. 48­50.32. D’autres études destinées à évaluer l’ampleur du phénomène ont été menées en 2005 et en 2010 : World Health Organization, A Study of Counterfeit and Substandard Medicines in Nigeria ; Nigeria National Agency for Food & Drug Administration and Control (NAFDAC), Curbing the Influx of Substandard Regulated Products, Abuja, NAFDAC, 2013.33. Punch, « My Pikin : Industrial Pharmacists Worried over Delay in FG’s Investigation », 27 janvier 2009 ; Leadership, « My Pikin : Makers of Killer Syrup Arraigned », 6 mars 2009 ; Punch, « Fake Food and Drugs. Lesson from China », 11 décembre 2009.34. Ministère de la Santé publique et de la lutte contre les endémies, Drug Distribution and Fake Drug…, op. cit., p. 13­15.35. Ministère de la Santé publique et de la lutte contre les endémies, Drug Distribution and Fake Drug…, op. cit., p. 61­62.

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Depuis le début des années 2000, les importations venues de nouveaux pays producteurs, tels que l’Inde et plus spécialement la Chine, ont également été pointées pour expliquer la profusion de médicaments de mauvaise qualité dans le pays36. J’explique plus loin pourquoi la Chine fut si explicitement visée. Pour l’heure, notons que ces importations ont augmenté parallèlement à l’effondrement de l’industrie pharmaceutique et du système de santé nigérians. Les produits génériques meilleur marché offraient une alternative accessible aux produits des grandes marques productrices d’innovations brevetées qui dominaient encore récemment le marché nigérian. Des estimations précises manquent, mais les statistiques de l’ONU révèlent une accélération des exportations indiennes et chinoises depuis les années 1990. Si la part de marché des produits chinois reste relativement faible, bien que croissante, celle des médicaments indiens compte pour plus de la moitié des produits disponibles dans le pays aujourd’hui37.

Il est intéressant de noter que les médicaments indiens et chinois n’entrent pas toujours en compétition frontale sur le marché nigérian. Plusieurs pro­ducteurs et commerçants parmi les enquêtés expliquent cette absence de concurrence par le fait que les produits chinois « restent très loin derrière [les produits indiens] en termes de développement des produits et de marketing38 ». En outre, les Chinois se concentrent largement sur la production des composants et matières premières plutôt que des produits destinés à la vente. La plupart des importateurs en conviennent, mais ils ajoutent que les produits chinois ont, ces dernières années, amélioré cette image initiale de médicaments bon marché et peu élaborés sur le plan esthétique, et ils ont accru leurs parts de marché39. C’est particulièrement vrai pour les antipaludiques – un marché où les producteurs chinois sont favorisés puisque les plantes composant le type d’antipaludique le plus consommé et le plus efficace aujourd’hui, l’artémisinine, furent découvertes en Chine et y sont encore largement produites40.

36. Guardian (Lagos), « NAFDAC Bans 30 Indian, Chinese, Pakistani Firms » 6 janvier 2006 ; Guardian (Lagos), « NAFDAC Defends Ban on 31 Foreign Firms », 25 janvier 2006 ; Guardian (Lagos), « NAFDAC Seizes N30 Million Fake Drugs from China », 3 juillet 2010.37. Voir les statistiques de l’ONU pour les années 2000, en particulier pour les produits pharma­ceutiques (code 30), dont les médicaments (code 3006) et les catégories plus larges d’équipements médicaux. Les deux catégories révèlent clairement un accroissement des exportations de Chine et d’Inde. (UN Comtrade Database 2013). Voir aussi African Business, « Locals Want Bigger Share of $40bn Industry », mai 2013, p. 17­18.38. Entretien, Producteur de médicaments 2, Lagos, 8 novembre 2013.39. Entretiens, Importateur de médicaments 1, Lagos, 31 octobre 2013 ; Importateur de médica­ments 2, Lagos, 4 novembre 2013.40. E. Hsu, « Chinese Propriety Medicines : An “Alternative Modernity ?” The Case of the Anti­Malarial Substance Artemisinin in East Africa », Medical Anthropology. Cross-Cultural Studies in Health and Illness, vol. 28, n° 2 (Globalising Chinese Medicine, hors série), 2009, p. 111­140.

