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Revue italienne d’études françaisesLittérature, langue, culture
1 | 2011VariaFrancesco Fiorentino (dir.)
Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/rief/904DOI : 10.4000/rief.904ISSN : 2240-7456
ÉditeurSeminario di filologia francese
Référence électroniqueFrancesco Fiorentino (dir.), Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011 [En ligne], mis en ligne le 15décembre 2011, consulté le 04 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rief/904 ; DOI :https://doi.org/10.4000/rief.904
Ce document a été généré automatiquement le 4 octobre 2020.
Les contenus de la RIEF sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative CommonsAttribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Réalisée à l’initiative du «Seminario di Filologia francese», la Revue Italienne d’études
françaises revendique, comme l'indique son nom, son appartenance à toute la
communauté italienne des chercheurs dans le domaine de la littérature, de la langue et
de la culture françaises. Ces études jouissent, en Italie, d’une réputation ancienne et
illustre; elles sont internationalement reconnues, ayant toujours veillé à ne pas
confiner la recherche dans une perspective strictement nationale.
Nous aspirons à continuer cette tradition d’ouverture. C'est pourquoi nous avons choisi
d’adopter exclusivement la langue française, et de nous placer sous l'égide d'un Comité
scientifique composé à la fois de personnalités italiennes et étrangères. Ce premier
numéro contient déjà plusieurs articles proposés par des chercheurs qui ne sont pas
Italiens et qui exercent leur activité à l'étranger.
Nous savons que notre Revue naît en une saison bien difficile pour les sciences
humaines. Pour des raisons que les historiens de l’avenir jugeront probablement sans
aucune indulgence, les universités européennes ont été obligées de supprimer des
postes dans nos disciplines, d'affaiblir les départements de lettres, de langues,
d’histoire. Ceux qui en font les frais, ce sont surtout les jeunes chercheurs, qui
travaillent dans des conditions difficiles, face à un avenir incertain. Notre Revue les
considère comme ses interlocuteurs privilégiés: nous publierons leurs articles, nous
aspirons à les compter parmi nos lecteurs. Nous leur promettons une attention sévère
et un traitement impartial, pour chacune de leurs contributions.
Car cette époque de crise n'a pourtant pas empêché, dans notre domaine, le
développement de la recherche, qui fait preuve actuellement d'une grande vitalité. De
nouvelles possibilités techniques pour la communication et le débat nous sont
aujourd'hui offertes grâce aux ressources informatiques. Il faudra néanmoins conjurer
un risque nouveau : celui de voir se séparer les voies d'une tradition académique,
confiée au papier, destinée à rester confinée dans les universités, et les voies d'une
production largement diffusée et partagée, vivace mais pas toujours munie de toutes
les garanties de rigueur et d’autorité nécessaires. Aussi désirons-nous offrir à tous les
chercheurs dans le domaine de la littérature, de la langue et de la culture françaises un
accueil fraternel dans une revue électronique à la fois à l'écoute de la culture
contemporaine, et attentive à garantir tous les critères requis afin de lui assurer une
reconnaissance institutionnelle.
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
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SOMMAIRE
Mélanges
Marot en ses épîtres de “Bourgeon” et “Raisin” ou l’équivoque régénéréeCorinne Noirot
De Cordoue à Jérusalem : sur une source possible de ZaïreVincenzo De Santis
Géologie, vulcanologie et imaginaire chez Bernardin de Saint-PierreJean-Michel Racault
Adolphe entre morale et sentimentFrancesco Fiorentino
Respect et violation des unités classiques dans la tragédie française du XIXe siècleMaurizio Melai
Prégnance historique et modernité dans la poésie du premier HugoLuciano Pellegrini
Qui a lu Auguste Lafontaine ?Jean-Jacques Labia
À propos de deux surnoms délocutifs proustiensAnna Isabella Squarzina
Salud Camarada ! Un reportage sur la guerre d’Espagne par Mathieu CormanPaul Aron
Post-mémoire et identité. Les représentations du traumatisme par la “mise en scène” desobjetsCarmelina Imbroscio
De l’Égypte à l’Inde, de Jean Cocteau (Maalesh) à Jean-Christophe Bailly (Phèdre en Inde)Françoise Simonet-Tenant
Seuils poétiques
Seuils poétiques. Held, Magrelli, SacerdotiTraduction et note à la traductionChetro De Carolis
Documents
Le rapport de la censure sur Henriette Maréchal des frères GoncourtMichele Sollecito
Lettre inédite de Madame Cottin sur la loi du divorceSilvia Lorusso
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
2
Relectures
Vathek ou la damnation de l’“enfant gâté”Francesco Orlando
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
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Marot en ses épîtres de “Bourgeon”et “Raisin” ou l’équivoquerégénéréeCorinne Noirot
À François Rigolot, expert ès jeux onomastiques
1 Les épîtres VIII et IX de L’Adolescence clémentine de Clément Marot (1532)1 sont à lire en
diptyque, et l’on se propose de le montrer. Un examen conjoint du couple d’épîtres de
« Bourgeon » et « Raisin », souvent source de perplexité du fait d’un mélange
d’épistolarité, d’allégorie, d’équivoque et de narration fantaisiste (Frank Lestringant dit
le contenu « fatrasique »2), étaye l’analyse du refus de l’exaltation chevaleresque chez
Marot poète de l’humble, tout en introduisant l’imagerie polysémique qui soutient chez
lui un continuum de la générativité, de la productivité textuelle, sexuelle, sociale et
spirituelle. Si L’Adolescence clémentine promeut l’idée d’un service humble et familier,
cette position se formule de manière singulière dans le diptyque de L’Epistre pour le
Capitaine Bourgeon. A Monsieur de la Rocque (VIII), et de L’Epistre faite pour le Capitaine
Raisin, audict Seigneur de la Rocque (IX), publié pour la première fois dans L’Adolescence.
Dans l’édition princeps, ces poèmes suivent la célèbre Petite epistre au Roy, qui met en
scène par la fable un rapport de service mutuel3. Ils allient figuration symbolique et
requête concrète, créent un mélange de plaisir complice et de distanciation réflexive,
réflexivité également suscitée par une symétrie de structure dont le détail amène à
parler de diptyque. Ces deux épîtres plaisantes subvertissent diversement le ton de la
complainte, épanchement dont la lettre familière comme espace intime est en principe
un lieu autorisé, mais que Marot distancie par le travail des personae. Un réseau
d’équivoques gaillardes décline les thèmes de la fruition et de la fertilité, de
l’impuissance et de la stérilité, non sans rapport avec l’humilité comme thème
poétique. Les requêtes de Bourgeon et de Raisin, en déployant leur potentiel
onomastique, traitent d’humeurs et d’énergie vitale, et la figuration générative et la
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facétie s’y articulent avec l’idée d’un service productif, sans défaut ni excès, sans
exaltation chevaleresque ni complaisance dans le pathétique.
2 L’art de requérir sans quémander se déploie d’abord4 ; il est servi par un sens de
l’équivoque et du contrepoint tonal qui nous mettra sur la voie d’une autre lecture des
images et des jeux de personae. Comme le titre complet l’indique, ce diptyque a pour
destinataire inscrit le « Seigneur de la Rocque », écuyer du roi selon la première épître,
choix qui s’impose en tout decorum littéral, puisque la requête concerne une demande
de monture. Marot se rapproche là de la fonction de logographe ou d’acteur au sens des
Rhétoriqueurs, fonction dans laquelle se distinguent l’autorité-source, l’ethos de
l’auteur et la persona du scripteur (deux « capitaines » en l’occurrence). Le jeune
Bourgeon sollicite une monture du seigneur de la Rocque, et Raisin sollicite la
compassion et la protection du même la Rocque, personnage bien placé à la cour de
François Ier5.
3 L’épître du capitaine Bourgeon relève du sous-genre de la requête de monture, genre
familier des Rhétoriqueurs et où Jean Marot, le père du poète, s’est lui-même illustré –
ainsi que Clément, notamment dans le rondeau XXXIV de L’Adolescence, intitulé Au Roy,
pour avoir argent au desloger de Reins ainsi que l’épître Au Roy [pour avoir esté desrobé]6.
François Cornilliat a montré dans « Or ne mens » comment Marot « renouvel[le] par
l’humour »7 le topos d’humilité et de pauvreté du serviteur, et traite le plaisir de la rime
comme équivalent du bien attendu (plaisir matériel aussi, comme si le bien spirituel ne
pouvait s’effleurer que par dérision, dans ce rapport hiérarchique). À l’instar du
modeste Bourgeon qui demande un cheval pour mieux accomplir son service, ce que
sollicite Marot dans ses requêtes, c’est une « grâce particulière » octroyée pour le don
gracieux de rimes souriantes. C’est là une nouvelle fonction de l’équivoque, au second
degré, distanciée de l’ornement laudatif ou sublimant8. L’équivoque proprement dite
est ici – comme dans la Petite epistre au Roy qui précède (en 1532) – étrangère au haut
ton, de veine « basse » et relativement indépendante de l’éloge. Elle sert une subversion
de la plainte par la gauloiserie, et de la gauloiserie par l’allusion poétique ou spirituelle,
lesquelles visent un résultat identique à la requête purement encomiastique – mais en
faisant bien davantage, surtout si une lecture en connivence révèle le leurre d’un style
simple dénué d’un « plus haut sens »9. L’équivoque revêt dans ce diptyque en formes
d’épîtres une double fonction facétieuse et symbolique, apte à déjouer les formes de
dégénération, de déperdition d’énergie vitale (plainte, défaveur, guerre et amours
vénales).
L’équivoque souriante pour subvertir la complainte etrabaisser la guerre
4 Pour commencer, dans ce double échantillon de « marovaudage » (selon le mot de
Gérard Defaux)10 prenant place dans le recueil juste avant le cycle des Complaintes et
Épitaphes, une subversion de la complainte se fait jour. Bourgeon commence en effet
par déclarer : « A vous me plaings » (v. 3) ; et Raisin raconte sa « male adventure »
(v. 6), exprime son « grand dueil » (v. 68). Ces marqueurs pathétiques et réflexifs
signalent la manipulation du code de la plainte. Un paradoxe donne le ton, et identifie
le style bas marotique : « À vous me plaings par cet escript legier » (v. 88)11 ; ainsi
Bourgeon sollicite-t-il un cheval dans la première épître. Mais au lieu d’exclamations
piteuses, de supplications ou de lamentations, des distorsions logiques, des leurres
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ludiques et des tautologies se croisent pour formuler cette complainte allégée. Il est
question d’acquérir moyen de circuler, car Bourgeon n’est pas Achille au pied léger,
mais un boiteux qui sollicite une monture par nécessité. Raisin, selon une symétrie
ironique que l’on va bientôt développer, insiste quant à lui sur l’« ennuy » empathique
que doit sentir son ami à entendre le récit de ses mortels déboires. Raisin, en d’autres
termes, n’écrit pas par nécessité matérielle, et se plaint longuement. Le contraste entre
gravité et gaillardise dans le récit bachique de sa vie de vérolé envoyé à l’étuve suscite
un décalage burlesque : Raisin risque de faire rire à ses dépens, alors que Bourgeon fait
sourire à dessein. Or susciter le plaisir risque de mieux payer que de susciter l’ennui.
C’est d’autant plus vrai dans la situation de double, voire de multiple énonciation qui
est celle du poète. Le petit Bourgeon choisit un ton héroï-comique désigné comme tel :
il se refuse au pathétique. La complainte au premier degré apparaît en revanche comme
un choix vain (vanité au sens de complaisance et inanité), et potentiellement ridicule,
comme dans le cas de Raisin pour qui le comble du malheur, vu son état syphilitique,
est l’interdiction de chopiner12.
5 La proximité de ces épîtres avec une série sur la guerre invite en outre à une lecture
plus politique et anti-belliciste, d’autant que la complainte qui suit, dans l’édition
princeps, évoque la mort fatale du baron de Malleville « qui fust tué des Turcs à Bahrut »
(OP1, p. 95). Dans l’épître de Raisin, « Faulcon » (v. 32) et « courtauld » (v. 19) n’ont pas
que des référents animaliers ou obscènes ; ils désignent aussi des pièces d’artillerie,
comme dans d’autres poèmes à thématique militaire ou satirique. Vu sous cet angle, et
en lisant les deux épîtres comme un tableau historié, une séquence narrative en deux
volets, on entend que la guerre – à laquelle se destinent logiquement deux capitaines –
livre une prometteuse et verte jeunesse (quoique nécessiteuse et naïve : cas de
Bourgeon) aux mains des courtisanes vérolées et des affreux Turcs (cas de Raisin) qui
les épuisent, les dévitalisent, les dévirilisent. Dans la seconde épître, la folie et les
enfers altérants de la guerre et de l’amour (vénérien) s’avèrent même indissociables. On
retrouve donc la figuration critique de la violence martiale, chère à Marot.
6 Nos épîtres fonctionnent donc à l’évidence comme un diptyque et révèlent à la lecture
une symétrie de structure, reposant sur le contraste de ton et de personae et la cohésion
figurative. Deux capitaines adressent une requête à la Roque, leur protecteur et/ou ami.
L’un, le jeune « Bourgeon », a besoin d’aide pour « desloger », peut-être dans le but de
rejoindre le champ de bataille13. L’autre, « Raisin », ne pourra plus jamais y aller car il
est prodigieusement vérolé. L’un demande une monture pour pallier son infirmité
(Bourgeon boite) et l’autre est devenu infirme pour avoir trop chevauché (Raisin est
syphilitique). Leurs impuissances, que le destinataire (La Rocque et/ou le roi) est censé
compenser, sont donc bien différenciées. Elles introduisent cependant une imagerie
générative. L’un a besoin d’une grâce qui fasse fructifier sa jeunesse ; l’autre a perdu
toute chance de fruition14 en consumant follement sa maturité. Il n’y a dans la requête
de Bourgeon qu’une demande gracieuse et concrète facilitée par la facétie, alors que le
pathétique de la persona de Raisin empêche la persuasion par l’humour ou le ton héroï-
comique. L’ethos auctorial supporte d’un regard plus bienveillant la requête de
Bourgeon, jeune aspirant médiocre au sens moral (puisqu’il ne demande que selon son
besoin)15. Mais l’auteur garde une distance ironique par rapport au malheur de Raisin,
puni pour son intempérance et ses excès, et demeurant excessif dans ses désirs au sein
même de son malheur, par là interprétable comme un châtiment ou une épreuve.
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7 Puisque le mot « bourgeon » est spécialement utilisé au XVIe siècle pour désigner une
jeune pousse de vigne16, le lien onomastique entre les deux épîtres renforce le rapport
symbolique ébauché entre deux étapes symétriques d’une vie de service, militaire ou
autre. L’épître de Bourgeon justifie ainsi son appel à l’aide (v. 31-33) :
Car aultrement jamais ne cessera [Desespoir]De tormenter le bourgeon, qui seraTousjours bourgeon, sans Raisin devenir.
8 L’ironie contextuelle de cette crainte à conjurer est piquante, si l’on considère que le
Raisin de l’épître suivante est pratiquement à l’agonie. Aussi la différence entre les
deux requêtes sur le plan de leur validité éthique jette-t-elle a posteriori un doute sur
l’aspiration du petit « Bourgeon » à devenir « Raisin », état bien peu enviable si l’on en
croit la seconde épître.
L’équivoque sur la vigne et la dégénération/régénération symbolique en jeu
9 Au-delà de l’onomastique, le style marotique réactive le folklore verbal en pariant sur
la connivence du lecteur et le fondu possible avec le langage évangélique – d’autant
plus que le destinataire, La Roque de Robertval, était un sympathisant évangélique qui,
comme Marot, sera exilé en 1535, et qui apparaît dans L’Heptaméron de Marguerite de
Navarre, nouvelle LXVII, en tant qu’étendant la chrétienté au Canada. L’autre niveau de
lecture dont nous parlons ressort d’un réseau d’équivoques à mettre en relation avec le
style de la littérature dite bourgeoise du Moyen Âge, indissolublement comique et
morale17. Ce réseau part de la vigne, et une imagerie naturelle et générative en découle.
La présence de cette imagerie dans le Temple de Cupido (entre autres), œuvre des débuts
plus ouvertement allégorique que les épîtres (dans la lignée du Cantique des cantiques,
via le Roman de la Rose) invite à déceler une dimension spirituelle en relation avec
l’allégorèse chrétienne, sans que le propos de Marot ne se confonde toutefois avec
celle-ci18.
10 Si pour obtenir une monture Bourgeon doit lourdement alléguer sa claudication, la
plaisanterie sur cette mauvaise posture du locuteur atteint son comble au centre de
l’épître : « Ou il faudra (la chose est toute seure) / Que voise à pied, ou bien que je
demeure » (v. 15-16). La tautologie facétieuse détend certes le noble destinataire et le
prédispose au geste généreux, fonction pragmatique de la plaisanterie. Mais l’échange
entre interlocuteurs masculins, l’acte de publication, et la surdétermination en
diptyque invitent à un dépassement de la rhétorique de la requête, lettre du texte,
d’autant plus que la littéralité criante de la formulation invite à interprétation19. Ce
truisme, à savoir que le Bourgeon sans monture devra partir à « pied » ou rester
(« demeure[r] »), réfère en même temps par jeu de mots à la jeune pousse, qui vient « à
pied » (grandit, devient pied de vigne, autrement dit) ou bien « demeure », c’est-à-dire
reste telle quelle ou bien dé-mûrit c’est-à-dire pourrit20, issue probable en l’absence de
« monture », de tuteur qui aide à faire monter la vigne. Marot est familier de ces
équivoques médiévales, comme il le montre magistralement dans ses coq-à-l’âne,
épîtres satiriques et épigrammes grivoises21. À notre connaissance, aucun critique ni
éditeur moderne de Marot n’a su lire cette équivoque sur « aller à pied » et « dé-mûrir/
demeurer ». L’habitude moderne de séparer le rire bas ou populaire de toutes
ambitions poétiques, morales ou spirituelles nous empêche de voir le plus « gros », le
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double sens évident. La critique de ces trente dernières années a en outre allègrement
tiré Marot vers le religieux en oubliant parfois la richesse subtile de sa poésie gauloise
en plus d’un sens. Peut-être aussi une sorte d’incompréhension post-mallarméenne
censure-t-elle la lecture, nie péremptoirement la possibilité de l’équivoque, perçue
comme indigne d’un grand poète22.
11 Les « raisins » ayant traditionnellement un sens sexuel, de même que la boiterie
suggère une impuissance relative, on décèle entre les deux poèmes un renversement de
virilité ou de puissance générative, à interpréter en termes plus généraux. Celui qui a
nom « Raisin » devrait en effet être le plus vigoureux, le plus viril ; or il n’en est rien.
Les raisins de Raisin (le référent physique est plus clair dans la deuxième épître) se
dessèchent littéralement, et la maladie vénérienne lui a fait perdre sa virilité. C’est
qu’un funeste « grand coup de Faulcon » – l’équivoque obscène là encore est commune23
– l’a « navré » (v. 35, le nerf ayant un sens sexuel bien connu) et contraint à « faire la
poulle » (v. 32-33)24 puis à se faire « frotter » par un « grand Turc » (v. 41-43), ce qui se
passe de commentaire. On appréciera de même dans l’épître de Raisin la multiplication
des images suggérant la stérilité, tels les « flacons vuides » (v. 57). Cette stérilisation
consécutive à une sur-dépense se lit à différents niveaux, de la fiction littérale à la
critique de fol amour, ou encore au militantisme pacifiste. On peut même voir là en
filigrane une allusion à la véritable liqueur vitale, celle de la Grâce, ou à la véritable
puissance, celle du glaive de l’Esprit à l’action libératrice (référence déjà présente dans
l’Epître du Camp d’Attigny25), par contraste avec les vains coups de « faucon » mis en
cause en tant que (dé)perdition dans la guerre ou dans la luxure.
12 La vigne qui se flétrit sans porter fruit, crainte explicite de Bourgeon, telle est
précisément la piteuse histoire du capitaine Raisin, persona qui figure l’excès comme
Bourgeon le défaut26. Vidé de sa liqueur tel l’amant d’Alix27, il est littéralement en train
de tourner au vinaigre (« l’aigreur » l’habite, v. 68), alors même qu’il est interdit
d’ablutions vineuses. Il est condamné à « perdre le goust de [s]on proche Cousin »
(v. 50, le vin), comme il le dit dans sa prière à Bacchus28. Au contraire, dans l’épître de
Bourgeon, sujet boiteux, physiquement diminué, c’est la virilité de l’ennemi allégorique
(« Désespoir ») qui est menacée par la puissance de frappe de La Roque. Par équivoque
onomastique là encore, le rocher, la roque « bien ferme » (v. 25) a pour botte secrète
« Espérance » (v. 27), apte quand elle « sort » à terrasser l’ennemi, à lui faire faire du
raisiné, c’est-à-dire « saigner du nez » (v. 29)29 – nouvelle allusion aux déboires de
Raisin. La Roque peut et doit donc « eschine[r] » Désespoir (v. 30), vœu présenté avec
humour par Bourgeon. Le sort de Raisin est au contraire coupé de l’espoir (sauf de
celui, pitoyable, de boire… et d’être plaint) par le fait qu’il est incapable de sourire de
son malheur, d’en minorer le pathétique dans l’humour qui adoucit « l’aigreur » (v. 68),
comme réussit à le faire Bourgeon en esquivant la complainte.
13 La perte ou la déperdition d’énergie vitale dont est victime Raisin forme ainsi le contre-
modèle du désir modeste de Bourgeon, quoique celui-ci espère ironiquement devenir
raisin. Et cet emblème du zèle juvénile et léger est une image possible de Marot, jeune
poète courtisan humble par l’ethos. Ce serviteur à l’esprit libre se (et nous) demande s’il
ne vaut pas mieux aller à pied dans tous les sens – car on songe de surcroît au sermo
pedestris comme désignation du style simple, et au qualificatif d’humilis (à ras de terre)30
– plutôt que de finir « hors d’haleine » dans tous les sens : privé de souffle et de liqueur
fertile, d’inspiration31. Le poète ne saurait se couper de cette vitalité essentielle de la
terre et de ses humeurs, de l’humble transformé en paradigme fécond – d’ailleurs
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humus, humor, et homo étaient associés selon la même racine étymologique, à l’époque
de Marot.
14 Dans le diptyque des épîtres de Bourgeon et Raisin, l’équivoque sert donc de
divertissement et d’avertissement au lecteur en montrant un ethos empreint de bonne
humeur, une présence auctoriale qui, par le détour de la persona, met en perspective la
tentation courtisane qui le concerne directement, dans le service de plume et non
d’épée même s’il critique au passage le grand gâchis guerrier. Le désir de plaisir, de
confort et de faveur, le service et la conquête ne regardent pas que les capitaines et les
chevaliers, et Marot travaille à se distancier – sans totalement s’en dissocier – du sort
de Bourgeon et Raisin, un peu comme le fait Rabelais avec ses personnages d’éternels
altérés. D’où une auto-parodie subtile, qui subvertit la complainte par la gauloiserie et
la gauloiserie par un spiritualisme éthiquement et poétiquement productif32. L’humour
accomplit ici, comme souvent chez Marot, une humiliation gracieuse, toujours dans
l’espoir d’atteindre à une jouissance pleine et simple, dans un entre-deux actif et
souriant, attaché à éviter la fruition empêchée aussi bien que la maturité desséchée,
l’état de bourgeon étouffé comme celui de raisin frelaté33. Clément vante à bon droit cet
émondage productif dans l’épître À un sien amy :
De l’entre-deux seroit tousjours content.Car cestuy là qui hault ne bas ne volleVa seurement, & jamais ne s’affolle.34
NOTES
1. C. Marot, L’Adolescence clémentine, Épîtres VIII et IX, Epistre pour le Capitaine Bourgeon. A Monsieur
de la Rocque, et Epistre faite pour le Capitaine Raisin, audict Seigneur de la Rocque, dans Id., Œuvres
poétiques, éd. Gérard Defaux, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », t. I : 1990 et t. II : 1993
(dorénavant OP1 et OP2), p. 88-89.
2. F. Lestringant, « Le rire de L’Adolescence clémentine », dans Chr. Martineau-Génieys (dir.),
Clément Marot et L’Adolescence clémentine, Nice, Association des Publications de la Faculté des
lettres de Nice, 1997, p. 21-37. Le critique ne voit là qu’« obscénité voilée », jeu qui n’a « ni queue
ni tête ». Pas seulement…
3. Elle-même placée après la requête plus conventionnelle de l’Epistre du Despourveu.
4. « Item, il est assauoir que en lettres, missiues et presque en toutes, l’en faict touiours
demande ; et, pour iustement demander, il est requis de demonstrer sa petition estre iuste ;
secondement, estre possible a celuy a qui on demande en luy exposant la possibilité ; tiercement,
assigner, la remuneration » : ces étapes de l’épître de requête sont implicites ou explicites selon
la situation, selon Pierre Fabri, Le Grand et vray art de pleine rhetorique [1521], Genève, Slatkine
Reprints, 1972, p. 203.
5. Ledit La Rocque est vraisemblablement Je(h)an-François de La Ro(c)que de Robertval, noble de
cour issu d’une grande famille languedocienne (picarde par sa mère) attachée aux Valois (voir
« La Rocque de Roberval, Jean-François de », dans Dictionary of Canadian Biography Online,
Université de Toronto-Université Laval, vol. 1, URL : http://www.biographi.ca/009004-119.01-
e.php?BioId=34463, consulté le 27 juin 2011). Son père, Bernard de la Roque dit « Couillaud »
(sobriquet qui désignait un caractère gai), fut ambassadeur de François Ier auprès du Sultan après
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avoir servi la reine Anne de Bretagne (comme le fit le père de Marot). Jean-François, compagnon
d’armes de François d’Angoulême et protecteur de Clément Marot, était alors écuyer (l’édition de
1538 le précise) ; il fut en faveur à la cour avant son bref exil (pour sympathie avec la Réforme) en
1534-1535, puis son départ pour Terre-Neuve et le Canada avec Jacques Cartier, en tant que
capitaine ; il apparaît en cette qualité dans l’Heptaméron, nouvelle 67. Il fut peint par François
Clouet, avec de nombreux membres de la cour de François Ier (voir Jean Meyer, « Roberval, Jean-
François de la Roque de, 1500-1561 », dans Encyclopædia universalis, URL : http://
www.universalis.fr/encyclopedie/T302685/ROBERVAL_J_F_de.htm, consulté le 27 juin 2011).
6. L’épître Au Roy dite pour avoir esté desrobé déploie la même prouesse dans l’équivoque
remotivée, et ce dans un contexte épistolaire pareillement associé à la familiarité et à la
bouffonnerie gasconne. La Roque est originaire comme Marot (et François d’Angoulême avant
son accession au trône) de contrées méridionales par rapport à la France (Navarre, Languedoc,
vieille Gascogne…), identité qui semble favoriser un jeu d’équivoques obscènes. Ce folklore
semble perdre de sa faveur à la cour de François Ier devenue « maîtresse d’école », instance
centralisatrice et « civilisatrice » – et peut-être aussi lorsque l’Espagne devenue impériale ne peut
plus être aussi gaîment assimilée dans la culture gallique. Pour une lecture socio-économique de
cette Epistre au Roy, pour avoir esté desrobé, voir C. Skenazi, « L’économie du don et le mécénat, Les
formes de l’échange dans une épître de Clément Marot », dans French Studies, vol. 57, n° 4, 2003,
p. 463-474.
7. F. Cornilliat, « Or ne mens ». Couleurs de l’éloge et du blâme chez les grands rhétoriqueurs, Paris,
Champion, 1994, p. 324.
8. À propos de la liquidation souriante de la rime équivoquée dans la Petite epistre au Roy,
F. Cornilliat écrit : « Le texte accepte d’en sacrifier la puissance lyrique, encomiastique, pour
mettre en valeur son ethos dédoublé : si le poète est fier et sûr de son art […] il ne pourra le dire
qu’au second degré […]. Les équivoques de Marot charmeront en faisant sourire ; une dernière
fois elles diront le “bien”, mais celui de la rime seulement, par une anti-laudatio qui demande uneF02Dlecture distante ou complice » (Ibid., p. 337).
9. Pour un examen plus général des pièces de sollicitation, voir O. Rosenthal, « Clément Marot :
une poétique de la requête », dans G. Defaux (dir.), Clément Marot, « Prince des Poëtes français »,
1496-1996. Actes du colloque international de Cahors en Quercy, 1996, Paris, Champion, 1997, p. 283-300.
10. Note 3, OP1, p. 469.
11. On songe aussi au fameux « Et en pleurant tasche à vous faire rire » de l’épître Au roy, pour
avoir esté desrobé, où le principe de subversion de la plainte par l’humour s’exerce à plein (v. 68,
Suite de l’Adolescence clémentine, OP1, p. 320-323 ; composition fin 1531).
12. Cf. les « vrais » Gaulois de la ballade IX de L’Adolescence clémentine : De l’Arrivée de Monsieur
d’Alençon en Haynaut (OP1, p. 120-121), qui fondront sans problème sur ces grossiers gens du nord,
lesquels en ont après nos vins, eux qui n’ont que leurs piteuses bières…
13. Cf. « Faute d’argent, me rend foible de riens », équivoque du rondeau XXXIV intitulé Au Roy,
pour avoir argent au desloger de Reins, OP1, p. 153 ; cf. aussi les soldats à dos de mule du rondeau
XXXIII.
14. C’est le contraire d’Enghien qui semble promis à porter fruit selon l’Epistre envoyée par Clement
Marot à Monsieur D’Anguyen, Lieutenant pour le Roy de là les Montz (OP2, p. 707-709) datant de 1544.
Sur la notion de fruition en rapport avec la production du sens, voir T. Cave, Cornucopia, Figures de
l’abondance au XVIe siècle, tr. G. Morel, Paris, Macula, 1997, p. 72-79 en particulier. Usus, fructus,
abusus sont des termes à la fois juridiques et théologiques ; dans la mouvance augustinienne,
Érasme en discute dans son Enchiridion (cité par U. Langer, Perfect Friendship : Studies in Literature
and Moral Philosophy from Boccaccio to Corneille, Genève, Droz, 1994, p. 105).
15. Cf. la fable du paysan et de la cognée dans le prologue du Quart livre de Rabelais, et la vogue
des priapées en vernaculaire (voir R. Kuin et A. Lake Prescott, « The Wrath of Priapus : Remy
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11
Belleau’s “Jean qui ne peult” and its Traditions », dans Comparative Literature Studies, vol. 37, no 1,
2000, p. 1-17).
16. Voir l’entrée « Bourgeon » du dictionnaire de R. Cotgrave (A Dictionarie of the French and
English tongues, 1611, fac-similé avec intr. de W. S. Woods, Columbia, University of South Carolina
Press, 1950).
17. La figuration par équivoques à sens proverbial et moral se matérialise de manière frappante
dans l’esthétique des rébus de Picardie, diffusés dans toute l’Europe fin XVe/début XVIe – outre le
fait que le dédicataire était partiellement d’origine picarde comme on l’a remarqué supra ; voir J.
Céard et J.-Cl. Margolin (dir.), Rébus de la Renaissance. Des images qui parlent, Paris, Maisonneuve et
Larose, 1986. Les images les plus obscènes s’y combinent pour délivrer les sentences les plus
moralisatrices, par exemple : « Folle-mange-vits = Follement je vis » (p. 267). Les œuvres de Villon,
Rabelais, Estienne, et Tabourot portent la trace de ces rébus – ou du moins des équivoques
élaborées qui les sous-tendent, elles-mêmes parfois tirées de pièces de vers.
18. Rappelons avec Hans-Robert Jauss l’affinité esthétique et la différence herméneutique entre
textes religieux et textes poétiques : « Le texte poétique n’est pas un catéchisme qui nous
poserait des questions dont la réponse est donnée d’avance. À la différence du texte religieux
canonique, qui fait autorité et dont le sens préétabli doit être perçu par “quiconque a des oreilles
pour entendre”, le texte poétique est conçu comme une structure ouverte où doit se développer,
dans le champ libre d’une compréhension dialoguée, un sens qui n’est pas d’abord “révélé” mais
se concrétise au fil des réceptions successives dont l’enchaînement répond à celui des questions
et des réponses », dans Id., Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 248.
19. Un tel poème, où certains choix attirent l’attention, appelle la « lecture rétroactive » de
Michael Riffaterre, sur la considération du contexte d’ensemble et d’« agrammaticalités »
remarquées ; l’analyse pointe des « mots doubles » par lesquels le texte ne veut pas dire (que) ce
qu’il dit (voir de M. Riffaterre : Sémiotique de la poésie, Paris, Seuil, 1983, et La Production du texte,
Paris, Seuil, 1979).
20. L’adjectif « s(e)ur » signifie aussi « aigre », « acide » (Cotgrave donne comme équivalents
anglais sowre, sharpe, eagar, tart), surtout pour les fruits (cf. encore aujourd’hui, les « pommes
sûres »), donc comme les raisins verts… « Tout homme qui mangera des raisins verts, ses dents en
seront agacées », dit Jérémie 31, 30 (omnis homo qui comederit uvam acerbam obstupescent dentes
eius), en une prophétie de l’alliance nouvelle où chacun subira les conséquences de ses propres
péchés. Le Cantique des cantiques, où l’imagerie de la vigne et du verger est très présente, associe
la maturité des fruits à l’accomplissement de l’amour : fruit et fruition toujours (au verset 7, 12,
par exemple) ; cf. Jean 15, 1-2 également.
21. Sur la tradition médiévale associée à ce goût des jeux de mots, voir B. Roy, Une Culture de
l’équivoque, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1992.
22. « Tout en ayant l’air d’utiliser un langage presque populaire, il diffère radicalement du
populaire », disait Denys d’Halicarnasse de Lysias, modèle du style mince ou iskhnos (Denys
d’Halicarnasse, Les Orateurs antiques, cité par J. Lecointe, L’Idéal et la différence : la perception de la
personnalité littéraire à la Renaissance, Genève, Droz, 1993, p. 395) ; ceci distingue l’orateur mince
des sophistes qui paraissent habiles sans l’être. Ce passage de Denys a pu inspirer les
développements d’Hermogène et de Cicéron sur l’apparente facilité du style simple. L’efficacité
du « discours habile sans le paraître » est en effet vantée par Hermogène de Tarse dans L’Art
rhétorique, tr. et éd. M. Patillon, Paris, L’Âge d’homme, 1997, p. 473 sq. ; et L’Orateur de Cicéron dit
que le vrai attique « n’élève pas le ton et se tient au ras du sol [summissus est et humilis], se
modelant sur l’usage [consuetudinem imitans], plus différent dans la réalité de l’absence
d’éloquence [ab indisertis re] qu’il n’en donne l’impression. C’est pourquoi ceux qui l’entendent, si
incapables qu’ils soient eux-mêmes de parler [infantes], se figurent néanmoins qu’ils peuvent le
faire de cette façon-là. Car la précision de ce style [orationis subtilitas] paraît imitable, au moins à
en juger, mais rien n’est moins vrai quand on s’y essaye [nihil est experienti minus] » (L’Orateur
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12
[Orator], § 75-76, dans L’Orateur. Du meilleur genre d’orateurs, tr. A. Yon, Paris, Les Belles Lettres,
1964, p. 27).
23. Sens obscène patent dans la seconde épître des Dames de Paris, OP1 p. 287 : « Vos grands
Faulcons, qui furent Faulconneaux, / Vollent tousjours pour chaynes, et anneaulx » (v. 312-313).
24. Cotgrave paraphrase « Faire la poule » par To play the coward. En contre-exemple de ce pauvre
Raisin pratiquement émasculé, le père de la Roque aurait été surnommé « Couillaud », clin d’œil
supplémentaire qui suppose une connivence devant l’équivoque.
25. Eph. 6, 17, passage sur le combat spirituel, l’armure de l’amour de Dieu contre les esprits du
mal. « L’espée Sainct Pol » apparaît en outre en registre militaire, dans l’Epistre du Camp d’Attigny
à ma Dicte Dame d’Alençon (dans L’Adolescence clémentine, OP1, p. 78-82, v. 97).
26. Marot prolonge une tradition du contrepoint, du contre-éloge : il lance par exemple la mode
des blasons et contre-blasons et met en regard dans ses Épigrammes le Beau puis le Laid tétin.
27. Cymetiere XI (non publié), OP2, p. 396 : « Cy gist Martin, qui pour saouller Alix, / Tant culleta
qu’il en perdit la vie : […] / Il esgouta toute son eau de vie ».
28. L’épître joue sur l’adage Sine Cerere et Baccho friget Venus (cité par G. Defaux, note 17, OP1,
p. 431). Le passage évoque le Temple de Cupido, poème dans lequel les treilles de Priapus (voûtes
du temple) étaient pleines de bourgeons et de raisins : « Là dependent tant seullement /
Bourgeons, & raisins à plaisance, / Et pour en planter abondance, / Bien souvent y entre Bacchus,
/ A qui Amour donne puissance, / De mettre guerre entre bas culz » (v. 277-282). La rime
« escus » : « Bacchus » (épître IX, v. 27-28) nous rappelle que l’équivoque « Bacchus »/« bas culs »
est exploitée par Rabelais dans son Cinquième Livre (ch. XLV), alors que le Gargantua du même
auteur (ch. XII et XXXIX) offre des occurrences de « courtauld » remarquées par Defaux… sans
oublier les « andouilles » du Quart Livre, que l’on retrouve dans l’épître de Raisin.
29. « Faire du raisiné », expression imagée attestée par Cotgrave, signifie « saigner du nez » ; c’est
aussi dans ce cas tourner en déconfiture, puisque le raisiné désigne une gelée de raisin.
30. Rappelons que le sermo pedestris concerne particulièrement dans l’exemple d’Horace (Art
poétique, v. 95) les personnages en difficulté. Il se trouve aussi que l’exemple de style simple
répertorié par la Rhétorique à Herennius est un dialogue commenté, entrecoupé de pauses
narratives, qui rend une altercation aux thermes entre un jeune homme « urbain » et un grossier
personnage (Rhétorique à Herennius, l. IV, § 14). Des thermes de cet exemple d’école à l’étuve du
malheureux Raisin, il n’y a peut-être qu’un pas.
31. Cf. la présence de la pelade honteuse dans l’épître Aux Dames de Paris, qui ne voulloient prendre
les precedentes excuses en payement, également satirique (Suite de l’Adolescence clémentine, OP1,
p. 287) : « Qu’attendez vous ? Quand on est hors d’alaine / La force fault. Quand vous serez hors
d’aage / […] / Car sans humeur seiches vous demourrez » (v. 178-182) ; « Pource que trop serez
vieilles pellées, / Desjà vous prend icelle maladie » (v. 188-189).
32. Pour de plus amples développements sur la simplicité complexe de la poétique marotique,
voir C. Noirot-Maguire, « Entre deux airs » style simple et ethos poétique chez Clément Marot et Joachim
Du Bellay, Laval, Presses Universitaires de Laval, 2011.
33. Cf. Jean 15, 1-2 : « Je suis le vrai cep, et mon Père est le vigneron. / Tout sarment qui est en
moi et qui ne porte pas de fruit, il le retranche ; et tout sarment qui porte du fruit, il l’émonde,
afin qu’il porte encore plus de fruit. – Ego sum vitis vera et Pater meus agricola est / omnem palmitem
in me non ferentem fructum tollet eum et omnem qui fert fructum purgabit eum ut fructum plus adferat »
(tr. Segond et Vulgate).
34. À un sien Amy, [épître IV], v. 63-66, OP2, p. 704. Cf. l’expression « entre deux Airs » comme
éloge du bon serviteur Florimond, dans la Déploration de Florimond Robertet (Deploration sur le
Trespas de Messire Florimond Robertet, OP1, p. 207-223).
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
13
INDEX
Mots-clés : Mator (Clément), Adolescence clémentine, polysémie, requête, onomastique,
persona, humour, rhétoriqueurs
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14
De Cordoue à Jérusalem : sur unesource possible de ZaïreVincenzo De Santis
Poète, nom qui ne signifie pas créateur ou
inventeur, comme le pensent quelques
personnes, mais seulement ouvrier, comme si l’on
voulait dire ouvrier parfait.1
1. « A Racine’s Judgement, with a Shakespeare’s Fire »2 ?
1 La double influence racinienne et shakespearienne que l’on peut retrouver dans Zaïre a
fait l’objet d’un débat critique qui commence avec la création de la pièce « chrétienne »
de Voltaire. Cette tragédie a été souvent considérée comme le carrefour entre les
fureurs du théâtre shakespearien et « l’effet de sourdine » (au sens spitzerien de
Dämpfung) caractérisant la tragédie française à partir de Racine. Dans l’introduction de
son édition de Zaïre, Eva Jacobs propose un bilan des différentes positions critiques du
XVIIIe siècle à nos jours, rapportant des visions contrastantes qui passent de
l’appréciation inconditionnelle aux accusations de plagiat3. Le travail de Jacobs se fonde
aussi sur l’examen des sources historiques et historiographiques de la pièce4, mais au
niveau des modèles littéraires elle n’analyse de manière précise que les rapports de
Zaïre à Othello.
2 Un autre élément à souligner, c’est la présence constante, dans la tragédie de Zaïre, des
invocations de Dieu, dont une analyse complète serait impossible à faire ici (le lexème
« Dieu » compte tout seul 52 occurrences). Les personnages s’adressent sans cesse à la
divinité qui devrait être garante de justice et confient leur sort à la providence,
véritable protagoniste in absentia. Le dénouement tragique, le baptême raté de la
protagoniste qui serait ainsi, d’après la logique de la morale chrétienne, condamnée à
ne pas recevoir le salut, jette une ombre sur les attributs divins de bonté et de justice et
sur la doctrine du salut professée par le christianisme. Si l’influence de Bajazet a été très
souvent soulignée par la critique, l’importance d’autres pièces raciniennes, notamment
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
15
des pièces chrétiennes et de leur usage du langage et de l’imagery bibliques, a été
quasiment oubliée. Norbert Sclippa fait allusion à Esther, mais son intuition n’est pas
suivie d’une étude précise des rapprochements possibles entre les deux pièces5. Ce
recours à un langage qu’on pourrait définir « psalmique », surtout si l’on pense aux
nombreuses éditions de la Bible en général et du livre des Psaumes en particulier
possédées par Voltaire, est le signe d’une appropriation linguistique : dans une pièce
qui se voudrait chrétienne, le Patriarche utilise la logique et le langage du
christianisme pour le présenter comme une doctrine d’où la miséricorde a été presque
bannie. C’est dans cette perspective que Truchet a défini Zaïre comme un « anti-
Polyeucte »6.
3 Un des examens les plus complets des « dettes » de Voltaire envers l’auteur d’Iphigénie
est constitué en revanche par l’analyse stylistique de Zaïre proposée par Nathalie
Fournier : en négligeant expressément la filiation de Bajazet, Fournier analyse le style
de Zaïre par rapport au macro-texte racinien dans son ensemble. D’après Fournier, cette
proximité stylistique n’est donc pas le fruit d’une imitation volontaire, mais tout
simplement l’effet du choix d’une langue, la « langue classique », dicté par une
intériorisation qui est plutôt la conséquence naturelle d’une « imprégnation stylistique
profonde et spontanée » que le résultat d’une « imitation consciemment laboureuse »7.
4 L’étude des sources de Zaïre s’est ensuite orientée vers un autre horizon, c’est-à-dire
l’arrière-plan historique, qui comporte l’analyse du rôle et des fonctions de l’Histoire
dans la tragédie troubadour de Voltaire8 : les événements relatifs aux Croisades ne sont
pas une source de références précises mais elles construisent en revanche un véritable
« composite picture »9 asservi à la dramaturgie voltairienne où réalité et fiction
s’entremêlent constamment.
5 Un troisième et dernier courant d’études se dirige ailleurs, à la recherche de sources
qui s’éloignent de l’éternelle dichotomie Othello-Bajazet. C’est bien le cas d’un article
d’Alexander Haggerty Krappe, qui prétend avoir repéré la source principale de Zaïre
dans la sixième histoire de la huitième journée de l’Hecatommithi (1565) de Giambattista
Giraldi Cinzio10. Comme le souligne Jacobs, la découverte de Krappe serait presque
« self-condemned »11 : d’après les deux études les plus importantes consacrées à la
bibliothèque de Voltaire, l’auteur de Zadig n’aurait jamais été en possession de l’
Hecatommithi, ni en original ni en traduction12. Même si sa thèse n’a pas été confirmée,
il faut reconnaître à Krappe le mérite d’avoir orienté la recherche vers des intertextes
moins conventionnels, et c’est justement le chemin que nous allons suivre dans notre
courte analyse. Nous nous focaliserons donc sur l’histoire de la reine Zahra, tirée de la
Verdadera Historia de Miguel de Luna, que Voltaire a connue dans la traduction française
attribuée à Le Roux dont il possédait un exemplaire13.
2. Une source possible de Zaïre : La Verdadera Historia de Miguel de Luna et sa première traduction française
6 Traducteur, médecin et « faussaire », Miguel de Luna naquit à Grenade peu après 1550.
Il fit des études de médecine à l’Université de sa ville natale mais, à ce qu’il paraît, il
n’exerça jamais la profession dont le titre lui assurait le droit14. Entièrement consacré à
l’activité de traducteur, vers 1610 il fut nommé interprète officiel du roi. Impliqué dans
l’affaire des Plomos del Sacromonte et probablement responsable de leur falsification avec
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
16
son ami Alfonso del Castillo, de Luna est principalement connu pour sa Verdadera
Historia del Rey don Rodrigo15.
7 En usant de l’expédient littéraire du manuscrit retrouvé qui demande l’intervention
d’un traducteur expert, de Luna rédige un ouvrage consistant en une réécriture
romanesque à la valeur essentiellement apologétique de la conquête arabe de
l’Espagne. Il s’agit en effet d’une sorte de speculum principis voué à modifier la position
du roi par rapport aux arabes qui se trouvaient encore sur les territoires ibériques. De
Luna propose l’exemple du roi Iacob Almançor, dont la tolérance envers les peuples
conquis le rendait « presque chrétien ». En revanche, c’est justement le roi espagnol
Don Rodrigo qui incarne la figure du monarque dissolu et rompu à tous les vices16. De
Luna souligne en effet la justesse et la générosité des régnants musulmans, et cette
insistance sur les vertus possédées par les rois islamiques en général et par Almançor
en particulier peut avoir influencé Voltaire pour la création du personnage
d’Orosmane. De plus, l’idée d’une éthique laïque ou, du moins, entièrement
indépendante de la foi, offre au dramaturge un modèle pour la construction du rapport
religion/morale tel que Voltaire le présente dans sa tragédie. La clémence musulmane à
laquelle nous avons fait allusion ne sauvera pas la protagoniste du martyre.
8 Le chapitre XI de la Verdadera Historia, où l’on trouve le récit des amours clandestines de
Mahometo Gilhair et de la reine Zahra, représente ce qui peut être considéré comme un
avant-texte de l’histoire de Zaïre. Cette filiation se ferait donc par l’intermédiaire de la
traduction de Le Roux qui figure dans la liste des livres possédés par Voltaire et à
laquelle nous allons nous référer dans notre analyse17. L’exemplaire de Voltaire, qui n’y
a pas laissé de notes marginales, présente tout de même plusieurs signes de lecture,
notamment des cornes au début des chapitres VII et XIV, entre lesquels l’histoire de
Zahra est comprise18. Si dans la version espagnole Gilhair est présenté, à partir du titre,
comme le véritable protagoniste de l’histoire, la version française19 insiste sur le rôle
joué par la reine dans la conversion de son amant : dans la Historia Gilhair « se torno
cristiano » (p.26), alors que dans la traduction c’est bien Zahra qui « l’oblige de se faire
chrestien, & l’épouse ensuitte » (p. 118). Plus en général, Le Roux met l’accent sur les
aspects romanesques de la Historia, les amours de Zahra et Gilhair devenant ainsi le
noyau narratif du chapitre.
9 À la suite d’un naufrage, la belle princesse Zahra Abnaliaça, fille du roi musulman
Mahomet Abnehedin, débarque avec sa suite sur les côtes de Cabo de Gata.
Emprisonnée par les soldats chrétiens, Zahra est conduite auprès du roi Rodrigue et
« l’amour s’y mit aisément ». La princesse se convertit au christianisme et épouse ainsi
le roi. Tout juste après la prise de Cordoue par les arabes guidés par le général Tarif et
par le comte chrétien Julien, dont la fille avait subi les attentions importunes de
Rodrigue, ce dernier est contraint de se retirer en Castille. La reine Zahra n’arrive pas à
s’enfuir et se trouve toujours à Cordoue lorsque Tarif s’empare de la ville20.
10 Tarif octroie à la reine la possibilité de rester dans son palais et la confie à Mahomet
Gilhair, prince royal de Tunis, en lui ordonnant d’honorer et respecter la
captive comme si elle était « leur veritable Reyne, pour tâcher de lui faire reprendre les
mœurs et la religion de ses pères ». Gilhair en tombe vite amoureux et lui propose de
l’épouser, à condition qu’elle renonce à la foi des chrétiens. Zahra refuse le mariage et
se démontre « resoluë de vivre et de mourir dans la Foy qu’elle avoit embrassée », en
exerçant sur Gilhair le même chantage. Après de faibles résistances, le prince accepte
de se convertir, reçoit secrètement le baptême et parvient à épouser la reine. Une
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
17
esclave de Zahra, qui n’avait pas abandonné la foi musulmane, informe le général Tarif
de la trahison de la reine et de la conversion du prince. Craignant que son zèle ne soit
pris pour de l’« envie », Tarif s’adresse au roi de Tunis qui exige l’exécution subite de
son fils. Engagé dans des combats auprès de Grenade, Tarif confie le cas à son
subalterne Adilbar qui confirme la sanction, tout en offrant aux condamnés une
dernière possibilité :
Il les exhorta de renoncer à la Loy des Chrétiens, s’ils vouloient sauver leur vie. Maisil ne voulurent jamais y consentir, & déclarerent qu’ils aimoient mieux souffrir lamort dont on les menaçoit, & qu’ils estoient prests de recevoir, que de renoncer à laFoy qu’ils avoient embrassée. Adilbar surpris & irrité en mesme temps d’une telleopiniastreté, leur fit trancher la teste à tous trois.21
11 Une première affinité avec la tragédie voltairienne est à chercher non seulement dans
l’histoire mais aussi dans l’homonymie de deux protagonistes. Si la version française de
la Verdadera Historia garde l’original Zahra, Voltaire opte toutefois pour Zaïre (Zayre,
dans d’autres éditions22), nom francisé qui se caractérise par la capacité de reproduire,
grâce au prolongement vocalique, un son très proche de celui de son modèle23. En
outre, les épithètes « Jeune et belle » qu’attribue Voltaire à Zaïre dans l’incipit de la
tragédie semblent faire écho à la description de Zahra contenue dans l’Histoire, avec un
lexème co-occurrent et une transposition substantif-adjectif24. Vu la nature topique de
cette description (une princesse ne pourrait être que jeune et belle), si les affinités
entre les deux textes s’arrêtaient à la coïncidence onomastique ou à la caractérisation
extérieure du personnage, elles ne suffiraient pas pour supposer une filiation.
Toutefois, l’intrigue et surtout le conflit entre deux religions-cultures fortement
identitaires caractérisant les deux ouvrages offrent effectivement plusieurs points de
contact.
12 En ce qui concerne le problème de la religion, il faut avant tout signaler la présence du
thème de la conversion, que Voltaire garde mais dont il renverse le schéma. Un autre
élément commun est constitué par la dissimulation des actes de foi. Tout d’abord la
vénération secrète des objets de culte : même d’un point de vue linguistique,
« l’intelligence secrette » de Zahra et Gilhair cachant « avec soin les Images qu’ils
adoroient »25 serait évoquée par la croix possédée par Zaïre et « avec soin conservée »
que sa confidente Fatime définit « signe des chrétiens que l’art dérobe aux yeux » et
« gage secret de la fidélité »26. Ensuite, le thème du sacrement imparti en secret : dans l’
Histoire, deux sont les sacrements (le baptême de Gilhair et le mariage), alors que dans
Zaïre il s’agit uniquement du baptême que la protagoniste n’a toutefois pas le temps de
recevoir, mais dans les deux cas, une autorité externe est appelée expressément pour
les dispenser.
13 Le conflit opposant « la loi du père et les droits du cœur », pour reprendre une formule
devenue célèbre27, se manifeste dans le double statut du mariage aussi bien dans la
tragédie que dans l’Histoire : les nœuds de l’hyménée qui unissent déjà Zahra à Gilhair
sont licites dans la mesure où ils sont insérés dans le système éthico-juridique du
monde chrétien où ils ont été contractés. Ils deviennent illicites, voire criminels, par
rapport à l’univers de valeurs de la foi musulmane d’où Zahra provenait. De la même
manière, une fois projetée à l’extérieur du sérail vers le monde chrétien où la princesse
est née, la promesse de mariage de Zaïre perd totalement sa licéité et se transforme elle
aussi en imposture et en crime. Tout comme Lusignan, Abnehedin est mort en
apprenant la nouvelle de la conversion de sa fille, mais la « loi du père », incarnée cette
fois par l’Islam, lui survit dans la mesure où « le thème de la religion se confond avec le
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
18
thème de la famille et la foi en Dieu avec la foi en le père »28. La problématique centrale
des deux intrigues se fonde effectivement sur la réflexion à propos du conflit insoluble
entre deux fois, avéré par l’impossibilité des personnages, partagés entre deux univers
inconciliables, de vivre simultanément dans deux réalités radicalement opposées.
14 Même si la princesse Zahra est née musulmane et se convertit au christianisme par un
choix personnel, alors que Zaïre est appelée à la foi chrétienne en dépit de l’éducation
reçue, en dernière analyse, la mort des deux héroïnes est due à leur incapacité à
renoncer à leur propre religion. La condamnation émise par le roi de Tunis et le
chantage exercé sur les deux amants créent un système d’oppositions analogues et
spéculaires à celui de la tragédie : dans les deux cas, l’amour est en d’autres termes « à
la base d’un conflit entre identité sentimentale et identité religieuse-familiale qui se
résout avec la mort de l’héroïne »29.
15 Dans cette esquisse nous avons essayé de démontrer comment, d’une part, L’Histoire de
la conqueste d’Espagne a pu constituer pour Voltaire une sorte de canevas, un point de
départ, mais aussi, d’autre part, comment certaines des thématiques centrales de la
tragédie existaient déjà dans l’avant-texte. Toutefois, si Tarif est présenté comme un
gouvernant qui agit dans le domaine de la légalité, Orosmane est plutôt un « tyran
occasionnel » agissant « sous l’empire des passions, en particulier de la jalousie »30.
16 C’est justement dans le traitement de cette passion mortifère que réside une des
innovations les plus significatives de Voltaire par rapport à sa source. Dans la Verdadera
Historia aussi bien que dans la traduction de Le Roux, Tarif craint que ses actions ne
soient interprétées comme le fruit de l’envie, un sentiment dont il n’est pas affligé,
alors que la jalousie joue un rôle fondamental dans l’intrigue de Zaïre, et c’est bien à ce
niveau que Voltaire a pu subir l’influence de l’intertexte shakespearien, comme l’a bien
observé Truchet31. Le récit dépouillé Des amours de Mahomet Gilhair avec la Reyne est donc
l’objet d’une transformation profonde qui est le fruit de la conjonction de nombreux
facteurs : l’histoire subit avant tout l’influence de différents « textes cachés »32 qui font
partie du canon des lectures du Patriarche et agissent en tant qu’outils plus ou moins
conscients dans la création de la tragédie. Cependant, c’est d’abord l’intrigue qui doit
être adaptée aux contraintes du théâtre classique et au genre de tragédie pour lequel
Voltaire a opté. Dans cette perspective, nous essayerons d’analyser les éléments divers
qui ont contribué à la création de la pièce, à la transformation d’une diatribe religieuse
en véritable conflit tragique, et surtout à la métamorphose de Zahra en Zaïre.
3. De Cordoue à Jérusalem, de Zahra à Zaïre
17 Le premier changement concerne la structure de l’intrigue. Le texte de Luna est une
sorte de roman historique qui se caractérise par une narration fragmentée dont le
dessin se signale par une structure extrêmement digressive. Voltaire résout les
problèmes liés aux unités de temps et d’action par une intervention qui est
essentiellement double : d’un côté, il élimine tous les éléments propres de l’Histoire
d’Espagne en se focalisant uniquement sur les épisodes concernant la reine Zahra qu’il
concentre en une seule journée ; de l’autre, le dramaturge insère des thèmes et des
motifs tout à fait nouveaux par rapport à son intertexte, en analysant de près la
question de la morale et en écartant toute action satellite.
18 Un deuxième élément de nouveauté qu’introduit Voltaire repose sur le déplacement
spatio-temporel : l’Histoire de la conqueste d’Espagne commence effectivement en 712 et
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19
se déroule tantôt en Espagne tantôt dans les différents États d’Afrique. Ayant pour but
la création d’un nouveau genre de tragédie inspirée de l’histoire nationale, Voltaire
situe l’action dans le sérail de Jérusalem, à l’époque de Louis IX. Cet expédient lui
permet de respecter l’unité de lieu et de créer en même temps un scénario et un
arrière-plan historique suggestifs. Les repères chronologiques ne constituent toutefois
que des références très vagues : Voltaire se permet d’insérer plusieurs anachronismes
dont le but principal est de créer une ambiance propice pour l’action, le respect de la
vérité historique n’étant pas en ce cas spécifique une priorité. Comme le rappelle Iotti
en se référant à la préface de Bajazet, « l’éloignement des pays répare en quelque sorte
[…] la proximité de temps », de manière à créer un « contexte géographique et culturel
proprement étranger »33, qui est fonctionnel au contraste irréparable entre deux
univers de valeurs que Voltaire veut représenter. La ville de Jérusalem, scénario
historique de conflits religieux par excellence, permet en outre de projeter sur la
tragédie l’ombre du passé néfaste et meurtrier des Croisades, qui accentuerait ainsi le
conflit tragique par le biais d’un antécédent funeste.
19 Dans la représentation des homicides, la versification voltairienne montre une
tendance marquée vers l’hypotypose visant à présenter, par l’intermédiaire du récit, les
souffrances des personnages. Les scènes figurées des Croisades et du meurtre de la
famille de Lusignan (II, 1, v. 60-75, éd. Jacobs) possèdent donc la même fonction que
celle de la Guerre de Troie dans Andromaque de Racine, dont les hypotyposes
constituent probablement un autre modèle pour la tragédie de Voltaire34. En d’autres
termes, par l’effet de cette « imprégnation profonde » à laquelle nous avons fait
allusion, Voltaire s’approprie les dispositifs stylistiques de la poésie dramatique
racinienne pour créer quelque chose de nouveau. Par le biais de la langue classique,
Voltaire parvient à écrire un genre inédit de tragédie, la tragédie « troubadour », qui
respecte cependant les paramètres stylistiques du genre-roi du théâtre.
20 C’est peut-être dans l’optique de cette double finalité (écrire une tragédie nationale ;
mettre en scène un conflit tout à fait insoluble) que le dramaturge opte pour une
structure spéculaire par rapport à la version de Luna/Le Roux : Voltaire invertit les
positions des deux systèmes éthico-religieux et fait de Zaïre une chrétienne convertie à
l’Islam. Par conséquent, le christianisme, qui était chez de Luna une manifestation des
droits du cœur, incarne chez Voltaire la redoutable loi du père. Cette inversion de
points de vue se conjugue avec un autre changement significatif : l’adhésion de Zahra
au christianisme est le résultat d’un choix où l’amour, « les conversations douces », le
mariage et la couronne que lui offre Rodrigue jouent sans doute un rôle fondamental,
mais qui reste néanmoins le résultat d’une décision personnelle. Enlevée au berceau,
Zaïre devient en revanche musulmane par l’effet de l’éducation qu’elle reçoit. À une
époque où les thèmes de l’éducation et de la pédagogie représentent l’un des centres de
la réflexion philosophique, Voltaire insiste sur le rôle fondamental de l’instruction dans
la formation de l’individu. Et c’est Zaïre même qui l’affirme par un long réquisitoire sur
sa propre éducation, que la jeune fille résume dans les vers-maxime : « Chrétienne à
Paris, musulmane en ces lieux/ L’instruction fait tout »35.
21 Voltaire se sert de la réflexion sur la question de l’éducation pour modifier
profondément le personnage par rapport à l’avant-texte. Il met l’accent sur l’innocence
de son héroïne en la déresponsabilisant : si Zahra avait épousé Gilhair à la suite de
l’abandon de son mari Rodrigue, Zaïre n’a pas contracté d’autres liens avant de
rencontrer Orosmane. De plus, ayant connu l’amour bien avant la découverte de ses
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20
vraies origines, la protagoniste apparaît « du moins en première instance, radicalement
innocente »36. En suivant le goût de l’époque pour ce que Gianni Iotti a défini comme
« l’innocence menacée », le personnage s’inscrirait ainsi dans l’esthétique de la
« femme victime » qui représente un élément topique du théâtre du XVIIIe siècle37.
22 Zaïre est présentée comme une héroïne « tendre » dont le paradigme serait à chercher,
comme l’avait déjà remarqué Condorcet à propos de Zulime38, dans des personnages
tels Iphigénie ou Bérénice. Zaïre, princesse malheureuse au cœur balançant entre deux
univers, se rapproche par son innocence de la Chimène cornélienne. Partagée entre
deux pressants impératifs, elle devient un cas exemplaire de « l’incompatibilité de
l’amour et du devoir »39 : on n’est pas loin de la condition vécue et subie par l’héroïne
du Cid, marquée elle aussi par une « superbe déchirure » et abandonnée à des
contradictions sans issue40. Chimène peut toutefois sortir de son dilemme grâce à
l’intervention du roi, alors que le choix de Zaïre d’adhérer finalement à la loi du père
lui est dicté par une voix bien plus convaincante : c’est la vocation du sang. Le lexème
« sang » avec ses composés et dérivés atteint un total de 39 occurrences dans la
tragédie, qui créent un système de références anaphoriques et métaphoriques pivotant
autour du personnage de Zaïre. C’est bien à la voix du sang que Lusignan se réclame
dans le but de rappeler sa fille à la loi du père41, mais il seconde à vrai dire une force
que Zaïre subissait déjà même avant de connaître ses vraies origines42. La valeur
symbolique du sang est étroitement liée à la réadmission de l’individu au sein du
système éthico-religieux-familial qu’il avait abandonné. Le sang de Zaïre a toujours été
chrétien, voire naturaliter chrétien : l’héroïne n’hésite pas à reconnaître sa propre
sujétion aux impératifs paternels dont le monde chrétien serait le corrélatif43. Pendant
son entretien avec son frère, Zaïre arrive jusqu’à maudire « Le jour qu’empoisonné
d’une flamme profane, / Ce pur sang des chrétiens brûla pour Orosmane »44 : sous la
lumière nouvelle de la loi du père, son amour pour Orosmane devient une sorte de
contamination, un empoisonnement qui la rend un « opprobre malheureux du sang »45 .
Le pouvoir salvifique de l’eau bénite est ainsi présenté comme un antidote matériel
contre le poison de la passion et Zaïre en invoque l’ostension dans l’espoir d’éteindre
les feux de son amour et de retrouver ainsi la pureté par le biais du baptême (« Cette
eau sainte, cette eau qui peut guérir mon cœur »46). Le fait même d’être amoureuse est
présenté comme une perversion, une transgression aux principes éthiques de la
communauté, et l’opposition père/amant se traduit ainsi par une relation symbolique
entre le pur et l’impur du sang.
23 L’unité de sang s’incarne effectivement dans un réseau symbolique dont la force
s’oppose à l’éducation et finalement l’écrase. C’est donc le sang qui joue le rôle le plus
important dans l’adhésion à la loi du père : il s’agit d’un élément tout à fait nouveau par
rapport à l’avant-texte, un élément propre à la tragédie classique qui pousse la
protagoniste vers un choix à la fois opposé et spéculaire par rapport à celui de son
modèle. Zahra et Zaïre sont l’une et l’autre partagées entre deux éthiques, deux univers
inconciliables ; de ce fait, les deux princesses représentent les deux faces de la même
médaille : vertu ou bonheur ? Le dilemme est insoluble. Les deux Zaïre représentent les
deux voies opposées de la même instantia crucis, deux choix possibles qui mènent
pourtant à un destin unique : se conformer à la loi du père ou accepter le sacrifice au
nom des droits du cœur ne sont que deux chemins différents et homologues qui
conduisent inexorablement à la mort.
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21
24 Dans notre brève étude, qui ne saurait avoir la prétention d’être exhaustive, nous avons
essayé de montrer le caractère mnémonique définissant la création littéraire dans Zaïre
. Nous avons examiné les rapports existants entre Zaïre et l’Histoire de la conqueste de
l’Espagne par les Maures, cette dernière s’étant avérée comme une source potentielle de
la tragédie de Voltaire que la critique n’avait pas encore observée. Après des
rapprochements thématiques et structurels entre l’Histoire et la pièce, nous avons fait
allusion à d’autres intertextes, notamment la langue du théâtre de Racine et l’idée de
dilemme telle que Corneille la présente dans le Cid, qui ont probablement agi sur le
dramaturge à un niveau plus ou moins conscient. Les lectures de Voltaire ont donc
constitué le point de départ de notre analyse : grâce au dépouillement de l’inventaire
des livres possédés par Voltaire, nous avons tenté non pas de résoudre un problème
complexe comme la question des sources de Zaïre, mais de démontrer comment cette
question est encore à discuter. L’analyse intertextuelle a donc constitué l’axe
méthodologique de notre travail, dans la mesure où l’étude des sources et des modèles
peut encore donner des résultats fructueux pour l’herméneutique littéraire : si les
Muses sont effectivement « filles de Mémoire » et si « sans la mémoire, l’homme ne
peut rien inventer »47, l’examen des intertextes devient un outil indispensable pour
définir le rapport existant entre invention et réécriture, pénétrer dans l’ouvroir
poétique d’un auteur et comprendre ainsi les aspects vraiment novateurs de son
esthétique.
NOTES
1. L. Racine, Réflexions sur la poésie, ch. 2, L’Essence de la poésie, dans Œuvres de Louis Racine, Paris, Le
Normant, 1808, t. II, p. 184.
2. Prologue d’Aaron Hill, Zara, dans The Modern English Drama, London, Printed for E. Miller,
Albemarle Street, 1811, vol. I, p. 124.
3. Voltaire, Zaïre, éd. E. Jacobs, dans Œuvres Complètes/Complete Works, 8, Oxford, The Voltaire
Foundation, 1988.
4. Voir Historical background, ibid., p. 296-302.
5. N. Sclippa, La loi du père et les droits du cœur. Essais sur les tragédies de Voltaire, Genève, Droz, 1993,
p. 89. Zaïre et Esther intercèdent auprès de l’autorité pour sauver leurs peuples. Si les deux
interventions possèdent une valeur salvifique et que les deux dénouements se fondent, au moins
en partie, sur la révélation d’une identité cachée, l’épilogue de Zaïre est cependant beaucoup plus
« tragique » que celui d’Esther.
6. J. Truchet, Théâtre français du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972,
p. 1406. Aux invocations intégrées dans le dialogue dramatique, il faut également ajouter les
apartés, dont la fonction idéologique a été soulignée par N. Fournier (L’aparté dans le théâtre
français du XVIIe au XXe siècle, étude linguistique et dramaturgique, Paris-Louvain, Peeters, 1991).
7. N. Fournier, « Zaïre : Voltaire et l'intertexte racinien », dans Recherches & Travaux, n. 51, 1996,
p. 11-37.
8. Pour un regard d’ensemble, voir E. Jacobs, Historical background, cit. ; R. Pike, « Fact and fiction
in Zaïre », dans Publications of the Modern Languages Association of America, vol. 51, n. 2, juin 1936,
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22
p. 436-439 ; S. Vance, History as dramatic reinforcement : Voltaire’s use of History in four tragedies set in
the Middle Ages, SVEC, n. 150, 1976, p. 7-31. Le terme « troubadour » est emprunté à Truchet
(Théâtre français du XVIIIe siècle, cit. p. 1407).
9. E. Jacobs, op. cit., p. 300.
10. A. H. Krappe, « The Sources of Voltaire’s ‘Zaïre’ » , dans Modern language Review, XX, 1925,
p. 305-309. L’enlèvement, l’agnition et la jalousie sont sans aucun doute des thématiques
importantes que l’on retrouve aussi bien dans la tragédie de Voltaire que dans la nouvelle de
Cinzio, mais ces affinités sont liées à la nature topique des thématiques elles-mêmes, que l’on
retrouve aussi par exemple dans le Décameron (II, 6 ; II, 8). Il est intéressant de remarquer que la
septième histoire de la troisième journée du recueil de Cinzio a été considérée comme l’une des
sources possibles d’Othello. Sur ce sujet, voir G. Melchiori, Shakespeare (1994)¸ Roma-Bari, Laterza,
2008, p. 275-282.
11. E. Jacobs, Literary Sources, cit., p. 300.
12. Voir Bibliothèque de Voltaire. Catalogue des livres, Moscou-Leningrad, éd. de l’Académie des
sciences de l’URSS, 1961, qui se réfère aux achats de Catherine de Russie et George R. Havens, N.
L. Torrey, Voltaire’s catalogue of his library at Ferney, SVEC, IX, 1959.
13. Ibid., p. 191.
14. M. García-Arenal, F. Rodríguez Mediano, « Médico, Traductor, Inventor : Miguel De Luna,
Cristiano Arábigo De Granada », dans Chronica Nova, n. 32, 2006, p. 187-231 et F. Márquez
Villanueva, « La voluntad de leyenda de Miguel de Luna », dans Id., El problema morisco (desde otras
laderas), Madrid, Libertarias, 1991, p. 45-97.
15. Granada, René Rabut, 1592, mais dont la composition remonte selon toute probabilité à 1589,
puis La Verdadera Historia del Rey don Rodrigo, en la qval se trata de la cavsa principal de la perdida de
España, y la conquista que de ella hizo Miramolim Almançor Rey, que fue del Africa, y de las Arabias, y vida
del Rey Iacob Almançor, compuesta por el sabio Alcayde Abulcacim Abentarique, de nacion Arabe, y
natural de la Arabia Petrea. Nueuamente traducida de la lengua arabiga, por Miguel de Luna vezino de
Granada, Interprete del Rey don Phelippe nuestro señor, en Çaragoça, por Angelo Tauanno, 1603, à
laquelle nous nous référons ici.
16. García-Arenal, Rodríguez Mediano, op. cit., p. 214-215.
17. Histoire de la Conqueste d'Espagne par les Mores, composée en Arabe par Abulcacim Tariff Abentarig,
de la ville de Médine, un des capitaines qui furent à cette expédition. Traduite en espagnol, par Michel de
Luna, de la ville de Grenade, interprète de Philippe II, en la langue arabe. Avec une Dissertation de celui qui
l'a mise en françois [Le Roux] sur la vérité de cette Histoire, conférée avec celles d'Espagne, et quelques
manuscrits arabes, turcs et persans pour y servir de préface et de preuve, Paris, Claude Barbin, 1680, 2
vol. Il en existe une autre traduction, plus tardive, que Voltaire ne possédait pas (Histoire de deux
conquêtes d’Espagne par les Mores […], chez la veuve François Muguet, 1708).
18. Cf. Corpus des notes marginales de Voltaire, Berlin, Akademie Verlag, 1994, t. V, p. 459.
19. Des amours de Mahomet Gilhair avec la Reyne, qui l’oblige de se faire chrestien, & l’épouse ensuitte,
dans Histoire de la Conqueste d'Espagne, cit. Le noyau de l’histoire se trouve aux pages 118-130 du
premier volume.
20. Nous proposons ici une synthèse des épisodes de l’Histoire dont Zahra est la protagoniste, la
conquête de Cordoue et les violences perpétrées par Rodrigue occupant presque deux tiers du
récit.
21. Des amours de Mahomet Gilhair avec la Reyne, cit., p. 125-127 ; 129-130. Les deux amants sont
exécutés avec le prêtre qui avait secrètement célébré leur mariage.
