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Journal des africanistes 76-2 (2006) Varia ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Pierre Bonte L’appel au jihâd et le rôle du Maroc dans la résistance à la conquête du Sahara (1905-1908) ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Pierre Bonte, « L’appel au jihâd et le rôle du Maroc dans la résistance à la conquête du Sahara (1905-1908)», Journal des africanistes [En ligne], 76-2 | 2006, mis en ligne le 31 décembre 2009, consulté le 22 mai 2014. URL : http:// africanistes.revues.org/768 Éditeur : Société des africanistes http://africanistes.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://africanistes.revues.org/768 Document généré automatiquement le 22 mai 2014. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés

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Journal des africanistes76-2  (2006)Varia

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Pierre Bonte

L’appel au jihâd et le rôle du Marocdans la résistance à la conquête duSahara (1905-1908)................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

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Référence électroniquePierre Bonte, « L’appel au jihâd et le rôle du Maroc dans la résistance à la conquête du Sahara (1905-1908) », Journaldes africanistes [En ligne], 76-2 | 2006, mis en ligne le 31 décembre 2009, consulté le 22 mai 2014. URL : http://africanistes.revues.org/768

Éditeur : Société des africanisteshttp://africanistes.revues.orghttp://www.revues.org

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Pierre Bonte

L’appel au jihâd et le rôle du Maroc dansla résistance à la conquête du Sahara(1905-1908)Pagination de l’édition papier : p. 101-135

1 L’occupation coloniale française du Sahara occidental, bientôt baptisé Mauritanie, débute en1902 sous l’égide de la figure exceptionnelle de Xavier Coppolani qui la préparait depuis sapremière mission au Soudan en 18991. Coppolani propose un projet d’« occupation pacifique »du pays qui s’appuie sur la vision de la société musulmane qu’il a développée à partir deses travaux consacrés au Maghreb. Société musulmane faut-il immédiatement préciser et nonsociété tribale, telle qu’on peut la trouver en Algérie et telle qu’on l’observe de manièreexclusive au Sahara. Sur cette société tribale, Coppolani a peu à dire, de même que surl’organisation politique maure qu’il se contente de réinterpréter à travers le prisme de la sociétéoccidentale d’Ancien régime avec ses nobles-guerriers « improductifs » et pillards, le "clergé"maraboutique – qu’il cherche à rallier à la colonisation française – et son tiers-état znâga quela colonisation devra libérer de son joug. Par contre sa vision de la société musulmane estétroitement, voire exclusivement, déterminée par les études qu’il a menées sur le mouvementconfrérique soufiste au Maghreb (Depont et Coppolani, 1897).

2 Au Sahara, le mouvement soufiste, s’il prend une nouvelle importance au XIXe siècle, estloin de représenter l’ensemble de l’islam local. En outre il est étroitement associé auxappartenances tribales, que les confréries se constituent à partir des tribus ou que la confrérieinvestisse et réorganise le système tribal. D’autres représentations de la solidarité musulmaneexistent, liées à de récentes réinterprétations du mouvement almoravide, ou encore à destraditions mahdistes dont se fait l’écho Sharr Bubba, la « guerre des Marabouts » au XVIIe

siècle. Bref l’islam maure ne peut se réduire à la tension entre le caractère local et pourrait-on dire « partisan » des mouvements confrériques soufistes, et les tendances pan-islamiquesderrière lesquelles, à la fin du XIXe siècle, les administrateurs coloniaux français voientvolontiers la main exclusive des Ottomans, du Roi du Maroc, « Commandeur des Croyants »,et de leurs alliés allemands.

3 Au delà et au sein même du mouvement soufiste, dont l’apparition au Maghreb, associée ausharifisme, est liée à un contexte politique bien particulier de lutte contre la poussée occidentaleil existe en effet une tradition islamique profondément marquée de la volonté de conjuguer lesrègles religieuses et l’exercice de l’autorité politique, une tradition d’organisation politiquede la umma, de la communauté des Croyants dont les fondations dynastiques au Maroc ontexploré les multiples ressorts. C’est dans cette mesure que, contrairement aux prévisions deCoppolani, les « marabouts » maures, dont il pensait qu’ils seraient les auxiliaires privilégiésde la conquête, se révéleront d’aussi farouches opposants, quand les circonstances le leurpermettront, que les guerriers hassân, et c’est dans cette mesure aussi que l’opposition àl’occupation coloniale se conjugue un temps avec l’idée du jihad.

L’appel au « Commandeur des Croyants »4 Bien qu’elle s’inscrive dans la culture islamique maure, l’idée du jihâd n’a pas eu au

Sahara occidental, depuis le XVIIe siècle, la place qu’elle occupe dans les sociétés africainesméridionales voisines où elle a inspiré de grandes entreprises politiques, en particulier enmilieu peul. La dernière entreprise de ce genre est celle d’al-Hajj Umar, née dans la valléedu Sénégal, qui s’effectue sous la bannière de la tijâniyya. Les caractères particuliers del’organisation sociale et politique maure, l’opposition entre hassân et zawâya en particulier,n’ont pas favorisé les revendications d’un établissement temporel de l’ordre de l’islam, sinon

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sous forme de prises de positions eschatologiques qui entérinent en fait le renoncement à cesrevendication de la part des leaders zawâya (Ould Cheikh, 1985).

5 Les appels au jihâd contre les Français se manifestent cependant très vite. Il est vrai d’ailleursque Coppolani a envisagé l’hypothèse d’un appel à la guerre sainte en réponse à l’occupationfrançaise, et a tenté de s’appuyer sur le courant « anti-jihâdien » qui existe dans la société maurepour désamorcer cette menace potentielle. Il faudra en fait plusieurs années de combats, etl’occupation d’une grande partie de la zone saharienne méridionale par les troupes françaises,pour que le thème du jihâd unifie, à partir de 1905 et pour une période relativement courte,la résistance à la colonisation.

6 Cette unification s’effectuera initialement en se référant au statut religieux du Roi du Maroc, du« Commandeur des Croyants ». Cette référence n’implique en aucune façon la reconnaissanced’une autorité politique maghrébine sur les tribus sahariennes, elle est de nature exclusivementidéologique, une tentative pour transcender les divisions segmentaires et factionnelles dela société tribale. Le titre et les origines sharifiennes de la dynastie marocaine donnent aumouvement de résistance une légitimité supérieure et confortent les fondements de son unité.D’autres considérations cependant ont aussi joué.

7 Les rivalités entre puissances coloniales, entre la France et l’Allemagne en particulier, pourfaire passer sous leur contrôle le royaume sharifien, marquent profondément la politiqueafricaine française. Entre ses possessions algériennes et soudanaises, la France souhaiteétablir un pont et empêcher une implantation allemande qui pourrait se conjuguer avecl’ancienne présence espagnole au Maghreb et au Sahara pour remettre en question la viséeimpériale. Parfois assimilées, sans réel fondement, à des visées panislamistes soutenues parl’empire ottoman et les Allemands, les positions politiques et religieuses du Roi du Maroc,apparaissent, dans cette première décennie du XXe siècle comme un obstacle aux viséescoloniales françaises. Ces représentations ont sans nul doute contribué à fortifier l’importanceaccordée par les tribus sahariennes à la légitimation religieuse de l’émir al-mu’minîn et àjustifier les demandes d’intervention qu’ils lui adressent.

8 D’autre part, et ceci n’est sans doute pas la moindre des motivations, le Maroc est à cetteépoque, dans cette région, la seule puissance musulmane qui soit restée indépendante. C’estpar le Maroc que peuvent arriver les armes qui permettront d’organiser et de développer larésistance. C’est par l’intermédiaire du Maroc, accessoirement de la contrebande d’armes lelong des côtes atlantiques occupées par les Espagnols, qu’ont déjà été introduites au Sahara lesarmes modernes à tir rapide qui mettent les nomades pratiquement à égalité avec les troupescoloniales. Parmi les demandes qu’adressent principalement les envoyés des tribus mauresau Roi viennent en priorité la fourniture d’armes leur permettant de résister à la pénétrationcoloniale.

9 Les délégations envoyées en 1905 par les tribus du Sahara occidental au Roi du Maroc nereprésentent pas les premières tentatives pour organiser, au nom du jihâd, la résistance àla colonisation. D’autres Sahariens ont effectué auparavant la même démarche et au Marocmême s’affrontent les partisans du jihâd et ceux qui s’y opposent. J’emprunterai certaines desanalyses qui suivent à Abitbol (1986) qui a consacré un long article à cette question.

10 Dès 1893, lorsque le colonel Archinard achève de démanteler l’empire d’al-Hajj Umar etque la colonne Bonnier investit Tombouctou, une délégation des Brabish d’Arâwan et desBû Jûbayha se rend à Marrakesh auprès de Mawlay al-Hasân pour solliciter son appuicontre l’occupation française du Soudan2. Cette démarche suscite une vive émotion parmi lespopulations marocaines mais le Roi, déjà aux prises avec les pressions européennes, se montreréticent à lui donner une suite. Il fait attendre cinq mois la délégation puis lui demande des« écrits » attestant de la suzeraineté de ses membres sur Tombouctou. Il obtient finalementdes culamâ de Fès un texte selon lequel il n’est pas lié vis-à-vis de ceux qui le sollicitaient parle devoir du jihâd. Ce texte, qu’analyse Abitbol, est important car il énumère les argumentsqui, dans les années à venir, permettront aux Rois du Maroc de répondre à des sollicitationsdu même ordre.

11 Le secours à accorder aux populations sahariennes ne semble pas justifié aux conseillers duRoi ni en fait ni en droit. Ils évoquent des raisons politiques : Tombouctou ne fait pas partie de

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l’empire sharifien. Or le Roi n’est tenu de pratiquer le jihâd que pour ses propres sujets. Afinde mieux asseoir la thèse selon laquelle le Roi n’est pas tenu de secourir les Musulmans desrégions voisines, ils ajoutent que le jihâd ne peut être pratiqué que si il ne risque pas d’avoirdes conséquences négatives : en l’occurrence rompre les relations de paix avec les Européenset dénoncer des traités qui viennent d’être signés. Les conséquences d’une rupture de cestraités pourraient être bien pires pour l’Etat sharifien et entraîner une main mise définitive despuissances européennes sur le royaume.

12 Ce texte souligne l’évolution de l’idéologie sharifienne calawite à la fin de la périodeprécoloniale. La volonté d’assumer le leadership spirituel de l’ensemble de la communautémusulmane est contrebalancée par celle de défendre les limites circonscrites du royaume.« Alors que traditionnellement c’est la place que le Sultan détient ou aspire à détenir au seinde la umma qui fixe les frontières de son pouvoir, la situation est désormais inversée  : lacommunauté politique à l’intérieur de laquelle il exerce un pouvoir réel est celle-là seule où ilest habilité à exercer ses prérogatives religieuses et califales » (Abitbol, 1986 : 170).

13 Au Maroc même, le courant anti-jihâdien était cependant combattu au sein du royaume par denombreux leaders de la périphérie rurale. Certains de ces leaders auront une position fortementaffirmée en ce domaine. C’est le cas de Muhammed al-cArbi al-Madghâri, shaykh de l’ordredes darqâwiyya, qui en 1863 et 1883 tenta de soulever les tribus du sud. Ahmed ibn al-Hashîmibal-Filâli, son disciple, et al-Mustâva ibn al-Hanâfi al-Hasâni al-cAlawi, qui en 1895 tenta desoulever les Banî Mghlid, représentent aussi ce courant qui sera plus particulièrement illustrépar le shaykh saharien Shaykh Mâ al-cAynîn3.

14 On retrouve au Sahara occidental cette même opposition entre partisans et adversaires du jihâd.Dans un contexte nouveau, celui de la colonisation, elle prolonge un débat idéologique etpolitique ancien au sein des tribus zawâya.

15 Au premier temps de sa pénétration « pacifique » du Sahara occidental, alors qu’il est entrain d’occuper le Trarza, Coppolani obtient de celui qu’il considère comme son principalsoutien dans la région, Shaykh Sîdiyya Bâba4, le 5 janvier 1903, une fatwa sur la questionainsi formulée :

« Faut-il que les Musulmans fassent la guerre sainte lorsque les Chrétiens occupent leur territoire,et que non seulement ils ne s’opposent à rien de ce qui touche la religion, mais qu’au contraireils favorisent la pratique de cette religion en établissant des qâdî et en organisant l’administrationjudiciaire? Il faut également considérer que les chrétiens agissent ainsi avec des musulmans quisont dans l’impossibilité matérielle de faire la guerre sainte, tels que ceux qui habitent à l’est duMaghreb (Algérie et Tunisie) »

(traduction de Michaux-Bellaire, 1907 : 83).

