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PORNOGRAPHIE SUR INTERNET ET FANTASMES PUBERTAIRES : LE « CONTEUR DE HENTAÏ » Marion Haza L’Esprit du temps | « Corps & Psychisme » 2016/2 N° 70 | pages 57 à 71 ISSN 2496-4476 ISBN 9782847953640 DOI 10.3917/cpsy2.070.0057 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-corps-et-psychisme-2016-2-page-57.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour L’Esprit du temps. © L’Esprit du temps. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © L?Esprit du temps | Téléchargé le 12/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.229.84) © L?Esprit du temps | Téléchargé le 12/08/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

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PORNOGRAPHIE SUR INTERNET ET FANTASMES PUBERTAIRES : LE« CONTEUR DE HENTAÏ »

Marion Haza

L’Esprit du temps | « Corps & Psychisme »

2016/2 N° 70 | pages 57 à 71 ISSN 2496-4476ISBN 9782847953640DOI 10.3917/cpsy2.070.0057

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-corps-et-psychisme-2016-2-page-57.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Cet article présente une réflexion clinique à partir del’observation de Tristan, adolescent de 15 ans, suivi de

façon hebdomadaire pendant une année. Se décrivant de« pervers » à « conteur de Hentaï »1, Tristan expose en séanceson rapport quotidien à la pornographie sur Internet (vidéosYouTube et dessin animés, jeux vidéo, mangas… pornogra-phiques). L’approche psychanalytique permet, malgré lacrudité et la violence de l’expression du rapport à la sexualitéde Tristan, d’en entendre les conflits psychiques sous-jacents.Cet article montrera comment comprendre et nommer lesangoisses de Tristan, associées à la découverte sans voile de lasexualité génitale (voire perverse adulte), qui lui a permisd’élaborer son identité et de se positionner comme sujetadolescent, s’autorisant ses propres désirs, ses propresfantasmes pubertaires et les confrontant à ses interdits tantinternes que sociaux. Fantasmes et inconscient, concepts cléde la psychanalyse, cohabitent inévitablement, via le transfert,dans le cabinet du clinicien, même si celui-ci doit accepter deles entendre de façon inédite dans les récits pornographiqueset complaintes des jeunes patients. Partant du constat que «peude travaux de recherche sur la pornographie ont été réalisés enFrance » (Giami, 2002, p9), sauf à interroger les liens entrepornographie et violence sexuelle, cet article clinique s’atta-

1. Mangas et dessinsanimés à caractèrepornographique.

Pornographie sur Internet et fantasmes pubertaires : le « conteur de Hentaï »Marion Haza

Marion HAZA – Psychologue clinicienne, Maître de conférences, Université dePoitiers, EA4050 CAPS; Fondatrice et Présidente d’ARCAD (Association derecherche clinique sur l’Adolescence), Secrétaire générale du CILA (CollègeInternational de l’Adolescence). [email protected]

Corps & Psychisme, 2016, n° 70, 57-71.

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chera à la compréhension du pubertaire face à la pornographieactuelle.

Je rencontre Tristan alors à l’aube de ses 16 ans. Il estenvoyé par l’ITEP qui le reçoit depuis sa petite enfance.Tristan est un adolescent aux longs cheveux bruns et raides (samère précisera qu’il ne les a pas coupés depuis la chimiothé-rapie qu’elle a subie). Tristan est fils unique, sa mère nepouvant pas avoir d’autre enfant : Tristan est né suite à untraitement ayant donné un œuf clair 6 mois après. L’accouche-ment s’est mal passé, avec une césarienne, « Tristan engagémais mal passé, la galère, peut-être a-t-il manqué d’oxygène »s’interroge encore la mère. « Peut-être voudra-t-il vérifier unjour ? » Tristan l’interrompt : «Un tueur en série t’a attaquée,c’est le cancer ! » En effet, la mère a été opérée il y a 2 ansenviron, elle est surveillée depuis, en rémission.

Tristan aime lire, des bandes dessinées, des mangas ; ils’intéresse à la mythologie grecque. Il joue à la console, passedu temps sur ses écrans, va souvent sur YouTube et rêve depasser 24h devant l’ordinateur. Depuis la rentrée scolaire,Tristan est au collège, niveau 3ème ULIS; auparavant, la scola-rité avait lieu à l’ITEP. Tristan a du mal à aller vers les autres,« comme si le courage était là mais il s’en va quand j’arrive »essaie-t-il d’expliquer. Il évite les jeunes de son âge (et secache dans sa résidence, rajoute sa mère). Tristan est à l’ITEPdepuis l’âge de 5 ½ ans, après un repérage en maternelle ledécrivant comme un enfant pleurant tout le temps et mordantles autres petits. Tristan est alors accompagné pour « repliautistique », jusqu’à un diagnostic de surdité à 100% par lemédecin scolaire ; Tristan criait beaucoup, secouait la tête,signes ayant alerté ce professionnel : il est opéré sur le champet récupère son audition. Ce handicap pendant les premièresannées de vie pourrait expliquer la peur du monde extérieur, lebesoin d’être accompagné. Le monde incompréhensible de lapetite enfance était devenu soudainement bel et bien présent…et menaçant. Il est prévu à l’issue de cette première rencontreque je verrai Tristan une fois par semaine.