22. Voir Zaïre, cit., p. 329-382.
23. Ce nom peut être également considéré comme un clin d’œil à Bajazet et plus précisément à la
confidente d’Atalide que Voltaire a vraisemblablement inséré en tribut à la tragédie turque de
Racine. Le nom d’Orosmane paraît en revanche dans L’Amour tyrannique (1638) de Georges de
Scudéry, une pièce dont Voltaire reconnaissait le potentiel et qu’il avait l’intention de remettre
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23
en valeur (sur ce sujet, voir l’Épître dédicatoire de Sophonisbe « A monsieur le Duc de La Vallière »
dans Voltaire, Œuvres Complètes/Complete Works, 71B, Oxford, The Voltaire Foundation, p. 51 et sq).
24. « Beauté extraordinaire » ; « jeune princesse » (Histoire de la conqueste d’Espagne, cit., p. 34).
25. Ibid., p. 124.
26. Voir I, 1, v. 94-99.
27. N. Sclippa, La loi du père et les droits du cœur, cit.
28. G. Iotti, Virtù e identità nella tragedia di Voltaire, Paris, Champion, 1995, p. 196 (ici comme
ailleurs, c'est moi qui traduis).
29. Ibid., p. 193-194.
30. J. Truchet, La Tragédie classique en France¸ Paris, PUF, 1989, p. 73.
31. J. Truchet, Théâtre français du XVIIIe siècle, cit., p. 1407.
32. Nous reprenons un terme employé par A. Beretta-Anguissola dans son essai sur
l’intertextualité chez Racine (voir Id., « Le Texte caché de Racine : doutes et hypothèses », dans G.
Violato, F. Fiorentino (dir.), Cahiers de Littérature Française, IV, Racine, Bergamo-Paris, Bergamo
University Press-L’Harmattan, 2006, p. 75-88).
33. Voir G. Iotti, op. cit., p. 110.
34. D’autres ressemblances sont aussi à rechercher dans le récit que fait Josabeth du massacre de
la descendance royale mise en acte par Athalie dans la tragédie homonyme.
35. I, 1, v. 108-109.
36. G. Iotti, op. cit., p. 58.
37. « La victime par excellence au théâtre, c’est la femme pantelante, écrasée, détruite », L.
Desvignes, « Le Théâtre de Voltaire et la femme victime », dans Revue des Sciences humaines,
vol. IV, n. 168, 1977, p. 537-571. Cette tendance esthétique n’affecte pas que la tragédie classique :
pour un exemple externe à l’univers tragique canonique, il suffit de penser à Cénie (1750) de
Madame de Graffigny, un drame dont la protagoniste devient une étrangère au sein de sa propre
famille.
38. Voir N. de Condorcet, Œuvres, Paris, Firmin-Didot Frères, 1847, t. IV, p. 192.
39. N. Sclippa, op. cit., p. 93.
40. Voir Ch. Biet, La question des contradictions : Chimène et le dilemme, dans Le Cid, Paris, Livre de
Poche, 2001, p. 24-26.
41. « Ma fille, tendre objet de mes dernières peines, / Songe au moins, songe au sang qui coule
dans tes veines ; / C'est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi ; / C'est le sang des héros,
défenseurs de ma loi ; / C'est le sang des martyrs » (II, 3, v. 343-345).
42. « Contre elle [la loi des chrétiens] cependant, loin d'être prévenue, / Cette croix, je l'avoue, a
souvent malgré moi / Saisi mon cœur surpris de respect et d'effroi » (I, 1, v. 119-121) ; mais aussi
« Ne m'a-t-il pas caché le sang qui m'a fait naître ? » (I, 1, v. 90).
43. « Quoi ! je suis votre sœur, et vous pouvez penser / Qu'à mon sang, à ma loi, j'aille ici
renoncer ? » (III, 4, v. 79-80).
44. III, 4, v. 161-162.
45. Ibid., v. 131.
46. Ibid., v. 116.
47. Voltaire, Discours aux Welches (1764), dans Mélanges, éd. J. van den Heuvel, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 701.
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INDEX
Mots-clés : Racine (Jean), Shakespeare, Voltaire, Zaïre, Miguel de Luna, Verdadera Historia del
Rey don Rodrigo
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Géologie, vulcanologie et imaginairechez Bernardin de Saint-PierreJean-Michel Racault
1 Ecrivain célèbre1, mais aussi successeur de Buffon à la tête du Muséum d’Histoire
Naturelle (1792), Bernardin de Saint-Pierre a aux yeux de ses contemporains la double
image d’un homme de lettres et d’un homme de sciences, ceci malgré l’hostilité à ses
thèses des grandes institutions scientifiques et les moqueries des journaux sur son
explication des marées par la fonte alternée des glaces polaires, qui est l’aspect le plus
connu et le plus controversé2. Quelques décennies après sa mort, ayant complètement
perdu son statut d’autorité scientifique, il ne conservera plus qu’une aura littéraire
d’ailleurs contestée. Si du point de vue littéraire la réhabilitation de Bernardin est en
bonne voie aujourd’hui3, il n’en est pas de même sur le plan scientifique4. Y a-t-il
quelque chose à sauver des écrits consacrés aux sciences de la Nature, ou bien doit-on
considérer des textes aussi importants que les Études de la Nature et les Harmonies
comme la partie morte de l’œuvre ?
2 On souhaiterait montrer à partir d’un exemple, celui des idées de Bernardin sur la
constitution physique du globe, le volcanisme et le devenir de la Terre, qu’il est vain de
prétendre séparer l’homme de sciences de l’homme de lettres, et comment en réalité
ces deux orientations se nourrissent naturellement. Puisque chez lui « tout est lié dans
tous les sens », selon le principe formulé dès 1773 dans le Voyage à l’île de France5, il
s’agit plus précisément de mettre en corrélation d’une part les conceptions géologiques
relatives à l’évolution passée et future de la planète depuis l’océan primordial jusqu’à
l’ultime réunion des continents par abaissement du niveau des eaux (thèse sous-jacente
dans toute l’œuvre, mais exposée surtout dans les écrits proprement scientifiques
comme les Études ou les Harmonies), et d’autre part la perspective géopolitique présente
dans les œuvres de fiction ou les projets utopiques d’une unification progressive du
genre humain par les migrations des peuples du sud au nord, la diffusion universelle
des Lumières et la propagation de proche en proche des modèles élaborés au sein de
« petites sociétés » lointaines comme celle de Paul et Virginie.
3 On connaît, surtout pour s’en moquer, la philosophie de la nature finaliste de
Bernardin, mais très peu sa théorie de la terre, élaborée semble-t-il très tôt, peut-être
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même avant le voyage dans l’océan Indien, comme l’indique la correspondance avec
Hennin6. « Ou parlons peu, ou faisons des systèmes »7, dit le Voyage à l’île de France :
Bernardin, lui, a choisi la voie du système, et c’est bien d’un système qu’il s’agit,
nullement délirant comme le lecteur d’aujourd’hui aurait tendance à le croire un peu
vite, mais doté d’une forte cohérence interne et, malgré son originalité, conforme dans
l’ensemble aux données de la réflexion scientifique du temps. La fin du XVIIIe siècle est
marquée en géologie par la querelle entre « plutoniens » et « neptuniens », les premiers
expliquant la formation des montagnes et du volcanisme par l’action du feu central, les
seconds partisans d’une histoire de la terre expliquée par la formation des roches au
sein d’un océan primitif, d’une baisse progressive du niveau des eaux et généralement
d’une théorie du volcanisme superficiel par combustion ou réaction chimique sans
recours à la chaleur interne8.
4 Si Buffon, dans les Époques de la Nature (1779), se rallie tardivement au plutonisme (alors
que la Théorie de la terre de 1749 s’appuyait encore sur le principe de l’océan universel),
Bernardin reste jusqu’au bout neptunien. La thèse n’est qu’indirectement présente
dans le Voyage à l’île de France, qui s’intéresse surtout aux volcans et au problème de
l’âge de la terre, sujet périlleux, puisque le récit biblique le fixe à quelque 6 000 ans,
chiffre peu compatible avec les données récentes de la science (Buffon, lui, aboutit à
75 000 ans dans les Époques de la nature). Bien qu’il ne s’engage qu’avec réticence sur ce
terrain glissant et ne fournisse aucun chiffre, Bernardin opte visiblement pour la thèse
de la longue durée, et surtout, contre les créationnistes, module cette durée en fonction
des terrains et des reliefs. Sans vraiment formuler la notion moderne d’érosion9, il
compare un « vieux rocher » à « une médaille de la terre frappée par le temps »10 et sur
ce principe considère l’île de l’Ascension comme plus récente que l’île de France, cette
dernière comme moins ancienne que les montagnes du Cap et celles-ci moins que
l’Europe. Il y a donc un devenir géologique continu de la Terre, des « époques de la
Nature », pour parler comme Buffon, en somme une histoire du globe, laquelle – là
réside la nouveauté – est mise en parallèle avec celle du genre humain. Le même
développement, passant des annales de la terre à celles des civilisations, dont les ruines
antiques de Grèce et d’Italie sont la trace enfouie, s’interroge sur leur absence dans les
campagnes de Russie et de Pologne et formule l’hypothèse historique d’une migration
de l’humanité du sud vers le nord, plus tardivement peuplé :
Les nations du nord doivent donc leur origine aux Grecs ; elles ont dû rentrer dansla barbarie, en sortir tard, et ne développer leur puissance que sous une bonnelégislation. Pierre 1er a jeté les fondements de leur grandeur moderne, etaujourd’hui une grande impératrice leur donne des lois dignes de l’Aréopage.11
5 Les principaux éléments sont déjà là, y compris la mise en connexion de la géophysique
et de la géopolitique, mais le système n’est pleinement développé que dans les œuvres
postérieures : les Études de la Nature (1784), particulièrement l’Étude IV, et les livres III
et IV des Harmonies. Les mêmes idées sont reprises dans une tonalité différente, sous la
forme d’une sorte de vision poétique, dans le développement final de l’« Avis » de
l’édition de 1806 de Paul et Virginie et dans le Fragment sur la théorie de l’univers – titre
d’Aimé-Martin, qui l’a annexé aux Harmonies12.
6 On peut présenter les grandes lignes de cette théorie de la Terre d’après la version la
plus complète, celle des Harmonies posthumes (1814), qui avec plus de quarante années
d’écart prolonge les thèses du Voyage de 1773. Il s’agit bien d’un système neptunien.
Comme dans le Telliamed de Maillet13, qu’il a peut-être lu, Bernardin place à l’origine du
monde minéral comme du monde vivant l’océan universel, « père de toutes choses » :
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C’est au fond de l’Océan que se sont formés les argiles, les pierres de taille, lespierres à chaux, les marnes, les ardoises, les marbres, les gypses, les grès, lescailloux et les métaux même, disposés pour la plupart par couches horizontales, etremplis de coquillages marins qui attestent que tous ces fossiles sont les ouvragesdes eaux de l’Océan.14
7 Alors qu’en 1768 encore Voltaire attribuait à des pèlerins négligents les coquilles
d’huîtres trouvées sur les montagnes des Alpes15, Bernardin n’a jamais douté de
l’origine marine de ces fossiles, dont il tire une triple conclusion.
8 La première, d’une grande conséquence pour l’histoire géologique du globe, est
l’abaissement constant du niveau des eaux et l’accroissement corrélatif des terres
émergées : « Il est évident que l’Océan abandonne de tous côtés ses rivages »16,
affirment les Harmonies. De fait, « la plus grande partie du globe est sortie du sein des
mers, et s’élève de jour en jour au-dessus de leur niveau »17, ce que démontrent les
fossiles des montagnes calcaires de l’Europe.
9 Seconde conclusion, qui à vrai dire est plutôt une pétition de principe : l’histoire du
globe s’apparente à celle des êtres vivants, une relation analogique s’établit entre la
cosmogénèse et l’embryogenèse, puisque partout le milieu originel est liquide :
Je poserai d’abord pour principe que toutes choses, sur la terre, ont été dans un étatd’enfance ; elles naissent au sein d’un fluide, le végétal dans une graine, l’animaldans un œuf ou dans l’amnios.18
10 Chère à Bernardin, l’idée souvent reprise de l’œuf cosmique et de la terre-fœtus (« cette
ressemblance du globe à un œuf est une opinion de la plus haute antiquité »)19, permet
d’expliquer sur le mode analogique la formation des roches au sein de l’océan
primordial tout comme celle du fœtus in utero : « L’eau semble être une terre fluide
comme la sève des arbres, et le sang des animaux une chair liquide »20. Plus loin, fort
des principes de la validité universelle du raisonnement analogique, de l’intégration
réciproque du naturel à l’humain et de l’unité profonde de l’inerte et du vivant, déjà
mis en œuvre dans les considérations sur les madrépores du Voyage à l’île de France21,
l’auteur prolongera cette application à la théorie de la Terre des modèles tirés de la
physiologie humaine, montrant par exemple le rapport harmonique du corps, « surtout
dans les femmes », précise-t-il, avec les courants océaniques : dans les deux cas un
fluide salé et ferrugineux, eau de mer ou sang, est soumis sous la double influence du
soleil et de la lune à des alternances de flux et de reflux qui confèrent à l’ensemble le
mouvement et la vie. Dans le système de Bernardin en effet,
La terre paraît avoir son principe de rotation sur elle-même dans les fluides, dont lesoleil change sans cesse l’équilibre par la dilatation, l’évaporation et lacondensation : le vaste Océan méridional est donc la cause principale de sonmouvement journalier.22
11 Une troisième conséquence est tirée de la présence d’espèces fossiles dans des zones
géographiques très éloignées de leur habitat actuel. Bernardin rapporte par exemple
avoir trouvé dans les falaises de Normandie les bénitiers des archipels de l’océan
Indien23, ou dans les carrières les mêmes madrépores qu’à l’île de France24. Qu’en
conclure, sinon que l’Europe a connu jadis le climat de la zone torride ? Il faut donc
supposer – et en cela il reprend l’explication déjà proposée dans les Études – un
bouleversement de l’équilibre du globe par modification brutale du plan de l’écliptique
sous le poids des glaces accumulées aux pôles : la terre a basculé sur elle-même,
l’équateur devenant méridien et le méridien équateur, la fonte des glaces polaires
brusquement exposées au soleil de la zone torride a provoqué à la fois la submersion
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des anciennes terres émergées et l’émersion de continents nouveaux. Sous le nom de
déluge universel, la tradition religieuse a conservé la mémoire du dernier en date de
ces cataclysmes, alors que les pôles correspondaient à l’isthme de Panama et au détroit
de Java25. Cataclysme destructeur, mais régénérateur, dont la puissance de rénovation
cosmique est célébrée à travers le mythe de la naissance de Vénus sortant des eaux
dans une belle vision allégorique :
Ce n’est que par ces changements que l’on peut expliquer l’ancienne tradition desprêtres de l’Égypte, qui assuraient que le soleil autrefois s’était levé où il se couchemaintenant. Ce fut alors que la moitié des continents s’éleva au-dessus des flots ;que l’Europe, couronnée d’épis et de pampres, s’étendit sur son lit ferrugineux ; quela noire Afrique apparut avec ses sables d’or, entourée de palmiers ; que l’innocenteAmérique sortit du sein de ses marais, avec des rochers d’or et d’argent au milieu deses bananiers et de ses cannes à sucre ; et que la Nouvelle-Hollande, couverte de sesgrèves sablonneuses, souleva sa tête comme un enfant au berceau. Elles parurent,comme des filles de la mer, toutes chargées des coquillages et des glaïeulsmaternels, et comme des sœurs qui devaient un jour s’entr’aider et secommuniquer les bienfaits du soleil leur père.26
12 Sans s’aventurer sur le terrain dangereux de la physico-théologie et encore moins sur
celui des incompatibilités manifestes entre la chronologie sacrée et la durée
géologique, Bernardin valide donc le récit biblique du déluge mais en réduit le
surnaturel à peu de chose, une intervention ponctuelle de la Divinité qui suspend un
moment le mécanisme naturel du mouvement de la Terre, comme on arrête le
balancier d’une horloge27. D’autre part il intègre l’événement cataclysmique à une
perspective d’optimisme finaliste, passant sous silence ses effets destructeurs pour ne
relever que les aspects positifs, à savoir l’ouverture à l’humanité de nouveaux
territoires :
Or la nature, non seulement ne fait rien en vain, mais elle tend sans cesse à faire demieux en mieux ; elle augmente de jour en jour nos continents.28
13 Le Déluge ainsi réinterprété n’est que secondairement un châtiment divin, mais plutôt
une étape dans une marche continue vers le progrès qui se confond avec l’émergence
de nouvelles terres. Enfin Bernardin concilie de façon assez personnelle deux
épistémologies géologiques : celle du discontinu, adoptée par les diluvianistes et plus
généralement les partisans de la théorie des catastrophes, pour qui l’histoire de la terre
s’est opérée par une suite de bouleversements ; celle contraire du continu, qui
deviendra dominante au début du XIXe siècle avec l’ouvrage de Charles Lyell Principes de
Géologie, ou tentation d’explication des changements passés de la surface de la terre par des
causes actuellement opérantes (1830-33), lequel privilégie l’action persistante de causes
lentes, par nature peu spectaculaires mais jouant sur la très longue durée, telles que les
phénomènes d’érosion ou de sédimentation29. Inscrite dans un temps vectoriel sous-
tendu par une téléologie optimiste, l’émersion des continents selon Bernardin relève
des deux types de causalité : celle discontinue des catastrophes cosmologiques,
génératrices de déluges mais aussi facteur d’apparition de nouveaux continents ; celle,
continue et actuelle, de la formation et de l’émersion de terres nouvelles qui
accroissent lentement la surface du globe habitable.
14 C’est toujours, paradoxalement, l’explication neptunienne par la vie secrète des océans
et non l’explication plutonienne par l’action du feu interne qui guide la réflexion de
Bernardin sur les volcans et le monde souterrain, sujet qui fascine ce lecteur du Mundus
Subterraneus du P. Athanasius Kircher (1665), dont les gravures fantasmagoriques ont
fait rêver des générations30. Cet intérêt remonte au séjour à l’île de France, où du reste
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il se montre très hésitant dans l’identification de la nature des sols ; mais il a fallu
attendre les années 1770 pour que soit déterminée la nature éruptive des montagnes
d’Auvergne, par Nicolas Desmarets (Mémoire sur l’origine et la nature du basalte, 1771) et
Barthélemy Faujas de Saint-Fond (Recherches sur les volcans éteints du Vivarais et du Velay,
1778). Le Voyage à l’île de France relate ainsi avec beaucoup de détails une exploration
spéléologique dans une caverne qui est de toute évidence un ancien tunnel
d’écoulement des laves caractéristique du volcanisme de type hawaïen ; mais, contre
l’opinion des habitants, l’auteur, lui, préfère croire au lit asséché d’une rivière
souterraine31. En réalité et à son grand regret – il y revient dans les Harmonies32 –
Bernardin n’a jamais vu de volcan. Sur la route du retour, il déplore d’avoir manqué de
temps pour aller observer celui de l’île Bourbon, à l’époque véritable expédition que
son hôte l’ordonnateur Crémont a été peu avant l’un des tout premiers à réussir33. Une
relâche dans les sinistres paysages de laves et de cendres de l’île de l’Ascension, dans
l’Atlantique Sud, le conduit à assigner aux phénomènes éruptifs une cause océanique,
car, dit-il,
De tous les volcans que je connais, il n’y en a pas un qui ne soit dans le voisinage dela mer ou d’un grand lac.34
15 Ici encore cette indication sommaire sera développée et argumentée dans les Études et
surtout les Harmonies, où sont distingués quatre océans, le fluide, celui que nous
connaissons, le glacial, constitué par les banquises des pôles, l’aérien, responsable des
pluies fécondantes, le souterrain enfin, où s’élaborent les minéraux qui constitueront
les continents et dont les volcans et les tremblements de terre sont les manifestations35.
Leur cause est la combustion des soufres, des nitres, des bitumes et des huiles produites
par la fermentation océanique des végétaux et des animaux pris dans le grand cycle de
la vie et de la mort. Car
La nature se renouvelle sans cesse ; et si elle détruit successivement chacun denous, c’est pour tirer de meilleures vies de notre mort.36
16 On ne trouve donc des volcans en activité que dans le voisinage des eaux, constatation
bien souvent reprise dans les Études et les Harmonies37, et si, comme il semble, les
montagnes d’Auvergne sont vraiment d’anciens cratères, c’est bien la preuve de la
présence passée de l’Océan, confirmée d’ailleurs par le fait qu’on trouve non loin de là
« quantité de fossiles marins »38.
17 Quant à la fonction du phénomène éruptif, essentielle dans la perspective d’une
« philosophie de la Nature » finaliste, elle est double. Comme il l’avait déjà fait dans les
Études39, Bernardin assigne d’abord aux volcans une fonction d’épuration des océans en
« [consumant] les soufres et les bitumes des végétaux et des animaux qui nagent dans la
mer, et que les fleuves y charrient sans cesse du sein des terres »40, ce rôle d’excrétion
les rendant homologues, pour l’imaginaire analogique qui est le sien, aux organes
correspondants du corps humain ; Christian Chelebourg a très bien montré la
signification uro-anale (et parfois aussi sexuelle) de la métaphore volcanique dans les
Harmonies41. Par leur forme évasée, les cratères chargés de consumer ces déchets de la
fermentation océanique « contribuent aussi à l’ascension de leurs feux et de leurs
fumées dans l’atmosphère » ; dans une étonnante rêverie de domestication de forces
naturelles qui illustre une fois de plus le rapport analogique du naturel à l’humain,
Bernardin propose même, pour empêcher nos cheminées de fumer, de les couronner de
petits cratères « auxquels on peut donner à l’extérieur les formes de vases les plus
agréables »42. Il y a plus étrange : après avoir établi un lien entre le tourbillon du
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Maëlstrom, les huiles que charrient les mers poissonneuses d’Islande et le feu de l’Hékla
chargé de les épurer, un développement inédit des manuscrits du Havre (MS 189, f°
5-6-7) suggère, pour remédier à l’insalubrité de l’air, des volcans artificiels qui
assureraient la combustion des boues méphitiques de l’Amazone ! À la différence de la
pensée écologique actuelle, à laquelle on serait tenté de le rattacher, Bernardin met
spontanément la nature au service de l’homme.
18 Ce qui nous conduit à la seconde fonction du volcanisme, laquelle intéresse à la fois le
devenir de la terre et celui du genre humain. Il s’agit du rôle géodynamique – et aussi
indirectement géopolitique – des paroxysmes éruptifs, dont le finalisme optimiste de
Bernardin évacue les aspects destructeurs pour n’en retenir que les effets positifs, ce
qui est aussi le cas d’autres phénomènes naturels :
Les ouragans, les volcans, les tremblements de terre donnent à l’atmosphère uneautre température, à la mer des îles naissantes, et aux continents de nouveauxrivages.43
19 Créer des îles nouvelles, augmenter la surface des terres émergées, étendre l’emprise
des continents et par là faciliter l’union future du genre humain, telle est en effet la
seconde finalité du volcanisme, qui s’inscrit à l’intérieur non seulement d’une
conception dynamique de l’histoire géologique du globe, mais d’une sorte
d’eschatologie cosmique. Comme le dit le Fragment sur la théorie de l’univers, « l’œuvre de
la création n’est pas encore achevée ; cette terre même n’est pas parfaite. L’océan qui
en couvre les deux tiers est beaucoup trop étendu pour ses besoins actuels ; il a été un
temps où il l’était bien davantage »44. Le finalisme de Bernardin étant spontanément
anthropocentriste, l’Homme est le bénéficiaire ultime du devenir géologique :
L’océan préparait ce globe dès son origine pour les besoins futurs du genre humain ;ses eaux ont diminué depuis ce temps d’année en année.45
20 Contre les fictions nostalgiques qui reculent l’âge d’or « dans les premiers temps du
monde », il faut le voir « devant nous », car – nouvelle variante de la métaphore
embryologique déjà évoquée – « l’œuf qui contient le genre humain est près d’éclore »46. L’horizon ultime de cette grandiose vision eschatologique, esquissée dans les
dernières pages du Fragment, est la marche future de l’humanité de planète en planète
jusqu’au Soleil, source de la vie et du mouvement, image visible de Dieu.
21 Mais bornons-nous à ses étapes terrestres, qui seules concernent notre sujet. Surgis du
fond de l’océan universel, les volcans ont créé des îles47, qui s’étendent à mesure que les
eaux reculent pour former des continents encore séparés, mais appelés à se réunir
entre eux dans l’avenir, tandis que les races humaines, unifiées par le développement
du commerce et le progrès des Lumières, ne formeront plus qu’une seule civilisation :
Un temps a été où il n’apparaissait de l’Europe que les monts Riphées, les volcans del’Hécla, de l’Auvergne, de l’Etna, les Alpes, les Pyrénées, les Apennins ; et alors lepêcheur ancrait sa nacelle aux glaciers de la Suisse. Peu à peu les eaux se sontécoulées ; et l’Europe a vu sortir des villes magnifiques du sein de ses obscurescarrières, et des escadres invincibles des chênes de ses forêts. Ses enfantsindustrieux et innombrables se sont répandus sur tout le globe, et ont recueilli unepartie de ses richesses […]. Le temps viendra où des continents inconnus sortirontde la mer du Sud, où les hameaux de ses insulaires se changeront en superbesmétropoles, et où leurs vaisseaux, ornés de banderoles, mouilleront, au son desflûtes, sur nos rivages. Les hommes alors commerceront sur un océan moins vaste,parsemé d’îles fécondes ; ils se communiqueront avec joie les bienfaits de la nature,et, de concert, en invoqueront le père.48
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22 Comme l’abbé Raynal, Bernardin célèbre dans la mondialisation – car c’est bien de cela
qu’il s’agit – un horizon utopique positif, la promesse d’une unification du genre
humain, au lieu d’y voir (comme nous serions peut-être tentés de le faire aujourd’hui)
une menace pour la diversité culturelle49. La différence avec l’Histoire des deux Indes,
c’est que ce discours du progrès ne s’appuie pas seulement sur la lutte contre les
superstitions, la diffusion universelle des lumières et la multiplication des échanges
économiques, mais sur le devenir géologique de la terre, c’est-à-dire sur la nature
même. De son propre mouvement, celle-ci se transforme positivement pour se rendre
plus habitable à l’homme et mieux s’adapter à ses besoins : s’il y a aujourd’hui moins de
volcans en activité, c’est que « la diminution de leurs feux provient de la diminution
des forêts dont l’Europe inhabitée était autrefois couverte, et peut-être de celle de
l’Océan lui-même »50. Les derniers volcans, devenus inutiles, ne disparaîtront-ils pas
d’eux-mêmes au terme de cette évolution vers une humanisation du monde ?
23 Bernardin de Saint-Pierre « homme de lettres », ou bien aussi « homme de science » ?
Pour mieux sauver les quelques textes littérairement consacrés qui ont survécu, comme
Paul et Virginie, faut-il renvoyer au néant les écrits à ambition scientifique comme les
Études et surtout les Harmonies ? Pour un lecteur moderne les qualificatifs de « fatras »
ou de « délires » qui leur ont parfois été appliqués51 peuvent de prime abord paraître
justifiés : refusant la mathématisation du monde des Newtoniens et la démarche
analytique des Encyclopédistes, Bernardin opte pour une science poétique,
délibérément anthropocentriste, qui substitue le finalisme à la causalité mécanique et
le principe d’universelle analogie à la taxinomie séparative.
24 Mais l’exemple de la géologie montre aussi qu’à l’intérieur de ce choix la démarche est
cohérente et qu’elle repose sur des connaissances réelles. Bernardin a beaucoup lu,
s’appuie sur une vaste documentation venue des naturalistes et des voyageurs, et se
montre parfaitement informé des débats scientifiques de son temps : même si elle est
fausse en tant qu’explication du volcanisme, sa thèse neptunienne est très largement
partagée à l’époque et, dans la version particulière qu’en donnent les Études ou les
Harmonies, combine de façon originale l’épistémologie du discontinu – la théorie des
catastrophes – et celle du continu – le recours aux causes lentes au fil de la durée
géologique. L’autre nouveauté est évidemment la relation harmonique entre l’histoire
du globe et l’histoire humaine, toutes deux progressant vers une unification, celle des
continents désertés par l’océan, celle du genre humain rassemblé par la concorde
universelle. Mais l’originalité majeure réside peut-être dans le mode d’exposition
éminemment littéraire choisi pour exposer des thèses scientifiques. Dans les dernières
pages du Préambule à l’édition de 1806 de Paul et Virginie, le magnifique tableau
descriptif de la terre d’Islande reprenant vie sous le soleil du printemps52 montre à quel
point chez Bernardin ces deux orientations sont inséparables.
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NOTES
1. Une version orale de ce travail a été présentée au XII e congrès international des Lumières
(Montpellier, 8-15 juillet 2007) dans le cadre de la table ronde « Bernardin de Saint-Pierre,
homme de lettres, homme de science » organisée par Malcolm Cook. L’édition utilisée est celle
des Œuvres Complètes de Jacques-Henri-Bernardin de Saint-Pierre, nouvelle édition revue, corrigée et
augmentée par L.-A. Martin, Paris, Lequien fils et Pinard, 1830-1831, 12 vol. (abréviation O.C.). Les
Études de la Nature [1784], réparties en t. I, II et III, y occupent les volumes 3, 4 et 5 (abréviation
É.N.). Les Harmonies de la Nature [1814], également réparties en trois tomes numérotés I, II et III, y
occupent les volumes 8, 9 et 10 (abréviation H.N.). Pour respecter la double tomaison de cette
édition, les tomes ont été indiqués en chiffres romains et les volumes en chiffres arabes. Les
références au Voyage à l’île de France [1773] renvoient à l’édition d’Yves Benot, Paris, La
Découverte-Maspero, 1983 (abréviation V.I.F.) et les références à Paul et Virginie [1788] à l’édition
de Pierre Trahard, Paris, Garnier, 1964 (abréviation P.V.).
2. On trouvera un exposé de la thèse et une réponse aux objections dans l’« Avis sur cet ouvrage
et sur ce quatrième volume » précédant l’édition originale de Paul et Virginie et de L’Arcadie dans
l’édition de 1788 des Études de la Nature (Paris, imprimerie de Monsieur, P.F. Didot le Jeune et
Méquignon l’Aîné). Cet « Avis » ne semble pas avoir été repris dans l’édition Aimé-Martin des O.C.
La polémique se prolonge dans une longue note de La Chaumière indienne (O.C., vol. 6, p. 357-361)
et dans la « Lettre aux auteurs de La Décade Philosophique » du 28 octobre 1797 (O.C., vol. 11,
p. 427-436).
3. En témoignent les Actes des divers colloques qui lui ont été consacrés récemment : C. Seth et
É. Wauters (dir.), Autour de Bernardin de Saint-Pierre. Les écrits et les hommes des Lumières à l’Empire,
Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2010, et J.-M. Racault,
Ch. Meure et A. Gigan (dir.), Bernardin de Saint-Pierre et l’océan Indien , Paris, Classiques Garnier,
2011.
4. À signaler cependant, outre la thèse récente de Torsten Köning, Naturwissen, Ästhetik und
Religion in Bernardin de Saint-Pierres Études de la Nature, Frankfurt-am-Main, Peter Lang, 2010, les
importantes contributions de Colas Duflo (La finalité dans la nature de Descartes à Kant, Paris, PUF,
« Philosophies », 1996 ; « Le hussard et l’inscription », introduction à la réédition des Études de la
nature, Saint-Étienne, P. U. de Saint-Étienne, 2007).
5. V.I.F., p. 95.
6. « J’ai recueilli sur le mouvement de la Terre des observations, et […] j’en ai formé un système si
hardi, si neuf et si spécieux que je n’ose le communiquer à personne » (Lettre à Hennin du 9
juillet 1767, in Correspondance de J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, précédée d’un supplément aux
Mémoires de sa vie, par L. Aimé-Martin, Paris, Ladvocat, 1826, 3 vol., t. I, p. 111-112). Dans sa
réponse, Hennin incite Bernardin à la prudence (« Faites toujours paraître votre système sur le
mouvement de la terre sans y mettre votre nom ») et le renvoie au système du P. Boscowitz
(Lettre du 30 août 1767, op. cit., p. 117).
7. V.I.F., p. 102.
8. Voir G. Gohau, Les sciences de la Terre aux XVIIe et XVIIIe siècles. Naissance de la géologie, Paris, Albin
Michel, 1990.
9. À l’appui du caractère récent de l’île de l’Ascension, Bernardin note cependant : « Il me semble
que si ce temps [celui de l’explosion volcanique qui l’a formée] était fort reculé, ces monceaux de
cendres ne seraient pas en pyramides : la pluie, le soleil les eût affaissés. Les angles et les
contours de ces roches ne seraient pas aigus et tranchants, parce qu’une longue action de
l’atmosphère détruit les parties saillantes des corps : des statues de marbre taillées par les Grecs
sont redevenues à l’air des blocs informes » (V.I.F., p. 224-225). Toutefois, pour lui, le principal
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facteur d’évolution des reliefs, permettant d’évaluer leur ancienneté, ne résulte pas de l’action
superficielle de l’air et de l’eau, mais de leur enfoncement progressif dans le sol sous l’effet de la
pesanteur, par analogie explique-t-il avec l’enfouissement des canons et des boulets observé dans
les arsenaux.
10. V.I.F., p. 225.
11. V.I.F., p. 229.
12. Voir Harmonies de la Nature, t. III, O.C., volume 10, p. 317-390. Si cet exposé du système du
monde se rattache bien aux Harmonies par son sujet, il s’ouvre sur un entretien avec le pilote d’un
vaisseau qui navigue dans le golfe de Guinée, suggérant une insertion narrative possible dans la
trame très lâche de L’Amazone.
13. Benoît de Maillet, Telliamed ou entretiens d’un philosophe indien avec un missionnaire français sur
la diminution de la mer, la formation de la terre, l’origine de l’homme, etc., Amsterdam, L’Honoré et fils,
1748.
14. H.N., t. II, OC, vol. 9, p. 25.
15. Dans le conte philosophique L’Homme aux quarante écus [1768], un dialogue satirique dirigé
contre les « nouveaux systèmes » s’en prend aux thèses du Telliamed, aux partisans du Déluge
universel et aux « preuves » géologiques tirées des « huîtres pétrifiées qu’on a trouvées sur le
sommet des Alpes », car, objecte le personnage de l’Incrédule, « j’aime mieux croire que des
pèlerins de Saint-Jacques ont laissé quelques coquilles vers Saint-Maurice que d’imaginer que la
mer a formé le mont Saint-Bernard » (Voltaire, Romans et contes, éd. R. Pomeau, Paris, Garnier-
Flammarion, 1966, p. 410-411).
16. H.N., t. II, O.C., vol. 9, p. 34.
17. H.N., t. II, O. C., vol. 9, p. 36.
18. H.N., t. II, O. C, vol. 9, p. 37-38.
19. Ibidem. Le « Préambule » de l’édition de 1806 à Paul et Virginie applique la même image au
globe terrestre façonné par l’intelligence divine : « Elle le créa d’abord dans la région des
ténèbres et des hivers, enseveli sous un vaste océan de glaces, comme un enfant dans l’amnios au
sein maternel » (P.V., p. 50).
20. H.N., t. II, O.C., vol. 9, p. 42.
21. Il s’agit du dialogue à la manière de Fontenelle inséré dans le Voyage (O.C., vol. 2, p. 281-321) –
et malheureusement omis dans l’édition d’Yves Benot – intitulé « Entretiens sur les arbres, les
fleurs et les fruits ». Fasciné comme bien d’autres en son temps par les coraux et autres
lithophytes, qui ont l’apparence de la plante et celle du minéral mais sont aussi « l’ouvrage de
petits animaux qui travaillent en société », Bernardin en tire un modèle qu’il s’efforce
d’appliquer aux végétaux (« un arbre est une république ») et qui revient à effacer toute limite
précise entre les règnes de la nature, voire toute différence intrinsèque entre le monde humain
et le reste de la création.
22. H. N., t. II, O.C., vol. 9, p. 296-297.
23. H. N., t. II, O.C., vol. 9, p. 32-33.
24. H. N., t. II, O.C., vol. 9, p. 44-45.
25. H.N., t. II, O.C., vol. 9, p. 52.
26. H.N., t. II, O.C., vol. 9, p. 52-53.
27. L’ouvrage de Maria Susana Seguin, Science et religion dans la pensée française du XVIIIe siècle : le
mythe du Déluge universel, Paris, Champion, « Les Dix-huitièmes Siècles », 2001, p. 119-120, analyse
cette théorie (qui s’inscrit dans ce que l’auteur appelle « la rationalisation du miracle », p. 91) et
ses antécédents (Burnet, Ramsay, Pluche), jugée par l’auteur à la fois relativement originale et
retardataire au regard de la science du temps (p. 120).
28. H.N., t. II, O.C., vol. 9, p. 51.
29. Mais l’idée d’un cycle géologique de très longue durée, indépendant du récit biblique, faisant
succéder sédimentation dans les fonds marins, consolidation des matériaux et émersion des
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roches au-dessus des niveaux océaniques était déjà formulée par James Hutton (The System of the
Earth, its Duration and Stability, 1785).
30. A. Kircher, Mundus Subterraneus in XII libros digestus, Amsterdam, 1678. Bernardin rapporte
longuement les observations faites par Kircher sur les côtes de Calabre où il fut le témoin d’un
tremblement de terre (voir H. N., t. II, O. C, vol. 9, p. 54-55).
31. V.I.F., p. 143-146. Plus loin cependant, à l’occasion de son tour de l’île à pied, il attribue à
« quelque lave de volcan, ayant jadis coulé sur une portion de forêt » les trous dans le rocher qu’il
suppose être l’empreinte de troncs d’arbres consumés (V.I.F., p. 171). Tous les sols de l’île ont en
effet une origine volcanique. Revenant sur la question dans les Harmonies (t. II, O.C., vol. 9, p. 47),
Bernardin nie pourtant que le volcanisme ait existé à l’île de France, « puisqu’il n’y a point de
laves ».
32. H.N., t. II, O. C, vol. 9, p. 180.
33. V.I.F., p. 183. La reconnaissance des lieux par Bellecombe et Crémont (1768) précéda l’étude
scientifique du volcan par Commerson (1771), naturaliste de l’expédition de Bougainville.
34. V.I.F., p. 235.
35. H.N., t. II, O.C., vol. 9, p. 53.
36. H.N., t. II, O.C., vol. 9, p. 59.
37. « [Les volcans] ne viennent point des feux intérieurs de la terre, mais ils doivent leur
naissance et les matières qui les entretiennent aux eaux. On peut s’en convaincre en remarquant
qu’il n’y a pas un seul volcan dans l’intérieur des continents, si ce n’est dans le voisinage de
quelque grand lac, comme celui du Mexique » (É.N., t. I, O.C., vol. 3, p. 212). Voir aussi H.N., t. II,
O.C., vol. 9, p. 54-56 et p. 179.
38. H.N., t. II, O.C., vol. 9, p. 56.
39. É.N., t. I, O.C., vol. 3, p. 213-214, et t. II, O.C., vol. 4, p. 104, où les volcans sont assimilés aux
« organes excrétoires des mers, dont ils consument sans cesse les bitumes et les soufres ».
40. H.N., t. II, O.C., vol. 9, p. 178.
41. Chr. Chelebourg, « Histoire naturelle et rêveries volcaniques chez Buffon et Bernardin de
Saint-Pierre », in M.-F. Bosquet et F. Sylvos (dir.), L’imaginaire du volcan, Rennes, Université de La
Réunion et Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2005, p. 151-166 (voir
particulièrement p. 163-164).
42. H.N., t. II, O.C., vol. 9, p. 179.
43. H.N., t. III, O.C., vol. 10, p. 70.
44. H.N., t. III, O.C., vol. 9, p. 386.
45. Ibid.
46. « Fragment sur la théorie de l’univers », H. N., t. III, O. C, vol. 10, p. 388. Le lien entre le
système du monde des Harmonies et la vision eschatologique du devenir de l’humanité est
développé dans J.-M. Racault, « La cosmologie poétique des Harmonies de la Nature », Revue
d’Histoire Littéraire de la France, 89e année, 5, septembre-octobre 1989, p. 825-842.
47. Sur cet aspect, voir notre étude « L’île et le continent dans l’œuvre de Bernardin de Saint-
Pierre » (dans C. Imbroscio, N. Minerva et P. Oppici (dir.), Des îles en archipel… Flottements autour du
thème insulaire en hommage à Carminella Biondi, Berne, Peter Lang, 2008, p. 271-287), à laquelle nous
empruntons ci-après quelques remarques.
48. H.N., t. II, O.C., vol. 9, p. 60-61.
49. Guillaume-Thomas Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce
des Européens dans les deux Indes, Genève, Pellet, 10 vol. , 1780 (le thème de l’unification du monde
par le commerce est particulièrement développé dans cette version très augmentée du texte
initialement publié en 1770).
50. H.N., t. II, O.C., vol. 9, p. 182.
51. Par exemple, à propos des Harmonies, dans un article ancien de Pierre Mesnard assez
représentatif de l’opinion longtemps dominante sur l’œuvre philosophico-scientifique de
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
35
Bernardin de Saint-Pierre (« Finalité et anthropomorphisme. Le cas de Bernardin de Saint-
Pierre », Revue des Sciences Humaines, n° 48, 1947, p. 295-323). Colas Duflo a bien montré la
cohérence interne et l’intérêt des spéculations de Bernardin, même dans les domaines
apparemment les plus fantaisistes (« Les habitants des autres planètes dans Les Harmonies de la
nature de Bernardin de Saint-Pierre », Archives de Philosophie, 60, 1997, p. 47-57).
52. P.V., p. 63-65.
INDEX
Mots-clés : Bernardin de Saint-Pierre (Jacques-Henri), géologie, vulcanologie, imaginaire,
Harmonies, Voyage à l’île de France, Études de la Nature, théorie de la terre
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
36
Adolphe entre morale et sentimentFrancesco Fiorentino
1 Un lecteur peut d’abord être frappé par l’abondance du paratexte qui accompagne
Adolphe : deux préfaces, un avis de l’éditeur, et à la fin du roman une lettre de l’éditeur
et une réponse. Cinq écrits donnent des éclaircissements sur la prétendue transmission
du manuscrit et des renseignements qui complètent l’histoire racontée par Adolphe.
Mais surtout, ils semblent offrir des interprétations sur « la morale » de cette histoire
en attribuant la responsabilité de son échec et à la société, et à son protagoniste. Cette
abondance d’instructions sur comment lire le texte est l’indice qu’il doit être abordé
avec précaution. Mais quelles difficultés le lecteur peut-il rencontrer en lisant ce roman
qui est un exemple illustre de prose française claire et élégante ?
2 La préface à la seconde édition, composée entre le 25 et le 27 juin 1816 (et retrouvée
seulement en 1935), a une finalité essentiellement défensive : Constant tient à démentir
les interprétations à clé que son roman avait tout de suite suscitées (surtout dans un
article du Morning Chronicle). Ce point fondamental une fois revendiqué, il ajoute que la
cible de son roman est la légèreté inconsciente avec laquelle on emploie le langage de
l’amour sans l’éprouver véritablement. Cette légèreté est particulièrement coupable
chez les hommes, parce que les femmes qui y croient sont exposées à toutes les
rigueurs de la société. La dernière observation est d’importance : à la question de savoir
si Adolphe pouvait se comporter d’une autre façon, il répond négativement : « sa
position et celle d’Ellénore étaient sans ressource, et c’est précisément ce que j’ai
voulu »1. Aussi la faute semble-t-elle résider dans le fait d’avoir commencé la relation
sans l’assurance d’un amour véritable, et non pas dans la manière dont elle a été
conduite et achevée.
3 Dans la préface à la troisième édition (parue en 1824), le ton de Constant, désormais
tout à fait engagé dans la vie politique, est plus souple : il souligne encore le risque que
ceux qui ont formé des liens « sans réflexion » ne puissent pas les briser sans une
grande peine : « on sent alors qu’il y a quelque chose de sacré dans le cœur qui souffre,
parce qu’il aime » (p. 10). Par rapport à la première préface, il me semble que la leçon
morale est étendue à toute la conduite d’Adolphe2.
4 Ces deux préfaces semblent donc avoir comme but d’inculper Adolphe pour sa légèreté
à entreprendre une relation sans aimer vraiment. Mais si Adolphe n’était que cela, ce ne
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
37
serait pas le chef-d’œuvre que nous lisons. Et toutes ces précautions pour le présenter
auraient été inutiles. D’ailleurs, Constant est souvent réticent dans le roman même, et
plusieurs lecteurs avisés ont été poussés à intégrer d’autres éléments à la lettre du
texte.
5 Dans un article (La Revue des Deux Mondes, 1834) qui contribua à un certain succès de
l’ouvrage dans les années 1830, Gustave Planche s’exprimait déjà comme s’il connaissait
personnellement Adolphe et Ellénore en leur attribuant par déduction des sentiments
dont le roman ne parle pas. À la même époque, Sophie Gay3 écrivait la vie d’une
prétendue véritable Ellénore avant sa rencontre avec Adolphe, et donnait une version
de leur relation vue par la femme. Récemment encore, Ève Gonin aussi a voulu donner
le point de vue d’Ellénore de l’unique manière possible : en inventant une autre
histoire4.
6 Parallèlement, la critique traditionnelle s’est longtemps entretenue sur les origines
biographiques de ce personnage. Un grand débat opposa Gustave Rudler, qui soutenait
l’hypothèse Mme de Staël, à André Monglond et à Fernand Baldensperger, qui
l’identifiaient avec Mme Lindsay5. L’hypothèse Mme de Staël a été reprise par Henri
Guillemin6, qui a interprété le roman comme « une machine de guerre » pour justifier la
rupture de l’auteur avec elle. Plus nuancées sont les reconstructions de Paul Bénichou7,
de Paul Delbouille8 et de Daniel Leuwers9 : pouvant lire l’édition intégrale des journaux
intimes (parue en 1952), ils mettent en relation l’élimination d’un épisode dans le
roman avec le passage de Charlotte à Mme de Staël (et à Anne Lindsay) comme modèle
de la protagoniste. S’il n’y pas accord pour le personnage d’Ellénore, tous les critiques
concordent pour celui d’Adolphe, qui serait l’équivalent de Benjamin. Et, grâce à
Adolphe, Han Verhoeff10 a prétendu reconstruire son inconscient même. Enfin, la
confusion entre personnage et personne risque toujours de perturber d’une façon
radicale la réception du roman. Soit le personnage d’Adolphe a été reconduit à
Constant, soit il a été traité comme une personne.
7 L’ambiguïté du roman n’est pas moindre si on le considère du point de vue non pas
biographique, mais historico-littéraire. Certains ont présenté le personnage comme une
version de la souffrance du mal du siècle, une sorte d’autre René « plus terne et sans
rayon », comme disait Sainte-Beuve, qui n’avait pas de sympathie pour Constant.
D’autres ont au contraire souligné le classicisme intellectuel du roman, à partir du fait
qu’on y compte 41 maximes. Ainsi Paul Bourget considérait-il « l’excès de l’esprit
d’analyse » – typique de la modernité – « le fond de ce roman »11.
8 Pour résoudre cette contradiction apparente, on est tenté de distinguer le personnage
Adolphe, en proie aux ambiguïtés sentimentales, du narrateur qui n’écrit qu’une fois
que son histoire d’amour est terminée. Il se condamne comme personnage en analysant
sa conduite ; cependant il essaye de défendre l’authenticité de ses sentiments :
Certes je ne veux point m’excuser, je me condamne plus sévèrement qu’un autrepeut-être ne le ferait à ma place ; mais je ne puis au moins me rendre ici ce solenneltémoignage, que je n’ai jamais agi par calcul, et que j’ai toujours été dirigé par dessentiments vrais et naturels. (p. 119)
9 Mais cette différenciation entre personnage et narrateur n’est pas définitive : Adolphe
conserve son caractère entre les deux positions. Il est toujours lucide et souffrant,
faible : il n’y a qu’un Adolphe toujours reconnaissable. Le sens du roman finit par
traverser cette distinction même.
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10 L’interprétation actuellement dominante de l’ouvrage, en effet, ne se base pas sur le
caractère des personnages. D’Alison Fairlie et Jannine Jallat à Anne Boutin12, l’accent est
mis sur les pouvoirs que la parole y assume. Comme l’avait déjà montré Todorov, qui a
ouvert la voie à cette interprétation, dans Adolphe la parole a un pouvoir extraordinaire
sur la réalité : « les objets n’existent pas avant d’être nommés, ou en tous cas ils ne
restent pas les mêmes avant et après l’acte de dénomination »13. Les paroles décident :
Elle me permit de lui peindre mon amour ; elle se familiarisa par degrés avec celangage : bientôt elle m’avoua qu’elle m’aimait. (p. 50-51)
11 Elles peuvent créer des réalités nouvelles :
Il y a des choses qu’on est longtemps sans se dire, mais quand une fois elles sontdites, on ne cesse jamais de les répéter. (p. 65)
12 Il faudrait donc empêcher qu’elles soient dites même quand les sentiments qu’elles
avoueraient sont déjà connus :
Elle chercha de mille manières à me persuader qu’elle était heureuse, qu’elle nem’avait rien sacrifié ; que le parti qu’elle avait pris lui convenait, indépendammentde moi. Il était visible qu’elle se faisait un grand effort, et qu’elle ne croyait qu’àmoitié ce qu’elle me disait. Elle s’étourdissait de ses paroles, de peur d’entendre lesmiennes ; elle prolongeait son discours avec activité pour retarder le moment oùmes objections la replongeraient dans le désespoir. Je ne pus trouver dans moncœur de lui en faire aucune. (p. 68-69)
13 Ce seront les paroles de la lettre d’Adolphe à l’ambassadeur, que ce dernier envoie à
Ellénore, qui, à la fin, la tueront.
14 Cette interprétation cependant ne considère pas la hiérarchie de valeurs qui est
respectée dans le roman, et risque donc de l’altérer. Les mots, qui ont le pouvoir
terrible de déterminer la réalité, sont en échec quand ils doivent définir les
sentiments :
Les sentiments de l’homme sont confus et mélangés : ils se composent d’unemultitude d’impressions variées qui échappent à l’observation ; et la parole,toujours trop grossière et trop générale, peut bien servir à les désigner, mais ne sertjamais à les définir. (p. 30)14
15 Constant ne me semble pas soutenir une théorie du langage selon laquelle « les objets
n’existent pas avant d’être nommés ». Il partage le respect que la littérature a toujours
eu pour les pouvoirs performatifs du langage15. Mais il partage aussi l’opinion de son
époque sur l’impossibilité de traduire en mots la vie intérieure. Et donc, sur la
supériorité – dans la vie intime – des sentiments et des émotions sur les mots. Cette
supériorité permet le triomphe du sentiment véritable sur tout. Il arrive toujours à
trouver les paroles justes : « Telle est la force d’un sentiment vrai, que, lorsqu’il parle,
les interprétations fausses et les convenances factices se taisent » (p. 71). L’inhibition
de la parole est motivée par une maladie du sentiment qui empêche de parler et remplit
le silence de paroles vides. La question posée par le roman est donc sentimentale et
morale, avant d’être linguistique.
16 Je crois, en effet, que l’on doit chercher dans la configuration moderne des rapports
entre morale et sentiments la signification profonde de ce roman.
17 L’Avis de l’éditeur semble introduire l’artifice traditionnel du manuscrit retrouvé, qui
devrait attester en même temps l’authenticité de l’histoire et nier ses aspects
autobiographiques. Mais il me semble qu’il a une autre fonction, moins banale. Cet Avis
nous donne d’Adolphe une image postérieure, à la fin de son histoire d’Ellénore : et
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cette image, avec celles que nous donnent Ellénore dans sa lettre et l’Éditeur, sont les
seuls témoignages sur sa personne qui ne viennent pas de lui-même16. Pour une fois, ce
n’est pas Adolphe qui regarde : il est regardé. Et cette image est la première à être
offerte au lecteur.
18 On rencontre Adolphe, encore sans nom, dans un village de la Calabre, aux confins de
l’Europe civilisée. « Il était fort silencieux et paraissait triste » ; malade, il espère que le
médecin calabrais ne sera pas capable de le guérir. Nous savons qu’il ne voyage ni pour
affaires, ni pour le plaisir. « Il m’est égal, me répondit-il, d’être ici ou ailleurs » (p. 11).
Son voyage est une errance : un déplacement continu et insensé. Dans l’errance, depuis
toujours, on peut reconnaître un des symptômes les plus sûrs d’un malaise moral et
social.
19 Il me semble très important de souligner que cette première image est en forte
contradiction avec le début du récit d’Adolphe, qui déclare tout de suite sa destination
sociale selon le désir de son père :
Il voulait ensuite m’appeler auprès de lui, me faire entrer dans le département dontla direction lui était confiée, et me préparer à le remplacer un jour. (p. 19)
20 À vingt-deux ans, Adolphe doit achever son éducation en passant des études aux
voyages. À la fin de cet apprentissage, il y a une place dans le monde qui l’attend.
Adolphe, comme plusieurs personnages du roman français de la première moitié du
XIXe siècle, est sur le seuil de la vie mûre et de l’intégration sociale. Mais à la différence
de la plupart d’entre eux, qui soit sont orphelins, soit se comportent comme s’ils
l’étaient, il y a pour lui un poste qui lui est destiné par son père. Il y a donc une
opposition éclatante entre le début de la narration qui prévoit une place pour Adolphe
et l’Avis au lecteur qui l’a montré errant. Pour ne pas avoir occupé ce poste, il n’y a pas
de place pour lui. Il est condamné à l’errance, qui est le symptôme extrême d’un
malaise : il lui manque « cette tranquillité d’esprit qui résulte de l’occupation et de la
régularité des affaires » (p. 36) et qui distingue les hommes des femmes, celles-ci étant
contraintes, par manque d’occupations et d’affaires, à une « médiocrité plus inquiète et
plus agitée ». Pour Adolphe, comme pour René, leur malaise comporte un manque de
virilité.
21 Adolphe est un héritier. Après la Révolution qui avait engendré une forte mobilité
sociale, en brisant la continuité sociale des biens et des familles, le roman s’ouvre sur
une prédestination sociale qui n’arrive pas à se réaliser. L’héritage était un des piliers
de l’Ancien Régime. Dans la société post-révolutionnaire, le passage d’une génération à
l’autre est plus complexe et d’autres critères interviennent, le premier étant le mérite –
d’ailleurs invoqué par Constant dans ses discours politiques17. Dans le cas d’Adolphe, il
ne s’agit pas de causes extérieures qui empêchent l’héritage, mais d’une impuissance du
sujet, incapable d’atteindre ce qui lui est destiné.
22 Adolphe est assujetti à deux consignes contradictoires : l’injonction paternelle à
occuper son poste en abandonnant Ellénore, et la demande d’amour d’Ellénore. Le
roman n’est pas une sorte de tête-à-tête tragique entre Adolphe et Ellénore, comme la
critique en général semble le considérer. La structure morale et narrative d’Adolphe
n’est pas binaire, mais ternaire : elle place Adolphe entre Ellénore et son père. Nous
savons, avant que le roman ne commence, qu’il frustrera les deux.
23 Pourquoi n’arrive-t-il pas à recevoir cet héritage ? Une première raison est liée à son
père, qui n’est pas digne du rôle paternel. Il n’a pas d’autorité, ni n’arrive à compenser
cette carence par une attitude maternelle. Sa timidité lui interdit toute forme
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d’abandon envers son fils. La timidité, « cette souffrance intérieure qui nous poursuit
jusque dans l’âge le plus avancé » (p. 20), constitue une inhibition du sentiment, plutôt
que de la parole. Elle crée une fracture entre l’intériorité et le monde. Le père a un
caractère anti-rousseauiste qui se manifeste dans le cynisme de formules libertines à
propos des femmes, comme sa célèbre maxime sur l’amour : « Cela leur fait si peu de mal,
et à nous tant de plaisir ! » (p. 31).
24 À la faiblesse du père correspond celle du fils. Un héritier, pour pouvoir être tel, doit
avoir – comme l’a dit Bourdieu à propos d’un autre illustre héritier littéraire, Frédéric
Moreau18 – du sérieux. Il ne peut pas dénigrer ni mépriser son héritage. Surtout, il ne
doit pas se laisser aller au badinage. C’est un risque que les héritiers ne doivent pas
prendre, comme l’a observé, à propos de Lucien Leuwen, son malin cousin Ernest
Dévelroy :
Si tu avais un peu de sérieux, si tu ne riais pas de la moindre sottise, tu pourrais êtredans le salon de ton père et ailleurs, un des meilleurs élèves de l’ÉcolePolytechnique exclu pour opinion.19
25 Adolphe, comme Lucien, semble ne rien prendre au sérieux :
Je contractai l’habitude de ne jamais parler de ce qui m’occupait, de ne mesoumettre à la conversation que comme à une nécessité importune et de l’animeralors par une plaisanterie perpétuelle qui me la rendait moins fatigante, et quim’aidait à cacher mes véritables pensées. (p. 21-22)
26 L’impossibilité d’une communication authentique et profonde se traduit en une
conversation spirituelle qui devient une modalité pour se soustraire à la gravité de
l’expérience réelle20. Elle finit par devenir un vice : la superficialité moqueuse non
seulement occulte l’intériorité, mais elle peut s’y substituer, pour devenir une sorte de
modus operandi, un nihilisme appliqué à toutes les valeurs et à tous les rapports. Cette
maladie, qui affecta lord Byron le premier, consume plusieurs héros romantiques. Dans
le fragment de la préface à la deuxième édition, cette attitude est stigmatisée :
Nous ne savons plus aimer, ni croire, ni vouloir. Chacun doute de la vérité de cequ’il dit, sourit de la véhémence de ce qu’il affirme, et pressent la fin de ce qu’iléprouve. (p. 305)
27 Cette tendance à sous-évaluer l’expérience et les sentiments se manifeste aussi dans
l’événement principal du roman : la séduction d’Ellénore. Il ne décide d’avoir une
amante que parce que son ami en a trouvé une. Il s’agit par excellence d’un désir
triangulaire, comme l’a défini René Girard. Mais avant Girard, déjà la maxime 136 de La
Rochefoucauld disait : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils
n’avaient jamais entendu parler de l’amour ». La conduite d’Adolphe dans la séduction
d’Ellénore, stigmatisée dans les préfaces, correspond à des modèles classiques qui la
blâment, tandis que, pour la sensibilité nouvelle, elle devient encore plus coupable : un
péché capital.
28 La particularité d’Adolphe est qu’il est conscient de la nature de son désir. Il n’accorde
d’importance ni aux sentiments, ni à la situation sociale d’Ellénore. Il se comporte
comme s’il était en proie à la passion tout en sachant qu’il ne l’est pas. Il prend une
attitude tout à fait moderne : il fait comme si… Il n’est pas sérieux. Telle est l’accusation
que l’auteur lui fait dans la préface. Une fois engagé coupablement dans cette histoire,
Adolphe est « sans ressources ». Sa faute est commise au deuxième chapitre. Il reste
encore à expliquer ce qui fait le roman : pourquoi n’arrive-t-il pas à se libérer de ce
rapport et à prendre « la route de la fortune, de la considération et de la gloire » (p.
101) en occupant la place que son père lui avait préparée.
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29 D’abord, Ellénore prévaut parce qu’elle adopte une stratégie beaucoup plus efficace.
L’autorité paternelle est, comme nous l’avons vu, timide. Elle n’arrive pas à se
manifester par un ordre ni par un geste d’affection. Cette faiblesse de la figure
paternelle peut être interprétée d’une façon plus générale. Dans la nouvelle société
post-révolutionnaire, c’est la condition même de l’autorité qui, vis-à-vis du fils, ne peut
plus se réclamer de la continuité des valeurs avec la même confiance et aussi
naturellement qu’avant. Le père n’a plus la force. Et tels, sans force, sont représentés
tous les pères dans le roman : le père d’Adolphe, le père d’Ellénore, le premier amant
d’Ellénore, père des ses enfants. Aucun d’entre eux n’a puissance ni prestige. Le père
d’Adolphe trouve un substitut dans l’ambassadeur qui est beaucoup plus capable que
lui. Mais seulement grâce au fait qu’il est malin : avec ses exhortations paternelles, lui
non plus, il n’arrive à rien.
30 En revanche, Ellénore dispose d’une stratégie féminine formidable : le sentiment de
culpabilité.
C’est un affreux malheur de n’être pas aimé quand on aime ; mais c’en est un biengrand d’être aimé avec passion quand on n’aime plus. (p. 75)« Que me voulez-vous ? me dit-elle ; ne suis-je pas seule, seule dans l’univers, seulesans un être qui m’entende ? Qu’avez-vous encore à me dire ? Ne m’avez-vous pastout dit ? Tout n’est pas fini, fini sans retour ? Laissez-moi, quittez-moi ; n’est-cepas là ce que vous désirez ? » Elle voulut s’éloigner, elle chancela ; j’essayai de laretenir, elle tomba sans connaissance à mes pieds ; je la relevai, je l’embrassai, jerappelai ses sens. (p. 88-89)« Adolphe, s’écriait-elle, vous ne savez pas le mal que vous faites ; vous l’apprendrezun jour, vous l’apprendrez par moi, quand vous m’aurez précipitée dans la tombe ».(p. 121)
31 Verhoeff et surtout Filomena Vitale21 ont étudié le rôle que le sentiment de culpabilité
joue dans l’œuvre entière de Constant : dans le roman comme dans les journaux, les
essais, les discours politiques. L’omniprésence de ce sentiment, dans sa vie comme dans
son œuvre, aurait une double motivation. Selon Verhoeff, il aurait une origine
primaire : la perte très précoce de sa mère. Il serait l’autre volet – dans une logique de
négation freudienne – de la frustration de l’abandon22. Mais cette explication, une fois
appliquée au roman, a le défaut de s’abstraire de la narration. D’une part, elle ignore
que le sentiment de culpabilité n’est pas seulement un sentiment d’Adolphe, mais aussi
une stratégie – consciente et inconsciente – d’Ellénore pour retenir son amant ; de
l’autre, elle ne dit rien des rapports avec le père, qui n’arrivent pas à générer des
sentiments de culpabilité aussi forts23. Le long de cette route, on revient toujours à une
structure binaire du roman. Le roman ne conte pas « l’échec d’un homme qui voudrait
aimer et qui, malgré lui, cause la mort de la femme qui l’aime », comme le soutient
Verhoeff ; mais l’histoire tragique d’un jeune homme qui est combattu entre deux
instances contradictoires : entre le lien avec une femme qui l’aime mais qu’il n’aime pas
assez et le devoir social auquel son père l’appelle. L’approche de Filomena Vitale, qui
étudie l’origine calviniste du sentiment de culpabilité omniprésent chez Constant, est
plus strictement textuelle. Elle observe que ce sentiment se manifeste en particulier
quand sont négligés les devoirs sociaux : « c’est justement la mauvaise conscience de ne
pas avoir rempli son devoir en exploitant ses dons naturels qui, au-delà d’une vanité et
d’un amour propre à juste titre mortifié, hante Constant jusqu’à l’époque de son
engagement politique »24.
32 Nous retrouvons chez Adolphe le même sentiment dû au fait de ne pas s’acquitter de
ses devoirs sociaux. La question est que, dans le roman, le sentiment de culpabilité
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envers le père se révèle moins fort – et en tout cas moins impossile à gérer – que celui
que lui inspire Ellénore. L’appel du devoir n’arrive pas à être aussi profond que le
sentiment de culpabilité, basé sur le sentiment.
33 C’est là la question posée par le personnage de Constant. Le roman représente la
réduction du devoir à sentiment de culpabilité. Donc, une vision affective de la vie
morale25. On peut lire dans la « réponse de l’éditeur » : « La grande question dans la vie,
c’est la douleur que l’on cause, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas
l’homme qui a déchiré le cœur qui l’aimait » (p. 149-150).
34 L’extension moderne de la dimension privée – étudiée par Constant dans son célèbre
Discours de la liberté des anciens comparée à celle des modernes – comporte aussi le privilège
accordé à l’affection, contre les vertus civiles. Si faire souffrir une amante devient la
grande question dans la vie, la vie entière risque d’être en proie aux affections. L’univers
social, d’être fémininisé. Et cette féminisation, que Chateaubriand avait déjà constatée
dans le Génie du Christianisme (IIe partie, livre III, chap. IX), deviendra une obsession des
romanciers de la génération suivante, à commencer par Balzac26.
35 La stratégie utilisée par Ellénore pour procurer un sentiment de culpabilité se révèle
gagnante parce que, comme souvent les critiques l’ont observé, Ellénore occupe une
place symbolique essentielle dans la vie d’Adolphe. Il n’a pas de mère, et il n’y a dans le
texte aucune allusion à elle. Il raconte qu’avant de rencontrer Ellénore, à dix-sept ans,
il a eu une liaison avec une femme beaucoup plus âgée que lui. Ellénore a dix ans de
plus que lui. Et à son amour elle sacrifie ses enfants : auprès d’elle, Adolphe prend la
place de ses enfants. L’amour d’Ellénore pour lui a le caractère inconditionné de
l’amour maternel. Il est totalisant, c’est un œil qui suit tous ses gestes. Comme l’enfant,
une fois qu’il a perdu ce regard, il reste seul :
Je m’en plaignais alors ; j’étais impatienté qu’un œil ami observât mes démarches,que le bonheur d’un autre y fût attaché. Personne maintenant ne les observait ;elles n’intéressaient personne ; nul ne me disputait mon temps ni mes heures ;aucune voix ne me rappelait quand je sortais. (p. 143)
36 Entre la voie indiquée par son père et le lien maternel, Adolphe choisit toujours ce
dernier, parce qu’il n’est pas capable de se détacher. Mais aussi parce qu’il y trouve une
confirmation narcissique, comme le note le baron dans une maxime assez libertine :
Il n’y a pas d’homme qui ne se soit, une fois dans sa vie, trouvé tiraillé par le désirde rompre une liaison inconvenable et la crainte d’affliger une femme qu’il avaitaimée. L’inexpérience de la jeunesse fait que l’on s’exagère beaucoup les difficultésd’une position pareille ; on se plaît à croire à la vérité de toutes ces démonstrationsde douleur, qui remplacent, dans un sexe faible et emporté, tous les moyens de laforce et tous ceux de la raison. Le cœur en souffre, mais l’amour-propre s’enapplaudit ; et tel homme qui pense de bonne foi s’immoler au désespoir qu’il acausé, ne se sacrifie dans le fait qu’aux illusions de sa propre vanité. Il n’y a pas unede ces femmes passionnées, dont le monde est plein, qui n’ait protesté qu’on laferait mourir en l’abandonnant ; il n’y en a pas une qui ne soit encore en vie, et quine soit consolée. (p. 98)
37 La conclusion tragique s’impose comme inévitable, pour l’interférence des registres
paternel et maternel qui enferme Adolphe dans une situation régressive et mortifère.
Le sentiment du devoir qui est la consigne paternelle cède au chantage du sentiment de
culpabilité. Dans la nouvelle société, la perte d’autorité de la figure paternelle et
l’extension du domaine affectif maternel risquent de perdre les jeunes hommes : de les
fixer dans l’irresponsabilité enfantine ou de les condamner à l’errance. Telle est, je
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crois, la vérité scandaleuse que révèle, dans la splendeur cruelle de son style, le roman
de Constant.
NOTES
1. B. Constant, Adolphe. Anecdote trouvée dans les papiers d’un inconnu, éd. J.-H. Bornecque, Paris,
Garnier, « Classiques Garnier », 1968, p. 8. Toutes les citations du roman sont tirées de cette
édition, dorénavant le numéro de page est indiqué directement dans le texte entre parenthèses.
2. Sur la faute exclusive d’Adolphe, Constant semble avoir des idées assez différentes dans la
première version du roman qu’il lit à Mme de Coigny. Il annote dans son journal (24 février
1807) : « Effet bizarre de cet ouvrage sur elle. Révolte contre le héros ». Dans toute la genèse de
l’ouvrage, très complexe et mystérieuse, l’image d’une femme amoureuse et persécutrice revient
souvent dans les témoignages des lecteurs et des amis, comme dans le journal.
3. S. Gay, Ellénore, Bruxelles, Hauman, 1844-46, 5 vol. À propos de cet intéressant roman cf. S.
Lorusso, « La voix d’Ellénore », dans A. Del Lungo et B. Louichon (éds.), La Littérature en bas-bleus.
Romancières sous la Restauration et la monarchie de Juillet (1815-1848), Paris, Garnier, « Classiques
Garnier », 2010, p. 345-357.
4. È. Gonin, Le point de vue d’Ellénore. Une réécriture d’Adolphe, Paris, Corti, 1981. Le roman a été
volontiers le champ d’une critique féministe. C. Coman, dans « Le Paradoxe de la maxime dans
Adolphe » (dans Romanic Review, 73, 2, 1982, p. 203), est arrivée à soutenir qu’avec la maxime
l’auteur essaye de réduire « l’Autre au silence ». Et selon B. Didier, Adolphe tire « un plaisir
essentiellement ambigu » de la souffrance qu’il cause (B. Didier, « Adolphe et le double plaisir »,
dans Europe, 467, 1968, p. 79-85).
5. G. Rudler, « Introduction », dans B. Constant, Adolphe, Manchester, 1919 ; A. Monglond, Vies
préromantiques, Paris, Les Belles Lettres, 1925 ; F. Baldensperger, « Retour à Ellénore ou légende et
vérité en histoire littéraire », dans Revue de littérature comparée, 17, 1937, p. 651-664.
6. H. Guillemin, Benjamin Constant muscardin, Paris, Gallimard, 1958.
7. P. Bénichou, « La genèse d’Adolphe », dans Revue d’Histoire littéraire de la France, 3, 1954 (repris
dans Id., L’écrivain et ses travaux, Paris, Corti, 1967, p. 55-68 et 91-119).
8. P. Delbouille, Genèse, structure et destin d’Adolphe, Paris, Belles Lettres, 1971.
9. D. Leuwers, « Préface », dans B. Constant, Adolphe, Paris, Garnier-Flammarion, 1989.
10. H. Verhoeff, Adolphe et Constant. Une étude psychocritique, Paris, Klincksieck, 1976.
11. P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Paris, Gallimard, 1993.
12. A. Fairlie, « Constant romancier : le problème de l’expression », dans Actes du Congrès de
Lausanne, Genève, Droz, 1968 ; J. Jallat, « Adolphe, la parole et l’autre », dans Littérature, 2, mai
1971, p. 71-88 ; A Boutin, Parole, personnage et sujet dans les récits littéraires de Benjamin Constant,
Genève, Slatkine, 2008.
13. T. Todorov, « La parole selon Constant », dans Critique, 255-256, août-septembre 1968,
p. 756-771, p. 760 ; repris dans Id., Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971, p. 100-117.
14. Et encore : « charmes de l’amour, qui vous éprouva ne saurait vous décrire » (p. 57).
15. Racine aussi devrait croire à cette théorie si on considère la résistance de Phèdre à avouer son
amour coupable.
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16. On pourrait ajouter l’amie envoyée par Ellénore « pour découvrir le secret qu’elle [l’] accusait
de lui cacher » (p. 110). Elle embrasse le parti d’Adolphe : donc une femme, dans le roman,
reconnaît les raisons du protagoniste.
17. Il écrira le 21 juillet 1830 dans Le Temps : « toutes les illustrations des trente dernières années
étant sorties d’une égalité de chances où le courage et le talent avaient seuls le droit de
concourir, et se trouvant encore en présence des témoins de leur origine, des auxiliaires de leur
fortune et des rivaux de leur gloire, il leur reste imprimé je ne sais quel caractère de démocratie
que le temps pourra seul effacer ». Dans Principes de politique (éd. E. Hofmann, Genève, Droz, 1980,
t. II, p. 224) il avait écrit : « les privilèges héréditaires […] pèsent, non seulement sur le présent,
mais sur l’avenir et dépouillent les générations futures ».
18. P. Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 19982, p. 34.
19. Stendhal, Lucien Leuwen, dans Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 2007, vol. II, p. 88.
20. Dans un brouillon qui n’a pas servi pour la préface à la seconde édition du roman, Constant
écrit : « Adolphe est spirituel […] il est irritable […] mais il est incapable de suite, de dévouement
soutenu, de générosité calme […] il a adopté, pour gaîté, sa triste ironie » (Adolphe. Anecdote
trouvée dans les papiers d’un inconnu, cit., p. 304).