16 Se référant, sans grande originalité d’ailleurs, à la tradition malékite et en particulier à SîdiKhalîl, Shaykh Sîdiyya introduit plusieurs arguments qui eurent un large impact au Saharaoccidental. Shaykh Sîdiyya établit d’abord la recevabilité de la question :

«  Si le Prophète ou le Savant se rend compte qu’il est impossible de réaliser l’exercice dugouvernement conformément à la volonté de Dieu, ni à écarter l’injustice, si ce n’est en donnantle pouvoir à l’infidèle, c’est à lui de savoir ce qui lui reste à faire ». On voit que l’auteur vise làle « gouvernement » des émirs et des hassân et que l’on peut retrouver les arguments avancéspar d’autres auteurs un siècle auparavant pour justifier l’acceptation par les zawâya de l’ordrepolitique « injuste » qui régnait au Sahara précolonial. Dans ces conditions alors « il est prescritaux Musulmans qui se trouvent dans de semblables conditions de ne pas attaquer les Chrétiens etde ne rien négliger pour vivre en paix avec eux ».

17 La principale raison invoquée est cependant que les Musulmans de ce pays n’ont pas lescapacités de s’unir et de se défendre. Shaykh Sîdiyya note :

« L’impuissance de ce pays à lutter contre la force des Chrétiens est reconnue. Tout homme debon sens qui entend et qui voit se rend compte du manque d’union des Musulmans, de l’absencede trésor public indispensable à toute action, et de l’infériorité de leurs armes vis-à-vis de cellesdes Chrétiens ». Pas plus qu’il n’est du devoir des Musulmans en de telles circonstances de menerle jihâd, il ne leur est demandé de quitter le pays pour se réfugier dans une terre musulmane,d’émigrer en masse ou partiellement de leur territoire conquis par les Chrétiens, « tant à cause

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de leur pauvreté qu’à cause du manque d’endroits où ils trouveront la sécurité et les ressourcesnécessaires ».

18 Le dernier argument invoqué par le Shaykh est plus spécieux puisqu’il interroge en faitdirectement sur la nature de l’ordre politique précolonial, dont il contient une critique explicite,pour justifier cette fois la colonisation :

« Non seulement ils (les Chrétiens) ne s’opposent pas à l’exercice de la religion, mais lui prêtent leurconcours en faisant construire des mosquées, en nommant des qâdî et en donnant à toute choseune bonne organisation. Ils répriment le vol et le brigandage et maintiennent la paix entre lestribus insoumises de ce pays sans gouvernement et font beaucoup d’autres choses de ce genre. Ilest certain qu’ils réussissent très bien en cela. Dieu – qu’il soit exalté ! – les a envoyés dans samiséricorde pour les créatures et dans sa bonté ».

19 Cet appel à la collaboration avec les colonisateurs fut contresigné, à la demande de Coppolani,par Shaykh Sacd Bû5. Combattu par d’autres leaders religieux, dont le principal est ShaykhMâ al-cAynîn, et par des tribus telles que les Idyaydyaba, qui avaient perpétué un courant depensée, peut-être hérité de l’époque de Sharr bubba, revendiquant l’instauration temporelle del’ordre politique de l’islam, il n’en eut pas moins une certaine efficacité aux premiers tempsde la conquête. Les réactions à celle-ci et la résistance croissante avec son cortège de combats,de pillages et de misère, vont cependant entraîner une évolution de ces positions.

20 Parmi les tribus zawâya soumises plus ou moins de bon gré, les pillages subis tant de lapart des troupes coloniales qui réquisitionnent nourriture et moyens de transport, que de lapart des dissidents qui tentent de justifier leurs attaques par les nécessités de la guerre sainte,entraînent de nombreuses réactions. En réponse aux zawâya de l’Adrar qui ont déclaré licitesles pillages contre les tribus soumises aux Français, les Idawcalî de Tijigja, occupée en 1905,délivrent cette fatwa dont le ton, même s’il admet la soumission aux Infidèles, est bien différentde l’argumentaire de Shaykh Sîdiyya et met l’accent sur les caractère de nécessité de cettesoumission :

« Au nom d’Allah, l’Unique, le Miséricordieux, etc. Notre attitude vis-à-vis des Français peut serésumer dans l’adage bien connu "une main que tu ne peux couper, embrasse la", nous accueillonsavec le sourire des gens que nous haïssons de tout notre coeur.

Les habitants de Tijigja ont été envahis pendant la période de grandes chaleurs par une forte arméeor, comme le dit Khalil, le compromis et le paiement de rançon sont recommandables et mêmeobligatoires dans de telles conditions pour des Musulmans peu nombreux et désarmés.

D’autre part, le fait pour nous de cohabiter dans la même localité avec des Infidèles ne rend pas lepillage à nos dépens un acte licite, car le même Khalil dit que l’exode n’est pas obligatoire pourles gens faibles et qui ne savent pas où trouver refuge, etc.

Qu’ils sont étonnants les hommes du pays de l’anarchie où les Infidèles laissent les Musulmanspratiquer leur culte sans toucher à leurs biens si ce n’est par achat ou par faibles prises pendantqu’au même moment ceux qui se prétendent les combattants du jihâd s’autorisent à les piller.

Malheur à ceux [les marabouts de l’Adrar] qui ont rendu des fatwa autorisant le pillage du biendes Musulmans »6.

21 On le voit, le problème ainsi soulevé n’est plus de savoir si le jihâd est licite, les Idawcalîne contestent pas que la lutte contre l’Infidèle est une obligation, même s’ils ajoutent que lecolonisateur, en définitive, respecte les choses de la religion ; ils estiment par contre qu’ellen’est pas possible et que la soumission est une question de rapport de force. C’est ce rapport deforce que d’autres leaders religieux vont tenter de modifier, en faisant appel au Commandeurdes Croyants. Le rôle principal est sur ce point exercé par Shaykh Mâ al-cAynîn.

Le rôle de Shaykh Mâ al-cAynîn22 Ce n’est pas un hasard si Shaykh Mâ al-cAynîn joue le rôle d’intermédiaire entre les tribus

sahariennes dissidentes et le Roi du Maroc. Il entretient les meilleures relations avec MawlaycAbd al-Azîz (1894-1908) qui l’a accueilli à Marrakesh avec tous les honneurs en 1896 etqui lui a permis de développer les enseignements de sa voie confrérique dans les villes dusud du Maroc. Il est soutenu en particulier par le grand Vizir, Ahmed ibn Mûsa qui serait

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personnellement affilié à la fadhîliyya. Le Roi comptait s’appuyer sur le Shaykh pour asseoirson autorité dans le sud, en profitant du déclin du rôle des Tekna, ainsi que pour y arrêterla poussée européenne. Il l’investit des fonctions de qâyd et lui reconnaît une influenceprivilégiée dans le sud-marocain et au Sahara. La construction de Smâra dans les dernièresannées du XIXe siècle souligne cette influence croissante du Shaykh.

23 Les intérêts de Shaykh Mâ al-cAynîn sont ainsi étroitement liés à la préservation de l’autonomiemarocaine vis-à-vis des puissances coloniales, au point d’ailleurs que lorsque les Rois,pressés par la nécessité, signeront des accords léonins avec la France, il prendra la tête de larésistance contre ceux-ci. Mawlay cAbd al-cAziz ayant renoncé à ses engagements en faveurde l’indépendance du royaume fut chassé par son frère Mawlay al-Hafîdh en 1908. Presqueimmédiatement celui-ci reprenait la même politique et signait avec la France les accordsd’Algésiras. Shaykh Mâ al-cAynîn, à la tête d’une armée recrutée parmi les tribus du sud-marocain et du Sahara marcha alors sur Fès mais il est arrêté par les troupes françaises àTiznit où il meurt en 1910. Son fils al-Hiba reprendra la même politique. Il réussira à occuperMarrakesh en 1912 et à se proclamer Roi, avant d’être chassé à son tour par les troupesfrançaises.

24 En 1905, face à l’occupation française du sud du Sahara, à l’exception de l’Adrar, à laquelleil s’est opposé dés le début, en gardant cependant une certaine prudence, Shaykh Mâ al-cAynînrenforce la coopération avec le Roi du Maroc. Celui-ci envoie quelques troupes à Smâra, sousle commandement de l’un de ses cousins Mawlay Idrîs ibn cAbd ar-Rahmân, pour l’appuyermilitairement. Le Roi en profite pour renforcer ses positions dans le sud en conférant le titrede qâyd à 14 chefs de tribus sahariennes (Abitbol, 1986). Des armes sont aussi envoyées pourrenforcer la résistance en Mauritanie.

25 Le rôle de Shaykh Mâ al-cAynîn dans l’organisation du jihâd contre la colonisation françaises’explique aussi par d’autres raisons. La dimension « pan-confrérique » de la voie fadhîliyyaavec laquelle s’identifie le Shaykh à cette époque lui conférait une sorte de vision pan-islamisteparticulièrement à même de transcender les divisions locales de la umma.

26 Les fonctions d’arbitrage dans lesquelles excelle le Shaykh durant ces premières années duXIXe siècle vont aussi dans ce sens. Il est en particulier intervenu dans le déroulement du longconflit qui oppose les Rgaybât et les Awlâd Bûsbac avec plus ou moins de bonheur en fait7. Ila obtenu la fin du conflit entre les Rgaybât et les Awlâd Qaylân et à cette occasion, quelquestemps avant, il a négocié, fin 1904, le retour en Adrar de son élève et disciple, Sîd-Ahmed uldAhmed, en tant qu’émir du pays. Sîd’Ahmed, encore très jeune, resta très attaché au Shaykhqui a détaché auprès de lui l’un de ses fils Shaykh Hasâna, qui va contribuer à l’organisationde la résistance.

27 La mort de Coppolani et la situation relativement difficile dans laquelle se trouvent les troupescoloniales en 1905 encouragent Shaykh Mâ al-cAynîn à intervenir plus activement dans larésistance à la colonisation8. Il lance un appel au jihâd qu’il adresse à deux des principalespersonnalités religieuses du sud : Shaykh Sîdiyya Bâba, atout majeur des Français au Sahara, etle chef des Kunta Muhammed al-Mukhtâr, lui aussi rallié à Coppolani et qui vient de réoccuperavec les siens les oasis du Tagant dont il avait été expulsé à la suite de guerres malheureuses.Il ne prend pas cependant lui-même la direction de la jihâd mais en investit Mawlay Idrîs, lecousin du Roi qui vient de le rejoindre et qui se dirige vers l’Adrar.

L’entreprise de Mawlay Idrîs28 Mawlay Idrîs rejoint en Adrar la plupart des chefs de la dissidence et y trouve des centaines de

guerriers prêts à marcher contre l’envahisseur français. Les mois qui suivent, jusqu’au siègede Tijigja (novembre 1906), représentent un épisode original de la résistance à la colonisationcar, au delà et peut-être même à cause de son échec, elle marque profondément la résistanceà venir.

29 Le regroupement des dissidents en Adrar s’effectue à partir du début de l’année 1906.On trouve progressivement réunis, dans une région qui supporte difficilement cet excédentde population guerrière, volontiers pillarde, les dissidents du Trarza avec l’émir Sîdi uldMuhammed Fâl et ceux du Brâkna, dirigés par l’émir Ahmadu, une partie des Idawcish sous

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l’autorité de deux des fils de l’émir Bakkar, cUthmân et Muhammed Mahmûd, la majorité desAwlâd Bûsbac qui mènent la lutte contre les Français depuis 1904, des éléments rgaybât quisont attirés par le manque de pâturages au nord, etc. Ils s’ajoutent aux guerriers de l’Adrar quise sont regroupés, les Awlâd Qaylân en particulier, autour de l’émir Sîd’Ahmed.

30 La date d’arrivée de Mawlay Idrîs en Adrar reste relativement imprécise. Sa présence estattestée en juin 1906 mais il semble qu’il ait pu arriver des semaines voire des mois avant. Ilest accompagné de quelques hommes, peu nombreux, mais dispose par contre d’armes et demunitions qu’il distribue aux dissidents. Il tente aussi d’organiser ceux-ci en levant un impôtdestiné à alimenter le bayt al-mâl et à financer les opérations militaires. Le bilan de son actionapparaît vite assez mitigé.

31 Bien qu’il soit un disciple de Shaykh Mâ al-cAynîn et sous l’influence directe du fils de celui-ci, Shaykh Hasâna, qui séjourne longuement auprès de lui, l’émir de l’Adrar, Sîd’Ahmed, estpeu soucieux de conforter l’influence qu’exerce Mawlay Idrîs sur les dissidents en général etsur la population de l’Adrar en particulier. L’afflux de guerriers dissidents extérieurs, souventavec leurs campements, entraîne aussi une forte pression sur les ressources locales et est sourcede multiples incidents, dont les guerriers de l’Adrar sont souvent l’origine. L’ensemble de larégion connaît de mauvaises conditions alimentaires et sanitaires qui aggravent les tensions.

32 D’un autre côté cependant, l’unification de la résistance contre l’occupation coloniale a un fortimpact sur les tribus de l’ensemble de la Mauritanie. A la fin du mois d’août 1906, malgré lesréticences de l’émir Sîd’Ahmed, un accord est conclu autour de Mawlay Idrîs, coordonnantles efforts de l’ensemble des dissidents installés en Adrar. Cette unification de la résistanceva dépasser rapidement les frontières de l’Adrar et va concerner aussi nombre de tribus plusou moins soumises aux Français.