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Les commerçants

Du fait de ces crises et du tournant pris vers les produits asiatiques, s’est développé au Nigeria un système distinct de commercialisation, et plus particulièrement d’importation, de produits pharmaceutiques. Ce système couvre aujourd’hui la plupart des médicaments, y compris les analgésiques, les antibiotiques et les antipaludiques. On l’a vu, l’industrie locale décline depuis les années 1980, et plusieurs usines fonctionnent bien en deçà de leurs capacités, quand d’autres ont commencé à faire appel aux Indiens ou aux Chinois pour trouver l’expertise technique qui leur manque localement41. Par contraste, la plupart des firmes chinoises se sont développées depuis dix ans, de même que leurs exportations vers le Nigeria42. C’est le cas des plus grandes entreprises d’État, telles que Sinopharm, Sinochem ou Hisun Pharma, de même que les firmes privées comme Fosun Pharma. Ces firmes ciblent en priorité le marché chinois et les marchés occidentaux les plus solvables, mais certaines portent un intérêt à l’Afrique. De fait, on trouvait déjà des entreprises d’État participant aux projets de santé financés par les autorités de Pékin sous l’ère Mao, et certaines de leurs usines en Afrique continuent d’exister aujourd’hui, après quelques transformations. Les meilleurs exemples de ces survivances de longue durée se situent dans les États qui, comme la Tanzanie, ont entretenu des relations privilégiées avec la Chine maoïste43. Comme une sorte de continuation de ces politiques, les sociétés pharmaceutiques chinoises emportent souvent, aujourd’hui, des contrats exclusifs pour fournir les centres de santé construits sur le continent avec le soutien des Chinois. C’est une pratique – assimilable à une aide liée – qui est bien connue des bailleurs tant en Chine que dans les pays occidentaux, même si elle est rarement reconnue officiellement44.

Comme leurs noms le suggèrent, ces entreprises d’État sont parfois soutenues par le gouvernement central mais, le plus souvent, elles se trouvent enchâssées dans des structures complexes de propriété et d’appui, qui incluent les gouvernements municipaux et provinciaux, des joint ventures avec des compagnies pharmaceutiques occidentales ainsi que des investisseurs privés en Chine – et ces structures sont rendues plus complexes encore sous le coup

41. Entretiens, Universitaire (confirmé) nigérian en pharmacie, Ibadan, 23 octobre 2013 ; Producteur de médicaments 1, Lagos, 7 novembre 2013.42. Voir les statistiques de l’ONU sur les exportations chinoises de produits pharmaceutiques entre 2008 et 2013 pour observer cette forte croissance (UN Comtrade Database 2013).43. Pour un exemple intéressant de transformation d’une compagnie pharmaceutique soutenue par la Chine en Tanzanie, voir D. Brautigam, The Dragon’s Gift. The Real Story of China in Africa, Oxford, Oxford University Press, 2010.44. African Business, « Locals Want Bigger Share of $40bn Industry », mai 2013, p. 17­18.

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du programme continu de réforme économique en Chine. Sinochem-Ningbo, une société produisant une variété de médicaments, en offre un bon exemple : c’est une filiale d’une des principales compagnies d’État, tout en étant liée aux gouvernements provinciaux et municipaux45. Comme cela a pu être relevé à propos de l’implication chinoise dans d’autres secteurs en Afrique, ces structures de propriété complexes génèrent souvent une compétition acharnée entre les différentes compagnies d’État concernées. Ces entreprises pharmaceutiques se trouvent néanmoins en bonne position dans la négo­ciation, quand il s’agit d’accéder aux financements ou aux prêts étatiques, et ce au niveau central comme à celui des gouvernements provinciaux46.

Certaines firmes actives dans ce secteur en Afrique bénéficient également du soutien de projets mêlant des financements internationaux, comme les antipaludiques à base d’artémisinine produits par une filiale de Fosun’s Guilin Pharma. Ces produits ont été retenus par le Fonds global de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, qui vise à rendre accessibles de tels trai­tements sur le continent africain47. Ils occupent aujourd’hui une place de choix sur le marché nigérian, Guilin en assurant directement la distribution auprès des grossistes et des établissements médicaux du pays. Sans surprise, la firme y a conservé ses parts de marché même après que ce financement international a pris fin.

Outre ces chaînes d’approvisionnement soutenues par l’extérieur, des producteurs chinois ont également réussi à pénétrer le marché nigérian de façon autonome depuis les années 1990. Une enquêtée chinoise travaillant comme représentant de commerce pour une firme privée chinoise au Nigeria à la fin des années 1990 me disait ainsi avoir été l’une des pionnières dans ce secteur. À Lagos, elle dut partir de zéro. Elle reçut une aide pratique et des renseignements utiles de la part de l’ambassade de Chine et des principales compagnies chinoises d’État, pour l’obtention de son visa et pour d’autres démarches de ce type à Lagos. Mais pour le reste, elle ne put compter que sur elle­même48. L’État chinois n’apporte donc pas toujours une aide décisive,

45. Pour une illustration de la structure complexe de propriété et d’investissement aux différents niveaux de l’État, voir les rapports et portraits de compagnies dans des joint ventures et autres initiatives collaboratives récentes, par exemple : www.sinopharm.com, www.sinochem.com, www.fosunpharma.com, www.hisunpharm.com ; L. Jie (Pékin) et C. Liu (Londres), China Daily, « Chinese Pharma Companies Look West », 20 mai 2013, http://www.chinadaily.com.cn/cndy/2013­05/20/content_16510721.htm. 46. G. Dobler, « Chinese Shops and the Formation of a Chinese Expatriate Community in Namibia », China Quarterly, vol. 199, 2009, p. 707­727 ; C. Alden, China in Africa…, op. cit., p 29­30.47. S. Opeyemi, Daily Independent, « Nigeria : Anti­Malaria Campaign of the Global Fund. Matters Arising », 5 août 2010, http://allafrica.com/stories/201008060180.html ; Voir aussi Guilin Pharma, http://www.guilinpharma.com/en/en/news/detail.asp?id=78.48. Entretien, Ancien représentant de commerce à Lagos, Ningbo, 29 novembre 2013.