21. F. Vitale, Benjamin Constant. Écriture et Culpabilité, Genève, Droz, 2000.
22. Verhoeff a expliqué cette agressivité selon la théorie kleinienne en tant que réaction à
l’abandon de la part de la mère : le sentiment d’être abandonné se transforme dans son contraire
avec les autres femmes : dans un sentiment de culpabilité pour l’abandon.
23. D’autres contradictions dans l’hypothèse de Verhoeff sont annotées par F.-P.
Bowman, « Nouvelles lectures d’Adolphe », dans Revue Européenne des Sciences sociales, t. XVIII, 50,
1980, p. 32-33. En particulier l’affirmation du critique : « comme nous le savons, l’enfance
d’Adolphe n’a pas été heureuse » n’a aucune confirmation textuelle. Encore une fois Adolphe est
traité comme une personne qu’on connaît.
24. F. Vitale, op. cit., p. 30-31.
25. Les interprétations chrétiennes, comme celle de Du Bos ( Grandeur et misère de Benjamin
Constant, Paris, Corrêa, 1946) de ce sentiment de culpabilité comme charité, me semblent peu
convaincantes. Voici la définition de charité donnée par Constant : « La charité n’est autre chose
qu’une sensibilité tellement exaltée par la crainte de la douleur, que cette douleur n’est pas
moins insupportable à contempler dans les autres qu’à ressentir en soi-même ». Pour Constant il
ne fallait pas confondre « l’influence d’un spectacle que les nerfs ne peuvent supporter avec la
bonté d’âme et l’amour ».
26. Dans Balzac elle arrivera à modeler le corps même des jeunes protagonistes. Ainsi La Brière,
amoureux de Modeste Mignon, sans petites moustaches rassemble à « une jeune fille déguisée »
(I, p. 575). Maxime de Trailles appartient à une « espèce amphibie qui tient autant de l’homme
que de la femme » (II, p. 983). Rastignac fait sa toilette comme « une jeune fille en s’habillant pour
le bal » (III, p. 167). Le colonel Franceschini (III, p. 266) et Georges de Maufrigneuse (VI, p. 951)
sont beaux de la beauté d’Antinoüs. Émile Blondet « est le plus séduisant de ces hommes-filles de
qui le plus fantasque de nos hommes d’esprit a dit : « Je les aime mieux en souliers de satin qu’en
botte » (VI, p. 330). Les numéros qui accompagnent les citations balzaciennes renvoient à
l’édition Castex de la Comédie humaine, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976-1981,
t. I-XII.
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INDEX
Mots-clés : Adolphe, Constant (Benjamin), héros romantique, roman romantique, Mal du siècle
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Respect et violation des unitésclassiques dans la tragédie françaisedu XIXe siècleMaurizio Melai
1 Dès le début du XVIIIe siècle, les unités, piliers structurels de la tragédie classique, sont
soumises, au moins autant que l’alexandrin, à de dures critiques. Ces contestations,
toutefois, ne se concrétisent par des expériences théâtrales vraiment novatrices qu’à
partir de 1759, lorsque la scène est débarrassée de la présence encombrante du public1.
C’est surtout la règle de l’unité de lieu qui est graduellement assouplie et contournée :
le nouveau goût du spectacle visuel et des détails matériels de l’action, qui peut
finalement s’exprimer sur une scène libre et spacieuse, se traduit par l’application de
décors multiples dont l’usage est rendu systématique en particulier par De Belloy. Le
principe de la concentration spatiale, assumant une souplesse aux traits vaguement
préclassiques, en arrive à inclure dans ses marges de tolérance élargies les lieux
adjacents d’un même palais ou d’une même ville2.
2 Si l’Empire, avec ses velléités de purisme, favorise le retour à un respect plutôt strict
des unités traditionnelles, la Restauration renoue avec l’expérimentation et avec la
malléabilité normative de l’époque prérévolutionnaire. Partagée entre la fidélité aux
conventions traditionnelles et l’expérimentation dramaturgique, la tragédie de
l’époque post-napoléonienne entretient un rapport ambigu et controversé avec le
bagage des contraintes formelles classiques, en particulier avec les règles des unités
dramatiques. Les stratégies pour contourner les principes de l’unité de lieu et de temps,
pour desserrer le nœud strict de l’unité d’action et pour fêler l’unité identitaire du
héros tragique se font de plus en plus fines et raffinées, témoignant d’une intolérance
croissante à l’égard du système normatif traditionnel. C’est sur ces stratégies que nous
nous concentrerons dans cette brève étude.
3 Il faut d’abord souligner que les voix des défenseurs intransigeants des unités restent,
tout au long des années 1820, les plus nombreuses et les plus influentes. À ce propos,
nous pouvons citer l’affirmation emblématique du Journal du commerce, de politique et de
littérature, qui fait du respect des unités une question de sauvegarde de l’honneur et du
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prestige culturel français : « Notre honneur national littéraire tient à la conservation
des unités grecques »3, écrit cette revue le 10 août 1818. Le propos exprimé par le
Journal des Débats le 13 mars 1820 est également significatif ; en critiquant la conception
spatiale de la Marie Stuart de Pierre Lebrun4, Étienne Becquet, feuilletoniste des Débats,
soutient que « dès qu’on baisse la toile, ne fût-ce que pour passer de l’antichambre dans
le salon, l’unité de lieu est totalement violée ». Plus encore que par les organes de
presse, la cause de la résistance classique est soutenue par ces poètes qui, comme
Népomucène Lemercier, tout en créant des situations tragiques d’une grande
originalité, n’entendent pas dissocier ces contenus inédits du cadre traditionnel des
unités. L’auteur de Frédégonde et Brunehaut, présentant sa pièce, déclare
avoir manifesté de nouveau, en observant le respect des trois unités grecques etlatines, que les écarts et l’indépendance du genre nommé romantique ne produisentpoint d’émotions plus profondes et plus vives que n’en fournit la seule applicationexacte de nos classiques règles dans les mouvements passionnés artistementcirconscrits en de sages limites.5
4 D’un autre côté, cependant, les critiques des réformateurs à l’égard des unités et des
invraisemblances qu’elles produisent se font de plus en plus dures et pressantes. Le
choix de Michel Pichat de situer le cinquième acte de son Léonidas6 dans les mêmes
lieux que les quatre précédents et de ne pas déplacer la scène à Sparte, où le jeune Agis
aurait dû informer les Grecs sur le sacrifice des trois cents, suscite une réaction
véhémente de la part du globiste Duvergier de Hauranne, qui, le 14 janvier 1826,
commente :
C’est à Sparte que se passait cet acte, à Sparte où nous attendait le tableau le plusintéressant. Au milieu de l’inquiétude générale, un guerrier arrivait couvert de sanget de poussière ; et ce laconique récit, « Ils sont tous morts, je meurs, » terminaitdignement cette épopée dramatique. Croit-on que ce dénouement ne valût pas bienle songe de Xerxès et les horribles déclamations d’Archidamie ? M. Pichat a craintsans doute de fatiguer l’imagination des classiques, et c’est pour aller au plus courtqu’il nous a reconduits dans la tente de Xerxès.
5 De la même façon, dans un article non signé du 23 décembre 1824, le Globe s’en prend au
Germanicus d’Arnault père7 pour « les langueurs des discours, qu’il eût été si facile de
remplacer par des actions vives et naturelles, sans blesser en rien la règle si chère de
l’unité de temps et de lieu » ; « il n’eût fallu pour cela que consentir à sortir du palais »,
ajoute le feuilletoniste. Il est intéressant d’observer que cette affirmation présuppose
une conception des unités plutôt souple : tandis qu’Étienne Becquet considère le simple
passage du héros tragique de l’antichambre au salon comme une infraction intolérable
de l’unité spatiale, le journaliste du Globe ne voit aucune violation de la règle dans le
déplacement des personnages en dehors du palais.
6 Cette divergence d’opinions entre les deux feuilletonistes est d’autant plus significative
qu’elle dénonce le caractère aléatoire et discrétionnaire assumé par le concept d’unité
pendant la Restauration : chacun en propose désormais sa définition, en en donnant
une interprétation qui s’adapte à sa propre conception dramatique. De la querelle entre
classiques et romantiques la plupart des dramaturges tirent une conception des unités,
et en particulier de l’unité spatiale, parfaitement conforme à ce code intermédiaire qui
caractérise la littérature tragique de l’époque. Dans un article du 14 janvier 1826, se
plaignant de la médiocrité de la dramaturgie « semi-romantique », Duvergier de
Hauranne commente ainsi l’évolution connue par les unités :
Voilà où en est aujourd’hui la lutte entre le catholicisme et le protestantismelittéraire ; chacun propose sa petite transaction, et rien n’est plus curieux que
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d’entendre raisonner sur les unités ces semi-romantiques dont les salons de Pariscommencent à se peupler. Ils avaient d’abord compris dans l’unité de lieu tous lesappartements d’un même palais, puis tous les palais d’une même ville. Plus hardisaujourd’hui, une courte distance, comme, par exemple, celle de Paris à Saint-Cloud,ne les effraie pas trop.
7 En ce qui concerne l’unité de lieu, l’une des transactions les plus intéressantes est
proposée par Lucien Arnault dans Pierre de Portugal. Critiqué pour avoir situé l’action en
partie « à Lisbonne dans le palais des rois » et en partie « dans la campagne voisine »,
l’auteur justifie ses choix de la sorte :
Vingt-quatre heures sont fixées pour l’accomplissement d’une action dramatique.Ce laps de temps a paru la concession la plus forte que l’imagination du spectateurpût accorder à la durée d’événements qui, dans la réalité, s’achèvent en deuxheures ; les entr’actes sont donc censés remplir l’espace qui n’est pas consacré à laportion visible du drame. Dans ces entr’actes, les personnages ne cessent pas d’agiret de se mouvoir ; pourquoi cette action et ce mouvement ne les conduiraient-ilspas d’un lieu à un autre ? Pourquoi n’auraient-ils pas la faculté de parcourir unedistance proportionnée au temps que notre imagination accorde à l’intervalle dedeux actes ? Il me semble important qu’une action commence et se termine dans lemême lieu, parce que cette condition est une garantie contre l’abus qu’on pourraitfaire du déplacement permis aux personnages d’un drame.8
8 Certes, la possibilité d’un changement de lieu au cours des entractes et celle d’une unité
garantie par la coïncidence entre le décor du premier acte et celui du dernier sont des
idées plutôt communes à cette époque. Lucien Arnault, cependant, parvient à charger
cette conception de l’espace dramatique d’implications stylistiques et idéologiques
précises. Thématisant l’opposition spatiale entre « le palais des rois » de Lisbonne et « la
maison très simple, entourée de bois » où vit Inès de Castro, l’auteur revendique la
prérogative de varier son style pour mettre en scène des personnages appartenant à
des classes sociales différentes. C’est ainsi qu’il se demande : « pourquoi, dans une
composition destinée à reproduire un tableau des événements de la vie humaine,
n’introduirait-on pas les contrastes de style nécessités par ceux des personnages, des
sentiments et des situations ? »9 L’opposition spatiale se fait, en outre, dichotomie
morale : la simplicité et l’honnêteté bourgeoise de l’habitation d’Inès contrastent avec
le luxe d’un palais royal peuplé de courtisans dépravés et intrigants. Après un
deuxième acte où la visite de Pierre chez Inès forme une parenthèse de bonheur
amoureux à l’écart des fastes de la Cour, le déplacement d’Inès au palais royal
correspond à un voyage vers l’échec et vers la mort : la jeune femme ne peut que se
heurter aux préjugés d’une classe aristocratique qui refuse toute ingérence extérieure
et qui, empêchant la montée sociale de l’héroïne bourgeoise, raffermit son autarcie
inviolable. Dans ce sens, la circularité de la conception spatiale, garantie par le fait que
l’action « commence et se termine dans le même lieu », semble surdéterminer au
niveau structurel les idées d’immobilité et d’imperméabilité sociales contre lesquelles
la pièce avance sa critique.
9 Si une telle mobilisation métaphorique de l’espace – déjà proche de celle qui sera
effectuée par les romantiques10 – n’est certainement pas commune dans la dramaturgie
tragique de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, les nombreuses violations ou
« réinterprétations extensives » de l’unité de lieu que l’on y relève répondent de
manière générale à des exigences poétiques et à des critères expressifs bien définis. Le
déplacement de la scène entre le premier et le deuxième acte, suivi d’un retour au
décor initial dans l’acte final, est par exemple un procédé récurrent et riche en
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implications sémantiques. Parmi les auteurs qui en font un usage significatif, outre
Lucien Arnault, nous pouvons mentionner Pierre Lebrun, qui s’en sert aussi bien dans
sa Marie Stuart que dans son Cid d’Andalousie. Dans le premier cas, « la scène est en
Angleterre (1587) au château de Fotheringay. Le premier et le cinquième acte se passent dans
l’appartement de Marie ; les autres, dans une salle ouverte de toutes parts sur les jardins de
Fotheringay ». Si le passage à l’extérieur de l’appartement de Marie reflète le
mouvement centrifuge vers la possibilité anti-tragique de la liberté et de la
réconciliation, le retour à l’espace fermé initial représente la frustration de ce
mouvement. Dans le cas du Cid d’Andalousie11, « la scène est à Séville, au XIIIe siècle (1284).
Les Ier, IIIe et Ve actes se passent dans l’Alcazar, ancien palais des rois mores ; le IIe et le IVe dans
les jardins et la maison de Doña Estrelle et de don Bustos ». Le déplacement vers l’habitation
d’Estrelle incarne l’aspiration à un bonheur intime et privé, aspiration dont
l’effondrement coïncide avec la reconduction des personnages vers les espaces du
pouvoir.
10 Les passages de l’espace fermé à l’espace ouvert et vice versa sont souvent significatifs.
Dans le Sylla d’Étienne Jouy 12, par exemple, « la scène se passe à Rome ; dans les quatre
premiers actes, dans le palais du dictateur ; dans le cinquième, au Forum » : le déplacement de
l’action vers la place publique, aussi bien dans ce cas que dans celui de la Virginie de
Latour de Saint-Ybars13, symbolise la chute du despotisme et le retour du pouvoir dans
les mains du peuple. Au contraire, dans un cas comme celui de l’Élisabeth de France
d’Alexandre Soumet14, le passage des « rochers d’Aldovéra » au palais de Philippe
d’Espagne traduit par des termes spatiaux le processus d’écrasement des opinions et
des sentiments subi par les personnages.
11 La dialectique entre ouverture et fermeture de l’espace dramatique fait souvent en
sorte, dans la tragédie des années 1820, que l’action soit déplacée, d’un acte à l’autre,
dans les différents palais et places d’une même ville. Plus que dans l’ensemble de la
pièce, par conséquent, c’est à l’intérieur de chaque acte que l’intégrité du lieu de
l’action doit être rigoureusement garantie : le changement de décor au cours des
entractes devient une pratique extrêmement commune, qui a l’effet de transformer les
actes en unités autonomes au niveau spatial. C’est ce qui arrive dans le Fiesque de
Jacques Ancelot15, où l’on passe du palais de Fiesque au palais de Verrina et de celui-ci
au palais ducal de Gênes, et encore dans le Marino Faliero de Casimir Delavigne16, où la
scène se déplace respectivement du palais du doge à celui de Lioni et de ce dernier à la
place Saint-Jean-et-Paul. De même, dans la Jeanne d’Arc de Soumet17, les étapes du
martyre de l’héroïne à Rouen coïncident avec autant de lieux emblématiques situés
dans la ville : la prison, le palais de justice, la vieille place du palais de justice et enfin la
grande place centrale où l’on dresse le bûcher.
12 À partir des dernières années de la Restauration, plusieurs auteurs dramatiques
déplacent l’action tragique d’une région à l’autre et même d’un État à l’autre,
franchissant la barrière spatiale constituée par les remparts de la ville : si Ancelot, par
exemple, partage l’action d’Olga entre la Petite-Tartarie et la Moscovie18, Pichat situe les
différentes parties de l’intrigue de son Guillaume Tell dans les divers cantons suisses19.
Dans les années 1840, enfin, la volonté – plus prétendue que réelle – d’un retour au
classicisme le plus pur n’empêche ni François Ponsard de partager la scène de sa Lucrèce
entre Rome et Collatie20, ni Mme de Girardin de déplacer l’action de Cléopâtre
d’Alexandrie à Tarente21. Toute sorte de déplacement du lieu de l’action est désormais
virtuellement possible, pourvu que le changement de décor ne soit pas pratiqué au
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cours de l’acte, à l’intérieur duquel l’intégrité spatiale reste encore essentiellement
inviolable.
13 En ce qui concerne l’unité de temps, le code tragique de la Restauration et de la
Monarchie de Juillet se maintient beaucoup plus près de la tradition. Certes, la mise en
scène de plus en plus fréquente de faits d’histoire médiévale et moderne circonscrit
l’intrigue dramatique dans une dimension temporelle bien déterminée ; toutefois, à
l’intérieur de cette dimension historique – définie souvent par l’indication explicite de
l’année où les événements représentés se déroulent –, l’action tragique ne dépasse que
rarement le cadre canonique des vingt-quatre heures.
14 Lorsque le déplacement spatial des protagonistes présuppose nécessairement
l’infraction des vingt-quatre heures, comme dans les cas des voyages d’Olga de la
Petite-Tartarie à la Moscovie et de Cléopâtre de l’Égypte à l’Italie, le texte évite
soigneusement de fournir au spectateur tout repère chronologique, ce qui confirme
l’impression d’une extrême concentration temporelle des événements. Dans certains
cas, comme dans le Cid d’Andalousie de Lebrun ou Les Enfants d’Édouard de Delavigne22, les
indications de lumière révèlent que l’action se développe sur deux ou trois jours, ce qui
semble constituer l’étendue temporelle maximale que l’action tragique puisse
supporter : tout en mettant en scène l’Histoire, la tragédie se focalise sur un moment
culminant et ponctuel du fait historique ; elle préfère se concentrer sur la crise et sur
l’acmé dramatique précédant la catastrophe plutôt qu’illustrer l’événement dans sa
globalité et dans toute son étendue spatio-temporelle. La seule exception à ce procédé,
d’ailleurs très tardive, est probablement constituée par Charlotte Corday, où Ponsard se
préoccupe d’insérer l’assassinat de Marat à l’intérieur d’un contexte historique et social
qu’il traite amplement, montrant les causes et les conséquences du geste de l’héroïne23.
Un dessin historiquement si vaste et si ambitieux ne peut se traduire que par la
violation continuelle et systématique de l’unité de temps : prenant comme point de
départ le 22 septembre 1792, à savoir le moment où « la République vient d’être proclamée
par la Convention », l’action se prolonge, passant par plusieurs étapes intermédiaires,
jusqu’au 17 juillet 1793, date de l’exécution de Charlotte Corday.
15 Pour en revenir à la règle des vingt-quatre heures, généralement respectée par les
auteurs tragiques de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, il est nécessaire de
remarquer que certains d’entre eux, tout en comprimant l’action à l’intérieur de cet
espace temporel limité, parviennent à conférer aux notations d’heure et de temps une
valeur sémantique pleine et inédite. Nous pouvons faire référence, à ce propos, à la
scène du banc dans le Cid d’Andalousie, où la nuit participe activement des sentiments
des amants, et encore par exemple au Vallia de Latour24, où le protagoniste décrit
l’heure nocturne comme un allié précieux de ses desseins criminels. En attendant la
tombée de la nuit, le duc des Goths se lance dans la tirade suivante (II, 6) :
La nuit !... Dans leurs forêts, sombre et vieille retraite,Mes pères s’inspiraient de son horreur secrète ;Les ténèbres jetaient dans ces cœurs indomptésDes rêves de grandeur, de nobles voluptés,Et ce fut d’une nuit orageuse et profondeQue sortit leur projet de saccager le monde.La nuit ! De nos penchants elle irrite l’ardeur,Elle nous affranchit d’une vaine pudeur,Et de tous les objets les formes effacéesNe laissent rayonner que nos seules pensées.L’homme esclave au grand jour, dont l’éclat le poursuit,
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Reprend la liberté dans l’ombre de la nuit.La nuit ! De nos complots, fidèle confidente,Elle endort sous nos coups la victime imprudente.Lorsqu’un homme est tombé le poignard dans le sein,Elle emporte en fuyant le nom de l’assassin ;Et si quelques regards interrogent son ombre,Elle reste toujours silencieuse et sombre.La nuit vient me servir, elle vient m’inspirer,Et c’est avec la nuit que je vais conspirer.
16 Quant à l’unité d’action, quoique respectée en général, elle est ponctuellement minée
par la création de scènes douées d’une certaine autonomie et non fonctionnelles à
l’avancement de l’intrigue. Les principes structurels et génétiques de la tragédie du
XIXe siècle, moins conformes à un modèle fixe et plus complexes que ceux qui règlent la
tragédie des siècles précédents, ne semblent pas toujours pouvoir être définis à partir
du procédé traditionnel de la construction à rebours25. Des scènes telles que la célèbre
« scène du banc » du Cid d’Andalousie ne sauraient s’accorder à la norme classique de
l’organicité de chaque partie par rapport à l’ensemble de la composition dramatique.
C’est pour cette raison, d’ailleurs, que le public du Théâtre-Français accueillit très
sévèrement le tableau dramatique créé par Lebrun ; comme le rappelle Sainte-Beuve,
« le parterre trouva qu’une telle scène était un hors-d’œuvre, qu’elle entravait la
rapidité de l’action, en un mot, qu’elle violait ouvertement la règle, Semper ad eventum
festina ; il fut inexorable »26. À cette même règle ne sauraient se conformer non plus les
nombreuses scènes de « couronnement temporaire » que Lucien Arnault dissémine
dans ses tragédies : au contraire, c’est justement grâce à leur caractère aléatoire et à
leur excentricité par rapport au fil de l’action que ces scènes peuvent surdéterminer
structurellement le message politique hautement contestataire de l’incongruité et de la
précarité de la monarchie restaurée27.
17 De même, les différentes scènes « de boudoir » que l’on trouve dans l’Élisabeth
d’Angleterre d’Ancelot ne paraissent pas participer directement au développement de la
trame tragique28. Pierre Duviquet ne peut percevoir la scène où la comtesse de Suffolck
exalte longuement les qualités des ouvrages shakespeariens que comme un excursus
complètement superflu ; c’est ainsi qu’il écrit : « Quel rapport a-t-elle à la tragédie ? […]
M. Ancelot a cru utile de faire une profession de foi sur Shakespeare. C’est là tout le
secret de la tirade ». Duviquet relève également la gratuité de la scène où les dames
d’honneur examinent les étoffes précieuses qu’elles vont offrir à la reine ; sur ce
tableau de vie courtisane, il se demande : « Que fait cette petite galanterie domestique
au terrible événement qui se prépare ? » Ou encore, à propos de la scène où la reine
essaie le bandeau qui lui est offert par la duchesse de Nottingham, le critique affirme :
« On croit que cet incident aura des suites ; il n’en est plus question. Était-ce la peine de
distraire le spectateur par ce trait de coquetterie puérile ? […] Tout cela […] ralentit la
marche de l’action »29.
18 Les commentaires critiques de Duviquet sont l’expression emblématique de la
perplexité des classiques intransigeants face à une tragédie moderne qui, aspirant à
caractériser les personnages et le contexte où ils s’insèrent de manière plus nuancée et
plus réaliste, s’attarde sur des détails de mœurs et de vie quotidienne au lieu de mener
l’action droit au but. Cette nouvelle tendance contestée par les classiques se traduit
significativement, à partir des années 1820, par la tentative de création d’une « tragédie
de caractère », à savoir d’une tragédie qui tend plus à multiplier les situations faisant
ressortir le caractère d’un personnage qu’à concentrer les effets d’une action unique et
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serrée. C’est Étienne Jouy qui, en 1821, avec son Sylla, revendique la paternité de ce
nouveau genre de tragédie qui semblerait constitutivement incompatible avec les
principes classiques de l’organicité et de la concaténation rigoureuse des scènes. Dans
la préface qu’il met en tête de sa pièce, Jouy déclare avoir emprunté le premier cette
voie de la tragédie de caractère que Corneille, Racine et Voltaire ont seulement
entrevue et indiquée. « Séduit par l’idée que je tentais une route nouvelle – écrit-il – j’ai
essayé de peindre, pour le théâtre, un des plus grands caractères qui aient étonné le
monde »30. Insistant sur le caractère révolutionnaire de son ouvrage, il continue :
On avait jusqu’ici fait sortir du combat des passions, de la fatalité des événements,le pathétique et la terreur ; j’ai essayé de les faire jaillir de la force d’un seulcaractère, d’ouvrir au spectateur les abîmes du cœur chez un hommeextraordinaire, et de tirer de là seulement tout l’intérêt de mon ouvrage.31
19 C’est justement la centralisation de l’intérêt sur le personnage qui a valu à Jouy le plus
de critiques ; le dramaturge reconnaît d’ailleurs que la contrepartie inévitable de son
opération novatrice est « la faiblesse de l’intrigue », intrigue – explique-t-il – « que je ne
pouvais rendre plus forte sans nuire au développement du caractère de Sylla »32.
20 L’expérimentation structurelle tentée par Jouy est d’autant plus intéressante qu’elle
s’accompagne d’une construction du personnage extrêmement originale : rompant
avec le principe classique de l’intégrité et de la cohérence du caractère tragique,
l’auteur fait de Sylla un homo duplex, partagé entre les différentes instances qui
composent sa personnalité ambiguë. Despote fatigué de l’être, tyran glorifiant la
liberté, Sylla réunit les traits de plusieurs héros shakespeariens : s’il s’exclame
« Mourir ! Dormir enfin ! » à l’instar d’Hamlet, il est persécuté dans le sommeil, à la
manière de Macbeth, par les ombres de ses victimes criant vengeance (IV, 8).
Présentant le dictateur comme un mélange de force et de faiblesse, de cruauté et de
générosité, Jouy jette les bases d’une conception romantique du personnage, quitte à
tenter de réduire la fracture du caractère tragique par une uniformité de style
parfaitement classique.
21 Si Sylla ne descend jamais au comique, onze ans plus tard le Louis XI de Delavigne 33,
définissable aussi comme « tragédie de caractère », franchit la barrière traditionnelle
qui sépare les registres haut et bas pour construire un caractère plus ouvertement
romantique, conçu comme mélange de tragique et de comique, de sublime et de
grotesque. La nature ambiguë du roi Louis XI est décrite de la sorte par Commynes (I,
3) :
De vices, de vertus quel étrange assemblage !Là, quel effroi honteux ! là, quel brillant courage !Que de clémence alors, plus tard que de bourreaux !Humble et fier, doux au peuple et dur aux grands vassaux,Crédule et défiant, généreux et barbare,Autant il fut prodigue, autant il fut avare.
22 Plus encore que l’unité et l’uniformité stylistiques, la pièce de Delavigne viole le
principe de l’unité d’action, en se servant d’une série de situations dramatiques non
étroitement fonctionnelles au développement de l’action. Louis XI est, comme l’écrit le
Constitutionnel le 11 février 1832, « une tragédie de caractère […], où l’action,
secondaire, est appelée dans le seul but de faire ressortir les traits du principal
personnage ». Le Journal des Débats en arrive jusqu’à affirmer, le même jour, que « le
drame de M. Casimir Delavigne, n’est pas une tragédie. C’est, à proprement parler, une
étude fort approfondie et curieusement, trop curieusement détaillée de Louis XI dans sa
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
53
vieillesse ». En conduisant la tragédie sur la voie de l’étude de caractère, le dramaturge
doit au moins partiellement desserrer le nœud strict de l’unité d’action, portant
atteinte à la norme classique de la subordination des différentes situations dramatiques
à l’égard du fil central de l’intrigue.
23 La violation de l’unité d’action est étroitement liée à la mise en discussion de l’unité et
de la cohérence identitaire du caractère tragique34. Le personnage double typiquement
shakespearien, qui montre seulement un côté de sa personnalité pour en cacher un
autre et chez qui sont scindés pensée et actes, essence et apparence, s’insère
progressivement dans la tragédie française à partir des années 1820. Outre Sylla et
Louis XI, nous pouvons compter parmi les représentants de cette nouvelle typologie de
personnage tragique – prototype du héros du drame romantique – le Fiesque
qu’Ancelot crée en 1824 en s’inspirant de Schiller, les personnages tragi-comiques de
Marino Faliero et de Glocester que Delavigne emprunte respectivement, en 1829 et en
1833, à Byron et à Shakespeare, ou encore le Brutus mis en scène par Ponsard dans sa
Lucrèce de 1843. Doués d’une nature double et présentant à la fois des traits héroïco-
tragiques et des traits comiques et ridicules, ces personnages, tout en exprimant la
crise du héros de la tradition classique, incarnent parfaitement les principes modernes
de la perméabilité et de la coexistence des registres dramatiques. Il est intéressant de
signaler, enfin, que dans certaines tragédies des années 1820 la thématique du
dédoublement de l’identité se traduit par la création d’un personnage maudit et relégué
aux marges de la société qui prélude au héros hugolien. C’est le cas de l’Idamore
protagoniste du Paria de Delavigne35, qui se présente en affirmant : « Je foule un sol fatal
à mes pieds interdit ; / Je suis un fugitif, un profane, un maudit… / Je suis un Paria… »
(I, 1). Partagé entre son identité originelle de paria et sa nouvelle identité de chef des
guerriers de Bénarès, Idamore incarne le parvenu contradictoire et refusé par une
société hermétique, ou plutôt, métaphoriquement, la victime idéale de l’immobilisme
social de la Restauration. En ce qui concerne la scission identitaire du personnage
tragique, nous pouvons également mentionner le cas du caractère de Roger mis en
scène par Charles Liadières dans son Conradin et Frédéric. Persécuté lui aussi par le
retour d’un passé et d’une identité refoulés, il incarne, au même titre que l’Idamore de
Delavigne, le héros fatal aux origines obscures que Victor Hugo développera quelques
années plus tard. Le statut déjà « romantique » du personnage se fait évident dans ces
vers qu’il prononce en s’adressant à Constance, la femme qu’il aime et qu’il devrait
épouser (II, 6) :
[…] Sais-tu bien qui je suis ?Sais-tu que du destin victime infortunée,Par lui, dès le berceau, ma vie est condamnée !Que cet hymen funeste attirerait sur toiLe fardeau des malheurs qui n’accablent que moi ?
24 Il est nécessaire de préciser, toutefois, que Liadières met généralement en scène des
personnages bien plus canoniques et traditionnels. Dans la préface de son Walstein
publié en 1829, d’ailleurs, il répond aux reproches de cette partie de la critique qui a
dénoncé « la physionomie un peu chevaleresque du principal personnage » en se
demandant :
Est-ce dégrader un caractère que de le revêtir de couleurs dramatiques […] ? […]Walstein peint tout entier, ambitieux, jaloux, inquiet, superstitieux, décidé dans sesparoles, incertain dans ses actions, incapable de prendre un parti lorsqu’il a toutpréparé pour le succès, serait-il un personnage dramatique ?36
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54
25 À travers ces questions rhétoriques, Liadières défend une conception du « dramatique »
extrêmement classique, condamnant de fait le Wallstein « tout entier » peint par
Constant vingt ans plus tôt : malgré les nombreuses réformes du caractère tragique
proposées par différents dramaturges au cours de la Restauration et de la Monarchie de
Juillet, le principe de l’unité et de la cohérence du personnage continue de manière
générale à prévaloir dans la tragédie de l’époque. Il est indéniable, cependant, d’après
les réflexions et les exemples recueillis dans la présente étude, que ce principe, comme
celui des trois unités pseudo-aristotéliciennes, s’assouplit progressivement pendant la
période en question, se conformant aux exigences d’un code tragique où se mettent
graduellement en place les ingrédients du drame romantique.
NOTES
1. Sur les tentatives d’expérimentation scénique qui précèdent 1759, voir R. Bret-Vitoz, L’Espace
et la scène : dramaturgie de la tragédie française, 1691-1759, Oxford, Voltaire Foundation, 2008.
2. À ce propos, voir J.-P. Perchellet, L’Héritage classique. La tragédie entre 1680 et 1814, Paris,
Champion, 2004, p. 145-148.
3. Précisons que le Journal du commerce, de politique et de littérature, qui paraît à partir de
juillet 1817, devient le Constitutionnel : journal du commerce, politique et littéraire en mai 1819.
4. P. Lebrun, Marie Stuart, dans Œuvres, Paris, Perrotin, 1844, t. I, p. 149-251 (première
représentation de la pièce : Théâtre-Français, 6 mars 1820).
5. N. Lemercier, Préface de Frédégonde et Brunehaut, Paris, Barba, 1821, p. XII-XIII (première
représentation de la pièce : Théâtre-Français, 27 mars 1821).
6. M. Pichat, Léonidas, Paris, Ponthieu, 1825 (première représentation : Théâtre-Français, 26
novembre 1825).
7. A.-V. Arnault, Germanicus, Paris, Chaumerot, 1817 (première représentation : Théâtre-Français,
22 mars 1817).
8. L. Arnault, Préface de Pierre de Portugal, dans Œuvres dramatiques, Paris, Firmin Didot, 1865,
vol. I, p. 178 (première représentation de la pièce : Théâtre-Français, 21 octobre 1823).
9. Ibid., p. 179-180.
10. Sur la valeur symbolique et métaphorique de l’espace dans la dramaturgie romantique, voir
en particulier A. Ubersfeld, Le Roi et le Bouffon. Étude sur le théâtre de Hugo de 1830 à 1839, Paris,
Librairie José Corti, 2001 (1re éd. 1973), p. 503-565.
11. P. Lebrun, Le Cid d’Andalousie, dans Œuvres, cit., t. I, p. 255-418 (première représentation de la
pièce : Théâtre-Français, 1er mars 1825).
12. É. Jouy, Sylla, Paris, Ponthieu, 1822 (première représentation : Théâtre-Français 27 décembre
1821).
13. I. de Latour, dit Latour de Saint-Ybars, Virginie, Paris, Tresse, 1845 (première représentation :
Théâtre-Français 5 avril 1845).
14. A. Soumet, Élisabeth de France, Paris, Boucher, Delaforest, Barba, 1828 (première
représentation : Théâtre-Français, 2 mai 1828).
15. J. Ancelot, Fiesque, Paris, Canel, 1824 (première représentation : Odéon, 5 novembre 1824).
16. C. Delavigne, Marino Faliero, dans Œuvres complètes, Paris, Firmin Didot, 1877-1881 t. II, p. 1-109
(première représentation de la pièce : Porte Saint-Martin, 30 mai 1829).
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55
17. A. Soumet, Jeanne d’Arc, Paris, Barba, 1825 (première représentation : Odéon, 14 mars 1825).
18. J. Ancelot, Olga, ou l’Orpheline moscovite, dans Œuvres complètes, Paris, Delloye et Lecou, 1838,
p. 157-177.
19. Précisons que le Guillaume Tell de Michel Pichat, représenté pour la première fois à l’Odéon le
22 juillet 1830, n’est publié que quarante ans après sa création, dans un volume qui inclut les
Œuvres de Pichat (Paris, Savigné, 1870).
20. F. Ponsard, Lucrèce, Paris, Furne, 1843 (première représentation : Odéon, 22 avril 1843).
21. D. de Girardin, Cléopâtre, Paris, Michel Lévy frères, 1847 (première représentation : Théâtre-
Français, 13 novembre 1847).
22. C. Delavigne, Les Enfants d’Édouard, dans Œuvres complètes, cit., t. II, p. 286-409.
23. F. Ponsard, Charlotte Corday, Paris, Blanchard, 1850 (première représentation : Théâtre-
Français, 23 mars 1850).
24. I. de Latour, dit Latour de Saint-Ybars, Vallia, Paris, Tresse, 1841 (première représentation :
Théâtre-Français, 27 septembre 1841).
25. Les enjeux de ce procédé ont été mis en évidence par G. Forestier dans Essai de génétique
théâtrale : Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, « Collection d’esthétique », 1996.
26. Ch.-A. Sainte-Beuve, « Notice sur les ouvrages de M. Lebrun », dans P. Lebrun, Œuvres, cit., t. I,
p. XXX-XXXI.
27. Sur la situation dramatique du couronnement temporaire et sur l’usage significatif qu’en fait
en particulier Lucien Arnault dans ses tragédies de la Restauration, voir M. Melai,
« Couronnement factice et vérité morale : une scène emblématique de l’imaginaire tragique de la
Restauration », dans Orages. Littérature et culture 1760-1830, n° 9, mars 2010, p. 324-338.
28. J. Ancelot, Élisabeth d’Angleterre, dans Œuvres complètes, cit., p. 181-212.
29. Les trois citations sont tirées de P. Duviquet, Examen critique d’Élisabeth d’Angleterre, dans
J. Ancelot, Œuvres complètes, cit., p. 210.
30. É. Jouy, Préambule historique de Sylla, cit., p. XXV-XXVI.
31. Ibid., p. XXVI-XXVII.
32. Ibid., p. XXVI.
33. C. Delavigne, Louis XI, dans Œuvres complètes, cit., t. II, p. 124-285 (1re représentation : Théâtre-
Français, 11 février 1832).
34. Dans la treizième leçon de son Cours de littérature dramatique, Schlegel voit la scission
identitaire du personnage – scission introduite au théâtre par Shakespeare, « premier des
peintres de caractère » – comme l’un des éléments qui distinguent les « théâtres romantiques »
du « théâtre classique ». Voir A. W. von Schlegel, Cours de littérature dramatique, traduit de
l’allemand par Mme Necker de Saussure, Paris, A. Lacroix, Verboeckoven et Cie, 1865, vol. II,
p. 158-177.
35. C. Delavigne, Le Paria, dans Œuvres complètes, cit., t. I, p. 155-232 (première représentation de
la pièce : Odéon, 1er décembre 1821).
36. Ch. Liadières, Préface de Walstein, Paris, Vente, 1829 (sans numéros de page). Première
représentation de la pièce : Théâtre-Français, 22 octobre 1828.
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INDEX
Mots-clés : tragédie néoclassique, règles classiques, unités dramatiques, bienséances, héros
tragique
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Prégnance historique et modernitédans la poésie du premier HugoLuciano Pellegrini
à Francesco Orlando, hugolien passionné
1
1 Partons d’une page bien connue de Baudelaire parue dans la Revue fantaisiste en 1861 :
Victor Hugo représentait celui vers qui chacun se tourne pour demander le motd’ordre. Jamais royauté ne fut plus légitime, plus naturelle, plus acclamée par lareconnaissance, plus confirmée par l’impuissance de la rébellion. Quand on sefigure ce qu’était la poésie avant qu’il apparût, et quel rajeunissement elle a subidepuis qu’il est venu ; quand on imagine ce peu qu’elle eût été s’il n’était pas venu ;combien de sentiments mystérieux et profonds, qui ont été exprimés, seraientrestés muets ; combien d’intelligences il a accouchées, combien d’hommes qui ontrayonné par lui seraient demeurés obscurs, il est impossible de ne pas le considérercomme un de ces esprits rares et providentiels qui opèrent, dans l’ordre littéraire,le salut de tous, comme d’autres dans l’ordre moral et d’autres dans l’ordrepolitique. Le mouvement créé par Victor Hugo se continue encore sous nos yeux.Qu’il ait été puissamment secondé, personne ne le nie ; mais si aujourd’hui deshommes mûrs, des jeunes gens, des femmes du monde ont le sentiment de la bonnepoésie, de la poésie profondément rythmée et vivement colorée, si le goût publics’est haussé vers des jouissances qu’il avait oubliées, c’est à Victor Hugo qu’on ledoit. […]. Il ne coûtera à personne d’avouer tout cela, excepté à ceux pour qui lajustice n’est pas une volupté.1
2 La question des rapports entre Baudelaire et Hugo a été abordée plusieurs fois2. Sur la
base surtout du contraste entre les « jugements publics, fort élogieux, et […] les
jugements privés, fort durs », on n’a jamais manqué de souligner la « duplicité » de
l’attitude de Baudelaire3. Il convient de ne pas entrer dans cette question si riche en
sous-entendus souvent biographiques plutôt que littéraires. J’ai commencé par ce
passage parce que je voudrais mettre en valeur ce que Baudelaire présente comme une
vérité qu’« il est impossible » de méconnaître, et que lui-même ne contredit jamais,
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
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même dans ses écrits intimes les plus sévères. Au cours de la première moitié du siècle,
un « rajeunissement » poétique a déterminé un tournant décisif de nouveauté.
Baudelaire lui-même se considère non pas en rupture drastique mais plutôt en
continuité idéale avec le romantisme, compris comme le mouvement littéraire dans
lequel le Beau absolu trouve sa nouvelle expression historique. En cela, il reconnaît le
primat de son aîné en tant que fondateur : « [l]e mouvement créé par Victor Hugo se
continue encore sous nos yeux ».
3 Certes, on pourrait déceler des ambiguïtés même dans cet article si élogieux que
Pichois a défini comme étant « le plus équitable » des textes de Baudelaire sur Hugo4.
Par exemple, dans la définition qu’il donne de son aîné, « un de ces esprits rares et
providentiels qui opèrent, dans l’ordre littéraire » etc., sa séparation entre les ordres
littéraire, moral et politique n’était assurément pas faite pour satisfaire Hugo à cette date-
là. Sans doute faut-il y voir bien plus qu’un souci de ne pas trop déplaire au
gouvernement par un éloge adressé au grand adversaire de Napoléon III. Par le recours
à cette tripartition, Baudelaire semble plutôt mesurer la distance qui le séparait de
Hugo dans la façon de comprendre la nature humaine et le Progrès, ainsi que dans la
façon de concevoir l’autonomie de la poésie par rapport à la morale et à la politique. On
connaît l’importance qu’il attribuait, en se réclamant bien davantage de Poe et de
Gautier que de Hugo, à l’opposition entre la poésie que l’on veut utile et celle qui « n’a
pas d’autre but qu’Elle-même »5. D’ailleurs, tout en restant « favorable à Hugo », ce fut
surtout au nom de « l’art pour l’art » que la Revue fantaisiste, fondée par Catulle Mendès
quelques mois avant la parution de l’article, joua un rôle essentiel, sous l’égide de
Gautier, Banville et Baudelaire, dans la constitution du Parnasse6.
4 En tout cas, ce qui nous intéresse ici, ce ne sont pas les arrière-pensées de Baudelaire,
ni les traces plus ou moins perceptibles des divergences indiscutables le séparant de
son aîné ; mais c’est ce qu’il dit ouvertement : il ne devrait « coûter à personne
d’avouer » que si en France on peut parler d’une poésie renouvelée « c’est à Victor
Hugo qu’on le doit »7. Aujourd’hui, il ne coûterait à personne d’avouer que ce mérite
revient plutôt à Baudelaire. Bien qu’on admette l’importance de la poésie dite
romantique, on a cessé de reconnaître sa valeur fondatrice. Le lieu commun selon
lequel les grands romantiques sont les auteurs de la renaissance lyrique, après le siècle
« sans poésie » de la Raison, est encore universellement admis. Dans l’ordre des notions
du moins, personne ne conteste à la poésie romantique le mérite d’avoir émancipé
l’écriture en vers du style noble et des restrictions classiques au bénéfice du mot
propre, ainsi que d’une liberté thématique virtuellement sans limite s’accordant aux
pouvoirs de l’imagination créatrice. On lui reconnaît en outre le mérite, de nature
moins esthétique qu’idéologique, d’avoir privilégié l’expression de la sensibilité du
sujet, de son élan mélancolique vers l’infini et l’Idéal en dépit des limites du réel.
5 En en effet un jugement de valeur esthétique, mais qui devient historico-littéraire, qui
pèse généralement contre la grande poésie antérieure aux Fleurs du mal. Les éléments
novateurs y seraient moins importants que les éléments traditionnels : il s’agirait
beaucoup moins de l’inauguration d’un nouveau langage que d’une dernière version,
égocentrique et didactique, expansive et prêcheuse, de l’éloquence pré-moderne. Si l’on
reconnaît l’importance de la poésie romantique, c’est surtout au sens faible, comme le
moment préparatoire de la « déromantisation » baudelairienne qui marquerait le début
décisif de toute modernité en poésie8, la révolution poétique étant censée se définir par
le culte exclusif de l’autonomie du Beau.
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6 Bref, on préfère accorder un statut fondateur à ce qui ne fut qu’une deuxième poussée
moderniste. Or, personne ne nie la valeur et la portée de ce deuxième tournant, ni que
Baudelaire et d’autres, ainsi que l’écrit Valéry dans sa Situation de Baudelaire, aient tout
fait pour nier, renverser et remplacer les poètes qui les avaient précédés9. Néanmoins,
on ne saurait minimiser le rôle fondateur de la première génération. Catulle Mendès, en
1902, quarante ans après l’expérience de la Revue fantaisiste, rédigea pour le Ministre de
l’Instruction un Rapport sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900. Dans sa
monumentale biographie de Hugo, Hovasse nous en offre un passage précieux. L’ex-
parnassien y rappelle la « rébellion contre notre romantisme désormais unifié ou,
plutôt, universalisé en Victor Hugo » que la nouvelle génération essaya pendant les
premières années du Second Empire : « trois jeunes hommes [Leconte de Lisle, Banville,
Baudelaire], poètes magnifiquement doués, et qui devaient bientôt jeter un si grand
lustre sur la seconde moitié du siècle, ne furent pas éloignés d’abord de désavouer en
celui où elle s’incarnait la révolution poétique dont ils étaient les fils ou les petits-fils »10.
7 La page « équitable » de Baudelaire nous invite à remettre en valeur cette perspective
historique qui depuis longtemps semble avoir perdu son évidence, sinon son actualité.
2
8 Malgré le caractère profondément unitaire de l’univers hugolien, la critique a adopté
depuis toujours des scansions chronologiques fortes. Bien qu’on distingue
normalement trois périodes distribuées autour de l’exil du poète (avant, pendant, après
l’exil), la césure principale reste celle qui, en 1851, coupe en deux la vie et l’œuvre du
poète. Cette partition de l’œuvre dans un avant et un pendant (puis après) l’exil est
généralement interprétée au sens téléologique, comme un approfondissement : les
recueils des années 1822-1840 ne représenteraient qu’un stade préliminaire évoluant
lentement ; l’expression véritable, sans plus de contraintes, des potentialités du
romantisme, se trouverait dans les grands recueils ultérieurs11 ‒ ce qui me paraît aussi
limitatif qu’anti-historique. Ce sont bien ces recueils qui valurent au poète une
souveraineté « légitime » sur ses contemporains12, et c’est d’ailleurs leur écho qui
résonne surtout dans les Fleurs du mal. Il faut se rappeler que les poèmes de cette
époque, parmi lesquels figurent de nombreux sommets indiscutés de l’histoire de la
poésie française, représentaient sans conteste la forme de poésie la plus avancée ; alors
que les grands recueils publiés à partir des années 1850, qui ont contribué davantage à
forger l’image monumentale et presque mythique de son auteur, seraient rejetés hors
du temps par les recueils des générations nouvelles en train de redéfinir à leur tour
l’espace des possibles poétiques13. En 1977, Henri Meschonnic a concentré la quatrième
étape, consacrée à Hugo, de sa série Pour la poétique sur les recueils d’avant l’exil, se
refusant, au nom de la nature unitaire, de la « continuité », de l’« écrire Hugo », à la
« démarcation hiérarchique » dévalorisant la première époque de son œuvre14.
Néanmoins, malgré la voie tracée par cet ouvrage passionnant, les études concentrées
principalement sur cette période demeurent encore incomparablement inférieures en
nombre aux ouvrages sur la seconde maturité du poète15.
9 La tentative de restaurer une perspective historique plus naturelle va donc de pair avec
celle de proposer une relecture de la poésie des années 1820 et 1830 : d’un côté parce
que c’est par ses premiers recueils que le poète fit sa révolution16, de l’autre, parce qu’il
est possible d’y observer la formation et l’expression déjà complète des motifs
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
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fondamentaux de son imaginaire. En effet, les invariants profonds du monde lyrique de
Hugo se manifestent très précocement, déjà dans les premières odes plus
conventionnelles, et atteignent – dans les dernières Odes et ballades (1828), dans Les
Orientales (1829), Les Feuilles d’automne (1831), Les Chants du crépuscule (1835), Les Voix
intérieures (1837) et Les Rayons et les ombres (1840) – une pleine réalisation esthétique.
Ces œuvres sont à elles seules, même si on ne tient pas compte des amplifications
ultérieures, tout à fait représentatives de la structure de son imaginaire et des enjeux
profonds de son langage. Les Odes et Ballades sont bien plus considérables que la
critique, à peu d’exceptions près, n’a tendance à le reconnaître. Dans cet ensemble (qui
mélange les poèmes de dix ans d’activité, entre 1818 et 1828), on peut voir de près
comment le jeune poète façonne progressivement ses obsessions thématiques et
s’affranchit en quelques années de la rhétorique néoclassique, ainsi que des hiérarchies
génériques de tradition. Très vite, au moins dès 1823, Hugo entame en chef de file
précoce la recherche d’une poésie originale revendiquant sa propre modernité.
Démarche expérimentale aboutissant aux Orientales (1829) et aux Feuilles d’automne
(1831), où par le premier accomplissement de son univers sémantique s’actualise une
transformation aussi radicale qu’irréversible du discours lyrique.
10 Nul mieux que Proust dans Le Côté des Guermantes n’a dit la portée de cette rupture dans
les habitudes des lecteurs. Pendant un dîner donné par le duc et sa femme, le narrateur,
absorbé par une autre conversation, saisit au passage la partie finale d’un « propos »
littéraire tenu par Mme d’Arpajon à la princesse de Parme. Mme d’Arpajon parle d’un
poète qui « nous fait voir le monde en laid parce qu’il ne sait pas distinguer entre le
beau et le laid », et d’un poème où « il y a des choses ridicules, inintelligibles, des fautes
de goût, que c’est difficile à comprendre, que cela donne à lire tant de peine que si
c’était écrit en russe ou en chinois, car évidemment c’est tout excepté du français, mais
quand on a pris cette peine, comme on est récompensé, il y a tant d’imagination ! ».
Quand le narrateur arrive à comprendre que le poète en question est Hugo, la pluralité
des points de vue et des révélations lui vaut la redécouverte imprévue d’une vérité
d’histoire littéraire. Le poème traité n’est autre que Lorsque l’enfant paraît..., pièce des
Feuilles d’automne écrite en 1830. Il ne s’agit donc que d’une « pièce de la première
époque du poète », qui à ses yeux « est peut-être encore plus près de Mme Deshoulières
[1634 ou 1638-1694] que du Victor Hugo de La Légende des siècles ». Mais, à ce moment-là,
le narrateur ne fait pas valoir son point de vue ; au contraire, il adopte pour un instant,
« par les yeux de l’esprit », celui de Mme d’Arpajon. Grâce à elle, il peut ramener à la vie
une réalité que le passage du temps avait fait oublier. Il restitue ainsi le point de vue du
temps des premiers recueils du poète, quand ses poésies donnaient à lire autant de
peine qu’une langue obscure, et ne paraissaient pas du tout être si près que cela de
celles de Mme Deshoulières :
Loin de trouver Mme d’Arpajon ridicule, je la vis (la première de cette table siréelle, si quelconque, où je m’étais assis avec tant de déception), je la vis, par lesyeux de l’esprit, sous ce bonnet de dentelles, d’où s’échappent les boucles rondes delongs repentirs, que portèrent Mme de Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citentavec tant de savoir et d’à-propos Sophocle, Schiller et l’Imitation, mais à qui lespremières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue inséparablespour ma grand-mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé.17
3
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61
les théories, les imaginations et les systèmes aux
prises de toutes parts avec le vrai.
(V.H.)
11 En 2006 Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand ont publié un livre qui constitue un
précédent inaugural au propos que je souhaite développer dans cet article : La Modernité
romantique. De Lamartine à Nerval. Contraint par le format, je me borne ici à souligner
l’aspect, selon moi, le plus important de ce livre si riche.
La modernité poétique a sa figure tutélaire : Baudelaire. Et sadéfinition : baudelairienne. Les auteurs des pages qui suivent en conviennent doncaisément : il y a une manière de coup de force à étendre la modernité en amont desFleurs du mal et, en l’occurrence, jusqu’à Lamartine [...]. Modernes ont été lesromantiques, et d’une façon qui décide de toute la dynamique littéraire du XIXe
siècle. Les premiers [...] ils fondent la littérature sur un principe de rupture etconfèrent au discours lyrique, quelque forme qu’il prenne, le pouvoir nonseulement de restaurer l’unité perdue du monde, mais de réagir aux sollicitations del’histoire en fonction de la position que le sujet y occupe. Les premiers aussi, encore quepeu suivis en ce sens, ils s’efforcent de concilier l’indépendance revendiquée de lachose littéraire et son articulation à la sphère sociale, selon une logiquecontradictoire avec laquelle toutes les poétiques à venir devront compter.18
12 Dans ces quelques lignes de la première page, on distingue les enjeux du « coup de
force » qu’est la revendication même de la « modernité romantique » en poésie.
Resituer en amont le début de la modernité ne signifie pas seulement révéler combien
certaines caractéristiques souvent attribuées à la période suivante sont déjà présentes
dans la poésie romantique ; ni même souligner le rôle fondateur du romantisme en fait
de théorie esthétique. Cela signifie mettre en valeur un critère selon moi indispensable
à la définition de la modernité, et qui pourtant n’est pas (ou peu) considéré dans l’idée
que l’on s’en fait communément. Bertrand et Durand soulignent la corrélation profonde
de deux ordres de rapport qu’on oppose généralement comme s’excluant l’un l’autre :
le rapport de la poésie au monde et celui de la poésie à elle-même. Le fait que
coexistent dans la poésie romantique la revendication d’indépendance de la poésie et
l’impératif de participation de la poésie à l’histoire fait vaciller l’antithèse originaire
entre utilité et autonomie du Beau. Dans leurs analyses, ils rendent souvent toute leur
valeur de nouveauté à des éléments qu’une certaine conception de la modernité a
délégitimés. Avec les Méditations, écrivent-ils, « [s’affirme] la posture d’un je non plus
absolu mais relatif, dans lequel chacun peut se reconnaître et valider sa propre
expérience d’individu dans le monde et dans l’histoire »19. Expérience, monde, histoire.
Affirmer que « [les] modernes ont été les romantiques » revient à affirmer que la
révolution poétique se réalise dans le rapport qu’entretient la poésie avec le monde et
l’histoire, aussi bien, sinon plus, que dans le rapport qu’elle entretient avec elle-
même20. Avancer donc une conception de la modernité dans laquelle la poésie, même
quand elle paraîtra parler exclusivement d’elle-même, de sa forme, de son essence
langagière, nous parle toujours aussi, profondément, du monde.
13 Je partirai de la même hypothèse, « universalisant en Hugo », ainsi que le disait
Mendès, le tournant romantique. Ma thèse est que la grande nouveauté de la poésie
hugolienne réside dans ce que j’appellerai sa prégnance historique. J’illustrerai ce
concept à plusieurs hauteurs : des évidences de la superficie aux raisons structurelles.
14 Je pense avant tout à l’importance que la poésie hugolienne donne à l’histoire
contemporaine en tant que sujet sublime d’inspiration. Les toutes premières odes de
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Victor-Marie sont déjà partiellement étrangères aux odes pindariques à la manière de
Jean-Baptiste Rousseau auxquelles on les compare toujours. Le code que Hugo hérite du
passé n’est pas celui de l’ode Au comte du Luc ; c’est plutôt celui de la poésie militante
post-révolutionnaire, qui, à partir des odes de Lebrun-Pindare postérieures à 1789 – je
pense par exemple à l’Ode patriotique sur les événements de 1792, depuis le dix août, jusqu’au
13 novembre –, évolue dans la poésie politique, surtout contre-révolutionnaire, à
l’époque napoléonienne, et parvient ensuite, loin désormais de son origine pindarique,
au renouveau littéraire sous Louis XVIII. Hugo fut l’héritier d’un pindarisme que,
d’apologétique et métahistorique qu’il était, la Révolution avait déjà transformé en
historiquement engagé, et dans lequel, ainsi que l’a montré Paul Bénichou, la
conception du poète comme prophète et guide de la société gagnait de plus en plus.
Dans ses premières odes, il pratique une forme de poésie militante n’ayant pas de
précédent21, parce que la situation historique que cette forme d’engagement poétique
implique est sans précédent : l’ouverture pluraliste du monde post-révolutionnaire, le
« fond démocratique de la société moderne » (Sainte-Beuve)22. De cette nouvelle façon
de militer vient en droite ligne une caractéristique qui donne sa définition à la poésie à
venir, non moins importante que l’advenue de ce qu’on a coutume d’appeler une
nouvelle sensibilité : la poésie doit prendre part à l’histoire, agir sur le monde. Une
nouvelle historicité en puissance, a priori inconciliable avec une esthétique normative
considérée comme un ensemble de règles fixées ab aeterno et ad aeternum par la
tradition23.
15 Dans la première moitié des années 1820, en coïncidence avec la régression
conservatrice de la Restauration, Hugo commence à adopter dans sa poésie historico-
politique une attitude plus réflexive, qui va de pair avec le surgissement de la
méditation sur le destin de Napoléon24. Une problématique sombre et pensive qui
dénature de l’intérieur le code éminemment apologétique du genre. D’autres ont
montré que le début de l’expérimentation de nouvelles formes a coïncidé avec la remise
en cause par Hugo de son engagement légitimiste et, en conséquence, avec la
diminution de sa production de poésies historico-politiques25. Comme si la
modernisation du langage ne pouvait advenir sans renoncer momentanément à
l’expression politique. C’est donc dans le refus de l’asservissement de la poésie à toute
idéologie de parti, au nom de son autonomie souveraine, de cette liberté dans l’art26,
miroir de la liberté du monde nouveau, que Hugo pose les bases de la poésie moderne27.
Les deux recueils consacrant sa révolution lyrique, Les Orientales et Les Feuilles
d’automne, sont délibérément construits comme des recueils de poésie en apparence
bien peu militants : l’un renonce à la politique au profit de la virtuosité formelle, de
l’évasion exotique, de l’audace échevelée ; publié « en un pareil moment » (après les
Trois Glorieuses), l’autre se présente ouvertement comme un « volume de pauvres vers
désintéressés »28, de poésies personnelles, prosaïques et intimistes plus que politiques.
16 Ce qui n’empêche pas sa nouvelle poésie d’être résolument ancrée dans l’histoire. Les
sujets historiques, politiques et sociaux scandent toujours ses recueils. Les allusions à
l’histoire immédiate s’imposent d’ailleurs jusque dans les poésies intimistes ou
d’évasion, qu’elles soient bucoliques ou gnomiques. Mais tout ceci n’est que la
manifestation la plus évidente de cet ancrage dans l’histoire. Si Hugo redéfinit le champ
du lyrique comme un champ autonome, ce geste ne remet pas en cause la présence de
l’histoire dans la poésie ; il appelle plutôt sa reformulation. La nouvelle poésie « sans
limites »29 part toujours du présupposé que la parole poétique est dotée d’un privilège
cognitif. Et que sa valeur de vérité est telle que son discours a toujours une portée
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historique et politique. Émancipée de son asservissement aux autorités idéologiques et
discursives, la poésie est plus que jamais tributaire d’une subjectivité ; une subjectivité
qui, rapportée à la crise des références absolues et à la pluralité mystérieuse du monde,
atteint une exemplarité à la fois historique et métaphysique. Il ne s’agit donc plus de
l’utilité de la poésie à la doctrine d’un parti ou d’une école ; ce que j’appelle prégnance
historique implique que le système moral, métaphysique, esthétique du poète – un
système individuel – soit toujours projeté sur le fond d’un monde « actuel » perçu dans
sa transformation continue.
17 La poésie qui ouvre Les Feuilles d’automne en est une bonne illustration. On a insisté à
raison sur le « C’est moi » des premiers vers de Ce siècle avait deux ans... comme acte
fondateur du moi hugolien. Je voudrais plutôt souligner le rôle de cette poésie comme
acte de légitimation simultanée de la subjectivité qui s’y exprime et du nouveau
langage que ce même poème incarne. Cette poésie présente un excursus
autobiographique bien connu, depuis la naissance jusqu’au jour présent. Commençons
par la fin : les derniers vers qui semblent donner un sens a posteriori au reste de la
poésie.
Après avoir chanté, j’écoute et je contemple,À l’empereur tombé dressant dans l’ombre un temple,Aimant la liberté pour ses fruits, pour ses fleurs,Le trône pour son droit, le roi pour ses malheurs ;Fidèle enfin au sang qu’ont versé dans ma veineMon père vieux soldat, ma mère vendéenne !30
18 Je souhaite insister plus qu’on a coutume de le faire sur l’explicitation des choix
idéologiques du poète. Le je signale l’indépendance de sa position : admiration pour
l’« empereur », depuis l’ombre ; amour pour la « liberté », seulement si l’on peut en
éviter les excès ; amour aussi pour le « trône », au nom de la constitution ; respect,
enfin, pour le « roi », mais comme être humain et non divin. En introduisant ces
nombreux distinguo logiques, le je revendique donc son autonomie et son individualité,
face à la dépersonnalisation à laquelle conduit l’obéissance aveugle au credo d’une
faction. Le poème s’achève sur le rappel de son sang, c’est-à-dire sur son histoire dans
l’Histoire, qui donne une authenticité existentielle et un fondement inné à la « position
indépendante » du poète31. Ces derniers vers, qui rappellent les premiers de la poésie,
nous permettent de considérer a posteriori toute la présentation autobiographique
comme étant intimement liée à la position d’équilibre du moi, qui se montre attentif à
l’expérience de la réalité plutôt que dogmatique : « Et je sais d’où je viens, si j’ignore où
je vais ». On pourrait aller jusqu’à dire que tout le poème est une justification de sa
position. La synthèse de toute sa vie est à l’enseigne de sa revendication d’honnêteté et
de son accumulation d’expériences, précoce et démesurée. Le vers tout juste cité suit
« D’ailleurs j’ai purement passé les jours mauvais ». Et il est suivi par « L’orage des
partis avec son vent de flamme/Sans en altérer l’onde a remué mon âme »32. Si le
premier a une saveur existentielle, ces derniers semblent faire allusion à l’engagement
du je en première ligne parmi les rangs légitimistes, et à ses évolutions idéologiques. Le
fait même qu’il souligne sa bonne foi laisse entendre que le je répond à des détracteurs
implicites : c’est-à-dire à ceux qui lui reprochent (ils le feront toute sa vie) d’avoir
tourné casaque (et passer des légitimistes aux libéraux n’était certes pas un acte de
peu). Quoi qu’il en soit, il reste qu’en donnant une connotation négative à l’esprit de
parti, le poète revendique sa position antifanatique.
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19 Toute sa présentation autobiographique insiste donc sur l’expérience accumulée par le
moi, et la référence à son sang où coulent ensemble révolution et tradition inscrit cette
histoire sur fond de prédestination. Il n’a pas encore trente ans et « plus d’un vieillard »
pâlirait devant son expérience de la vie. (« Le livre de mon cœur à toute page écrit »)33.
Le je affirme ainsi sa position modérée qu’il donne pour résultat de la conquête d’une
conscience aiguë née de son expérience. Quand le je évoque l’autonomie de sa position
politique, il se réfère aussi, ou surtout, à sa position poétique. Le premier des vers cités
plus haut fait justement référence à l’activité du je qui écrit : « Après avoir chanté,
j’écoute et je contemple »34. L’indépendance politique du poète correspond à
l’autonomie poétique de l’asservissement à une faction. « Car la poésie ne s’adresse pas
seulement au sujet de telle monarchie, au sénateur de telle oligarchie, au citoyen de
telle république, au natif de telle nation ; elle s’adresse à l’homme, à l’homme tout
entier »35. Dans le vers tout juste cité, l’après rappelle la séparation entre les chants et le
« tumulte de la place publique »36. L’après pourrait en outre s’appliquer à la poésie elle-
même parce que ces derniers vers semblent presque un ajout au corps du poème, après
avoir chanté. Dans la strophe consacrée à l’activité littéraire du je qui est, sans hasard, la
plus longue de la poésie, les genres pratiqués sont bien éloignés de la participation
politique directe et sont toujours placés sous le signe de l’individualité : « mes
chansons » sont associées à « mon sein » et à « mes pensées » ; dans le « roman » « il me
plaît de cacher l’amour et la douleur » ; le « vers d’airain » est « jet[é] » par « ma tête,
fournaise ou mon esprit s’allume », le théâtre s’adresse au « peuple » mais dérive de «
ma fantaisie », « mon souffle », « ma voix ». Quand le je affirme pour finir, les propriétés
universelles de sa subjectivité (« Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j’adore/Mit
au centre de tout comme un écho sonore »), il mentionne exclusivement des notions
qui décrivent la dimension de l’existence individuelle : « C’est que l’amour, la tombe, et
la gloire, et la vie /[...]/Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,/Fait reluire et
vibrer mon âme de cristal... »37.
20 Avec cette poésie, Hugo oppose donc à qui voudrait réduire la poésie à son utilité
politique la portée universelle d’une poésie subjective et existentielle étrangère au
tumulte du présent. L’universalité serait garantie à une telle poésie par l’universalité
du « cœur humain », lequel demeurerait immuable, en dépit de toutes les grandes
mutations historiques38. Dès lors, à quoi bon donner une telle importance à la
justification (Hugo en appelle jusqu’à l’hérédité) du comportement politique du moi ?
Le fait même que Hugo veuille annexer histoire et politique à des dynamiques
existentielles, au sens où elles sont associées à son destin d’individu, confirme, s’il en
était encore besoin, que le sujet ne peut plus en aucune façon s’abstraire de l’histoire.
D’ailleurs, il va de soi que le poète ne se contente pas d’exprimer ses propres
vicissitudes ; il aspire à réunir en lui toutes les expériences possibles et à déployer
malgré tout ses facultés cognitives. En plus de l’« âme aux mille voix au centre de
tout », on pense au vers « Mon âme où ma pensée habite, comme un monde »39. Quant à
la richesse de ses expériences, tout se passe comme si l’emballement de l’histoire
récente accélérait la succession des joies et des douleurs vécues. Qu’il s’agisse de
l’« orage » du « haut destin » napoléonien, ou de l’« orage des partis » de la
Restauration. Le lien que le poète instaure, dès le vers liminaire, entre son histoire et le
Siècle, confère à la façon qu’il a d’être « au centre de tout » le pathos de toute une
époque consciente de sa valeur héroïque même si elle ignore où elle va.
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21 De même que le moi domine le temps de sa propre expérience, le passé, le présent, et
pense en permanence à son propre futur, de même la distribution de l’espace se
déplace progressivement vers un centre géographique. Dans le destin du moi, toute la
France apparaît d’est en ouest, l’Europe (Besançon, « vieille ville espagnole » et la
Lorraine, aux confins instables avec l’Allemagne), le monde entier « remu[é] » « aux pas
de l’empereur » ; pour finir « au centre de tout »40, à Paris. L’étude du rôle et de la
représentation de Paris dans la poésie hugolienne offre un point de départ privilégié
pour explorer plus avant le concept de prégnance historique. Pour la valeur de la Ville
comme image de la condition de l’homme dans la modernité, et, aussi bien, pour son
rôle de « centre éternel »41 des grands mouvements historiques de la modernité. Dans
l’ouvrage qu’il a consacré au mythe de Paris, et qui doit tant à la perspective ouverte
par Walter Benjamin, Karlheinz Stierle examine longuement le « mythe poétique de la
grande ville » chez Hugo42. L’idée majeure est que « Hugo, dans sa poésie lyrique, est le
premier à avoir érigé Paris en lieu d’une expérience mythique en tant qu’expérience du
sublime, et à avoir ainsi donné à l’expérience de la ville une dimension nouvelle ».
L’analyse de Le Feu du ciel et de La Pente de la rêverie lui permet d’affirmer que la
représentation poétique de la ville chez Hugo advient par la projection de Paris « dans
la dimension de l’imaginaire » en métropole des origines – avec Babel pour premier
modèle43. Dans le poème À l’Arc de Triomphe du recueil Les Voix intérieures, la « grande
vision de Paris », imaginé en ruines dans le passé d’un futur mythique, renforce cette
hypothèse. Dans cette même perspective, Stierle remarque que « l’ensemble des
expériences possibles de la ville peut être comparé, pour la structure, à cette
expérience du sublime qu’appellent, chez celui qui les contemple, la vaste mer
incommensurable ou encore le ciel infini »44. Malgré ses analyses de texte précises et
rigoureuses, le critique ne dépasse guère le constat d’une telle ressemblance de
structure. Et on a souvent l’impression qu’il s’en rapporte à une idée de la ville a priori
plus qu’à celle propre à l’imagination du poète. De fait, Stierle ne prête pas attention à
l’importance donnée par Hugo aux questions historiques, surtout quand il s’agit de
textes à dominante épique et visionnaire, comme c’est le cas de Le Feu du ciel. On
s’interrogerait avec profit sur les suggestions de la magnifique succession des sections
V-VIII, dans lesquelles paraissent Babel, puis Sodome et Gomorrhe, jusqu’à ce que se
déchaîne le fléau. Les visions en mouvement et le passage d’une section à l’autre
donnent au lecteur l’impression qu’il passe d’époque en époque. Si l’on reconnaît dans
Babel les caractéristiques de la mythologie hugolienne de l’empereur, dans la
représentation des deux villes résonne en revanche une topique de l’œuvre de Hugo,
celle des puissants de ce monde, et des riches, qui s’amusent négligeant leurs
responsabilités. Il ne s’agit pas là d’appauvrir les grandes images du poème en y
reconnaissant seulement des références historiques précises, mais bien plutôt d’y voir à
l’œuvre de grandes dynamiques indissociables de l’histoire post-révolutionnaire. C’est-
à-dire la dialectique entre tradition et révolution, l’affrontement entre peuple et
régimes, ou la métropole comme centre universel de la civilisation qui scande au jour le
jour la marche de l’Histoire. On découvrirait alors que des images, qui se rapportent à
première vue à la seule nature, sont en réalité, aussi, des images historiques. À
commencer par la métaphore commune du peuple-océan : qui pourrait nier que les
simples images marines souvent n’évoquent aussi les mouvements de masse des foules
citadines ?
22 Dans un second temps, Stierle montre qu’en plus d’être cette transposition imaginaire,
la ville fait l’objet d’une présentation plus « objective » comme retour « au présent
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inéluctable », une poésie de la ville qui surgit du prosaïsme de la réalité du moi,
« absence d’imaginaire, absence de sublime ». Le critique reconnaît dans cette
« composante négative de l’imaginaire au sein de la positivité de la réalité urbaine » un
« présupposé essentiel » de la poétique à venir des Tableaux parisiens. Il distingue
Novembre (1828) comme modèle « qui a pu éveiller chez Baudelaire l’idée d’une nouvelle
poésie de la ville »45. Cependant, Stierle n’enregistre pas une autre forme de
représentation de la ville, selon moi tout aussi significative, sinon plus. La réalité
urbaine fait l’objet d’une promotion esthétique, et la représentation de la « réalité de la
ville », à elle seule, permet d’accéder à d’autres strates de sens : « Car Paris et la foule
ont aussi leur beauté, / Et les passants ne sont, le soir, sur les quais sombres, / Qu’un
flux et qu’un reflux de lumières et d’ombres »46. À cette aune, Que nous avons le doute à
nous (1835) est exemplaire47. Cette poésie prend la forme d’une épître adressée à Louise
Bertin. Le je s’oppose et oppose ses contemporains, coupables d’« incrédulité », à son
amie, modèle de foi et de vertu. L’incipit de la pièce (« De nos jours... ») rappelle
l’antienne moralisatrice d’un présent décadent opposé à un passé idéal et vertueux. Et
le doute y est solidaire de l’imperfection de l’homme (« l’esprit qui ricane »). Mais, dans
la seconde moitié de la pièce, le poète donne cette définition du doute : « C’est notre
mal à nous, enfants des passions / Dont l’esprit n’atteint pas votre calme sublime, / À
nous, dont le berceau risqué sur un abîme, / Vogua sur le flot noir des révolutions ». Et,
dans la strophe suivante, il parle de la « religion qui vivait dans nos pères » dégradée au
rang de « superstitions ». Le modèle moralisant de la décadence des temps, et donc le
mal, en sortent historicisés. Et l’imperfection déplacée de l’intérieur vers l’extérieur : le
doute n’est plus un vice consubstantiel à l’homme, mais un legs des bouleversements
politiques. Nos jours ne sont pas une simple détérioration, ils sont la conséquence d’un
changement inouï, l’expression d’une réalité nouvelle, qui conditionne d’autant plus
l’individu qu’elle est informe à ses yeux.