Lors de la première rencontre seul, Tristan ouvre la portedu cabinet en demandant sans entrer « Personne ne peutentendre ce que je dis là? C’est dur de le dire mais je suis unpervers ». Quand je lui demande pourquoi il se qualifie de lasorte, il me dit (et je dois en déduire l’explication latente)

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qu’« il y a 19 raisons de ne pas regarder des pornos mais que lapremière est fausse : ça rend sourd ! » Tristan poursuit : « ça mefaisait peur mais heureusement ce n’est pas vrai » ! Reprenantplus tard mes notes, je me rends compte du quiproquo : dansl’Histoire et les stéréotypes, ce qui est sensé rendre sourd, c’estla masturbation… et non pas la vision de la pornographie…« Je me suis proposé d’écrire des maladies produites par lamasturbation, et non point du crime de la masturbation ; n’est-ce pas d’ailleurs assez en prouver le crime, que de démontrerqu’elle est un acte de suicide » préfaçait le Dr Tissot en 1768.En effet, les campagnes médicales anti-onanistes ont parcourules siècles pour lutter contre l’idiotisme, la mélancolie,l’asthénie, la surdité, les problèmes de mémoire, lesdouleurs… Ces écrits médicaux ont toujours des échos dansles représentations de la masturbation, notamment infantile ouadolescente, qu’il est aisé de rattacher aux résistances et àl’embarras de l’adulte à penser la sexualité de l’adolescent oude l’enfant. Parler de sexualité dans la famille est souvent sujettabou, comme chez Tristan, à qui sa mère (et le médecin defamille) interdisent la masturbation. Or, pour Birraux (1994)1’« expérience clinique conforte dans l’idée que l’absence demasturbation à l’adolescence est généralement de mauvaispronostic pour le développement du sujet. » La masturbationpermet ce passage délicat du courant tendre de l’enfance aucourant de la génitalité, l’autoérotisme infantile se déplaçantsur un autoérotisme adolescent, impliquant nouvellement unautre. Dans le cas de Tristan, les paroles maternelles contami-nent les fantasmes œdipiens d’une sexualité maintenantpossible. Comme l’écrit Birraux (1994), les fantasmes demasturbation de l’adolescent ont « immédiatement une conno-tation incestueuse, frappée d’interdit. »

Ces éléments de la toute première consultation de Tristandonnent la tonalité de tout le suivi, empreint de sexualité à lafois très crue mais aussi très infantile, pas encore inscrite dansune représentation génitalisée. Le processus pubertaire est envoie de maturation, ce que nous allons observer par la suite.« Je suis hors-la-loi depuis quelques mois car je n’ai pas 18ans » précise Tristan : il regarde des vidéos pornographiquesde Pokemon, des Hentaïs pornos : Yaoi gays (Sangoku etDragon Ball Z) et Yuri lesbien (comme il me l’explique).Parfois, il regarde des vidéos lesbiennes ou d’inceste « et

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parents enfants, ça ne s’emboîte pas ! » lance-t-il, d’un tonprovocateur cachant mal l’inquiétude. « Si tu regardes duporno, tu es déçu de tout et tu n’es pas à la hauteur de tesperformances» me dit-il angoissé. Dans le transfert, il m’appa-raît alors comme un petit enfant perdu, même s’il m’annonce,comme pour contrer ma pensée : « Je suis un conteur deHentaïs plus qu’un enfant en face de vous». Tristan me racontealors le Kamasutra version Dragon Ball Z. Il évoque sondégoût face à des scènes d’inceste. «Viens pénétrer l’endroitoù tu es né ! » dit la mère dans le Hentaï; Tristan s’offusque enespérant mon soutien : «Elle ne devrait pas dire ça ! » mais lescénario pervers du réalisateur (adulte) se poursuit : «Mais tupeux tomber enceinte ? » demande le fils. « Là, ça pourraits’arrêter ! Mais non !! » crie Tristan. « Je serai ravie de porterton fils » répond la mère… «Ça, ça te brise ton enfance ! »conclut Tristan en partant, déprimé. Cette première séance, trèsdense et très crue montre directement les questionnements quitaraudent Tristan, entre réveil pubertaire, angoisses autour de lasexualité et conflit œdipien infantile. Se présentant de la sortedans un transfert très rapidement sexué, Tristan cherche à êtrerassuré, paradoxalement, on le verra, par une figure fémininepotentiellement menaçante, à séduire et à éviter.