33 Les succès de cette unification de la résistance sont dus pour une part importante à lapropagande intense que déploie Shaykh Mâ al-cAynîn en cherchant à lui donner une légitimitéreligieuse incontestable. Il adresse à cette fin une série de lettres aux principaux responsablesreligieux sahariens. L’un des premiers destinataires est Shaykh Sîdiyya dont il ne désespèrepas qu’il puisse renoncer à soutenir la cause des Français. La lettre suivante a été adresséeà Shaykh Sîdiyya par Shaykh Muhammed al-Amiad, des Awlâd Abyayri, habitant Smâra etgendre de Shaykh Mâ al-cAynîn, dans le courant de 1906 :

« La lettre a pour but de vous faire savoir ce que tous les musulmans ont décidé au sujet deschrétiens  : c’est à dire que tous les marabouts et tous les guerriers depuis le Hawd jusqu’à lamer ont envoyé des délégués auprès de Shaykh Mâ al-cAynîn. Voici les délégués qui étaientreprésentées  : les Ahl Sîdi Mahmûd étaient représentés par le fils de Banay  ; les Aghlâl parleur chef uld Ghawb qui représentait en même temps le chef des Mashdûf uld M’haymid ; lesIdaybussât et des Massûma, et uld Lakhib, chef des Awlâd an-Nâsir ; les Tajâkanat uld AhmedZaydân et uld Maybu.  ; les Idawcish avec Ahmed Mahmûd uld Bakkar et uld Assas  ; les AhlShaykh al-Khadi par Sîdi al-Mukhtâr uld Sîdi. Uld cAydda, uld Dayd ; les Idawcalî et enfin lesSmâsîd.

Toutes ces tribus sont d’accord de faire la guerre sainte aux chrétiens et les délégués venus voirShaykh Mâ al-cAynîn sont partis avec un neveu du Roi appelé Mawlay Idrîs. Ils ont avec eux debons fusils.

Dans quelque temps le Shaykh Mâ al-cAynîn ou un de ses fils se rendra auprès du Roi pour obtenirde lui des armes et les vivres nécessaires aux troupes et aussi pour renouveler ce qui lui a été ditl’année dernière, c’est à dire que les musulmans se plaignaient des chrétiens... Tu n’ignores pasque le Roi a comme ami depuis l’année dernière les Allemands qui sont très puissants. Avant cettenation il avait les Anglais qui étaient les amis de son père »9

34 On notera que la lettre fait moins appel à des sentiments religieux qu’au bon sens de ShaykhSîdiyya pour apprécier les nouveaux rapports de force qui s’instaurent : les tribus sahariennessont en train de s’unir contre les Français, elles sont soutenues par le Roi du Maroc, et celui-ci peutbénéficier de l’appui des Allemands, voire des Anglais. Cependant le contexte de la guerre sainte,du jihâd, est clairement évoqué. L’argumentaire est développé pour souligner à Shaykh Sîdiyya queles raisons qu’il a pu invoquer – l’anarchie du pays, un rapport de force défavorable – sont en traind’évoluer et que rien ne l’empêche de rejoindre dans ces conditions les forces musulmanes

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regroupées contre les Infidèles. Malgré d’autres tentatives du même ordre Shaykh Sîdiyya s’entiendra à sa position favorable aux Français. Cette position restera cependant l’exception10.

35 Au Tagant, le succès de l’action de Shaykh Mâ al-cAynîn sera par contre incontestable(Ould Khalifa, 1991). Il repose sur l’activité de l’un de ses disciples et homme de confiance,originaire des Idawcalî de Tijigja, Muhammed al-imâm uld Zayn qui se rend au Tagant début1906 pour exhorter l’ensemble des tribus à se soulever contre les Français et à s’unir autourde Mawlay Idrîs, muni d’une série de lettres du Shaykh destinées aux principaux responsableszawâya et hassân. Son action sera particulièrement efficace auprès de Muhammed al-Mukhtâruld Hamûd, le vieil « ami » de Coppolani qui a permis son retour avec les siens à Rashîd11,auquel il promet, comme l’avait déjà fait Coppolani, le titre de « chef du Tagant ».

36 Muhammed al-imâm gagne à la cause de la résistance son frère Sîdi uld Zayn, qui a été unpartenaire privilégié des Français au moment de leur installation à Tijigja et qui a joué lerôle d’intermédiaire auprès des Idawcalî. Il a été cependant soupçonné de complicité après lamort de Coppolani12 et a vu son influence remplacée auprès des autorités coloniales par celled’cAbdî uld M’Bârik, ancien intendant des biens de l’émir Bakkar. Autour de ces deux leadersse constituent deux factions au sein du qsâr de Tijigja, l’une, la plus nombreuse, anti-française,l’autre favorable à une entente avec les autorités coloniales. A partir de mars 1906, les troublesse multiplient à Tijigja même, où la garnison française se trouve de plus en plus coupée de lapopulation. Ces troubles s’accentuent avec l’arrivée dans l’Adrar de Mawlay Idrîs que rejointaussitôt Muhammed al-imâm uld Zayn qui, preuve s’il en était de l’hostilité de ces populations,a pu mener durant des mois ses activités de résistance dans le qsâr. L’aggravation des troublesen avril entraîne l’arrestation et l’emprisonnement de son frère Sîdi uld Zayn. En mai 1906, laplupart des notables de la ville s’en éloignent, accentuant l’isolement des Français (Abdallahiould Khalifa, 1991).

37 Une pression particulière s’était exercée sur le chef des Kunta de Rashîd, Muhammed al-Mukhtâr uld Hamûd, qui avait reçu dès octobre 1905 deux lettres de Shaykh Mâ al-cAynîncontresignées par le Roi du Maroc annonçant l’arrivée d’un envoyé de celui-ci. Il semble s’êtrerallié très vite à la dissidence, tout en conservant des relations en apparence amicales avecles autorités françaises de Tijigja, et il interviendra aussi personnellement auprès de ShaykhSîdiyya pour l’attirer dans le camp de la résistance13. Cette lettre est datée d’après l’arrivéede Mawlay Idrîs en Adrar, alors que Muhammed al-Mukhtâr est en conflit de plus en plusouvert avec l’administration française qui ne soupçonne pas cependant la radicalité de sonretournement.

38 Après avoir annoncé à Shaykh Sîdiyya le rassemblement des dissidents autour de MawlayIdrîs et l’intention de celui-ci de marcher sur le Tagant, Muhammed al-Mukhtâr souligne queMawlay Idrîs a « l’intention de faire des fortifications soit à Qsâr al-barka, soit à al-Hnûk, soità Moudjéria, mais le choix du Sharif ne s’est encore porté sur aucun point. Cette fortificationa pour but de détruire celle que les Français ont faites ou auront à faire ». Muhammed al-Mukhtâr énumère ensuite toutes les tribus qui sont mobilisées et il ajoute :

« Tout ce monde a prêté serment au Sharif et se met à son entière disposition, en s’abritant sousl’ombre de son étendard et en consentant même d’être sous ses souliers.

Maintenant occupe-toi sérieusement de ton affaire et prépare-toi en t’adressant à Dieu qui seulpourra te délivrer. Tu agiras en montrant beaucoup de familiarité et d’affection pour cacher tonstratagème et ton arrière-pensée.

Dans toutes mes affaires je ne compte sur aucun autre appui que sur le tien, toute autre personneque toi ne pèse pour moi que l’aile d’un moustique et ne peut être d’une utilité égale à la tienne.

La seule chose qui m’avait déterminé à faire ma soumission aux Français était l’espoir de t’avoirun jour ou l’autre pour que nous examinions la situation ensemble et arrangions nos affaires. Tues mon frère et nous devons marcher ensemble, Dieu assiste toujours les frères quand ils veulents’aider entre eux... Je te préviens que j’ai prêté serment au Magnanime, à l’illustre Sharif. Puisse,par nos efforts nous deux et par ton concours, Dieu faire triompher l’islam. Soit d’une résolutionferme et agis avec prudence pour ta délivrance.

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Il faut que tu te dépêches et que tu prennes vite tes résolutions car le drapeau des infidèles s’estélevé au dessus de celui des musulmans de sorte que le sort se montre en faveur des méchants etque la religion fondée par les meilleures créatures n’est point saluée par personne.

Dans tous les cas ne publie rien et soit discret jusqu’à ce que l’occasion à saisir se présente »14.

39 Muhammed al-Mukhtâr appliquera les principes qu’il conseille à Shaykh Sîdiyya de suivre ense retournant contre les Français à la première occasion qui se présente. Après qu’un accordait été signé entre les dissidents de l’Adrar fin août 1906, et alors que ceux-ci se préparent àmarcher sur le Tagant, les ralliements de tribus au Sharif se multiplient, ainsi que nous l’avonsvu dans la première lettre citée. Il s’agit de la plupart des tribus du Tagant, de la Rgâyba etmême du Hawd : les Idawcish, Ahl Sîdi Mahmûd, Aghlâl, Idaybussât, Mashdûf, Tinwajiw,Awlâd an-Nâsir, Tajâkanat, Massûma, etc. Certains hommes de ces tribus, en petit nombre,rejoignent les dissidents. Le plus grand nombre se regroupe non loin de Tijigja en attendantl’issue des combats.

40 Mawlay Idrîs après avoir rassemblé les troupes à Shingîti, où il se constitue une gardepersonnelle de 200 fusils, se met en marche vers le Tagant, suivi par la plupart des dissidentssauf les guerriers de l’Adrar et l’émir Sîd’Ahmed qui ne rejoindront que plus tardivement legros de la troupe. Fin septembre, les forces de Mawlay Idrîs séjournent à l’entrée du Khatt,la dépression qui sépare l’Adrar du Tagant et elles entrent dans cette dernière région le 11octobre, le Sharif s’installant près d’Asharîm où il reçoit l’allégeance directe de Muhammedal-Mukhtâr uld Hamûd et de nombreuses tribus. Il envoie une lettre aux autorités françaisesde Tijigja, les sommant d’évacuer cette ville et l’ensemble du pays.

41 Dès lors la garnison française de Tijigja se trouve totalement isolée dans un pays hostile ; elleest en outre mal informée de l’évolution de la situation. Apprenant que les forces de MawlayIdrîs font mouvement vers Tijigja et sont installées à proximité de Nyemlân, à quelquesdizaines de kilomètres du qsâr, les autorités coloniales locales envoient un détachement detirailleurs menés par les lieutenants Andrieux et de Franssu pour surprendre et attaquer lecampement du Sharif. En fait, égarés par les guides, ils sont eux-mêmes surpris par plusieurscentaines de guerriers et subissent de très lourdes pertes le 24 octobre 1906 : les lieutenantsAndrieux et de Franssu sont tués ainsi que deux sous-officiers européens et 15 tirailleurs. Oncompte en outre 25 blessés et les survivants ne rallient Tijigja qu’avec difficulté. Au coursdu combat, les auxiliaires kunta de Muhammed al-Mukhtâr ont retourné leurs armes contre ledétachement français contribuant à sa destruction.

42 Même si les pertes du côté des résistants ont été très lourdes, près de 100 morts15, cetteaffaire eut un grand retentissement dans tout le pays et amène nombre de tribus encoredans l’expectative à se rallier au Sharif. Celui-ci décide de marcher sur Tijigja, investie le 6novembre et qui restera assiégée jusqu’à la fin du ce mois.

43 Un certain affolement règne du côté français16, en partie justifié par le nombre des assaillants :on a pu compter jusqu’à 2000 guerriers rassemblés autour de Mawlay Idrîs, dont 400 armés defusils à tir rapide. Cependant le poste de Tijigja reste bien armé et surtout les forces de MawlayIdrîs auront beaucoup de mal à coordonner leurs efforts au delà des distinctions tribales. Le 6novembre une première attaque est tentée et repoussée. Une seconde attaque, le 11 novembre,entraîne de lourdes pertes du côté des assaillants (68 tués et 76 blessés). Il n’y a plus dès lorsqu’une série d’escarmouches et les forces rassemblées par Mawlay Idrîs se désagrègent peuà peu. On peut noter en particulier que l’émir Sîd’Ahmed de l’Adrar, qui a rejoint le grosdes forces du Sharif après l’investissement de Tijigja avec 300 guerriers, abandonne le siègedès le 23 novembre, estimant que la stratégie d’attaque frontale contre un poste français étaiterronée. Le 26 novembre, Muhammed al-Mukhtâr uld Hamûd se replie à son tour vers Rashîdoù le rejoignent bientôt Mawlay Idrîs et une partie des Idawcish et des guerriers de l’Adrarsoit environ un millier de guerriers. Les autres forces sont déjà dispersées quand la colonne desecours dirigée par le lieutenant-colonel Michard débloque le poste le 1er décembre 1906.