23 Avant cette strophe, l’inquiétude du moi était solidaire de son incapacité à goûter
pleinement ou à se satisfaire de l’harmonie de la nature. Il ne se satisfaisait pas même
de la correspondance terrestre et divine par excellence, celle des fleurs et des étoiles :
le je est montré « contemplant » sans répit (« tour à tour »), de bas en haut et de haut
en bas, « Et le tapis de fleurs et le plafond d’étoiles ». Les vers sur les révolutions nous
révèlent que, si l’idylle ne suffit pas à calmer l’inquiétude du moi, c’est qu’une fracture
historique est survenue. Après que le flot révolutionnaire a passé, l’ordre situé hors du
temps de l’idylle ne peut plus constituer un modèle satisfaisant. De fait, c’est désormais
le temps de l’Histoire qui définit le monde et la condition humaine. Le moi se lève dans
la nuit, avant l’aube, avant qu’on n’entende le chant des oiseaux ; il « cherche un sens »
à la « parole obscure », comme on dit ailleurs48, « du murmure du vent ». Ensuite, son
doute « l’emmène errer dans le bois sombre », lui « montre et cache à la fois toute
chose à demi ». Jusqu’au ciel serein qui, lui aussi, est incapable de rasséréner le moi : on
parle d’un « azur [...] mystérieux et clair » qui déjà annonce l’« azur immobile et
dormant » de À Villequier49.
24 Considérés a posteriori, c’est-à-dire après l’évocation de l’abîme des révolutions, ces
différents aspects qui tous obscurcissent la nature deviennent des signes de l’irruption
du temps historique dans le temps de l’idylle50. En effet, après cette strophe, après avoir
conféré une prégnance historique à la question morale et cognitive du doute, Hugo
résume finalement la condition du moi dans une image non naturelle, au sens où elle
est urbaine :
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Voilà pourquoi je vais, triste et réfléchissant ;Pourquoi souvent, la nuit, je regarde et j’écoute,Solitaire, et marchant au hasard sur la routeÀ l’heure où le passant semble étrange au passant.51
25 Ici, la nuit permet à la ville réelle d’accéder à une dimension symbolique dans laquelle
elle devient l’image de la condition du je, des hommes « dont le berceau vogua sur le
flot noir des révolutions ». Plus qu’un flâneur qui, en curieux, observe les détails de la
métropole, le je reste l’héritier des promeneurs sensibles. Mais, dans cette sombre
promenade en ville, qui rappelle l’« errer dans le bois sombre », sa quête errante ne fait
place à aucun épanchement. Son isolement est dépourvu de toute complaisance
effusive, et l’accélération du troisième vers tripartite ne fait qu’accentuer une
désorientation presque hallucinée. Dans ce résidu de sociabilité nocturne, l’étrangeté
des passants suggère l’altérité entre le je et le reste des hommes. Reste que la distance
qui sépare le je des autres n’est pas qualitative : il ne s’agit donc pas de la prise de
conscience du sujet qui se trouverait étranger à une civilisation corrompue. Dans cette
obscurité citadine, le je marchant au hasard n’est pas différent, ni exalté. Il partage la
condition des autres. L’absence de points de repère est cause d’une indécision anxieuse
que tous subissent52. La répétition de la voyelle [ã] à la rime et dans le corps de trois
vers sur quatre rythme la vaine itération de sa recherche. Seul le fait d’être celui qui
pose son regard pensif et solidaire de poète distingue le je de la foule (la virgule placée
avant le et souligne à la fois son malaise et sa dignité métaphysique). Pour le reste, il est
solitaire parmi les autres solitaires car chacun est « étrange » à chacun.
26 Cette image de la ville règne des ombres dans lequel on marche au hasard éclaircit le sens
d’une des strophes les plus hautes de toute la poésie de Hugo. Cette strophe est tirée de
À un voyageur dans les Feuilles d’automne. Cette fois, c’est une vision de l’au-delà qui
rappelle fortement un scénario métropolitain. La poésie est tournée comme une
conversation privée entre le je et le tu d’un ami. Celui-ci est un grand voyageur qui,
rentré à Paris, vient rendre visite au je lequel, au contraire, a pris « racine » dans la
ville53. Une question intime de l’ami sur ce que sont devenus les familiers du je morts
durant ses longs voyages ouvre soudain la voie à une image d’outre-tombe. Le je qui
jamais ne quitte la ville rapproche les voyages de l’ami d’un tout autre voyage :
Le voyage qu’ils font n’a ni soleil, ni lune ;Nul homme n’y peut rien porter de sa fortune, Tant le maître est jaloux !Le voyage qu’ils font est profond et sans bornes,On le fait à pas lents, parmi des faces mornes, Et nous le ferons tous !54
27 Dans cet au-delà n’existent ni séparations ni hiérarchies ni structures ; tous se
soumettent à une sorte de grande loi qui uniformise sans exception. Les âmes s’y
trouvent isolées, égales et étrangères et, telles, elles composent une masse unique et
indistincte comme sont indifférenciés et ininterrompus le temps et l’espace. La lenteur
évoque un défaut de direction et d’espérance, le teint morne des faces témoigne d’une
peine qui ne peut être partagée. Deux autres strophes de cette même poésie viennent
renforcer les connotations métropolitaines de cet au-delà sans tradition dans lequel le
rapport entre le monde des morts et Paris devient absolument explicite. En haut, « sur
la colline » d’un cimetière parisien, Hugo invente une nouvelle façon de saisir la ville
comme un tout qui s’ajoute au topos romantique du regard panoramique : « […] muets
tous deux et couchés contre terre, / Nous entendrons, tandis que Paris fera taire / Son
vivant tourbillon, / Ces millions de morts [...] / Sourdre confusément dans leurs
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sépulcres, comme / Le grain dans le sillon ! »55. Cette façon de percevoir la présence
souterraine et montante de forces dont on ressent seulement les premiers présages est
absolument inédite en 1829. Chacun à leur manière, ces deux exemples témoignent de
l’une des nouveautés radicales de la poésie de Victor Hugo : le sujet accède à des
méditations et à des visions métaphysiques en partant des situations les plus
quotidiennes, ici une conversation entre vieux amis assis au coin du feu. Ces exemples
nous montrent donc que les aléas existentiels du sujet, ou les grandes questions
métaphysiques, comme le thème de la caducité humaine, se détachent toujours sur un
arrière-plan historique et que la parole poétique a une prégnance historique même
quand elle ne parle pas directement des événements.
28 Revenons à la strophe de Que nous avons le doute en nous. On peut affirmer d’abord que
l’apparition de Paris, malgré son caractère nocturne et personnel, rappelle la situation
« crépusculaire » du « siècle », « l’époque »56, dont Paris est l’épicentre. L’évocation des
révolutions et de la religion qui précède cette strophe met cette référence à la ville sous
le signe de l’instabilité socio-politique et de la crise historique de l’autorité spirituelle.
J’ai dit plus haut combien l’irruption du temps de l’histoire a troublé l’harmonie de la
nature. J’ajouterai que, dans la poésie hugolienne, l’évocation de la Ville, souvent
opposée, mais aussi rapprochée du lieu de retraite, rend plus évidente encore la
relativisation de l’idylle comme modèle cosmico-historique. On pense par exemple à
Bièvre, la première poésie dédiée à Louise Bertin, dans laquelle le poète exalte la retraite
que constitue le domaine des Bertin, fréquenté par Hugo et sa famille à partir de 1828.
Le « vallon » est celui où, dans Que nous avons le doute en nous, le sujet contemplait en
vain les fleurs et les étoiles ; ici, l’hymne ému au paradis bucolique des Bertin s’achève
sur une sorte de prétérition : « Et l’on ne songe plus [...] /Que tout près [...] / Derrière le
ruban de ces collines bleues / [...] / Le géant Paris est couché ! ». Paris, « du monde en
fusion ardente capitale », y est bien présenté en opposition à la retraite paradisiaque,
mais, plus encore que le lieu de la civilisation corrompue, il est le volcan dont les
secousses quotidiennes déterminent la marche de l’Histoire (la date inscrite en bas de
page est le 8 juillet 1831, quelques jours seulement avant l’anniversaire de la
Révolution)57.
29 En second lieu, la solitude triste et pensive du moi poète présente dans la « strophe
citadine » nous ramène au rapport entre poète et monde et à la position d’énonciation
élue. Elle rappelle en effet le repli triste, incertain et attentiste du poète dans l’immense
majorité des Chants du crépuscule. Dans tout le recueil, l’expression de l’incertitude du
moi est rendue légitime par l’incertitude de toute une époque, comme le dit le poète en
tête du Prélude. En d’autres termes, en donnant le manque d’affirmation prophétique de
sa parole pour une conséquence de l’état des choses mêmes, le poète justifie sa position,
pour ainsi dire, antihéroïque. Sa parole « crépusculaire » ne sera donc pas indigne, car
elle sera le reflet le plus réaliste et le plus humain de l’incertitude des temps : « Vers
l’orient douteux tourné comme les autres/[...]/Le poète [...]/Reflétait, écho triste et calme
cependant/Ce que l’âme rêve et tout ce que le monde/Chante, bégaye ou dit dans l’ombre
en attendant »58. Dans Que nous avons le doute en nous, l’inquiétude du poète est
présentée comme un vice et, en conséquence, comme un manquement à son devoir
prophétique59. Mais, en déplaçant progressivement la responsabilité de l’homme aux
choses, il parvient à donner une motivation et une dignité universelles à l’expression de
son inquiétude d’individu. C’est précisément en parlant de sa crise et de son incapacité
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69
à s’acquitter de son rôle historique qu’il s’en acquitte. En s’unissant au reste des
hommes (nous), le poète devient leur interprète solidaire60.
4
Captifs sous le réseau des choses nécessaires
(V. H.)
30 J’en viens au dernier critère de la définition de cette « nouvelle prégnance historique ».
Il s’agit du niveau le plus profond, indirect, je dirais structurel, du rapport que la poésie
de Hugo instaure avec la réalité. À l’origine de sa poésie, on trouve toujours, même dans
les poèmes dont le sujet est le plus métahistorique, la conviction et la sensation
primaires de vivre un moment sans précédent. Conscience brûlante de vivre la
modernité qui s’accorde à l’ambition de rendre compte du nouvel état des choses par
des moyens artistiques non moins inédits. Un langage et un imaginaire individuels
doivent donner forme à la réalité informe née du déclin de la tradition et de ses
grandes structures. J’entends par là que la poésie hugolienne a donné, plus qu’aucune
autre, une consistance poétique à la thèse alors si courue qui veut voir dans la
littérature l’« expression de la société ». On rejoint ici ce que Hugo lui-même n’a cessé
de dire du romantisme après 1824 : la nouvelle poésie serait le résultat, la conséquence,
l’équivalent littéraire du tournant de 178961.
31 Causes de la nouvelle condition historique que vit Hugo, en-deçà de l’immédiateté
contingente du temps de l’écriture, des transformations culturelles irréversibles. La
principale, dont les autres découlent idéalement, est la rationalisation définitive, ou si
l’on veut le désenchantement, de l’univers. Elle va de pair avec la relativisation des
institutions traditionnelles du pouvoir temporel et spirituel, c’est-à-dire l’ouverture
pluraliste du monde : on ne reconnaît plus à aucune institution le pouvoir exclusif de
fixer une transcendance ; le droit divin n’est plus la source univoque de légitimation
pour aucun pouvoir politique ; il n’y a plus de système de valeurs publiques à même de
justifier les hiérarchies des destins (comme si tout était donné dans la nature), et
d’ordonner les chemins par lesquels les individus se réalisent. Tout cela implique une
position nouvelle de centralité absolue et de relativité irrémédiable, de souveraineté et
de solitude, de l’individu. Pour la lyrique hugolienne, les transformations de la
modernité sont bien davantage qu’une prémisse ; ils en commandent les dynamiques
intérieures, ils en fondent la raison d’être. Plus que celle de quelques illustres
contemporains, la production de la première maturité hugolienne marquerait une
étape fondamentale de la poésie à l’intérieur de ce « tournant historique » par
excellence qui ouvre notre modernité. C’est justement de ce tournant que Hugo poète
nous parle, même quand il parle explicitement d’autre chose ; et c’est de lui qu’il nous
donne une image cristallisée – une forme sans tradition, et cependant fixée à sa façon –
dans les principes constitutifs de son nouveau langage lyrique.
32 Ma thèse est qu’une même tension figurale traverse et unit le plan des contenus et celui
de la forme ; et que cette tension n’est pas étrangère aux dynamiques de la réalité post-
révolutionnaire. Cette tension prend source dans la dialectique entre le haut et le bas.
J’essaierai d’en montrer ici les grandes lignes. Est-il possible de rendre compte de
manière synthétique d’un univers poétique tel que celui de Hugo, ne serait-ce que
partiellement ? Sa complexité risque de dégénérer en manque apparent de structure, à
tel point que, malgré sa redondance si conséquente, il peut résister à toute
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70
systématisation. En dépit de tout cela, je crois qu’il est possible de repérer quelques
invariantes structurelles qui traversent l’imaginaire du poète. Une série de constantes
thématiques qui parcourront toute l’œuvre, se transformant plus ou moins,
apparaissent littéralement dès les premiers essais. Pour étonnant que ce soit, dans les
exercices de jeunesse déjà, réalisés à partir de l’âge de treize ans, deux des thèmes les
plus importants de la production de la maturité s’imposent : celui de l’emprisonnement
ou du châtiment injuste infligé par une autorité mauvaise, et celui de l’abandon d’un
sujet qui, délaissé dans un contexte hostile, regrette une figure protectrice. À mesure
que, les années passant, les constantes thématiques prennent tournure et gagnent
davantage de consistance, on s’aperçoit que, malgré leur variété, une même tension les
traverse toutes. Je me propose de reconstituer leur système, m’exposant non seulement
aux risques inhérents à toute interprétation, mais également à celui d’apparaître (un
peu) sommaire ou schématique – et c’est inévitable dans un espace si restreint.
33 Tout se passe comme si le monde poétique de l’auteur de la Préface de Cromwell avait son
centre dans l’approfondissement émotif et la problématisation idéologique du rapport
hiérarchique entre le haut et le bas. (Anne Ubersfeld a constaté une semblable tension
dans son théâtre)62. En bas tout ce qui est affecté par une marginalité ou une infériorité
quelconque (morale, physique, intellectuelle, sociale, esthétique, ontologique), et qui
est soumis à la souveraineté d’autrui, quelle qu’elle soit. En haut tout ce qui jouit d’une
excellence, et qui exerce une souveraineté. Chaque instance, personnage ou autre
entité, peut être à la fois en haut et en bas selon des lignes de partage idéales et
plurielles, donnant lieu selon les cas à des scissions antithétiques, à des mélanges
monstrueux, ou à des promiscuités sublimes.
34 Pour Hugo le désordre du Mal implique essentiellement le décalage et la fracture
arbitraire entre le haut et le bas. L’existence du Mal donne lieu à un élan vers le remède
et l’abolition de la fracture, c’est-à-dire des abus. Mais cet élan vers le remède est
entravé par une ambivalence. Il ne peut aboutir à l’émancipation par le simple
renversement libertaire de l’autorité perçue comme arbitraire car la poussée vers
l’émancipation risque de se renverser à son tour en insubordination, en excès de
pouvoir. La disparité du Mal est comprise à la fois par le bas et par le haut : par le bas,
en tant que dépendance aliénante, par le haut en tant que souveraineté abusive.
Traduisant ce problème en termes psychologiques, on pourrait dire que le sujet qui se
trouve en position de marginalité désire s’affranchir, conquérir son indépendance par
rapport à une autorité perçue comme ennemie. Toutefois, en même temps, ou
alternativement, le sujet est conscient de l’indiscutable et nécessaire présence de
l’autorité, et, par là, sa poussée vers l’émancipation tourne à la désobéissance, à
l’insubordination, à l’ambition coupable. La marginalisation devient pour lui le
châtiment d’une faute. Le Bien aussi montre deux visages. Il est avant tout l’élan
progressiste voulant abolir toute inégalité, toute dépendance aliénante. Mais il est aussi
le besoin de rétablir la présence d’une autorité légitime, il est l’exercice plein et
harmonieux de la souveraineté. Le Bien se situe donc sous le signe de l’accord, de
l’intégration réciproque et de la communication entre le sujet et l’autorité, le misérable
et le puissant, l’infime et l’excellent, le faible et le fort, le poète et la vérité, etc. Il
pourrait se définir, par un double oxymore, comme insubordination responsable et
comme hiérarchie égalitaire. Pour Hugo, si la valorisation progressiste de tout ce qui
est affecté par une infériorité est fondamentale, le problème de la nécessité d’une
autorité unanimement reconnue en tant que légitime ne l’est pas moins.
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71
35 Cette ambivalence se retrouve dans les constantes thématiques les plus importantes.
Par exemple, dans la thématique historico-politique. La Révolution est bien un acte
d’émancipation légitime contre un pouvoir arbitraire, mais elle peut devenir (même
après le dépassement du légitimisme initial du poète) un acte de désobéissance
illégitime et traumatisant, révéler son « côté monstrueux »63. De la même manière, le
régime monarchique est alternativement un pouvoir arbitraire et antilibéral s’il ne
reconnaît pas les nouveaux droits du peuple, ou bien (du moins avant la
dégénérescence que va constituer pour Hugo le Second Empire) une institution
privilégiée, autorité légitimée par sa longue histoire, par la « tradition féconde »64, et
qui peut donc neutraliser les excès de l’anarchie populaire, et par là se rendre garant et
se poser en guide de l’émancipation démocratique. La thématique récurrente de
l’enfance offre un autre exemple de cette ambivalence, que l’on pense aux nombreux
poèmes où il est question de la présence ou du manque de figures parentales
conduisant et protégeant l’enfant, ou que l’on pense aux poèmes non moins nombreux
dans lesquels le rapport entre enfant et adulte constitue une version positive de
l’accord entre le faible et le fort, le sujet et l’autorité. La curiosité spontanée et
indomptable, les jeux turbulents des « bandits aux lèvres roses »65 constituent une
désobéissance innocente, qui est légitimée par l’adulte indulgent et amusé. Dans la
candeur ardente de l’enfant, l’adulte trouve à son tour de quoi apaiser ses doutes les
plus poignants. Car, par une ressemblance profonde, et bien longtemps avant L’Art
d’être grand-père où l’on s’accordera davantage à le reconnaître, le rapport entre
l’enfant et l’adulte évoque les rapports sociopolitiques entre les marginaux et les
puissants, le peuple et les régimes, ainsi que, et surtout, le rapport fondamental entre
l’homme et Dieu.
36 Le rapport ambivalent par excellence est justement celui qui relie l’homme à l’autorité
divine. Hugo conçoit la condition de l’homme comme étant dominée de façon tragique
par le malheur, par le Mal. La foi déiste dans l’existence de Dieu (avec dénégation du
péché originel) et dans la réalisation du bonheur, est minée par la douleur et par
l’adversité du destin. Les signes de la présence de Dieu, dans l’harmonie de la nature ou
dans la beauté des rapports affectifs (selon une vertu sentimentale), sont précaires et
perpétuellement contredits par la mort et par la méchanceté humaine. Le moi vit un
état moyen : en haut l’au-delà perdu mais encore convoité et postulé comme le siège des
certitudes, en bas le monde en mouvement, en suspens entre la régénération et le
chaos, le scientisme conquérant et l’impossibilité de la synthèse. Un monde où, dans un
esprit laïque, l’on prétendrait que s’instaure le régime du bonheur, mais où la présence
divine, qui à travers la vie et l’histoire devrait manifester sa justice, est désormais
fragmentaire et obscure. Cette condition est perçue comme insuffisance tragique et
donne lieu à un élan qui vise à la dépasser. Le rapport hiérarchique avec l’autorité
transcendante devient aussi décisif qu’ambivalent. Le scandale que provoque
l’existence du Mal dans le sujet éclairé devient subversif à l’égard de Celui qui est le
responsable de l’ordre des choses. Il n’est toutefois pas possible de se passer de
l’autorité divine : seule l’existence de Dieu peut donner un sens au monde, et motiver le
moi afin qu’il résiste et qu’il agisse d’après une fin. Cette contradiction entre la révolte
et la dépendance aboutit à l’exigence cognitive de justifier la souffrance humaine, de
trouver le sens d’une volonté supérieure qui permet mystérieusement le Mal. Il en
résulte un « carrefour ténébreux »66 : à qui faudra-t-il attribuer la responsabilité de la
présence du Mal, au sujet ou à l’autorité divine ? Les passages où, à l’instar de Job, le
moi revendique son innocence et proteste contre l’injustice du Ciel sont innombrables.
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72
Mais tout aussi nombreux sont ceux où, selon la tradition religieuse de la chute, la
responsabilité est attribuée à l’être humain borné et corrompu. À l’accusation visant un
Dieu qui se dérobe et cache la vérité, répond l’autoaccusation d’après laquelle nous ne
serions pas dignes de voir Dieu. À la poussée cognitive héroïque venant d’en bas,
répond le dépassement transgressif de la limite, l’infraction d’un veto d’en haut. Ceci
jusqu’à la formulation, qui devient épique pendant l’exil, du paradoxe selon lequel il n’y
a pas de connaissance véritable si ce n’est par la mort. Tout se passe comme si l’on
disait que l’émancipation ultime du sujet coïncide avec sa soumission absolue.
37 Cette ambivalence inhérente à la dialectique entre le rachat en bas et l’exercice de
l’autorité en haut concerne aussi les principes de la poésie hugolienne – de cette poésie
qui se veut prophétique par rapport à la Vérité, tout en étant prononcée par un
individu comme les autres qui, ne s’appuyant plus sur des institutions et des traditions,
s’arroge avec démesure une souveraineté absolue sur tous ses semblables.
5
Rien qui ne soit latent, rien qui ne soit patent
(V. H.)
38 Dans le sillage d’Auerbach, on pourrait définir la révolution de Hugo comme la
promotion au rang de la poésie de la sphère de l’existence contingente, auparavant
confinée, lorsqu’on daignait la représenter, aux niveaux stylistiques et génériques les
plus bas67. Auteur d’un essai important sur la question de la modernité en poésie, Guido
Mazzoni emprunte une formule d’Auerbach pour définir la révolution poétique comme
la conquête d’un « degré de réalisme existentiel qu’on n’avait atteint
qu’exceptionnellement pendant l’époque pré-moderne », et il propose à cet effet le
concept d’ « autobiographisme empirique »68. La vie émotive et spirituelle personnelle,
l’existence quotidienne et les aspects du monde perceptibles par les sens sont investis
d’un pathos nouveau. (C’est en ce sens qu’il faut comprendre le dépassement du style
noble : en faveur de l’expression directe, bien plus proche de la langue de tous les jours.
Hugo « di[t] le monde avec une liberté d’expression sans précédent »)69. Dans La Pente de
la rêverie (1830), un des poèmes d’avant l’exil les plus connus, le poète raconte le voyage
imaginaire de sa pensée dans la « double mer du temps et de l’espace »70. Baudelaire le
signale comme premier exemple « enivrant » des facultés visionnaires que le poète
développera surtout dans les œuvres de l’exil (RVH, p. 137). Mais l’un des aspects les
plus originaux de ce poème, c’est que le poète accède à la vision à partir d’une situation
quotidienne bien déterminée dans le temps et dans l’espace par de nombreux
déictiques, et qu’il la présente comme il aurait pu le faire dans une lettre privée :
« L’autre jour, il venait de pleuvoir, car l’été / Cette année [...]. / J’avais levé le store [...],
/ Je regardais au loin les arbres et les fleurs... »71.
39 Dans la poésie hugolienne, le quotidien domestique, le souvenir des petits faits intimes,
ou l’observation de la réalité concrète, sont élevés au même rang de sérieux que les
matières héroïques ou bien morales et philosophiques. À l’inverse, la poésie épique ou
métaphysique s’émancipe au point d’exprimer tant l’affectivité subjective que ce qui est
perceptible par les sens. Un pouvoir qui est analogue à celui de la poésie du contingent
autobiographique. Car « on crache, on tousse même en la plus haute sphère »72. Le titan
Napoléon peut figurer en tant que père dans les termes suivants : « Le père alors posait
ses coudes sur sa chaise »73. C’est du registre soutenu qu’il s’agit quand le poète, se
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73
dressant en juge du moment historique présent, s’écrie, sur un ton si spontané qu’il se
prêterait également à une conversation intime : « Oh ! l’anxiété croît de moment en
moment »74.
40 Il ne suffit pas de dire que la représentation du contingent gagne une dignité lyrique
jusque-là inédite ; il reste à comprendre ce qui lui assure cette exemplarité nouvelle, ce
qui la légitime. La redécouverte du monde physique concret, la mise en valeur moderne
de l’individualité de la pensée et de la vie émotive du sujet, impliquent le danger d’une
chute dans le prosaïque, dans l’égocentrique, dans l’arbitraire, dans le gratuit. La haute
dignité dont se trouve investi le limité, le transitoire, le subjectif, l’empirique, consiste
en ceci que tout acquiert une épaisseur cognitive inédite. À son tour, l’exercice du
privilège cognitif implique le danger d’une chute dans le didactique, dans l’abstraction
stérile. Et il ne trouve sa légitimation qu’en bas, dans la réalité des choses.
41 Baudelaire qualifie Hugo « [d’]homme le plus doué, le plus visiblement élu pour
exprimer par la poésie ce que j’appellerai le mystère de la vie » (RVH, p. 131), et il parle
un peu plus loin de « morale des choses » (RVH, p. 132). Il n’y a qu’un pas du mystère de la
vie à la théorie du symbolisme universel. On sait que cette théorie avait été déjà
amplement élaborée pendant le dernier quart du XVIIIe siècle ; toutefois, Hugo serait le
premier « excellent poète » en qui elle se traduit en réalité poétique moderne.
Baudelaire se demande si « non pas dans notre histoire seulement, mais dans l’histoire
de tous les peuples, [l’on trouvera, en cherchant minutieusement,] beaucoup de poètes
qui soient, comme Victor Hugo, un si magnifique répertoire d’analogies humaines et
divines » (RVH, p. 133). Le poète a eu accès à « l’inépuisable fonds de l’universelle analogie
» (RVH, p. 132-133). Avec lui, l’imagination et la logique associative sont sacrées et
sacrent la poésie comme un moyen alternatif et privilégié de connaissance.
42 Le nouveau rôle d’hégémonie confié par Hugo à la métaphore, dont il est peut-être le
créateur le plus inventif de tout le XIXe siècle européen – les surréalistes l’ont aussi
compris – se trouve légitimé du point de vue idéologique. Dans « les mille trous » de la
« bure » d’un mendiant qu’il héberge pendant l’hiver (manteau « tout mangé de vers »
étalé « devant la cheminée »), Hugo peut nous révéler « des constellations », dilatant en
espaces interstellaires un décor domestique75. La métaphore garantit d’une part, en
raison de son aspect visionnaire et créateur d’images, la forte présence du monde
ordinaire et contingent jusqu’à ses sphères les plus transitoires ou répugnantes ;
d’autre part, elle se fait, dans la modernité rationalisée et plurielle, instrument spécial
de vérité. Par rapport à la raison en vigueur, cette vérité sera toujours infondée,
partielle et excentrique. Néanmoins, dans son « obscurité indispensable » (RVH, p. 138),
elle devra être comprise comme enchantée, nécessaire et universelle.
NOTES
1. Ch. Baudelaire, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976,
Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, I, Victor Hugo (dorénavant RVH), p. 131.
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74
2. Cf. L. Cellier, Baudelaire et Hugo, Paris, Corti, 1970, en plus de l’exhaustivité documentaire, cet
ouvrage a le mérite de neutraliser l’opposition a priori entre ces « deux phares de la poésie
française [appartenant] à deux de ces familles ennemies bien représentées dans la littérature
française », comme le dit C. Pichois (Ch. Baudelaire, Correspondance II, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 1008) ; cf. plus récemment, G. Dotoli, Baudelaire – Hugo. Une
rencontre au bord de l’abîme, dans Les Modernités de Victor Hugo, éd. D. Elison et R. Heyndels, Fasano-
Parigi, Schena-PUPS, 2004, p. 139-157. Cf. aussi, d’un point de vue plus littéraire, à même les
textes, M. Richter, « Hugo nelle Fleurs du mal », dans Studi francesi, 140, XLXII, fasc. II, maggio-
agosto 2003, p. 360-377.
3. C. Pichois, J.-P. Avice, Dictionnaire Baudelaire, Tusson, Charente, Du Lérot, 2002, « Hugo »,
p. 227-231.
4. Ibid., p. 1140.
5. Ibid., p. 113.
6. Y. Mortelette, Histoire du Parnasse, Paris, Fayard, 2005, p. 21-27. Évidemment, le caractère
« avant-gardiste » de la Revue ne fait que donner encore plus de prix au fait que Baudelaire, et la
Revue, se situent dans la continuité de Hugo.
7. Dans la biographie du poète par Jean-Marc Hovasse, on peut lire à ce propos un passage
éloquent d’une lettre de Banville à Hugo. Banville qui, souligne le biographe, était le « meilleur
ami de Baudelaire », parle de Hugo comme de « Celui qui a tout créé dans l’art moderne », J.-M.
Hovasse, Victor Hugo. Tome II. Pendant l’exil I – 1851-1864, Paris, Fayard, 2008, p. 455.
8. Cf. H. Friedrich, Structure de la poésie moderne, Paris, Librairie générale française, 1999 : « La
poésie moderne est un romantisme déromantisé », p. 37 ; la poésie de Baudelaire se définirait
comme moderne à partir de son acte de déromantisation : « On pourra donc appeler la poésie de
ses héritiers un romantisme déromantisé », p. 78.
9. P. Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1957, p. 599-600.
10. Cité dans J.-M. Hovasse, op. cit., p. 384. C’est moi qui souligne. Sur le poids de la poésie de
Hugo gravant sur toute la seconde moitié du siècle, cf. J.-N. Illouz, Le Symbolisme, Paris, Librairie
générale française, 2004, p. 31-32, et P. Durand, L’Art d’être Hugo, Arles, Acte Sud, 2005, p. 180-181,
200-201.
11. C’est surtout cette deuxième époque de sa poésie, et notamment le courant métaphysique et
visionnaire, qui lui a valu un privilège relatif : comme quelqu’un chez qui malgré tout, pour
reprendre une expression de Rimbaud, il y a « bien du vu » (A. Rimbaud, Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 347).
12. André Maurois remarque qu’au début des années 1830 Hugo n’avait pas tort de se regarder
comme le plus grand poète en activité de l’Europe – du monde entier, dans la perspective
eurocentrique de l’époque (A. Maurois, Olympio ou la vie de Victor Hugo, Paris, Hachette, 1954,
p. 214).
13. Cf. J.-P. Bertrand et P. Durand, Les Poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire, Paris, Seuil,
2006, p. 24-25 et 35.
14. H. Meschonnic, Pour la poétique – Écrire Hugo, 2 vol. , Paris, Gallimard, 1977, vol. 1, p. 153-155.
15. Parmi les ouvrages récents consacrés entièrement ou en grande partie à l’œuvre poétique
d’avant l’exil, en plus de la biographie-somme par J.-M. Hovasse, riche en analyses de texte et en
aperçus historico-littéraires lumineux (Victor Hugo I – Avant l’exil – 1802-1851, Paris, Fayard, 2002),
je me limite à signaler ceux de B. Degout, Le Sablier retourné. Victor Hugo (1816-1824) et le débat sur le
« Romantisme », Paris, Champion, 1998 ; de L. Charles-Wurtz, Poétique du sujet lyrique dans l’œuvre
de Victor Hugo, Paris, Champion, 1998 ; et de Frank Laurent à plusieurs reprises.
16. En 1854, Hugo écrit Réponse à un acte d’accusation. En plus de parodier le fameux hémistiche de
Boileau « Enfin Malherbe vint », par un autre hémistiche, « Alors, brigand, je vins », Hugo
identifie ouvertement à 1789 la révolution littéraire dont on l’accusait d’être le responsable. Au
moment de le publier dans Les Contemplations, il décide de l’antidater fictivement de vingt ans.
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75
L’année de ce manifeste arrive à remonter au déjà lointain 1834 : année de la publication de
Littérature et philosophie mêlées, sorte de journal de la révolution littéraire que l’auteur juge
désormais accomplie.
17. M. Proust, À la recherche du temps perdu, t. III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1988, Le Côté de Guermantes, p. 781-782.
18. J.-P Bertrand et P. Durand, La Modernité romantique. De Lamartine à Nerval, Paris-Bruxelles, Les
Impressions nouvelles, 2006, p. 9. C’est moi qui souligne.
19. Ibid., p. 34.
20. Cf. ibid., p. 14.
21. Cf. P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain (1750-1830). Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque
dans la France moderne, dans Romantismes français I, Paris, Gallimard, 2004, p. 301 : « La poésie
militante moderne a ses origines, naturellement, dans la Révolution ».
22. Sainte-Beuve, « Du mouvement littéraire et poétique après la Révolution de 1830 », 1er article,
dans Le Globe, 11 octobre 1830, cit. dans B. Degout, Le Sablier retourné, cit., p. 9.
23. Sur « l’investissement de formes et de thèmes traditionnels par la situation nouvelle » à
l’époque de la Révolution, cf. M. Delon, « La Révolution et le passage des Belles-Lettres à la
littérature », dans Revue d’histoire littéraire de la France, 1990, p. 573-588, p. 583.
24. Cf. la strophe finale de Les Funérailles de Louis XVIII, Odes et Ballades, III, III, V. Hugo, Œuvres
poétiques, I – Avant l’exil – 1802 -1851, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964
(dorénavant OP I), p. 378 : « De Saint-Denis, de Sainte-Hélène, / Ainsi je méditais le sort... ».
25. Bernard Guyon, dans celui qui reste l’ouvrage de synthèse le plus récent (1953) sur les Odes et
ballades, le remarque, La Vocation poétique de Victor Hugo. Essai sur la signification spirituelle des Odes
et Ballades et des Orientales, Publication des Annales de la Faculté des Lettres Aix-en-Provence,
Gap, Éditions Ophrys, 1953, p. 65, e 87-88. Et cf. P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, cit., p. 393-394.
26. Cf. les préfaces surtout aux Nouvelles Odes (1824), aux Odes et Ballades (1826 ; 1828), aux
Orientales (1829), aux Feuilles d’automne (1831).
27. Sur le procès d’autonomisation de la littérature, v. M. Delon, op. cit. ; J.-L. Diaz,
« L’autonomisation de la littérature (1760-1860) », dans Littérature, n. 124, 2001, p. 7-22 ; J.-P.
Bertrand, Inventer / instituer la littérature : de Chénier à Mme de Staël , dans A. Dumont et L. Van
Eynde (dir.), Modernité romantique : enjeux d’une relecture, Paris, Kimé, 2011, p. 176-198.
28. Les Feuilles d’automne, Préface, OP I, p. 711-712.
29. Je fais allusion évidemment à la préface aux Orientales, OP I, p. 578.
30. Les Feuilles d’automne, I, OP I, p. 719.
31. Ibid., Préface, p. 713.
32. Ibid., p. 718-719.
33. Ibid., p. 718.
34. Ibid., p. 719.
35. Ibidem.
36. Ibidem.
37. Les Feuilles d’automne, I, ibid., p. 718. C’est moi qui souligne.
38. « Les révolutions, ces glorieux changements d’âge de l’humanité, les révolutions
transforment tout, excepté le cœur humain », ibidem.
39. Ibidem.
40. Ibid., p. 717-718.
41. Les Voix intérieures, IV, À l’Arc de Triomphe : « Oh ! Paris est la cité mère ! / Paris est le lieu
solennel / Où le tourbillon éphémère / Tourne sur un centre éternel !/ Paris ! feu sombre ou pure
étoile ! Morne Isis couverte d’un voile ! / Araignée à l’immense toile / Où se prennent les
nations ! », ibid., p. 938-39.
42. La Capitale des signes. Paris et son discours, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme,
2001, p. 363-380.
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43. « Hugo est le premier à avoir donné forme au sublime de la ville dans ses visions de ces villes
de l’origine situées dans un lointain mythique que sont Babel, Sodome et Gomorrhe, qui sont en
même temps le modèle imaginaire de la métropole actuelle, Paris », ibid., p. 365 ; et cf. p. 369.
44. Ibidem.
45. Ibid., p. 371-372.
46. Les Feuilles d’automne, Préface, XXXVI, OP I, p. 790.
47. Les Chants du crépuscule, XXXVIII, ibid., p. 910-911.
48. Les Chants du crépuscule, XX, L’aurore s’allume... : « Je cherche, ô nature,/La parole obscure/Que
le vent murmure », ibid., p. 871.
49. Les Contemplations, IV, XV, V. Hugo, Œuvres poétiques II – Les Châtiments, Les Contemplations,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 660. C’est moi qui souligne.
50. Cf. l’article de Stefano Brugnolo consacré au topos du ciel étoilé surtout chez Giacomo
Leopardi, article auquel je dois beaucoup et qui contient aussi la formule « prégnance
historique », « Gli spazi infiniti e la storia : su alcune metamorfosi del topos stellare », dans
Comparatistica e intertestualità. Studi in onore di Franco Marenco, dir. G. Sertoli et C. Vaglio Marengo,
C. Lombardi, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2010, p. 151-170 : « Les images des étoiles que ces
écrivains nous offrent ne sont jamais purement extatiques et esthétiques mais elles nous disent
toujours de quelle façon les hommes pensent et repensent leur place dans l’univers, dans le
monde, dans l’histoire. C’est justement la prégnance historique de ces images “sublimes“ qui les
fait mémorables et durables », p. 170.
51. Les Chants du crépuscule, XXXVIII, ibid., p. 910.
52. Cf., Les Chants du crépuscule, XIII, où la référence à une situation nocturne dans les rues de la
ville est presque identique à celle de la strophe de Que nous avons le doute en nous ; l’incertitude et
l’égarement y sont explicitement mis en rapport avec les « méditations » et les « obscures
questions » sur le « Mal d’un siècle en travail où tout se décompose », sur le fait que « l’humanité
va peut-être trop vite » et qu’il faudrait sans doute regretter les temps où « la Bible ouverte
éblouissait le monde » : « Amas sombre et mouvant de méditations ! / Problèmes périlleux !
Obscures questions / Qui font que, par moments s’arrêtant immobile, / Le poète pensif erre encor
dans la ville / À l’heure où sur ses pas on ne rencontre plus / Que le passant tardif aux yeux
irrésolus / Et la ronde de nuit, comme un rêve apparue, / Qui va tâtant dans l’ombre à tous les
coins de rue ! », ibid., p. 857-858.
53. Les Feuilles d’automne, VI, ibid., p. 729.
54. Ibidem.
55. Ibid., p. 730.
56. Cf. le Prélude aux Chants du crépuscule, qui anticipe Que nous avons le doute en nous, avant-
dernière poésie du recueil.
57. Et de fait la poésie se poursuit et s’achève sur une strophe qui rapproche la métaphore
topique du Vésuve de l’actualité immédiate : « On s’informe plus si la ville fatale, / Du monde en
fusion ardente capitale, / Ouvre et ferme à tel jour ses cratères fumants ; / Et de quel air les rois, à
l’instant où nous sommes,/Regardent bouillonner dans ce Vésuve d’hommes / La lave des
événements ! », Les Feuilles d’automne, XXXIV, ibid., p. 784. C’est moi qui souligne.
58. Les Chants du crépuscule, Prélude, cit., p. 816. C’est moi qui souligne.
59. « [...] plaignez-nous, vous, douce et noble femme, / L’intérieur de l’homme offre un sombre
tableau, / Un serpent est visible en la source de l’eau, / Et l’incrédulité rampe au fond de notre
âme », « Si vous me demandez, vous muse, à moi poète, / D’où vient qu’un rêve obscur semble
agiter mes jours / [...] / Pourquoi je cherche un sens ... », Que nous avons le doute en nous, ibid.,
p. 910.
60. Après un blanc, Hugo ajoute une strophe qui est une assertion en forme de maxime :
« Heureux qui peut aimer [...] / Aimer, c’est la moitié de croire », dans laquelle se creuse la
distance entre le moi poète et le moi personnage.
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61. Cf. J.-P. Bertrand, P. Durand, La Modernité romantique, cit. : « On partira de l’hypothèse, assez
reçue par les poètes concernés eux-mêmes, que le romantisme, si proche du trône et de l’autel
qu’il se soit d’abord voulu, produit dans l’ordre de la langue et de la poésie l’équivalent de la
secousse révolutionnaire de 1789 », p. 12.
62. A. Ubersfeld, Le Roi et le bouffon. Essai sur le théâtre de Hugo de 1830 à 1839, Paris, Corti, 1974,
p. 407-423.
63. Les Chants du crépuscule, XV, Conseil, OP I, p. 862.
64. Les Rayons et les ombres, I, Fonction du poète, ibid., p. 1031.
65. Les Voix intérieures, XXII, À des oiseaux envolés, OP I, p. 984.
66. J’emprunte cette expression à la pièce XXVII des Feuilles d’Automne : « Que faire et que
penser ? — Nier, douter, ou croire ? / Carrefour ténébreux », ibid., p. 768.
67. Hugo Friedrich, dans un passage où il rappelle la théorie hugolienne du sublime et du
grotesque, fait sans doute allusion aussi à Mimésis (1947) d’Auerbach : « Sa théorie du grotesque
n’est qu’un pas supplémentaire, mais le plus décisif qui ait été à ce moment franchi pour combler
l’abîme qui sépare le Beau du Laid. Les éléments jusqu’alors exclus, présents seulement dans les
genres littéraires mineurs et dans les arts plastiques inférieurs, deviennent licites et sont élevés
au rang de valeurs métaphysiques », op. cit., p. 41.
68. G. Mazzoni, Sulla poesia moderna, Bologna, Il Mulino, 2005, p. 119.
69. J.-P. Bertrand et P. Durand, La Modernité romantique, cit., p. 18.
70. Les Feuilles d’automne, XXIX, cit., p. 773.
71. Ibid., p. 770.
72. Les Quatre Vents de l’esprit, I, XLI, V. Hugo, Œuvres complètes, Poésie III, Paris, Laffont, 1985,
p. 1176.
73. Les Chants du crépuscule, V, Napoléon II, OP I, p. 841.
74. Les Chants du crépuscule, Prélude, ibid., p. 814.
75. Les Contemplations, V, IX, Un mendiant, V. Hugo, Œuvres poétiques II – Les Châtiments, Les
Contemplations, cit., p. 691-692.
INDEX
Mots-clés : Hugo (Victor), modernité, histoire, autorité, romantisme, Paris, idylle, métaphore
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Qui a lu Auguste Lafontaine ?Jean-Jacques Labia
Toute auberge a les clients qu’elle mérite, tout
comme on peut reconnaître un écrivain à ses
lecteurs sans même avoir lu une ligne de lui.
(Heimito von Doderer)
1 C’est du passé. Maintenant, personne ne lit plus Lafontaine August1. Naguère, l'Europe
entière traduisait cet auteur à succès de la Spätaufklärung au tournant du siècle. Il fut le
premier écrivain allemand à pouvoir vivre de ses revenus proprement littéraires. Une
étude récente observe la singularité du phénomène2. Après Stendhal et Balzac, Nerval,
sensible à son Allemagne maternelle, le cite encore en 1853 dans Les Filles du feu3. Puis
plus rien avant que le vingtième siècle finissant s'interroge sur son cas. La très sélective
bibliographie attribuée à Lisio Visconti, l'hétéronyme stendhalien4 qui est au cœur de
De l'Amour mentionne sans plus de précisions : « Deux ou trois romans d'Auguste
Lafontaine5 ». La brève liste est introduite par un appel à la curiosité: « S'il se
rencontrait, par hasard, un lecteur qui trouvât ces bagatelles dignes d'un instant
d'attention, voici les livres desquels Lisio a tiré ses réflexions et conclusions. » C'est ce
qu'il nous faut explorer en relisant Lafontaine lui-même mais aussi, avec Balzac et
Nerval, Stendhal dans la figure de son lecteur durablement et curieusement fidèle6.
Sic transit…
2 Pour Sendhal, c’est à l'origine une lecture de jeunesse dès 1802, puis dans un
mouvement dont il est coutumier, un familier, un « pays » de ses années allemandes,
que cet auteur à succès né en effet à Brunswick7. August Lafontaine, dont les années
(1758-1831) recoupent à peu près celles de Goethe (1749-1832), descend comme son
nom l’indique d’une famille de protestants français immigrés après la révocation de
l’Édit de Nantes. Fils d’un peintre de cour, il devient après des études de théologie à
Helmstedt précepteur puis intendant auprès d’un colonel von Thadden, et enfin
aumônier militaire dans le régiment du même. En 1801 il se retire dans sa petite
propriété à Halle et se consacre à l’écriture dans cette époque de Lumières prolongées
au temps du premier romantisme allemand. Il est élevé au canonicat par faveur de
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Frédéric-Guillaume III à Magdebourg. Romancier à la mode, il écrit plus de 160 volumes
largement traduits et diffusés. Son usage des pseudonymes (lui aussi !) rend un peu
floues les frontières de cette abondante production. On sait que Stendhal n’hésite pas à
parler de son « fief » à propos de la ville de Stendal dans le Brandebourg où
Winckelmann s’est permis de naître avant lui. Sa sédentarisation provisoire à
Brunswick (1807-1808) procure une topique germanique, une coquille à notre bernard-
l’hermite : toponymie, grands et petits noms, références littéraires, scientifiques,
philosophiques, ancrage dans un mythe personnel comme celui du Chasseur vert. Il se
crée aussi un territoire de références familièrement insistantes, comme en musique son
goût jugé et prolongé pour Cimarosa : Lafontaine dans sa candeur même, et son absence
de prétention, devient pour lui a priori et a posteriori, avant mais plus encore après
l'expérience du pays, le passeur des mœurs et des mentalités d’Allemagne, thesaurus et
trésor de situations et d’intonations romanesques, et donc une rubrique essentielle de
la bibliographie restreinte de l’hétéronyme Visconti, co-auteur de De l’Amour. Pour
Stendhal le caractère allemand « n'est bien peint, jusqu'ici, que dans Auguste
Lafontaine »8.
Le contre-exemple balzacien, entre le chronotopemoqué de l’idylle et les clichés antisémites, d’EugénieGrandet au Cousin Pons
3 Eugénie Grandet met en scène la stratégie matrimoniale d'un Parisien, « qui tombait en
province pour la première fois », auprès de l'unique héritière de la fortune du père
Grandet. Or le voyage de Saumur commence par une initiation paradoxale à la candeur,
sous le signe imprévu d’Auguste Lafontaine. Pour un peu le cousin Charles s’y laisserait
prendre :
Il aimait cette maison dont les mœurs ne lui semblèrent plus si ridicules. Ildescendait le matin afin de pouvoir causer avec Eugénie quelques moments avantque Grandet ne vînt donner les provisions; et lorsque les pas du bonheur retentissaientdans les escaliers, il se sauvait dans le jardin. La petite criminalité de ce rendez-vous matinal, secret même pour la mère d'Eugénie, et que Nanon faisait semblantde ne pas apercevoir, imprimait à l'amour le plus innocent du monde la vivacité desplaisirs défendus. Puis, quand, après le déjeuner, le père Grandet était parti pouraller voir ses propriétés et ses exploitations, Charles demeurait entre la mère et lafille, éprouvant des délices inconnues à leur dévider du fil, à les voir travaillant, àles entendre jaser. La simplicité de cette vie presque monastique, qui lui révéla lesbeautés de ces âmes auxquelles le monde était inconnu, le toucha vivement. Il avaitcru ces mœurs impossibles en France, et n'avait admis leur existence qu'enAllemagne, encore n'était-ce que fabuleusement et dans les romans d'AugusteLafontaine. Bientôt pour lui Eugénie fut l'idéal de la Marguerite de Goethe moins lafaute.9
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4 On voit que pour Balzac Lafontaine renvoie ici à un univers de fiction doublement
lointain : une Allemagne inconnue et fictionnellement utopique sert de décor mythique
à cet isolat féminin et provincial provisoirement gouverné par l'illusion de l'idylle.
C'est aussi le portrait d'une torpeur, et d'une dévaluation. La province conserve et
préserve la figure féminine, mais pour son prestige, dans Le Rouge et le Noir, que Balzac a
lu en son temps, sans en comprendre la portée, sous l'angle de son propre
« désenchantement »10. Sans doute y a-t-il aussi, en dépit du minime écart de trois ans
qui sépare les deux romans, une différence de générations chez les romanciers pour
leurs appels à Lafontaine. Chez Balzac, nous sommes en 1833 pour l'écriture, en 1819
pour la temporalité interne du roman. Balzac avait trois ans quand Stendhal amoureux
de Victorine Mounier lisait déjà avec délices les Nouveaux Tableaux de famille11 traduits
en français peu après leur parution en Allemagne, c'était en 1802. De son côté, le Balzac
d'Eugénie Grandet ne recule pas devant les clichés. Il lui faut encore invoquer
gratuitement une Gretchen édulcorée, sinon castrée, future vierge prolongée acceptant
le compromis d’un mariage blanc (au moins) à l'horizon du roman, pour nourrir le
stéréotype élimé d'une Allemagne restrictivement sentimentale. Nous savons que
Balzac a lu de près De l'Amour (1822) et que l'un des premiers et des moindres textes
destinés à rejoindre la Comédie humaine en portait les traces. C'est La Physiologie du
mariage, écrite entre 1826 et 1829, et contemporaine du Rouge et Noir par son année de
parution. S'il a pu retrouver au passage dans le traité stendhalien le nom de l'écrivain
allemand, on voit bien qu'il ne partage pas le goût de son aîné. Un indice de lecture
pourrait être constitué par le motif du voyage d’affaires de Charles aux Indes après la
faillite de son père. En effet l’un des fils du pasteur Bemrode des Nouveaux tableaux de
famille, qui s’appelle également Charles, est contraint, par la conscription, lui, de partir
aux Indes, jusqu'à Madras, et en revient lui aussi quand le roman approche de sa fin12. Il
faut s’empresser d’ajouter que la vision du monde optimiste et progressiste propre à
Lafontaine dans l’esprit des Lumières envisage la diversité humaine sous l’angle d’un
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métissage heureux. Chez Balzac au contraire, le second Charles brasse vigoureusement
les eaux glacées du calcul égoïste. Il se livre sans vergogne, dès qu’il y voit son intérêt,
au trafic d’esclaves, et même d’artistes, pour la perplexité des commentateurs: « Il
vendit des Chinois, des nègres, des nids d'hirondelles, des enfants, des artistes »13. Sa
vie amoureuse manifeste, à l'opposé de la chasteté d'Eugénie, un éclectisme
remarquable, dans l'oubli des candeurs de Saumur: « plus tard, les Négresses, les
Mulâtresses, les Blanches, les Javanaises, les Almées, ses orgies de toutes les couleurs
effacèrent complètement les souvenirs de sa cousine ». C’est à une époque où le débat
est ouvert, et où chacun peut prendre position en conscience. On voit que le clivage est
sans doute aussi politique dans ces visions du monde clairement opposées entre les
héritiers de la pensée émancipatrice du siècle précédent et un Balzac conservateur,
sans illusions – croit-il du moins…
5 C'est seulement vers la fin des années trente, semble-t-il, que Balzac commence à voir
en Stendhal un confrère, d'ailleurs toujours peu saisissable comme le montrent la vaste
étude de la Revue parisienne et la tentative ultime d’une Chartreuse stendhalo-
balzacienne remaniée et rejouée à quatre mains en 1840. Nous allons constater que la
lecture réitérée du traité De l'Amour, sans doute ravivée et réévaluée après
l'éblouissement ressenti à la découverte de la Chartreuse de Parme dans les bonnes
feuilles du Constitutionnel en 1839 puis dans l'exemplaire dépêché par l'auteur, laisse des
traces probables jusque dans le roman le plus tardif dans la chronologie d'écriture de la
Comédie humaine. C'est en effet dans Le Cousin Pons que figure en 1847 l'autre allusion
directe à Lafontaine, encore réductrice et péjorative, et toujours associée à l'inévitable
auteur de Faust et de Werther. Il s'agit du curieux portrait du Francfortois Fritz
Brunner :
Ce héros de l'histoire promise était un de ces Allemands dont la figure contient à lafois la raillerie sombre du Méphistophélès de Goethe et la bonhommie des romansd'Auguste Lafontaine de pacifique mémoire; la ruse et la naïveté, l'âpreté descomptoirs et le laisser-aller raisonné d'un membre du Jockey-Club; mais surtout ledégoût qui met le pistolet à la main de Werther, beaucoup plus ennuyé des princesallemands que de Charlotte. C'était véritablement une figure typique del'Allemagne : beaucoup de juiverie et beaucoup de simplicité, de la bêtise et ducourage, un savoir qui produit l'ennui, une expérience que le moindre enfantillagerend inutile, l'abus de la bière et du tabac; mais pour relever toutes ces antithèses,une étincelle diabolique dans de beaux yeux bleus fatigués.14
6 On est bien loin de la confiance accordée dans De l'Amour à la peinture par Lafontaine de
« ce peuple désuni et morcelé » que caractérise selon la vision stendhalienne « un fond
d'enthousiasme doux et tendre plutôt qu'ardent et impétueux »15. Du chapitre consacré
par Stendhal à « l'amour allemand », Balzac ne retient ici que la bonhommie réelle ou
supposée de l'univers de l'écrivain prolixe qu'on « fit chanoine de Magdebourg, en
récompense d'avoir si bien peint la vie paisible »16. Stendhal rappelait en note de son
essai que La Vie paisible était le titre d'un roman de Lafontaine mais aussi à ses yeux la
définition d'un « autre grand trait des mœurs allemandes ». On trouve un écho du
« paisible » stendhalien dans le « pacifique » balzacien. Mais chez Balzac l'étrange
polarité de la bonhommie et du méphistophélisme finit en queue de poisson avec le
cliché saugrenu d'une « juiverie » rampante dans la germanité. La nouvelle Z. Marcas
fixait déjà en 1840 dans un registre voisin sa déception au temps des Trois Glorieuses.
La vision de juillet 1830 s’oppose diamétralement à la triple allégresse de Stendhal sur
le moment même : en politique, car il découvre l’énergie insoupçonnée du peuple
parisien ; en amour, Giulia Rinieri lui a sauté au cou et il veille sur elle pendant les
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journées révolutionnaires ; en littérature puisqu'il corrige les épreuves de « Julien »
alors sous presse17. Pour Balzac au contraire Juillet passe mal, décevant ses propres
ambitions politiques. L'échec de son tigre de papier, ce génie rentré de la politique, le
fameux (après lecture de la nouvelle, on se demande encore pourquoi !) Z. Marcas, est
d'avance expliqué dans un épanchement de bile du narrateur par le truchement du
héros lui-même: « Il m'a dit en 1831 ce qui devait arriver et ce qui est arrivé : les
assassinats, les conspirations, le règne des Juifs, la gêne des mouvements de la France,
la disette d'intelligence dans la sphère supérieure, et l'abondance de talents dans les
bas-fonds où les plus beaux courages s'éteignent sous les cendres du cigare »18. Et voilà
que des étrangers, dans une politique dénoncée par la nouvelle de Balzac, profitent
lâchement des événements pour venir manger le pain et la brioche des Français, en
entrant, ô scandale, à la Chambre des Pairs !
Le cas Stendhal : lecture enthousiaste, puis nuancéed'un romancier « moderne »
7 Stendhal, grand lecteur à la différence de Lisio Visconti, héritier conscient des
Lumières comme le montre son durable projet des Deux Hommes, et familier de l’œuvre
de Goethe, a bien au contraire des affinités électives avec un Lafontaine dont le
personnage et porte-parole, au nom prédestiné de Friedlében, affirme sa curiosité pour
l'autre : « C'est le mélange des nations et des individus qui a civilisé le monde »19.
8 Ses lectures de Lafontaine sont d'abord au tournant du siècle20 celles du jeune homme
de dix-neuf ans qui se déclare par anticipation « redevenu libre et citoyen », car il se
libère de l'armée, et il est amoureux21. Conformément à une division qui se retrouvera
vingt ans après dans De l'Amour, et encore dans les épigraphes d'Armance en 1827 22, il
penche vers les temps présents sans oublier l'antique : « je quitte la tendre Didon pour
des hommes plus modernes »23. Ce sont les personnages de Lafontaine. Il est « vraiment
charmé » par sa découverte enthousiaste des Nouveaux Tableaux de famille dont la
traduction française vient de paraître. En écrivant à son ami Édouard Mounier, il
s'adresse indirectement à sa sœur Victorine. C'est alors clairement une lecture des
années d'apprentissage.
9 Après les années de voyage en Allemagne et en Autriche, en 1810 cette fois, alors même
qu'il découvre aussi les Affinités électives de Goethe24, il conseille cette fois à sa propre
sœur Pauline, après des considérations amères sur ses ambitions déçues de majorat,
pour se distraire des « tristes réflexions sur l'homme que cela amène » de lire « la
Famille de Halden, ou Rodolphe et Julie, ou les Nouveaux tableaux de famille ». Lafontaine lui
met du baume au cœur, devant le manque de soutien qu'il croit éprouver de la part de
sa famille. Il en vient à prendre par innutrition le ton et le style affectueux du
romancier allemand dans la clausule de sa lettre :
Hier soir encore, la tête pleine d'exhortations pour me faire baron, je rentrais chezmoi harassé. Rodolphe et Julie m'amusa délicieusement de 9h. à 2h. Adieu ; aime-moi,voilà mon vrai majorat.25
10 On retrouve là le registre tendre et caressant du romancier allemand, dans le goût et la
sensibilité de l’époque. Ainsi la Mina des Nouveaux Tableaux observait poétiquement que
dans la pauvre demeure d'Elisabeth et de Wahlen « les chambres ressemblent aux
apparitions d'Ossian [...] on peut voir les étoiles au travers ». Quant au « pauvre
Wahlen », il « était véritablement mal à son aise ; mais les caresses de sa femme le
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remirent bientôt ». Au début de sa lettre Henri regrettait que la visite parisienne de
Pauline soit différée : « Je me faisais une si grande fête de te recevoir dans mon
appartement) propre et frais »26. Plus proche encore de la fin de l'épître du jeune Henri,
le geste et l'effusion du jeune couple de Lafontaine après la lettre menaçante de l'oncle
à héritage :
Tant mieux, mon fils, lui dis-je : Elisabeth restera dans sa sphère; vous ne serez pasplus riche que moi, mon fils, et vous pourrez être aussi heureux. Il embrassa safemme, en disant : voilà mon trésor.27
11 C'est exactement le ton, et même l'intonation de Lafontaine qui s'imitent dans la lettre
à Pauline. Le contexte de la situation romanesque est pertinent, puisque la pauvreté du
(vrai) baron Wahlen abolit en pratique l’inégalité des conditions. Il se rapproche aussi
d’un Henri sans majorat malgré ses aspirations nobiliaires. « Tous les amoureux », dit
Mina, « devraient avoir les mains vides, ils en ont plus de facilité à s'embrasser »28. On
voit que Stendhal persiste, signe, et s'inspire... Nous observerons plus loin quelques
prolongements de cette profonde innutrition dans l'écriture proprement romanesque.
12 Au fil du temps, les jugements de valeur pourront évoluer, mais comme pour Cimarosa
et autres musiques peut-être surannées29, Stendhal restera fidèle à Lafontaine entre
autres goûts de jeunesse. Vers 1823, dans le contexte des deux Racine et Shakespeare, il le
met au rang des meilleurs modernes qui ont illustré le genre romanesque, comme
genre des modernes, depuis les années vingt du siècle précédent, tandis que la tragédie
déclinait, les Fielding, Gœthe, Rousseau, Scott :
Du reste, la révolution dans le roman a été facile. Nos pédants, trouvant que lesGrecs et les Romains n'avaient pas fait de romans, ont trouvé ce genre au-dessus deleur colère ; c'est pour cela qu'il a été sublime. Quels tragiques, suivants d'Aristote,ont produit, depuis un siècle, quelque œuvre à comparer à Tom Jones, à Werther, auxTableaux de famille, à la Nouvelle Héloïse ou aux Puritains ?30
13 Les marginalia du Cours de littérature dramatique de Schlegel, lu et commenté après les
années de voyage en Allemagne et en Autriche (1807-1809), retiennent encore et
toujours l'œuvre comme miroir d'une nation influençable, peut-être sans caractère, et
qui en général n'a pas celui de se peindre. Seule exception, notre auteur : « Ce caractère
n'est bien peint, jusqu'ici, que dans Auguste Lafontaine »31.
14 Le roman, pour Stendhal, est le genre de la liberté, liberté de sa poétique d'abord. Il est
antiacadémique, faute de modèles et de théoriciens antiques. Il est également
frontalier, pour reprendre le bel adjectif gracquien. C'est désormais le genre du
possible par l'indécision même de sa cible multiple, de son public mêlé, au contraire de
la comédie devenue impossible dans une société mouvante qui se démocratise. Telles
sont les frontières intérieures à l'espace littéraire. Mais c'est aussi le genre d'un monde
plus grand, où l'on sait qu'un Nouveau Monde existe, réinventé en liaison avec l'Ancien
qui organise son kaléidoscope entre guerre et paix. Nous sommes allés
belliqueusement, entre Européens, « les uns chez les autres »32 pendant les guerres de
la Révolution et de l'Empire. C'est le moment de revenir dans la paix. Voilà pour les
frontières extérieures, celles du monde dit réel. Lafontaine lu par Stendhal devient
ainsi une pierre de touche de son expérience du monde élargi qu'il observe les yeux
grands ouverts, sur place et dans les livres, dans la concurrence des images et des
représentations.
15 Cette constance n'exclut pas, bien au contraire, une évolution dans l'évaluation. Quand
Stendhal devient celui qu'il est, quand le nouvelliste et romancier sort de la chrysalide
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« Mocenigo » – c'est ainsi qu'il nomme en lui l'éternel futur Molière –, il en vient à
mesurer Lafontaine à l'aune d'un peintre qui revient assez souvent sous sa plume, et
dont il n'ignore pas les limites. C’est Francesco Albani, dont la vie devient un tableau de
famille sous la plume de Stendhal, avec ses douze enfants « tous beaux comme leurs
parents », que leur mère fait poser par exemple pour les Amours du Triomphe de
Proserpine à la Brera. Sa superposition à la figure de Lafontaine apparaît au début de sa
nouvelle Mina de Vanghel, écrite en décembre 1829 et janvier 1830 au cœur du chantier
du Rouge et Noir, dont il vient d'inventer la première version. L'héroïne prussienne est
présentée comme une lectrice de « son compatriote Auguste Lafontaine ». Quant à ces
romans, ce sont des « tableaux de l'Albane » qui « présentent souvent les amours d'une
riche héritière que le hasard expose aux séductions d'un jeune colonel, aide de camp du
roi, mauvaise tête et bon cœur ». Mais la réalité pour Mina ressemble un peu trop à la
fiction, confirmant au passage la véracité du miroir romanesque de Lafontaine... En
effet le « prince souverain » dont elle doit fréquenter la cour s'intéresse à l'immense
fortune de la jeune héritière qui vient de perdre son père : « un de ses aides de camp fit
la cour à Mina, peut-être avec autorisation supérieure »33. L’œuvre du romancier à l'eau
de rose (dit-on) devient ainsi dans la nouvelle de Stendhal une lecture d'avertissement
pour le personnage féminin. L'aventure de la lectrice lui procure des expériences
imaginaires, moins dangereuses peut-être, avant l'exploration du monde comme il va...
Nous verrons bientôt que notre auteur reprend ici un motif de Lafontaine lui-même
pour un personnage d'ailleurs déjà nommé … Mina. Il s'agit du rôle salvateur joué par la
lecture, d’abord nécessairement clandestine pour cette Mina antérieure, fille du
pasteur Bemrode, d'un roman de Richardson bien épicé, Clarisse Harlowe. Les
mésaventures de Clarisse devraient aider l’héroïne de Lafontaine à déjouer les périls
auxquels l'expose sa situation de préceptrice présorélienne auprès des deux enfants
d'un couple aristocratique dans les Nouveaux Tableaux de famille...
Le Vert et le Rose, Stendhal et Nerval
16 Le texte stendhalien est parfois un jardin borgésien « aux sentiers qui bifurquent »34. Le
lecteur des Mémoires d'un Touriste peut s'en trouver surpris. Le familier de Stendhal et
de sa lecture par Proust ne s'étonne pas qu'à Nantes le paysage soit observé d'un point
haut qui domine la Loire, d'où « le coup d'œil est assez bien ». Cependant la vue n'est
pas au-dessus de la critique, car « les échevins qui administrent nos villes ne sont pas
forts pour le beau. » Le contre-exemple proposé par le texte est imprévu dans ce
contexte :
En Allemagne, les plus petites villes présentent des aspects charmants ; elles sontornées de façon à faire envie au meilleur architecte, et cela sans murs, sansconstructions, sans dépenses extraordinaires, uniquement avec du soleil et desarbres : c'est que les Allemands ont de l'âme.35
17 Ici encore on trouverait des réminiscences de Lafontaine. Ainsi, pour s’en tenir au
roman le plus cité par Stendhal, la première vue du paysage où va peut-être s'installer
le pasteur Bemrode, narrateur des Nouveaux Tableaux de famille : « le village me parut
très-bien situé, il dominait une vaste étendue de pays; au-devant était une belle
plantation d'ormes et de tilleuls qui le cachait à demi : leur verdure me parut la plus
belle que j'eusse vue de ma vie, et l'air d'Eizebach le plus doux que j'eusse respiré »36. Le
surgissement inopiné du motif dans le Touriste s'explique par la genèse simultanée de
deux textes par ailleurs bien distincts. Le touriste est en effet ici Stendhal lui-même, qui
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a emporté avec lui le manuscrit de Rose et Vert qu'il continue à Nantes, y attendant
vainement le miracle de l'éclosion du Rouge à Marseille. Il travaille parallèlement sur
place aux Mémoires d'un touriste. Or le Rose et le Vert affiche logiquement cette couleur
durablement associée par Stendhal à l'Allemagne, avant de devenir un étendard
politique singulièrement en faveur outre-Rhin au siècle suivant. Il y reprend pour la
cinquième fois le motif brunswickois du Chasseur vert après le Journal, les Vies de Haydn,
Mozart et Métastase, De l'Amour et Lucien Leuwen pour ancrer dans son Allemagne
représentée sa seconde Mina de fiction, après celle de la nouvelle. Elle se nomme
désormais Mina Wanghen, fille d'un riche banquier qui vient de mourir, donc toujours
riche héritière, mais non plus aristocrate37, bientôt expatriée en France comme
l'héroïne de la nouvelle terminée sept ans plus tôt pour fuir les chasseurs de dot. Elle
est l'héroïne d'un roman commencé en 1837 que Stendhal laissera inachevé, mais
toujours à l'état de projet vivant, à sa mort en 1842. Quand Stendhal entreprend une
version corrigée de Lucien Leuwen, c'est sous le titre du Chasseur vert, et les variantes
ajoutent de nouveaux détails qui soulignent l'ancrage frontalièrement germanique du
lieu : le Kaffeehaus est « tenu par des Allemands qui ont toujours de la musique », et le
préfet qui se fait une tête de Christ devient une effigie plastiquement rapportée à un
peintre allemand : « une copie des figures de Christ de Cranach »38.
18 On ne songe pas d'ordinaire à Nerval à propos de Stendhal. Cependant la fin napolitaine
de Mina de Vanghel permettait déjà d'observer la métamorphose de l'héroïne Mina en
fille du feu nervalienne avant la lettre39. Alfred et Mina passent l’hiver à Naples en
amants heureux. Au soir d’une grande fête où ils ne sont pas invités, une conversation
sans fard dévoile le secret de l’héroïne, entraînant la rupture, puis la mort violente de
Mina dans ce décor mythique. Les sources germaniques méconnues de Stendhal
rendent moins improbables certaines rencontres entre les deux romantiques. Dans le
Valois de Sylvie, une double lecture de Rousseau et de Lafontaine encadre la promenade
des jeunes gens :
Parfois nous rencontrions sous nos pas des pervenches si chères à Rousseau,ouvrant leurs corolles bleues parmi ces longs rameaux de feuilles accouplées, lianesmodestes qui arrêtaient les pieds furtifs de ma compagne. Indifférente auxsouvenirs du philosophe genevois, elle cherchait çà et là les fraises parfumées, etmoi, je lui parlais de La Nouvelle Héloïse, dont je récitais par cœur quelques passages.« Est-ce que c'est joli ? dit-elle. – C'est sublime. – Est-ce mieux qu'AugusteLafontaine ? – C'est plus tendre. – Oh! bien, dit-elle, il faut que je lise cela. Je dirai àmon frère de me l'apporter la première fois qu'il ira à Senlis. » Et je continuai àréciter des fragments de l'Héloïse pendant que Sylvie cueillait des fraises.40
19 Entre Loisy et Othys, Nerval inscrit cette lecture populaire de Lafontaine comme un lien
supplémentaire avec son Allemagne, dans un double registre sentimental et littéraire,
gracieux, candide et grave, pour l'idylle du Parisien et de la jeune fille du village où il
était en nourrice : « L'innocence et la joie éclataient dans ses yeux ». La simplicité
fontanienne et le coloris rousseauiste se croisent là, comme à la fenêtre de Sylvie « le
pampre s'enlace au rosier ». Une humble lectrice de Lafontaine retrouve ici un Parisien
qui ne ressemble pas à ce dandy inquiétant, le cousin Charles d'Eugénie Grandet41. Après
ce « voyage à Cythère », Sylvie dérobe lestement la clef du tiroir qui garde le trésor des
anciens habits de noces de la tante d’Othys et de feu son mari. Sylvie et son compagnon
seront tous deux « l'époux et l'épouse pour tout un beau matin d'été ». August
Lafontaine s'acccorde au génie du lieu, avec l'empreinte de Rousseau. Mais
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Ermenonville se donne ici surtout comme le « pays où fleurissait encore l'idylle
antique ».
20 Dans la suite du récit, le temps a passé pour les amis d'enfance, Sylvie et le « petit
Parisien », et autour d'eux. Les indices économiques en témoignent discrètement dans
un horizon littéraire qui paraîtra rétrospectivement ouvert par la révolution réaliste
des premiers romans de Stendhal, Armance, Le Rouge et le Noir42 et occupé depuis par
Balzac : « – oh ! je ne fais plus de dentelle, on n'en demande plus dans le pays ; même à
Chantilly, la fabrique est fermée ». Sylvie va chercher dans un coin de sa chambre « un
instrument de fer qui ressemblait à une longue pince », c'est « ce qu'on appella la
mécanique » : elle est gantière à domicile, entre autres villageoises : « nous travaillons
ici pour Dammartin ». Après les années d'innocence, Sylvie, sera bientôt pâtissière en
s’alliant au frère de lait du « petit Parisien ». Elle évoque désormais Walter Scott parmi
les ruines de Chaalis : « Vous avez donc bien lu depuis trois ans!...», observe le
narrateur. Les années d'expérience ont séparé les jeunes gens. Sylvie a lu Scott, mais
aussi l'Héloïse, elle a « frémi », sans s'y arrêter pour autant, à l'avertissement étrange, et
si tentant pour une jeune lectrice, qui en marque le seuil : « Toute jeune fille qui lira ce
livre est perdue ».
Ruines à Chaalis
21 Les gravures de l'édition montrant « les amoureux sous de vieux costumes du temps
passé » ont favorisé l'identification en rappelant la scène d’Othys : « vous étiez Saint-
Preux, et je me retrouvais dans Julie ». Auprès de la pelouse où ils dansaient naguère, le
jeune homme entreprend maintenant de « définir les vieux murs carolingiens et de
déchiffrer les armoiries de la maison d'Este ». Comme il vient de lui reprocher d'avoir
abandonné les chansons anciennes pour l'opéra moderne, elle peut lui donner la
réplique sur un ton qui n'est plus celui de l'églogue : « Et vous ! comme vous avez lu
plus que moi ! dit Sylvie. Vous êtes donc un savant ? » La soirée ne doit pas se
prolonger, « il faut songer au solide », dit Sylvie : « Vous avez vos affaires de Paris, j'ai
mon travail ; ne rentrons pas trop tard : il faut que demain je sois levée avec le soleil ».