ADOLESCENCE ET PORNOGRAPHIE

Stoller (1989, p3) considère que la pornographie est « unproduit fabriqué avec l’intention de produire une excitationérotique. La pornographie est pornographique quand elleexcite. Toute la pornographie n’est donc pas pornographiquepour tous. » La place de la pornographie chez les adolescents adéjà été étudiée (Baudry, 1997; Bidaud, 2005). Ce qui étonneen premier lieu chez Tristan est le peu de filtre et de censuredans l’expression et la narration à un adulte de cette découvertede la sexualité. Dès le milieu du collège, le recours à la porno-graphie est fréquent. Les adolescents d’une quinzaine d’annéerentrent dans l’adolescence, via les transformations corporellespubertaires, et « ils sont confrontés à des images qui viennentmettre en scène les capacités de leur corps nouvellementgénital et capable de procréation. Ils passent ainsi directementdu fantasme à la vision de mise en scène dans la réalité.Ressentir des émotions rattachées à des scènes visibles peut

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paraître moins inquiétant que d’être face à de nouveauxéprouvés pubertaires bien souvent incompréhensibles ouhonteux. Ici, le fantasme vient de l’extérieur, ce qui est moinsculpabilisant. » (Haza, 2012) L’usage d’Internet et des vidéospornographiques décrit par Tristan peut donc être un moyen dese rassurer par rapport à son corps pubère et à sa sexualité, sansle nommer. Il s’agit en quelque sorte comme le propose Marty(2009, p58) d’« être attiré par la violence des images pourtrouver une voie de figuration » à la violence pubertaire, à sonmonde interne. Les adolescents replacent la sexualité naissantepar des images de sexe, la pornographie devenant un « cache-sexe excitant. »2 La pornographie offre des images de corpsdisponibles à leurs « scripts » sexuels (Marzano, 2005, 2003),d’autant plus que pour l’adolescent, « la sexualité adulte estdifficilement représentable, comme acte charnel et commedésir, la scène primitive étant inimaginable. » (Haza, 2012)

La semaine suivante, Tristan attaque la séance sur le pas dela porte : « Je n’ai pas regardé de porno ! », « peut-être quecomme l’impuissance, d’en parler, ça fait du bien » poursuit-ilpresque philosophiquement. Il me décrit ensuite un jeu vidéo« 5 Nights at Freddy’s »3, parodié de façon pornographique : « 5 Nights at Fuck boy» : « l’enculeur de garçons ou le garçonenculé comme tu veux !» Apparaît dans cette séance un nouvelaffect de honte (Tisseron, 2006) notamment vis-à-vis desparents, honte entremêlée d’excitation œdipienne. « Je ne veuxpas que mes parents me surprennent en train de regarder deschoses choquantes comme ça ! » La pornographie que regardeTristan évoque le dévoilement de la nudité du père (en écho autexte de la Bible au Cycle de Noé)4 : Après le déluge etl’alliance, Noé profite des fruits de la vigne, s’enivre et se metnu dans sa tente, quand Cham, l’un de ses trois fils, y pénètreet appelle ses frères pour qu’ils viennent contempler lespectacle. Ces derniers hésitent et recouvrent la nudité du pèresous un manteau protecteur, le «manteau de Noé ». PourBonnet (2003, 2005), ce texte est une façon de mettre en scènesur un mode imagé l’expression de « dévoiler la nudité dupère » utilisée en particulier dans le Lévitique qui signifie« coucher avec l’une de ses femmes », autrement dit,commettre l’inceste. L’insistance avec laquelle Tristancherchera à éviter que ses parents ne le voient regarder de lapornographie, tout en se demandant comment leur annoncer,manifeste par dénégation son désir fantasmatique pubertaire :

2. Marty, F. Colloque«Adolescence, auxrisques du plaisir. »ARCAD. Bordeaux, avril2011.3. Five Nights at Freddy’sest un jeu vidéo de genresurvival horror enpointer-et-cliquer (pointand click) développé parScott Cawthon, sorti en2014. Le jeu se dérouledans une pizzeria, danslaquelle un gardien desécurité doit se protégerd’animatroniques ensurveillant chacun deleurs mouvements àl’aide de caméras desurveillance. (Source :Wikipédia).4. Dans Genèse 9, 24 29