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pour cette société comme pour d’autres présentes dans ce secteur au Nigeria, en particulier aujourd’hui, où le travail initial d’implantation a été largement réalisé profite aux nouveaux venus49.

Les chaînes d’approvisionnement sous contrôle direct des producteurs de médicaments chinois se sont certes développées depuis une dizaine d’années, et avec elles, le nombre de représentants de commerce et du marketing de ces entreprises chinoises (qu’elles soient d’État ou privées) présents à Lagos. Mais l’importation par le biais d’une société d’import pharmaceutique homo­loguée au Nigeria est encore plus fréquente. La part de marché des produits issus de cette importation n’a cessé de croître. La seule ville de Lagos comptait près de 300 importateurs ainsi homologués en 201250. Ils importent des médi­caments du monde entier, en particulier depuis l’Europe mais, récemment, de plus en plus depuis l’Inde et la Chine51.

Les types d’importateurs varient et peuvent inclure des filiales de multi­nationales occidentales, des Nigérians proposant un grand éventail de produits, ou encore des entités plus petites, comme des personnes isolées important une poignée de médicaments destinés au marché de gros nigérian. Certains des principaux importateurs m’ont indiqué comment ils ont déve­loppé leur chaîne d’approvisionnement. Au départ, ils sont partis en Chine pour trouver un exportateur ou un intermédiaire, ou encore pour rendre visite à un fabricant ou une société de commerce qui les avait préalablement démarchés à Lagos. Plus tard dans leur carrière, les voyages se sont espacés, et ce sont leurs représentants en Chine qui achetaient et assuraient le processus d’homologation en leur nom. Ces représentants n’approvisionnaient pas une seule et unique firme, et pas seulement des clients nigérians. Un enquêté raconte en détail comment un partenaire commercial indien faisait effectuer la manutention de tous ses achats pharmaceutiques et chimiques en Chine52. Plusieurs importateurs nigérians m’ont également indiqué qu’ils voyageaient moins souvent en Chine depuis quelques années, vu les nouvelles restrictions pour les visas, une politique offrant peu de marges de négociations, même pour les importateurs les plus riches53.

La quantité de médicaments que ces entreprises importent permet d’en déduire leur taille et l’ampleur de leur réussite. Les mieux implantées parmi elles proposent un large éventail de produits, avec parfois des noms de marques bien identifiables et reconnus, comme les antipaludiques de

49. Entretien, Agent 3 du Pharmacy Council of Nigeria (PCN), Ibadan, 24 octobre 2013.50. Entretien, Agent 1 (PCN), Lagos, 7 novembre 2013.51. Entretien, Importateur de médicaments 1, Lagos, 31 octobre 2013 ; Importateur de médica­ments 2, Lagos, 4 novembre 2013.52. Entretien, Importateur de médicaments 1, Lagos, 31 octobre 2013.53. Entretien, Importateur de médicaments 2, Lagos, 4 novembre 2013.

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fabrication indienne Amalar ou Lonart. La plupart de ces médicaments venus de Chine ou d’Inde sont des « génériques », même si leur réputation sur le marché nigérian peut les porter à des prix aussi élevés que des produits de laboratoires à la pointe de l’innovation, comme le Coartem de Novartis. En revanche, parmi les 300 importateurs homologués, nombreux sont ceux qui ne disposent pas des fonds suffisants pour offrir un si large éventail. Certains importateurs que j’ai rencontrés, qui ne proposaient qu’une gamme de dix médicaments au maximum, se rendaient en Chine une ou deux fois par an pour rencontrer leurs intermédiaires, assister à des foires commerciales ou rendre visite à des producteurs. Ces voyages avaient pour finalité d’inspecter les équipements de production et de s’assurer du respect des « bonnes pra­tiques de production », mais ils permettaient surtout d’identifier de nouveaux produits rentables et de négocier les prix avec les fournisseurs. Durant ces séjours, un contact local, intermédiaire ou partenaire commercial maîtrisant le chinois, s’avérait indispensable, conditionnant notamment la réussite des négociations54.

La majorité des importateurs, homologués ou non, doivent compter sur des contacts en Chine – qu’ils soient chinois, nigérians ou de toute autre nationalité – pour la sélection, l’achat et l’acheminement des médicaments. Les fonds nécessaires à ces approvisionnements, et le choix final des produits, reposeront sur l’importateur homologué au Nigeria. C’est lui qui sera res­ponsable de l’importation et de l’homologation du médicament auprès des autorités nigérianes. Ce processus, décrit plus bas, n’a quasiment aucune chance d’aboutir depuis l’étranger, et justifie la présence à Lagos d’employés des compagnies indiennes et chinoises d’exportation de médicaments, pour assurer les lourdes formalités administratives et la récupération des cargaisons55.