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22 L'épilogue de Sylvie mesure la distance avec le « style vieilli » de Clarens, et aussi le
« bric-à-brac » du passé dont la chambre de l'auberge à Dammartin garde la trace
charmante et désuète. Ermenonville est maintenant à l'imparfait, « le pays où
fleurissait encore l'idylle ». Le Parisien remplit encore ses poumons de « l'air si pur
qu'on respire sur ces plateaux ». Sylvie n'a pas perdu son « sourire athénien »43. On lit
ensemble. Lafontaine est logiquement oublié au profit de Goethe, comme modèle
familier, et comme autorité. C'est déjà le temps sans pitié de la postérité, même si les
lectures partagées s'orientent nostalgiquement vers le passé :
Je l'appelle quelquefois Lolotte, et elle me trouve un peu de ressemblance avecWerther, moins les pistolets, qui ne sont plus de mode. Pendant que le grand frisés'occupe du déjeuner, nous allons promener les enfants dans les allées de tilleulsqui ceignent les débris des vieilles tours de brique du château. Tandis que ces petitss'exercent au tir des compagnons de l'arc, à ficher dans la paille les flèchespaternelles, nous lisons quelques poésies ou quelques pages de ces livres si courtsqu'on ne fait plus guère.44
23 On a là au dénouement un vrai « tableau de famille » à la manière de Lafontaine, même
si ce n'est pas le dernier mot du merveilleux récit de Nerval45. Le titre français Tableaux
puis Nouveaux Tableaux de famille joue d'ailleurs un rôle qu'il faut souligner : il oriente la
réception française du romancier allemand vers une vision picturale et sensible des
scènes touchantes qui, d'ailleurs s'y trouvent bien réellement. Le titre original,
Familiengeschichten, littéralement « Histoires de famille » ne pouvait être traduit
littéralement dans l'équivoque fâcheuse qu'il aurait introduite.
24 Lafontaine nourrit une mise au vert du récit, chez Nerval comme chez Stendhal. Il reste
à savoir si le Rose n'est là que pour la symétrie dans la complémentarité joueuse du joli
titre stendhalien pour Le Rose et le Vert, ce roman en deux volumes et deux couleurs,
comme Le Rouge et le noir, qu'il veut greffer sur la nouvelle achevée. Explicitement
réservée en raison de ce projet d'amplification romanesque, la nouvelle Mina de Vanghel
sera l'un des tout premiers inédits posthumes, par les soins de Romain Colomb. On a
compris que le Vert est la couleur emblématique de l'Allemagne aux yeux de Stendhal,
et noté au passage que sa complémentarité avec le Rose avait un aspect stratégiquement
volontariste, d'abord taillé quand l’idée lui vient sur le patron tout neuf en 1830 du
Rouge et Noir, en deux volumes. Le projet est repris sept ans plus tard au temps des
Mémoires d'un touriste puis enfin dans les derniers moments de la vie de Stendhal. Une
clef moins purement abstraite ou plastique du Rose pourrait se trouver cependant dans
le passage des Nouveaux Tableaux, où le sage Friedlében tente vainement de modérer
l'enthousiasme de Wahlen, ce personnage vanté par Beyle dans sa lettre à l'ami
Mounier46 :
Je vis, au sourire de Friedlében, qu'il avait un peu d'incrédulité sur l'économie deWahlen, et ses projets de vie agricole. J'aime, lui dit-il, les cœurs comme les vôtres,qui vont toujours se livrant à l'espérance : dès que l'une est détruite, ils laremplacent par une autre. Mais il y a cependant un malheur avec ces gens àimagination vive et couleur de rose ; quand ils forment des projets pour leurbonheur futur, ils négligent les moyens de se l'assurer ; ils bâtissent un palais dansl'avenir, et laissent écrouler la chaumière qu'ils possèdent ; au lieu de labourer enautomne et de semer au printemps, ils moissonnent déjà en idée. Et vous, monjeune ami, vous attelez déjà la voiture, quand vous ne devriez encore songer qu'à lacharrue.47
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25 Un certain romanesque, des personnages qui l'inventent et l'incarnent, la réalité
accordée à la fiction. La vie en rose, l'imagination vive exposée à l'épreuve de
l'expérience, c'est l’espace des aventures possibles pour Mina de Wanghen.
Une mine de situations romanesques : quatremariages et une séduction, Mina la préceptrice
26 Comme par ailleurs Le Doyen de Killerine, ce roman de Prévost cité avec Manon Lescaut
dans la bibliographie restreinte de Lisio Visconti pour ses réflexions sur l'amour, les
Nouveaux Tableaux de famille sont un roman du mariage, variant les situations et les cas
de figures. Le pasteur commence par raconter son propre mariage, tout conformiste.
Fils d'un pasteur des environs de Magdebourg, il a épousé lui-même trente-six années
plus tôt son Auguste, fille de pasteur, qui revient maintenant du champ de lin. Un
« habit de grand-mère » enveloppe « sa taille épaissie et un peu courbée », et
« quelques mêches argentées » s'échappent de son bonnet48. Mais ils ont eu six enfants,
et l'essentiel du récit fera l'histoire de leur vie sentimentale typique d’une génération
nouvelle, pour se terminer au tome V par un chapitre dont le titre est éloquent : « Les
quatrièmes noces et la conclusion du livre ».
27 Dans De l’Amour, le chapitre LVIII, intitulé « Situation de l’Europe à l’égard du
mariage », choisit de quitter le domaine du « raisonnement » pour traiter la question
du mariage « par les faits ». Dans cet essai artisanal d’ethnographie contemporaine,
tout repose sur un constat en forme de question-réponse : « Quel est le pays du monde
où il y a le plus de mariages heureux ? incontestablement c’est l’Allemagne
protestante. » Pour preuve le texte cite, après Lisio Visconti, le journal d’un second
hétéronyme stendhalien, le capitaine Salviati, « sans y changer un seul mot ». Il s’agit
bel et bien d’extraits de la part préservée – car un cahier a disparu au temps de
Stendhal et il nous manque encore – du journal de Beyle à Brunswick, où l’ami von
Strombeck se trouve simplement renommé M. de Mermann sans perdre sa fonction
d’informateur :
Toutes les demoiselles de la société ont leur amant connu de tout le monde ; maisaussi parmi les Allemands de la connaissance de mon ami M. de Mermann, il n’enest pas un seul qui ne se soit marié par amour, savoir :« Mermann, son frère George, M. de Voigt, M. de Lazing, etc. Il vient de m’ennommer une douzaine.[…]« Mermann me disait ce soir, en revenant du Chasseur vert, que de toutes les femmesde sa famille très nombreuse, il ne croyait pas qu’il y en eût une seule qui eûttrompé son mari. Mettons qu’il ne se trompe que de moitié, c’est encore un payssingulier ».49
28 Le reste du tableau n’est pas aussi rose, mais ce qu’il faut retenir c’est le succès du
mariage d’inclination, que le Dell’Amore de Tracy, seule version publiée en traduction
italienne pour raisons de censure du fameux chapitre de l’ancien Conventionnel, rangé
dans l’opposition à la Restauration, mentor et ami de Stendhal, prônait comme un
idéal. Il rend hommage à son aîné dans une note de ce même passage au mot
« raisonnement » précité : « Le lecteur trouvera dans ce chapitre des idées d’une bien
autre portée philosophique que tout ce qu’on peut rencontrer ici »50.
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29 Or c’est ce que Stendhal retrouve dans le miroir romanesque de Lafontaine, sa lecture
de jeunesse qui recoupe a posteriori ce qu’il a pu vérifier entre-temps sur le terrain. Le
couple parental des Nouveaux Tableaux observe ainsi et tente de modérer, sans y
opposer durablement un principe d'autorité qui devient anachronique, les
comportements nouveaux des enfants qui grandissent au tournant du siècle. Le tendre
pasteur voudrait bien, à la fin du roman, que dans sa famille « il n'y eût pas toujours un
amour et un roman en train »51 ! Il a commencé par le récit de ses premiers émois.
Ainsi, perdu au premier volume « dans des idées chimériques », pensant désirer auprès
de lui non pas une femme, mais un « être intellectuel » comme « un de ces anges » qu'il
croit voir voltiger autour de lui. Il est « au plus haut point de (son) délire sentimental »
quand la fille du maître d'école entre dans sa chambre « pour arranger quelque chose ».
Elle n'a « rien du tout de remarquable qu'une taille assez bien prise, et une tournure
svelte ». L'illusion se dissipe quand elle passe près de lui pour le quitter, il ne la retient
pas. Sa réflexion honteuse dans le premier mouvement le rend bientôt à l'humanité
fraternelle de sa propre incarnation pleine et entière : « Mais elle avait levé le voile
dont mon imagination avait recouvert mes sensations, – j'eus honte de sentir que
c'était une femme qu'il me fallait et non un Ange ». Sa propre humanisation prépare
son expérience de père.
30 Sans entrer ici dans les détails des caractères des trois garçons, des trois filles, de
l'intrigue, et des quatre mariages en cinq volumes, il faut souligner que pour cette
petite société rurale et villageoise, l'entrée dans le monde passe par la rencontre du
libraire de la ville voisine, Friedrich52, qui révolutionne les lectures de toute la famille.
Il apparaît dans le roman sous le nom d’« oncle Friedrich » comme pour figurer une
sorte de famille élargie dans une Allemagne que Stendhal, n'en déplaise à une tradition
critique mal fondée, juge souvent avec sympathie, au point de lui emprunter
finalement, outre son nom de plume, le prénom de Frédéric53. Comme chez Nerval,
l'isolat villageois se déclot en partie par les livres, d'ailleurs liés à la ville plus ou moins
proche. Mais cette fois, à la différence du dénouement de Sylvie, il est vrai cinquante
ans plus tard et à une autre époque, nulle nostalgie des vieux auteurs du siècle passé,
ou presque54. Ils sont incarnés au début du roman de Lafontaine par Gellert le fabuliste,
que le narrateur enfant avait rencontré comme un ami de son père précédé par sa
réputation prestigieuse55. Ici, les trois premiers chapitres du tome II s'intitulent
respectivement Ma famille, Le libraire, La lecture. Il s'agit de découvrir la littérature
moderne, et sans doute de nouveaux comportements parallèllement à cette
émancipation littéraire. Les parents se lancent, guidés par le libraire, en commençant
par le livre « d'un des plus célèbres écrivains » qui n'est pas nommé. Plus tard il sera
question, pour les modernes, de Wieland, Goethe et Rousseau56. C'est le crépuscule des
idoles littéraires, qui ne résistent pas à l'épreuve du style nouveau : « – je comprenais
bien alors le sourire de dédain sur mon vieux Gellert; quelle prose facile, harmonieuse !
comme la langue paraissait obéir aux pensées de l'auteur ! »57. Les nièces du libraire se
chargeront de prêter discrètement aux aînées, Lisa et Minette (Elisabeth et Mina), les
romans que leurs parents jugent dangereux pour leur innocence supposée. Car on est
dans le monde d’après 1789, « tout change avec les années, et le cœur humain aussi a
ses révolutions »58.
31 Alors que l'expérience de Mina passe pour le moment, faute de mieux, par l'expérience
intensive des romans, son aînée Lisa est tombée amoureuse, chez l’oncle Friedrich, du
personnage célébré par le futur Stendhal, Wahlen, un baron ruiné dont elle ignore la
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condition, la position sociale, dirait Stendhal. Ses parents, sans l’avoir consultée, la
destinent d’avance à Salzmann, un fermier voisin son égal. Mina ne manque pas de
comparer les progrès rapides de sa sœur en amour avec les descriptions des romans.
Dans le style « larmoyant » de l’époque, on assiste au conflit familial dans une scène
frénétique : « Je n'ai donc plus de mère ! s'écria cette pauvre enfant. Je n'ai donc plus de
fille ! dit ma femme ». Les « pleurs d'amour, de douleur, de repentir »59 s’ensuivent, une
tentative de mariage forcé se dessine, non sans scrupule. Ainsi, la mère, d'abord la plus
rigide, a des scrupules de conscience à son tour : « – Elle va demain promettre
d'épouser un homme qu'elle n'aime pas ; je te demande à mon tour, faisons-nous bien ?
ne trompons-nous pas cet homme ? ne devrions-nous pas lui dire qu'elle en aime un
autre ? »60. C'est le pasteur qui avait exprimé les premiers doutes, au nom d'un principe
contraire à la violence patriarcale, dans l'esprit des temps nouveaux qui exige le
consentement d'Elisabeth : « C'est encore un enfant, me diras-tu; elle a pourtant dix-
sept ans passés; et les enfans ont aussi des droits qu'il faut respecter »61. Tout se passe
donc en famille dans cette discorde affectueuse où chacun a son propre préjugé :
Ma femme lui aurait pardonné si elle avait eu deux ans de plus; moi je n'en étaisfâché qu'à cause du rang de Wahlen ; Mina ne pensait qu'à ses romans ; et au lieu denous unir pour faire le bonheur de notre fille chérie, nous faisions tout ce qu'ilfallait pour le troubler à jamais.62
32 Un quatuor se dessine cependant, le généreux Salzmann s'effacera devant Wahlen qui
épouse Lisa à la fin du troisième volume, c'est le premier mariage. Pour le second, Mina
et Salzmann devront durement patienter jusqu'à la fin du tome V. Il y faudra cette fois
la complicité de toute la famille, après bien des péripéties, dont l'une a retenu
l'attention de Stendhal qui s’en souvient visiblement à sa façon dans Le Rouge et le Noir.
Il ne restera plus qu’à fixer le sort matrimonial d’Annette et de Charles, les cadets.
33 Mais la grande aventure, dans le registre cette fois du roman moderne, est celle de
Mina. La seconde fille du pasteur décide en effet de fuir l’impasse sentimentale où elle
se trouve, son amour traversé pour Salzmann, en devenant préceptrice dans la maison
du comte de Herbroug, liée au monde archaïquement aristocratique des Cours
allemandes. On croit d’abord retrouver seulement l’une de ces situations romanesques
qui paraîtront plus tard stéréotypées à Stendhal chez Lafontaine, ce qui ne l'empêche
pas d'y recourir en les variant à sa façon dans Mina de Vanghel puis Le Rose et le Vert.
Voici le tableau présenté sans malice dans le roman de Lafontaine par la médiatrice,
une amie du cercle de l’oncle Friedrich :
La maison du Comte de Herbroug, disait madame Salzberg, était une des plusbrillantes de Berlin, et offrait tout ce qui pouvait séduire un jeune cœur ; il y régnaitun ton de grande liberté. La comtesse, qui avait été attachée à la cour comme damed’honneur, était jeune, belle, et aimait beaucoup le plaisir : le comte passait pour undes hommes les plus séduisans de Berlin.63
34 Mais Stendhal trouvera là ce dont il est friand : un de ces schémas narratifs
préexistants qu’il peut utiliser sans vergogne pour libérer son écriture, non sans le
subvertir. Malgré les inquiétudes de sa mère en face de « cette maison de corruption »,
Mina devient en effet préceptrice des deux jeunes enfants du couple aristocratique. Le
tome V contient, sous forme épistolaire – une série de onze lettres adressées
secrètement d’abord à sa sœur Lisa – le récit à la première personne de ses aventures.
Elles ne manquent pas de sel pour le lecteur du Rouge et Noir. Quand le comte, séduit par
sa jeunesse, lui dit simplement : « Vous serez l’amie de mes filles », on songe aux
considérations de Mme de Rênal sur les dix-neuf ans de Julien : « – Mon fils aîné a onze
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ans […], ce sera presque un camarade pour vous »64. La verticalité sociale installe les
contradictions dans ce que pourraient être les « affinités électives », comme l’indique
dès son titre grinçant le chapitre 7 de la première partie du Rouge et Noir. Un familier du
couple Herbroug, Lisborne, un Anglais prodigue qui s'intéresse à Mina, lui rappelle et
lui reproche sa position : « pourquoi vous êtes-vous chargée dans cette maison d’un
emploi subalterne qui n’est pas fait pour vous ? »65. Déjà sa mère jugeait « honteux que
sa fille fût destinée à cette vocation servile » et son père avait « de la peine à lui faire
entendre qu’une institutrice n’était pas un domestique »66. C’est lui qui prévient
maintenant Mina de l’ambiguïté de sa future position :
Ta mère n’avait pas tous les torts ; tu ne seras dans le fond, que la premièredomestique de la noble famille, et tu seras peut-être la plus mal vue, parce que tu nevoudras pas être traitée comme telle. Ne compte pas sur la reconnaissance desparens, quoique tu fasses pour eux, en élevant leurs enfans, plus qu’ils ne peuventfaire pour toi ; tu seras payée de tes peines ; Un gage éteint la reconnaissance, et teplace dans la classe de ceux qui les servent.67
35 Comme plus tard la première partie du Rouge et Noir se jouera entre Verrières et Vergy
pour Julien Sorel dans sa fonction de précepteur des deux fils du couple Rênal, la scène
des aventures de Mina, gouvernante des deux « charmantes » filles Herbroug, se
déplace de Berlin à Valberg en Silésie. C’est la maison de campagne du comte « dans
une petite terre qui est un vrai paradis », bien assise « au pied de la montagne, dans une
vallée romantique. » Comme l’écrit Mina, « c’est à la ville où l’on étouffe, et l’on ne
respire que dans les bois »68. Mais il y a plus que ce topos d’époque et de toujours… En
effet la comtesse ne tenait guère à ce séjour qui apparaît comme une délicate attention
du comte à l’égard de l’institutrice de ses enfants : « On emporte mes livres favoris, on
emmène la femme de chambre que je préfère, une excellente fille qui m’est attachée ; il
ne pouvait mieux s’y prendre pour réparer ses torts et regagner mon amitié »69. Le
comte – dont elle disait d’abord : « J’avais espéré que, de mon maître, il pourrait
devenir mon ami » – n’est pas sérieusement épris, « mais il s’ennuye, et trouve tout
simple de s’amuser avec une jeune fille qui vit sous le même toit que lui, et qu’il trouve
aimable ».
36 La campagne pittoresque de Valberg en Silésie installe et procure les mêmes effets
heureux de la sympathie que Verrières au début du séjour de Julien auprès de Mme de
Rênal et des enfants, et en présence de Mme Derville. Les relations de Mina et de la
comtesse se détendent pour un libre jeu des affinités électives dans l’oubli des
conditions : « j’ai trouvé le cœur le plus aimable sous une écorce de convenance, de
mode et de préjugés »70. Le motif de la chasse aux papillons se rencontre à Valberg
comme plus tard à Vergy : « je me promenais un jour dans un bosquet attenant à la
maison, avec mes petites élèves, l’une cueillait des fleurs, l’autre courait après des
papillons, moi je lisais assise au pied d’un arbre »71. Ainsi dans le Rouge Julien vit « en
véritable enfant depuis son séjour à la campagne, aussi heureux de courir à la suite des
papillons que ses élèves »72. Le chronotope de l’idylle s’installe pleinement quand le
comte rebuté décide de rentrer à la ville en laissant sa famille à la campagne. On songe
aux effets non moins heureux des disparitions de M. de Rênal quand ses affaires le
rappellent à Verrières. Ainsi la comtesse Herbroug change de rôle : « Son cœur devient
tous les jours plus tendre au sein de la nature, seule avec ses aimables enfants et son
amie ; car je veux le devenir ; nous sommes infiniment heureuses, et j’appréhende de
retourner à la ville »73.
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37 Mina devra encore échapper aux séductions plus malignes de Lisborne, en qui se
découvrira finalement un fieffé coquin digne de Lovelace et en cheville avec une fausse
« cousine », son ancienne maîtresse. Elle rejoindra enfin sa famille, après une marche
aventureuse, telle Imogène ou Jeanie Deans74, à travers la campagne, en piteux état,
chaste et non flétrie, pour épouser son Salzmann, et participer avec Annette et Charles
au bouquet final des trois mariages d'inclination attendus. Toute la famille est déçue de
la froideur obéissante, trop peu romanesque et sentimentale de « la sage Annette » qui
attend ses vingt ans pour épouser un pasteur veuf qui en a trente-cinq, et un enfant de
sept ans75, et présente pour une fois sa demande dans les règles. Car selon le pasteur,
« il est impossible qu'ils s'aiment », et on le déplore, car « un mariage indifférent est
une mort anticipée ». Mais la cadette charge Mina de lire publiquement, et
anonymement d'abord, quelques pages d'un volumineux paquet de lettres qui
« brûlaient (comme on dit) le papier ». La mère se récrie, rougit, avant d'apprendre
dans un éclat de rire du pasteur que « ces lettres de feu étaient du mari d'Annette, et
supposaient des réponses du même style »76. Autres tempéraments, autres temps sans
doute, où les passions s'intériorisent aux dépens des torrents de sensibilité typiques
d'un siècle désormais caduc. Mina dit le mot de la fin : « je cachais autrefois mes
romans dans un étui de Bible, et Annette cachait son cœur sous un extérieur de glace »77.
Un lapsus stendhalien, ou : ce vice impuni, la lecture78
38 Sous le titre courant, « Le bonheur du lendemain », à lire par antiphrase comme le titre
« Les affinités électives » dans la première partie, un passage de la seconde partie du
Rouge et Noir peut surprendre si on le lit de près :
Pendant que Julien, rempli de ses préjugés puisés dans les livres et dans lessouvenirs de Verrières, poursuivait la chimère d'une maîtresse tendre et qui nesonge plus à sa propre existence du moment qu'elle a fait le bonheur de son amant,la vanité de Mathilde était furieuse contre lui.79
39 La dynamique est sûre, l'apprentissage amoureux de Verrières-Vergy n'a plus cours
auprès de Mathilde à l'hôtel de La Mole. L'apodose quasi épigrammatique est typique
du style du Rouge dans son resserrement. Plus dure est la chute de la phrase et du héros
après la première conquête amoureuse qui semble l’avoir finalement ostracisé. La
protase élève longuement (à l'échelle de l’économie stendhalienne) l'utopie du don
amoureux. La vitesse du style et sans doute de la lecture laisse filer la véritable
transgression : cette continuité qui s'établit entre « les livres » et « les souvenirs de
Verrières ». Il n'est pas impossible que l'imagination aux couleurs de rose soutienne
l'épreuve du réel. Le dénouement aux chapitres de la prison « heureuse » s'esquisse
dans ce glissement discret. La chimère après tout n'était pas absente. Elle va bientôt se
réincarner autrement dans une seconde figure de « l'excès du bonheur ». Une étrange
et célèbre ligne de points en désigne le seuil, deux chapitres plus loin, au bord de
l'indicible, dans la seconde nuit, heureuse celle-là, de Julien et Mathilde. Le récit oscille
entre le dire et l'ellipse : « Mais il est plus sage de supprimer la description d'un tel
degré d'égarement et de félicité. » La vie peut sortir des livres, et elle peut non moins y
disparaître. Du moins chez Stendhal.
40 L'un des traits qui rapprochent constamment Lafontaine et Stendhal est ce véritable
culte de l’objet livre et de la lecture. Il se sécularise d'ailleurs chez Lafontaine entre les
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Tableaux de famille et les Nouveaux tableaux. C'est ainsi par exemple que le narrateur des
Tableaux conserve « la bible intercalée de feuilles blanches, où (son) père écrivit les
événements mémorables de sa vie »80. Le fils a dû promettre solennellement de
« remplir toutes ces feuilles blanches » à son tour. Il s'agit sûrement d'abord d'une vie
potentiellement édifiante en regard du texte sacré. Mais il faudrait, ajoute l'oncle,
« qu'il la fît imprimer ». L'étape suivante renverse le rapport de forces au profit de
l'écriture : « et je dirais presque que ma vie réelle ne me paraissait qu'un moyen pour
arriver à mon but, ma vie écrite »81. Dans les Nouveaux tableaux, Mina, qui vit en
imagination et en lectrice de romans, faute de mieux pour le moment, dévoile à ses
parents une bien curieuse cachette pour la fille de pasteur qu'elle est : « Elle se leva,
passa dans sa chambre, et rentra en tenant à la main un étui de bible in-folio; elle
l'ouvrit, et à notre grand étonnement, elle en sortit plusieurs petits volumes. Voyez
cela, dit-elle, c'est un roman anglais; c'est Clarisse »82. Le père en commence la lecture,
lit quelques passages choisis à sa femme qui, saisie par la curiosité, s’en empare à son
tour pour le lire jusqu'à minuit, et continuer le lendemain « à la dérobée », alors qu'elle
s'était d'abord récriée : « Cela est trop fort [...] faire un roman de la bible ! » C'est au
moment où Mina apprend à ses parents sa future position de gouvernante, que la
Clarisse Harlowe de Richardson est invoquée comme une lecture d'avertissement, et le
nom de l'héroïne comme une égide contre les séductions du monde, et les séducteurs :
« – Ce nom, nous dit-elle, sera pour moi un ange tutélaire; ce nom....et....mon amour
sans espoir ! »83. Cependant Lisborne-Lovelace, l'Anglais perfide, sera tout près
d'arriver à ses fins. Mina n'est pas plus « sauvée » par Clarisse que la Sylvie de Nerval ne
sera « perdue » par sa lecture de l'Héloïse. Leur cercle étroit se sera largement ouvert
aux prestiges de l’imagination, sans les couper du monde, bien au contraire.
41 Dans le miroir de la fiction, la vie s'ouvre au romanesque, et au roman, pour le meilleur
et pour le pire, dans une vive émulation pleine de renversements. La lecture fait
événement dans le monde réel, qui est aussi intellectuel, comme Nietzsche le
proclamera hautement pour sa double découverte de Stendhal et de Dostoïevski. « Pour
qui a goûté de la profonde occupation d'écrire, lire n'est plus qu'un plaisir secondaire »84 dit Stendhal. Sans doute. Mais l'intensité de ses propres lectures d'écrivain les élève
souvent à hauteur des rencontres dites réelles, comme le montre l'inventaire toujours
incomplet des traces qu'il ne cesse d'inscrire sur les livres eux-mêmes, les siens et ceux
des autres, ou dans ses « journaux et papiers »85. Ce sont parfois des amorces d'écritures
où il se projette dans une œuvre et vers un lecteur, proches ou lointains, mais toujours
à venir. Pour sa part, le narrateur candide mais éclairé des Nouveaux tableaux écrit donc
son dernier chapitre en retrait du jubilé du siècle, « au son du canon et de toutes les
cloches, et aux acclamations de la multitude dont les rues sont remplies »86. C'est le
dernier jour du dix-huitième siècle, à onze heures du soir. Lui seul, dans son cabinet
d'écrivain, reste en retrait de la fête, mais tourné lui aussi vers les temps futurs. C'est
ainsi qu'il célèbre dans une note l'invention toute récente qui peut contribuer à
l'extinction de l'esclavage : « Une racine jusqu'à présent négligée, la Betterave, va
rendre à tout un monde le bonheur et la paix domestique; on fait du sucre à Berlin, et
l'Afrique va être heureuse et libre »87. Dans l'apologie de son livre, il citait Acontius :
« Un écrivain doit toujours penser que le siècle suivant sera plus éclairé que le présent;
ainsi doit-il écrire non-seulement pour public actuel, mais pour le public à venir »88. Si
le romancier Lafontaine partageait cette ambition optimiste, l'avenir l'a cruellement
trahi en le condamnant à l'oubli, à la différence de Stendhal, son lecteur fraternel et sur
ce point son émule en espoir.
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NOTES
1. La présente étude développe une contribution présentée lors d'une séance du séminaire Letture
e lettori di Stendhal organisée par Massimo Colesanti, Marie-Rose Corredor, Béatrice Didier et
Hélène de Jacquelot à la Fondazione Primoli le 16 novembre 2006 à Rome.
2. D. Sangmeister, Vergänglichkeit des Erfolges eines Beststellersautors der Spätaufklärung, Tübingen,
Max Niemeyer Verlag, 1998.
3. Voir également dans G. de Nerval, Lorely, souvenirs d’Allemagne, Chapitre VII : « Nous
remontâmes en voiture à la porte du cimetière pour nous diriger vers Heidelberg où nous
devions coucher. La soirée était charmante après une belle journée d’automne ; la foule bigarrée
rentrait déjà dans la ville, abandonnant les jolies maisons de campagne, les jardins publics, les
cafés et les brasseries ; la plupart nous saluaient sans nous connaître, comme c’est l’usage dans le
pays de Bade, et ce tableau du retour en ville d’une population calme et bienveillante, qui avait
assurément bien employé sa journée, nous faisait penser à Auguste Lafontaine et à Gessner »,
dans Œuvres complètes, t. III, éds. Jean Guillaume et Claude Pichois, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1989-1993, p. 41.
4. Lisio a en effet une œuvre invoquée et réemployée par l'auteur de De l'Amour, et une biographie
qui recoupe aussi partiellement (fraternellement) celle de l'auteur. Stendhal précède ici
Fernando Pessoa, qui usera systématiquement (génialement) de ce dipositif. Salviati est une autre
figure hétéronyme dans le même traité stendhalien.
5. Stendhal, De l'Amour, Paris, Garnier, 1959, p. 302-303.
6. Del Litto, dans sa Vie intellectuelle de Stendhal, Paris, PUF, 1959, ne prend pas la question au
sérieux, se contentant de sources secondaires, comme P. Martino qu'il cite en guise d'autorité, ou
« le spirituel travail d'André-François Poncet » dont il ne tient guère compte (p. 135). Ses
successeurs le répètent sans relire Lafontaine, ni Stendhal sur ce point.
7. Stendhal place ainsi par exemple dans la bouche de Mina le nom du mathématicien Gauss, né à
Brunswick en 1777 (et mort à Göttingen en 1855). Voir Le Rose et le Vert, éd. J.-J. Labia , Paris, GF-
Flammarion, 1998, p. 164.
8. Stendhal, Journal littéraire, Genève, Cercle du Bibliophile, 1970, vol. XXXV, p. 290.
9. H. de Balzac, Eugénie Grandet, éd. N. Mozet, dans La Comédie humaine, tome III, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 1136.
10. C'est à propos de Nodier que Balzac parle à l'époque, et c'est lui qui souligne, de « l'école du
désenchantement ». En janvier 1831, faisant le bilan de l'année littéraire achevée, il observe qu'elle
commence par sa Physiologie du mariage et qu'elle « a fini par Le Rouge et le Noir », deux ouvrages
où il voit également « le génie de l'époque, la senteur cadavéreuse d'une société qui s'éteint. »
Voir P. Barbéris, Balzac, une mythologie réaliste, Paris, Librairie Larousse, 1973, p. 85. Philarète
Chasles, proche de Balzac, a au contraire bien saisi les enjeux du Rouge dès sa parution.
11. Lettre à Edouard Mounier, 1802, dans Stendhal, Correspondance, éd. Martineau-Del Litto, Paris,
Gallimard, tome I, « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 35. A. Lafontaine, Nouveaux Tableaux de
famille, ou la vie d'un pauvre ministre de village allemand, et de ses enfants, tr. I. de Montolieu, 5 vol.,
Genève, Paschoud, an X, 1802 (dorénavant NT ).
12. Il est piquant, hasard ou non, de retrouver parmi les quatre courtes phrases qui suffisent à la
vie commerciale du père Grandet le « nous verrons cela » qu'emploie le père de famille
débonnaire des Nouveaux Tableaux pour clore une scène de réconciliation, voir NT, t. III, p. 241.
13. Eugénie Grandet, cit., p. 1181. Ibid. pour la citation suivante.
14. Le Cousin Pons, éd. A. Lorant, dans La Comédie humaine, éd. P.-G. Castex, tome VII, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 532-533.
15. Stendhal, De l’Amour, cit., p. 166.
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16. Ibidem. Voir aussi la référence à Lafontaine dans les Promenades dans Rome que Balzac connaît
bien. La « situation tranquille et heureuse » de San Gregorio à Rome « rappelle à Frédéric la Vie
tranquille, roman d'Auguste Lafontaine. » (Stendhal, Promenades dans Rome, dans Voyages en Italie,
éd. V. Del Litto, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 631). Raffaele de Cesare
rappelait que Balzac fut l'un des premiers acheteurs du livre dès sa parution en 1829, Roger
Pierrot ayant retrouvé la facture du libraire éditeur Levavasseur. Balzac mentionne encore
l'ouvrage dans ses Études sur M. Beyle en 1840. Voir : R. De Cesare, « Balzac lecteur des Promenades
dans Rome », dans Stendhal et Balzac, actes du VIIe Congrès international stendhalien, Tours, 1969,
éd. V. Del Litto, Aran, éditions du Grand Chêne, 1972.
17. La satire du régime de Juillet dans Lucien Leuwen montre la liberté d'esprit de Stendhal
écrivant pour lui-même et explicitement pour un lecteur à venir, dans sa position de consul et
quand ses amis politiques sont proches du pouvoir en place.
18. Z. Marcas, éd. N. Mozet, dans La Comédie humaine, cit., tome VIII, p. 833. Le narrateur s'indigne
en effet quelques lignes plus haut d'une Chambre des Pairs envahie par la naturalisation de
« vulgaires étrangers sans talent », véritable insulte « aux jeunes illustrations, aux ambitions
nées sur le sol ! ».
19. NT, t. IV, p. 39. Le mystérieux « homme gris » des Nouveaux Tableaux de famille dévoile enfin
une identité qui n'est d’ailleurs encore qu'un pseudonyme, et sa philosophie, au tome IV du
roman. Son nom-valise provisoire contient la vie (das Leben) et la paix (die Friede). Au tome V et
dernier, il se découvre complètement en « oncle Ludwig ».
20. Ce détail n'est pas indifférent. Le narrateur écrit comme on le verra son « dernier chapitre au
son du canon et de toutes les cloches », car c’est le dernier jour de l'année 1799 et donc du siècle.
21. Lettre du 16 messidor an 10 (5 juillet 1802) à Édouard Mounier, Correspondance, cit., tome I, p.
34. Le moi civil de Beyle Henri ne sera effectif que le mois suivant après sa lettre de démission. En
attendant, il lit les nouveautés littéraires.
22. Pour ce double registre les épigraphes tirées du Don Juan de Byron (chapitres 5 et 7) mais
aussi de l'Énéide (chapitre 21), et le passage du chapitre 30, où Octave songeant que sa vie « est
finie », reprend les mots de Didon : « Vixi et quem dederat cursum fortuna peregi », voir Armance, éd.
J.-J. Labia, Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 83, 103, 257. De même dans Rouge et Noir Mathilde à son
tour « pallida morte futura » sous le regard ironique mais ému de Julien. Stendhal partage ce goût
avec son ami brunswickois Strombeck, fin latiniste, traducteur des historiens et des poètes latins.
Ce détail, outre l'amitié, et le goût de Stendhal pour ce petit tableau, esquisse du grand, suggère
une nouvelle clef pour l'épigraphe virgilienne du Rouge (I, 9) : « La Didon de M. Guérin, esquisse
charmante ! Strombeck. »
23. Stendhal, lettre du 16 messidor an 10 (5 juillet 1802) à Édouard Mounier, cit., p. 34.
24. J. W. von Goethe, Les Affinités électives, Paris, L'Huillier, 1810; et Ottilie ou le pouvoir de la
sympathie, Paris, veuve Lepetit, 1810.
25. Lettre à Pauline du 16 novembre 1810, dans Correspondance, cit., t. I, p. 595.
26. NT, t. IV, p. 72. Dans la lettre aux Mounier, Stendhal cite le personnage en exemple : « il y a là
un Wahlen à qui vous porterez envie ».
27. Elisabeth et Wahlen, dans NT, t. IV, p. 3-4.
28. Ibid., t. III, p. 248.
29. La façade (dévoilée solennellement en 1867 pour l'Exposition universelle) de l'Opéra Garnier,
projet impérial achevé seulement en 1874 quatre ans après le Quatre Septembre républicain, se
souvient de Cimarosa comme de Pergolèse dans une époque historiciste – pas seulement pour
l'architecture. Voir Ch. Nuitter, Le nouvel Opéra [Garnier], 1875, Paris, Claude Tchou, « Bibliothèque
des Introuvables », 1999, p. 48.
30. Stendhal, Des habitudes de la vie, par rapport à la littérature, dans Racine et Shakespeare,
Appendice, Genève, Cercle du Bibliophile, tome 37, 1970, p. 208.
31. Stendhal, Mélanges intimes et marginalia, Paris, Divan, 1936, p. 315.
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32. Tamira Wangen, dans Le Rose et le Vert, cit., p. 205.
33. Le Rose et le Vert, cit., p. 74-75.
34. Fictions, dans J. L. Borges, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, éd. J.-P. Bernès, tome I,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 499 sq. pour la nouvelle, qui donnait son titre à un recueil
plus tard inclus (avec un second, Artifices) dans Fictions. Voir El jardín de senderos que se bifurcan
dans J. L. Borges, Ficciones, Madrid, Alianza Emece, 1994, p. 101 sq.
35. Mémoires d'un touriste, dans Stendhal, Voyages en France, éd. V. Del Litto, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 234-235. Le commentaire bourru de l'éditeur reflète son
préjugé, trop souvent suivi, quand il croit devoir signaler que « c'est une des rares fois que
Stendhal ne critique pas les Allemands ».
36. NT, t. I, p. 69-70.
37. Mina était juive dans la première esquisse du roman, d'abord sous le nom de Tamira, avant
une bifurcation qui réserve ce motif pour une autre fiction que Stendhal esquisse à la veille de sa
mort. Voir Tamira Wanghen dans Le Rose et le Vert, cit., p. 203-207; et p. 226 pour La Juive (« Plan du
21 mars 1842 »).
38. Lucien Leuwen et Le Chasseur vert, éd. Y. Ansel et X. Bourdenet, dans Stendhal, Œuvres
romanesques complètes, tome II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 753 et 759.
Cette édition n'insiste pas sur le caractère volontairement germanisé du lieu provincial, et
supprime fâcheusement « Nancy » sauf dans Le Chasseur Vert.
39. Le Rose et le Vert, cit., p. 245 : Mina, cette âme du Nord, meurt en fille du feu sur une scène
napolitaine. Voir aussi Christopher Thompson, Lamiel, fille du feu. Essai sur Stendhal et l'énergie,
Paris, L'Harmattan, 1997 (notamment le chapitre V).
40. Les Filles du feu, Sylvie, dans G. de Nerval, Œuvres complètes, cit., t. III, p. 548.
41. Il n'est pas impossible que Balzac ait délibérément noirci le portrait de son Charles Grandet
aventurier cynique en Inde par contraste avec l'autre réussite, courageuse et vertueuse, du
Charles Bemrode des Nouveaux Tableaux. Le Noir balzacien prendrait ici parti (au vitriol !) contre
le Rose fontanien.
42. Voir Gérald Rannaud, « “Lecture économique” des premiers chapitres du Rouge et Noir », dans
Stendhal, le saint-simonisme et les industriels, Stendhal et la Belgique, textes réunis par O. Schellekens,
Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1979, p. 83-91.
43. Autre référence classique dans le romantisme. Malgré la différence de génération, Nerval
n'est pas encore étranger à l'éducation et au goût de nos deux Frédéric « allemands », Stendhal et
Strombeck.
44. Sylvie, cit., p. 569.
45. L'autre visage du féminin, Adrienne, revient en effet pour finir, avec la figure pivotale de
l'actrice Aurélie en représentation à Dammartin, dans un éclat de rire, suivi d'un soupir, de
Sylvie : « Pauvre Adrienne ! elle est morte au couvent de Saint-S..., vers 1832. »
46. Stendhal, Correspondance, cit., t. I, p. 35 : « il y a là un Wahlen à qui vous porterez envie ».
47. NT, t. IV, p. 74-75.
48. Ibid., t. I, p. 42.
49. De l'Amour, cit., chapitre LVIII, p. 162-167.
50. Pour une édition enfin complète de ce chapitre précédemment inédit, voir le texte retrouvé
récemment à Buenos-Aires, un manuscrit non autographe envoyé par l'auteur (comme un autre,
disparu, à Jefferson; comme celui que Stendhal eut peut-être entre les mains) à son ami
Bernardino Rivadavia, président de la République argentine de 1826 à 1827, dans Destutt de
Tracy, De l'Amour, éd. C. Jolly, Paris, Vrin, 2006. L'auteur ne croyait pas pouvoir publier
directement en France un texte aussi radical, évidemment moderne à nos yeux, sur la liberté
sexuelle nécessaire, le mariage par inclination et pas trop précoce, le divorce par consentement
mutuel ou par demande d'un des époux sans exiger autre motif que l'incompatibilité d'humeur; il
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voit les Réformés « guère plus raisonnables » par les motifs exigés et les « formalités absurdes et
odieuses, indécentes ou humiliantes » qu'il exige.
51. TF, t. V, p. 231.
52. Pour notre collection, un Frédéric de plus, on allait dire de Prusse...
53. C’est la signature des bonnes feuilles en prépublication de la Chartreuse dans le supplément
dominical du Constitutionnel peu avant la parution du roman. Voir aussi le « Frédéric » des
Promenades comme interlocuteur et double allemand de l'auteur, dans J.-J. Labia, « Nous
cherchons des nuances plus délicates », dans Enquêtes sur les Promenades dans Rome, textes
réunis par X. Bourdenet et F. Vanoosthuyse, Grenoble, Ellug, 2011, p. 227. C'est aussi le prénom
de l'ami allemand : le baron Friedrich Karl von Strombeck, intendant de la grande duchesse de
Brunswick (1771-1848), qui rendra visite à Stendhal à Paris avant de le saluer dans ses Souvenirs.
54. Passé pour les personnages de Nerval, finissant pour ceux de Lafontaine, puisque la fin du
livre est calculée pour épouser dans sa temporalité interne celle du siècle en 1799 : il paraîtra en
célébration des temps nouveaux.
55. Il s'agit du fabuliste Gellert (1715-1769), qui cultive aussi le registre de l'églogue. Pour une
mise au point récente sur cette pratique allemande mal connue chez nous, voir : G. E. Lessing,
Traités sur la fable, éd. N. Rialland, postface de J.-F. Groulier, Paris, Vrin, 2008. L'association de
Lafontaine et de ces traditions apparaît dans l'autre référence chez Nerval citée dans la note 3.
56. NT, t. II, p. 158.
57. Ibid., t. II, p. 52.
58. Ibid., II, p. 31.
59. Ibid., II, p. 273-275.
60. Ibid., II, p. 288.
61. Ibid., t. II, p. 259. Cette mention des droits et du droit montre de quel côté penche Lafontaine
dans la confrontation, dirait Stendhal, des « Deux Hommes ».
62. Ibid., t. III, p. 28.
63. Ibid., t. IV, p. 137-138.
64. Le Rouge et le Noir, dans Stendhal, Œuvres romanesques complètes, t. I, éd. Ph. Berthier et Y.
Ansel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p. 375.
65. Ibid., t. V, p. 140.
66. Ibid., t. IV, p. 133.
67. Ibid., t. IV, p. 138-139.
68. Ibid, t. V, p. 115, 116, 117 pour ces traits distinctifs d’un chronotope de la villégiature.
69. Ibid., t. V, p. 118.
70. Ibid., t. V, p. 133.
71. Ibid., t. V, p. 131.
72. Le Rouge et le Noir, cit., p. 394, I, 8, sous le titre courant « La campagne ».
73. NT, t. V, 134.
74. Pour citer les deux références préférées de Stendhal sur ce motif, d'après Shakespeare
(Cymbeline) et Scott (Heart of Midlothian, en français : La Prison d'Édimbourg).
75. Un seul, dit le texte avec son humour, c'est une aubaine. Le pasteur doit être veuf depuis
longtemps. D'où ses lettres passionnées.
76. NT, t. V, p. 253-259.
77. Ibid., t. V, p. 258-259.
78. V. Larbaud, Ce vice impuni, la lecture, Paris, Albert Meissein, 1925.
79. Le Rouge et le Noir, cit., p. 659-660.
80. Tableaux de famille ou journal de Charles Engelman, traduit de l’allemand d’Auguste Lafontaine
par l’auteur de Caroline de Lichtfield, chez Debray lib., Paris, An IX-1801, t. I, p. 6. Est-ce là que
Stendhal a trouvé l'idée singulière de faire relier en les interfoliant de pages blanches ses propres
ouvrages imprimés pour en prolonger l'écriture ? En tout cas, elle y est !
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81. Ibid., t. I, p. 12.
82. NT, t. IV, p. 139 sq. pour cette lecture chorale en famille du roman de Richardson.
83. Ibid., t. IV, p. 144.
84. Souvenirs d'égotisme, dans Œuvres intimes, tome II, éd. V. Del Litto, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 512.
85. Pour reprendre la terminologie mise au point par l'équipe de Grenoble en charge de la
nouvelle édition des cahiers tenus par Stendhal et conservés à la Bibliothèque municipale. Voir
sur ce point le livre et la conclusion d'Hélène de Jacquelot : Stendhal : Marginalia e scrittura, Roma,
1991, Edizioni di Storia e Letteratura, p. 152.
86. NT, t. V, chapitre intitulé « Le Siècle », p. 318.
87. NT, t. III, p. 286-287.
88. NT, t. I, p. 184.
INDEX
Mots-clés : Stendhal, Lafontaine (August), Balzac (Honoré de), Nerval (Gérard de), idylle,
Lumières, mariage
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À propos de deux surnomsdélocutifs proustiensAnna Isabella Squarzina
1 La Recherche a fait du nom (propre) un de ses piliers. Roland Barthes, qui rappelle que
Proust a formulé explicitement sa théorie du nom par deux fois, dans le Contre Sainte-
Beuve et dans Du côté de chez Swann, a posé l’équivalence entre réminiscence (renvoi à un
élément du monde référentiel) et nom (élément linguistique) :
Le nom propre dispose des trois propriétés que le narrateur reconnaît à laréminiscence ; le pouvoir d’essentialisation (puisqu’il ne désigne qu’un seulréférent), le pouvoir de citation (puisqu’on peut appeler à discrétion toute l’essenceenfermée dans le nom, en le proférant), le pouvoir d’exploration (puisque l’on« déplie » un nom propre exactement comme on fait d’un souvenir).1
2 Toujours selon Barthes, le nom proustien « ne connaît aucune restriction sélective, le
syntagme dans lequel il est placé lui est indifférent »2. Sans invalider l’irréductible
« épaisseur sémantique »3 du nom proustien, certains jeux sur le nom à l’œuvre dans le
roman nous semblent néanmoins suggérer le morcèlement de l’identité, et
l’impossibilité d’une vision synoptique de l’individu.
3 « Le nom propre représente dans le langage un certain paradoxe : il s’applique en
permanence à un individu, alors que l’individu est ce qui change constamment »4 : cette
affirmation, qui n’est pas de Proust mais de Marie-Noëlle Gary-Prieur, s’applique bien à
l’univers proustien. Le langage possède, pour pallier ce "paradoxe", un certain nombre
de ressources. Celles-ci permettent par exemple d’opposer nom propre
« formellement "nu" » ou « non modifié » et « nom propre modifié »5, selon des critères
qu’un débat actuel sur cet argument ne cesse de mettre à jour et de perfectionner6. Un
nom propre modifié, selon Georges Kleiber, « se présente accompagné de déterminants
qui lui font perdre le caractère "unique" ou "singulier" fréquemment assimilé à la
marque spécifique qui l’oppose aux noms communs »7. Selon la « perspective
référentialiste », « la détermination du nom propre modifie sa fonction de désignation
individuelle ; le nom propre ne désigne plus directement et entièrement son référent
attitré mais un autre référent ou une ‘facette’ de ce réfèrent »8. Sarah Leroy ajoute
néanmoins que d’autres constructions peuvent fonctionner de la même manière ; « la
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structure nom propre-adjectif, par exemple, est dans certains contextes très voisine de
l’emploi modifié de type "manifestation" : Cicéron philosophe ne vaut pas Cicéron orateur
vs le Cicéron philosophe ne vaut pas le Cicéron orateur »9.
4 Les noms des personnages proustiens sont souvent l’objet d’emplois modifiés. Le
Narrateur distingue une « Albertine aussi connue de [lui] qu’il était possible, […] une
Albertine […] ne désirant rien d’autre […] qu’être avec [lui], toute pareille à [lui], image
de ce qui précisément était [sien] et non de l’inconnu »10 (RTP, III, p. 583) de la période
de la captivité, de « cette Albertine qui me connaissait encore à peine » (RTP, III, p. 698)
(la construction n’est pas ici employée anaphoriquement, vu qu’elle ne se réfère pas au
« porteur du nom propre mentionné explicitement auparavant à l’aide du nom propre
standard »11), désirable être de fuite sur la plage de Balbec. Nous connaissons, pour ne
citer encore que l’héroïne du changement perpétuel, non pas une mais « plusieurs
Albertines » (RTP, III, p. 580). Un énoncé tel que : « Ce n’était plus la même Albertine »
(RTP, III, p. 873) « s’explique par une condition de non-identité possible entre le
référent déterminé par le premier repère [l’Albertine d’hier] et celui déterminé par le
second [l’Albertine d’aujourd’hui] »12.
5 Nous voulons nous pencher sur un autre genre de phénomène, moins étroitement lié au
nom propre et qui concerne en particulier Rachel et Octave, deux personnages
métamorphiques que la diégèse elle-même rapproche : ils finiront en effet, entre l’une
et l’autre de leurs péripéties existentielles, par vivre ensemble13. Ils appartiennent au
départ à deux mondes différents, Rachel est une « poule » (RTP, II, p. 460), Octave le
rejeton désœuvré d’une bourgeoisie richissime. Ils partagent le sort de se voir attribuer
par le héros des surnoms qui les accompagneront longtemps : « Rachel quand du
Seigneur » et « Dans les choux ».
6 Nous allons dans les pages qui suivent analyser origine, fonctionnement et enfin
fonction de ces deux syntagmes. Dans un premier moment, nous vérifierons si ces deux
sobriquets sont motivés par la nécessité de lever certaines ambiguïtés, pour ensuite
observer les étapes successives du procédé de nomination. Plusieurs aspects
permettent de ranger les deux surnoms dans une même catégorie : leur nature, leur
tendance à ne pas se fondre dans la langue, leur motivation sémantique. En évoquant
les epitheta ornantia de l’épique nous formulerons en conclusion une hypothèse sur leur
rôle.
7 En réfléchissant sur la signification de cette attribution, il faut en premier lieu noter
que les prénoms de ces deux personnages posaient à Proust un problème immédiat :
Rachel pouvait être associée à la comédienne française Mlle Rachel (Élisabeth Rachel
Félix, dite Mlle, 1821-1858), également juive et mangeuse d’hommes, que Proust cite
dans le Cahier II, avant-texte de Sodome et Gomorrhe II (III, 1321), en l’appelant
simplement « Rachel », tout comme sa créature (qui lui aurait été plutôt inspirée par
Louisa de Mornand), et Octave était l’homonyme du défunt mari de Tante Léonie (le
plus souvent « oncle Octave » mais aussi, dans les souvenirs de sa veuve, à deux reprises
« mon pauvre Octave »), elle-même souvent désignée comme Mme Octave. La vraie Mlle
Rachel disparaît de la version définitive de Sodome et Gomorrhe II en libérant donc le
personnage proustien de ce doublet malcommode, qui toutefois, doté dès À l’ombre des
jeunes filles en fleurs d’un sobriquet tout à fait original, ne risquait pas de prêter à
confusion. Le « pauvre Octave » et Octave coexistent au contraire dans le roman, même
si ce n’est jamais dans le même tome, car l’oncle du héros ne sort pas de Du côté de chez
Swann et le jeune « gommeux » (RTP, II, p. 38) ne fait son apparition (comme Rachel
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d’ailleurs) que dans le deuxième volume. La ressemblance, graphique et sonore, du
prénom Octave au nom Cocteau (Jean Cocteau serait, on le sait, le modèle de ce sportif à
l’avenir artistique), a sans doute poussé Proust à ne pas se soucier d’une telle
superposition, et à y remédier partiellement avec le surnom « Dans les choux ». Le
même souci d’éliminer toute ambiguïté possible explique peut-être le fait que le
prénom d’Octave est souvent complété ou remplacé par une description définie14 : « le
champion de golf et joueur de Baccara, Octave » (RTP, II, p. 238) ; « le jeune homme si
savant dans les choses du sport » (RTP, IV, p. 184) ; « [le] mari d’Andrée » (RTP, IV,
p. 309), « le futur mari d’Andrée » (RTP, IV, p. 561).
8 Les surnoms ne sont pas rares dans le roman. Ils revêtent de nombreuses fonctions15 :
tantôt, comme dans le cas de Bergotte, ils soulignent la discordance entre l’image
mentale que le protagoniste s’est faite d’un personnage, et la réalité de sa personne :
Mme Swann qui venait de me « nommer » comme elle disait à plusieurs d’entreelles, tout à coup, à la suite de mon nom, de la même façon qu’elle venait de le dire[…], prononça le nom du doux Chantre aux cheveux blancs. Ce nom de Bergotte mefit tressauter comme le bruit d’un revolver qu’on aurait déchargé sur moi, maisinstinctivement pour faire bonne contenance je saluai […] ; mon salut m’était rendupar un homme jeune, rude, petit, râblé et myope, à nez rouge en forme de coquillede colimaçon et à barbiche noire. (RTP, I, p. 537)
9 La majuscule contribue ici à élever au rang de surnom la description définie [le] doux
Chantre aux cheveux blancs, précédée quelques pages auparavant par une autre, le divin
vieillard. Le surnom et le nom propre sont ici en position autonyme16 : par la voix
d’Odette c’est leur équivalence qui est posée. Mais sous couvert d’un discours sur le
nom, c’est la fonction de nomination (didactique dans ce cas) qui est convoquée, vu
qu’est exprimé « le lien dénominatif existant entre le nom propre [Bergotte] et une
entité particulière »17 (« un homme jeune, rude, petit » etc.). La minauderie recherchée
d’Odette, qui utilise nommer pour présenter, est là justement pour souligner cette
fonction. Il faut ajouter avec Sarah Leroy, à propos de l’apparition du nom propre
Bergotte à la suite du surnom, que « la redénomination par le nom propre, qu’elle soit
phrastique ou, plus généralement, transphrastique, a des effets complexes ; elle
confirme en particulier la saillance du référent, opérant une sorte de “maintenance
référentielle”. Le jeu des nominations et des redénominations, de l’alternance entre
noms propres, pronoms et descriptions définies s’inscrit alors dans l’ensemble du texte
et peut avoir des effets argumentatifs et stylistiques notables »18. Tantôt le surnom peut
avoir une fonction de comique de répétition : c’est ce qui arrive avec Madame Poussin19,
que son tic de langage de mère anxieuse pousse la famille du héros à rebaptiser « Tu
m’en diras des nouvelles » (RTP, III, p. 168). Selon Sophie Duval, dans ce cas « le sens se
construit et se décale par toute une série de répétitions qui font jouer figement et
revivification »20.
10 D’après le Trésor de la Langue française, le surnom est un « nom formé, par addition au
prénom ou au nom d’une personne d’un terme, mettant en relief le plus souvent une
particularité physique, une qualité morale ou une action d’éclat (Philippe Le Hardi,
Napoléon le Petit) » ou encore une « appellation familière ou pittoresque que l’on
substitue au véritable nom d’une personne »21, telle que Nana ou Folcoche. Le premier cas
de figure correspond au surnom « Rachel quand du Seigneur », où le nom propre de
l’actrice est conservé (« Rachel quand du Seigneur » peut être défini pour cette raison
une « chaîne anthroponymique »22) ; le deuxième correspond au sobriquet « Dans les
choux » (qui est répertorié sous cette forme dans l’Index des noms propres de la Pléiade
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(RTP, IV, p. 1552), mais sur lequel il faudra revenir vu qu’il s’agit d’un work in progress
plutôt que d’un surnom immédiatement cristallisé23). Dans les deux cas, c’est Marcel qui
forge ces appellations humoristiques, par des actes de nomination performative ou de
baptême sur lesquels le texte insiste particulièrement et qui sont présupposés par une
série d’énoncés de nomination didactique :
Chaque fois je promettais à la patronne qui me la proposait avec une insistanceparticulière en vantant sa grande intelligence et son instruction, que je nemanquerais pas un jour de venir tout exprès pour faire la connaissance de Rachel,surnommée par moi « Rachel quand du Seigneur ». […] La patronne qui neconnaissait pas l’opéra d’Halévy ignorait pourquoi j’avais pris l’habitude de dire« Rachel quand du Seigneur ». Mais ne pas la comprendre n’a jamais fait trouverune plaisanterie moins drôle et c’est chaque fois en riant de tout son cœur qu’elleme disait : « Alors, ce n’est pas encore pour ce soir que je vous unis à “Rachel quanddu Seigneur” ? Comment dites-vous cela : “Rachel quand du Seigneur” ! Ah ! ça c’esttrès bien trouvé. Je vais vous fiancer. Vous verrez que vous ne le regretterez pas ».(RTP, I, p. 567)
11 Ces énoncés décrivent « l’acte d’attribution du surnom plutôt que le lien dénominatif
stable entre le nom propre et le particulier »24, ou plus précisément un ensemble
itératif d’actes qui sous-entendent un acte de nomination originaire. C’est le cas pour
Octave également : « cette canaille vous savez, ce jeune homme que vous appeliez “je
suis dans les choux” ». Ce n’est qu’après cet éclaircissement d’Andrée qu’un simple tic
de langage :
« Vous venez du golf, Octave, lui demanda [Albertine]. Ça a-t-il bien marché, étiez-vous en forme ? » « Oh ! ça me dégoûte, je suis dans les choux », répondit-il. (RTP, II,p. 233)Pensant que si je connaissais leurs amis j’aurais plus d’occasions de voir ces jeunesfilles, j’avais été sur le point de lui demander à être présenté. Je le dis à Albertine,dès qu’il fut parti en répétant : « Je suis dans les choux ». (RTP, II, p. 234)M. Verdurin eût pu maintenant être salué sans honte par son neveu, celui qui était« dans les choux ». (RTP, III, p. 264)
12 devient véritable sobriquet :
« La personne que Mme Verdurin voulait ce jour-là faire rencontrer chez elle avecAlbertine, ce n’était pas du tout l’amie de Mlle Vinteuil, c’était le fiancé “je suis dansles choux” » [dit Andrée]. (RTP, IV, p. 193)Une des étoiles du salon était Dans les choux, qui malgré ses goûts sportifs s’étaitfait réformer. […] [L]es œuvres de Dans les choux étaient récentes et cette ligne desouvenirs perpétuellement fréquentée et utilisée par mon esprit. (RTP, IV, p. 309)
13 Il apparaît que le "pseudonyme" d’Octave a fait l’objet d’une construction progressive
dont le pivot est le renvoi d’Andrée à l’attribution du surnom par le héros, exprimée
également sur le mode itératif, auquel fait suite, en tant qu’étape intermédiaire, une
description définie (« le fiancé “je suis dans les choux” »), qui débouche sur le véritable
surnom, avec la majuscule et en version abrégée (« Dans les choux »).
14 Ces deux sobriquets ont plusieurs autres points en commun. D’un point de vue
grammatical, ils sont l’un un complément circonstanciel de lieu, introduit par la
préposition dans, l’autre une proposition subordonnée de temps (tronquée), amenée
par la conjonction de subordination quand, (précédée par l’invocation « Rachel ! »25). Si
l’on se rappelle que l’individu est formé pour Proust (aux yeux du jaloux surtout),
plutôt que d’une essence stable, de l’ensemble des lieux qu’il a hantés et des moments
qu’il a traversés, ce choix ne peut surprendre. Dans leurs différentes occurrences,
notamment quand ils figurent en position autonyme, les surnoms risquent de sembler
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en rupture phrastique26 par rapport à la structure dans laquelle ils sont intégrés27, sans
avoir en outre toute « l’autonomie et la stabilité référentielle » que possède le nom
propre "classique", « particulièrement apte à figurer […] en rupture phrastique »28.
L’impression d’anacoluthe (au cas où le sobriquet ne serait pas immédiatement
identifié) est évitée par le recours constant aux guillemets dans le cas de « Rachel
quand du seigneur » (recours motivé en premier lieu par le fait qu’il s’agit d’une
citation). Les guillemets sont abandonnés en faveur de la simple majuscule dans
l’avant-dernière occurrence du sobriquet d’Octave, dans une phrase où le surnom ne
risque pas, faute d’être immédiatement reconnu, de "mal sonner" : « Une autre étoile
du salon était Dans les choux ». La dernière occurrence est assez proche de la
précédente pour que la stabilité du surnom soit garantie ; les guillemets ne sont plus
nécessaires même si à première vue la phrase n’est pas construite correctement : « Les
œuvres de Dans les choux étaient récentes ». Le rôle de cette apparente rupture
phrastique nous semble être de contribuer à déterminer la saillance du surnom. Sylvie
Pierron a noté le phénomène de ces « création[s] lexicales » qui, dans la Recherche, « ne
se fonde[nt] pas dans la langue »29.
15 Les deux surnoms peuvent d’ailleurs être associés par le fait qu’ils miment de manière
plaisante les noms attribués aux enfants trouvés. « Quand du Seigneur », si nous
oublions pour un instant sa véritable origine, n’est pas sans évoquer les noms de famille
dérivés de surnoms théophores. « Dans les choux » pourrait être synonyme de champi.
Cette dernière considération nous amène à nous interroger sur leur mode de
dérivation : formés comme ils sont « sur du discours »30, ce sont des surnoms
délocutifs31, c’est-à-dire des noms « de personne dont la base (ou étymon) est
constituée par un énoncé (comme unité de discours) ou un fragment d’énoncé en
situation associé, d’une manière ou d’une autre, au porteur du nom »32. Jean-Pierre
Chambon distingue trois groupes de nominations délocutives, « selon la position du
nominé dans la situation de parole donnant naissance au nom propre » :
(1) les noms propres délocutifs locutoriaux : On appelle X la personne qui dit : X ! ;(2) les noms propres délocutifs allocutoriaux : On appelle X la personne à laquelleon s’adresse en disant : X ! ;(3) les noms propres délocutifs extra-interlocutionnels : On appelle X la personneliée à l’énoncé X ! sans que celle-ci en soit le locuteur ou l’allocutaire.33
16 Octave appartient manifestement à la première catégorie vu que c’est de sa bouche que
sort la locution dont le héros le coiffera. L’exclamation, rapportée en discours direct
dans le passage que nous avons cité ci-dessus, prouve de plus que « Dans les choux » est
bien un surnom délocutif, et non pas autonyme, car « le choix dénominatif vise […] un
emploi discursif plutôt que l’existence de l’unité dans le "dictionnaire" du nominé »34.
Octave est rebaptisé de la sorte car il a effectivement employé cette expression dans
une situation donnée. Par contre le sobriquet de Rachel, que Sylvie Pierron interprète,
en soulignant son origine ludique, comme « mot familial […], mot ou […] expression
forgés », est une sorte de contrechant avec lequel le narrateur, pour s’amuser aux
dépens de la maquerelle ignorante, accompagne (en son absence) le nom de la jeune
prostituée juive quand celle-ci lui est offerte. La grande popularité de l’air de la Juive
d’Halévy dont il dérive pourrait nous permettre d’interpréter « Rachel quand du
Seigneur », d’après une classification tenant compte de la typologie discursive des
énoncés de base, comme un surnom délocutif « dérivant de refrains »35. Il est d’ailleurs
coutume de désigner les airs d’opéra par leurs premiers mots : « Rachel quand du
seigneur » n’est pas seulement un extrait, une citation, mais également un titre, à
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l’époque sans doute proverbial. Comme le souligne Annick Bouillaguet, « le lecteur
contemporain de Proust devait reconstituer sans peine ce premier contexte,
accompagné d’une restitution mentale de la mélodie, qui en facilitait la
remémoration »36.
17 Vu que nous nous mouvons à l’intérieur d’un texte littéraire et non dans une situation
d’attribution spontanée ou naturelle des surnoms, il est de mise de procéder à une
réinterprétation sémantique des deux sobriquets en question : les surnoms du roman,
au-delà de leur dérivation, sont sciemment attribués par l’auteur à ses personnages.
« Être dans les choux » est une expression figée qui possède une signification générale
ainsi qu’une acception spécifiquement sportive (l’acception être évanoui est plus rare et
plus récente) qui la rend particulièrement adaptée à un poseur passionné par tout ce
qui est manifestation mondaine :
Être dans l’embarras, en difficulté, dans une très mauvaise situation et, de là : êtredans les derniers (d’une course de chevaux, du classement d’une épreuve sportive) ;être en retard (pour un travail) ; avoir échoué.Être évanoui.
18 Le chou « prend souvent en phraséologie une valeur dépréciative » en tant que
« nourriture commune et grossière ». L’existence de nombreuses autres « locutions à
connotation négative » a probablement « déterminé l’association du chou à une très
mauvaise situation »37. Il ressort que le choix d’affubler Octave d’un surnom délocutif
de ce genre a une valeur doublement antiphrastique. D’une part comme dérivé
(locutorial) d’une expression figée, le sobriquet semble installer d’emblée le personnage
dans le commun, le compter au nombre de ceux qui baignent dans le "tout fait" de la
langue. D’autre part, les acceptions toutes négatives de cette locution, qui concernent
le retard, l’échec, le fait d’occuper les dernières places, composent l’image d’un
vaniteux perdant rétrograde. Or Octave deviendra un artiste hors du commun car il
sera l’auteur d’œuvres « presque de génie ». Il sera en avance, non pas en retard, et
parmi les premiers, non parmi les derniers, vu que ses sketches accompliront dans l’art
contemporain « une révolution ». Le choix de ce surnom semble renverser l’affirmation
de Cratyle évoquée par Barthes38 : non pas « La propriété du nom consiste à représenter
la chose telle qu’elle est » mais plutôt « La propriété du nom consiste à représenter la
chose telle qu’elle n’est pas ». De même l’attribution du surnom semble être là pour
intervertir les deux étapes canoniques – illusion et déception – de l’« incessant
apprentissage »39 (tel que le décrit Barthes avec Gilles Deleuze) dont naît la vérité dans
le roman. Il est peut-être possible de trouver l’ombre d’une motivation "en positif"
pour le choix du surnom « Dans les choux » : la locution évoque également l’idée de
mort « liée à certains emplois de chou »40 ; or nous savons qu’Octave, précocement et
gravement malade, s’épargne les fatigues inutiles et pour lui potentiellement mortelles
de l’amitié, tout comme le Narrateur vieilli, aux prises avec le spectre d’une mort
prochaine, se propose de le faire à la fin du Temps retrouvé.
19 Illusion et déception semblent également permuter dans la parabole dessinée par le
destin de Rachel qui, actrice et prostituée « à vingt francs », se révèlera douée d’un
talent singulier. Son surnom, plus que l’antiphrase, frôle le blasphème étant donné qu’il
associe la valeur érotique des origines de Rachel (dans toute maison close digne de ce
nom une fille doit jouer « le rôle indispensable de la belle Juive »41 comme le rappelle le
Maupassant de La maison Tellier) à l’évocation de la grâce divine : « to call the whore
Rachel a gift from God is a savagely ironic fashion of naming the way she is offered to
him and to all-comers by the procuress »42. Il est également question, dans les vers de
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Scribe, d’un secret à dévoiler, qui pourrait sauver la jeune fille condamnée : « D’un mot
arrêtant la sentence / je puis te soustraire au trépas ! »43. Le héros, par contre, saura
garder le secret et ne révèlera pas à Robert de Saint-Loup qu’il avait connu Rachel dans
une maison de passe. Un double secret concernant l’identité joue donc comme
motivation du surnom.
20 Il existe d’autres surnoms délocutifs dans la Recherche, tantôt dérivés d’expressions
favorites, tantôt de citations. Quelle est donc la particularité de « Rachel quand du
Seigneur » et « Dans les choux » ? Avant tout ils concernent deux figures qui, sans être
de tout premier plan, sont dotées d’une certaine importance. Ensuite ils accompagnent
les personnages auxquels ils sont attribués par le héros pendant plusieurs centaines de
pages : de À l’ombre des jeunes filles en fleurs à Albertine disparue dans le cas de Rachel ; et
encore depuis le deuxième volume, jusqu’au Temps retrouvé dans le cas d’Octave.
21 Comme certains noms propres modifiés, ils évoquent une des facettes du référent. Mais
avec une grande économie de moyens, par le biais de la répétition d’un bref syntagme
toujours identique, ils suscitent, tels une parole magique, l’image précise d’un être
apparemment disparu qui, paradoxalement, continue de cohabiter avec l’être présent.
Un nom propre modifié comme « la Rachel nouvelle », par exemple, n’aura pas le même
pouvoir d’évocation immédiate, qui est celui, pour le sobriquet, de « porter témoignage
de l’origine de sa formation », vu que « celle-ci est rappelée chaque fois qu’il est
prononcé »44. L’alternance entre nom et surnom est là pour suggérer, de manière
particulièrement icastique, que sous la permanence du nom propre se cachent non pas
un seul mais plusieurs individus, qui s’échelonnent dans le temps.
22 Ces surnoms ont également une fonction mnémonique, celle de mettre « en rapport des
éléments qui se répondent à distance, de manière plus ou moins évidente, à la manière
de l’audition musicale »45. Ceci constitue un procédé assez exceptionnel, car s’il est vrai
que « le réseau onomastique du roman permet de disséminer, tout au long, un effet
d’échos sonores »46, il est au contraire « rare dans la Recherche que le procédé d’écho
soit répétition d’un segment verbal »47. Cette fonction de résonance est rehaussée par le
fait que, comme surnoms délocutifs, ces sobriquets mettent en scène des fragments de
discours doués d’une « hétérogénéité […] irréductible », qui font tache dans le fondu de
la prose proustienne. Leur motivation sémantique (même, ou d’autant plus, lorsqu’elle
ne joue, comme nous l’avons vu, qu’en négatif) contribue à favoriser la mémorisation.
23 Cette deuxième fonction peut suggérer un parallélisme, sans doute hardi mais à notre
avis suggestif, entre nos formules onomastiques et les epitheta ornantia de l’épique. On
sait en effet que l’épithète homérique a graduellement cessé d’être considérée par les
exégètes comme un résidu archaïque et dissonant par rapport à la perfection du reste
du poème, pour être lue comme le vestige de techniques de mémorisation qui
témoigneraient d’une phase de transmission orale de l’épique48.
24 Nos deux sobriquets proustiens n’ont rien de « cette misère de l’épithète homérique
revenant sans cesse, pour ne rien désigner, pour ne rien faire voir »49 que Des Esseintes
déplore dans À rebours : leurs apparitions sont strictement sporadiques. Mais cette
sporadicité même est stratégique et contribue à la définition d’un individu
insaisissable. L’epitheton ornans avait également un rôle central dans la construction du
personnage épique, comme le résume Marthe Robert :
Le héros épique est nommé, classé, muni d’attributs qu’aucune modification ne peutatteindre, qu’elle soit le fait des hommes ou du temps. L’épithète homériqueadjointe à son nom lui interdit d’évoluer moralement – et même physiquement –
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tout comme elle l’empêche de changer sa place hiérarchique ou de s’attribuer unenouvelle compétence. Sa stabilité est l’élément fondamental de l’épopée, pour qui laseule idée de changement est une pensée impie. […] Tous les héros homériques onten commun cette impossibilité d’évoluer qui les gard[e] aussi bien de la régressionque du progrès, de la chute que de l’ascension.50
25 Le sobriquet proustien inverse cette fonction, car il est là pour souligner des évolutions
éclatantes et inattendues. Une fois attribué, il reste immuable comme l’épithète
homérique ; le nominé par contre a plusieurs visages, et le rappel du surnom est là pour
souligner son caractère changeant.
26 Par l’attribution de ces sobriquets "anti-homériques", ainsi que par plusieurs autres
jeux sur les noms que nous n’avons pas mentionnés51, Proust parvient à animer un de
ces « systèmes romanesques profondément statiques »52 qu’est l’onomastique.
27 Il serait intéressant de vérifier – nous nous réservons de le faire en une autre occasion –
comment les différents traducteurs de la Recherche ont abordé des segments textuels
doués d’une telle prégnance.
NOTES
1. R. Barthes, Proust et les noms, dans Le degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques,
Paris, Seuil, 1972, p. 121.