44 La volonté d’unification des forces de la résistance ne survit donc pas très longtemps auxdivergences tribales et politiques auxquelles s’ajoutent des conflits quant à la stratégie à suivre.Mawlay Idrîs, peut-être pour laisser la porte ouverte aux négociations et asseoir son autorité, et

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celle du Roi, sur ces régions sahariennes, semble avoir voulu surtout opérer une démonstrationde force en s’emparant d’un poste français hautement symbolique puisqu’il porte le nom deFort-Coppolani. Certains chefs de tribu sont restés sur leur réserve, en particulier ceux de laRgâyba et du Hawd qui ne se sentent pas encore directement visés par l’occupation coloniale;après les premières pertes subies, très lourdes, ils ont préféré attendre l’issue du combat.D’autres encore, plus conscients peut être des difficultés du combat, ne veulent pas attaquerdirectement les Français mais les isoler en coupant les lignes de ravitaillement : c’est le casde l’émir Sîd’Ahmed. Les Idawcish pour leur part auraient souhaité attaquer la colonne desecours Michard pour faire tomber ensuite la garnison du poste de Fort-Coppolani. Un incidentsignificatif va accélérer la désagrégation des forces qui ont attaqué le Tagant.

45 Un notable des Idaybussât, Muhammed cAbdallahi uld Zaydân uld Qâli, avait rallié MawlayIdrîs avec 400 chameaux qui représentaient la contribution de la tribu à l’effort de jihâd. Il endonna 60 à Mawlay Idrîs et 30 seulement aux Ahl Mâ al-cAynîn, en l’occurrence Shaykh Hasânaet Shaykh at-Tâlib al-Khyâr qui accompagnaient le Sharif. Ceux-ci s’estimèrent lésés et décidèrentde se replier vers l’Adrar en compagnie de l’émir Sîd’Ahmed. Ce fut le signal d’une dislocationgénérale et d’un repli massif vers le nord et en partie vers l’est (Mamadou Ba, 1932).

L’échec de Mawlay Idrîs et la persistance des troubles46 En dehors de toutes considérations stratégiques – la suite des événements militaires montrera

que la stratégie de l’émir Sîd’Ahmed était en fait la mieux adaptée à la résistance – l’échecde la tentative d’unification de la résistance sous Mawlay Idrîs pourrait tenir principalementà l’ambiguïté du projet qui s’est développé autour de lui.

47 La légitimité religieuse du jihâd repose essentiellement sur l’autorité de Shaykh Ma al-cAynîn,sur les relations qu’il établit avec d’autres leaders religieux et, naturellement, sur une volonté,largement partagée dans la population, de résistance à l’occupation coloniale. L’appel à unreprésentant du Roi du Maroc s’inscrit plus dans les stratégies marocaines du Shaykh qu’ellene correspond à une référence politique des tribus sahariennes à l’autorité du Roi. Certes lalégitimation sharifienne du « Commandeur des Croyants » n’est pas sans importance dansla tentative d’unification du mouvement. Mais elle s’effectue sous le contrôle strict des AhlShaykh Mâ al-cAynîn; deux des fils du Shaykh accompagnent Mawlay Idrîs et ils n’hésiterontpas à s’opposer à lui comme en témoigne l’épisode précédemment rapporté des chameaux desIdaybussât.

48 L’engagement du Roi du Maroc dans l’affaire apparaît relativement limité. Il mène avecles puissances européennes de difficiles négociations dont l’autonomie du royaume va sortirdiminuée. S’il s’appuie sur des leaders locaux dont Shaykh Mâ al-cAynîn, influent parmi lesturbulentes et puissantes tribus du sud-marocain et du Sahara, est l’incarnation, il ne le fait quepour renforcer son autorité dans ces négociations extérieures. Deux ans plus tard, le conflitéclatera entre le Roi cAbd al-cAziz et Shaykh Mâ al-cAynîn et il se poursuivra des années durant,amenant les Ahl Shaykh Mâ al-cAynîn à revendiquer pour eux-mêmes le trône marocain.

49 Le Roi se garde bien de s’engager de manière irréversible. Il envoie un lointain « cousin » quipartage ses origines sharifiennes. Il fournit certes des armes et des munitions qui, redistribuéesen partie par Shaykh Mâ al-cAynîn, serviront à asseoir l’influence de celui-ci, mais il n’envoiepas de troupes. Le projet même de Mawlay Idrîs, qui devait être muni d’instructions relativementprécise et n’était pas, comme le présentent volontiers les autorités coloniales, un aventurier, n’est passans ambiguïté. Il semble être surtout attaché à une démonstration de force qui, simultanément,établirait une certaine influence du Roi sur ces terres lointaines, et permettrait de disposer denouveaux atouts dans les négociations avec les Français. Aux lendemains de la désagrégationdes forces du Sharif au Tagant, l’administration coloniale est plus ou moins consciente de cetétat de fait comme en témoigne cet extrait du rapport politique de la Mauritanie du 1er trimestre1907 :

« Une lettre reçue récemment du Tagant et émanant de Sidi ould Zein, notable Edouali, ancienchef des Tamiellah de Tidjikja, nous donne des renseignements sur la situation à la fin du trimestredes principaux chefs dissidents et sur le Cheriff Moulaye Idriss.

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Ce dernier, installé à Reghnia, près de Ouaddan, avait invité les tribus pillardes à restitueraux populations maraboutiques les biens qu’elles leur avaient volés. Si ces ordres n’étaient pasrigoureusement exécutés, le cheriff devait rentrer au Maroc et ses partisans reviendraient auTagant, sauf cependant Mohamed el Moktar ould el Hamed, chef des Kounta, et les deux chefsEdouaïch, Ousman et Moktar qui, toujours irréductibles, demeurent décidés à ne plus s’installerdans le pays. Mais au cas où il serait obéi, Moulaye Idriss devait se rendre dans le Hawd pourrecevoir au nom du Roi du Maroc, la soumission des tribus de ce pays.

Moulaye Idriss aurait reçu une lettre d’Abdel Aziz lui prescrivant : "de ne pas dépasser l’Adraret de ne rien faire contre les Français tant que ceux-ci n’iront pas l’attaquer dans ce pays. Lestroupes et les armes qui étaient attendus du nord ne sont pas arrivées; on n’a reçu dans l’Adrarque 7 fusils, mais il paraît que Ma el Aïnin en a reçu un grand nombre".

Les instructions du Roi du Maroc, la nouvelle attitude du shérif qui semblait vouloir se concilierl’amitié des marabouts en leur faisant restituer leurs biens pillés par les guerriers, sa persistanceà demeurer à Ouaddan cachaient sans doute des projets.

Le succès des négociations entamées avec le gouvernement chérifien a eu pour conséquence lerappel de cet agitateur »17

50 Il est pour le moins contradictoire de traiter Mawlay Idrîs d’« agitateur » alors que l’on montreque sa politique est déterminée par celle du Roi du Maroc et est liée aux négociations quemène celui-ci avec les Français. Les archives coloniales associent d’ailleurs très clairementces événements avec l’évolution de la situation au Maroc et avec la rivalité franco-allemande.Les Allemands sont souvent accusés d’avoir introduit nombre des armes qui parviennent auSahara par l’intermédiaire de Shaykh Mâ al-cAynîn18. Quoi qu’il en soit, il est clair que lesintérêts convergents des Ahl Shaykh Mâ al-cAynîn et ceux des Roi du Maroc à propos de lajihâd au Sahara occidental étaient en 1905 largement conjoncturels et qu’ils pouvaient toutaussi rapidement diverger au Sahara en 1907 comme ils divergeront au Maroc même peu après.

51 Malgré les tentatives de Mawlay Idrîs pour redresser la situation au début de l’année 1907,il est très vite abandonné de tous les dissidents qui ne reconnaissent plus son autorité et salégitimité et par les Ahl Shaykh Mâ al-cAynîn en particulier qui vont dorénavant jouer unjeu plus personnel au Sahara comme au Maroc. Démuni, ayant dû vendre tous ses biens pouressayer d’alimenter sa cause, Mawlay Idrîs doit se résoudre à rentrer au Maroc en août 1907.On dit qu’il ne disposait plus même de chameaux pour le voyage de retour et que les animauxpour ce voyage lui furent fournis par Shaykh at-Tâlib al-Khyar uld Shaykh Mâ al-cAynîn lui-même.

52 Nous avons vu que les dernières tentatives de Mawlay Idrîs pour ressaisir quelques autoritéssur les tribus sahariennes au nom du Roi du Maroc ont consisté en son intervention auprèsdes guerriers rassemblés dans l’Adrar pour qu’ils restituent les biens pillés aux marabouts.Nous avons vu aussi que c’était là un des points sur lesquels s’était discuté la légitimité dujihâd. Le problème, après l’échec de l’expédition sur Tijigja, a pris une grande ampleur. Lesdissensions se multiplient entre les divers groupes dissidents rassemblés au nord malgré unevisite commune des principaux chefs de la dissidence, l’émir de l’Adrar, Sîd’Ahmed, Ahmadu,émir du Brâkna, Sîdi uld Muhammed Fâl, émir du Trarza, les chefs des Shratît et des Abakâk,des représentants des Ahl Sîdi Mahmûd, auprès de Shaykh Mâ al-cAynîn pour réorganiser lalutte contre les Français en juillet 1907.

53 La tension est particulièrement vive entre les guerriers de l’Adrar et ceux du Tagant, quise sont longuement affrontés une quinzaine d’années auparavant. Les Awlâd Qaylân AwlâdSilla tuent Muhammed uld al-Mukhtâr uld Swayd Ahmed, l’un des notables des Idawcish. Denombreux ghazw sont lancés sur les campements idawcish dissidents qui cherchent à regagnerle Tagant. Les Awlâd Busbac et les Rgaybât pillent tous les campements qui se présentent.La situation, aggravée encore par une dure sécheresse et une épidémie de variole, est telleque les commerçants de Shingîti prennent contact avec les autorités françaises pour qu’ellescontribuent à mettre fin aux exactions qu’ils subissent. De nombreuses tribus réfugiées dansl’Adrar quittent à partir d’août 1907 cette région pour partir vers les Hawd ou vers le nord. Unmouvement de soumission semble s’amorcer en septembre 1907 qui concerne même une partiedes Awlâd Qaylân dont une cinquantaine de tentes se réfugient au Tagant. Il en est de même des

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grands nomades, des Rgaybât en particulier19 qui à l’instigation de Shaykh Sîdiyya, envoientalors une délégation à Saint-Louis pour négocier leur ralliement aux Français, en l’occurrencele lieutenant-colonel Gouraud qui vient de prendre le commandement en Mauritanie. Untraité signé le 30 novembre 1907 leur accorde l’aman, la paix, et la libre circulation deleurs troupeaux et caravanes contre versement d’un droit de passage en territoire soumis auxFrançais. Il ne s’agit pas d’une soumission mais cette situation de paix entre les Rgaybât et lesFrançais se poursuivra, au prix de quelques incidents locaux, jusqu’en 1912.

54 L’un des buts du ralliement des Rgaybât à la fin de 1907 est de rétablir les mouvementscaravaniers avec Saint-Louis; C’est cette même exigence qui amène en décembre 1907 unedélégation des Idawcalî et des Aghlâl de Shingîti, soutenue par les Tekna de ce qsâr, à signerune convention avec les autorités françaises.

55 Le découragement, ou l’attitude prudente, d’un certain nombre de tribus de l’Adrar et du norddu Sahara à l’égard des Français, est en partie lié aux difficultés rencontrées par les chefssahariens qui ont envoyé une nouvelle surba auprès de Shaykh Mâ al-cAynîn pour négocierl’octroi d’armes et de troupes.

56 Tout comme la précédente surba envoyée auprès de Shaykh Mâ al-cAynîn, et qui s’étaittraduite par l’expression de violents incidents anti-français à Casablanca et Oujda lorsque cettedélégation, menée par le Shaykh, s’était rendue près du Roi du Maroc, en 1906, la délégationqui se va à Smâra en juillet 1907, menée par les chefs que nous avons précédemment citée,se rend auprès du Roi. La situation n’est cependant guère favorable car celui-ci a été obligéde traiter avec les Français et ne se montre guère décidé à relancer les hostilités au Sahara età fournir armes et hommes. Malgré de nombreuses rumeurs qui courent à travers le Saharaoccidental durant ces mois, les résultats resteront en définitive assez limités et contribuerontà alimenter l’hostilité à l’égard du Roi lui-même au Maroc, où il va être bientôt détrôné pouravoir traité avec les Français.

57 La propagande française alimente ces informations :

« Pour rassurer les tribus alarmées par ces bruits, une circulaire en langue arabe était préparéepour être répandue dans les campements. Elle devait faire connaître à tous que Mawlay Idrîs etShaykh Mâ al-cAynîn avaient été officiellement désavoués par le Roi, qui leur enjoignait de cesserles hostilités contre nous, en même temps qu’elle indiquait les réparations accordées à la Francepar le gouvernement sharifien à la suite du meurtre du docteur Mauchamp à Marrakech »20.