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se révéler capable de sexualité auprès de sa mère et engendrerla colère du père. En effet, l’activité pornographique est quoti-dienne pour Tristan, dans sa chambre, face à son ordinateur. Ilregarde des vidéo ou lit des scenarii pornographiques, mettanten scène des Pokemon : «C’était bien intéressant mais j’auraispréféré que ce roman soit masqué… j’ai lu aussi un autrePokemon étrange, pas porno mais de l’érotique et des histoiresd’enfance... » Il me raconte l’histoire tout doucement, commeon raconte une « berceuse pour endormir un bébé », qu’ilassocie en riant à « un état de relaxation et de branlettecontinue. » Tristan montre les incohérences qu’il a relevées, demanière assez défensive, comme il le fera pour toutes lesproductions pornographiques qu’il lit ou regarde. «C’est paspossible, Sacha 5 a 10 ans !! Alors Ondine 6 a l’idée dePikachu 7 ! Non !!! » Tristan est à la fois fasciné et choqué parses propres productions imaginaires et fantasmatiques. Desquestionnements sexuels adolescents se croisent aux imagesanimées de son enfance. «D’ailleurs je me demande pourquoiil n’y a pas de sexe chez les Pokemon ? Il est caché ? C’estpour les enfants non ? » De la même façon, racontant un jeuvidéo point and clic pornographique, il soulève des incohé-rences : «La fille se déshabille et chose curieuse, comment lemec il peut voir sa chatte alors que vu où est la fille et lacaméra, c’est pas possible !! C’est pas dans son champ devision ! » Cet attachement au détail et à ce qui pose problème àla trame scénaristique permet à Tristan de contenir toute l’exci-tation pubertaire sexuelle sous-jacente. Ici s’observe unréinvestissement de la pulsion de savoir de la période infantile,tout entière orientée par des questions sexuelles -et qui n’estpeut-être éveillée que par elles seules, insiste Freud (1905).S’ajoute ici chez Tristan avec l’énergie du plaisir scopique despensées concernant l’énigme du sexuel. La recherche inces-sante des « erreurs » de mise en scène de la pornographie rendpossible l’acceptation coupable d’un désir, masqué par l’intel-lectualisation. Et ces scénarii pornographiques lient sexualitéinfantile et génitale, en tentant d’y trouver une continuitésubjective.

Les séances suivantes seront toutes l’occasion de récitspornographiques de ce que Tristan regarde et ne digère pas. Jejoue le rôle d’appareil à penser (à l’image des propositions deBion, 1979) en supportant et détoxiquant les éléments Bétanon intégrés par Tristan. Il me sollicite souvent directement sur

5. Le héros du dessinanimé Pokémon. Sachaest un jeune garçon qui

commence sa quête pourdevenir Maître Pokémon

à l’âge de 10 ans, trèssûr de lui et têtu.

(Source : Pokepedia).6. Dresseuse originaired’Azuria, dans la régionde Kanto. La jeune fillea décidé de suivre Sachajusqu’à ce que celui-ci

lui rembourse sabicyclette détruite parPikachu. Mais au final,

elle oublie cette raison etdécide d’accompagner

Sacha dans Kanto, Johtoet l’Archipel Orangeafin de parfaire son

apprentissage dans le butde devenir Maître

Pokémon Eau. (Source :Pokepedia).

7. Pokémon Souris detype Électrik apparu dèsla première génération.

En tant que partenaire deSacha, héros du dessinanimé tiré du jeu, il est

le plus célèbre desPokémon et la mascotteofficielle de la licence.(Source : Pokepedia).