En suivant ces chaînes d’approvisionnement et divers acteurs depuis la Chine jusqu’au Nigeria, on constate également les limites des facteurs ethniques et de nationalité pour comprendre pleinement ce commerce de produits pharmaceutiques. Les chaînes exclusivement nigérianes ou chinoises restent peu nombreuses. Nigérians, Chinois, Indiens, entre autres, occupent diverses positions au sein de ces chaînes, en fonction de leur expertise et de leurs relations, et non du simple « capital social ethnique » qu’ils possèdent56. Il ne s’agit pas de présenter les liens nationaux et ethniques comme des

54. Entretien, Importateur de médicaments 3, Lagos, 30 octobre 2013.55. Entretien, Importateur de médicaments 4, Lagos, 6 novembre 2013.56. Pour deux analyses liées mais néanmoins contrastées sur le capital social, voir J.­F. Bayart, S. Ellis et B. Hibou, The Criminalization of the State in Africa, Oxford, James Currey / International Africa Institute, 1999 ; D. Brautigam, « Substituting for the State. Institutions and Industrial Development in Eastern Nigeria », World Development, vol. 25, n° 7, 1997, p. 1063­1080.

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alternatives aux réseaux que je décris ici : ces liens contribuent à donner à ces derniers leur structure spécifique, particulièrement visible au niveau des grossistes mais aussi des importateurs.

La diversité ethnique dans le domaine de l’importation constitue à certains égards une surprise, étant donné que le principal marché de gros pour les médicaments au Nigeria, Idumota, sur l’île de Lagos, est resté longtemps dominé par un groupe ethnique, les Igbo, dont la plupart provenaient de la ville d’Orlu dans l’État d’Imo. Selon mes enquêtés, les commerçants d’Orlu ont investi depuis longtemps ce commerce et ont développé un système d’apprentissage sophistiqué qui leur a permis d’occuper jusqu’à récemment une position dominante sur les marchés de l’Est nigérian ainsi qu’à Idumota57. Depuis les années 1970, les grossistes d’Orlu n’ont cessé de recruter leurs apprentis dans leur ville natale, maintenant ainsi leur emprise58. En outre, ceux du marché d’Idumota, comme d’autres au Nigeria, se sont organisés en syndicats efficaces qui ont permis de tenir à l’écart les nouveaux venus en prospection59. Toutefois, la plupart de mes enquêtés à Idumota, y compris ceux originaires d’Orlu, ont admis que cette position dominante avait décliné depuis le début des années 2000 et que les commerçants louent aujourd’hui les services d’apprentis venus de tout le pays.

Du point de vue des importateurs, exploiter les liens ethniques existants avec le groupe qui dominait le marché de gros d’Idumota n’était pas inutile pour écouler leur marchandise. Néanmoins, quand la NAFDAC, l’agence nigériane de contrôle du médicament, a commencé, au début des années 2000, à exiger un certain nombre de qualifications de la part des importateurs, dont en particulier la détention d’une licence officielle60, l’ethnicité a perdu de son influence61. Aujourd’hui, deux associations d’importateurs de médi­caments dominent au Nigeria : une constituée pour l’essentiel d’entrepreneurs igbo, et l’autre réunissant des importateurs aux chiffres d’affaires plus conséquents, affichant davantage de réussite commerciale, provenant de différents endroits du pays ou représentant des firmes occidentales62. Le facteur ethnique n’a donc cessé de décliner, en particulier dans l’importation et la vente de gros.

57. Entretien, Grossiste 3, Lagos, 30 octobre 2013.58. Entretien, Grossiste 2, Lagos, 1 novembre 2013.59. Entretien, Grossiste 3, Lagos, 30 octobre 2013.60. Le Pharmacists Council of Nigeria, agence d’État, est chargé de délivrer les « pharmacist licenses ». Les bénéficiaires doivent être titulaires d’un diplôme universitaire en pharmacie et avoir effectué une période de stage. Une autre autorisation est requise pour l’ouverture d’une pharmacie.61. Entretien, Grossiste 3, Lagos, 30 octobre 2013.62. Entretien, Importateur de médicaments 1, Lagos, 31 octobre 2013.

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Aujourd’hui, le réseau de contacts et l’expertise comptent au moins autant que le capital social ethnique. Qualifier le commerce pharmaceutique simplement de commerce igbo, ou réduire celui de « faux médicaments » à un « commerce chinois », perd tout son sens. Remonter plus loin dans la chaîne de production pharmaceutique chinoise conduit à contester davantage encore ce prisme ethnique et national, puisque les « médicaments chinois » reposent en fait sur des composants qui ne sont pas exclusivement originaires de Chine, ainsi que sur des technologies également importées. Ces produits font partie intégrante du marché mondial du médicament, un marché mû par des considérations de coûts et de profits, et qui dépend des positions des commerçants au sein de l’économie politique globale.

Les commerçants et l’État

Tout n’est pas parfaitement légal dans le commerce de médicaments entre la Chine et le Nigeria dans son ensemble. En fait, la distinction entre le licite et l’illicite s’avère artificielle à bien des égards, révélant des frontières floues et un va­et­vient régulier entre ces catégories. Les pratiques de corruption de la part des compagnies et des représentants de l’État en Chine et au Nigeria sont bien documentées, et contribuent à certains égards à « assouplir » ce commerce en théorie strictement régulé. Rappelons ici que de telles pratiques sont réputées très fréquentes dans ce secteur, non seulement dans les pays en développement mais aussi parmi les multinationales occidentales les plus compétitives63.