58 Il ne s’agit pas simplement de propagande. L’échec de la surba auprès du Roi du Maroc estpatent aux yeux des Maures eux-mêmes. Muhammed al-Mukhtâr uld Hamûd, devenu l’un desplus farouches opposants à la conquête coloniale, n’a pu se joindre à elle. Il se rend peu aprèsà Smâra auprès de Shaykh Mâ al-cAynîn pour solliciter des secours en armes et en hommes.Econduit, il tentera d’obtenir des soutiens auprès des Tekna, alliés anciens des Kunta, toujoursen vain. Il se rend alors à son tour, toujours sans succès, auprès du Roi à Fès pour se plaindreauprès de lui de Mawlay Idrîs et de Shaykh Mâ al-cAynîn.

A la recherche d’une nouvelle politique coloniale59 Malgré ces échecs, la situation française au Sahara occidental au cours de cette année 1907

évolue assez peu et les garnisons restent enfermées la plupart du temps, faute de moyensd’intervention mobile, dans les postes, laissant un large champ libre aux attaques des dissidentsqui sont encore nombreux et déterminés malgré les difficultés à coordonner leurs efforts. Ilsen reviennent essentiellement à une pratique de ghazw, qui correspond aussi aux nécessitésimposées par la situation alimentaire au nord, déferlant sur les régions et tribus soumises sansrencontrer de forte résistance.

60 Le rapport sur la situation politique de la Mauritanie pour le 4ème trimestre 1907, rédigépar Ponty (1er avril 1908), souligne que si le pays n’est pas secoué en cette fin de 1907 pardes événements graves et malgré le développement de la mobilité des troupes françaises, laconquête territoriale est loin d’être achevée. Le quadrillage des postes a montré ses limitesqui apparaîtront plus particulièrement lors de l’évacuation en 1908 du poste d’Akjoujt. Lessoumissions sont contraintes et peu assurées. Les ghazw en provenance du nord, de l’Adrar enparticulier, menacent constamment les intérêts français et les tribus ralliées. Après quelques

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mois d’accalmie à la fin de 1907, marqués de succès relatifs (ralliement des Rgaybât, échecde la surba au Maroc, etc.) les troubles vont prendre une nouvelle ampleur en 1908, amenantles autorités coloniales à entreprendre l’occupation de l’Adrar. Ces troubles marquent unenouvelle stratégie des dissidents, celle que défendait l’émir Sîd’Ahmed l’année précédente,fondée sur l’avantage de la mobilité et sur la recherche de la désorganisation des lignes deravitaillement et de communication du colonisateur.

61 Le répit obtenu par les autorités coloniales françaises après l’échec de l’entreprise de MawlayIdrîs est ainsi employé d’abord à renforcer la présence militaire. Deux types de mesures sontpris.

62 La création en novembre 1906, au moment où une lourde colonne de secours dégageaitTijigja, de trois compagnies méharistes marque la première tentative des troupes colonialesde créer des unités montées ayant la même mobilité que celle dont disposaient les guerrierssahariens. Il y avait certes eu auparavant plusieurs expériences d’utilisation d’auxiliairesmaures (partisans), en particulier avec Frérejean, mais elles ne reposaient pas sur l’organisationmilitaire moderne dont disposeront ces unités méharistes, ancêtres des pelotons méharistes etdes « groupes nomades » (GN).

63 D’autre part le réseau de postes surveillant les territoires conquis est renforcé. La création duposte de Kiffa, au milieu des zones de parcours des Ahl Sîdi Mahmûd, permet de surveiller lesfrontières orientales du Tagant et établit une liaison avec les positions françaises du Soudan.Celle du poste d’Akjoujt, à 150 kilomètres d’Atâr, séparé du Trarza par une distance à peuprès égale sans eau, représente par contre un pari hasardeux. Destiné à surveiller les frontièresnord du Trarza et à servir de base pour l’occupation de l’Adrar, il va en fait représenter unmaillon faible du dispositif français en 1908.

64 De manière générale, le nombre des troupes régulières implantées en Mauritanie ne cessed’augmenter, soulignant les difficultés militaires de la conquête.

65 Sur le plan politique pourtant le projet politique de pénétration « pacifique » et de ralliementdes tribus à la souveraineté française n’est pas réellement abandonné ainsi qu’en témoignentles instructions données au nouveau Commissaire du Gouvernement général en Mauritanie,le lieutenant-colonel Gouraud, qui prend alors ses fonctions, par le Gouverneur William Ponty le31 octobre 1907. Nous les citerons longuement car elles traduisent encore certaines illusions etméconnaissances des réalités sociales maures, en continuité avec les analyses de Coppolani, maismarquant aussi les évolutions en cours de celles-ci.

«  Je crois utile, en vous rappelant les directions données en 1905 par le Gouverneur généralRoume, de vous indiquer les caractères primordiaux de la politique qui a été constamment suivieen Mauritanie.

La politique intérieure qui retiendra principalement votre attention est remarquablement adaptéeà la forme sociale du pays, aux moeurs et à la mentalité des populations qui l’habitent. Guerrièresou maraboutiques, les tribus maures vivent de la même vie nomade et ont toujours manifestéune égale horreur pour la vie sédentaire des agriculteurs ou des commerçants envers lesquelselles manifestent le plus profond dédain. Cette vie errante et contemplative a déterminé lescaractères généraux de leur mentalité, caractères plus accusés chez les guerriers que chez lesmarabouts, dont le zèle religieux sait souvent s’allier avec une conception très nette des intérêtspurement matériels. Ennemi du travail, le Maure cherche volontiers les ressources nécessaires àla satisfaction de ses besoins dans le vol et le pillage des populations sédentaires. La fourberie, lemensonge, la versatilité ne peuvent être dans ces conditions que ses moindres défauts; en outre sonexistence nomade a développé jusqu’à l’excès les sentiments d’individualisme qui sont le propredes berbères et qui se manifestent par l’amour de l’indépendance absolue. La haine de l’infidèle,née d’un fanatisme religieux savamment entretenu par les confréries, est le seul lien qui puisse,dans quelques rares circonstances, unir pour un instant les divers éléments de cette race qui onttoujours vécu en réalité dans un état de perpétuelle méfiance et d’hostilité.

Il est facile de trouver une preuve convaincante de ces dispositions d’esprit dans le peu de succèsobtenu l’an dernier par un émissaire, jouissant cependant d’une grande renommée parmi lesMaures : Moulay Idriss, en effet, malgré une longue préparation politique, en dépit de l’autoritéque lui conférait d’une part sa double qualité de cherif et d’envoyé du Roi et, d’autre part, l’appuique lui donnait Ma al-Aïnin, n’a réussi à grouper, au prix des plus grandes difficultés, que quelquescentaines de guerriers composés d’éléments hétéroclites, empruntés aux tribus les plus diverseset parmi lesquels il ne parvint même pas à maintenir l’ordre.

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Ces faits comportent pour nous un précieux enseignement. On ne peut songer à soumettre désl’abord par la force ces tribus qui, par leur mobilité, échappent à notre action; et ce ne sera pascertainement avant un temps très long que l’on parviendra à grouper et à diriger, suivant nosrègles administratives habituelles, ces individualités rebelles. Ce principe "diviser pour régner"trouvera dans ce pays son application parfaitement appropriée. M. Coppolani l’a d’ailleurs trèsbien compris en tirant un si habile parti des dissensions entre les diverses tribus et notamment del’antagonisme qui a toujours séparé les tribus maraboutiques des tribus guerrières.

Les groupements guerriers seront encore longtemps pour nous des ennemis irréductibles, car ilsse rendent parfaitement compte que l’établissement de notre domination sera la ruine de leursdeux moyens d’existence : le pillage des sédentaires et la traite des noirs. Nous ne pouvons donctrouver un appui qu’auprès des tribus maraboutiques qui, confiantes dans la protection que nousleur donnons contre les tribus guerrières, se sont sous la domination de chefs religieux influentsralliés franchement à notre cause. Deux chefs religieux établis dans le sud du Trarza et dontl’influence en Mauritanie et dans le Sénégal est considérable nous ont tout d’abord apporté l’appuide leur autorité : Cheikh Saad Bou et Cheikh Sidia se sont rapidement rendu compte du but denos efforts et du bénéfice qu’ils tiraient de notre occupation, qu’ils savaient fatale, n’ignorant pasque nous étions bien décidés à triompher un jour ou l’autre de toute opposition. M. Coppolaniet le lieutenant-colonel Montané-Capdebosc ont toujours entretenu avec ces chefs religieux dontl’habileté à raisonner et à discuter a été aiguisée par des études ardues de théologie scolastique,des relations étroites et d’un caractère presque amical »21.

66 Les analyses que fait William Ponty de la société maure restent encore proches de cellesde Coppolani mais sont aussi marquées des conséquences de l’échec du projet de conquête« pacifique » et de l’expérience de près de cinq ans de tentatives d’occupation coloniale deplus en plus « armée ».

67 La distinction entre hassân et zawâya, entre guerriers et marabouts, est toujours, pour une partà juste titre, considérée comme un point crucial dans la société maure. Cependant la visionhiérarchique qu’en avait Coppolani, de manière dévalorisante pour les guerriers, sur le modèlede la société occidentale d’Ancien Régime où les guerriers représentaient l’équivalent d’unenoblesse parasite, s’estompe : il s’agit de la même société tribale organisée selon des valeursdifférentes. Les marabouts constituent encore des interlocuteurs privilégiés, en particulierShaykh Sacd Bû et Shaykh Sîdiyya qui ont fortement contribué à l’implantation française,mais l’heure n’est plus très éloignée où les guerriers apparaîtront aussi comme des auxiliairespossibles de la conquête et de l’occupation coloniales.

68 Loin d’être abandonné, et ceci correspond à la seconde partie des instructions adressées parWilliam Ponty à Gouraud, le projet de conquête de l’Adrar qui parachevait le programmede Coppolani est plus que jamais à l’ordre du jour. William Ponty souligne à Gouraud lanécessité d’occuper l’Adrar conformément au plan déjà élaboré par Coppolani. C’est une zonede refuge et «  le point de concentration de nos ennemis ». Les droits de la France ne sontpas contestés en ce domaine sur le plan international, toutefois il serait risqué et prématuréd’engager immédiatement une action militaire car les tribus sont bien armées.

« Il est acquis que les tribus guerrières ont reçu de Ma el Aïnin un armement perfectionné quileur permettrait de nous opposer une résistance sérieuse, surtout si l’on tient compte des qualitésguerrières de ces populations fanatisées par les marabouts. L’expérience de Niemelane a eneffet montré que les Maures savent fort bien utiliser le terrain et sont loin d’être des ennemisnégligeables, surtout si l’on considère qu’ils combattent dans une région dont ils connaissent lesmoindres accidents et où les points d’eau nous sont inconnus ».

69 La conquête de l’Adrar est donc plus que jamais à l’ordre du jour et Gouraud dès sa nominationen octobre 1907 va s’attacher à l’organiser. Il lui faudra cependant plus d’un an pour parvenirau résultat visé car, conformément aux prévisions de William Ponty, les Maures se révèlentde redoutables adversaires et l’année 1908 est particulièrement difficile pour la colonisationfrançaise.

70 A bien des égards, au terme de près de dix ans d’entreprises coloniales au Sahara occidental,l’échec de la surba regroupant les principaux leaders de la résistance auprès de Shaykh Mâal-cAynîn puis, avec celui-ci, auprès du Roi du Maroc au milieu de l’année 1907 représentecependant un tournant important dans l’évolution de la résistance. Il met fin à l’idée d’uneunification des Musulmans autour du jihâd contre les Infidèles, regroupant tous ceux d’entre-

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eux qui restent encore indépendants à cette époque au Maghreb et au Sahara. Il est loincependant de signifier la fin de cette résistance qui va reprendre avec une nouvelle vigueur en1908 et continuer après l’occupation française de l’Adrar en 1909. C’est au sein de la sociétémaure même, les tribus du nord du Sahara perpétuant la résistance, tout comme se poursuivrontde fortes résistances régionales au Maroc, que se développent désormais exclusivement lesmouvements de lutte contre la colonisation. ils se perpétueront jusqu’au début des années 1930.

71 L’échec de la surba correspond par ailleurs à une évolution de la situation au Maroc même.Dans le courant de l’année 1907, alors que les principaux chefs sahariens sont déjà rassemblésà Smâra, le Roi Mawlay cAbd al-cAziz tente de traiter avec les Français, déclenchant une vaguede protestation et des mouvements anti-européens qui se traduisent par des pillages des biensappartenant à des Juifs et par des massacres d’Européens à Casablanca. Ce mouvement esten partie canalisé par Shaykh Mâ al-cAynîn qui marche sur Casablanca et Marrakesh à la têtede guerriers recrutés dans les tribus sahariennes et sud-marocaines. Les membres de la surbasaharienne participeront à cette expédition et feront le coup de feu autour de Casablanca. Ilsparticipent aussi au détrônement de Mawlay cAbd al-cAziz et à son remplacement par sonfrère Mawlay al-Hafidh, qui s’empressera peu après de traiter à son tour avec les Français.Mawlay al-Hafidh est cependant arrivé au pouvoir avec l’aide de Shaykh Mâ al-cAynîn et, s’ilne lui confie pas de troupes, il lui cède 500 à 600 fusils modernes à tir rapide, des munitionset la somme de 30 000 F pour organiser la lutte contre les Français. Ces moyens, lorsque lasurba rentre enfin en Adrar au début de 1908, contribueront à une relance locale des luttes derésistance qui marquent l’année 1908.