2. Ibid., p. 122.
3. Ibidem.
4. M.-N. Gary-Prieur, « La modalisation du nom propre », dans Langue française, 92, 1991, p. 46.
5. G. Kleiber, « Les noms propres “modifiés” par même », dans Langue française, 146, 2005, p. 115.
Pour une analyse du nom propre modifié dans la Recherche voir G. Henrot, « Le Nom propre
modifié de “Bergotte”. Un éventail de métonymies », dans Poétique, 156, décembre 2008,
p. 453-473 ; « Genèse d’une métonymie : le Nom propre modifié de Bergotte », dans Bulletin
d’Informations Proustiennes, 39, 2009, p. 113-134. Pour le statut du nom propre en général dans le
roman proustien voir aussi Id., « Originalité, notoriété, exemplarité, antonomase. Pragmatique
du nom propre dans la Recherche », dans P. Chardin (dir.), Originalités proustiennes, Colloque
international de Tours, mars 2009, Paris, Kimé, 2010, p. 133-148 ; Pragmatique de l’anthroponyme dans À
la recherche du temps perdu, Paris, Champion, 2011.
6. Voir notamment le numéro de Langue française, 146, 2005, intitulé Nom propre : la modification.
7. G. Kleiber, Problèmes de référence : descriptions définies et noms propres, Paris, Klincksieck, 1981,
p. 332.
8. M. Noailly, « La querelle des noms propres », dans Modèles linguistiques, 2-0-1, 1999, p. 109-111,
cité par S. Leroy, « Présentation », dans Langue française, 146, 2005, p. 4.
9. Ibid., p. 5.
10. M. Proust, À la recherche du temps perdu, éd. J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1987-1989, 4 t. (dorénavant RTP).
11. G. Kleiber, « Les noms propres “modifiés” par même », cit., p. 116. Nom propre standard est
synonyme de Nom propre non modifié.
12. Ibid., p. 125.
13. « le jeune homme […] qui depuis vivait avec Rachel », RTP, IV, p. 183.
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14. Soit « tout syntagme nominal qui commence par un article défini et qui renvoie à un
particulier » ; voir G. Kleiber, Problèmes de référence. Descriptions définies et noms propres, Paris,
Klincksieck, 1981, p. 173-174, cité par É. Buchi, A. Wirth, « De la description définie au nom
propre de personne : sur un apport possible de l’anthroponymie historique à la théorie du nom
propre modifié », dans Langue française, 146, 2005, p. 34. Le rôle des descriptions définies
substituant le nom d’Octave est également celui de bien camper un personnage qui n’apparaît pas
souvent mais dont l’importance stratégique dans la diégèse est capitale, vu que dans une
interprétation tardive d’Andrée le mirage d’un mariage entre lui et Albertine pousse Mme
Bontemps à rappeler cette dernière chez elle en causant ainsi, indirectement, sa mort.
15. « Come il nome proprio prototipico, il nomignolo possiede […] una funzione denominativa ;
[…] tale funzione ha anche l’effetto di caratterizzare in senso descrittivo », J. Podeur, Nomi in
azione. Il nome proprio nelle traduzioni dall’italiano al francese e dal francese all’italiano, Napoli, Liguori,
1999, p. 45.
16. « Un terme […] en emploi autonymique […] se désigne lui-même », D. Maingueneau,
Linguistique pour le texte littéraire, Paris, Armand Colin, 2007, p. 97-98.
17. K. Jonasson, Le nom propre : constructions et interprétations, Louvain-la-Neuve, Éditions Duculot,
1994, p. 69.
18. S. Leroy, Le nom propre en français, Paris, Ophrys, 2004, p. 95.
19. Genette associe Octave et Mme Poussin, en laissant de côté Rachel : « Des personnages comme
Octave (dans sa période de Balbec) ou Mme Poussin s’identifient tellement à leur principal tic de
langage qu’il leur reste comme surnom », G. Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 224.
20. S. Duval, « “Une répétition destinée à suggérer une vérité neuve” : itération et régénération
comique chez Proust », dans Études littéraires, 38, n. 2-3, 2007, p. 40.
21. C’est nous qui soulignons.
22. É. Buchi, A. Wirth, « De la description définie au nom propre de personne : sur un apport
possible de l’anthroponymie historique à la théorie du nom propre modifié », cit., p. 24.
23. Nous devons à Yves Baudelle, que nous remercions, la suggestion de cette différence entre les
deux surnoms.
24. K. Jonasson, op. cit., p. 70.
25. Il faut toutefois signaler que le mode de dérivation propre à ce surnom « efface toute marque
intonative des énoncés de base (qui peuvent être assertifs, exclamatifs ou interrogatifs) », J.-P.
Chambon, « Une catégorie souvent négligée de noms de personne : les délocutifs. Quelques
problèmes de reconnaissance et de classification (domaine français) », dans D. Kremer (dir.),
Dictionnaire historique des noms de famille romans, Berlin, New York, De Gruyter, 2011 (1990), p. 128.
26. Soit à première vue de « figurer dans des emplois qui échappent aux règles de rection
morpho-syntaxique de la phrase » ou qui transgressent le « code grammatical », F. Biville,
« Noms propres en usage, noms propres en mention », dans C. Bodelot (dir.), Éléments
« asyntaxiques » ou hors structure dans l’énoncé latin, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise
Pascal, 2007, p. 295.
27. Voir ibid., p. 117.
28. Ibid., p. 295.
29. S. Pierron, Ce beau français un peu individuel. Proust et la langue, Saint-Denis, Presses
Universitaires de Vincennes, 2005, p. 108.
30. J.-P. Chambon, « Une catégorie souvent négligée de noms de personne : les délocutifs.
Quelques problèmes de reconnaissance et de classification (domaine français) », cit., p. 136.
31. Rappelons qu’Émile Benveniste appelle « délocutifs les verbes dérivés de locutions […]. La
caractéristique du délocutif, selon Émile Benveniste est qu’il est dans une relation de dire avec sa
base nominale », J.-C. Anscombre, « Délocutivité benvenistienne, délocutivité généralisée et
performativité », dans Langue française, 42, 1, p. 71. Or « [d]ans les travaux des anthroponymistes
(en particulier J.-P. Chambon, « Les noms propres délocutifs. 1. Note sur un cas inaperçu de
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108
délocutivité », dans Nouvelle revue d’onomastique, 7/8, 1986, p. 159-167, et P. Swiggers, « Une classe
de noms propres : les “rétrolocutifs” », dans Nouvelle revue d’onomastique, 13/14, 1989, p. 157-164)
le terme délocutif a pris récemment un sens particulier : en gros, les délocutifs sont des noms qui
ont comme source le langage ou qui se réfèrent à des actes de langage, ce que A. Dauzat (Traité
d’anthroponymie française, p. 214-217) classait sous la rubrique « Surnoms théophores ; jurons et
expressions favorites ; Noms latins tirés des chants d’église », J. Germain, J. Herbillon, Dictionnaire
des noms de famille en Wallonie et à Bruxelles, Bruxelles, Racine, 2007, p. 27.
32. J.-P. Chambon, « Une catégorie souvent négligée de noms de personne : les délocutifs.
Quelques problèmes de reconnaissance et de classification (domaine français) », cit., p. 128.
33. Ibid., p. 132.
34. Ibid., p. 134, n. 5.
35. Ibid., p. 133.
36. A. Bouillaguet, L’écriture imitative. Pastiche, parodie, collage, Paris, Nathan Université, 1996,
p. 74.
37. J. Amerlynck, Phraséologie potagère : les noms de légumes dans les expressions françaises, Peeters,
Louvain-la-Neuve, 2006, p. 47.
38. R. Barthes, op. cit., p. 125.
39. Ibid., p. 121.
40. « Esnault (G. Esnault, Dictionnaire historique des argots français, Paris, Larousse, 1965) fait
correspondre être dans les choux avec l’expression allemande in Kraute gehen, proprement "aller
dans les choux", qui signifie “décliner, être en mauvaise position, péricliter“ et avec l’italienne
andar tra i cavoli, mourir. La langue française établit aussi une relation entre cette crucifère et la
mort dans une ancienne locution, manger les choux par le trognon », J. Amerlynck, op. cit., p. 47.
41. G. de Maupassant, La Maison Tellier, Une partie de campagne et autres nouvelles, éd. L. Forestier,
Paris, Gallimard, 1995, p. 34.
42. J. Hillis Miller, « Reading Proust’s “Rachel from the Lord” : an interpretation of the wholly
other », dans LiterNet, n. 2 (15), 15 février 2001, URL : http://liternet.bg/publish1/dzhmiller/
reading.htm, consulté le 8 septembre 2011.
43. E. Scribe, La Juive, dans Œuvres complètes, Paris, Furne & Cie, Aimé André, 1841, acte IV, scène
5, p. 69.
44. S. Pierron, op. cit., p. 108.
45. Ibid., p. 243.
46. Ibidem.
47. Ibidem.
48. « Les formules ont dans la culture orale une fonction plus importante et plus répandue que
dans les cultures basées sur l’écriture. La pensée et l’expression orale de type formulaire sont
profondément ancrées dans la conscience et dans l’inconscient, et ne disparaissent pas au
moment où commence l’écriture », W. J. Ong, Oralità e scrittura : le tecnologie della parola, Bologna,
Il Mulino, 1986, p. 50, c’est nous qui traduisons.
49. J.-K. Huysmans, À rebours, Paris, Pocket, 1997, p. 67.
50. M. Robert, L'Ancien et le Nouveau, de Don Quichotte à Franz Kafka, Paris, Grasset, 1963.
51. Voir S. Pierron, « La langue attaquée III », dans op. cit., p. 193-230.
52. S. Pierron, op. cit., p. 197.
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109
INDEX
Mots-clés : Proust (Marcel), onomastique, Recherche du temps perdu, nom propre modifié,
sobriquet, délocution, mémoire, personnage
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Salud Camarada ! Un reportage sur laguerre d’Espagne par MathieuCormanPaul Aron
1 La guerre d’Espagne a été un événement historique majeur. On y a vu, à juste titre, les
prolégomènes de la seconde guerre mondiale. Tous les grands acteurs de la politique
européenne y ont participé (les pays capitalistes-démocratiques, les pays fascistes-nazis
et les pays qui se réclamaient du socialisme). Les effets du conflit n’ont pas été moins
importants. Les déchirures de la société espagnole qui en ont résulté s’observent
encore de nos jours. À l’époque même, par ailleurs, il s’est agi d’une guerre civile
particulièrement médiatisée par les premiers grands reportages photographiques1. La
littérature et le cinéma s’en sont également emparés, avec le succès que l’on sait. De là,
également, un grand nombre de travaux scientifiques, qui ont été consacrés à tous les
aspects du conflit2. Pourtant quelques acteurs sont restés dans l’ombre, soit parce qu’ils
étaient vraiment secondaires, soit parce la documentation à leur sujet était difficile à
trouver. Mathieu Corman, journaliste, libraire et, à ses heures, écrivain belge, est de
ceux-là. C’est son reportage sur la guerre d’Espagne que je voudrais présenter dans cet
article.
Un libraire dans la tourmente
2 Mathieu Corman est né le 15 février 1901 à Lontzen, près d’Eupen, dans une petite
ferme herbagère expropriée en vue de l’élargissement de la gare d’Herbesthal3. Son
père, décédé quand le jeune Mathieu avait trois ans, était wallon et sa mère était
eupenoise d’origine flamande. La famille, bilingue, était très catholique. Mis en pension
chez les franciscains à Völkerich, près de Gemmenich jusqu’à l’âge de dix ans, le jeune
garçon suit les cours de l’école moyenne à l’Institut Saint-Joseph à Dolhain. À la
déclaration de guerre, résidant en territoire allemand, Corman doit interrompre ses
études. Il travaille à la ferme maternelle en apprenant les langues. Engagé volontaire
dans un corps d’artillerie de l’Armée belge à l’arrivée des forces alliées, Corman est
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111
affecté au Corps des interprètes militaires puis à la mission belge près du quartier
général britannique à Cologne. En 1921, il est transféré au bureau des renseignements
politiques de l’armée belge d’occupation, puis il exerce diverses fonctions
administratives en Belgique ou en Allemagne. Déjà il se montre curieux. Il suit la grève
des travailleurs allemands et des ouvriers de la Ruhr contre la tentative de coup d’État
de Wolfgang Kapp entre le 13 et le 17 mars 1920 contre la République de Weimar ; son
premier reportage paraît dans La Nation belge en 1920.
3 En 1925, en vue de s’installer comme libraire sur la côte, il devient secrétaire de la
société des Grands Hôtels du littoral. En mars 1926, il épouse une de ses vingt-cinq
cousines et ouvre sa première librairie, avenue Buyl à Ostende, la Librairie du Carillon.
Il en aura trois, à Ostende, Bruxelles et à Knockke (Zoute). La librairie ostendaise était
ornée d’une grande fresque murale représentant les portraits de 52 écrivains, exécutée
par le peintre Labisse, grand ami de Mathieu Corman. C’est aussi Labisse qui est l’auteur
du dessin reproduit sur la fameuse liseuse qui entoure encore chaque livre vendu chez
Corman. Dans l’après-guerre, et jusqu’aux années 1970, il possédait un des principaux
fonds de livres en tous genres en Belgique ; il arborait fièrement le slogan publicitaire :
« la plus grande librairie d’Europe ». À l’heure actuelle, seules subsistent, sous une
forme plus commerciale, les librairies Corman du littoral.
4 Après un séjour au Maroc où il assiste aux dernières opérations de « pacification »
française (Vers le soleil marocain, 1933), en 1934, par sympathie avec le mouvement
d’insurrection qui éclate dans les Asturies, Corman se rend en Espagne (à moto) avec un
ami. Il en ramènera un remarquable reportage. En 1935, il adhère au parti communiste
belge. Il voyage en Europe centrale et dans les Balkans. Il publie Terres de trouble.
5 En 1936, Corman retourne en Espagne pour participer à la lutte républicaine. Durant les
premiers mois, il combat aux côtés des anarchistes de la colonne Durruti, et il revient
en Belgique en décembre 1936 pour rédiger Salud Camarada !4 Il repart quelques
semaines plus tard, en tant qu’envoyé spécial du quotidien Ce Soir et de l’Agence
España. Retour à la mi-mai, probablement. Son combat pour la République espagnole ne
s’interrompt pas à ce moment, puisque, dès sa réinstallation à Ostende, il s’occupe d’un
home d’enfants espagnols en coopération avec le Secours rouge international. La petite
histoire raconte qu’il rapporta de Guernica deux bombes incendiaires qui n’avaient pas
explosé. Il les transporta en moto d’Irún vers Ostende. Elles finiront par être jetées dans
la mer après les premiers bombardements d’Ostende en mai 1940.
6 Partisan armé dès 1941, recherché par les Allemands, Corman part pour l’Angleterre le
20 octobre 1941, avec l’accord du parti communiste, pour y suivre des cours de
sabotage. Il reste toutefois bloqué dans le Midi de la France jusqu’à la fin de mars 1942,
et passe en Espagne en avril. Arrêté à Barcelone, il est détenu pendant six mois à la
prison cellulaire de Figueras, puis encore trois mois et demi au camp de Miranda. Le
consul de Belgique Jottard parvient à l’en sortir, et Corman rejoint alors l’Angleterre en
compagnie du Dr Marteaux à la fin de janvier 1943. Sous le nom de Robert Craven, il
suit un entraînement de parachutiste. Mais la sûreté militaire belge s’opposant à son
parachutage, il se borne à participer à l’activité du Front de l’Indépendance à Londres.
Il rentre en Belgique le 7 novembre 1944, et renouvelle son adhésion au PCB un mois
plus tard. Dans les années 1950, la vente des ouvrages de Kravtchenko et de Virgil
Gheorghiu par la librairie Corman sera ressentie par le PCB comme incompatible avec
l’adhésion au parti. Corman restera néanmoins fidèle à ses convictions communistes
jusqu’au bout. Il employa comme libraires plusieurs personnalités engagées
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politiquement comme l’ancien surréaliste hennuyer André Lorent ou l’écrivain Charles-
Louis Paron. Ce dernier travailla aussi à la librairie du Monde entier, spécialisée dans
l’importation de livres soviétiques, que Corman avait aidée à mettre sur pied avec le
responsable communiste Xavier Relecom.
7 Ouverte à nouveau dès la libération, la librairie d’Ostende est régulièrement visitée par
des représentants du parquet de Bruges qui, sur dénonciation d’un confrère, sont à la
recherche de livres « pornographiques » et d’ouvrages illégalement importés de France
(et donc soustraits aux droits de douane). À plusieurs reprises, Corman sera poursuivi
et même condamné pour diffusion d’ouvrages contraires aux bonnes mœurs (tel un
ouvrage illustré sur le peintre Delvaux).
8 Corman est l’auteur d’un seul roman alimenté par ses souvenirs de guerre, publié
d’abord sous le pseudonyme de Nicolas Cravenne (Ami entends-tu ?, 1963, réédité en
1970) et d’un ouvrage retraçant ses démêlés avec le parquet de Bruges (Outrage aux
mœurs, 1971). Mais son œuvre la plus intéressante est sans doute constituée par les
reportages qu’il réalise en Espagne (Brûleurs d’Idoles. Deux vagabonds dans les Asturies en
révolte, 1935), dans les Balkans (Terres de trouble, aventures de deux flâneurs dans les
Balkans d’aujourd’hui, 1935 ; Drougar, 1956) et en Russie (Le rendez-vous de Koursk : mes
contacts directs avec les Soviétiques chez eux, 1974). Voyageur soucieux de son
indépendance, Corman rencontre des personnalités, mais aussi et surtout les gens
ordinaires que son équipement (une moto ou un des premiers « camping-cars ») ne
manque pas d’intriguer. Les dialogues sont pleins de naturel et les observations souvent
pertinentes.
9 La mort de Corman reste un peu mystérieuse. On a retrouvé son corps en 1975, le jour
de son anniversaire, dans les bois de son enfance à Lontzen. Suicide très probablement,
mais dont les raisons n’ont pas été rendues publiques.
L’Espagne au cœur
10 Les conditions dans lesquelles Corman a pu se rendre sur le front autant que le
contexte de la publication de son reportage indiquent à suffisance qu’on ne saurait lire
son livre comme un simple témoignage. Contrairement à son premier voyage dans les
Asturies ou aux reportages qu’il rédigera au retour des démocraties populaires, Salud
Camarada ! porte la marque des enjeux et polémiques du temps. Les deux premiers
chapitres de Salud Camarada ! ont partiellement paru dans l’hebdomadaire Le Rouge et le
Noir de Pierre Fontaine les 13 janvier, 3 février et 14 avril 1937. Le dernier chapitre est,
lui, construit à partir des correspondances adressées par l’auteur au quotidien français
Ce Soir entre le 24 avril et le 10 mai 1937. Ils ont été revus et organisés avant
l’impression le 28 juin 1937, à compte d’auteur, aux éditions Tribord. Ces dates sont
importantes. Elles rappellent que la guerre civile espagnole fait encore rage au moment
où paraît le livre. Elles indiquent donc aussi dans quel esprit travaille Mathieu Corman.
En intervenant ainsi à chaud, sans prendre de recul critique, il fait de son reportage un
livre d’intervention : il peut espérer, à son modeste niveau, orienter son lecteur à
mieux comprendre le sens du combat républicain, et donc participer quelque peu à la
défense de la démocratie.
11 Divisé en trois parties d’importance inégale, le livre de Corman s’articule en plusieurs
séquences qui n’avaient sans doute pas été prévues comme telles. La plus longue partie,
sur laquelle s’ouvre le livre, rend compte d’un long périple sur le front d’Aragon et de
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113
Madrid. La qualité de l’écriture et le témoignage même de l’auteur indiquent qu’il s’agit
de son projet original, tel qu’il résulte de son engagement militant dans l’aide militaire
étrangère à la République. Toutefois, destiné à paraître sous forme de reportage,
l’ouvrage dissimule la vocation combattante de l’auteur et se présente sous des dehors
journalistiques. Cette dimension est accentuée par la seconde et surtout troisième
parties, qui forment effectivement la matière de correspondances de guerre.
12 Comme plusieurs autres militants étrangers, c’est vers la Catalogne que Corman s’est
d’abord dirigé. On ne connaît pas la date de son arrivée en Espagne, mais elle se situe
vraisemblablement en septembre ou en octobre 1936 et sans doute a-t-il rapidement
été dirigé vers les combats. Les événements rapportés montrent qu’il a passé plusieurs
semaines sur le front d’Aragon avant de suivre les hommes de Durruti dans leur
progression vers Madrid.
13 Dans son roman Ami entends-tu ? (1970), Corman mettra en scène un libraire qui s’est
rendu en Espagne, « côté anarchiste » (p. 63). De fait, il se trouve aux côtés des troupes
issues des FAI (Fédération anarchiste d’Espagne) et de la CNT (Confédération nationale
des travailleurs, syndicat d’obédience anarchiste) de Catalogne, et des tout premiers
« internationaux » qui les ont rejoints.
14 Le front d’Aragon était principalement tenu par les anarchistes de la FAI et de la CNT
ainsi que par les troupes du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste, trotskiste) qui
y affrontèrent les rebelles après leur victoire à Barcelone à la fin du mois de juillet 1936.
La région était devenue un véritable terrain d’expérimentation du « pouvoir
populaire » tel que le concevaient les anarchistes, avec la mise en place de « comités »
qui dirigeaient la vie publique et la stratégie militaire. Entre août et novembre, le front
d’Aragon incarne « le pouvoir révolutionnaire le plus original »5. Les comités de chaque
village poursuivent les « fascistes », assurent la collectivisation des terres et le
démembrement des propriétés de l’Église et des latifundiaires. Ils soustraient ainsi la
région à l’autorité du gouvernement central. À cette expérience sociale révolutionnaire
s’ajoute une autre singularité : contrairement aux autres secteurs du front, quelques
victoires y avaient été remportées sur les insurgés (dont celles de Monte Aragon et
d’Estrecho Quinto, que rapporte précisément Corman). La possibilité d’atteindre
Huesca, puis Saragosse, point stratégique qui commandait l’ouverture de la région nord
tenue par le général Mola, existait peut-être. Mais les armes faisaient défaut, et cet
avantage temporaire ne put être exploité. Après la stabilisation du front d’Aragon, une
part des troupes qui y étaient engagées fut transférée vers Madrid à partir de la mi-
novembre. Certains anarchistes et trotskistes accusèrent le gouvernement de la
République, dans lequel le rôle du parti communiste et des alliés soviétiques
grandissait, d’avoir sciemment négligé ce front au profit de la bataille pour la capitale,
plus symbolique et plus cruciale à leurs yeux. Pourtant lorsque ce front fut renforcé, au
printemps suivant, Huesca tint bon, et les Républicains ne purent jamais forcer le
passage.
15 Quelques semaines après Corman, un autre étranger effectua exactement le même
périple. Débarqué à la mi-décembre à Barcelone, l’écrivain anglais George Orwell faisait
partie des troupes du POUM qui combattirent en Aragon, parfois dans les villages
mêmes où Corman était passé quelques mois plus tôt. Son extrême sensibilité à
l’évolution rapide des rapports de force en Catalogne nous donne la clé du titre choisi
par Corman. Orwell raconte en effet que, dans les premiers jours, « tout le monde se
tutoyait, en s’appelant ”camarade”, et l’on disait Salud au lieu de Buenos dias » ;
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114
quelques mois plus tard, au moment où le régime républicain restaure son autorité sur
Barcelone, le vouvoiement revient6. Mais les deux auteurs divergent dans l’analyse des
événements. Orwell montre crûment le désarroi et l’impréparation des troupes
républicaines, là où Corman souligne avant tout leur courage et leur solidarité. Orwell
insiste par ailleurs sur la violence de l’opposition entre trotskistes, anarchistes et
communistes catalans. Appartenant au parti vaincu, il fait de son livre une manière
d’hommage au POUM. C’est aussi la dissolution de la « division Lénine », devenue le 29e
régiment du POUM l’année suivante, qui fait l’objet du film de Ken Loach7. Corman
s’interdit ce genre de commentaire, même si, pour une part, l’allusion discrète au
« salut » des camarades semble montrer où vont les sympathies de l’auteur. Il faut sans
doute aussi mettre au compte de son anticonformisme et de son combat pour la liberté
sexuelle le choix de publier le « carnet de Libertario » dont la tonalité homosexuelle est
extrêmement rare dans les écrits militants du monde ouvrier. Toutefois, Corman se
range manifestement au nombre de ceux qui estiment que le combat contre le fascisme
doit passer avant les dissensions internes entre anarchistes et communistes. C’était
d’ailleurs aussi le sentiment d’Orwell en retournant sur le front après les événements
de Barcelone : « Quels que puissent être les défauts du gouvernement de l’après-guerre,
il y avait une chose certaine : c’est que le régime de Franco serait pire »8.
16 Membre du parti communiste, publiant des articles dans un organe du parti français,
Corman atténue la tonalité anarchiste au fur et à mesure de la progression de son récit.
Il met dès lors l’accent sur des thèmes et des comportements qui sont communs aux
groupes dont l’antagonisme croît au moment même où il publie son reportage en
volume. La seule allusion qu’il se permet est l’avertissement que lance Durruti à un de
ses amis ministre anarchiste (SC, p. 200). L’hommage vibrant qu’il rend au chef
emblématique des libertaires catalans se situe précisément au moment où les forces de
Durruti ont rejoint Madrid. Le pathos de la fin de la seconde partie, qui évoque « l’âme
du mort » et le sacrifice auquel consent la mère de Pedro, est en quelque sorte équilibré
par l’annonce sans autre commentaire de la « militarisation » de la colonne anarchiste,
c’est-à-dire son intégration à la nouvelle armée régulière de la République (SC, p. 253).
La mort de Durruti, assassiné d’une balle dans le dos, est attribuée à la « cinquième
colonne » alors que certains ont discuté cette interprétation. De la même manière le
slogan célèbre de la Pasionaria communiste Dolores Ibarruri, No pasaran ! est détourné
au profit des combattants anarchistes des montagnes d’Aragon (SC, p. 203). Ainsi, par
petites touches, Corman masque-t-il le fossé qui se creuse dans la gauche espagnole. De
la sorte également, son texte se veut au service de l’Espagne républicaine tout entière,
et non d’un de ses partis.
17 Un autre aspect du livre mérite d’être souligné, parce qu’il rejoint un des thèmes de la
propagande républicaine. Les soldats de Franco sont soit des troupes marocaines, soit
leurs alliés italiens ou allemands ; lorsqu’il s’agit d’Espagnols, l’accent est mis sur leur
embrigadement forcé ou sur leur aveuglement « mystique ». Aussi Corman insiste-t-il à
maintes reprises sur les transfuges qui abandonnent le camp rebelle. En Aragon,
quelques miliciens prennent le « Camino de la libertad » (SC, p. 27) ; ils sont rejoints un
peu plus tard par des syndicalistes (SC, p. 47), puis c’est un aide boulanger qui traverse
les lignes (SC, p. 155), un groupe d’une vingtaine de soldats entraînés par l’ordonnance
d’un commandant fasciste (SC, p. 173), des Arabes (SC, p. 213) et deux Basques enfin
dont un caporal (SC, p. 305). S’il est certain qu’une guerre civile entraîne ce genre de
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115
pratiques, sa transformation en leitmotiv littéraire relève, elle, de la volonté de
convaincre.
18 La troisième partie du livre est celle qui lui a donné sa (relative) notoriété, même s’il est
manifeste qu’elle a été rédigée dans l’urgence. Elle est à la fois la plus politique et la
plus liée à l’actualité.
19 Corman est envoyé spécial de Ce soir. À ce titre, il circule sur le front basque. Le 24 avril,
il envoie son premier reportage, encore factuel, sur le blocus de la ville. Mais dès le 27,
le ton devient plus tragique : la technique du « tapis de bombes » mise en œuvre par
l’aviation nazie sème en effet la terreur dans les populations civiles et plusieurs villages
sont rasés. Après Guerricaiz (Arbatzegui Gerrikaitz, en basque), où il assiste en direct au
bombardement, Corman est avec son confrère anglais George Lowther Steer, du Times,
le premier journaliste à pénétrer dans la ville de Guernica, quelques heures après le
passage dévastateur des bombardiers.
20 Corman ne quitte pas le front basque après ces événements tragiques. Il assiste de près
à la bataille du mont Sollube, dont il rend compte au jour le jour, du 7 au 10 mai, pour
les lecteurs du journal. Ainsi le 10 mai, il se retrouve aux premières loges en compagnie
du plus célèbre photographe de la guerre d’Espagne9 :
À côté de moi filme notre reporter photographe Capa. Le tir des mitrailleuses et destanks immobilisés se fait très précis. Nous avons des morts, on apporte des blessés.Un milicien veut montrer à Capa un petit tank avançant seul, caché par lesbroussailles. Sa main se couvre de sang, traversée par une balle explosible. Dans lesyeux du milicien, une lueur étrange :— No pasaran !10
21 Les clichés de Robert Capa, publiés dans Ce Soir, illustrent la violence des combats dont
parle Corman. Mais le ton épique, qui convient au journalisme d’intervention,
affaiblirait un livre publié après la défaite républicaine sur ce front. C’est pourquoi
Corman ne reprend pas ce passage dans Salud Camarada ! Pour la même raison, son texte
publié le 23 juin : « Comment j’ai suivi le raid d’un tank républicain dans Bilbao
occupé » ne figure pas non plus dans l’ouvrage. Par contre, les faits précis qui disent
son indignation, le spectacle des cadavres brûlés, des corps tailladés, cette jeune fille
dont le bas du corps est réduit en bouillie rendent concrètement l’horreur du spectacle
dont Picasso fera, dans son grand tableau en noir et blanc intitulé Guernica, le symbole
même de cette guerre.
22 Corman insiste enfin sur deux aspects importants de cette phase de la guerre. En ce
printemps 1937, l’armée républicaine a été réorganisée sur le modèle d’une armée
régulière, avec l’aide de conseillers soviétiques. Les communistes ont été les premiers à
exiger cette évolution. Elle était un gage indispensable d’efficacité, mais également le
moyen pour le parti de s’imposer comme la principale force militaro-politique du Front
populaire républicain. Plusieurs engagés volontaires dans les Brigades ont fait
connaître à leur retour les conflits, voire les exactions qui ont accompagné cette
mainmise. Ce sera, on l’a vu, le but de Georges Orwell. C’est également le cas du Belge
Nick Gillain, qui dénonce dans Le Mercenaire non seulement la conduite de la guerre par
les Républicains, mais aussi, nommément, plusieurs responsables communistes
coupables selon lui d’exécutions sommaires, comme le Français André Marty,
commandant de la base d’Albacete, ou l’avocat belge Jean Bastien11. L’interrogatoire du
pilote allemand par Corman est évidemment d’une tout autre tonalité : il se clôture par
une note humaniste et l’espoir des remords de conscience du militaire. De la même
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
116
manière, en insistant simultanément sur l’efficacité de l’armement fourni par l’URSS, et
sur les fragiles victoires qu’il permet de remporter, le livre de Corman se conclut
implicitement sur la légitimité des choix communistes. Il ne se laisse pourtant pas aller
à un optimisme illusoire : la réflexion d’Alonso « Je me demande où ces salauds vont
chercher tout cela » (SC, p. 337) montre que les combattants républicains savent de quel
côté l’équilibre des forces bascule irrémédiablement.
Une écriture de l’événement
23 Ami des livres auxquels il a voué sa vie de libraire, Corman ne cherche pas à faire du
« style ». Son écriture se veut efficace, directe, mue par ce qu’elle décrit et non par
l’exhibition de l’art de l’écrivain. La tradition à laquelle il se rattache est bien celle du
grand reportage, celle de John Reed, d’Albert Londres ou de Joseph Kessel. Comme eux,
il établit avec son lecteur ce que l’on pourrait appeler un « contrat de vérité ». Le fait de
rapporter des événements qu’il a vus en personne ou d’interroger ceux qui y ont assisté
directement se révèle par l’usage de la première personne du singulier. Le « je » qui
parle se met à la barre des témoins. Comme devant un tribunal, il jure implicitement de
dire « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ».
24 Bien entendu, la vérité est une notion toujours subjective et discutable. En l’occurrence,
elle l’est à deux titres au moins. D’abord, comme on l’a vu, parce que le contexte de la
publication et les enjeux historico-politiques ont pour effet que Corman gauchit son
récit, volontairement ou non, dans un sens favorable au camp républicain tel qu’il s’est
réorganisé en juin 1937. Ensuite, et ceci vaut pour tous les récits journalistiques, parce
que le témoin ne peut parler que de ce qu’il connaît personnellement, c’est-à-dire d’une
toute petite partie de l’événement. Or la vérité d’un événement n’est pas
nécessairement perceptible par ceux qui en sont les acteurs, c’est même souvent le
contraire. Si le célèbre héros de Stendhal, Fabrice, avait écrit un reportage sur la
bataille de Waterloo, il n’aurait bien évidemment pas rendu compte de ce qui s’y est
réellement produit. Le récit journalistique doit donc à la fois respecter le regard
particulier qu’il peut poser sur les faits, et tenter de généraliser ce regard sous peine de
tomber dans l’anecdote. Mais il importe que cette généralisation ne fasse pas perdre de
vue le « contrat de vérité », et qu’elle ne s’éloigne donc pas trop du témoignage de
première main. La tension entre ces deux plans est au cœur de l’éthique du
correspondant de guerre. Elle habite également le mode de narration de Salud
Camarada !
25 Dans Salud Camarada !, la distribution des interventions directes du narrateur suit
précisément les phases du récit que nous avons repérées précédemment. Les chapitres
les plus anciens sont plus descriptifs. Corman dessine des paysages (le début du livre est
caractéristique) ou rend compte d’une atmosphère. Les faits s’organisent en récits de
quelques pages, qui sont presque des nouvelles. Le texte journalistique est ainsi
retravaillé. À l’inverse, lorsqu’il rapporte des événements plus récents (ou qu’il reprend
les dépêches envoyées à Ce Soir), Corman adopte un ton plus direct, sa phrase s’abrège,
presque comme celle d’un communiqué militaire : « Les nouvelles sont inquiétantes.
Plus au nord, le front a cédé. Il faut s’organiser sur place, rapidement… » (SC, p. 254). Il
n’hésite pas à se mettre en scène ou à intervenir personnellement dans le récit. À cet
égard, le plus beau passage du livre est l’interrogatoire de l’officier allemand à qui il
raconte le massacre de Guernica. Le témoin devient ici acteur : « J’ai l’impression
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d’avoir réussi un miracle. » (SC, p. 324) Le propos « littéraire » du début contraste ainsi
avec l’extrême subjectivité des dernières lignes : le narrateur pleure comme un enfant
dans sa chambre à la pensée des miliciens qui vont mourir. Ces deux tonalités très
différentes forment comme les pôles extrêmes entre lesquels se déploie le récit. De l’un
à l’autre, une grande variété de registres suscite l’intérêt du lecteur. Descriptions,
dialogues, commentaires se succèdent rapidement. La manière dont Corman rapporte
une attaque nocturne est caractéristique (SC, « Alerte », p. 37- 42) : il trace d’abord le
décor général de l’action, rapporte les faits en style direct (« les camions blindés
sortent de leurs cachettes antiaériennes ») ou même elliptique (« le tank n° 4 réclame
un mitrailleur »), puis il focalise l’action sur des acteurs particuliers. On suit le
narrateur à l’intérieur du même tank n° 4, dont les servants sont décrits de près. Après
l’engagement proprement dit, le point de vue s’élargit à nouveau. L’usage du nom
propre (« Antonio Lopez ») rend le texte crédible et concret. On comprend néanmoins
que le combat a été victorieux (« l’ennemi se retire vers ses positions de départ »). Le
récit a très exactement les qualités des clichés de Robert Capa ou des autres
photographes de guerre : il donne une image vivante et précise de l’événement, même
si, comme les photographies, il est le résultat d’un travail sur le choix de l’image, sur le
cadrage et sur les contrastes.
26 Le livre de Mathieu Corman est donc à la fois le témoignage exceptionnel d’un des
Belges qui a pris part à la guerre d’Espagne, un reportage « en direct » d’un
correspondant de guerre, et, pensons-nous, un texte sensible et émouvant. Son
actualité est pour une part liée à la commémoration du 70e anniversaire du
déclenchement du conflit. Mais elle tient aussi, et c’est sans doute le plus important, à
l’impératif moral qui y apparaît : le devoir de témoigner, la faculté d’indignation face
aux injustices, la nécessité d’intervenir, à la mesure de ses moyens, dans la marche du
monde.
NOTES
1. Sur le rôle des journalistes dans la guerre d’Espagne, on peut lire l’excellente étude de M.
Martin, Les grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Paris, Audibert, 2005.
2. Les relations entre les écrivains français et la guerre d’Espagne ont fait l’objet de plusieurs
études d’ensemble, comme Dossiers H, Les Écrivains et la guerre d’Espagne (Paris, 1975) ou
M. Bertrand de Muñoz, La Guerre civile espagnole et la littérature française (Paris-Montréal, 1972),
l’article « Les écrivains et la guerre d’Espagne » d’Emilio Sanz De Soto (Le Monde diplomatique,
avril 1997, p. 26-27) ou le dossier « Intellectuels, écrivains et journalistes dans la guerre
d’Espagne », Aden, n° 5, octobre 2006. Pour ce qui est des Belges, ces relations ont été étudiés par
P. Aron (« La guerre civile en Espagne et les écrivains belges francophones : étapes d’une
réception littéraire », Revue belge de philologie et d’histoire, 1987, 3, p. 581-603, partiellement
réédité dans Aden, op. cit.), puis par André Bénit qui a consacré sa thèse de doctorat au sujet, ainsi
que plusieurs articles (notamment : « Les écrivains francophones de Belgique et la guerre
d’Espagne », dans M. Boixareu et R. Lefère (dir.), L’Histoire de l’Espagne dans la littérature française,
Paris, Champion, 2003, p. 727-741 ; « Guernica dans la conscience des écrivains francophones de
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Belgique », Thélème, 2003, 18, p. 5-20). D’un point de vue historique, voir aussi le dossier édité par
José Gotovitch et Els Witte dans la Revue belge d’histoire contemporaine, XVIII, 1987. Les
contributions en sont disponibles sur internet : <http://www.flwi.ugent.be/btng-rbhc/fr/>.
3. Cette biographie a pu être rédigée grâce aux renseignements biographiques fournis par
l’auteur dans ses différents ouvrages, l’autobiographie qu’il a remise au parti communiste en
1945, et la notice nécrologique « Anarchist tot in de dood… » parue le 28 février 1975 dans De
Zeewacht sous la plume de Jo Deensen.
4. M. Corman, Salut camarada ! Cinq mois sur les fronts d’Espagne, Ostende/Paris, Tribord, 1937.
Dorénavant SC.
5. P. Broué et É. Témime, La Révolution et la Guerre d’Espagne, Paris, Éditions de Minuit, 1961, p. 118.
6. G. Orwell, Catalogne libre, Paris, Gallimard, « Idées », 1976, p. 14 et 130.
7. Land and Freedom, 1995.
8. G. Orwell, op. cit., p. 180-181.
9. On trouvera sur le site de l’agence Magnum les principales photos réalisées par Taro et Capa à
ce moment-là.
Photos de Gerda Taro :
SPAIN. Near Huesca. Aragon front. Republican soldiers. August-September 1936.
Photos de Cornell Capa (Robert Capa © 2001 1936) :
SPAIN. Near Huesca. Aragon front. Republican soldier. August-September 1936.
SPAIN. Madrid. After an Italo-German air raid. The Nationalist offensive on Madrid, which lasted
from November 1936 to February 1937.
SPAIN. Bilbao. Basque region. Extinguishing a fire in a gas deposit hit by an Italo-German air raid.
May 1937.
SPAIN. Bilbao. Running for shelter during an air raid, May 1937.
SPAIN. Bilbao front. Basque region. Loyalist soldier during the battle of Mount Solluve. May 1937.
10. Ce Soir, 10 mai 1937, p. 5.
11. N. Gillian, Le Mercenaire, Paris, Fayard, 1938.
INDEX
Mots-clés : Corman (Mathieu), guerre d’Espagne, reportage, témoignage, récit de guerre
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Post-mémoire et identité. Lesreprésentations du traumatisme parla “mise en scène” des objetsCarmelina Imbroscio
1 Ceux qui n’ont pas partagé l’expérience de la déportation et de l’extermination de
masse dans les camps nazis n’ont pas pu ou pas voulu en comprendre les horreurs.
Quant aux rescapés, ils ont été tiraillés entre le sentiment de culpabilité pour avoir
survécu, le besoin de combler ce sentiment en rendant témoignage, le désir de
défoulement, la peur de s’exposer, en se manifestant, à une nouvelle et vaine douleur,
face à une société qui refusait d’écouter et qui voulait effacer des souvenirs pénibles.
D’où le choix fréquent du silence de la part de ceux qui savaient, de l’oubli de la part de
ceux qui ne voulaient pas savoir. La société civile a essayé de combler le vide du non-dit
par la frénésie collective de la commémoration qui, au cours de ces dernières
décennies, a caché sous le rituel évocateur un passé inquiétant qu’elle a de la peine à
élaborer.
2 Le trouble provoqué par la confrontation avec l’indicible se transfère ainsi, encore
irrésolu, sur la seconde génération (ou la troisième, c’est le cas de Marianne Rubinstein
dont on parlera au cours de cet article), celle qui n’a pas subi directement l’événement
traumatique mais qui est quand même concernée, à cause de l’incapacité ou de
l’impossibilité de la génération précédente d’assumer la tragédie vécue. Le besoin de se
raccorder avec son passé, de récupérer une mémoire censurée ou déformée devient
alors contraignant pour les écrivains de cette génération ; et pour de multiples raisons :
la conscience d’être les derniers à pouvoir transmettre un témoignage directement
reçu des protagonistes, la nécessité de retrouver une histoire personnelle et intime sur
laquelle bâtir un présent enfin réconcilié, l’exigence de confirmer son lien avec une
tradition culturelle humiliée et niée, tout en revendiquant une place dans la société
nationale d’appartenance. C’est le cas des « enfants de la Shoah »1.
3 Néanmoins, malgré l’urgence posée par l’impératif du témoignage, malgré le fait que le
temps révolu pourrait encourager une certaine prise de distance par rapport au
bouleversement existentiel éprouvé par les protagonistes, la parole reste « suffoquée »2
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: c’est que la plupart des victimes ne sont pas revenues des camps, que les survivants
sont désormais morts, que ceux qui restent essaient d’ensevelir sous l’aphasie la
mémoire de la douleur ; c’est que, chez les enfants, un sentiment de pitié et de
culpabilité à l’égard de leurs propres parents a fini par les empêcher d’élaborer les
rapports personnels, puisque le « grand » événement qui a marqué l’histoire de la
famille étouffe, fait ressentir comme banal et infime tout problème relationnel entre
ses membres. Gilles Rozier le dit bien dans les quelques lignes rapportées par Marianne
Rubinstein dans son ouvrage C’est maintenant du passé : « il y a des traumatismes liés à la
guerre, mais en dessous, dissimulés, des traumatismes familiaux qui ne peuvent plus se
faire jour car ils ont été considérés par la psyché des survivants comme étant sans
commune mesure par rapport aux traumatismes vécus plus tard »3. Encore du silence,
donc, et non pas le silence acquis de la mémoire réconciliée, mais le silence lourd de
l’oubli imposé, dans la plupart des cas, par une difficulté encore profonde à
entreprendre le travail de remémoration4.
4 Maintenant que « l’intervalle de latence » est apparemment comblé, il faut encore un
médiateur qui aide à surmonter les dernières résistances et à dire le traumatisme.
5 L’écriture (le plus souvent fiction ou autofiction, les seuls écrits à même de raconter
une réalité intolérable, selon Robert Antelme5) sera, pour nos auteurs de seconde
génération, le principal médium de la mémoire. Le travail de défoulement se fera donc,
in primis, grâce à l’écriture même, qui constitue pour eux non seulement le support
technique du témoignage mais un véritable travail de fouilles in progress dans les
profondeurs de la mémoire héritée, ainsi que dans les replis de leur existence
personnelle où, souvent, le ressentiment envers des parents morts physiquement ou
affectivement a ouvert une blessure profonde. D’où des récits qui, loin de remémorer
uniquement l’expérience concentrationnaire, explorent leur vécu même. Valeur
métaphorique donc de l’acte de scribĕre, d’entamer la cire vierge, qui est en même
temps inscribĕre, inscrire dans la mémoire individuelle et collective, dans sa propre
existence, ce qui a été refoulé à cause du traumatisme.
6 Mais d’autres adjuvants entrent en jeu pour apporter leur soutien : ce sont des objets
qui entrent en scène dès que le rideau s’ouvre sur le drame à représenter, des objets qui
facilitent le transfert sur le plateau de la vie de ce qui a souvent survécu dans
l’obscurité des coulisses de la mémoire, dans l’opacité du tabou, des objets qui tracent
le chemin de la théâtralisation (qui se veut thérapeutique) du traumatisme.
7 Dans certains cas on pourrait assimiler ces « facilitateurs » aux objets transitionnels de
Donald Winnicott, ceux qui accompagnent l’enfant de la veille au sommeil et qui le
protègent contre l’angoisse de l’abandon et la peur du noir et de l’inconnu6. Ce sont des
objets à la valeur hautement symbolique. Quelques-uns, en particulier, méritent notre
considération7.
8 Le corpus qui sera ici pris en examen a une composition, si l’on peut dire, « mixte » :
quelques auteurs renommés, comme Georges Perec ou Albert Cohen, et une série
d’écrivains contemporains moins connus, que nous avons abordés au cours de ces
dernières années dans le cadre d’une recherche sur la présence possible, en France,
d’une littérature « juive » de seconde génération8.
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La méta-écriture, l’ordinateur, le cartable…
9 Dans Perla de Frédéric Brun – dont le narrateur/protagoniste est en train d’écrire une
sorte de journal intime (qui correspond en partie au livre que nous lisons) – l’objet en
scène est l’écriture elle-même, non simple instrument de la « mise en page » des
souvenirs, mais espèce de méta-écriture qui extrait d’une réminiscence engourdie un
passé aux contours flous. Cela par l’entremise de l’ordinateur, étonnant ressort qui fixe
dans sa propre mémoire les données de la mémoire personnelle en train de prendre
corps. Frustré de ne pas avoir reçu les confidences de sa mère, Perla, ancienne déportée
à Auschwitz, quand elle était en vie, et de ne pas avoir forcé à temps le mur de silence
derrière lequel elle avait passé le reste de son existence, le narrateur – qui va être père
– éprouve le besoin de revisiter son expérience filiale en se posant des questions sur
l’univers concentrationnaire. Faute d’interlocuteur, l’apaisement lui vient du fait même
de confier à son clavier et à la page blanche ses souvenirs, ses vides, ses doutes, ses
angoisses. Au fur et à mesure que le livre (du narrateur) prend forme, la mémoire
affleure : « Je veux puiser dans ma mémoire jusqu’à ce qu’il n’y reste plus d’encre
noire… »9, et la vie réclame sa place : « Tandis que j’effleure des doigts les touches de
mon clavier, les ongles des mains de mon fils commencent à pousser » ; le livre et
l’enfant sont, tous les deux, un mystère de la création, le présent qui s’ébauche, la
promesse d’une existence renouvelée :
comme pour le ventre de ma femme, je ne comprends pas pourquoi ni comment,tous les signes que je tape sur mon clavier se reproduisent sur un écran etdemeurent gravés dans la mémoire d’un disque dur dont je ne connais rien, ni laprovenance, ni la composition. […] D’où viennent les instructions de la naissance ?D’où vient la voix qui dicte mes écrits ?10
[…] Mon livre me transforme au fur et à mesure que j’écris.11
10 La naissance de l’enfant coïncide avec le moment où le livre, enfin terminé, peut être
mis de côté : plus question de se tourmenter, ce qui pouvait être recherché l’a été, le
reste dormira à jamais : c’est le moment de vivre. Le passé, auparavant lourd bagage
(« Si je m’acharne à écrire c’est pour vider mes bagages »12), revient en fin de récit
comme transmission d’un savoir qui assiste et accompagne le présent : « Perla, j’aurai
toujours un cartable sur le dos, celui d’un enfant qui part pour l’école de la vie. Tu le
remplis encore »13.
Stylo, plume d’or, page blanche
De lui il me reste seulement le stylo. Je l’ai pris un jour dans le sac de ma mère oùelle le gardait avec d’autres souvenirs de mon père. Un stylo comme on n’en faitplus, et qu’il fallait remplir avec de l’encre. Je m’en suis servie pendant toute mascolarité. Il m’a « lâchée » avant que je puisse me décider à l’abandonner. Je lepossède toujours, rafistolé avec du scotch, il est devant mes yeux sur ma table detravail et il me contraint à écrire, écrire.Mes nombreux livres ont peut-être été des voies de traverse obligées pour parvenirà raconter « ça ».
11 C’est l’ouverture de Rue Ordener, rue Labat de Sarah Kofman14. Le « ça » que l’écrivaine
s’apprête à aborder est le récit de la mort atroce de son père, rabbin, « ramassé » lors
de la rafle du Vel’ d’Hiv, le 16 juillet 1942, déporté à Auschwitz, roué de coups de pioche
et enterré encore vivant – selon les témoins – par un prisonnier juif, devenu kapo. Mais
le « ça » le plus difficile à raconter est le sort de la petite Sarah, que se disputeront sa
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mère et la femme à laquelle elle a été quelque temps confiée : deux demeures (rue
Ordener et rue Labat); deux cultures (juive et chrétienne) ; deux liens affectifs qui
s’entrechoquent, ne permettant jamais à la petite de vivre un moment de bonheur qui
ne soit accompagné d’un sentiment de culpabilité. Une existence déchirée, émiettée,
difficile à recomposer, dont la première déchirure remonte au moment où le père est
appréhendé sous les yeux de ses enfants. La scène a, dans la remémoration, la terrible
puissance de la tragédie antique :
En lisant la première fois dans une tragédie grecque les lamentations bien connues« ô popoï, popoï, popoï » je ne puis m’empêcher de penser à cette scène de monenfance où six enfants, abandonnés de leur père, purent seulement crier ensuffoquant15, et avec la certitude qu’ils ne le reverraient jamais plus : « ô papa, papa,papa ».16
12 Crier en suffoquant… C’est là l’impasse d’où Kofman ne sortira pas. Elle mourra par
suicide quelques mois après la parution du livre. Dans son essai Paroles suffoquées17,
dédié – quelques années auparavant – à son père, à Robert Antelme et à Maurice
Blanchot, Sarah Kofman se débattait – comme tant d’autres – entre le besoin de
témoigner et le sentiment d’impuissance communicative face à un tel absolu18.
S’ajoutait un autre doute : éventuellement, comment communiquer ? Partager le point
de vue de Blanchot pour qui l’écriture du désastre, des cendres, ne peut pas se faire
« littérature », ou le nouvel humanisme d’Antelme qui « raconte » l’essence humaine
retrouvée au sein de l’abjection extrême ? Comment dépasser l’impouvoir19 ? Elle le
pourra, on l’a vu, grâce au pouvoir « magique » du stylo hérité de son père, qui lui
permet d’animer la mise en scène essentielle, dépouillée, de la tragédie personnelle et
familiale. Mais cette fois-ci pas de catharsis. La résurgence de la mémoire est
insupportable, la cassure impossible à recomposer. Le stylo qui l’accompagne et qui l’a
contrainte « à écrire, à écrire » ne l’amènera pas à se réconcilier avec son passé; la
transition est vers l’oubli absolu, l’oblitération du moi.
13 Bien que les circonstances et la chronologie diffèrent, par rapport à notre corpus, on ne
peut pas omettre le souvenir d’un autre stylo, cette fois-ci triomphant : celui d’Albert
Cohen. Sur le point d’entreprendre la remémoration de son enfance, de « représenter »
la scène traumatisante qui l’a marquée – une méprisante et violente attaque subie dans
la rue où il a été taxé de « sale juif » –, l’écrivain lance, à l’instar des anciens chanteurs
d’épopée, une invocation propitiatoire; elle sera adressée aux « objets » amis qui
prennent corps pour l’accompagner dans l’orage des émotions renouvelées : sa plume
d’or et la page blanche :
Page blanche, ma consolation, mon amie intime lorsque je rentre du méchantdehors qui me saigne chaque jour sans qu’ils s’en doutent, je veux ce soir teraconter et me raconter dans le silence d’une histoire hélas vraie de mon enfance.Toi, fidèle plume d’or que je veux qu’on enterre avec moi, dresse ici un fugacemémorial peu drôle. Oui, un souvenir d’enfance que je veux raconter à cet hommequi me regarde dans cette glace que je regarde.20
14 Qu’ils soient fétiches ou symboles, les instruments matériels de l’écriture (stylo et page
blanche, ou bien, comme on l’a vu, clavier et écran) « accrochent » un passé qui flotte
dans les profondeurs de la conscience pour le remonter à la surface, pour lui donner
des contours et une voix ; pour le « théâtraliser », afin de le connaître et d’en exorciser
l’aura.
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La « boîte en fer bleu », la malle
15 Dans Perla de Frédéric Brun, on l’a vu, le narrateur nous raconte qu’il s’acharne à écrire
pour « vider » ses bagages. Les métaphores spatiales qui évoquent des lieux fermés ou
qui renferment (valise, boîte, placard, cave…) s’enrichissent d’une marque temporelle ;
il s’agit de loci strictement liés à la mémoire, mémoire « inhabitée » et pourtant
présente21. Les bagages de Frédéric Brun étaient lourds de souvenirs confondus,
d’images décousues, d’interrogatifs obsédants, de non-dits écrasants : la seule manière
de rendre vivant et fonctionnel leur contenu était de les vider sur la scène, sur les
planches du temps présent.
16 Le grenier peut, lui aussi, représenter efficacement la mémoire latente; c’est l’espace où
les objets sont conservés de manière désordonnée, ce sont les archives non classées,
constituées par une masse de souvenirs qui n’ont pas été effacés, mais qu’on refuse
cependant de ressortir, de ranger, d’« épousseter ». C’est le lieu de l’« oubli
conservatif », l’oubli qui ne permet pas de faire le deuil et qui réserve toujours un
possible retour sur scène – souvent imprévu – d’un des éléments conservés. C’est là,
dans le grenier de famille, que le narrateur d’Un secret de Philippe Grimbert (roman aux
nombreux détails autobiographiques) raconte avoir trouvé, lors de sa première
enfance, la trace de l’existence réelle d’un frère mystérieux et inconnu, d’ailleurs
toujours fantasmé par l’enfant, dans un contexte familial plein d’embarras et de non-
dits. Il a suffi que sa mère soulève le couvercle d’une malle où elle cherchait de vieux
magazines de mode pour que l’oubli imposé se fissure :
Elle avait eu un sursaut en y découvrant le petit chien aux yeux de bakélite quidormait là, couché sur une pile de couvertures. La peluche râpée, le museaupoussiéreux, il était vêtu d’un manteau de tricot. Je m’en étais aussitôt emparé et jel’avais serré sur ma poitrine, mais j’avais dû renoncer à l’emporter dans machambre, sensible au malaise de ma mère qui m’incitait à le remettre à sa place.La nuit qui a suivi je pressais pour la première fois ma joue mouillée contre lapoitrine d’un frère. Il venait de faire son entrée dans ma vie, je n’allais plus lequitter.22
17 En effet, un frère a existé, né de son père et de Hannah, sa première épouse. Ses parents
se sont toujours tus, écrasés par le remords d’avoir causé, par leur évidente attraction
réciproque, le désespoir suicidaire de Hannah qui s’était dénoncée comme juive avec
son fils, Simon, aux occupants allemands, au moment même où elle allait franchir la
frontière pour rejoindre en zone libre le reste de la famille. Les deux, déportés à
Auschwitz, y avaient trouvé la mort.
18 L’objet-adjuvant, le petit chien « au museau poussiéreux » a fonctionné comme
déclencheur. La profanation involontaire de la sépulture provisoire de Hannah et
Simon, enfouie dans une mémoire complice et inavouable, amène le protagoniste, qui
ignorait jusque-là les événements, à rechercher la vérité : sa quête aboutira à une
pleine prise en charge du passé. Il essayera de partager le résultat de ce travail de
remémoration avec ses parents, d’alléger le poids de leurs remords. Trop tard pour
eux : la vérité défoulée serait insupportable; une fin dramatique les attend. La photo de
Simon, qui vient enfin d’avoir une identité, pourra figurer dans le livre de Klarsfeld sur
les enfants déportés :
j’offrais enfin à Simon la sépulture à laquelle il n’avait jamais eu droit. Il allait ydormir, en compagnie des enfants qui avaient connu son destin, sur cette page
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portant sa photo, ses dates si rapprochées et son nom, dont l’orthographe différaitsi peu du mien. Ce livre serait sa tombe.
19 Paul Ricœur rappelle combien la mémoire, aussi bien collective qu’individuelle, peut
être fallacieuse quand elle est manipulée, à cause de la difficulté que comporte la prise
de conscience de l’événement traumatique et de ses conséquences; la mémoire
« empêchée » débouche alors sur son substitut, «la mémoire obligée »23. Le deuil
inaccompli fait que, sur le plan personnel, la répétition remplace la remémoration;
dans le domaine collectif, mythes et rites ont la même fonction substitutive (souvent
obsessive et compulsive). D’ailleurs, c’est toujours Ricœur qui l’observe, il y a une sorte
d’oubli qui peut, lui aussi, être captieux : c’est l’oubli « commandé », qui ensevelit trop
rapidement l’histoire/Histoire : amnésique chez l’individu, amnistiant au sein de la
collectivité. Mais ni la mémoire obligée, ni l’oubli commandé, on l’a vu, ne guérissent le
traumatisme qui, au contraire, est d’autant plus vif et déchirant qu’il reste
« indisponible ».
20 Voilà alors qu’une troisième génération, fille du traumatisme, se manifeste, avec ses
blessures encore ouvertes, avec sa colère encore inassouvie. Marianne Rubinstein,
classe 1966, issue de ces rangs, pose la question dans son essai Tout le monde n’a pas la
chance d’être orphelin24 dans lequel elle collecte des témoignages sur les problèmes
affectifs et relationnels des enfants, fils et filles, des orphelins des juifs exterminés,
« orphelins » à leur tour de parents démunis, à la personnalité brisée. C’est dans
l’ouvrage autobiographique qui suivra, C’est maintenant du passé, que Marianne
Rubinstein se propose de reconstituer une mémoire familiale reliant les trois
générations; elle sollicitera son père à ouvrir avec elle la « boîte en fer bleue » qui garde
des souvenirs de famille25, surtout les lettres échangées entre ses grands-parents, juifs
varsoviens émigrés en France, et le reste de la famille, ou bien entre les deux époux,
arrachés l’un à l’autre par la déportation : Chaim et Ryfka sont morts respectivement à
Buchenwald en 1945 et à Auschwitz en 1942, l’un brisé par la faim, les marches forcées
et le rythme brutal du travail, l’autre gazée lors de son arrivée dans le camp.
21 La « cassette en fer bleue » est le seul point de départ possible pour essayer de
reconstruire le réseau des souvenirs niés (« L’enfant que fut mon père fit une tentative
désespérée pour tout oublier »26). Le moment est arrivé de l’ouvrir, de parcourir à
rebours un chemin douloureux mais inévitable (« une fois qu’une chose est connue […]
on ne peut plus la méconnaître »27), déchirant mais partagé, dans lequel l’écrivaine
cherche à établir avec son père une complicité filiale qui n’a pu encore se réaliser à
cause des souffrances respectives. Elle y recherche, en outre, l’assouvissement de sa
colère. Une colère héritée, qui compense :
Longtemps, ma colère m’a semblée précieuse. Que me serait-il resté sans elle,hormis l’envie de dormir ou de ne rien faire ? Elle était souterraine, silencieuse. Ellerestait là, sans s’extérioriser, se dépenser ou s’épuiser. Avec elle, je grandissais, jeme construisais.28
22 mais dont elle reconnaît le danger :
c’est la nature ambivalente de la colère qui aide à survivre et empêche de vivre.29
23 Une fois entrée en scène, la cassette libère les repères nécessaires pour récupérer un
tissu complexe de relations familiales, d’anecdotes ignorées; les informations se
croisent, l’arbre généalogique se dresse, les événements prennent corps dans les
témoignages des survivants, avec leur aura émotionnelle :
– Et on a arraché les chaussures de mon père ? on les lui a arrachées ? a dit monpère en criant presque.
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– À tout le monde. Pas seulement à lui. À tous ceux qui étaient fatigués. […] parcequ’on a marché déjà quelques jours et après il a été fatigué. Il a été très fatigué. Ilpouvait plus. Vraiment on pouvait plus.30
24 Maintenant que les matériaux pour célébrer la saga familiale sont disponibles,
l’écrivaine vérifie qu’elle ne peut mener à bout son projet initial. Le moment du silence
est survenu. Les fragments qui devaient devenir le point de départ pour une création
littéraire (« cinq cents pages de rebondissements, de personnages romanesques,
d’histoires d’amour et de haine, de voyages et d’errances, évoquant la destruction des
Juifs d’Europe ») sont la matière même, vivante, de son livre, « sont » son livre : « l’idée
d’imaginer, d’inventer, de compléter sur cet événement historique particulier m’a
insupporté. Le complet, c’est le mensonge » 31.
25 Elle a appris, après avoir fouillé dans la « boîte en fer bleue » et dans ses recoins
obscurs, à accepter la douleur de son père, « un vieux manteau très lourd », qu’il ne
peut pas partager avec elle :
Je sais maintenant que j’ai une « couverture à moi », mêlant ensemble présent etpassé. Un patchwork « c’est maintenant du passé ».
26 Le livre est terminé. On ne peut plus rien dire : « Il me reste à faire silence (Silere) »32.
Les photos
27 Les images sont des véhicules puissants sur le chemin de la remémoration. Christian
Boltanski, artiste particulièrement sensible, par suite de son histoire familiale, au
thème de l’holocauste, l’a montré par ses nombreuses installations faites de fragments
d’objets retrouvés, de bibelots, de vieilles photos, de lumières, qui lui permettent de
reconstituer, de manière suggestive, la mémoire des moments d’une vie quotidienne,
familiale, riche d’affectivité, brisée par l’événement traumatique. Les images, proches
de la dimension archétypique de la connaissance, possèdent un pathos qui souvent
dépasse celui de l’écriture, plus liée à l’élaboration rationnelle. Aleida Assmann parle d’
imagines agentes en soulignant la qualité mnésique immanente des images, qui
s’apparentent, grâce à leur vertu évocatoire, au domaine de l’inconscient, du symbole
et du rêve33.
28 Dans La Chambre claire34, Barthes reconnaît à la photographie une capacité « magique »
qui mélange passé et présent, qui en fait une sorte d’émanation, persistant dans le
temps, du corps réel de celui qui a été photographié, dont elle est « l’authentification
même » ; « toute photographie est un certificat de présence », elle témoigne, de façon
simple et directe, que « ça a été »35.
29 C’est justement cette fonction de témoignage et d’instrument de transfert du passé au
présent que Georges Perec attribue, dans son W ou le souvenir d’enfance, à quelques
photos de son enfance qu’il analyse de façon minutieuse. Après le péremptoire « je n’ai
pas de souvenirs d’enfance »36 du début, il ébauche lentement, dans les pages qui
suivent, une tentative de recherche qui part du constat d’une perte (« Je ne sais où se
sont brisés les fils qui me rattachent à mon enfance. […] j’ai tout oublié de mes
premières années d’existence ») et finit par admettre que l’oubli de défense, appliqué à
une tranche de sa vie marquée par des événements douloureux (à partir de la mort de
ses parents, juifs polonais émigrés en France ; son père pour avoir été blessé sur le
champ de bataille, sa mère à la suite de la déportation à Auschwitz), n’a point été
efficace :
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Mon enfance fait partie de ces choses dont je sais que je ne sais pas grand-chose.Elle est derrière moi, pourtant, elle est le sol sur lequel j’ai grandi, elle m’aappartenu, quelle que soit ma ténacité à affirmer qu’elle ne m’appartient plus. J’ailongtemps cherché à détourner ou à masquer ces évidences, m’enfermant dans lestatut inoffensif de l’orphelin, de l’inengendré, du fils de personne.
30 L’effort pour stériliser le passé a manqué son but; la mémoire niée l’habite sans
pourtant lui appartenir. Autant vaut essayer d’aller à sa rencontre :
l’enfance n’est ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, ni Toison d’Or, mais peut-être horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les axes de ma viepourront trouver leur sens.
31 Pour tenter de renouer les « fils brisés » il s’accrochera donc aux quelques repères
encore disponibles, surtout de vieilles photos, jusqu’alors absolument muettes :
Même si je n’ai pour étayer mes souvenirs improbables que le secours de photosjaunies, de témoignages rares et de documents dérisoires, je n’ai pas d’autre choixque d’évoquer ce que trop longtemps j’ai nommé l’irrévocable; ce qui fut, ce quis’arrêta, ce qui fut clôturé : ce qui fut, sans doute, pour aujourd’hui ne plus être,mais ce qui fut aussi pour que je sois encore.37
32 La description de l’image accompagne la résurgence de la mémoire individuelle. Il ne
s’agit que de « voir », pour l’instant, d’observer l’ensemble, d’enregistrer les détails,
d’alterner le studium au punctum, pour utiliser la terminologie de Barthes. Le ton de
l’inventaire est neutre : « Sur la photo le père a l’attitude du père. Il est grand. Il a la
tête nue, il tient son calot à la main »38; « Ma mère sourit en découvrant ses dents,
sourire un peu niais […] qui répond sans doute à la demande du photographe »39; « Je
me tiens debout près d’elle, à sa gauche – à droite sur la photo – […]. À l’extrême droite,
il y a quelque chose qui est peut-être le manteau de celui qui est en train de prendre la
photo (mon père ?) »40 : « J’ai les cheveux coupés très court, je porte une chemisette
claire à manches courtes et un short plus sombre et d’une conception plutôt curieuse »41; « Tout en bas de la photo, à droite, on entrevoit un sac en faux ou mauvais cuir, à
grandes anses, qui est peut-être celui de ma tante »42.
33 Mais il suffit d’un détail pour que surgisse un souvenir : souvent imprécis, incertain, à
vérifier à la lumière d’un autre détail, confirmé par un autre souvenir, inattendu, qui
s’y accroche… : le réseau de la mémoire est en train de se tisser, non sans effort.
« Désormais, les souvenirs existent, fugaces ou tenaces, futiles ou pesants, mais rien ne
les rassemble »43. Difficile, donc, de réunir les bribes d’un passé depuis longtemps
endormi, et pourtant c’est probablement grâce à ce chemin à rebours à travers des
imagines agentes que pourra être pris en considération le souvenir d’une dernière série
de photos, à la portée évocatoire hautement dramatique, vues par l’enfant après la
Libération :
Plus tard, je suis allé avec ma tante voir une exposition sur les camps deconcentration. […] Je me souviens des photos montrant les murs des fours lacéréspar les ongles des gazés et d’un jeu d’échecs fabriqué avec des boulettes de pain.44
34 L’évocation de l’Histoire de la Shoah (jusque-là confinée dans la narration
métaphorique de l’autre volet du livre) pourra enfin rencontrer son histoire
personnelle. Un parcours s’est accompli: ouvert par le refus de la mémoire personnelle
(« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance »), il finit par conduire au constat que sa propre
expérience de la douleur s’apparente à celle de toute une humanité persécutée et
violée.
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NOTES
1. Je signale, sur ce sujet, l’ouvrage de C. Lévy, Écritures de l’identité. Les écrivains juifs après la Shoah,
Paris, PUF, 1998.
2. C’était la sensation éprouvée par la plupart des rescapés : « À peine commencions-nous à
raconter, que nous suffoquions », R. Antelme, L’Espèce humaine [1947], Paris, Gallimard, 2008, p. 9.
3. M. Rubinstein, C’est maintenant du passé, Paris, Éditions Verticales, 2009, p. 57.
4. « Vi è un lato individuale del ricordare, destinato per lo più al momento privato della memoria
intima […]. E questo aspetto è il più difficile da comunicare, perché non destinato
immediatamente alla condivisione », S. Zampieri, Il flauto d’osso. Lager e letteratura, Firenze,
Giuntina, 1996, p. 72.
5. « Il était clair désormais que c’était seulement par […] l’imagination que nous pouvions essayer
d’en dire quelque chose », R. Antelme, op. cit., p. 9.
6. Il faut souligner que Winnicott élabora ses théories à partir des observations faites en
Angleterre dans une clinique pour la petite enfance, pendant la seconde guerre mondiale, donc
sur des enfants défavorisés et traumatisés… La bibliographie de Donald W. Winnicot étant
étendue, je me limite à signaler le recueil d’essais traduit en français sous le titre Les objets
transitionnels, Paris, Payot, 2010.
7. Je signale comme capital pour toute réflexion sur la valeur évocatoire des objets en littérature
l’ouvrage de F. Orlando, Gli oggetti desueti nelle immagini della letteratura, Torino, Einaudi, 1994 (Les
objets désuets dans l’imagination littéraire, Paris, Garnier, 2010).
8. C. Imbroscio, « Memoria e identità. Gli scrittori francesi “figli della Shoah” », in T. Montone (a
cura di), Shoah : le forme della rimemorazione, Bologna, Bononia University Press, 2009, p. 59-68.
9. F. Brun, Perla, Paris, Stock, 2007, p. 66.
10. Ibid., p. 29.
11. Ibid., p. 63.
12. Ibid., p. 65.
13. Ibid., p. 93.
14. S. Kofman, Rue Ordener, Rue Labat, Paris, Galilée, 2004, p. 9.
15. C’est nous qui soulignons.
16. S. Kofman, Rue Ordener, Rue Labat, cit., p. 14.
17. S. Kofman, Paroles suffoquées, Paris, Galilée, 1987.
18. Le critique littéraire qui, à son tour, se consacre à l’analyse de la « mise en littérature » de
l’horreur des camps, ne tombe-t-il pas, lui aussi, dans la même ambiguïté ? La complexité de
l’impasse est bien dite par Georges Molinié : « S’il n’y a radicalement aucun autre moyen que la
littérarisation de l’empirie des camps pour en sauvegarder à tout prix l’abominable stigmate,
n’est-il pas cependant scandaleux d’en devoir faire un objet d’art qui, d’une façon ou d’une autre,
transformera l’indicible horreur en délectation du dire, en sublime moderne ? », Georges Molinié,
La littérature des camps. Pour une approche sémiotique, dans Les Camps et la littérature. Une littérature
du XXe siècle, éd. D. Dobbels et D. Moncond’huy, 2e édition revue et modifiée, La Licorne, n. 78, 2006,
p. 32.
19. S. Kofman, Rue Ordener, Rue Labat, cit., p. 16.
20. A. Cohen, Ô vous, frères humains [1972], Paris, Gallimard, « Folio », 2006, p. 7. D’ailleurs, dans Le
livre de ma mère (1954), il avait déjà confié à sa « plume d’or » l’entreprise de ressusciter le
souvenir de sa mère : « Somptueuse, toi, ma plume d’or, va sur la feuille, va au hasard tandis que
j’ai quelque jeunesse encore », Paris, Gallimard, « Folio », 1992, p. 10.
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21. Sur le thème de la mémoire culturelle, et en particulier sur les métaphores du souvenir, je
renvoie à l’étude capitale de A. Assmann, Erinnerungsräume. Formen und Wandlungen des kulturellen
Gedächtnisses, München, C. H. Beck, 1999.
22. Ph. Grimbert, Un secret, Paris, Grasset, 2004, p. 13-14.
23. P. Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, chap. « L’oubli ».
24. M. Rubinstein, Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin, Paris, Éditions Verticales, 2002.
25. « La “boîte aux souvenirs” de mon père est une modeste boîte en fer bleue. Nous l’ouvrîmes le
mardi 13 novembre 2007 », Ibid., p. 34.