Nos entretiens permettent de soutenir que bien des produits des impor­tateurs enquêtés pourraient tomber dans la catégorie des faux médicaments aux yeux des autorités nigérianes64. Certains de ces importateurs font entrer dans le pays des médicaments homologués à l’étranger qui rencontrent un franc succès auprès des consommateurs nigérians. Lors de mon travail de terrain dans les marchés de gros, un certain nombre de ces produits était disponible, et parfois importé directement par le grossiste nigérian, dans les bagages personnels ou dans des containers partagés sur des cargos, avec l’aide d’amis à l’étranger. Ce sont souvent des vitamines, ou des médicaments

63. B. Goldacre, Bad Pharma. How Medicine…, op. cit. ; M. Angell, The Truth about the Drug Companies…, op. cit. ; Reuters, « Bribery by GSK China was Coordinated at Company Level : Xinhua », 3 septem­bre 2013, http://www.reuters.com/article/2013/09/03/us­gsk­china­idUSBRE98207S20130903.64. Selon la loi nigériane, seuls les détenteurs d’une « pharmacist license » (cf. note 60 ci­dessus) ou ceux qui emploient des pharmaciens détenteurs de cette licence peuvent demander une homo­logation pour l’importation de médicaments.

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traditionnels chinois très populaires au sein de la classe moyenne nigériane, mais il s’agit parfois de produits destinés, à l’origine, au marché européen ou chinois, tels que des traitements pour le cancer ou des psychotropes, très coûteux et peu communs au Nigeria65.

Comme l’ont montré les quelques rares arrestations opérées par les autorités, ces importateurs illégaux tendent à travailler en tandem avec des importateurs dûment homologués, qui leur fournissent l’expertise nécessaire pour savoir quand et où acheter et vendre. Ainsi, en 2009, une grande car­gaison d’antipaludiques falsifiés fut interceptée dans un port de Lagos. L’opération commerciale en question résultait d’une collaboration entre un homme d’affaires nigérian en Chine et un exportateur chinois de médicaments. Le travail était sous­traité à un employé d’un laboratoire pharmaceutique chinois, qui produisait un médicament de moindre qualité pour le compte des deux hommes d’affaires. Des experts chinois du packaging, ainsi qu’une personne en charge de l’acheminement par bateau depuis la Chine, par­ticipaient également au projet66. Ce commerce ne fonctionnait pas si dif­féremment du commerce légal, si ce n’est que l’homme d’affaires nigérian ne pouvait envisager une carrière à long terme dans l’importation de médi­caments, vu qu’il ne pouvait acquérir une réputation comme fournisseur de « bons médicaments ». C’est du moins l’explication que me donnèrent les importateurs nigérians67. Mais ce cas illustre combien la frontière entre chaînes d’approvisionnement légale et illégale reste fondamentalement floue, dans ce commerce. Il montre également que bien d’autres commerçants sont engagés dans des négociations similaires sur la qualité et la légalité des médicaments, souvent sans que les autorités en soient conscientes et sans que cela présente un danger suffisant pour que les consommateurs s’en aperçoivent.

Les commerçants de médicaments, de bonne ou de mauvaise qualité, interagissent avec les autorités en Chine et au Nigeria de façon volontaire et déterminée, à la fois physiquement, quand ils négocient les réglementations sur les importations, mais aussi sur le plan discursif, en particulier quand ils contribuent à paramétrer le débat sur les faux médicaments. Il existe plusieurs lieux, tout au long des chaînes d’approvisionnement décrites, dans lesquels

65. Entretien, Grossiste 1, Lagos, 30 octobre 2013.66. United Nations Office on Drugs and Crime (UNODC), Transnational Organised Crime in West Africa. A Threat Assessment, Vienne, UNODC, 2013, http://www.unodc.org/documents/data­and­analysis/tocta/West_Africa_TOCTA_2013_EN.pdf ; National Agency for Food & Drugs Administration Control (NAFDAC), Curbing the Influx…, op. cit., p. 8 ; Punch, « Six Chinese to Die for Exporting Fake Anti­Malaria Drugs to Nigeria. NAFDAC DG », 20 décembre 2009.67. Entretiens, Importateur de médicaments 2, Lagos, 4 novembre 2013 ; Distributeur de médi­caments, Lagos, 1er novembre 2013.

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commerçants et autorités chinoises et nigérianes se rencontrent et contribuent à définir leurs fonctions respectives. L’État chinois promulgue des règlements rigides pour la fabrication et le commerce des médicaments, aux niveaux central, provincial et municipal, mais il n’en est pas toujours de même de la mise en application (enforcement) de ces règlements. Le gouvernement central a tenté, au cours des dernières années, de les faire respecter davantage et combattre la corruption endémique, comme l’a particulièrement illustré l’inculpation pour corruption et l’exécution de l’ancien chef de l’Agence chinoise de sécurité du médicament68.