L’évolution de la situation dans l’Adrar72 Au début de 1908, l’Adrar reste le bastion de la résistance ne serait ce que parce qu’il s’agit

de la seule région qui échappe encore à la présence des troupes coloniales. Malgré les renfortsen armes ramenés du Maroc, la situation n’est pas sans poser des problèmes aux résistants àl’occupation française eux-mêmes.

73 Il faut d’abord rappeler à cet égard la longue crise de succession qu’a connu l’Adrar après lamort accidentelle de l’émir Ahmed uld Sîd’Ahmed à la fin de 1899. Cette crise a une doubledimension.

74 Il s’agit d’abord d’une crise dynastique stricto sensu. Ahmed uld M’Hammed, l’émir mort en1891 n’avait pas d’héritier mâle, ce qui explique que la transmission du titre se soit faite à soncousin germain, Ahmed uld Sîd’Ahmed. Le pouvoir passe, à la mort de celui-ci (1899), à unebranche collatérale issue d’un autre fils d’Ahmed uld cAydda (mort en 1861) : Mukhtâr, dontl’autorité ne sera jamais réellement reconnue22, puis à son fils Ahmed qui est très vite tué aucours d’un combat contre les Awlâd Busbac. La crise dynastique se prolonge jusqu’au retourde Sîd’Ahmed uld Ahmed, encore très jeune, fin 1904. Le rôle qu’il va jouer, au départ sous lecontrôle des Ahl Shaykh Mâ al-cAynîn, dans la résistance à l’occupation coloniale française,va lui permettre d’accumuler rapidement un grand prestige et sa fonction d’émir de l’Adrarest reconnue de manière incontestable au retour de la surba au Maroc, à laquelle il a participé,début 1908.

75 La crise que connaît l’émirat de l’Adrar entre 1899 et 1909 n’est pas seulement d’ordredynastique. Elle correspond aussi aux transformations des rapports de force factionnels au seindes tribus hassân de l’Adrar au profit des Awlâd Qaylân. Ceux-ci, qui constituaient au XIXe

siècle le gros des factions soutenant les prétendants à l’émirat, acquièrent progressivementune certaine marge d’autonomie dans ces luttes factionnelles et s’engagent dans des conflitstribaux qui mettent en évidence leur puissance politique et militaire. Leur unité religieuse,relative, s’effectue aussi à travers leur ralliement massif à Shaykh Muhammed Fadhîl uldcAbaydi23. Après avoir contribué à la déstabilisation de l’émir Ahmed uld Sîd’Ahmed, à la finde son règne, dans les dernières années du XIXe siècle, ils combattront Mukhtâr, puis son filsAhmed. A la mort de celui-ci, ils apparaissent comme la seule force conséquente parmi leshassân de l’Adrar. Une longue guerre, aux résultats indécis, les opposera ces mêmes annéesaux Rgaybât, soulignant l’autonomie qu’ils ont acquise. C’est au terme de cette guerre, après

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que les deux partis aient sollicité l’arbitrage de Shaykh Mâ al-cAynîn, que les Awlâd Qaylânreviennent de Smâra, fin 1904, avec le jeune émir Sîd’Ahmed uld Ahmed, que leur a imposé leShaykh, et dont ils pensent qu’ils pourront aisément le contrôler.En fait, et sans doute sur lesconseils éclairés de Shaykh Hasâna et Shaykh at-Tâlib al-Khyâr, fils de Shaykh Mâ al-cAynîn,qui séjournent longuement en Adrar à cette période, le jeune émir Sîd’Ahmed va réussir àrecréer rapidement à son profit les clivages traditionnels qui existaient chez les Awlâd Qaylân.En prenant comme conseiller Sîd’Ahmed uld Mageyya et Sîdi Hurma uld Khtayra, il rallieautour de lui les Awlâd Qaylân du Dhahr et ceux des Naqmûsha. Ces choix rejettent dansl’opposition à l’émirat les Tûrsh et les autres Naqmûsha qui restent sous le contrôle de lachefferie traditionnelle des Ahl M’Haymed. Les Awlâd cAmmonni, ayant subi de fortes pertescontre les Awlâd Busbac, ne pèsent plus alors d’un poids très lourd. Les Awlâd Akshâr, l’autretribu composant les Jacvriyya, connaissent de leur côté un conflit interne sanglant qui entraîneun début de dispersion de la tribu.

76 Ces conflits n’empêchent pas une certaine unification des guerriers de l’Adrar derrière l’émirlors des premiers conflits contre les troupes coloniales au Tagant en 1905 puis en 1906.Ils restent cependant latents. Au retour, début 1908, de la surba qu’il a accompagné auMaroc, l’émir Sîd’Ahmed, sans doute conforté par les armes qui ont été ramenées du Maroc,réactive ces luttes factionnelles de manière à renforcer son pouvoir. Il suscite en particulierun concurrent aux Ahl ad-Dîk, les chefs traditionnels des Tûrsh, que ceux-ci assassineront.L’émir fait alors appel aux Rgaybât, qui sortent d’un long conflit avec les Awlâd Qaylân,et aux Idayshilli, pour piller les campements des Tûrsh, et ceux de al-Lgrac uld Macyûv, desAwlâd Akshâr, qui s’est rangé lui aussi dans la faction hostile à l’émir. Les Awlâd Qaylânopposés à l’émir suscitent alors les prétentions d’un prétendant, en la personne du propre frèrede l’émir, M’Hammed, que celui-ci fera exécuter courant 1909.

77 Alors même que se mobilisent en Adrar les forces contre l’occupation française, dans lecourant de l’année 1908, les conflits factionnels conservent toute leur intensité au sein del’émirat et contribueront à freiner les luttes. Les difficultés de mobilisation des forces anti-coloniales sont d’autant plus marquées que l’Adrar connaît, à la fois comme un résultat de lapression des réfugiés dissidents du sud et pour des raisons climatiques et épidémiologiques,une situation délicate sur le plan alimentaire et sanitaire. Le ralentissement marqué deséchanges transsahariens et régionaux ajoute à ces difficultés. Pendant toute l’année 1908, lespopulations de l’Adrar vivront dans des conditions très difficiles et seront tentées d’accueillirfavorablement, malgré leur esprit de résistance, l’occupation française24.

78 Cette conjoncture difficile n’en souligne que plus remarquablement la force du mouvementde résistance en Adrar en cette année 1908. Le regroupement de ces forces autour des fils deShaykh Mâ al-cAynîn, dans le domaine spirituel mais aussi politique et militaire, d’une part,ainsi que, d’autre part l’autorité croissante de l’émir Sîd’Ahmed qui a repris le contrôle dujeu factionnel interne à l’émirat, contribuent fortement à animer cet esprit de résistance. Lesautorités coloniales elles-mêmes remarquent dans le courant de 1908, non seulement ce regainde la résistance mais aussi une nouvelle stratégie d’opposition à la conquête coloniale. C’estle cas de Montané-Capdebosc qui, même s’il a cédé à Gouraud la direction des opérationspolitiques et militaires, reste au fait des affaires sahariennes :

« Depuis le mois de 1908, nous avons vu se dérouler dans cette colonie une suite ininterrompued’incursions poussées sur notre territoire par les tribus guerrières de l’Adrar, non plus seulementsous la forme habituelle de pillages entrepris par des bandes isolées contre les tribus soumisesplacées sous notre administration, mais aussi sous celle d’audacieuses agressions dirigées, suivantun plan d’ensemble bien nettement arrêté, contre nos troupes elles-mêmes, principalement contrenos convois » (1909 : 94).

79 Le point faible des troupes françaises, encore peu mobiles, immobilisées dans les garnisons,réside dans les lignes de communication et de ravitaillement, sur lesquelles va porter l’effortprincipal des dissidents en 1908, non sans succès. Les choix stratégiques de l’émir et de sesconseillers ont été de ce point de vue judicieux.

80 Peut-on pour autant considérer que, en conformité avec la vision de Coppolani, les menacescontre l’occupation coloniale viennent exclusivement des hassân menacés dans leur privilège,

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sous le relais éventuellement des menées « panislamiques » des Ahl Shaykh Mâ al-cAynîn. Ence début de l’année 1908 c’est la vision que partagent encore les autorités coloniales, qui entirent quelques réconforts, comme le souligne le texte qui suit, et qui va se trouver en partiedémenti par les événements à venir :

« S’il semble douteux que le retour dans l’Adrar de la sorba ait eu un certain retentissement, ilressort également d’une façon très nette d’informations plus récentes que les chiffres d’armes etsurtout d’hommes ont été singulièrement amplifiés, sans compter qu’une troupe de 3000 hommesaurait les plus grosses difficultés à se ravitailler en vivres et à trouver des pâturages suffisammentabondants pour les chameaux et son bétail. Il est peu vraisemblable que les événements du Marocaient permis à Abd el-Aziz, non plus qu’à Moulay Hafid de gaspiller leurs ressources en effectif,déjà si maigres, sur un territoire aussi excentrique que l’Adrar. D’ailleurs Cheikh Saad Bou et Sidiadont aucune raison nouvelle ne nous permet de suspecter la fidélité éprouvée ne croient pas à uneaction offensive contre nous, d’abord parce que l’Adrar où règne toujours la famine ne pourrait pasnourrir un supplément de population, ensuite parce que si des mouvements offensifs d’ensemble sepréparaient, ils auraient été immédiatement prévenus par les nombreux émissaires qu’ils possèdentdans cette région. L’assurance qu’ils nous donnent à ce sujet se trouverait corroborée par lesavances amicales que nous font les tribus maraboutiques de Chinguetti et les protestations d’amitiéet les demandes d’aman adressées aux postes de l’Inchiri et de Tidjikja par une partie de lapopulation de l’Adrar. Il est donc permis de penser que tous ces éléments n’accueilleraient pasfavorablement des flots de guerriers venus du nord allant bientôt battre les murs de leurs ksours etde conclure avec Cheikh Sidia que les bruits alarmistes ont été répandus à dessein, principalementpar les Kounta et les Idaouaich dissidents, toujours intéressés à jeter le trouble parmi les tribusralliés ».

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81 L’erreur est de penser que la résistance dans les territoires non occupés par les Français estle fait des seuls guerriers, armés de l’extérieur. Il est vraisemblable qu’à cette époque, malgréles difficultés objectives de vie et les conventions conjoncturelles signées par certaines tribusqsûriennes pour réactiver des mouvements caravaniers vitaux pour le ravitaillement du pays,l’ensemble de cette population de l’Adrar était hostile à l’installation des Français, comme ellel’avait été tout au long du XIXe siècle. La distinction entre guerriers et marabouts relève en cedomaine largement de l’idéologie coloniale26.

Le reflux colonial dans l’Inshiri (1908)82 Conformément au plan que caressait Coppolani en installant en décembre 1903 un poste à

Nouakchott, les autorités coloniales ont tenté en 1907 d’organiser une autre route d’accès àl’Adrar que celle du Tagant, axe privilégié de pénétration. C’est ainsi qu’à partir de Twayzzikt,où avait été créé un poste provisoire, non loin de Damân, en un lieu où Shaykh Sacd Bû s’étaitfait construire une maison à la fin du XIXe siècle, un détachement est envoyé en décembre1907 à Akjoujt, au coeur de l’Inshîri, pour y installer un poste.

83 Le site est relativement bien choisi, connu pour son abondance en eau dans une zone trèsdésertique. Il est situé à quelques dizaines de kilomètres seulement de l’extrémité occidentalede l’Adrar, la grande grara de Grarat levras, à la pointe des monts Ibî, et à un peu plus de centkilomètres à vol d’oiseau d’Atâr. Il commande de vastes zones de pâturages que fréquententpour une part les tribus hassân de l’Adrar, Awlâd cAmmonni et Awlâd Akshâr et qui lorsqueles circonstances climatiques sont favorables sont ouverts au tribu du Trarza ainsi qu’aux tribusdu Sahîl au nord.

84 Il s’agit donc d’un lieu favorable à une implantation militaire mais qui présente aussi desinconvénients majeurs. Il se situe au milieu d’un cirque montagneux propice aux surprises etaux embuscades. Il est surtout séparé, en saison sèche, des points les plus proches au sud parune zone sans eau et particulièrement aride et chaude de près de 150 kilomètres, très périlleusepour les convois. La proximité des dissidents de l’Adrar devient dans ces périodes d’isolementdu poste un danger réel.

85 Durant les premiers mois de 1908, cependant, la position du poste d’Akjoujt se révèlefavorable pour faire pression sur les dissidents de l’Adrar ainsi que pour explorer les zonesseptentrionales encore pratiquement inconnues des Français (Mugnier-Pollet, 1911). Les moisfrais de décembre à février se révèlent plutôt favorables aux Français dans cette région del’Inshîri qu’ils explorent progressivement, établissant une liaison avec l’établissement français

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de la baie du Lévrier, alors que la mission militaire et scientifique de Gruvel parcourt la côteatlantique de Nouakchott à Port-Etienne, il n’en sera plus de même avec l’arrivée des chaleurset les difficultés croissantes de ravitaillement du poste d’Akjoujt, les points d’eau se raréfiantvers le sud.