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divers scénarii sexuels attendant mes réactions, au départ trèsmodérées. Il évoque par exemple les viols et les orgies : « J’airegardé la définition d’« orgie » : pour moi c’était par exempleun cochon qu’on égorge, mais en fait ça a un sens sexuel ! Etles Romains, ils ont plus d’imagination que nous ! Nous, on aimaginé le mariage gay, mais eux le cunnilingus, la fellationféminine ! Sur une photo, j’ai vu une femme qui a envie d’unebite : elle fait l’amour à une statue ! Des choses qui n’existentplus ! » s’exclame-t-il outré. Il poursuit, se confiant avechonte : « Ce qui m’intéresse, t’as pas à me juger ! C’est leslesbiennes ! J’ai vu une orgie avec 4 filles mannequins, je suisun spectateur un peu curieux… Quand j’aime une fille, c’estl’inverse, je ne fais plus rien. » Pour la première fois de lathérapie, Tristan évoque la sexualité ou des sentimentsamoureux, en dehors de la pornographie, à propos de jeunesde son entourage. Je l’interroge alors à ce sujet mais il évite laréponse. « Les filles quand tu leur demandes d’éprouver dessentiments, dégage, et les garçons, c’est des obsédés je sais dequoi je parle ! » Il associera plus tard mobilisant encore unereprésentation culturelle infantile : «Moi, j’suis un peu commeBambi et Panpan, ils veulent pas être amoureux puis Panpantombe amoureux et ça fait chier Bambi, je suis un peu commelui moi ! » ; il enchaîne sur un autre registre avec une chansonen vogue sur YouTube se rapportant à sa difficulté de liens :« je suis un geek», « j’ai pas besoin d’amis », « je suis un êtrespécial pas très normal. » Tristan poursuit : « Je parle àpersonne, je suis « l’Ermite moderne 8 », comme un gars surYouTube, j’ai pas de réseaux sociaux, ni d’amis dans les jeuxvidéo ». « J’ai pas les couilles pour aborder une fille j’achèteraiTinder 9…» termine-t-il en parlant de lui à la premièrepersonne, dans une phrase au sens ambigu, soulignant soninterrogation sexuée. Il poursuit à une autre séance : « Je medisais hier soir personne ne m’aime, sauf mes parents, j’ai pasde copine… j’ai des amis que masculins, du même sexe quemoi, ça veut pas dire que je suis gay ! Le problème, c’est moiqui suis amoureux et pas eux. J’attire pas les filles…» Face àcette introspection, éloignée des scénarii pornographiques, et àson lapsus, j’associe : « Et les garçons ? », ce à quoi il merépond du tac au tac : « T’es chelou toi ! » Puis de façon trèsexcitée et logorrhéique, coupant court à toute parole et pensée,il enchaîne : « Pourquoi je suis pas bisexuel ? Pourquoi je mesuis jamais amputé une couille ? Pourquoi je suis né ? Pourquoi

8. Du fond de sa grotte,l’Ermite Modernedécrypte la pop-culture !50% sage, 50% fou, et100% peignoir, grâce àlui de nombreux manga,anime et jeux vidéon’auront bientôt plusaucun secret pour vous !(Source : Wakamin.tv).

9. Application portablede rencontre.

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je me pose ses questions ? » S’alternent ici des questionne-ments existentiels adolescents, sur la vie, la mort, la sexualité.À l’instar des écrits de Winnicott (1969), le questionnementsexué trouble Tristan, « par le fait que le garçon […] ne sait pasencore s’il […] sera homosexuel, hétérosexuel ou simplementnarcissique. Dans bien des cas, il y a une longue périoded’incertitude pendant laquelle on se demande si seulement unbesoin sexuel se manifestera. »

Le transfert s’installe et Tristan met en scène les séances,bornant son entrée et sa sortie de façon très particulière. Ilrentre à plusieurs reprises de la sorte : «Bonjour, je suis untueur en série, je vais vous faire souffrir et salir vos sous-vêtements » ; ou «Bonjour, je suis un tueur en série, je viensvous faire du mal », ce à quoi je réponds avec humour (Duez,2005) : « J’ai déjà vécu cette scène ! » ; «Ah bon, ça coupel’élan au tueur en série » répond Tristan en riant. Une sorte depsychodrame (Jeammet et Kestemberg, 1983) se met en place,permettant à chacun d’endosser un rôle dans la séance. Demême, Tristan se sépare et clôt les entretiens de façon ritua-lisée, par des suspenses qui m’obligent à continuer à penser àlui une fois la porte fermée. «Bon, j’ai pas encore le temps definir de raconter l’histoire d’Ondine, mais… ça me choqued’en parler… Imaginez My little pony10 version gore… Jevous laisse réfléchir » dit-il en partant. Puis à sa séancesuivante, il reprend exactement là où il m’a laissée : « Lasemaine dernière, je vous ai dit d’imaginer My little pony gorenon ? » Il évoque alors les sketchs en question et commente,tout-puissant : « J’ai vu des choses que même toi, t’aurasjamais les couilles de regarder ! » Il raconte dans ce dessinanimé pornographique une scène de « pédophilie entreponeys. » «La pédophilie, ça devrait être qu’à partir de 17 ans,d’être assez grand… et les rapports fils / mère, je trouve çadégueulasse et interdit ! » Encore une fois, Tristan recherchesur Internet des mises en situation pornographiques et trashsde figures culturelles infantiles. Les fantaisies œdipienness’expriment encore clairement, Tristan s’identifiant auxpersonnages incestueux de ces productions pornographiques,le renvoyant à ses propres désirs parfois mal refoulés et trèsangoissants.

10. Jouets, poneys avecdes cheveux pouvant

être coiffés.