De façon assez surprenante, le gouvernement chinois a édicté de nouveaux règlements pour le contrôle des exportations dans ce domaine, en partie en réponse aux accusations sur la mauvaise qualité de ces dernières69. Il s’est récemment engagé dans des coopérations avec des gouvernements africains pour contrôler conjointement avec eux la qualité des produits. Les agences compétentes nigériane et chinoise ont négocié durant les trois dernières années un accord bilatéral pour accroître la qualité de ces exportations70. Cette collaboration plus étroite a été en partie poussée par l’industrie chinoise spécialisée dans l’exportation, qui redoutait que ces accusations sur les « faux médicaments chinois » n’induisent des pertes de parts de marché sur le continent africain. En octobre 2010, la Chambre des commerçants de médicaments en Chine contribua à organiser à Lagos une série de rencontres entre représentants étatiques et industriels chinois et nigérians, afin d’accroître la réputation des acteurs de la filière et de chercher de nouvelles opportunités commerciales pour les cinquante représentants industriels présents71.

Au Nigeria, l’importation de médicaments fait également l’objet d’une réglementation stricte, au moins sur le plan légal. Elle implique une démarche d’homologation lourde et coûteuse préalablement à toute mise sur le marché nigérian. Tout d’abord, pour obtenir le numéro d’homologation de la NAFDAC, il faut fournir une quantité de formulaires et de justificatifs. Des inspections d’usines et des tests sur échantillon sont effectués par l’agence nigériane, y compris dans les pays de production72. C’est au début des années 2000 que la nouvelle directrice générale de la NAFDAC, Dora Akunyili, instaura une telle politique, elle qui devait, au fil de son long mandat à la tête de l’agence,

68. BBC News, « China Food Safety Head Executed », 10 juillet 2007, http://news.bbc.co.uk/2/hi/6286698.stm ; Reuters, « Bribery by GSK China… », art. cité.69. Entretien, Agent NAFDAC 1, Abuja, 16 juillet 2012.70. Ibid. ; Entretien, Agent NAFDAC 2, Lagos, 6 novembre 2013.71. Un rapport sur la rencontre Chine­Nigeria (2010) sur les faux médicaments du Nigeria est disponible sur http://www.cccmhpie.org.cn/Pub/3613/19077.shtml.72. Entretien, Agent NAFDAC 2, Lagos, 6 novembre 2013.

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gagner une grande notoriété dans et hors des frontières nigérianes pour son action déterminée contre les médicaments de mauvaise qualité. À l’époque, la NAFDAC a établi une liste noire de producteurs pharmaceutiques chinois, incluant de grandes entreprises soutenues par les autorités, comme la Sinochem-Ningbo, et a banni leurs produits du fait de la faiblesse de leurs procédures de contrôles qualité et d’infractions à la réglementation en vigueur dans la procédure d’homologation73. Par ailleurs, les importateurs de médi­caments au Nigeria doivent supporter le coût des procédures de contrôle assurées par la NAFDAC, en particulier les inspections à l’étranger, par le biais des droits d’homologation – équivalant à 5 000 dollars US pour chaque médicament homologué74. Il existe en outre des procédures strictes de dédouanement portuaire, coordonnées par la NAFDAC et d’autres agences portuaires nigérianes, qui ont contribué à ralentir les importations et le commerce dans les ports du pays, et qui ont souvent dû être assouplies pour permettre à des ports, comme Apaga à Lagos, de fonctionner à plein régime75.

En théorie, le système nigérian d’homologation et de contrôle des impor­tations est donc très contraignant. En pratique, néanmoins, la plupart des procédures restent négociables. La majorité des usines fabricant des médi­caments à l’étranger ne sont pas inspectées avant que leurs produits ne soient écoulés sur le marché nigérian. Les ressources humaines de la NAFDAC n’y suffisent pas. Les représentants de l’agence rencontrés admettent également que les tests opérés sur les échantillons fournis par les importateurs et les producteurs chinois ne garantissent pas la bonne qualité des produits effec­tivement vendus au Nigeria. Ils évoquent là une faiblesse patente du système, facile à exploiter selon eux76. De plus, alors que seuls les pharmaciens qualifiés peuvent importer des médicaments et doivent, dès lors, adhérer à une asso­ciation d’importateurs, ces derniers sont en réalité payés par les importateurs à cet effet, au coup par coup, sur de courtes périodes77. Dès lors, la conjonction entre une réglementation si contraignante et l’incapacité de l’agence et des autorités nigérianes à la faire respecter incite les acteurs économiques à contourner la règle, autrement dit, à importer illégalement les médicaments ou du moins à renégocier les mesures de contrôle jugées trop strictes78.

73. Guardian (Lagos), « NAFDAC Bans 30 Indian, Chinese… », art. cité. ; Guardian (Lagos), « NAFDAC Defends Ban… », art. cité.74. Entretien, Producteur de médicaments 1, Lagos, 7 novembre 2013.75. Entretien, Agent NAFDAC 2, Lagos, 6 novembre 2013.76. Ibid.77. Entretien, Grossiste / importateur de médicaments 1, Lagos, 30 octobre 2013.78. La chef de la NAFDAC Dora Akunyili était consciente du niveau endémique de corruption dans le système d’homologation et de contrôle des médicaments importés. Sa méthode pour réduire la probabilité de ces pratiques était de nommer des femmes dans les postes les plus exposés aux pots­de­vin. Entretien, Agent NAFDAC 2, Lagos, 6 novembre 2013.