26. Ibid., p. 111.
27. Ibid., p. 97.
28. Ibid., p. 113.
29. Ibid., p. 114.
30. Ibid., p. 78.
31. Ibid., p. 151.
32. Ibid., p. 154.
33. A. Assmann, op. cit.
34. R. Barthes, La Chambre claire. Notes sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980. Sur la valeur
évocatoire de la photographie, je renvoie à M. Hirsch, à qui on doit le concept de « post-
mémoire » : Family Frames : Photography, Narrative, and Postmemory, Harvard University Press,
1997 ; je signale également R. Monticelli, « Lo spostamento della realtà nelle fotografie :
tecnologie e trasmissioni della memoria », dans. S. Albertazzi et F. Amigoni (a cura di), Guardare
oltre. Letteratura, fotografia e altri territori, Roma, Meltemi, 2008.
35. R. Barthes, op. cit., p. 135 et 176.
36. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance [1975], Paris, Gallimard, 1997, p. 17.
37. Ibid., p. 25-26.
38. Ibid., p. 46.
39. Ibid., p. 74.
40. Ibid., p. 75.
41. Ibid., p. 111.
42. Ibid., p. 141.
43. Ibid., p. 97.
44. Ibid., p. 215.
INDEX
Mots-clés : holocauste, deuxième génération, post-mémoire, traumatisme, oubli,
autobiographie
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De l’Égypte à l’Inde, de Jean Cocteau(Maalesh) à Jean-Christophe Bailly(Phèdre en Inde)Françoise Simonet-Tenant
1 De mars à mai 1949, Jean Cocteau part avec sa famille d’acteurs, sa famille des Parents
terribles, pour une tournée théâtrale dans le bassin méditerranéen (Égypte, Liban,
Turquie, Grèce). De cette tournée, il rapporte un Maalesh, Journal d’une tournée de théâtre
(Gallimard, 1949). D’août 1989 à janvier 1990, Jean-Christophe Bailly séjourne à trois
reprises en Inde pour créer Phèdre avec des acteurs indiens et en revient avec Phèdre en
Inde (Plon, 1990). Cocteau et Bailly ne sont pas de simples voyageurs touristes mais des
hommes de théâtre dont le journal de voyage est également un journal d’expérience
professionnelle. Dans ce contexte, nous tenterons de dégager les fonctions du journal et
la posture du diariste vis-à-vis de la publication ; nous observerons également la
manière dissemblable dont les deux diaristes appréhendent et traduisent l’expérience
sensible de l’altérité.
2 Les journaux de voyage sont traditionnellement animés par un double mouvement,
d’extraversion – les diaristes notent les choses vues – et d’intraversion – ils notent le
retentissement du choc de l’ailleurs. Dans une belle définition paradoxale, Bailly
affirme : « Voyager, c’est être immobile, c’est aller à la rencontre de l’immobilité dans
ses formes locales, pour que tout claque au vent ensuite, à l’intérieur »1. Quels rôles
peut tenir le journal lors de l’expérience de l’étranger et de la possible étrangeté ? Bien
évidemment, il est trace mémorielle : « il ne peut s’agir que de former une trace, si
possible ressemblante, et marquée au coin, comme toute autre, de la présomption qu’il
y a à en laisser : mais si je n’en avais rien écrit, il me semble que cette expérience
m’échapperait, c’est aussi simple » (PhI, p. 180). Sans doute le journal est-il plus qu’un
simple support mémoriel. Il est aussi une indispensable boussole, un carnet de jalons
pour l’occidental dépaysé. C’est ainsi que Cocteau confie à son journal ses doutes, les
moments de vacillement où le voyageur ne sait plus très bien ce qu’il est venu faire
dans un lieu étranger, les moments où les motivations du voyage se brouillent :
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Pourquoi trimbaler d’immenses décors et vingt-deux artistes dans des villes quidorment debout et qu’on réveille à l’improviste avec des phrases qui sortent d’unautre monde que le leur, et pourquoi l’Égypte et la Turquie plutôt que l’Espagne, leBrésil, la Suède ou la Norvège, et pourquoi se donner tant de mal et aller si loin,grand Dieu, pour voir en fin de compte des personnes inconnues claquer leurspattes de devant ?2
3 Pour s’approprier une réalité dépaysante et déconcertante, la comparaison reste un
outil efficace. Le bagage de rhétorique est indispensable au voyageur en manque de
repères. Bailly multiplie les comparaisons pour donner à la réalité inconnue le visage
familier d’une réalité reconnue :
L’atmosphère de Hamydia Road me rappelle celle des avenues de Mombasa, avecmoins de lumière mais davantage de monde. (PhI, p. 34-35)Le Jantar Mantar, l’observatoire de Jaïpur, est beau, plus que beau même.L’architecture la plus réussie ne fait souvent qu’impressionner. Rarement, ellelibère. Or, c’est le cas ici, comme dans les jardins de Kyoto, comme parfois en Italie.(PhI, p. 46-47)
4 Au-delà des comparaisons, Bailly se caparaçonne de lectures, pour affronter le choc de
l’inconnu. Ce sont d’abord les lectures préparatoires conçues comme ressource
nécessaire pour décrypter l’altérité : ainsi il lit L’Inde brisée de Naipaul (PhI, p. 16), les
Souvenirs d’enfance de Tagore (PhI, p. 16), L’Odeur de l’Inde de Pasolini (PhI, p. 17), le
Voyage au-delà des trois mers d’Athanase Nikitine (PhI, p. 20), L’Inde fondamentale de Louis
Renou (PhI, p. 22), la Gita-Govinda et Le Danseur de cour de Lokenath Bhattacharya (PhI,
p. 63), un article de Charles Malamoud sur l’« opposition, dans l’Inde ancienne, entre le
vaste et resserré, [la] complétude entre le plein et le creux » (PhI, p. 64). Le diariste,
voyageur et lecteur, est néanmoins conscient du pouvoir heuristique limité des
lectures :
Vouloir connaître un peu mieux ou un peu moins mal la civilisation d’un pays oùl’on se rend, ce mouvement est simple. Il se complique pourtant très vite. Unecivilisation, c’est un monde et une forme du monde, des choses devant la vue et unregard sur ces choses, c’est une profondeur enfouie et un envol d’apparences. Aussi,entre ce qui est vu et ce qui regarde, comme entre ce qui s’est entreposé avec letemps et ce qui se contente d’apparaître, les livres émergent-ils comme lesmeilleurs intercesseurs. Mais ce sont aussitôt mille et une rubriques dans mille etun livres, ce sont des bibliographies qui à la fois ou selon les jours découragent ouémerveillent. Se teinter d’un peu de culture aussi bien n’est pas le but. Chaque livreexerce une trouée en un point précis, chaque livre, même s’il renvoie aux autres, esttout de même solitaire. Mais demeure, de quelque façon qu’on s’y prenne, lemystère d’un descellement entre ce que l’on apprend et ce que l’on éprouve surplace. (PhI, p. 60-61)
5 Les lectures préparatoires du voyage s’accompagnent de lectures symétriques quand le
voyageur est sur le lieu de son voyage. C’est alors le temps de lire des grands textes,
ceux qui concentreraient une manière de quintessence de l’esprit européen :
Hier soir j’ai commencé Anna Karénine. Livres qu’on lit très jeune ou, en n’y prenantpas garde, jamais. Tolstoï est si efficace lorsqu’on tient à s’isoler, à se couper du fluxde ses propres impressions. (PhI, p. 35)Mettant à profit les lointains séjours pour combler quelques trous trop voyants àmes yeux, j’ai emporté cette fois Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, que j’aicommencé à lire le soir, et ce soir avec plus d’entrain. Par-delà le mystère goethéende l’alliance malgré tout supportable entre le sublime et le moralisant, entre ce quiest enlevé et ce qui est épais, et malgré cette odeur de soupe fumante qui n’estjamais trop loin du terrain des aventures et qui est « son pays du soir » à lui, le livrede Goethe remplit aisément la fonction qu’en l’emportant ici je lui assignais, et qui
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est d’incarner autant que possible et parfois jusqu’à l’écœurement l’Europe de latradition. (PhI, p. 90-91)
6 Jean-Christophe Bailly observe l’Inde à travers le filtre des références culturelles
accumulées qui sont les siennes :
L’immobilité du paysage et de l’eau sans reflets vraiment comme un prodige,l’expression « pas un souffle » devenue vraie, devenue ville, Bhopal tel l’autre côtédu Rivage des Syrtes. (PhI, p. 88)Trains de banlieue aux flancs lourds qui se vident et se remplissent, les cireurs dechaussures frappent à coups réguliers leurs étals pour attirer les clients, juste à lasortie des quais, devant la gare, une mendiante, entièrement nue, avait l’expressionde la folle de Géricault. (PhI, p. 102)
7 À cette posture de lettré, Cocteau oppose un prétendu regard vierge :
L’Acropole. J’y retourne. Quelle chance de ne pas être un intellectuel ! Quelle chancede ne pas être un homme de parti ! Quelle chance d’être un absurde sur cetteétrange plate-forme, sur cet aérodrome, sur ce train d’atterrissage des dieux. Biensûr, je sais certaines choses, on m’a dit certaines choses, j’ai lu Renan et Maurras.Mais, au soleil, je suis du vide en face d’un vide peu encombré de quelques objets detravers. (M, p. 217)
8 Quelles que soient les stratégies déployées par l’un et l’autre pour tenter de saisir une
réalité et une expérience qui se dérobent aux formes discursives, les journaux de
Cocteau et de Bailly pourraient s’intituler Choses vues. L’on remarque, à la lecture de ces
deux journaux écrits à quelque quarante années de distance, l’écrasante prépondérance
du sens visuel dans l’appréhension de l’étranger. Bailly et Cocteau s’en tiennent aux
seules ressources du langage pour rendre compte de la réalité foisonnante. On n’est pas
encore à l’heure des blogs de voyage du XXIe siècle où le texte occupe souvent une place
modeste dans la collecte archivistique des impressions de l’étranger, qui donne la part
belle aux photographies, aux prises de son et même aux petits films. Cocteau, en
esthète, décrit souvent les lieux traversés comme un décor de théâtre. Bailly dans un
journal de voyage ultérieur déclare que, pour lui, « le carnet est devenu et est resté
l’outil du voyage, en lieu et place de l’appareil photo »3. Les énumérations par
accumulation sont présentes dans les deux journaux. Les deux diaristes, soucieux de
dire les choses vues, déplient dans de longues énumérations l’immédiateté d’un regard
saturé de visions, ce que Bailly appelle « la violence pure de l’impression, poing humide
d’images collées sur la rétine » (PhI, p. 24) :
Acropole. […] Le chaos, couleur de pierre ponce, les massifs d’héliotrope pétrifiés, lesmembres épars du grand corps écartelé debout au milieu des éclaboussures de sangdes coquelicots, les cages à dieux, grandes et petites, ouvertes, suspendues en l’airdans tous les sens. (M, p. 206)(Beignets en train de frire devant un tas de pneus, vaches qui somnolent dans letumulte, affalées sur le terre-plein central d’une route à deux voies, pieds nus etklaxons, bracelets et saris, envols des couleurs des femmes et incroyable grisailledes vêtements des hommes, tristes chemisettes et tristes pantalons, gens quipoussent et gens qui stagnent, charges inédites et mains vides, regards béants,pieds qui traînent, scooters et vélos qui s’infiltrent toujours, petits fanions,guirlandes de feuilles séchées suspendues à des cabanes, feux à même le sol,tenanciers accroupis, singes, corbeaux, porcs qui ramassent et trient la fange – toutce que l’on se surprend à aimer et qui, selon les jours, ressemble à un désastre ou aucontraire à une effusion lyrique de la vie). (PhI, p. 163-164)
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9 Bailly, en intellectuel soucieux de ne pas succomber à l’immédiateté de ses impressions,
multiplie les précautions métadiscursives ; il argue de la vérité inévitable de certains
clichés et de l’impossibilité parfois d’échapper à l’emprise du pittoresque :
Nous finissons par prendre le train de nuit à la gare. La légende est là, vraie : lesguichets fermés, les informations contradictoires, l’agitation de la foule sur lesquais comme s’il y avait exode, et surtout, dans le hall, les corps couchés à même lesol dans des chiffons blancs qui ont l’air de linceuls, l’antichambre des limbes qu’esttoute gare indienne dès le jour tombé. On a beau le savoir, on a beau en prendre sonparti et, comme tout le monde, enjamber les corps endormis, l’image traverse lecliché et agrippe comme une main. (PhI, p. 44)
*
10 Le journal de voyage est un type de journal particulier : s’ouvrant avec le début du
voyage et se fermant avec sa fin, il possède une unité intrinsèque qui en favorise
l’éventuelle publication. De mars à mai 1949, Cocteau part, avec vingt-deux comédiens
dont Jean Marais, Yvonne de Bray, Gabrielle Dorziat, Gaby Sylvia, pour une tournée
théâtrale qui les conduit successivement en Égypte, au Liban, en Turquie et en Grèce. Le
programme est éclectique : les comédiens représentent des pièces de Racine
(Britannicus), de Feydeau (Léonie est en avance), de Sartre (Huis clos), d’Anouilh (Léocadia)
et de Cocteau lui-même (Les Parents terribles, La Machine infernale, Les Monstres sacrés).
C’est sur l’Égypte que les notes du journal sont les plus nombreuses et les plus fournies.
Le voyage est itinérant, les lieux de représentation divers, et les trajets en avion
suscitent quelques commentaires chez Cocteau à une époque où le voyage aéronautique
a encore un parfum d’aventure : « J’ai cessé d’écrire parce que je me sentais assez
malade. Je n’étais pas le seul. Le modèle d’appareil où nous sommes ne possède aucune
bouche d’aération. Il n’y circule pas un pouce d’air. […] J’ai quitté l’avion, à Héliopolis,
ridiculement pâle et mort de fatigue » (M, p. 32-33). Le genre de voyage entrepris par
Jean-Christophe Bailly est sensiblement différent. Trois séjours successifs en Inde,
d’août 1989 à janvier 1990, fournissent les matériaux de son journal (5-16 août, 4
novembre-25 novembre, 10 décembre-16 janvier). Georges Lavaudant et Jean-
Christophe Bailly doivent aider à la création d’une pièce en Inde, issue du répertoire
français, interprétée en hindi par des comédiens d’une troupe de Bhopal. La pièce de
Phèdre est choisie. Dès lors, ce qui constitue le fil rouge du journal est le « devenir
indien » (PhI, p. 65) de Phèdre, comme l’assure Bailly. Dès la note préliminaire qui
précède le journal, Bailly écrit : « Approcher la vibration propre à une terre, tâcher d’en
restituer la résonance et les effets sur un texte transporté là-bas depuis notre tradition,
tels sont donc les buts de ces carnets » (PhI, p. 12). Greffer Phèdre sur la terre et sur la
langue indiennes est une expérience singulière et imprévisible. Le journal, écriture à
l’aveuglette, ignorante de son lendemain, est donc particulièrement bien approprié à la
saisie d’une telle expérience : « Dans le cas précis de cette Phèdre étrangée, toute idée
préconçue eût été fausse. Impossible de venir avec un plan de route quand c’est la route
elle-même qui naît sur place » (PhI, p. 120). La route naîtra sur place jusqu’à la
représentation : « La première a eu lieu. Les cérémonies d’adieu, très émouvantes, sont
terminées. […] Au théâtre tout commence quand tout est fini » (PhI, p. 152). Encore
quelques pages, et le journal de cette « Phèdre étrangée » prendra fin. Journal d’une
expérience théâtrale ou journal de tournée, dans les deux cas, le journal se clôt de
manière nette.
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11 Les deux diaristes avaient-ils à l’esprit, lors de sa tenue, la publication du journal de
voyage ? Les journaux tels qu’ils sont publiés ont-ils fait l’objet de réécritures ? Certes,
les deux journaux obéissent à un protocole de modestie qui pourrait être l’autre visage
de l’authenticité. Cocteau affirme : « Un journal est un journal sous peine de perdre son
style. Je dois m’y contredire, apprendre en route, laisser mes erreurs où elles se
trouvent, ne pas avoir honte de m’y montrer le perpétuel élève que nous sommes » (M,
p. 104). Quant à Bailly, il avertit le lecteur : « Je ne puis trier les copeaux, l’ivraie est ici
abondante, mais c’est la règle du jeu, et le journal de voyage est un genre aussi exigeant
qu’un autre. Le but n’est d’ailleurs jamais celui de laisser quelques “bonnes pages”, il ne
peut s’agir que de former une trace, si possible ressemblante » (PhI, p. 180). Néanmoins
Bailly a précisé dans sa note liminaire :
Écrits au jour le jour et presque quotidiennement, du moins quand j’étais sur place,ils commencent quelques semaines avant mon premier départ et s’achèvent à Delhi,quelques heures avant mon retour définitif en France. Je les ai tapés régulièrementà mes retours, en triant le moins possible, même s’il va de soi que certainesremarques de pure humeur ou dont la lecture révélait le caractère redondantdevaient disparaître. (PhI, p. 12)
12 Le diariste, devenu son propre éditeur, ne se serait ainsi permis qu’une discrète
autocensure esthétique. Les « quelques bonnes pages » que le diariste affecte de
dédaigner ne sont cependant pas tout à fait absentes du volume. Bailly et Cocteau
sacrifient tous deux à la tradition du morceau de bravoure descriptif qui dilate
certaines entrées du journal : il en va ainsi chez Bailly de la description d’Elephanta,
petite île de la baie de Bombay (PhI, p. 104-108) ou de l’évocation de Louxor et Karnak
par Cocteau (M, p. 99-122). On soupçonne que de tels passages – néanmoins rares chez
Bailly – ont pu être composés après coup à partir de notes rapides : la narration
n’échappe pas entièrement à l’influence du style du reportage et il n’est pas simple
alors de faire le partage entre diarisme et journalisme. La situation du texte dans cet
entre-deux n’est pas nouvelle : depuis 1850, la presse, consciente de l’emballement du
public pour le récit de voyage, a ouvert ses colonnes à des récits de voyage publiés en
chroniques et à des reportages présentés comme des lettres ou des journaux de voyage.
Le glissement du journal personnel vers la chronique journalistique n’étonne pas chez
Cocteau dont ce fut, un temps, le métier. Chroniqueur dans la presse des années 1930,
Cocteau a entrepris avec son ami Marcel Khill un nouveau tour du monde en 80 jours
qui a donné lieu à des chroniques, publiées par Paris-Soir ; les chroniques furent
recueillies en un seul volume publié chez Gallimard en 1936, intitulé Mon premier voyage
et dédié à André Gide, figure tutélaire du diarisme voyageur. La conscience d’un public
à étonner, intéresser et séduire est toujours présente à l’esprit de Cocteau qui, après
avoir décrit longuement une représentation de Britannicus à Istanbul, ajoute : « Je me
suis amusé à écrire le reportage d’une de nos représentations – qu’on m’en excuse –
mais ce livre s’adresse aux quelques fous qui se passionnent encore pour le travail des
planches » (M, p. 169). Les adresses au lecteur ponctuent le journal de Cocteau et
suggèrent qu’à l’horizon de l’écriture du diariste voyageur ou du journaliste
confidentiel se dessine la perspective de la publication. Chez Bailly, la présence
explicite du lecteur est rare, réduite à une seule occurrence, presque parodique, à
l’avant-dernière page du journal : « J’ai vu l’Inde sans doute, je l’ai aperçue, elle est
venue se déposer d’elle-même dans les recoins de ces pages à qui le goût que j’ai des
journaux de voyage procure une manière de sauf-conduit, et vers toi, lecteur, comme
on disait autrefois » (PhI, p. 179). Un autre journal de voyage, très récemment publié
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par Bailly et intitulé Dans l’étendu, explicite son goût pour les journaux de voyage et
revient sur les conditions de genèse de Phèdre en Inde :
Une seule fois, dans les notes que j’ai tenues en Inde au moment où je travaillais là-bas avec Georges Lavaudant à la mise en scène de Phèdre, j’ai pu tenir constammentou presque un vrai journal de bord circonstancié et à peu près écrit : mais d’unepart il y avait là un axe bien précis et, aussi, une condition plutôt sédentaire qui mepermettaient d’écrire de la sorte et, d’autre part, c’est tout à fait consciemment quej’écrivais ces notes en vue d’une publication : Alain Veinstein m’ayant invitéquelque temps avant mon départ pour l’Inde à publier quelque chose dans laCollection « Carnets » qu’il dirigeait alors chez Plon, c’est tout naturellement que jelui avais évoqué les notes que j’allais, je le savais, recueillir en Inde pendantplusieurs semaines. Mais du coup, celles-ci se retrouvèrent dans un espace qui étaitdéjà, jusqu’à un certain point, un espace de conception.4
13 Les deux journaux considérés de Cocteau et de Bailly ont donc été composés avec la
perspective probable d’une publication, et il suffit pour parachever leur transformation
en livre d’ajouter un paratexte. Ils reçoivent un titre : Phèdre en Inde fait référence
synthétiquement à l’expérience théâtrale qui a suscité le voyage et le journal ; Maalesh
fait référence à une expression arabe très courante en Égypte (maalesh signifiant « ce
n’est rien, ce n’est pas grave, tant pis ») et dépayse d’emblée le lecteur. Maalesh était
également le titre d’une revue francophone égyptienne, « Journal politique,
humoristique paraissant le samedi », dont Cocteau a pu avoir connaissance. Autres
éléments du paratexte : une dédicace chez Cocteau « A S. E. Mohamed Wahid-el-Din » et
une note liminaire explicative chez Bailly.
*
14 Écrits à quarante ans de distance, ces journaux de voyage témoignent d’un regard
différent porté sur le monde. Maalesh est le journal d’un homme de lettres connu, qui
porte encore l’empreinte de l’époque coloniale. Cocteau ignore la modélisation
(fréquente, en revanche, chez Bailly) et ose des généralisations naïves que plusieurs
décennies de décolonisation rendent malsonnante :
L’Égyptien est très susceptible. (M, p. 49)Ce peuple qui flâne et qui dort dans la poussière, adopte, par mimétisme, les teintesinimitables du sable, du ciel, de l’eau du Nil. Faite pour la paresse et la mort, pluslongue et plus sûre que la vie, cette race que le café, le hachich et le thé noirénervent, se partage entre une activité de cour de collège et la petite mort dusommeil. (M, p. 35)
15 Cocteau est mû par un projet qui consiste à exporter en Orient un panorama de la
culture théâtrale occidentale, de Racine à Sartre en passant par Feydeau, Anouilh et lui-
même. Accompagné de sa troupe, sa « roulotte céleste » (M, p. 25), sa « famille
d’acteurs » (M, p. 25), Cocteau transporte avec lui son environnement privilégié. Les
pièces, interprétées par des comédiens français, sont jouées devant un public que le
diariste évoque sommairement, pour évaluer la réception qui est faite des différentes
pièces. L’on peut d’ailleurs supposer que le public de 1949, des salles d’Alexandrie,
Beyrouth et Istanbul, est pour sa majorité constitué d’occidentaux expatriés et d’une
minorité de privilégiés de la population locale. Lors de son séjour en Égypte, Cocteau a
essentiellement côtoyé le milieu aristocratique égyptien, naturellement francophone5.
C’est de façon manichéenne que Cocteau décrit la population égyptienne :
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D’un côté, une société s’accroche à l’Égypte mondaine, l’Égypte du Sporting, dutennis et du golf. De l’autre, un peuple fanatique dissimule, sous la course aupourboire, sa haine xénophobe. Entre les deux, les nouveaux riches roulent carrosseet remplissent notre théâtre. Une élite aime la France et s’affecte de voir sapropagande mal faite (nulle). (M, p. 88)
16 L’emploi même du terme de « propagande » ne manque pas de déranger un lecteur du
XXIe siècle mais ne saurait finalement surprendre sous la plume d’un artiste dont les
positions politiques et idéologiques sont sans doute représentatives d’une certaine
bourgeoisie conservatrice des années 1940, encore attachée à ce que pouvait être le
rayonnement colonial de la France. Cocteau revendique en particulier une meilleure
diffusion des films français dans le Bassin méditerranéen et en déplore, à plusieurs
reprises, les mauvaises conditions :
Il faudrait que la France se rendît compte de ce qu’elle représente et de ce qu’onattend d’elle. Mais elle ignore avec quel héroïsme un Bonneau enseigne notrelangue à des paysans anatoliens qui viennent des montagnes désertes. Elle ignoreque les Turcs, qui la parlent, la parlent mieux que nous-mêmes. Elle ignore que nosfilms, envoyés par la valise diplomatique, sauveraient notre prestige et seraientprojetés dans tous les centres nerveux d’Ankara et d’Istanbul et que, grâce à cesystème, le marché mort ressusciterait partout. (M, p. 192)
17 Bref, quand bien même Maalesh est dédié au prince Mohamed Wahid-el-Din et quand
bien même cet Égyptien est présent dans le journal ainsi que quelques autres, les
contacts établis par Cocteau avec la population des pays traversés semblent pour le
moins superficiels, souvent réduits au jeu des mondanités. La publication de Maalesh
provoqua un fort mécontentement en Égypte, où l’ouvrage fut frappé d’interdiction de
diffusion. Une entrée telle que celle du 4 avril ne pouvait que susciter l’irritation du
pouvoir : « Cette nuit au désert, sous la tente de la princesse F. nous avons trop bu.
L’hôtel ne nous réveille pas. Bousculade. C’est le style de mon tour du monde » (M,
p. 98). Maalesh suscita également les sarcasmes de certains intellectuels français tel
Étiemble, fin connaisseur de l’Égypte où il a séjourné et travaillé de 1943 à 1948. Ce
dernier a consacré à Maalesh un article à charge dans Les Temps modernes où il
stigmatise, tour à tour, l’intérêt dérisoire d’un journal d’humeurs, l’ignorance de
Cocteau qui le conduit à proférer lieux communs et absurdités sur l’Égypte
pharaonique, son manque d’honnêteté intellectuelle, sa désinvolture choquante de
privilégié, son absence du sens de l’observation, son manque de délicatesse vis-à-vis de
ses hôtes. Cocteau serait dans l’optique d’Étiemble la caricature même du voyageur6.
18 C’est une toute autre image de diariste que construit Bailly, quelque quatre décennies
plus tard : celle d’un intellectuel contemporain qui prend soin de s’afficher comme un
esprit de l’ère post-coloniale, qui souhaite susciter une véritable confrontation entre
Orient et Occident et « étranger » Phèdre. La vulgarisation de l’ethnographie, comme
ouverture à l’altérité, dans la culture commune transparaît dans les journaux de voyage
de diaristes contemporains qui ne sont pas à proprement parler des ethnographes… et
il est évident qu’un Jean-Christophe Bailly, s’il devait invoquer des prédécesseurs, se
réclamerait plus du Leiris de L’Afrique fantôme que du Cocteau de Maalesh.
19 Ces deux manières d’être suscitent des écritures diaristiques différentes. Les deux
diaristes sont certes saisis par « la violence pure de l’impression » qui est aussi celle du
dépaysement radical, mais leur regard ne s’arrête pas sur les mêmes réalités. Chez
Cocteau, le regard est volontiers panoramique : « Égypte ! Je vois une chose plate et de
profil, étincelante, comme les marais salins d’Alexandrie » (M, p. 81) ou encore :
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Dans les environs de Beyrouth, dans ce faste largement aéré qui commence par despelouses de verdure, de sable orange et de pins parasols, jusqu’aux neiges etBaalbek dont les colonnes pendent du ciel, en passant par le méandre des routesparentes de nos routes des Alpes, on s’étonne d’une similitude avec nos campagnesfrançaises. (M, p. 139)
20 Quand il n’est pas panoramique, le regard coctalien est retenu par le monumental : les
pyramides de Snefron (M, p. 92), les Sphinx, « haie de béliers dont le visage vicieux et
grave rappelle celui d’Aménophis IV » (105), le temple de Karnak, les colosses de
Memnon (M, p. 108), le temple de Louxor (M, p. 114). À la fin du séjour égyptien,
Cocteau conclut : « J’emporte d’Égypte la reconnaissance pour une hospitalité
permanente et une mélancolie de n’être pas un égyptologue, c’est-à-dire totalement
abstrait des problèmes insolubles qui embrouillent le monde moderne (M, p. 132).
L’Égypte, contemporaine, musulmane et arabe, ne l’intéresse guère.
21 Chez Bailly, l’Inde est saisie de manière kaléidoscopique… Le diariste écrit à une époque
post-perecquienne où l’infra-ordinaire a conquis ses lettres de noblesse et où l’anodin
mérite d’être noté. Se méfiant des « appréciations d’ordre général », porteuses « d’une
impression de fausseté, de tromperie » (PhI, p. 57), Bailly accumule les observations,
notées en désordre, sans tenter aucune interprétation prématurée : « Même si rien ne
s’échappe du kaléidoscope secoué qu’une série d’images montées à la hâte et peut-être
de travers, l’on se dit que c’est par ce chemin que l’on est passé et qu’il faudra encore
en passer encore par lui avant de pouvoir avancer un jugement » (PhI, p. 57). Alors que
Cocteau ne fait que passer dans des lieux glorieux, Bailly séjourne à trois reprises à
Bhopal, vaste ville du centre de l’Inde, d’abord connue par l’immense catastrophe
industrielle7 qui l’a endeuillée en 1984. C’est là qu’il doit diriger la mise en scène de
Phèdre par une troupe indienne. Les séjours successifs dans une ville qu’on pourrait
qualifier d’atouristique permettent un véritable processus d’apprivoisement qui passe
par la visite rituelle du vieux marché et du New Market :
Dans la ville nouvelle, les vaches s’abritent parmi les hommes sous les galeriescouvertes qui longent une avenue défoncée, immobiles et magiques, si étrangementchez elles devant les étals, avec leurs yeux de bonnes et douces bayadères dénuéesde convoitise. Au marché, les fruits et les légumes, en pyramides, brillent sous lapluie, comme des trésors. Réseau des petites lampes fragilement sur lesflaques. (PhI, p. 28, 6 août)Promenade en rickshaw puis à pied dans le Chowk, le bazar, le cœur de la ville, sousune pluie tantôt violente, tantôt éclaircie. (PhI, p. 28, 7 août)Traîné le matin au New Market, presque familier désormais. (PhI, p. 43, 12 août)Tour au New Market. Des enfants vendent des tuyaux de plastique perforés qui,remplis de poudres colorées et roulés sur le sol, forment des frises régulières. (PhI,p. 82, 7 novembre)Après la séance du soir, dîner au New Market avec trois acteurs, dans le restaurantaux petites lampes vertes où les quelques bouteilles d’alcool entreposées derrièreun comptoir suffisent à donner au lieu un air de contrebande. (PhI, p. 96, 13novembre)Vieux marché (Chowk). Vaches couchées devant les orfèvres assis. Près de JasmaMasjid, on tâte la jambe d’une petite fille, qui a été heurtée par un scooter, ellepleure au milieu d’un petit attroupement, deux gros Sikhs klaxonnent dans leurMaruti, avec cet inimitable air de brutes qu’ils ont parfois (tels ceux qui rossentTintin dans le Lotus bleu). Chaleur douce du soleil d’hiver, la rue des verriers estpleine de paille, passe une chèvre aux cornes peintes en bleu, tout semble détendu,revenu à une demi-léthargie. Le seul défaut du bazar de Bhopal, c’est qu’il n’est pasassez grand pour qu’on puisse s’y perdre. (PhI, p. 119, 13 décembre)
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New Market. Achat de bananes, d’une guirlande de fleurs, de petites lampes à huile.Dans le contact raréfié avec l’extérieur auquel le travail nous contraint, ces brèvesincursions matinales sont plus que des bouffées d’air : des parenthèsesmagiquement ouvertes sur un là-bas qui serait soudain ici-même. (PhI, p. 125, 16décembre)Jour de repos pour les acteurs. Pluie et brume sur les chantiers et les arbrestoujours verts. Promenade au bazar et dans la vieille ville. (PhI, p. 137, 25 décembre)Dernière promenade dans Bhopal, en partant du Vieux Marché, derrière HamydiaRoad, où des buffles piétinent dans un mélange de boue et de feuilles de salade. Lesoleil, très vif, hausse le ton des couleurs, et le bazar, par les rues qui remontentvers Jama Masjid, me semble plus gai et plus vivant que de coutume. Je suis ému,tout simplement parce que je pars sans savoir si je reviendrai jamais, quoiqu’unedette soit contractée ici pour moi, envers cette ville rétive et sans doute malade,mais qui aura pourtant été notre « porte de l’Inde ». (PhI, p. 156-157, 6 janvier)
22 Séjourner dans la ville suppose la mise en place de repères sensibles et affectifs qui
permettent de se construire une familiarité avec un espace urbain déconcertant. Il y a
comme une aspiration chez Bailly à habiter la ville. La découverte de l’Inde tient chez
lui d’une lente et progressive imprégnation dont un des vecteurs privilégiés est la
déambulation. Si Cocteau est guidé par ses hôtes dans des lieux spectaculaires, Bailly
confie au hasard ses pas de promeneur. Il collectionne les impressions, les visions, les
sensations, les germes d’idées qu’elles suscitent et recueille le tout dans un journal aux
notes hétérogènes pour tenter de manifester seulement l’observation aiguë qui est faite
du réel.
*
23 Certes les journaux de voyageur en disent un peu sur les lieux traversés ; ils en disent
sans doute encore plus sur les diaristes et l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes à travers
leurs lignes. Cocteau dont on a tant exhaussé la figure de poète virtuose très sollicité et
d’acrobate trop doué, portrait qui l’insupportait, a écrit nombre de pages dans ses
journaux personnels pour réparer l’image de touche-à-tout dilettante qui lui collait à la
peau. Il y est parvenu parfois comme dans le Journal qui accompagne le tournage de La
Belle et la Bête. De ce point de vue, Maalesh abîme l’image plus qu’il ne la répare, et si l’on
ne peut pas reprocher à Cocteau un autoportrait apprêté, l’on peut simplement noter la
naïveté de l’Occidental, dépourvu de mauvaises intentions mais infatué de la
conscience de sa supériorité. Cela dit, on peut avancer que le journal de voyage, au-delà
d’une idiosyncrasie et d’une individualité, nous éclaire aussi sur le rapport à l’autre et à
l’étranger que chaque culture et chaque époque suscitent. Cocteau est sans doute assez
représentatif de la mentalité de maints de ses contemporains. Rien de naïf, en
revanche, dans les journaux de voyage intellectualisés de Bailly. Si l’on ne peut que
saluer la subtilité de certaines analyses et l’acuité de maintes évocations et si, comme il
l’assure, la règle du jeu des journaux de voyage publiés est de les livrer à l’impression
sans retouche ni corrections8, l’on se surprend néanmoins à penser que Bailly a
intériorisé une manière de charte du journal de voyage : il partage les attentes d’un
lectorat peu désireux d’être pris en flagrant délit d’occidentalocentrisme et y répond.
La quatrième de couverture de son dernier journal de voyage publié9, qui s’appliquerait
aussi bien à Phèdre en Inde, pourrait être le texte de cette charte du diariste qui se sait et
se veut éclairé, délesté de tout préjugé et ouvert à la réalité observée, charte presque
trop belle pour être vraie :
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Des impressions, des sensations, des idées en cheminement, en connexions tendues,leurs terminaisons nerveuses pour faire toucher du doigt l’espace physique de leurparution. Dans ces carnets de voyage, Jean-Christophe Bailly […] nous délivrequelque chose de la grande extériorité du monde sud-américain, mais selon unusage de la vision qui s’élime par avance de tout exotisme et dégage la langue del’emprise topique du reportage. Cette netteté du regard […] manifeste une acuité auréel qui ne décolle pas l’apparence de la profondeur.
NOTES
1. J.-Ch. Bailly, Phèdre en Inde, Paris, Plon, « Carnets », 1990, p. 15 (dorénavant PhI). Les citations
ultérieures de ce journal seront suivies, dans le texte même, de la référence à la page entre
parenthèses.
2. J. Cocteau, Maalesh, Journal d’une tournée de théâtre, Paris, Gallimard, 1949, p. 143-144
(dorénavant M). Les citations ultérieures de ce journal seront suivies, dans le texte même, de la
référence à la page entre parenthèses.
3. J.-Ch. Bailly, Dans l’étendu, Lyon, Fage éditions, 2010, p. 5.
4. Ibid., p. 7.
5. Voir A. Youssef, Cocteau l’Egyptien. La tentation orientale de Jean Cocteau, Monaco, éd. du Rocher,
2001.
6. Voir extraits d'Étiemble, Chronique littéraire, « La, mouche mâlèche », Les Temps modernes,
n. 54, avril 1950 :
« En vain chercheriez-vous, dans Maalesh, qui se prétend le journal d’une tournée, la plus discrète
allusion à l’article de Bishr Farès sur Les Parents terribles (il était pourtant assez dur, et
mémorable). N’espérez donc pas y lire quelque pressentiment de l’opinion de Jean Cocteau de
ceux qui dans les lettres françaises ont quelque crédit en Égypte. Avec ses airs de somnambule,
l’auteur est extra-lucide. Il ne dit que ce qu’il veut dire […].
Passons sur l’indécence du battage commercial : désormais, chaque fois que Cocteau monte une
pièce ou tourne un film, nous n’y coupons pas de ses futiles aveux : au journal d’un film, qui nous
renseignait sur les furoncles de Jean Marais, voici succéder Maalesh qui nous renseigne sur le
génie de Jean Marais, et sur quelques dîners en ville, ou au désert […].
Il est à craindre que Maalesh ne fasse à Cocteau plus de tort qu’à l’Égypte. On se gaussera des
faiblesses de ce journal : de tant d’ignorance avec soin étalée. Car il a des idées sur tout, le
voyageur […].
Et gogo, avec ça. Aveugle à cette vie de la nécropole thébaine, il n’a d’yeux que pour les schémas
d’une équipe d’occultistes qui entend répéter – à propos des temples de Louqsor et de Karnak –
les bobards de l’Abbé Moreux sur les “secrets” de la Grande Pyramide. Avant de me livrer aux
sortilèges des Lubicz, j’aurais pris la précaution de lire au moins l’essai de Maspéro sur le temple
de Louqsor, le livre de Lauer sur les pyramides et les temples de Saqarah. […] Gogo, mais
imposteur aussi. […] Dans ce même temple de Louqsor décidément fertile en miracles et dont la
baronne de Lubicz venait de lui révéler le vrai plan (un “squelette adulte”), “brusquement” à la
salle hypostyle, Cocteau fait halte. […]“ En l’air, sur la haute muraille, Rimbaud a gravé son nom
etc. ”. Voyez-vous ça ! Quel flair, ce Cocteau ! Quel découvreur ! […].
Entre deux coquetèles, à travers les vitres de sa voiture, ou de son avion, il a cru entrevoir l’autre
bout de “l’échelle”. “ D’un côté, une société s’accroche à l’Égypte mondaine, l’Égypte du Sporting,
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du tennis et du golf. De l’autre, un peuple fanatique dissimule, sous la course au pourboire, sa
haine xénophobe. Entre les deux, les nouveaux riches roulent carrosses et remplissent notre
théâtre. Une élite aime la France et s’affecte de voir sa propagande mal faite (nulle)”. Mais il
connaît moins bien qu’il ne fait les oisifs du Caire ce peuple à l’en croire “fanatique” et
“xénophobe” […]. Qu’il veuille donc bien considérer que beaucoup d’étrangers qui vivent en
Égypte sont toujours colonialistes. Que, secouant aujourd’hui tant d’humiliations, certains
Égyptiens se portent à l’excès, nous pouvons en souffrir, mais il faudrait comprendre.
Comprendre, aussi, que la “xénophobie” chez tout peuple qui fut colonisé, c’est le premier réveil
d’une révolte qui, mieux orientée, peut devenir féconde […].
À vrai dire, Jean Cocteau, qui coquette aujourd’hui avec Louis Aragon et Les Lettres françaises, me
paraît dandysto-marxiste : “Aucun costume de théâtre” n’égale pour lui en beauté les haillons de
la misère cairote. “Cette détresse, dit-il encore, n’en est pas une comme elle le serait en France”,
parce qu’on y trouve toujours quelque chose de “facile, de détendu… quelque chose, en quelque
sorte de fastueux”. Ça vous a un petit air extrêmement intelligent. Ça ne l’est pas […].
Maalesh ! Cocteau m’excusera, si je réponds : La, mouche mâlèche (note : Laa, mies ma’alesh, dit
l’Égyptien ; l’Européen, en son arabe de petit-blanc : La, mouche mâlèche). Non, ça ne fait pas
rien. J’espère néanmoins que, le prenant au mot, les Égyptiens en souriront : “Maalesh ? …
maalesh ! ” ».
7. C’est dans l’usine de pesticides d’Union Carbide que s’est produite en 1984 l’une des plus graves
catastrophes industrielles connues (plus de 20.000 morts victimes des gaz toxiques).
8. Voir J.-Ch. Bailly, Dans l’étendu, cit., p. 8.
9. Ibid., quatrième de couverture.
INDEX
Mots-clés : Cocteau (Jean), Bailly (Jean-Christophe), Maalesh, Phèdre en Inde, journal de voyage
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Seuils poétiques. Held, Magrelli,SacerdotiTraduction et note à la traduction
Chetro De Carolis
RÉFÉRENCE
Riccardo Held, Ai miracoli, La vita possibile, dans La Paura, Milano, Scheiwiller, 2008.
Valerio Magrelli, "Giovani senza lavoro", dans Il Sessantotto realizzato da Mediaset, Torino,
Einaudi, 2011.
Gilberto Sacerdoti, Pioggia d'agosto, Rimescolato !, Fulmini, Sì, dans Vendo vento, Torino,
Einaudi, 2001.
Je remercie Jean-Max Colard d’avoir relu avec moi mes traductions, en m’aidant à les assouplir,
les alléger.
Riccardo Held
Ai miracoli
Che passando in un giorno di cattivo
inverno mentre corri a casa
per il campo ormai buio dei Miracoli
con la coda dell’occhio vedi dentro
il portale di marmo della chiesa
nel punto più vicino alla parete
il più caldo il più interno il più al riparo
un colombo che è andato lì a morire
con la testa nascosta sotto l’ala
come un cucciolo come la tua gatta
quando si mette al caldo e si fa tonda
sulla tua pancia sotto il tuo maglione
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e pensi “quella piccola cosa assiderata
è la forma, è il disegno, il contorno preciso
di come già ci sta pensando il mondo”.
E vai avanti in fretta come scappando via
Aux miracles
Lorsqu’en passant en un jour de mauvais
hiver où tu files chez toi
par la place déjà sombre des Miracles
du coin de l’œil tu vois à l’intérieur
du portail en marbre de l’église
à l’endroit le plus près de la paroi
le plus au chaud au dedans à l’abri
une colombe venue là pour mourir
cachant sa tête au-dessous de son aile
comme une petite bête comme ton chat
quand il se met en boule bien au chaud
sur ton ventre, caché sous ton chandail
et que tu penses « ça, cette chose gelée
c’est l’allure, la forme, c’est le dessin précis
de la manière dont déjà nous pense le monde ».
Et vite tu avances comme si tu t’échappais
La vita possibile
Facciamo pure ancora,
come se fosse niente,
come non fosse questo il punto,
come non fosse intorno alla questione,
importante per tutto, ma per noi
la più importante, l’ultima,
la decisiva quella intorno a quello
che la vita possibile
ci lascia ancora,
vorrà lasciarci fare,
per vedere e tentare, aggiustare,
per vedere se ancora, per tentare,
se ancora forse, magari con un po’
meno ambizione, per abbassare
il tiro, per provare se ancora
questo, quello almeno resiste, se
si lascia ancora mettere a posto,
correggere qualcosa,
forse in un altro modo,
con un modo diverso di stare seduti
nella vita possibile :
non così, non proprio tanto dritti
come una volta io
e anche tu hai creduto,
con sulle spalle tutto, tutto il peso,
tutto quel peso,
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del vuoto, del falso, del perduto,
tutta quella bella, bella cosa,
quasi, quasi buttata via, quasi perduta,
una almeno proprio per sempre persa,
e non so più nemmeno, non lo so,
se sono ancora buono,
come una volta, tanto, tempo fa,
se sono ancora buono, ti ricordi,
a prenderti la paura tra le mani,
e se non prendo più nemmeno quella,
cosa sento, cosa prendo di te,
di me, di quello che mi vedo intorno.
Ho quasi cinquant’anni,
contati ancora prima di vederti,
la prima volta, solo nel tuo nome.
La stoffa si consuma e questo grumo,
il nodo che si chiude, amore mio,
amore, amore mio non voglio,
averti persa, buttata via
che non ci sia più niente, che finisca
non voglio che sia questo la nostra vita,
no, non lo voglio, amore.
La vie possible
Donc, faisons encore,
comme si ce n’était rien,
comme si le point n’était pas là,
comme si ce n’était pas autour de la question,
importante pour tout, mais pour nous deux
la plus importante, la dernière,
la décisive celle autour de ce
que la vie possible
nous laisse encore,
voudra nous laisser faire,
pour voir et essayer, raccommoder
pour voir si toujours, pour essayer,
si toujours, va savoir, avec peut-être
un peu moins d’ambition, pour abaisser
le tir, pour éprouver si encore
ceci, cela du moins résiste, si
quelque chose est là qui encore se laisse
arranger, corriger,
d’autre façon peut-être,
d’une façon différente d’être assis
dans la vie possible :
pas comme cela, pas tout à fait droit
comme autrefois j’ai cru
et toi aussi tu as cru,
avec sur le dos tout, tout le poids,
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tout ce poids-là,
du vide, du faux, du perdu,
toute cette belle, belle chose,
presque, presque jetée, presque perdue
l’une du moins perdue définitivement,
et je ne sais même plus, je ne sais pas,
si je suis toujours propre,
comme autrefois, il y a très, très longtemps,
tu te souviens, si je suis toujours propre
à prendre ta peur entre mes mains,
et si je ne prends même plus ta peur,
qu’est-ce que je sens, qu’est-ce que je prends de toi,
de moi, de ce que je vois autour de moi.
J’ai presque cinquante ans,
comptés avant même de te voir,
la première fois, rien que dans ton prénom.
L’étoffe se dégrade et ce grumeau,
le nœud qui se serre, mon amour,
amour, mon amour, je ne veux pas,
t’avoir perdue, t’avoir jetée
qu’il n’y ait plus rien, que tout s’arrête là
je ne veux pas que ce soit notre vie,
non, je ne le veux pas, mon amour.
Valerio Magrelli
“Giovani senza lavoro”
I
Giovani senza lavoro
con strani portafogli
in cui infilare denaro
che non è guadagnato.
Padri nascosti allevano
quella sostanza magica
leggera e avvelenata
per le vostre birrette.
Condannati a accettare
un regalo fatato
sprofondate nel sonno
mortale dell’età,
la vostra giovinezza,
la Bella Addormentata,
langue nel sortilegio
di una vita a metà.
II
Giovani senza lavoro
chiacchierano nei bar
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in un eterno presente
che non li lascia andar.
Sono convalescenti
curano questo gran male
che li fa stare svegli
senza mai lavorare.
Di notte sono normali,
dormono come tutti gli altri
anche se i sogni sono vuoti
anche se i sogni sono falsi.
Falsa è la loro vita,
finta, una pantomima
fatta da controfigure,
interrotta da prima.
FINE
« Jeunes sans travail »
I
Jeunes sans travail
aux portefeuilles bizarres
où glisser des billets
que l’on n’a pas gagnés.
Pères en cachette élèvent
cette essence magique
légère et empoisonnée
pour vos canettes de bière.
Condamnés à accepter
un cadeau enchanté
vous plongez dans le sommeil
mortel de cet âge,
votre jeunesse, la Belle
au Bois Dormant, languit
dans l’ensorcellement
d’une moitié de vie.
II
Jeunes sans travail
caquètent dans les cafés,
un présent éternel
ne les laisse pas s’en aller.
Ils sont convalescents,
ils soignent ce grand mal
qui les tient éveillés
sans jamais travailler.
La nuit ils sont normaux,
ils dorment comme tous les autres
même si les rêves sont vides,
même si les rêves sont faux.
Fausse est leur vie même,
feinte, une pantomime
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
146
composée de doublures,
interrompue d’avance.
FIN
Gilberto Sacerdoti
Pioggia d’agosto
Il porfido era sempre più rovente,
la lingua e gli occhi secchi per l’arsura.
Poi rombi e tuoni truci e altisonanti,
ma di spettacolari scrosci niente :
svanita la promessa assieme all’ira
il porfido era ancora più rovente.
Il giorno dopo, da un modesto grigio,
senza lacerazioni del silenzio,
senz’altro annuncio che più intenta quiete,
giungeva giù dal cielo sul selciato
una falange innumere di perle
filanti, leggerissime, iridate.
Bevuto è bello aver avuto sete
Fumava muto il porfido estasiato.
Pluie d’août
Le porphyre devenait de plus en plus brûlant,
la langue et les yeux secs pour l’aridité.
Puis des coups de tonnerre torves, retentissants,
et cependant d’ondées spectaculaires point :
évanouie la promesse en même temps que la rage,
le porphyre demeurait davantage brûlant.
Le lendemain, d’un gris d’intensité modeste,
sans aucune percée déchirant le silence,
sans aucune autre annonce qu’un calme plus tendu,
se déversant du haut du ciel sur le pavé
arrivait une phalange innombrable de perles
filantes, très légères, aux reflets irisés.
Il est beau, ayant bu, d’avoir brûlé de soif
Fumait en se taisant le porphyre extasié.
Rimescolato !
Oh propensione adamica
a nominar le cose,
come sprigioni edenica
dal libro aperto al sole !
Autore, mi rimescoli,
sopra i tuoi dicta pascolo
e rumino e rimugino,
ma quando quasi diafano
del tuo trifoglio puro
per colmo di chiarore
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
147
mi sento, sì, sicuro
che d’ora in poi così –
ahi che non dura l’ora,
ahi che ispessisce ancora
la torbida mistura
dell’egopacità.
Sant’Autore, mio Poeta,
mio Filosofo Beato,
fammi restare
rimescolato !
Remué !
O penchant adamique
à dénommer les choses,
comme tu émanes, édénique,
du livre ouvert au jour !
Auteur, tu me remues,
sur tes dicta je broute
et rumine et ressasse
mais quand presque diaphane
de tout ton trèfle pur
pour comble de lueur
je sens, oui, être sûr
que désormais comme ça –
hélas, que l’heure ne dure,
hélas, que s’épaissit
encore le mélange trouble
de l’égopacité.
Saint Auteur, mon Poète,
Philosophe Bienheureux,
fais-moi rester
remué !
Fulmini
I nervi, le vene, le arterie,
i lunghi filacci di luce
che mentre la notte rimbomba
da su si conficcano giù
non sono sviluppi di semi
spaziali che metton radici
nel cielo notturno perché
radici non sono. Però…
Foudres
Les nerfs, les artères, les veines,
les longues ficelles de lumière
qui lorsque la nuit retentit
du haut s’enfoncent en bas
ne sont pas les développements
de graines spatiales qui prennent
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
148
racine dans le ciel nocturne ;
non, pas des racines. Pourtant…
Sì
Ancora, more, encore,
un peu más more
di shh !, e aah !, e sì !,
adesso e qui,
ché poi là dove è il no,
dove non c’è
quel quid che nunc è hic
possa però
sentire : adesso no,
però, però,
c’è stato, prima, sì,
c’è stato il sì.
Oui
Ancora, more, encore,
un po’ más more
de chut !, et aah !, et oui !,
maint’nant ici,
que là où c’est le non
où n’est pas là
ce quid qui nunc est hic,
je puisse pourtant
sentir : pas maintenant,
pourtant, pourtant,
c’était, autrefois, si,
c’était le oui.
Note sur la traduction
Riccardo Held
Aux miracles, La vie possible
1 En traduisant ces deux poèmes j’ai moins respecté des lignes de conduite rationnelles –
comme je l’ai fait en partie dans les autres cas – que « senti avec » : j’ai donc surtout
suivi l’allure rythmique et musicale, le sens du rythme me paraissant leur trait
spécifique. Dans « Aux miracles », par exemple, poème en hendécasyllabes avec des
variations importantes surtout dans la dernière strophe, le rythme l’emporte sur
l’aspect métrique. Dans « La vie possible », poème au mètre variable, cela est encore
plus évident : c’est le rythme qui m’a guidée et, avec, le but de reproduire le naturel de
la langue, l’intimité du discours, la « quantité affective des mots », selon une expression
de l’auteur.
Valerio Magrelli
« Jeunes sans travail »
2 Poème à l’architecture forte, gouverné à tous les niveaux par une extrême rigueur
formelle, parfois plus manifeste, parfois plus souterraine. Le respect des contraintes
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
149
formelles a été à la base de mes choix de traduction : j’ai décomposé le système du texte
pour en comprendre les principes et fonder sur ceux-ci sa recréation en français.
3 Là où la structure est solide et évidente (deux sections de quatre quatrains),
l’organisation métrique a une stabilité moins criante : des settenari (dominants, surtout
dans la première section), des ottonari et, dans l’avant-dernière strophe, des novenari, se
succèdent selon un ordre dont les règles, pourtant strictes, n’apparaissent pas d’emblée
lors de la lecture :
4 I : 8787 7777 7777 7777
5 II : 8787 7877 8999 7787
6 Cette disposition métrique s’est un peu appauvrie lors du passage traductif, même si j’ai
essayé de me rapprocher de l’original en gardant la prédominance des hexasyllabes,
avec des variations sur les premières strophes de chaque section, et l’allongement des
vers dans l’avant-dernière strophe :
7 I : 6777 7777 7786 7777
8 II : 6878 7777 7888 7777
9 Quant au rythme, ses fluctuations du dactylique à l’anapestique, à l’ïambique,
interagissent avec un système de rimes que domine la platitude de l’assonance en « a »,
avec des exceptions en « o » à des endroits stratégiques du texte (« lavoro », « sonno »,
« vuoti ») et l’introduction dans la dernière strophe – anomale sous l’aspect phonétique
– de l’assonance en « i » et du seul accent en « u » en fin de vers de tout le poème. Il me
semble que cet agencement rythmique-phonétique a, entre autres, l’effet de signifier
par la forme la gêne que produit le sujet du poème, tout en engendrant une distance
parodique. Il était donc important de le reproduire : j’ai cherché à recréer les
modulations du rythme, sans réussir à garder, malheureusement, l’effet lancinant qu’il
a par moments. Au niveau phonétique, j’ai remplacé l’assonance prépondérante en « a »
par celle, aussi évidente en français, en [e] ; en plus j’ai gardé, comme je l’ai pu, des
anomalies du son dans la dernière strophe.
10 Parfois, l’attention à la reproduction du sens, du lexique, du naturel syntaxique l’a
emporté sur l’attention aux éléments métriques, rythmiques et phonétiques.
11 Je remercie Valerio Magrelli de ses conseils : c’est lui qui m’a suggéré l’enjambement
sur « Belle / au Bois Dormant », et qui m’a proposé d’insérer aux vers 11-12 une
anomalie métrique pour éliminer mon inversion du prédicat et des compléments
(« dans le sommeil mortel / de cet âge vous plongez ») qui, tout en étant motivée par la
volonté de rester fidèle au mètre original et de reproduire l’allure monocorde de cette
strophe concernant le sommeil, ne manquait pas de détonner dans un poème où un très
grand travail de recherche formelle aboutit à une langue tout à fait naturelle.
Gilberto Sacerdoti
Pluie d’août
12 Je n’ai pu qu’employer l’alexandrin pour rendre la hauteur que l’endecasillabo, vers
noble de la tradition poétique italienne, donne à la souffrance et au soulagement final
du Porphyre, héros de ce poème. Mais pour des raisons de rythme aussi : « Le
porphyre », incipit incontournable, a une allure anapestique qui me semblait
naturellement conduire à un vers à quatre mesures, plutôt qu’aux trois mesures
dominantes dans l’original italien. Pourtant, cela a beaucoup modifié justement le
rythme du poème, l’alexandrin étant moins malléable, plus monotone et plus lent aussi
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
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que l’hendécasyllabe ; en outre, pour remplir la syllabe en excédent, j’ai dû parfois
ajouter des chevilles, ailleurs développer des termes, comme dans le vers 12, où j’ai
perdu l’effet incisif des trois mots imitant la pluie qui enfin, doucement, tombe.
Remué
13 La traduction ne m’a pas posé de problèmes au niveau métrique, l’hexasyllabe
correspondant parfaitement au septénaire italien des quatre premières strophes, du
point de vue du rythme aussi. Pour la strophe finale, présentant un changement
métrique, j’ai surtout suivi le rythme de la prière.
Foudres
14 S’il était évident de traduire le vers italien de neuf syllabes par l’octosyllabe français,
qui en reproduit aussi le rythme à trois mesures, le poème en traduction française ne
cesse d’être moins nerveux, ne fut-ce que par la présence de beaucoup de voyelles
muettes en fin de mot.
15 Quant aux rimes, le vers 4 n’est pas satisfaisant : loin de reproduire l’assonance
originale « luce / giù », le mot « bas » en fin de vers frappe, inattendu, par sa voyelle
« a » qui n’est jamais présente dans le reste de cette strophe.
16 Une autre perte touche les deux vers finals : la solution (la seule que j’ai trouvée pour
respecter les contraintes métriques et rythmiques) de réduire la locution conjonctive
de cause à une phrase nominale appauvrit l’effet d’un raisonnement qui, à travers ce
« perché », s’affiche logique tout en étant surréel.
Oui
17 Trois quatrains qui me semblent cacher des doubles hendécasyllabes où la fin
d’hémistiche est traitée comme fin de vers. En français j’ai employé le décasyllabe en le
séparant de la même manière, tout en visant à reproduire le rythme du pentamètre
ïambique. Ce que je souligne car c’est peut-être cette allure de blank verse qui m’a
menée à apercevoir dans ce poème une influence de Shakespeare au niveau du contenu
aussi : ce « non » dont le poète se sauve car autrefois il y a eu le « oui », m’a rappelé, par
des voies détournées et illogiques, le sonnet 145, où le « I hate » que la femme vient de
prononcer se trasforme en élément salvateur par l’ajoute d’un « not you ». Je ne l’ai
vraiment réalisé que quand Gilberto Sacerdoti m’a demandé pourquoi j’avais traduit
« sentire » par « entendre » là où il voulait dire carrément « sentir » : j’ai compris que
c’était l’importance, dans ce sonnet shakespearien, du fait d’« entendre », qui m’avait
fourvoyée. Exemple de surinterprétation à laquelle le traducteur doit toujours prendre
garde.
18 J’ai pensé reproduire le système des rimes, avec une perte au vers 5, où il me semblait
plus important de faire garder à « le non » sa place en fin de vers qui fait pendant à « le
oui » qui est à la fin du poème.
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
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Le rapport de la censure sur Henriette Maréchal des frèresGoncourtMichele Sollecito
1 Le rapport de la Commission d’examen des ouvrages dramatiques sur Henriette Maréchal
des frères Goncourt est un témoignage des plus intéressants de la surveillance
« morale » que l’empire de Napoléon III exerçait sur le théâtre.
2 Rétablie après la révolution de 1848, quand le Conseil d’État menait une enquête1 pour
préparer la loi sur le théâtre, la censure avait le devoir de préserver « le sentiment
religieux, le sens moral, l’esprit patriotique »2, comme l’écrivait Hallays-Dabot,
historien de la censure et censeur lui-même sous le Second Empire.
3 Tout cela devint très compliqué quand l’écriture irrévérencieuse des Goncourt franchit
les portes de la Comédie-Française avec le drame Henriette Maréchal. La première pièce
que les frères Goncourt font représenter sur la scène du Théâtre-Français, le 5
décembre 1865, devient rapidement un épisode remarquable dans l’histoire du théâtre
en France. Henriette Maréchal tomba en effet sous les coups d’une cabale tumultueuse
organisée par les adversaires de la princesse Mathilde protectrice des Goncourt.
4 L’intrigue met en scène un jeune homme, Paul de Bréville, qui, amené au bal masqué de
l’Opéra de mi-carême par son frère aîné Pierre, tombe amoureux d’une femme, Mme
Maréchal. Pendant la conversation entre Mme Maréchal et Paul, un monsieur en habit
noir importune la dame. Paul n’hésite pas à provoquer l’homme en duel. Le lendemain,
Paul, blessé, est amené fortuitement à la maison de M. Maréchal, à Ville d’Avray. Paul y
découvre l’identité de Mme Maréchal en trouvant le domino qu’elle portait au bal
masqué. Le jeune homme déclare ainsi son amour, et la femme, bien qu’épouse très
aimée de M. Maréchal et mère heureuse de sa fille Henriette, accepte la liaison.
Toutefois Mme Maréchal s’aperçoit de l’amour de sa fille Henriette pour Paul et décide
de mettre fin à sa liaison, alors que le jardinier a averti M. Maréchal qu’il a vu sur le
sable des pas d’homme. Quand Paul va rencontrer Mme Maréchal, son mari intervient
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
153
avec ses pistolets chargés, mais au lieu de punir l’amant, il tue sa fille Henriette qui,
défendant sa mère, s’exclame : « C’était… mon amant… à moi ».
5 Après lecture devant le Comité de la Comédie, la pièce est reçue le 8 mai avec neuf
boules blanches contre deux rouges. Le 5 novembre, au terme d’une distribution des
rôles plutôt laborieuse, le directeur de la Comédie, Édouard Thierry, informe les
Goncourt que la pièce doit être créée le 1er décembre. Le manuscrit d’Henriette Maréchal
fut ainsi envoyé à la Commission des ouvrages dramatiques quinze jours avant la
première, le 15 novembre. Trois jours après, le 18 novembre, la Commission rédige son
procès-verbal3. Le rapport, qu’on peut consulter aux Archives nationales, cote F 21 966,
se compose de six pages. Les censeurs font un résumé très consciencieux de la pièce et
ils exposent au maréchal Jean Baptiste-Philibert Vaillant, ministre de la Maison de
l’Empereur et des beaux-arts, perplexités et observations.
6 La conclusion est nette : « Nous croyons donc que cette pièce ne pourrait être autorisée
qu’avec des modifications dans le sens de nos observations ». Henriette Maréchal est
donc admise « à correction ». Quelles sont ces observations ? On doit « simplement »
éviter l’étonnement que peuvent causer : les « cliquetis de propos grivois, parfois
grossiers » de la scène du bal masqué à l’Opéra ; le comportement de Pierre, le frère
aîné, qui pousse la complaisance pour l’amour de son frère jusqu’à l’exagération ; enfin
« la passion étrange de cette mère de famille » pour Paul, très jeune, presque un enfant.
On comprendra très facilement qu’une pièce « admise à correction » en ces termes est
une pièce en fait refusée, ou bien une pièce qui doit perdre toute son originalité. Les
observations des censeurs, Victor Hallays Dabot, Jacques Louis Florent, Émilien Pacini
et André Alexandre Basset, visent à préserver le « sens moral » des spectateurs de la
maison de Molière en jugeant scandaleux l’adultère entre une mère de famille et un
jeune homme, et en condamnant l’atmosphère ambiguë de divertissement du bal
masqué de l’Opéra. Sur ce point, il s’agit d’une question strictement linguistique. Toute
l’originalité, l’ironie et la vivacité du langage des Goncourt paraissent peu élégantes
aux censeurs qui n’avaient jamais vu un litige où les adversaires se lancent des insultes
pareilles :
DEUXIÈME MASQUE : As-tu fini, paillasse en deuil ?
LE MONSIEUR : Monsieur est du Jockey ?
DEUXIÈME MASQUE : Va donc te coucher, chapelier de la rue Vivienne !
LE MONSIEUR : Dis donc, peintre de tableaux de sage-femme !
DEUXIÈME MASQUE : Jeune premier de Montmartre !
LE MONSIEUR : Tourneur de mâts de Cocagne en chambre !
DEUXIÈME MASQUE : Bibliothécaire de la garde nationale !
LE MONSIEUR : Éleveur de sangsues mécaniques !
DEUXIÈME MASQUE : Pédicure de régiment !
LE MONSIEUR : Président de la Société du Bec dans l’eau !
DEUXIÈME MASQUE : Abonné de la Revue des Deux Mondes !
LE MONSIEUR : Ah ! des gros mots !… Attends ! Je vais descendre…4
7 Il y a enfin la « question dénouement » : comment admettre que M. Maréchal tue
l’innocente Henriette ? Le 29 novembre les frères Goncourt écrivent ironiquement dans
le Journal :
Thierry nous montre une lettre de Doucet, dans laquelle le ministre Rouher et lemaréchal Vaillant nous font l’honneur d’avoir cherché, trouvé et d’offrir undénouement à notre pièce. Rouher veut que la fille soit seulement blessée et qu’ilreste l’espérance d’un mariage avec l’amant de sa mère ! Le maréchal Vaillant en atrouvé un autre, à peu près du même goût, que je ne me rappelle plus.
Revue italienne d’études françaises, 1 | 2011
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Heureusement qu’il n’y tient pas ; et comme militaire, il n’est pas trop opposé aucoup de pistolet du dénouement.5
8 Les observations des censeurs sur Henriette Maréchal trouvent donc écho dans les
préoccupations de Camille Doucet, directeur général de l’administration des théâtres,
du ministre de l’État Rouher et du maréchal Vaillant, ministre de la Maison de
l’Empereur. Toutefois, grâce notamment à l’intervention de la princesse Mathilde, amie
des Goncourt, Henriette Maréchal obtint l’autorisation d’être jouée sur scène sans
changements dans le dénouement, trois jours avant la première.
9 Le soir du 5 décembre, jour de la première, un concert de sifflets empêcha d’entendre
un seul mot du drame, la fameuse « cabale » d’Henriette Maréchal éclata avec clameur et
bruit. Henriette Maréchal ne tint l’affiche que pendant dix jours et eut six
représentations avant d’être retirée le 17 décembre.
10 Le texte de la pièce que les Goncourt publient dans L’Événement (9-14 décembre 1865)
puis chez Lacroix et Verboeckhoven (1866) est différent du manuscrit original6 présenté
à la Commission d’examen des ouvrages dramatiques où on trouve petits mots et
répliques ajoutés ciselés par les censeurs et jamais publiés.
ANNEXES
Rapport de la Commission d’examen des ouvragesdramatiques sur Henriette Maréchal
Ministère de la maison de l’Empereur
et des beaux-arts
Surintendance générale
des Théâtres
Commission d’examen
des ouvrages dramatiques
Palais des Tuileries, le 18 Novembre 1865
Théâtre-Français
Henriette Maréchal, drame en 3 actes
M. Maréchal, excellent homme, est heureux entre sa femme qu’il aime et Henriette sa
fille, âgée de 16 ans, qu’il adore. C’est pour elles qu’il travaille à augmenter une
honorable fortune qu’il ne doit qu’à lui-même. Mme Maréchal aime surtout par devoir,
son mari qu’elle trouve trop occupé de ses affaires, mais elle aime de toute son âme sa
charmante fille, Henriette.
Une fatale curiosité a conduit, pour la première fois, Mme Maréchal au bal masqué de
l’Opéra, sous la protection de son mari.
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Là arrive aussi pour la première fois Paul de Bréville, charmant enfant, échappé de
collège, avec toutes les curiosités, toutes les impatiences de son âge. Paul est amené par
Pierre, son frère aîné, qui l’a élevé et qui lui donne, pour diriger ses premières armes,
des avis qui sont plutôt d’un homme du monde blasé que d’un sage mentor.
Paul rencontre Mme Maréchal, un moment séparée de son mari, s’attache à elle et la
poursuit jusque dans sa loge, en lui adressant avec un mélange d’audace et de timidité
les déclarations les plus tendres et les plus naïves. Leur conversation, dont Mme
Maréchal est vivement émue, est interrompue par l’entrée d’un monsieur qui, à la veille
de se marier, s’est permis de faire toutes les folies possibles dans cette dernière nuit de
carnaval. Le monsieur tient les propos les plus inconvenants à Mme Maréchal, qui est
délivrée de ses importunités par son mari et emmenée par lui.
Paul provoque le monsieur impertinent ; son frère sera son témoin. Le duel a lieu le
lendemain à Ville d’Avray près de la maison de campagne de M. Maréchal, où Paul
gravement blessé est conduit par les ordres de Maréchal lui-même.
Paul soigné par son frère et par Thérèse, la femme de chambre, n’a vu ni Mme Maréchal
ni Henriette ; ce n’est qu’au moment, où il va quitter la maison que les indiscrétions de
Thérèse et la vue du domino de Mme Maréchal lui font reconnaître dans cette dernière
la dame du bal masqué, pour laquelle il s’est battu. Venu pour prendre congé d’elle et la
remercier de son hospitalité, il ne veut plus partir, renouvelle ses déclarations d’amour
et ses instances les plus passionnées ; Mme Maréchal objecte ses devoirs, son affection
pour son mari et pour sa fille et veut s’éloigner. Paul tombe évanoui sur le canapé ;
avant d’aller chercher du secours en le croyant sans connaissance, elle lui donne un
baiser sur le front. Paul se réveille et se lève ; le rideau tombe.
Après cette fin d’acte on n’est pas étonné de voir au 3ème acte, qui se passe à Trouville,
la liaison la plus complète entre Paul et cette femme passionnée, qui pourrait être sa
mère. Cela dure depuis trois mois.
Mme Maréchal se fait d’autant plus de reproches qu’elle finit par apprendre que sa fille
Henriette aime Paul ; elle supplie le jeune homme de renoncer à son coupable amour,
mais Paul dont la passion n’a fait que s’accroître refuse de s’éloigner et est prêt à tout
braver, même la colère de Maréchal, qui revient de Paris. Maréchal prévenu par le
jardinier qu’on a vu sur le sable des pas d’homme se dirigeant vers une fenêtre de la
maison, charge ses pistolets et surveillera le voleur ou l’amant. Malgré les conseils de
son frère et quoique averti du retour du mari, Paul court au rendez-vous qui lui avait
été donné, et escalade la fenêtre par laquelle il est tant de fois entré. Sa maîtresse veut
le forcer à fuir, à se cacher ; elle entend son mari qui approche. Au moment où
Maréchal paraît, la femme s’évanouit ; Henriette sort de sa chambre en peignoir blanc,
éteint la lampe, se jette aux genoux de son père, qui, la prenant pour la femme
coupable, la tue d’un coup de pistolet.
Henriette voulant sauver sa mère meurt en disant : C’était mon amant, il venait pour
moi.
Cette analyse où l’on ne voit qu’un drame de famille, duquel on pourrait tirer une
espèce de moralité, donnerait une idée incomplète de l’ouvrage que nous avons eu à
examiner.
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Au lever du rideau on est en plein bal masqué de l’Opéra avec les cris d’usage, le
cliquetis de propos grivois, parfois grossiers lancés et renvoyés, avec un entrain et une
licence carnavalesques poussés aux dernières limites.
Ce tableau, que jusque-là on n’avait vu que sur des scènes inférieures, nous paraît
difficilement admissible, surtout au Théâtre-Français, où nous craignons qu’il ne cause
un étonnement pénible, suivi peut-être d’improbations fâcheuses.
Nous craignons que le rôle de Pierre de Bréville, le frère aîné et presque le tuteur de
Paul, ne soit empreint d’une tolérance trop grande pour les amours de son jeune frère,
amours qu’il dirige et protège.
Cette complaisance exagérée pourrait produire une impression choquante.
Nous craignons que la passion étrange de cette mère de famille pour un tout jeune
homme, presque un enfant, qui pourrait être son fils, et d’un autre côté les ardeurs de
Paul pour cette femme qui a eu son premier amour, ne causent une impression
répulsive dans la partie délicate du public.
Nous croyons donc que cette pièce ne pourrait être autorisée qu’avec des modifications
dans le sens de nos observations et nous avons l’honneur d’appeler l’attention de son
excellence sur un ouvrage de cette nature destiné au Théâtre-Français.
Victor Hallays (Dabot)
Florent (Jacques Louis)
Émilien Pacini
Alex. Basset (André Alexandre Basset)
NOTES
1. Conseil d’État (Section de législation). Commission chargée de préparer la loi sur le théâtre :
Enquête et documents officiels sur les théâtres, Paris, décembre 1849.
2. V. Hallays-Dabot, Histoire de la censure théâtrale en France, Paris, Dentu, 1862, p. X.
3. Cette pratique disparut dès 1866 : « Devant le nombre sans cesse croissant de pièces, saynètes
et chansonnettes, les autorisations se donnaient désormais oralement : seules les interdictions
faisaient l’objet d’une justification écrite et signée », dans O. Krakovitch, Censure des répertoires des
grands théâtres parisiens : 1835-1906. Inventaire des manuscrits des pièces (F\18 669 à 1016) et des procès-
verbaux des censeurs (F\1 966 à 995), Paris, Archives Nationales, 2003, p. 72.