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PORNOGRAPHIE ET ENJEUX CORPORELS

Tristan évoque rarement son rapport corporel à la porno-graphie. Un jour, après avoir abordé Dragon Ball Z versionpornographique, Tristan confie en partant : «Moi ça me faitrien de voir Videl11 nue mais ma bite, elle réagit... ». Pour lapremière fois, Tristan parle – sans le dire clairement– de sessensations corporelles, des transformations pubertaires et deseffets physiques de la sexualité et de l’accès au plaisir. Ilévoque l’impact corporel de la pornographie, en insistant sursa passivité masturbatoire. Se lèvent légèrement la culpabilitéexcessive et l’angoisse liées à la masturbation ou aux fantai-sies masturbatoires. « Les stratégies psychiques pour limiterl’afflux d’images excitantes » (Birraux, 1994) et refouler laprésence d’un désir sexuel et d’un potentiel plaisir, entraînantl’inhibition relationnelle de Tristan et son intellectualisationmassive, commencent à s’assouplir. Aussi, à l’issue d’uneséance, cette levée d’inhibition entraîne un acting out deTristan. «La semaine prochaine, je vais être un homme (c’estson anniversaire, il aura 16 ans), mes couilles vont changer, çafait chier de ne plus être un enfant ! » Suite à ce constat de pertede l’enfance, Tristan se lève pour partir, s’approche de moi etserre mon cou entre ses mains ; je patiente, étonnamment sansinquiétude, en prononçant son prénom jusqu’à ce qu’il modifiela position de ses mains, et me fasse un câlin dont je n’arrivepas à me défaire, prisonnière de son étreinte. Cet anniversaireet la fin de la séance clôturée par un contact physique horscadre, entre amour et haine a fondamentalement modifié lasuite de la thérapie. Tristan continue à raconter ses découvertespornographiques mais il s’autorise à parler davantage de lui,de ses ressentis psychiques, corporels, sexuels. « Je crois quemes 16 ans me font passer un cap, je vise le 7ème ciel, je parsen vrille » commence Tristan. Il poursuit : « pour une raisonobscure, que je ne cherche pas à comprendre, c’est plus simplepour mon système nerveux, j’ai pris un ours en peluche, et,vous inquiétez pas, j’avais un caleçon ! et…» Je le soutiens duregard et il finit sa phrase de façon implicite : «L’ours n’a riendit !! » Je nomme alors ce qu’il me semble chercher à dire avecle mot «masturbation ». La réaction de Tristan est immédiate :«Appelez la police ! Elle veut me violer ! Une fille qui ditqu’elle se masturbe, ça fait peur ! En pensant à moi, elle estpsychotique ! » Ces cris montrent encore une fois toute

11. Personnage de fictioncréé par Akira Toriyamadans le manga DragonBall en 1984. C’est lafille du champion dumonde Mr Satan. Elledevient plus tard lafemme de Son Gohan etla mère de Pan. (Source :Wikipédia).

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l’angoisse et l’insécurité de Tristan face à la sexualité, ainsique les projections honteuses qui l’animent. Quand il quittecette séance transférentiellement et contre-transférentiellementmouvementée, il me caresse la joue avec la carte de rendez-vous. Ma prise de parole, le convoquant en tant que jeunehomme capable de sexualité, semble travailler Tristan à partirde ce moment-là. Tristan peut (enfin) évoquer la masturbationet ses inquiétudes empreintes de culpabilité. Il cherche àchaque fois à me ménager, même avec ses propos très crus. Ilme semble qu’il attend une réassurance concernant la norma-lité de ses conduites et ses pensées. « Je vous ai dit que j’avaisjoui dans mon lit sans faire exprès l’autre jour, mais vousinquiétez pas, j’ai changé les draps. C’est dur d’en parler. Jel’ai dit à ma mère mais elle m’a dit : «Tu t’es branlé ? » « J’aidit « oui et non», elle m’a engueulé car j’ai toujours mon infec-tion (urinaire) et le docteur a dit que ça devait pas arriver àmon âge de me masturber. » Rappelons que dans «On bat unenfant », Freud (1919) affirmait que le sentiment de culpabi-lité était déclenché par des tendances incestueuses. Ici dans letransfert, j’ai l’impression d’alterner entre une mère inces-tueuse et dévorante et une femme à séduire. Tristan évoque sahonte, ce qui sous-entend la représentation d’une triangulationœdipienne et l’existence d’un Surmoi. Dans l’hypothèsepsychanalytique, la honte de Tristan serait liée à un éprouvéœdipien de n’avoir pu rivaliser avec son père, qui se répéteraità l’adolescence. Cette honte, nécessaire au développementpsychique, dans le sens d’un accès à la subjectivité et à l’alté-rité, renvoie au narcissisme. Dans la découverte de la sexua-lité via la pornographie en images sur Internet, Tristan oscilleeffectivement entre passivité et activité, regardant et fantas-mant être regardé (par un adulte). Le texte de Freud «On batun enfant » pourrait être décliné ici : On regarde un enfant…,en écho à l’exhibition collective contemporaine (Bonnet, 2003;Tisseron, 2002). En effet, après ma parole autour de la mastur-bation, Tristan parle directement de sa sexualité : «La nuit, çam’arrive d’éjaculer dans mon caleçon, c’est pas de la mastur-bation classique, il paraît que l’éjaculation c’est un orgasme,ça veut dire que j’arrive à l’orgasme maximum avec une seulemain. » Tristan s’autorise alors une métaréflexion sur sonrapport à la pornographie. Il m’implique vivement dans sesquestionnements. Aussi me demande-t-il un jour : «Choisis laréponse : a– Je suis un pervers ? b– J’ai pas voulu, c’est ma