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L’incapacité des autorités nigérianes à faire respecter leurs règles, ainsi que la négociabilité de ces dernières, s’appliquent au Nigeria lui­même. Une fonctionnaire de l’État en charge du contrôle des procédés de fabrication dans le Sud­Ouest nigérian m’expliquait combien il était difficile pour elle de visiter l’ensemble des unités de production dans les trois États fédérés qu’elle était supposée couvrir avec un seul véhicule. Une compagnie chinoise qu’elle avait récemment visitée en était parfaitement consciente et semblait avoir loué les services de pharmaciens nigérians pour l’occasion, juste pour satisfaire aux exigences gouvernementales le temps de sa visite79.

Les relations personnelles aident également à contourner la réglementation. Certains commerçants disposent, selon toute vraisemblance, des connexions politiques requises pour tirer leur épingle du jeu dans l’économie politique du pays, et ainsi disposer des leviers suffisant pour exercer des pressions sur les acteurs de la régulation, grâce à l’aide d’un puissant gouverneur, par exemple80. Les grandes multinationales sont pareillement susceptibles d’être traitées avec davantage d’égards au sein de ces agences. Lors de mes recherches, j’ai parfois observé comment des bureaux entiers étaient vidés des nombreux usagers qui patientaient pour faire place à de jeunes employés de multinationales. Les agents de l’État sont évidemment bien plus pauvres que les commerçants qu’ils entendent contrôler, ce qui favorise parfois la corruption. Plus déterminant encore, nombreux sont les importateurs nigé­rians et les fonctionnaires en charge du contrôle de ces derniers qui partagent le même parcours personnel et le même état d’esprit, ce qui crée des liens entre eux. Ils ont souvent suivi des études de pharmacie, parfois les mêmes. Les entretiens ont révélé combien le cadre de leurs interactions, un cadre légal de contrôle, opposant en théorie les uns aux autres, tendait à s’assouplir sous l’effet des souvenirs partagés des études menées à la Nigeria’s top School of Pharmacy de l’Université Obafemi Awolowo, à Ife, ou encore des échanges de faveurs entre leurs familles respectives. En fait, les grands importateurs entretenaient souvent une réelle affinité à l’égard du travail mené par la NAFDAC, dans la mesure où celle­ci les aidait à préserver la bonne réputation de leur profession et de leurs produits et à tempérer la compétition naissante parmi eux81. Lors des rencontres Chine­Nigeria de 2010 évoquées plus haut, ces importateurs à la tête du secteur défendaient même l’application de la peine de mort pour ceux qui introduisaient les médicaments de mauvaise qualité.

79. Entretien, Agent PCN 2, Ibadan, 25 octobre 2013.80. Entretien, Importateur de médicaments 3, Lagos, 30 octobre 2013.81. Entretiens, Importateur de médicaments 1, Lagos, 31 octobre 2013 ; Importateur de médi­caments 2, Lagos, 4 novembre 2013.

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Comparées aux importateurs nigérians les mieux établis, ainsi qu’aux multinationales occidentales et aux firmes pharmaceutiques indiennes, les compagnies chinoises souffrent d’un relatif handicap sur ce marché. Il en est de même vis­à­vis des autorités nigérianes. À moins qu’elles ne disposent d’un fort soutien étatique chinois, par le biais des plans gouvernementaux destinés à approvisionner les hôpitaux par exemple, ou qu’elles ne soient installées au Nigeria depuis plus longtemps que les autres, ce qui est rare dans un cas comme dans l’autre, ces compagnies disposent de marges de manœuvre réduites par rapport à leurs concurrentes. Les difficultés lin­guistiques constituent un problème évident relevé par plusieurs enquêtés82. Les représentants de commerce chinois doivent fréquemment louer les services d’un interprète pour faire la promotion de leurs produits auprès des importateurs ou lors de rencontres avec les autorités. Leurs homologues indiens, eux, sont non seulement mieux implantés dans les communautés indiennes bien établies de Lagos, mais peuvent converser en anglais sans difficulté. Ces obstacles linguistiques peuvent toutefois être surmontés avec l’aide d’un partenaire nigérian, et tendent à se réduire avec le temps83. Plus important, cependant, les compagnies chinoises se révèlent moins habiles pour s’orienter dans le système de contrôle nigérian et l’influencer à leur profit. Plus que le paiement de pots­de­vin, je me réfère ici à une implication régulière dans les activités promues par la NAFDAC. Il n’est en effet pas rare de voir des compagnies pharmaceutiques, que l’agence a précisément pour mission de réguler, financer directement certaines de ces activités. La plupart des événements publics et publications de l’agence sont ainsi spon­sorisés par l’industrie elle­même84. Les compagnies chinoises sont rarement impliquées dans ces opérations. Leur entrée plus récente sur le marché et leur connaissance limitée des « façons de faire des affaires » au Nigeria réduisent d’autant leur aptitude à négocier les dispositifs de régulation appliqués à leurs produits par les autorités nigérianes85.