86 Il faut ajouter à ces difficultés naturelles, la pression militaire des guerriers de l’Adrar, d’autantplus mordante que les troupes françaises, à partir d’Akjoujt, sont à deux ou trois jours demarche de points stratégiques du massif, tels que les palmeraies du mont Ibî ou encore lagrande grara de Yagrev et les débouchés des wad Sagâlil et al-Abyadh. Les pâturages del’Amsâga, et des dunes de l’Akshâr et de l’Azaffâl sont aussi à portée immédiate des Françaisqui menacent directement les campements et les troupeaux.

87 Une première alerte pour les troupes coloniales basées à Akjoujt est l’affaire de Sarât. Afinde mener des opérations de représailles contre les Idayshilli des mont Ibî, qui, étant les plusdirectement menacés par la présence française, mènent des opérations répétées de harcèlementcontre le poste, une expédition est montée qui attaque plusieurs de leurs campements à Sarât, le12 mars 1908. Les campements sont dispersés mais, à l’occasion d’une contre-attaque menéepar l’émir de l’Adrar, à la tête de 250 guerriers27, le capitaine Repoux qui dirige les troupesfrançaises de la garnison est tué.

88 A partir du mois d’avril, le poste d’Akjoujt commence à souffrir des difficultés deravitaillement par la route du sud. La garnison manque de vivres frais et une épidémie descorbut se développe, immobilisant les hommes et affaiblissant les capacités de défense, plusencore d’offensive. Les guerriers de l’Adrar plus mobiles s’enhardissent et mènent des actionsefficaces de harcèlement et de rupture des lignes de communication française. La situation duposte se dégrade alors rapidement.

89 Le 21 mai 1908, un détachement du poste d’Akjoujt, mené par les lieutenants Aubert, Coutanceet de Solers, qui tente une sortie pour débusquer les résistants retranchés dans les massifsmontagneux qui entourent le poste, est sérieusement accroché par les forces de l’Adrar. Il doitse replier à l’intérieur du poste en ayant 4 tués et 15 blessés. Plus grave que cet échec estl’enlèvement de la quasi-totalité des chameaux du poste qui sont au pâturage à proximité. Lagarnison d’Akjoujt est pratiquement immobilisée et isolée des postes français du Trarza.

90 Les résistants vont dès lors tenter de renforcer cet isolement et d’enlever le poste en attaquantles convois de secours et en dispersant les premières troupes chamelières que les autoritéscoloniales françaises ont commencé à organiser. Dès le mois de mai 1908 un premier convoide ravitaillement est attaqué et dispersé à Tinwedar. Peu avant les chameaux du pelotonméhariste de Tijigja, au pâturage à proximité de Fort-Coppolani, sont eux aussi attaqués eten partie enlevés; une attaque identique a eu lieu ce même mois de mai 1908 contre leschameaux du peloton méhariste du Trarza28. Tout ceci prouve une certaine coordination desefforts de résistance à l’occupation coloniale, auxquels l’arrivée des tlâmîd de Shaykh Mâal-cAynîn va donner une nouvelle dimension. Plus grave encore se révèle l’affaire du convoidu commandant Berger.

91 En juillet 1908, la situation sanitaire et militaire du poste d’Akjoujt commence àdevenir inquiétante. Les troupes françaises sont totalement immobilisées et le manque deravitaillement frais a aggravé l’épidémie de scorbut. Une colonne est envoyée à partir du Trarzasous le commandement du commandant Berger. Elle est accrochée à Nwaghmâsh, près de lagrara de Damân, par les guerriers de l’Adrar qu’elle peut repousser (21 juillet 1908) mais,reprenant sa route vers le nord, à une période particulièrement chaude de l’année, elle trouve lespuits comblés par les dissidents et éprouve de lourdes pertes (24 morts dont 11 morts de soif).La colonne de ravitaillement est bloquée à Burjaymât, à mi-distance du Trarza et d’Akjoujt, etelle reste sous la menace d’un coup de main. En août une nouvelle tentative de ravitaillementd’Akjoujt, à partir du poste de Nouakchott, sous la direction du lieutenant Gobert, est elleaussi un échec : le convoi est accroché et subit de lourdes pertes (deux européens tués et 15tirailleurs). La pression des dissidents ne pèse pas seulement sur Akjoujt. En juillet 1908 uneattaque est aussi menée contre le nouveau poste français de Port-Etienne qui sera difficilementrepoussée.

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92 A la fin du mois d’août 1908, les troupes françaises sont partout sur la défensive. Ellessont enfermées dans les postes  ; elles ont perdu une bonne partie de la mobilité qu’elless’étaient donnée en créant des unités méharistes qui ont subi de lourdes pertes ; leurs routes deravitaillement sont sans cesse harcelées. Le poste d’Akjoujt en particulier apparaît à la mercid’un coup de main. La décision est prise de procéder à son évacuation.Une colonne de secoursest organisée sous la direction de Frérejean qui vient d’être rappelé en Mauritanie. Il est le25 août à Nouakchott et prend immédiatement la route du nord avec les troupes disponibles.Entre temps, la colonne Berger a pu atteindre Akjoujt qui a donc été ravitaillé. La colonneFrérejean croise la colonne Berger qui s’est déjà repliée en direction du sud. Frérejean arrive àAkjoujt le 10 septembre. Il a l’ordre d’évacuer le fort et de détruire tout le matériel qui ne peutêtre transporté, y compris les matériaux de construction. Il prend ensuite la route du retour, enrepoussant une attaque maure à Agilal Faye (19 septembre 1908), jusqu’à Burjaymât, où seregrouperont les forces participant à la marche sur l’Adrar à partir de l’Inshîri, toujours sousle commandement de Frérejean.

L’intervention des tlâmîd de Shaykh Mâ al-cAynîn93 Shaykh Mâ al-cAynîn a conservé, à sa disposition, une partie des armes qui ont été ramenées

du Maroc par la surba qui en est rentrée au début de 1908. Ces armes vont lui permettred’organiser un contingent de guerriers disciplinés et totalement engagés derrière le Shaykh,que les autorités coloniales prendront l’habitude de désigner sous le nom de tlâmîd Ahl ShaykhMâ al-cAynîn. Ils sont souvent commandés par les fils mêmes du Shaykh. A partir d’avril-mai1908, plusieurs contingents de ces tlâmîd descendent vers le sud et s’installent à proximitéde l’Adrar, contribuant à la pression qui s’exerce sur le poste d’Akjoujt. Ils vont donner unenouvelle dimension à la lutte de résistance, en s’inspirant de la stratégie de rupture des lignesde communication et de destruction des unités mobiles françaises que pratiquaient déjà depuisquelques mois les guerriers dissidents de l’Adrar.

94 Leur redoutable capacité militaire est soulignée par des officiers, tels Frérejean, quireconnaissent aussi leur rigueur d’organisation et leur bravoure. Dans ses Mémoires, Frérejeanécrit à propos des tlâmîd Ahl Shaykh Mâ al-cAynîn :

« Supérieurement armés, animés d’un sombre fanatisme, ayant des intelligences dans tous lesmilieux maures, ces derniers opèrent surtout contre les détachements français. Sans renoncer auxpillages qui sont le principal excitant de la guerre chez tous les nomades sahariens ils donnaientune note nettement hostile aux Chrétiens à toutes ces bandes de brigands qui se groupaient autourd’eux et auxquels ils servaient de réserve et de centre de ravitaillement. Cependant, jusqu’à la finmars 1908 ces moines-soldats étaient restés en arrière des partis guerriers pillards » (1995 : 374).

95 A partir de cette date, les tlâmîd Ahl Shaykh Mâ al-cAynîn vont contribuer prioritairement àla pression qui s’exerce contre les pelotons méharistes français. En mai ce sont les chameauxd’Akjoujt qui sont razziés à proximité même du poste, puis le troupeau du peloton méharistedu Trarza est attaqué mais les assaillants sont repoussés; un peu plus tard ce sont les chameauxdu peloton du Tagant qui sont eux aussi visés. Le principal succès des tlâmîd se situe un peuplus tard. Les 13 et 14 juin 1908, ils surprennent au pâturage le détachement méhariste françaisconduit par le capitaine Mangin à al-Muymân dans le Khatt, entre l’Adrar et le Tagant29. Ledétachement est pratiquement anéanti (30 tirailleurs tués, ainsi que le capitaine Mangin lui-même et un sous-officier européen) et son troupeau est enlevé dans sa totalité. Il s’agit de l’unedes principales victoires remportées par les résistants à l’occupation coloniale depuis fin 1902,et elle aura d’autant plus de retentissement que les troupes coloniales n’ont pas été submergéespar le nombre comme au combat de Nyemlân en 1906, mais qu’elles ont été battues par unetroupe quasi-régulière, bien entraînée et armée, guère supérieure en nombre (elle est estiméeà 150 fusils), qui a submergé par sa bravoure et sa puissance de feu le détachement français.Leçon en sera tirée pour la préparation de la colonne de l’Adrar qui sera dotée de troupes et d’unarmement de manière bien supérieure à ce qui avait été connu jusque là au Sahara occidental.

96 En attendant le coup est rude pour les Français qui se trouvent en partie immobilisés etqui devront, nous l’avons vu précédemment, évacuer précipitamment le poste d’Akjoujt,au prix d’efforts considérables et coûteux en hommes. La pression des tlâmîd se poursuit

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cependant dans les mois qui suivent. Peu après al-Muymân, ils surprennent et détruisent unpetit détachement conduit par le vétérinaire Amiel; celui-ci est tué avec 11 hommes. Cettepression s’exerce même bien au sud, dans des régions occupées depuis des années par lesFrançais. En octobre 1908, un convoi revenant à vide de Moudjeria vers Kaedi sous la conduitedu sergent Alle est surpris et détruit à Lafutar. Le sergent Alle est tué avec plusieurs de seshommes, le ghazi est repoussé difficilement au nord de Moudjeria. Quelques jous après uncontre-ghazi envoyé au nord d’Aleg s’égare et plusieurs hommes meurent de soif. Le moissuivant, le lieutenant Reboul est tué lors d’un accrochage à Agwishisht.

97 L’un des enjeux de ces combats, dont témoigne leur localisation, est de rompre les routesde communication et de ravitaillement de la colonne de l’Adrar dont le gros se rassemble auTagant, tandis qu’une colonne mobile s’organise dans l’Inshîri. Cette pression se poursuivraen décembre 1908, alors même que les deux colonnes font mouvement vers l’Adrar. Une sériede pillages interviennent au Trarza, au Brâkna et au Gorgol. Les troubles s’étendent mêmedans la région de Kiffa. Le 18 décembre 1908, les Aghlâl tentent d’enlever les chameaux dupeloton de méhariste de Kiffa et ils prendront dans les mois qui suivent la tête de la résistancedans cette région30

98 L’année 1908 a été vraisemblablement l’année la plus difficile de l’occupation coloniale duSahara occidental. Une année où les troupes coloniales se sont trouvées constamment sur ladéfensive et ont même du évacuer une partie des territoires occupés. La stratégie adoptéepar les résistants s’est révélée efficace. Les deux attaques menées en 1905 et en 1906 contreTijigja ont souligné la difficulté d’investir directement les postes français, bien défendus, enl’absence d’armes lourdes. Par contre la rupture des communications et du ravitaillement duposte d’Akjoujt a montré la possibilité d’obtenir le repli de l’occupant colonial. Les forcescependant, malgré l’apport de quelques centaines de fusils modernes début 1908, restentdisproportionnées. Les échecs de l’occupation coloniale même vont contribuer à accélérerla réalisation de la dernière étape du programme de Coppolani : l’occupation de l’Adrar. ilne s’agit plus par contre de pénétration « pacifique ». Le 9 janvier 1909, la lourde colonnerassemblée à cette fin entre à Atâr. Une nouvelle étape de l’occupation coloniale débute alors.

Conclusions99 Après une première période (1902-1905) d’occupation relativement aisée de la rive droite du

Sénégal menée à l’initiative de X. Coppolani, les limites du projet de « conquête pacifique »du Sahara occidental qu’avait conçu celui-ci en s’appuyant sur ses relations avec certainestribus zawâya, se manifestent clairement. Coppolani lui-même y laissera la vie. S’ouvre uneseconde phase de la conquête (1905-fin 1908) où la conquête est sérieusement ralentie et mêmedoit refluer à Akjoujt. Cette seconde phase est caractérisée par des tentatives de regroupementdes forces de la résistance autour de l’idée de jihâd et plus généralement en référence à lafoi commune qui met en avant des leaders religieux tels que Shaykh Mâ al-cAynîn. Elle metaussi en évidence un certain rôle du Maroc, seul pays musulman qui ait encore à cette époquepréservée son autonomie dans la région. Ce rôle est à la fois direct et indirect.