4. E. et J. de Goncourt, Henriette Maréchal, Paris, Lacroix et Verboeckhoven, 1866, acte premier,
scène V, p. 37-38.
5. Id., Journal, Monaco, les Éditions de l’Imprimerie nationale de Monaco, 29 novembre 1865, t. 7,
p. 140.
6. Le manuscrit présenté à la Commission d’examen des ouvrages dramatiques peut être consulté
aux Archives nationales, cote F 18 681.
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INDEX
Mots-clés : censure, Comédie-Française, Henriette Maréchal, Goncourt (frères), Archives
nationales
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Lettre inédite de Madame Cottin surla loi du divorceSilvia Lorusso
1 Les informations que nous avons sur la vie de Marie Sophie Cottin, née Risteau, sont
encore fragmentaires et incertaines. Nous savons qu’elle est née à Paris en 1770 ; qu’en
1789 elle a épousé, et c’est un mariage d’amour, Jean-Paul-Marie Cottin ; qu’elle est
restée veuve à 23 ans ; qu’elle est morte de maladie en 1807. Mais surtout, elle a écrit
entre 1799 et 1806 cinq romans sentimentaux qui furent des best-sellers à l’époque et
un petit poème1. Sa correspondance, presque entièrement inédite, confirme qu’elle a
été une femme avec des idées non communes pour l’époque et une sensibilité que l’on
pourrait définir moderne.
2 La lettre transcrite ici, envoyée par Mme Cottin à son cousin Lemarcis après la mort de
sa femme2, comprend deux parties : la première sur une polémique d’actualité, la
deuxième sur une question privée. Mais toutes deux traitent du même argument : le
mariage. Mme Cottin y soutient le droit à sa dissolubilité légale par le divorce et la
nécessité de chacun de continuer sa vie après la mort de l’époux ou de l’épouse. Deux
conditions différentes où l’on reconnaît les limites des pouvoirs du mariage.
3 La lettre n’est pas datée. Mais il n’est pas difficile de la situer grâce à sa référence au
livre de Mme Necker (Suzanne Curchod, 1737-1794), Réflexions sur le divorce, paru dans la
seconde moitié de 1794, après la mort de l’auteur, le 15 mai 1794. Donc cette lettre a été
écrite à l’automne de 1794.
4 Le 20 septembre 1792 la loi avait décrété la laïcisation de l’état civil et l’autorisation du
divorce par consentement, pour cause d’incompatibilité d’humeur et de caractère, pour
cause déterminée. Avec le décret du 8 nivôse an II (28 décembre 1793), la Convention
avait diminué le délai nécessaire entre le divorce et le remariage. Enfin les décrets des
4-9 floréal an II (23-28 avril 1794) avaient déclaré légaux les divorces prononcés avant
la loi du 20 septembre 1792 : il suffisait d’une séparation de fait de six mois entre les
époux. Dans son pamphlet, Mme Necker se déclare ennemie du divorce, procédure qui
détruirait les quatre buts que poursuit le mariage : « le bonheur individuel des Epoux
dans la jeunesse » ; le bonheur des enfants ; « la pureté des mœurs » (qui serait un « but
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manqué par le divorce ») ; « la consolation, le secours, et quelquefois le bonheur de la
vieillesse ». Elle revendique le fait que « les oppositions de caractère ne sont pas
invincibles, comme les résistances de l’instinct animal »3 et que l’habitude peut
rapprocher des caractères opposés. Quant aux fils : « une bonne éducation déjà si
difficile pour les parents les plus unis, devient impossible sous la loi du divorce »4. Elle
reconnaît qu’il y a des femmes qui, grâce au divorce, pourraient se dérober à la
tyrannie de leur mari, mais les lois ne sont pas faites pour les exceptions. Selon Jésus-
Christ le divorce et l’adultère sont synonymes et les Grecs font dériver le crime du vice.
Donc « la permission du divorce est contraire aux nobles et pures institutions de la
nature »5. Et le mariage est la seule consolation qui nous reste dans la vieillesse.
5 Mme Cottin est d’un avis tout à fait contraire : le divorce ne corrompt pas les mœurs,
mais il se révèle un remède pour essayer de rendre plus forte la morale de la Nation. La
question a été mal posée par Mme Necker qui parle d’un monde imaginaire, habité par
des personnes comme elles devraient être et non pas comme elles sont. La romancière
définit avec mépris « un roman » le pamphlet de Mme Necker.
6 Mme Cottin avait déjà défendu le divorce dans une autre lettre (commencée par son
mari), écrite en 1790 et adressée à sa cousine et confidente Julie Verdier :
Je veux te dire et te demander si tu est [sic] de mon avis sur l’approbation que jedonne au divorce qu’il paraît que l’assemblée nationale veut établir en France, selonmon idée ce sera un grand bien, comme je pense que l’état de mariage ne peut êtrequ’un très heureux ou très malheureux, il est bien juste que ceux qui sont danscette dernière position ne soient pas destinés à y passer toute leur vie, ou à désirerpour en changer, la destruction d’un être dont l’existence est un obstacle à lafélicité.[Lettre de Jean-Paul Cottin à Julie Venès-Verdier, BnF, NAF 15976, f° 96]
7 En revendiquant la nécessité du divorce, Sophie ne pensait pas à sa situation parce
qu’elle aimait tendrement son mari. À la différence de Mme Necker, elle ne considérait
pas le mariage comme un état de nature, mais comme une « institution sociale » : donc,
le cas échéant, révocable [f° 95]. Dans cette même lettre elle répond aussi à une des
critiques habituelles des opposants du divorce qui sera reprise également par Mme
Necker :
J’approuve d’autant plus le divorce qu’en l’établissant on [n’]oublie pas lesmalheureux fruits d’une union désassortie, dans le contrat de mariage on fixe unsort pour les enfants en cas de divorce de sorte que [...] ils sont au moins à l’abri dela fortune. [f° 96]
8 D’ailleurs dans sa jeunesse déjà, elle n’avait pas une idée romanesque sur le mariage,
comme l’atteste la lettre à Julie Verdier, non datée mais que l’on peut considérer écrite
entre 1785 et 1788, donc avant son mariage :
Je sais bien que c’est une idée fausse que d’imaginer que le mariage est un enfer s’iln’est pas un paradis, il n’est presque jamais ni l’un ni l’autre, son état habituel estun attachement modéré, fondé sur [...] la communauté de biens, les enfants etl’habitude, cela forme un tout assez doux qui compense l’humeur qu’occasionne ledésassortiment des goûts et l’opposition de l’humeur. [Lettre de Sophie Cottin àJulie Venès-Verdier, BnF, NAF 15970, f° 4]
9 Dans la deuxième partie de la lettre présentée ici, Mme Cottin exprime sa compassion
face à la douleur inexprimable de son cousin pour la mort de sa femme. Mais elle lui
conteste son désir de ne plus vivre, sinon dans le souvenir de l’aimée. Elle désapprouve
en particulier son aspiration à prendre dans la vie la place de la morte, à « la copier » : à
penser et à agir comme elle pour essayer de la sentir encore à ses côtés. Sophie constate
avec une lucidité surprenante un protocole pathologique d’élaboration du deuil que
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Freud décrira dans son célèbre essai, Deuil et Mélancolie (1917) : elle réprouve que ne
pouvant plus avoir la femme aimée, il essaye d’être celle-ci, de substituer l’être à l’avoir.
Elle fait allusion avec délicatesse au Temps qui a le pouvoir de guérir les blessures. En
effet son cousin se remariera.
10 Enfin il faut observer que dans ces lettres Sophie traite le mariage d’une façon très
différente par rapport aux romans de femme de l’époque (y compris les siens) qui
n’admettent pas le divorce du fait que l’on y considère volontiers comme impossible la
séparation, même après la mort.
11 J’ai modernisé l’orthographe de la lettre. La graphie de Mme Cottin, plutôt claire, suit
les usages de l’orthographe du temps (parens, tems ...). L’abolition des accents, des tirets
et de la ponctuation, les contractions des mots (quelle, quils, peutetre, saisje...) lui
viennent du style épistolaire privé. La ponctuation, respectée autant que possible, a été
insérée et adaptée à l’usage moderne afin de rendre le texte compréhensible. Dans trois
cas j’ai conservé la version originale qui présente des fautes de concordance, ou dans
l’emploi des modes verbaux, indiquées par [sic].
ANNEXES
Des jolies idées et pas une seule bonne raison, voilà ce que j’ai trouvé dans l’ouvrage de
Mme Necker, et ce n’est pas ainsi qu’on doit traiter une question aussi importante que
celle du divorce ; elle est partie d’un principe faux et qui renverse du premier abord
tous les motifs qu’elle peut alléguer. Elle envisage les hommes tels qu’ils devraient être,
au lieu de les voir tels qu’ils sont, et cette erreur funeste, dont j’ai éprouvé plus que
personne les pernicieux effets, fait de son livre un roman agréable et non pas un écrit
utile. Ne raisonnons point et regardons autour de nous : dans la Hollande et autres pays
où le divorce est permis, les mœurs sont-elles moins respectées ? et en France avant
que cette loi fut établie, quand ce joug de l’indissolubilité pesait sur le mariage,
n’étions-nous pas inondés de mauvais ménages, de femmes infidèles, d’éclats
scandaleux, d’enfants ingrats, de mauvais pères ? jamais les mœurs furent-elles plus
corrompues que durant les années qui ont précédé la loi du divorce, n’est-ce pas même
l’excès de la dépravation qui l’a provoquée ? on ne vous la donne pas comme une bonne
chose, mais comme un remède ; on ne vous la donne pas pour rendre les femmes
honnêtes, mais pour les empêcher de joindre la fourberie et le mensonge, au
dérèglement des mœurs. Mettez-nous dans le monde idéal que peint Mme Necker et je
serai de son avis, mais où est-il ce monde ? dans la tête des Etres jeunes, bons et
ardents, peut-être y ai-je cru comme un autre, mais cette illusion a fui avec toutes
celles de la jeunesse, et je ne comprends pas que Mme Necker l’ait conservée si
longtemps. J’ai été tentée de prendre la plume pour la réfuter d’un bout à l’autre, mais
les raisons qu’elle alleguent [sic] n’en valent pas la peine, elles ne tromperont que ceux
qui veulent l’être, et ceux-là, il n’y a rien à leur dire... Vous êtes du nombre, mon
cousin, je vous vois avec effroi sur un chemin où j’ai été longtemps ; l’excès du malheur
sous lequel vous gémissez exalte l’imagination ; quand on voit ce qu’on aime parmi les
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anges, on n’aspire qu’à leur ressembler, les vertus les plus sévères ne sont plus des
sacrifices et la perfection parait possible ; mais la perfection, cette dangereuse chimère,
est incompatible avec notre nature, toutes nos facultés ont beau tendre vers elle, elles
ne pourront jamais y arriver, et en nous fixant sur un but impossible nous risquons de
nous éloigner de la nature et de la vérité. On y revient/ [f° 6] enfin parce qu’elles ont
une force à laquelle on ne résiste pas, mais qui peut nombrer les malheurs que
l’exagération des vertus factices a pu causer ? ... mais à quoi bon vous dire tout cela, ne
sais-je pas que l’expérience des autres n’est qu’un vain bruit et qu’on ne croit qu’à la
sienne ? ... mon cousin vous avez deux âmes en vous, d’abord celle de Mme Lemarcis, et
puis la vôtre qui garde le silence. Vous ne suivez point vos opinons, vous n’adoptez que
celles qu’elle aurait eues, vos sensations même sont étouffées pour y substituer celles
qu’elle aurait éprouvées ; c’est mieux que vous-même diriez-vous ; oui je crois en effet
qu’elle valait mieux que vous, mais en la calquant, vous n’êtes ni elle ni vous, et vous
êtes au-dessous de tous deux. Ces caractères copiés ressemblent à ces pièces de rapport
qui, jolies séparément, n’ont ni unité ni ensemble, et en effet qui peut remplacer ce
charme aussi aimable que la vertu même, le naturel ? Être soi, toujours soi, voilà ce qui
touche, voilà ce qui entraîne, voilà ce qui donnait sans doute un attrait si puissant aux
vertus de votre amie, et voilà ce qu’on perd en imitant. Aimez-la, parlez d’elle avec
votre âme, jugez avec votre esprit, sentez avec votre cœur ; elle le préférait [sic] sans
doute car vous vaudriez mieux ainsi. Vos vertus alors plus solides seraient à vous, et ne
tiendraient pas à un sentiment que le temps... je me tais, il est des cordes sensibles
qu’une main étrangère ne doit pas toucher. J’en ai peut-être beaucoup trop dit, j’ai
peut-être blessé des sensations délicates et tendres et fait évanouir cette aurore
d’amitié dont vous me parliez hier, mais enfin pour la développer ou l’éteindre, il faut
que vous me connaissiez, et je ne sais d’autre moyen pour cela que de dire ma pensée !
NOTES
1. Claire d’Albe (1799) ; Malvina (1801) ; Amélie Mansfield (1802) ; Mathilde (1805) ; Elisabeth, ou les
Exilés de Sibérie (1806). Et le petit poème en prose La Prise de Jéricho, ou La Pécheresse convertie paru
pour la première fois dans Les Mélanges de Suard en 1803.
2. Lettre à Lemarcis, dans Papiers de Mme Cottin, XXVI, Lettres de divers correspondants à Sophie Cottin,
f° 1-334, BnF, NAF 15984, f° 5-6.
3. Réflexions sur le divorce, par Mad. Necker, Lausanne, Durand Ravanel et Comp, 1794, p. 10.
4. Ibid., p. 47.
5. Ibid., p. 73.
INDEX
Mots-clés : divorce, féminisme, Révolution, Mme Cottin, Mme Necker
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Vathek ou la damnation de l’“enfantgâté”Francesco Orlando
Traduction : Monique Ipotési
1 Un texte littéraire organique ne peut pas ne pas se proposer comme un système
particulier de valeurs et de non-valeurs, à prendre ou à laisser par le lecteur : il faut soit
l’accepter pendant toute la durée de la lecture, avec au moins « une suspension
volontaire momentanée de l’incrédulité » (s’il m’est permis de transposer la célèbre
formule de Coleridge1 du domaine de la fantaisie à celui des valeurs) ; soit le refuser
dans la mesure exacte où le lecteur ne le comprend pas, et/ou ne l’apprécie pas. Le
simplisme apparent d’un tel postulat doit être immédiatement corrigé, du fait que bien
rarement dans un texte littéraire les valeurs et les non-valeurs manquent
d’ambivalence : on rencontrera toute sorte de « formations de compromis », au sens
freudien de l’expression, entre valeurs et non-valeurs. Ainsi, ce pourra être le système
entier des unes et des autres qui se présentera comme ambivalent, sans qu’il soit pour
autant d’une moins grande précision ; et si les commentateurs préfèrent souvent
théoriser une liberté irresponsable, une variété imprévisible, un arbitraire légitime de
la lecture, je crois bien que cela a lieu parce que toute reconnaissance analytique de
l’ambivalence s’avère, et intellectuellement et sur le plan émotif, plus difficile qu’on ne
pourrait se l’imaginer a priori. Dans les quelques pages qui suivent, c’est d’un texte
narratif que j’entends m’occuper : c’est-à-dire d’une sorte de texte où l’acceptation des
valeurs et des non-valeurs peut revêtir l’aspect anthropomorphique de la sympathie ou
de l’antipathie du lecteur pour un personnage, de l’identification ou de la contre-
identification de l’un dans l’autre. Et l’identification qu’il est donné de réaliser au
lecteur de Vathek. Conte arabe de William Beckford avec le calife héros du récit, ne
manque pas d’ambivalences, certes nécessaires.
2 Moralement, tout d’abord, ce n’est qu’à partir de l’égoïsme le plus criminel et du culte
qu’il voue au démon que le personnage acquiert la grandeur que lui concilient un
courage inquiet et une persévérance téméraire. La voix de l’auteur s’élève pour le
condamner solennellement, quoique brièvement et rarement : c’est à peine si on
dénombre trois ou quatre intrusions, des ambitions initiales démesurées : « Le prince
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ne considérait pas […] que les succès de l’insensé et du méchant sont les premières
verges dont ils sont frappés » (p. 52), à la perdition finale : « Tel fut, et tel doit être le
châtiment des passions effrénées et des actions atroces » (p. 246)2. Le conflit entre la
morale et le charme pervers d’un personnage n’était pas une nouveauté à la date de
notre récit ; et, ce qui compte davantage, il était sur le point de devenir à peu près la
règle après cette date. Si nous nous référons à la périodisation géniale de Mario Praz,
qui range les grands Satan, baroques, dirais-je, du Tasse, de Marino et de Milton –
prototypes par excellence de héros du mal – parmi les antécédents du « délinquant
sublime » romantique3, Vathek se place à l’évidence à côté de cette ligne : il paraît (1782)
juste un an après Les Brigands de Schiller qui inaugurent ce nouveau type ; en outre, il
rappelle, et perpétue à la fois, le type antécédent dans le passage qui représente Eblis –
le Satan islamique – comme un jeune homme à la beauté déchue et à l’orgueil extrême4.
Mais, par rapport au délinquant romantique, le calife de Beckford présente deux
divergences non moins importantes que les analogies, et qui sembleraient se contredire
l’une l’autre si nous n’avions pas à découvrir, à l’inverse, qu’elles sont curieusement
liées entre elles. Loin d’être un hors-la-loi ou un usurpateur ou un prince déchu, c’est
un calife justement, c’est-à-dire un successeur légitime de Mahomet : il occupe sans
contestations, quoique indignement, le poste suprême de l’autorité religieuse et du
pouvoir politique5. Par ailleurs, loin d’être toujours traité avec sérieux dans l’écriture
du texte, il n’est nullement épargné par le ton moqueur au moyen duquel l’écriture
distancie tout, et ceci jusqu’à quelques pages avant la fin : personne n’ignore que le
modèle du conte philosophique de Voltaire 6 s’allie dans Vathek, d’une manière aussi
surprenante que parfaite, avec les affinités préromantiques. Et c’est là peut-être la
principale des ambivalences de lecture, certes d’ordre stylistique ou rhétorique ; encore
qu’elle soit loin d’être sans relation avec l’ambivalence d’ordre thématique et moral.
3 Revenons aux quelques intrusions de la voix de l’auteur précédemment citées : nous
savons déjà qu’à trop nous fier à leur orthodoxie momentanée et unilatérale, nous
laisserions échapper l’autre versant d’une ambivalence. Si cela vaut pour la
condamnation morale de Vathek, il ne nous sera pas possible de lire en toute naïveté
l’opposition exemplaire qui se trouve dans la phrase finale du texte, et qui, de ce fait,
acquiert une évidence majeure :
Ainsi le Calife Vathek, qui, pour parvenir à une vaine pompe et à une puissanceinterdite, s’était noirci de mille crimes, se vit en proie à des remords et à unedouleur sans fin et sans bornes ; ainsi l’humble, le méprisé Gulchenrouz, passa dessiècles dans la douce tranquillité, et le bonheur de l’enfance. (p. 248)7
4 L’absolu contraste entre ces deux personnages, entre leurs particularités ou leurs
comportements, entre la damnation de l’un et le salut de l’autre, ne nous oblige
nullement à prendre à la lettre l’enfance comme prérogative – outre que comme
récompense durable – de l’un d’entre eux seulement. N’importe quel lecteur de ce
conte sait bien combien est équivoque l’idéalisation de la condition enfantine que
suggère, et pas uniquement dans la dernière phrase, un personnage comme
Gulchenrouz. Mais tout lecteur sait également bien combien de traits enfantins
caractérisent – en l’idéalisant lui aussi, négativement, – le personnage même de
Vathek : et pas seulement lorsqu’il se dégrade jusqu’au ridicule par sa propre conduite.
Le fait est qu’on pourrait aller jusqu’à indiquer comme étant sa propre essence la
voracité irréfrénable et insatiable qui le caractérise, sans pour autant faire le moindre tort
à ses côtés les plus charmeurs et les plus virils, tant est large la gamme des acceptions
d’une telle voracité. Elle va du sens alimentaire le plus littéral et régressif,
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hyperboliquement accentué, jusqu’à la sensation de faim ou à la soif de savoir, de
connaître : cette dernière n’étant par ailleurs que relativement sublimée, parce qu’elle
s’avère vite fonction d’une avidité de pouvoir ou de posséder. Or, par un paradoxe
apparent, l’infantilisme violent d’un tel personnage sévit précisément grâce à cet
attribut éminemment adulte qu’est la suprême autorité et puissance : la projection
musulmane et fabuleuse du récit aide à traduire en despotisme oriental un rêve de
toute-puissance enfantine, en le déplaçant à peine au-delà de l’adolescence : « Il monta
sur le trône à la fleur de son âge » (p. 48). Voilà pourquoi j’affirmais plus haut que la
qualité de calife de Vathek, et le traitement fréquemment moqueur du personnage,
s’unissent pour l’empêcher de bénéficier – comme le délinquant romantique – d’une
sympathie de type immédiat et pathétique8. Formidable enfant gâté, à partir des
privilèges mêmes de son trône, Vathek se voit poussé à de continuels excès, « parce que
je n’aime pas à résister à la tentation » (p. 216), comme il le dit lui-même ; et ces excès,
parce qu’inconvenants pour lui, nous le rendent comique – s’il est vrai que le comique
naît d’une comparaison qui nous fait sentir supérieurs – ; et, parce que nuisibles pour
d’autres, ces mêmes excès introduisent un certain humour dans le texte – s’il est vrai
que l’humour naît d’une économie des affects que l’on devrait éprouver : dans notre cas
indignation, horreur, ou pitié pour les victimes.
5 Je me suis reporté aux deux définitions de comique et d’humour, qui, dans le livre de
Freud sur le mot d’esprit, en font deux options à ce dernier, comme formes de
provocation du rire9. Toutes deux postulent, du côté opposé à celui du sujet – du lecteur
donc, pour nous – un certain infantilisme : dans le cas du comique, je ris « chaque fois
que je retrouve en l’autre l’enfant » ; car j’établis la comparaison suivante : « Il fait
ainsi, et moi je ferais autrement – Voilà ce que j’ai fait également dans mon enfance »10.
Mais je crois pouvoir démontrer que, dans le texte de Beckford, c’est le cas de l’humour
qui prédomine : toujours dans le sens où le prend Freud, selon lequel l’humoriste se
comporte envers les autres – pour nous donc, l’auteur envers ses personnages –
« comme l’adulte à l’égard de l’enfant, quand l’adulte reconnaît la vanité des intérêts et
des souffrances qui semblent importants à l’enfant, et en rit » ; et si, comme on dit,
l’auteur s’est mis lui-même dans son héros, « il se traite alors soi-même en enfant et […]
joue en même temps envers cet enfant le rôle supérieur de l’adulte »11. S’il devait
s’avérer par la suite que cela a lieu en vertu de l’économie d’affects adroitement
prodiguée au lecteur, l’un des exemples les meilleurs est celui qui se présente le
premier, presque au tout début du texte. Le caractère insoutenable de l’œil de Vathek
lorsqu’il est en colère pourrait encore produire tout son effet surnaturel-exotique, si
l’on s’arrête sur la phrase qui énonce le phénomène : « le malheureux sur lequel il le
fixait tombait à la renverse, et quelquefois même expirait à l’instant » (p. 48). Mais,
comme la terrible spontanéité de sa colère n’est pas aisément compatible avec le
scrupule utilitaire-démographique qui le tracasse, tout effet de sérieux disparaît dans la
phrase qui suit : « Aussi, dans la crainte de dépeupler ses États, et de faire un désert de
son palais, ce prince ne se mettait en colère que très rarement » (ibid.). L’humour du
texte jouera de préférence sur le rapport entre le prince et ses sujets : et plus
précisément, sur la cruelle économie d’indignation, d’horreur ou de pitié, avec laquelle
l’écriture s’adapte à la cruauté du calife envers la vie de ses subalternes et à son goût de
la raillerie et de la brimade envers les personnes âgées et vénérables12. C’est en somme
comme si l’humour irrévérencieux de Voltaire s’était coloré de sadisme : dans toute
l’œuvre de Sade (où un pape et un roi de Naples donneront l’exemple d’une perversité
licencieuse sur le trône)13 surabondera une ironie truculente aux dépens des victimes.
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Quand Vathek fait lier sur leurs ânes les vieux religieux venus le révérer et que l’on
pique les montures pour les faire partir au galop, l’hypocrisie de la voix de l’auteur
qualifiant d’indigne un tel spectacle n’interdit certainement pas au lecteur de s’en
amuser comme le font les personnages impies :
Nouronihar et son Calife jouissaient, à l’envi l’un de l’autre, de cet indignespectacle ; ils faisaient de grands éclats de rire, lorsque les vieillards tombaient avecleur monture dans le ruisseau, et que les uns devenaient boiteux, d’autresmanchots, d’autres brèche-dents, ou pis encore. (p. 216)
6 Il y a une loi du talion dans ce mépris humoristique, qui empêche souvent de prendre
les convoitises, les impatiences, les fureurs de Vathek lui-même bien plus au sérieux
que les souffrances qu’il inflige à autrui. Mais l’amour obstiné de son peuple, dont le
calife ne cesse de jouir tout en le lui rendant terriblement mal14, confère un caractère
encore plus illimité à la liberté que lui garantit son rang et confirme l’essence infantile
du personnage : c’est l’équivalent narratif le plus fantastique de cette indulgence
d’autrui, à laquelle a droit par définition l’enfant gâté.
7 L’identification ou la sympathie du lecteur pour Vathek est donc doublement indirecte :
elle doit se réaliser malgré la négativité morale du personnage ; et elle doit passer à
travers les filtres ou les écrans du comique et de l’humour, qui l’entravent en dévaluant
le personnage ou en ôtant son sérieux à tout ce qu’il fait, fût-ce le mal15. Mais cette
identification, je l’ai dit plus haut, n’est que l’aspect anthropomorphique manifeste
qu’assume, dans les œuvres narratives, l’acceptation du système textuel de valeurs et
non-valeurs. Et ce dernier peut être aussi, comme c’est précisément le cas dans notre
récit, un système totalement anthropomorphique : c’est-à-dire composé de
personnages et de relations, ou encore d’oppositions et de ressemblances entre des
personnages – le tout étant susceptible d’ambivalence. Dans notre récit, le héros se
situe au centre du système : non seulement pour son évidente supériorité, mais encore
en un sens bien plus contraignant, et c’est que les autres personnages doivent se définir
par opposition ou ressemblance par rapport à lui. Il n’y a que les représentants officiels
du Bien ou de l’orthodoxie qui, à mon avis, puissent être définis par rapport au
méchant calife par simple opposition ; ils font déjà partie, en effet, d’une ambivalence
qui l’implique : leur inactivité ou insuffisance16 n’est que l’autre face, et la condition
nécessaire, de son progrès fatal et de sa séduction perverse. Je veux parler de Mahomet,
qui, prenant patience d’abord, se contente de regarder du haut de son septième Ciel
sans intervenir : « Laissons-le faire… », « Voyons où ira sa folie et son impiété » (p. 52),
et qui, ensuite, consent à une tentative d’admonition extrême, inefficace17 ; et encore,
de l’émir Fakreddin avec ses barbons, condamné à être ridiculisé et connoté d’ennui
justement à cause de sa charitable bigoterie18 ; enfin, des nains qui semblaient à bon
droit délicieux à Mallarmé19, mais dont la proposition : « nos cœurs sont aussi bons que
nos corps sont méprisables » (p. 128) ne supprime pas l’impression que leurs
proportions physiques dévalorisent précisément leur dévotion diligente et
extrêmement loquace20. N’oublions pas, à ce propos, que toute cette reconstitution est
aussi une figure rhétorique de projection ou de déplacement, et que donc la religion
mahométane renvoie aussi à la religion chrétienne21, et le culte du royaume souterrain
à un culte diabolique occidental. Chez tous les autres personnages principaux, tous plus
ou moins contaminés par le mal, les oppositions qui les distinguent de Vathek se
mêlent – à l’intérieur d’une ambivalence générale – à des ressemblances avec lui. Je
pense à Nouronihar, à Carathis, au Giaour lui-même, et jusqu’à Gulchenrouz.
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8 Du reste, le jeu des oppositions et des ressemblances commence, plus encore qu’entre
deux ou plusieurs personnages, entre les différentes spécificités d’un même
personnage : tout d’abord – comme j’ai dû y faire allusion – entre la voracité physique
et la curiosité intellectuelle du héros. Comparons-les en tenant compte du fait qu’à son
tour la première est proche de l’incontinence érotique, alors que la seconde se
transforme en convoitise de trésors : dans ce cas, on pourrait parler plus généralement
en somme d’un côté du caractère irréfrénable et insatiable du désir de plaire, et de
l’autre de la soif de savoir et de pouvoir. L’opposition se réduira alors au fait qu’il s’agit
de désirs en eux-mêmes distincts, et la ressemblance dérivera toute de leur distribution
et de leur détermination dans le texte. Des palais que fait construire Vathek pour la
satisfaction des cinq sens, le premier est intarissablement fourni de mets et de liqueurs,
le dernier de belles filles prévenantes ; mais le troisième, avec ses raretés et ses
merveilles de la nature et de l’art, mérite au calife d’être qualifié comme : « le plus
curieux des hommes » (p. 48-50). Le parallèle ainsi disposé est aussitôt placé sur le
versant intellectuel, dans l’attente du versant hédonique ; dans une phrase comme : « il
voulut enfin tout savoir, même les sciences qui n’existent pas », le sous-entendu de
raillerie éclairée contre les fausses sciences me semble secondaire, par rapport à
l’hyperbole du désir de savoir. Et ce désir de savoir s’affirme comme totalitaire tant par
ses excès que par son extension : le calife corrompt ou emprisonne les savants qui le
contredisent, persécute les dévots dont il a irrité l’orthodoxie « car à quelque prix que
ce fût, il voulait toujours avoir raison » (p. 50-52). La trame du récit est déclenchée par
« l’insolente curiosité de pénétrer dans les secrets du Ciel », que lui impute Mahomet en
personne22 ; et il la vit avec une véhémence tout aussi infantile dans son élan vers ce
but obscur, que dans son impatience devant les obstacles continuels qui se dressent sur
son chemin. Or, face à une telle véhémence, la gloutonnerie alimentaire crée un
contrepoint d’une fréquence obsédante : au cours du récit, on nous présente au moins
onze fois Vathek à table, ou en tout cas en train de manger, le plus souvent avec des
explicitations emphatiques à propos de sa faim prolongée ou satisfaite, et quelquefois
avec le détail des mets23. Le plus beau, c’est que l’appétit magique du secret, attisé en lui
par un art diabolique, entre vite en concurrence avec son appétit corporel ; mais
l’affaiblissement pathologique de ce dernier ne fournit au narrateur qu’une occasion
d’en quantifier la puissance réduite, en proportion avec l’habituelle hyperbole du
chiffre :
à peine voulut-il se mettre à table, et il ne mangea que de trente-deux plats sur lestrois cents qu’on lui servait tous les jours. Cette diète, à laquelle il n’était pasaccoutumé, l’aurait seule empêché de dormir. (p. 58)
9 Enfin, dans la fièvre de la curiosité frustrée, on en arrive à ce que l’on pourrait
considérer comme l’unification des deux appétits ; l’appétit intellectuel, qui a fait
disparaître sa faim, se matérialise en une soif non moins hyperbolique : « Une soif
surnaturelle le consuma ; et sa bouche, ouverte comme un entonnoir, recevait jour et
nuit des torrents de liquide » (p. 66) ; « souvent il se couchait par terre, pour laper
l’eau » (p. 68). Ainsi, en réduisant l’orgueilleux prince à « l’exercice d’un chien », et en
faisant de lui « une outre » (p. 68-70), mais, d’une manière plus générale, en assimilant
ses ambitions les plus extraordinaires à ses besoins les plus élémentaires, la conscience
humoristique qui régit le récit joue à cache-cache avec notre identification dans le désir
éprouvé par le personnage.
10 Considérons à présent la reine mère Carathis ; dans les circonstances du récit, elle
incarne à tel point un Surmoi dominant par rapport à son fils, et elle est dotée d’un
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contrôle de soi si digne, que, en toute cohérence avec la définition freudienne, le statut
de sujet d’humour lui convient davantage que celui d’objet. Par exemple, bien avant le
lecteur, c’est elle qui littéralement ménage les affects : « Le récit du Calife ne causa
donc à Carathis ni surprise ni horreur » ; et c’est elle qui en tire une pointe d’humour
cynique, en se servant de la litote ou de l’understatement de façon à ne laisser aucun
doute sur le fait que la nationalité byzantine est ici la projection orientale de la
nationalité anglaise : « Il faut avouer que ce Giaour est un peu sanguinaire » (p. 92)24. Si
ce n’est que l’imperturbable magicienne, experte et impitoyable, devient également
une occasion d’humour géré par l’auteur, parce que, comme son fils, elle n’est pas
insensible au plaisir et parce que l’opposition majeure qu’elle a avec lui ne consiste pas
en la sobriété : mais en une perversion radicale de la sensualité, vers tout ce qui est
malsain, méphitique, mortuaire. C’est par pur, singulier, hédonisme que Carathis
aimerait voir le palais souterrain : « il n’est rien que j’aime autant que les cavernes ;
mon goût pour les cadavres et les momies est décidé, et je gage que tu trouveras la
quintessence de ce genre » (p. 112)25. Nous ne savons pas si, ici aussi, elle fait elle-même
de l’humour noir ; mais il est certain qu’en lui attribuant ces penchants l’auteur –
comme les écrivains d’un certain hebdomadaire selon Freud – est « arrivé à des
résultats tout à fait étonnants en produisant l’humour aux frais de l’épouvante et du
dégoût »26. Et ce sont surtout les allégations de gloutonnerie alimentaire, dissimulées
par le même dégoût, qui rendent caricatural tout ce que nous prendrions au sérieux
dans un roman gothique : la collection de momies et de reliques pestilentielles de la
reine ; son cortège de négresses muettes et borgnes de l’œil droit ; son chameau qui
pompe des exhalaisons de marais, broute une mousse vénéneuse, répugne à
s’approcher des habitations et signale du pied un cimetière27. Ici, en frappant sur les
tombes, on en fait sortir les vampires arabes – les goules –, et la voracité perverse
atteint la limite du cadavre ; l’érotisme non plus n’est pas absent, bien que la vertu
répressive de Carathis interrompe aussitôt « les négresses, qui avaient commencé des
liaisons de cœur avec les Goules » (p. 201)28. Il y a en outre deux autres épisodes, qui
mettent en parallèle ces variantes atroces de la goinfrerie avec la gloutonnerie
naturelle incarnée par Vathek : l’épisode où ne s’offrent pas à sa faim d’autres
provisions que les matériaux magiques de sa mère, qui vont le faire vomir, le font
s’évanouir d’inanition, puis revenir à lui à cause de l’odeur infecte29 ; plus
indirectement, l’épisode des bêtes féroces qui dévorent à leur tour ses provisions et les
cuisiniers du cortège, et l’obligent à avaler en se bouchant le nez un repas d’animaux et
de plantes sauvages30. Son fils l’ayant rendue responsable de son impiété, Carathis
descendra en enfer plus tard, elle le parcourra en gardant plus longtemps ses illusions
cupides, et sa damnation sera la première que l’on racontera ; toutefois, ce sera la seule
qui réintroduira un peu d’humour dans les dernières pages, en rapportant comment
elle a rapidement pendu et brûlé ou enterrés vivants tous ses fidèles serviteurs31.
11 Venons-en au Giaour. Il nous faut le considérer comme opposé à la curiosité de Vathek :
ce qui est un mystère pour l’un est le lieu diabolique de provenance pour l’autre. La
symétrie du système paraît altérée par ce personnage qui n’est pas supplémentaire
comme une variante, mais complémentaire comme une fonction au désir de savoir ; si
bien qu’à l’enfer il pourra dire à Vathek : « Quant à moi, j’ai rempli ma mission, et je te
laisse à toi-même » (p. 238). Il a pour fonction d’alimenter sa curiosité en proposant
comme objet de celle-ci ce que l’on définit – on verra combien à tort – comme inconnu ;
et ce fut le calife lui-même qui le suscita, quand il en lut l’avènement dans les astres :
« Un homme extraordinaire devait venir d’un pays dont on n’avait jamais entendu
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parler, et en être le héraut » (p. 54). Les marchandises exhibées par l’étranger semblent
être l’équivalent matériel des sciences inexistantes que Vathek voulait apprendre :
« des raretés telles qu’il n’en avait jamais vu, et dont il n’avait pas même conçu la
possibilité » ; le tout « enrichi de pierres précieuses que personne ne connaissait » (p.
54). Disparu, réapparu, le tentateur se déclare à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la
géographie connue : « je suis Indien, mais d’une région qui n’est connue de personne »
(p. 70). Sa laideur repoussante32 pourrait apparaître comme un défi au désir de plaire du
calife, habitué à la beauté et au luxe ; mais une composante au moins de cette laideur –
« son ventre dont la circonférence était énorme » (p. 56) – fait symboliquement retour
dans le rapport qui rétablit ainsi la symétrie, quant au désir de plaire : et ce rapport,
c’est celui que le Giaour entretient avec Vathek, de double famélique surnaturel, de
monstrueux sosie immoral. Dans le banquet offert en son honneur, une voracité telle
qu’elle éclipse celle même de Vathek – « les mets disparaissaient de la table aussitôt
qu’ils étaient servis » (p. 72) – n’est qu’une partie de la vitalité débordante dont le
Giaour fait étalage, qu’il boive, chante ou bavarde ; si bien que la convoitise du calife
dégénère en une forme comique de jalousie : « Tu vois […] comme cet homme fait tout
en grand ! que serait-ce s’il pouvait arriver jusqu’à mes femmes ! » (p. 72). Moins que
jamais dans sa version superlative le désir de plaire ne sera innocent : et en temps et
lieu voulus, devant le portail souterrain, l’appétit du Giaour s’avère vampirique, c’est-à-
dire non seulement nécrophile et pédérastique, mais encore démesuré : « sache que j’ai
grande soif, et que je ne puis ouvrir qu’elle ne soit étanchée. Il me faut le sang de
cinquante enfants… » (p. 82). Autrement, « Ni ma soif ni ta curiosité ne seront
satisfaites » (ibid.) ; l’équation est double, bien que le terme intermédiaire reste sous-
entendu : la curiosité de Vathek s’était déjà traduite en sa soif d’eau, qui se réfléchit à
présent en la soif de sang du Giaour. Et celle-ci a des cris de gloutonnerie, en
comparaison desquels les exclamations de Vathek affamé paraissent naturelles comme
celles des grands maniaques moliéresques : « Donnez, donnez ! […] je meurs de faim » ;
« “Soit”, répondit le Calife, ”pourvu qu’on en finisse et que je dîne !“ » (p. 96, 100). Mais
le Giaour assoiffé des beaux enfants, variante aussi atroce que celle de Carathis et
moins humoristique, dit « en grinçant des dents : “Où sont-ils ? Où sont-ils ?” » ;
« donne, donne-les vite ! » et répète « sans cesse : ”Encore ! Encore !...“ » (p. 86-88).
12 Quant à Nouronihar, c’est le personnage chez qui, par rapport à Vathek, les
ressemblances prévalent sur les oppositions ; en faisant d’elle sa complice, sa vocation
infernale contagieuse réconcilie les désirs de plaire et de savoir qui, un moment,
s’étaient scindés. Si convoitée qu’il en arrive à se convertir à Mahomet33 et à
interrompre son voyage34, cette femme donnait l’impression d’être pressentie comme
un obstacle dans le parchemin qui interdisait d’accepter l’hospitalité le long du
chemin35 ; à l’inverse, c’est elle-même qui fait sien le désir de l’abîme souterrain, au
point de rivaliser avec le calife – « Nouronihar, dont l’impatience surpassait, s’il se
peut, la sienne » (p. 222) – en sorte que ce dernier mérite que la porte lui soit ouverte
en faveur de la compagne qu’il s’est acquise36. Comme elle lui ressemble trop pour le
détourner de son choix, elle ne manquera pas, à son tour, de le choisir quand l’occasion
lui en sera offerte par les voix de sa vision surnaturelle – vers laquelle l’attire une
attitude propre à Vathek : « la curiosité de la fille de l’Emir était trop forte, elle
l’emporta » ; « la curiosité l’emporta encore… » (p. 160-162)37. Il s’agit d’une option
identique à celle de la phrase finale, et, au fond, de tout le récit, comme si Nouronihar
personnifiait l’ambivalence de l’identification qui est proposée au lecteur ; il s’agit pour
elle de préférer Vathek à Gulchenrouz38, tandis que la voix de l’auteur dans la phrase
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finale opposera positivement Gulchenrouz à Vathek. Or, il ne fait pas de doute que,
avant même la phrase finale, le personnage de Gulchenrouz, encore qu’inadéquat, est le
seul véritable antagoniste de Vathek ; dans sa préface, Mallarmé l’avait déjà clairement
perçu : « en sa singularité seul digne de s’opposer au despote, hélas ! un languide,
précoce mari, lié par de joueuses fiançailles »39 ; c’est d’une doublure que nous devrons
parler, où les oppositions l’emportent sur les ressemblances. Son nom est introduit par
Nouronihar pour une comparaison immédiate : « Il faut avouer qu’un Calife est une
belle chose à voir : mais mon petit Gulchenrouz est bien plus aimable », etc. (p. 150) ; et
Vathek ne peut qu’en être jaloux40. Ce sont les voix de sa vision qui renverseront la
comparaison en faveur des traits impérieux et vigoureux du calife, au détriment de
l’« enfant volage, noyé dans la mollesse, et qui ne fera jamais qu’un mari pitoyable ! »
(p. 164) ; « un mari encore plus femme qu’elle », renchérit le calife lui-même41 ; et enfin,
il peut dire : « il est trop pétri de lait et de sucre pour que j’en sois jaloux » (p. 188). À
l’infantilisme moral implicite dans les appétits grossiers et dans le privilège permanent
de l’un, s’oppose chez l’autre l’infantilisme physique explicite d’une délicatesse amène
et efféminée. Néanmoins, le petit rival s’avère d’autant plus aimé par Nouronihar et par
toutes les femmes ; mais il a tout l’air d’être le simple objet – plutôt que, comme
Vathek, le robuste sujet – d’un désir de plaire érotique ; et quant à la gourmandise, c’est
de dragées et de confitures qu’on le présume friand42. L’opposition est encore plus
précise du côté du désir de savoir : après avoir tenté, « d’une voix timide », de
persuader sa cousine à rentrer à la vue du soleil couchant se teignant de prodige, nous
lisons que « Gulchenrouz, dont le cœur frissonnait à tout ce qui était imprévu et
extraordinaire, tremblait de peur ». Nouronihar, s’avançant seule, s’attendrit pour ainsi
dire sur eux deux : « Cher enfant ; comme tu palpiterais si tu errais comme moi dans
ces profondes solitudes ! »43.
13 Quelles sont les ressemblances, alors, avec Vathek ? Face à ce qui est si littéralement un
enfant gâté, il peut sembler artificiel de les fonder, dans mon application de la
qualification au calife, sur un sens tellement plus large. Et pourtant, il nous est donné
au moins un indice révélateur : pouvant se permettre lui aussi toutes les libertés d’un
petit prince, Gulchenrouz montre « assez d’espièglerie pour se moquer des barbons
solennels », fût-ce au prix de réprimandes et de sanglots44 ; il s’amuse à faire des niches
« même aux eunuques, qu’il voulait absolument faire courir après lui, en dépit de leur
âge et de leur décrépitude » (p. 158). Nous reconnaissons là en miniature l’insolence de
Vathek devant le grand âge et la gravité, et jusqu’à la satisfaction de faire subir aux
vieillards l’embarras d’une course ; si je ne craignais pas de réifier les personnages, je
dirais qu’une telle marque trahit chez Gulchenrouz un Vathek enfant, ou même chez
Vathek un Gulchenrouz qui a grandi. Cependant, je crois qu’il est plus correct
d’identifier chez ces deux personnages deux variantes secrètes, mais qui s’opposent par
séparation des attributs, d’une même et impossible fidélité à la condition enfantine.
Fidélité impossible, et presque coupable, car il est vain de rechercher dans la régression
vers une pureté présumée une échappatoire pour un sentiment égoïste de culpabilité.
Le moment est venu de nous arrêter pour constater combien la conscience
humoristique qui – je le disais plus haut – régit le récit, est en même temps une
conscience moralisante implacable ; et il n’y a aucune contradiction à cela, si nous
revenons, encore une fois, à la définition freudienne selon laquelle « l’humour serait la
contribution apportée au comique par l’intermédiaire du Surmoi »45. Une fois sorti de
l’enfance, grandir et connaître, c’est se pervertir sans frein ni satiété, car le mal et sa
démesure font partie intrinsèque du désir de plaire autant que de celui de savoir : voilà
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quelle semble être la morale puritaine professée par ce Surmoi – et, pour l’individu
Beckford, vraisemblablement bien moins consciente que le narcissisme homosexuel,
qui aspire à la même fraîcheur idéale dans une image physique46. Pour que le Vathek
latent dans chaque Gulchenrouz ne précipite pas vers sa damnation, il ne reste qu’à
immobiliser le provisoire : rêver le prolongement indéfini de l’enfance en tant que
ténuité encore inoffensive du désir. On ne saurait attribuer aucune autre valeur au
destin final de Gulchenrouz, sauvé par miracle des appétits sanguinaires conjugués de
Carathis et du Giaour47, et accueilli avec les cinquante enfants dans les nids inviolables
du bon Génie : où sont échangés des caresses et des baisers puérils loin des vices du
harem, c’est-à-dire de la sexualité adulte ; et où il n’est pas question d’éternité, mais
d’écoulement pacifique des jours, des mois et des années – qui deviendront des siècles,
dans la phrase finale déjà citée48. Dans la même mesure où pour le lecteur
l’identification avec le héros n’est pas incontestée, il doit faire sienne cette seule autre
possibilité idyllique mais exsangue, presque un tribut à la relativité absolue du Bien,
pour ainsi dire. Ce n’est pas un hasard si des moments que l’on peut qualifier
d’idylliques, intentionnellement un peu conventionnels, reviennent nombreux et variés
dans le récit : du classique locus amoenus au décor oriental coloré, des lumières et des
parfums naturels au luxe pompeux ou raffiné, de la majesté exemplaire au passe-temps
puéril, de l’atmosphère voluptueuse au rituel funèbre49 ; et presque toujours l’idylle
débute contaminée ou finit troublée – par « quelque étrange juxtaposition », et
« jusqu’au malaise », si l’intuition de Mallarmé50 était proche de ce que je viens de dire.
14 On peut dire enfin que Gulchenrouz est à Vathek – par ressemblances et oppositions –
ce que l’épisode de la mort feinte est à l’épilogue infernal ; il est logique que
Nouronihar soit la compagne de l’un et de l’autre dans les deux cas. Les rives pâles et
spectrales du lac de la mort feinte sont des lieux d’abstinence alimentaire, où l’on
mange du riz, et du pain trempé dans les brouillards ; et où les cousins, tout en se
couchant l’un près de l’autre, croient expier « les petites fautes que l’amour leur a fait
commettre » (p. 170-180), tandis que le palais souterrain exhibe en vain magnificence,
abondance et lascivité. Mais le renversement le plus important est que la mort feinte,
suscitée par un sommeil artificiel, ne peut se donner que comme solution de continuité
par rapport à la vie ; alors que l’enfer, fin réelle de la vie, lui succède sans solution de
continuité. Je ne suis pas le premier à observer que dans notre récit la discontinuation
de la mort n’a jamais lieu, et qu’il n’y a donc pas de véritable mort pour les
personnages : pas même pour le naïf Gulchenrouz, qui n’est pas encore « désabusé sur
sa prétendue mort » quand il est accueilli dans son séjour définitif51. À l’enfer, la mort
ne semble que l’extrême pervertissement de la jeunesse, c’est-à-dire l’hyperbole
macabre de l’odieuse vieillesse, avec sa décomposition physique et son résidu de
conscience souffrante : la preuve, ce sont les cadavres vivants des rois préadamites et
de Suleïman, « les corps décharnés », qui pourtant « avaient encore assez de vie pour
connaître leur déplorable état ; leurs yeux conservaient un triste mouvement… », etc.52
; avec plus d’agitation motrice, l’aspect de tous ces damnés ne dénote rien d’autre : « Ils
étaient tous pâles comme des cadavres, et leurs yeux enfoncés dans leurs têtes
ressemblaient à ces phosphores qu’on aperçoit la nuit dans les cimetières »53. Le
symbole le plus direct de la continuité entre les mondes supérieur et inférieur, entre les
soi-disant vie et mort, c’est celui de l’escalier, plusieurs fois anticipé, même avec des
inversions ascendantes54, avant de s’enfoncer dans une descente infinie, qui couvre une
transition ininterrompue : « La seule chose qui leur donnait de l’inquiétude, c’était que
les degrés ne finissaient point » (p. 226). Mais pour comprendre cet enfer il faut penser
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à un autre, magnifique, symbole narratif : la lettre volée de Poe, cachée par son
exposition même à tous les regards – où Lacan n’eut pas tort de reconnaître les
évidences invisibles de l’inconscient freudien. Ainsi l’enfer de Beckford est la région
que personne ne connaît, le pays dont on n’a jamais entendu parler, justement parce
qu’il est déjà présent – depuis toujours ; on va à sa recherche et on y entre sans savoir ce
que l’on cherche ni où l’on entre, précisément parce qu’on ne peut y arriver que vivant,
à la différence de tout enfer conçu par les religions et les littératures : c’est peut-être en
ce sens que Borges en a senti la nouveauté, lorsqu’il affirmait que « se trata del primer
Infierno realmente atroz de la literatura »55. La proposition initiale selon laquelle
Vathek ne croyait pas « qu’il fallût se faire un enfer de ce monde, pour avoir le paradis
dans l’autre » (p. 48), se laisse détourner en cet autre sens selon lequel, non, il n’est pas
nécessaire de se faire un enfer de ce monde, du moment qu’il n’existe ni un autre enfer
ni un autre monde ; la savante passivité de Mahomet, à ce sujet, n’est pas moins
maligne que l’activité du tentateur : « Il a beau faire, il ne devinera jamais le sort qui
l’attend ! » (p. 52).
15 Quelles que soient les circonstances biographiques de l’incorporation manquée des
Episodes dans le texte, la raison intérieure suivante peut se dispenser de
documentation : une construction de récits dans le récit comme les Mille et une Nuits –
fût-elle projetée par Beckford56 – aurait relâché en son point culminant la progression
rigoureuse qu’il avait créée57. Il est essentiel dans une telle progression qu’un
quelconque ton moqueur disparaisse de l’écriture dès que l’on se trouve à proximité de
l’enfer ; et c’est précisément le cas avec l’arrivée à Istakhar, où les sépulcres des Rois,
les vastes ruines préromantiques, les colonnes « d’une architecture inconnue dans les
annales de la terre » (p. 224), inaugurent l’atmosphère « sinistre » qu’exhalera l’enfer
tout entier – et dont l’horreur, selon une autre célèbre hypothèse freudienne, nous
ferait remonter en effet « à ce qui nous est connu depuis longtemps, à ce qui nous est
familier »58. Par contre, l’économie humoristique d’affects dure autant que l’avide
curiosité, elle cesse avec sa frustrante satisfaction : il était juste de se retenir de toute
participation à ses intempérances, non pas à la terreur ni au tourment qu’apporte sa
frustration ; et dans le cas de Carathis, la fin des illusions et la cessation de l’humour
sont retardées de peu, conjointement. Car la satisfaction du désir, tant de savoir que de
plaire, ne fait qu’un avec son extinction définitive : « Là vous trouverez de quoi
contenter votre curiosité insatiable » (p. 232), dit Eblis en personne aux deux nouveaux
arrivés. Le Giaour donne licence temporaire de faire, voir, obtenir tout ce qu’ils
veulent : « Toutes les portes s’ouvraient à leur approche, les Dives se prosternaient
devant leurs pas, des magasins de richesse se déployaient à leurs yeux ; mais ils
n’avaient plus ni curiosité, ni orgueil, ni avarice » ; même indifférence pour les
« superbes repas qui étaient étalés de toutes parts », comme pour les danses lascives,
comme pour la « triste magnificence » des innombrables salles immenses59. J’ai dit dès
le début que, dans tout ce récit, le désir de savoir est fonction du désir de pouvoir ou de
posséder ; on a vu avec raison dans les marchandises prodigieuses du Giaour une
transposition diabolique des prodiges de l’industrie moderne60 :
On voyait des pantoufles qui aidaient aux pieds à marcher ; des couteaux quicoupaient sans le mouvement de la main ; des sabres qui portaient le coup aumoindre geste… (p. 54)
16 Tous ces objets ont été faits « là où l’on fait tout bien », c’est-à-dire en enfer, et ils en
sont « la moindre des merveilles » (p. 64) ; l’équation implicite de l’enfer avec le monde
contemporain n’est pas incompatible avec la familiarité sinistre du premier terme ; et
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ce, d’autant plus si l’avènement du second est senti lui aussi comme un fait escompté
depuis longtemps, irréversiblement et par avance. Promesses de trésors, talismans,
diadèmes et pierres précieuses font partie du pacte avec le diable et de chacune de ses
confirmations61 ; et les « périssables richesses » sont opposées en même temps qu’aux
« vaines connaissances », à la perpétuelle enfance de la fin de Gulchenrouz62.
Effectivement, l’enfer est aussi une exposition de richesses : colossale ou monstrueuse
comme les proportions oniriques du milieu qui la contient63, mais également comme
celle qui caractérise – sous forme de marchandises – les sociétés capitalistes selon
Marx.
17 Ce fut l’homme le plus riche d’Angleterre – England’s wealthiest son, comme on sait que
Byron nomma dans ses vers l’auteur du Vathek64 – qui rêva dans un récit une si grande
abondance non productive ; et comme toujours l’imagination poétique la plus
significative renferme un renvoi historique ; un renvoi, dirais-je, à la fois en-deçà et au-
delà de la bonne conscience bourgeoise laïque. En-deçà, en ce sens qu’un processus
éclairé, développé jusqu’à l’irréligiosité dans la critique de la tradition, et jusqu’à
l’impérialisme dans la domination du monde, se rabat sur le calvinisme de l’impossible
innocence et sur la métaphysique de l’insatiable désir. Au-delà, en ce sens que, derrière
les puissants appétits de l’époque héroïque où vivait Beckford, profusion et gaspillage,
satiété et inappétence artificielles sont prophétiquement dévoilés. Une fois accomplie
la damnation, l’indifférente errance de Vathek et de Nouronihar d’une salle à l’autre
converge vers un mouvement de foule absorbé ou frénétique : à l’intérieur duquel, quoi
qu’il en soit, chaque damné est complètement seul65. En chacun d’eux, la rancœur
réciproque n’exclut pas l’horreur de soi-même66 ; le désir est littéralement intériorisé,
telle la flamme qui brûle le cœur, et il serait par conséquent visible aux autres si ce
n’est que personne ne prête attention à rien en dehors de soi-même. L’image de ce
mouvement est en vérité inoubliable, et elle s’est acquis un succès bien trop exclusif67 ;
on ne pourrait en dire autant, sur le versant surnaturel et railleur, que de la
métamorphose et de la persécution collective du Giaour prenant l’apparence d’une
boule68. Abstraction faite des différents moments que j’ai nommés idylle, et je dirais
même contrairement à eux – ce n’est peut-être pas un hasard s’il s’agit précisément des
deux seules scènes de mouvement parallèle collectif. Je ne trouve qu’une constante
lexicale dans ces deux passages, et c’est justement le mot « multitude » ; l’opposition
entre une poursuite à coups de pied retentissante, chaotique, irrésistible, humoristique,
et un va-et-vient sans but, taciturne, régulier, solitaire, sinistre, est manifeste : la
ressemblance entre deux spectacles de désir déçu, multipliés par un concours de foule
automatique, dissocié et réciproquement hostile pourrait être plus latente. L’humoriste
qui selon Freud dit : « tu ne m’émeus pas parce que tu n’en vaux pas la peine », et le
sinistre qui dit : « tu me fais peur parce que je te connais depuis toujours », se
rencontrent dans la confrontation de ces deux scènes extraordinaires : ils sanctionnent
l’unité, mais également la modernité prophétique de ce texte.
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NOTES
1. Cf. S.T. Coleridge, Bibliographia Literaria, London-New York, 1967, p. 169: « That willing
suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith ».
2. Cf. deux autres intrusions de la voix d’auteur comme les suivantes : « ces malheureux ! ils ne
savaient pas à quoi il était destiné. » (p. 84-86) ; « Les pauvres mortels ! c’est ainsi qu’ils se
répandaient en conjectures » (p. 218). W. Beckford, Vathek, édition bilingue, Venezia, Marsilio,
1996.
3. M. Praz, La carne, la morte e il diavolo nella letteratura romantica, Milano, BUR, 1996, p. 55-59 sq.,
et cf. les p. XVIII-XIX de l’essai introductif, également de l’auteur de ces pages.
4. Cf. p. 230 ; en outre, M. Praz, La carne, la morte e il diavolo…, cit., p. 63-64 et 169 ; M. Milner, Le
Diable dans la littérature française de Cazotte à Baudelaire (1772-1861), Paris, Corti, 1960, t. 1,
p. 140-41 ; A. Parreaux, William Beckford auteur de « Vathek » (1760-1844). Étude de la création littéraire,
Paris, Nizet, 1960, p. 265, 294 n. 24, et (plus en général) 354. J’ai constamment puisé dans cette
dernière monographie fondamentale. L’information, très riche, y est orientée (comme l’indique
le sous-titre) vers la genèse de l’œuvre, plutôt que vers la biographie. Mais il faut aussi
recommander cette biographie pour un sentiment spontané et correct de la valeur que, dans le
contexte historique dont elle émane, cette œuvre détient en tant que manifestation d’une
« dissidence », plus pour ce qui est de la sociologie de la littérature que de la théorie : cf. en
particulier les p. 9, 72-76, 388-389, 392-395, 459-463.
5. Cf. A. Parreaux, William Beckford auteur de « Vathek »…, cit., p. 268.
6. Ibid., p. 307-311 ; à la liste de réminiscences ou échos de Voltaire, j’ajouterais les blasphèmes
de Vathek et de Carathis ivres ; c’est à se demander s’ils n’avaient pas lu ses pamphlets anti-
bibliques, ou Le Taureau Blanc : « l’âne de Balaam, les chiens des Sept Dormants, et les autres
animaux qui sont dans le Paradis du saint Prophète, devinrent le sujet de leurs scandaleuses
plaisanteries » (p. 104).
7. C’est moi qui souligne.
8. La différence peut être formulée dans les termes que j’ai proposés dans mon essai Per una teoria
freudiana della letteratura, Torino, Einaudi, « Piccola biblioteca Einaudi », 1992, p. 79-87. À savoir,
dans les termes d’une typologie du « retour du réprimé dans la substance des contenus » en
littérature : dans le Vathek nous aurions une « situation » entre le A et le B, dans l’autre cas le C.
9. S. Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, <http://dx.doi.
org/doi:10.1522/030149459>, p. 159-206, d’après l’édition Gallimard de 1930 ; cf. aussi L’humour,
p. 209-11, en appendice de la même édition.
10. S. Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, cit., p. 196-97.
11. Ibid., p. 209-10.
12. Cf. p. 110-112, 134, 140-144, 144-148, 214-216, pour l’acharnement contre la vieillesse, plus ou
moins vénérable ; cf. A. Parreaux, William Beckford auteur de « Vathek »…, cit., p. 312.
13. Sade, Histoire de Juliette ou les prospérités du vice, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1966, t. IX, p. 151-209 pour Pie VI ; p. 328-43, 365-383, 399-422 pour
Ferdinand IV. Pour une comparaison d’ensemble entre l’œuvre de Beckford et celle de Sade, cf. A.
Parreaux, William Beckford auteur de « Vathek »…, cit., p. 369-378.
14. Cf. p. 48, 50, 82, 88, 98-104, 112. Une première émeute, face à l’une des deux actions les plus
atroces, est facilement apaisée par sa mère (p. 88-92) ; quand enfin se produit une révolte du fait
de l’horreur qu’il inspire à son peuple, le calife n’est pas loin d’atteindre l’enfer (p. 210).
15. Ce sont les deux types d’identification contrastée que j’ai étudiés, respectivement, dans les
Due letture freudiane : Fedra e il Misantropo, Torino 1990 ; dans les termes mentionnés plus haut à la
note 8, tous deux illustrent la « situation » B, et le second, également la A.
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16. Cf. A. Parreaux, William Beckford auteur de « Vathek »…, cit., p. 349-350 ; M. Milner, Le Diable…,
cit., p. 137-39.
17. Cf. p. 218-222.
18. Cf. p. 132-34, 144-148, 183-184, 190, 212.
19. S. Mallarmé, Préface à « Vathek », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1961, p. 550 : « de délicieux nains dévots… ».
20. Cf. p. 128-130, 132-134, 138, 172-182, 186-188, 206.
21. Cf. mon essai complémentaire aux trois précédemment cités dans les notes 8 et 15, Illuminismo
e retorica freudiana, Torino, Einaudi, « Piccola biblioteca Einaudi », 1982, p. 29-64. Dans toute cette
introduction la revendication de la « transparence » symbolique de l’Orient dans le Vathek a un
peu la fonction d’un sous-entendu polémique : elle est nécessaire pour compenser l’exclusivité de
lectures uniquement attentives à l’orientalisme comme évasion, ce goût étant sustenté par une
érudition authentique, et aussi pour corriger l’arbitraire de lectures ésotériques et décadentes.
22. Cf. p. 52.
23. Cf. p. 58, 70-72, 94-102, 112, 124-126, 130, 136, 148, 192, 210-212, 216. Banquettent en outre
Bababalouk, p. 136 ; Nouronihar et Gulchenrouz, p. 158.
24. Cf. « Il faut avouer qu’ils sont bien bons d’avoir oublié tous vos torts » (p. 100) ; « il faut
avouer que tu as fort joliment violé les lois de l’hospitalité » (p. 212).
25. Le calife ne participe lui-même de cet hédonisme pervers que sous une forme
météorologique, donc sublimée et modérée : « quoique la matinée fût triste et pluvieuse, ils y
restèrent quelque temps. Cette sombre lueur plaisait à leurs cœurs méchants » (p. 92).
26. S. Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, cit., p. 203.
27. Cf. p. 94-102, 196-202, 204. Ajoutons à ces dîners les soupers donnés par Carathis pour faire
couler sous la table vipères et scorpions, p. 106.
28. Bababalouk rêve d’une transformation de Vathek en goule qui mange Nouronihar ou en est
mangé, p. 188.
29. Cf. p. 94-98.
30. Cf. p. 116-126.
31. Cf. p. 238-246. Sur le châtiment de Carathis, par rapport à celui des autres personnages, on est
en possession des réactions épistolaires de Beckford : cf. A. Parreaux, William Beckford auteur de
« Vathek »…, cit., p. 217-218. Pour toute indication sur ce qu’on pourrait considérer comme une
tradition historico-littéraire codifiée, relativement aux objets matériels appréciés, collectionnés
et utilisés par ce personnage, voir F. Orlando, Gli oggetti desueti nelle immagini della letteratura,
Torino, Einaudi, « Einaudi Paperbacks », 1994, p. 374.
32. Cf. p. 54-56. À la première description, s’ajoute une « vilaine bouche béante et baveuse »,
p. 70 ; les grimaces horribles ou perfides et les sourires des p. 72, 74, 228, 232, reçoivent en
contrepartie une prodigieuse réponse dans les « grands éclats de rire » que l’on entendait
« retentir dans l’atmosphère », p. 112.
33. Cf. p. 182-84.
34. Cf. p. 186-90, 190-923, 200-202.
35. Cf. p. 102 et 132.
36. Cf. p. 180, 184-86, 188, 202.
37. Cf. « Tous ces prodiges effrayants ne faisaient qu’exciter sa curiosité » (de Vathek), p. 80.
38. Cf. p. 164, 184, 186-88, 204.
39. S. Mallarmé, Préface à « Vathek », cit., p. 550.
40. Cf. p. 150-152.
41. P. 168, cf. « quand Gulchenrouz se parait des robes de sa cousine, il semblait être plus femme
qu’elle », p. 154.
42. Cf. p. 152-154, et 168.
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43. Cf. p. 156-162. On notera avec intérêt que cet inconnu dont l’enfant a peur, fascine au
contraire Vathek et Nouronihar autant qu’il a attiré son père absent : « Depuis dix ans son père
était parti pour voyager sur des mers inconnues », p. 152. Parvenu au point le plus caché du lac,
Gulchenrouz a peur de l’obscurité et de la damnation – mais « pour avoir fait trop le vivant avec
sa cousine », p. 190.
44. Cf. p. 154.
45. S. Freud, L’humour, en appendice de l’édition citée par le site internet précédemment fourni
(v. note 9), p. 211.
46. Cf. A. Parreaux, William Beckford auteur de « Vathek »…, cit., p. 67-68 ; où, sans se référer
aucunement à Freud, il est donné de l’homosexualité de Beckford une interprétation
freudiennement inattaquable ; et ce, d’une part, en lui attribuant, sur l’indication d’un certain
nombre de textes privés, « un sentiment érotique violent pour sa propre image d’enfant » ; et
d’autre part, en concluant : « l’homosexualité, chez Beckford, est au fond une forme de
narcissisme ». On pourra lire les deux passages de Freud déterminants à ce sujet, l’un dans les Tre
saggi sulla teoria sessuale, in Opere, vol. 4, Torino, Bollati Boringhieri, 1970 , p. 459-461 note ; l’autre
dans Un ricordo d’infanzia di Leonardo da Vinci, in Opere, vol. 6, Torino 1974, p. 243-245. Selon ces
deux passages, le mâle homosexuel engage des personnes jeunes de son propre sexe comme
objets du même amour qu’autrefois une mère tyrannique concentrait sur lui ; ce faisant, il se fixe
un rôle de femme, et se persécute lui-même éternellement. Les notices que fournissent les
biographes sur les rapports de Beckford avec sa mère sont intéressantes, non pas tant parce
qu’elles confirment la dépendance affective, caractéristique d’un fils, par rapport à une figure
féminine à la fois attentionnée et despotique (cf. G. Chapman, Beckford, London 1937, p. 39-40) ;
que parce que c’était elle, précisément, qui pratiquait une religiosité calviniste, avec son sens de
la prédestination et de l’enfer, et son moralisme austère (cf. B. Alexander, England’s Wealthiest Son,
London, Centaur Press, 1962, p. 36-38 ; B. Fothergill, Beckford of Fonthill, London, Faber and Faber,
1979, p. 21). Une loi idéologique, en somme, dont le Beckford adulte put s’éloigner
intellectuellement, voire avec mépris (cf. A. Parreaux, William Beckford auteur de « Vathek »…, cit.,
p. 48-54) ; et qu’en vérité, l’on retrouve, cependant, au fond de son chef-d’œuvre, à une
profondeur où le langage informe les contenus, et où la cohérence antérieure du vécu se
structure pour se transmettre dans la communication littéraire. Il n’importe donc pas tant que le
personnage désagréablement caricatural de Carathis représente, comme je l’ai dit, l’autorité d’un
Surmoi par rapport à son fils, mais bien qu’une instance de Surmoi inexorable domine et
organise tout le texte, qu’elle en dicte les formes humoristiques presque pour tempérer, autant
que faire se peut, les contenus de l’histoire d’une damnation. – À peine ai-je besoin de souligner
que les considérations précédentes, biographiques, occupent une place marginale dans cette
introduction, et peuvent au maximum valoir comme confirmations, et non pas comme preuves,
d’une lecture textuelle qui devrait se suffire à elle-même. Partout ailleurs, j’ai eu recours à des
observations freudiennes non pas pour les mettre au service d’une psychologie, ni de l’auteur ni,
encore moins, des personnages ; mais bien d’une logique, fût-elle aberrante et jamais officielle,
comme l’est celle de la « formation de compromis », particulière à Freud.
47. Cf. p. 204-208.
48. Cf. p. 208 et 248 ; et A. Parreaux, William Beckford auteur de « Vathek »…, cit., p. 350-352 (et
p. 218 pour le refus épistolaire, de la part de Beckford, d’ôter le nom de Gulchenrouz de la
conclusion car pas assez important).
49. Cf. p. 66-68, 84, 114-116, 134-136, 138-140, 172-174, 190, 192, 212-214, 234-236.
50. Cf. S. Mallarmé, Préface à « Vathek », cit., p. 550-551.
51. Cf. p. 208 ; et A. Parreaux, William Beckford auteur de « Vathek »…, cit., p. 352 et 355. Au moment
de la sensation physique de la mort, Gulchenrouz sent qu’au lieu d’être en flammes, son cœur est
« de glace » ; et au lieu d’y poser sa main, c’est à Nouronihar qu’il demande de le faire ; cf. p. 172.
52. Cf. p. 232-234.
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53. Cf. p. 228. L’état des morts comme hyperbole de celui des vieillards peut être aussi une
illustration supplémentaire du procédé de rhétorique du surnaturel cité, d’après notre récit
précisément, par T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris 1970, p. 82-83 : « on
glisse […] de l’hyperbole au fantastique. On rencontre dans Vathek de Beckford, un emploi
systématique de ce procédé : le surnaturel y apparaît comme un prolongement de la figure
rhétorique » ; « L’exagération conduit au surnaturel ».
54. Cf. p. 94, 162, et 224.
55. J. L. Borges, Sobre el « Vathek » de William Beckford, in Otras Inquisiciones, Buenos Aires 1960,
p. 190 ; cet enfer n’est pas seulement le châtiment du pacte avec le malin, comme dans la légende
de Faust, mais à la fois « el castigo y la tentación ».
56. Cf. A. Parreaux, William Beckford auteur de « Vathek »…, cit., p. 193-194, 411-416.
57. Cf. S. Mallarmé, Préface à « Vathek », cit., p. 550 : « Architecture magistrale de la fable […] ! ».
58. S. Freud, Il perturbante, in Saggi sull’arte, la letteratura e il linguaggio, Boringhieri, Torino, t. I,
p. 270 ; à ce titre choisi par le traducteur pour rendre en italien l’allemand Das Unheimliche, je
préfère pour ma part (comme je l’ai toujours fait) l’adjectif « sinistre », que l’on peut employer
nominalement, et qui me paraît le seul non infidèle. Borges – le grand poète bibliothécaire, érudit
et polyglotte – semble ne pas connaître cet essai de Freud, qui date de 1919, quand il écrit en 1943
à propos de notre récit, et à nouveau pour en affirmer la nouveauté : « Hay un intraducible
epíteto inglés, el epíteto uncanny, para denotar el horror sobrenatural ; ese epíteto (unheimlich en
alemán) es aplicable a ciertas páginas de Vathek ; que yo recuerde, a ningun otro libro anterior »
(J. L. Borges, Sobre el « Vathek » de William Beckford, cit., p. 191).
59. Cf. p. 228 et 236-38.
60. Cf. A. Parreaux, William Beckford auteur de « Vathek »…, cit., p. 391.
61. Cf. p. 80, 102, 120, 164.
62. Cf. p. 208.
63. Cf. p. 228.
64. Byron, Childe Harold’s Pilgrimage, chant I, str. XXII, in The Poetical Works, London, Oxford
University Press, 1945, p. 184 ; cf. A. Parreaux, William Beckford auteur de « Vathek »…, cit., p. 28-29
et 291, pour l’origine coloniale, esclavagiste, énergiquement cynique – plutôt que commerciale ou
industrielle, et mesquinement rigoriste – de la fortune bourgeoise des Beckford.
65. Cf. p. 228-30.
66. Cf. p. 238 et 247.
67. Cf. par exemple Borges, Sobre el « Vathek » de William Beckford, cit., p. 188 : « Vathek, novela a
cuyas últimas diez páginas William Beckford debe su gloria ».
68. Cf. p. 74-78.
INDEX
Mots-clés : Beckford (William), Vathek, théorie de la littérature, interprétation freudienne de la
littérature, Freud (Sigmund)
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