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main qui a cliqué. c–C’est intéressant même si c’est pas demon âge et que je viole les lois en regardant ? C’est la honte etj’ai pas l’âge ! La pire des hontes de la mort qui tue ! ». Quandje l’interroge sur le sens de cette honte, Tristan s’explique :«Comme j’ai la trouille d’en parler à des gens comme à mamère, ici ça me soulage la psy... Même si je suis un obsédé, ily a des mots que je ne peux pas dire, mais je peux l’écrire oul’épeler « B. A. I. S. E. R. »… Il y a une question qui me hantetout le temps… Pourquoi, ou quand une femme fait l’amourdans un porno, est-ce qu’elle le met dans «Consonne voyelleconsonne » ? Ou « consonne consonne voyelle consonneconsonne voyelle » ? Il écrit ces deux mots sur un papier qu’ilrature me laissant tout de même le temps de les voir : « cul ouchatte. » Plus tard, il se confie : «Je n’aurai jamais le couraged’aller acheter une revue porno à n’importe quel âge, tout lemonde se dit t’es pervers. » Tristan, par ses propos révèle lahonte associée à sa sexualité ; il peut l’évoquer dans le cadredes séances, dans une relation duelle mais cette question restetoujours taboue et censurée pour lui. Tristan ne semble pasencore en capacité de créer un espace psychique intime, luipermettant de contenir ses fantasmes, notamment face auximagos maternelles. L’accès à une pudeur corporelle etpsychique semble faire défaut et ne pas contenir la « potentia-lité érotique, c’est-à-dire l’existence d’un corps et d’un regardsur lui porteurs de désir. » (Selz, 2006, p53) Tristan commencedans le transfert à constituer cette enveloppe de l’intime,notamment dans les échanges qu’il peut avoir en séance, envérifiant la fiabilité de ma présence, de ma parole et del’espace qui lui est dédié. Tristan rentre donc dans un jeuautour des représentations de sa sexualité, qu’il peut partagersans danger en séances, et que je supporte malgré tout, enreplaçant le cadre à certains moments. En effet, Tristan enarrive à m’engager dans sa sexualité transférentiellement ; parexemple, après avoir entendu le patient suivant arriver, il medemande : «Y’a du monde mais quand même on pourrait fairel’amour non ? On pourrait peut-être s’embrasser, on serait biennon? Je sais c’est dégueulasse, car pédophilie, des gens à côté,et pas envie de votre part, mais ça serait bien non ? » Jereprends les différents éléments qu’il a mis en avant pourconfirmer l’impossibilité dans la relation thérapeute etadulte/patient et adolescent. Et j’en profite pour interpréter etassocier sur ses probables désirs envers des filles du collège.