100 L’intervention directe du Maroc apparaît relativement secondaire. Elle s’organise autour del’idée d’une responsabilité lointaine du « Commandeur des Croyants » en ce qui concerne lalutte contre les Infidèles et se traduit par quelques livraisons d’armes et l’aventure malheureusede Mawlay Idrîs. Les souverains marocains sont trop préoccupés de juguler eux-mêmes lapression coloniale pour pouvoir s’investir dans des luttes sahariennes lointaines et hasardeuses.

101 Plus efficace est l’intervention indirecte par le biais de Shaykh Mâ al-cAynin Ce shaykhd’origine saharienne mobilise des troupes importantes et joue un rôle intermédiaire crucialpour la fourniture d’armes modernes. Cette intervention n’en est pas moins ambiguë. Lamobilisation de la résistance au Sahara est de plus en plus pour le Shaykh un instrumentde légitimation de ses ambitions marocaines. C’est le trône marocain que revendiquerontbientôt ouvertement le Shaykh puis son fils al-Hiba. L’intérêt de la famille pour les affairessahariennes déclinera dans les années qui suivent.

102 L’échec de la résistance tient d’abord à la disproportion des forces, aux difficultés de viedes populations sahariennes en ces temps de guerre et de famine, mais aussi à la persistance

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des luttes factionnelles et « dynastiques » qui caractérisent la société tribale. L’occupation del’Adrar, en janvier 1909, clôt l’occupation coloniale de la Mauritanie « utile ». Sous d’autresformes la résistance se poursuivra néanmoins dans le Nord en particulier jusqu’aux années1930.

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Notes

1 Ce texte reprend nombre d’observations que j’ai développées dans ma thèse d’État : L’émiratde l’Adrar. Histoire et anthropologie d’une société tribale saharienne, Paris, EHESS, 1998.2 La démarche est appuyée sur quatre lettres, l’une du « chef des notables » de Tombouctou,la seconde du qâdî de cette ville, la troisième du chef des Kunta et la quatrième d’AhmaduShaykhu, roi toucouleur de Ségou.3  Originaire d’une famille du Hawd, l’est de l’actuelle Mauritanie, Shaykh Mâ al-cAynîn(1831-1910) est sinon le fondateur du moins le principal propagateur d’une voie (tarîqa)spécifique qui a pour particularité d’accorder le wird des autres confréries parallèlement à lasienne. Après avoir étudié dans l’Adrar et effectué de nombreux voyages il choisit de s’installerdans le Sahel, entre le Maroc et l’Adrar et exerça une influence certaine sur les tribus locales.4 Un des leaders (vers 1862-1924) de la confrérie qâdiriyya au Trarza, disciple des Kunta del’Azawad malien qui ont introduit cette voie au Sahara et en Afrique occidentale. La famillepossédait de nombreux disciples sur la rive gauche du Sénégal occupée de longue date par lesFrançais ce qui a pu contribuer à les rapprocher de ceux-ci.5 Frère cadet de Shaykh Mâ al-cAynîn, suivant la même voie confrérique, il s’installa pour sapart au Trarza et avait lui aussi de nombreux disciples sur la rive gauche française du Sénégal. Ileut très tôt des relations directes avec les Français dont il favorisa les expéditions de découverteà l’intérieur du Sahara.6 Cité par Abdallahi ould Khalifa d’après une traduction de Muhammed al-Shannafi (1991).7 En 1905 quelques Awlâd Bûsbac, avec des Ayt Ussa et Azwâfid des Tekna, organisèrent unghazi à Aserir (wad Nûn) et ils attaquèrent les Rgaybât du Sharg emportant leur bétail. LesRgaybât les poursuivirent et ils se réfugièrent à Smâra demandant le secours de Shaykh Mâal-cAynîn. Les Rgaybât, au nombre de 800, encerclèrent la ville sans l’attaquer. Un accord fut

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conclu sous l’égide du Shaykh qui entraîna le départ définitif d’une partie des Awlâd Bûsbac

vers le sud (Baroja : 1955).8 Cette intervention de Shaykh Mâ al-cAynîn après la mort de Coppolani explique que lesreprésentants locaux de l’administration coloniale et militaire française lui aient attribué, àtort, l’instigation du meurtre.9 Archives du Ministère de la France d’outremer. Série Mauritanie IV. Dossier 2.10 La position de Shaykh Sacd Bû lui-même, le plus ancien allié des Français, et lié à euxpar des intérêts évidents, n’est pas très claire à cette période. Des accusations de contact avecShaykh Mâ al-cAynîn, son frère, sont portées contre lui par les autorités coloniales. En fait, ilsemble être resté dans une position de prudente attente qui n’exclut pas des contacts réguliersavec la dissidence.11 Il reste à cette époque un allié privilégié aux yeux des Français et il a reçu 50 fusils modernespour armer des partisans et défendre le qsâr de Rashîd contre les dissidents.12 Et sérieusement « passé à tabac » au cours des interrogatoires qui ont suivi à l’instigationde Frérejean.13 Cette lettre n’est parvenue aux autorités françaises qu’au début de 1907, ce qui sembleprouver que Shaykh Sîdiyya lui-même gardait une certaine prudence et ne s’empressait pasd’informer ces autorités des velléités de dissidence de certains chefs sahariens. Rappelons quela voie confrérique des Ahl Shaykh Sîdiyya est fortement liée dés l’origine à la qâdiriyya kuntadont Muhammed al-Mukhtâr apparait comme l’un des leaders spirituels et politiques.14 Archives nationales du Sénégal. Dossier 12 G 2.15 Ce qui amena les Awlâd Busbac à se retirer tandis que les Aghlâl et les Mashdûf ne sepressaient pas d’envoyer des hommes au combat.16 Ainsi qu’en témoigne ce télégramme envoyé de Tijigja en date du 26 octobre et qui arriverasous forme de dépêche à Dakar le 3 novembre  : « Détachement envoyé contre Idris a étérepoussé. Lieutenants Andrieux et Franssu, sergents Fleurille et Philippe tués, leurs corpslaissés à l’ennemi, beaucoup de tirailleurs tués ou blessés. Nombre de Idris (sic) augmente dejour en jour. Je tiens dans poste. Je demande envoi urgent de 500 hommes au moins car ennemicompte déjà 300 fusils à tir rapide. Je ne compte plus que 65 fusils rayés pour la défense duposte. Infirmier Fort-Coppolani a disparu » (Archives du Ministère de la France d’outremer.Série Mauritanie IV. Dossier 2).17 Ministère de la France d’outremer. Mauritanie IV. Dossier 2 bis.18 Ainsi cette lettre, en date du 6 décembre 1906, de M. Robin, gérant le consulat de France àlas Palmas qui souligne l’importance de la contrebande de guerre dans les ports des Canaries.Des fusils et des munitions arriveraient par les paquebots de la compagnie allemande Woermande Hambourg ; de petits bateaux les transportent sur la côte d’Afrique. Outre les Allemandset les Belges on trouve aussi impliqués dans cette contrebande les Espagnols eux-mêmes.L’auteur cite un vapeur de la compagnie Ruis Torrés et Cie de Barcelone qui a débarquérécemment 5000 cartouches. Les officiers des garnisons espagnoles du Rio de Oro feraienteux-mêmes de la contrebande et ne partiraient jamais pour cette colonie « sans emporter unepacotille d’armes de guerre, de revolvers principalement, qu’ils vendent aux Maures de lacôte » (Archives du Ministère de la France d’outremer. Série Mauritanie IV. Dossier 2).19Archives du gouvernement général de l’AOF. Dakar. Dossier 1 D 223.20 Rapport politique de la Mauritanie. 3ème trimestre 1907. Ministère de la France d’outremer.Mauritanie IV. Dossier 2 bis.21 Archives du gouvernement général de l’AOF. Dakar. Dossier 1 D 224.22 Mukhtâr et sa famille se rallieront très vite aux Français avec lesquels ils reviendront enAdrar en 1910.23 (1823-1901), un lointain cousin de Shaykh Mâ al-cAynîn qui avait implanté la fadhiliyyaen Adrar même.24 L’administration française est parfaitement au fait de cet état de chose. Ainsi un documentdatant du lendemain du retour de la surba du Maroc note que la misère règne dans l’Adrar où« une jument de race s’échange contre 20 kilos d’avoine (P.B., il s’agit sans doute d’orge oude blé) et un chameau contre cinq » (Archives du Gouvernement général de l’AOF. Dakar.Dossier 1 D 228).25 Le Gouverneur général de l’AOF, W. Ponty, à Mr. le Ministre des Colonies, Dakar, 9avril 1908. Archives du Ministère de la France d’Outremer. Série Mauritanie VI. Dossier 1.1908-1909.

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26 Le cas des Kunta est significatif. Après son séjour au Maroc où il a dénoncé la mollessede Mawlay Idrîs et de Shaykh Mâ al-cAynîn, Muhammed al-Mukhtâr uld Hamûd revient àRashîd, à quelques dizaines de kilomètres de Fort-Coppolani, courant 1908. Il faudra plusieursmois pour qu’un détachement français puisse le déloger (août 1908), signe s’il en était dumanque de mobilité des troupes coloniales. Il se réfugiera alors en Adrar qu’il quittera devantles troupes de Gouraud en 1909 pour gagner le Maroc puis l’Arabie saoudite où il mourut. Ilne s’agit pas du seul exemple d’opposition irréductible dans les milieux zawâya à la présencecoloniale au Sahara.27 Sîdi uld Muhammed Fâl, émir du Trarza aurait aussi participé à cette contre-attaque.28 Cette attaque échoue mais début juin une centaine de chameaux utilisés par les Françaissont enlevés près de Boutilimit.29 Le capitaine Mangin aurait dispersé ses forces en se rendant, avec un détachement réduitaux puits d’al-Muymân pour désensabler ceux-ci et en permettre l’accès aux chameaux dugroupement méhariste. Le carré n’avait été aménagé que sommairement et l’enrayement dela mitrailleuse dont disposait le détachement annihila sa résistance. Le lendemain le reste dudétachement, battant en retraite, mena un nouveau combat à Talmeust et éprouva à nouveaude grosses pertes.30 Archives du Gouvernement général de l’AOF. Dakar. Dossier 1 D 229.

Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre Bonte, « L’appel au jihâd et le rôle du Maroc dans la résistance à la conquête du Sahara(1905-1908) », Journal des africanistes [En ligne], 76-2 | 2006, mis en ligne le 31 décembre 2009,consulté le 22 mai 2014. URL : http://africanistes.revues.org/768

Référence papier

Pierre Bonte, « L’appel au jihâd et le rôle du Maroc dans la résistance à la conquête du Sahara(1905-1908) », Journal des africanistes, 76-2 | 2006, 101-135.

À propos de l’auteur

Pierre BonteDirecteur de recherche au CNRS, Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris.

Droits d’auteur

Tous droits réservés

Résumés

 La conquête des pays maures de la rive droite du fleuve Sénégal débute en 1902 sous ladirection de Xavier Coppolani qui envisage une occupation « pacifique » s’appuyant sur lesconfréries musulmanes. Sa mort en 1905 souligne la résistance des tributs et des émirats. Pourrepousser les colonisateurs, les Maures s’organisent sous la Bannière du jihâd et font appel auSultan du Maroc, « commandeur des croyants » pour obtenir son soutien militaire et politique,les confréries se divisant quant à la légitimité de l’appel. Un lointain cousin du Sultan, MawlayIdrîs est envoyé avec des armes et de l’argent. Il réussit en un premier temps à unifier larésistance grâce à l’appui de Shaykh Mâ al-cAynîn, chef de la confrérie fadhaliyya qui a luimême des visées sur le trône marocain. Il échoue militairement devant Tidjikja, au Taganten 1906, et les troupes rassemblées se dispersent rapidement. La résistance se poursuivranéanmoins jusqu’en 1912 sur d’autres bases tribales et régionales.

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 Senegal’s right bank’s conquest begins in 1902 under the commandment of Xavier Coppolaniwho planed, with the help of the Muslim brotherhoods, the peaceful occupation of the Moorishareas. His death in 1905 outlines the resistance of the tribes and emirates. In response to thecolonial’s advance, the Moorishes organized themselves under the jihad banner and made anappeal to the military and political support of the Morocco Sultan "chief of the believers".The brotherhoods were divided in the matter of the legitimacy of the appeal and in an attemptto unify the resistance, Mawlay Idris, a distant relative of the sultan, was send with weaponsand money and the support of Shaykh Ma al-Aynin, chief of the fadhaliyya's brotherhood andaspirant to the Moroccan throne. Mawlay was defeated by Idris Tidjikja, at Tagant in 1906.With the support of other tribes and regions, the resistance movement was to persevere until1912.

Entrées d’index

Mots-clés : Mauritanie, Maroc, colonisation, résistance à la colonisation, jihâd, tribussahariennes, confréries soufistesKeywords :  Morocco, colonization, resistance, Mooritania, saharian tribes, soufistbrotherhoods