La position de faiblesse relative des firmes chinoises vis­à­vis de l’État explique également pourquoi les discours sur la mauvaise qualité et l’inau­thenticité des médicaments chinois ont connu un tel succès et ont inspiré si peu de résistance de la part des producteurs et importateurs de ces

82. Ibid. ; Entretiens importateur de médicaments 4, Lagos, 6 novembre 2013 ; Agent PCN 3, Ibadan, 24 octobre 2013 ; Agent NAFDAC 1, Abuja, 16 juillet 2012.83. B. Lampert et G. Mohan, « Negotiationg China… », art. cité, p. 103­104 ; Guardian (Lagos), « Nigeria, China Team up against Fake Products », 2 juillet 2003.84. Nigeria National Agency for Food & Drug Administration and Control (NAFDAC), First NAFDAC Regulatory Forum, Lagos. Programme 2013, NAFDAC, 30 au 31 octobre 2013.85. Entretien, Producteur de médicaments 1, Lagos, 7 novembre 2013.

Gernot Klantschnig

Le commerce des produits pharmaceutiques entre la Chine et le Nigeria

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produits. Ces accusations ont trouvé un écho non seulement dans les médias nationaux, mais plus encore auprès des régulateurs étatiques eux­mêmes. Dans la rhétorique de la NAFDAC (et de sa chef Akunyili), axée sur « l’assainissement des marchés du médicament », ces produits constituaient – avec les grossistes et commerçants non homologués – la source prin­ cipale des médicaments de mauvaise qualité circulant dans le pays86. Je l’ai indiqué plus haut, ceci a abouti au bannissement de certains produits chinois, mais aussi à des efforts de rapprochement de la part des compagnies et agences étatiques chinoises vis­à­vis des autorités nigérianes, comme l’ont montré les rencontres de 2010 et les négociations d’un accord bilatéral dans ce domaine.

Au cours des trois années précédentes, les produits chinois ont cessé d’occuper le haut de l’affiche de la NAFDAC et de son nouveau directeur général. Cela tient en partie à des choix personnels, mais les rencontres fréquentes entre industriels chinois et représentants de l’État ont également eu un effet. Une coopération plus étroite dans la répression des importateurs et producteurs de médicaments de mauvaise qualité a également beaucoup pesé, comme dans le cas des antipaludiques sino­nigérians falsifiés de 2009, mentionné précédemment. Les agences nigérianes et chinoises ont davan­ tage partagé l’information sur les individus impliqués dans ce cas précis, conduisant à la condamnation de six citoyens chinois à la peine capitale en Chine87.

De façon intéressante, le nouveau chef de la NAFDAC a choisi de pro­mouvoir le régime répressif que la Chine réserve aux contrefaçons pharma­ceutiques comme un modèle à suivre face aux échecs essuyés par le Nigeria dans la lutte contre ses propres importateurs et producteurs de médicaments de mauvaise qualité. C’est également dans ce contexte que le débat sur la peine de mort soulevé lors des rencontres Chine­Nigeria de 2010 doit être entendu : comme une façon à la fois d’accroître l’effectivité et le caractère répressif des politiques nigérianes, et d’afficher le soutien apporté par les autorités et l’industrie aux « positions chinoises » sur la question. Autrement dit, ces

86. Guardian (Lagos), « Sanitizing Nigeria’s Drug Distribution Culture », 26 avril 2001 ; Daily Times, « Akunyili : on a Mission to Sanitize », 28 août 2002 ; Guardian (Lagos), « NAFDAC Bans 30 Indian, Chinese… », art. cité. ; Guardian (Lagos), « NAFDAC Defends Ban… », art. cité.87. United Nations Office on Drugs and Crime (UNODC), Transnational Organised Crime…, op. cit., p. 42 ; Punch, « Six Chinese to Die… », art. cité.

Politique africaine n° 134 • juin 2014

China, Ltd. Un business africain

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initiatives de coopération ont contribué à effacer la mauvaise image accolée aux firmes et aux produits chinois au sein des cercles officiels et des milieux d’affaires nigérians. La qualité et la facticité des médicaments chinois se révèlent donc bien négociables au niveau politique.

Gernot Klantschnig

School of International Studies

University of Nottingham Ningbo China

Traduction : David Ambrosetti

AbstractNegotiating Profits and Fakeness: The China-Nigeria Trade in PharmaceuticalsThis article examines the China-Nigeria trade in pharmaceutical drugs. It assesses

the work of traders along the supply chains originating in Chinese production sites and ending in Nigeria’s drug markets. It explores the great variety of actors and their different relations to producers, intermediaries and the state. While ethnicity and nationality play an important role in these supply chains, it is argued that the trade cannot be fully understood through an ethnic lens. Moreover, the article highlights the physical points of interaction between traders and the state and how they are negotiable, as well as attempts of traders to define the legality of their work and the ‘fakeness’ of Chinese drugs. Thus, traders do not only negotiate the profits they make but also the quality and legality of their products.