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«Hier après le repas, des filles ont tenté de me parler, j’essaiede pas leur parler et qu’elles viennent me parler. Les femmes(pas toutes !) sont des monstres. Et les mecs veulent les fillespour seulement les baiser ou parce qu’ils les aiment mais cesont des ratés. Les filles font ça pour la thune ou pour avoir unmec ! Moi j’ai envie d’une fille pour baiser…» Une autre fois,en partant, Tristan se lève et chuchote «Vous voulez fairel’amour avec moi ? Je le dirai jusqu’à ce que ça marche ! Parceque quand j’aurai la majorité, vous serez morte. » Il complèteavec déception, sans attendre ma réponse qu’il anticipe :«Autre solution que je trouve une copine mais ça arrivera en2100! À ton avis, pourquoi Tinder existe ? » Ou encore, enséance, il me souffle « on fait l’amour, faut qu’on fassel’amour…» Une séance d’été, alors qu’il fait très chaud, ilrentre et demande : « Je peux sortir ma chemise ? » Quand ilpart au bout d’un an de suivi, il me lance « allez, roule-moi unepelle !! Non, de toute façon t’as 95 ans…» montrant l’impos-sible rapport sexuel entre nous. À plusieurs reprises, il faitmine de m’embrasser en partant, dans un jeu psychodrama-tique supportable par nous deux. Ces élans de séduction trans-férentielle (agirs et paroles) se colorent par la suite d’unattachement amoureux, au-delà de la sexualité brute. Il vientun jour avec son téléphone portable et me fait écouter deschansons qu’il adore notamment « le truc que tu mets à tacopine « Je t’aime» de Lara Fabian, et la musique Saxo Sex (ilmime un rapport sexuel) quand t’as envie de coucher avec tacopine. » Il me fait écouter en boucle la phrase de MaîtreGims12 « est-ce que tu m’aimes ? » Puis après cette séancepresque romantique, il se lève, me fait une bise par surprise etquand je lui serre la main répète : « Allez viens, on faitl’amour ! Un jour ça arrivera…» Tristan cherche à me faireréagir : « Souvent je regarde du porno après que je vous aiparlé, juste après vous parler, pof, trop tard…» Face à ceseffractions du cadre, il me semble important de tenir bon ;Tristan m’évoque la figure d’Ulysse, tenté, éprouvé dans toutson être par les sirènes et cherchant à y résister. Dans le trans-fert, je me trouve dans cette place d’objet désiré car tenu àdistance par le cadre. Cette position rassure Tristan et luipermet d’exprimer ses fantaisies pubertaires, avec toute sacréativité (Gutton, 2009).

12. Rappeur, chanteur.

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À partir de ce cadre éprouvé mais solide, Tristan s’inter-roge sur son avenir. Il entre dans des questionnements existen-tiels qui le mettent en difficulté, comme quand il arrive trèsénervé, claque le portail, la porte et m’ordonne : « Je vousdonne 5 secondes pour trouver un métier où on ne fait rien, oùon ne bouge pas ? C’est trop dur les métiers ! (Comme ma biterajoute-t-il). » Tristan se dévalorise énormément. Il en veut àses parents « c’est comme s’ils m’aident pas, comme s’ils medonnent 0 seconde pour choisir. Y a des trucs y a 5 ans, c’étaitfacile, mais là tout est dur…» «Ma mémoire n’emmagasineque l’inutile, comme si y’avait des CRS dans ma tête quiempêchaient l’intelligence de rentrer. » À la fin de cette séance,Tristan m’enlace en murmurant : « Protégez-moi. » Enfin,Tristan joue à Zelda et crée un personnage qu’il nomme PSY;«C’est joli non ? » avant de préciser la séance suivante, pourclarifier : « J’ai créé le pseudo PSY pas parce que j’aimeGangnam Style13 mais parce que vous êtes psy qui donne pasde médocs et que je vous aime bien. » Le transfert oscille alorsentre séduction et maternage. Une autre fois, en partant, il metsa joue contre ma main en disant : « J’aime vous parler, c’esttoujours trop court… comme ma bite. » Nous pouvons penserà ce que propose Aulagnier, citée par Gutton (2006), quand elleévoque le passage des éprouvés génitaux originaires aux repré-sentations susceptibles de se lier en mots. Tristan a toujoursbesoin de ramener des références sexuelles pour exister dansles séances, et pour se décharger de ses pensées qui l’obsèdent,qu’il ne peut partager ni avec d’autres jeunes de son âges (pairsou petite copine), ni avec ses parents du fait des enjeuxœdipiens.

En conclusion, la thérapie de Tristan permet de conforterdeux idées : la première concerne la nécessité d’accepterd’entendre la sexualité adolescente et ses avatars et de la laisserpotentiellement agir et se mettre en scène dans le transfert.Ceci avait déjà été évoqué avec le suivi d’Igor (Haza, 2009) etl’injonction à tenir face aux tourments pubertaires. La seconderenforce l’importance de ne pas, pendant le traitement, diabo-liser la pornographie en renforçant des représentations tenaces,mais au contraire de laisser l’adolescent associer librementautour des scénarii visionnés ou imaginées, fantasmés. Ainsi,la panoplie fantasmatique adolescente peut se dérouler sur uneautre scène, celle de la parole partageable avec un autre ni trop

13. Titre d’une chansondu chanteur Psy, 2012.

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menaçant, ni trop excitant. Avec Tristan, la thérapie aconvoqué à trois niveaux travaillés en parallèle dans le contre-transfert afin d’avancer dans le travail pubertaire de cet adoles-cent : le rapport fantasmatique du clinicien (femme) à la porno-graphie et ses excès, le rapport à la sexualité de l’adolescent etses fantasmes, le rapport au corps sexué de l’adolescent avecles actings out posés en séance. Ces différentes thématiquestraitées dans l’analyse transférentielle ont permis de décalerTristan des enjeux autoérotiques pour l’amener vers unerencontre avec un autre possible.

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