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  • BIBEBOOK

    PAUL ADAM

    LE CONTE FUTUR

  • PAUL ADAM

    LE CONTE FUTUR

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1202-4

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : Bibliothque lectronique duQubec

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • CHAPITRE I

    P les lettres de son oncle le dessein dunirPhilomne au commandant de Chaclos. Langoisse extrme quile prit alors au cur ltonna dabord. Sa cousine comptait cinqans de plus que lui. En outre, elle avait un caractre grave, et elle agreraitcertes mal les turbulences du cornette aux Guides quil tait.

    Mais, lencontre de ces raisonnements et mesure que le colonel,par sa correspondance, dissipait lespoir dune ngation, Philippe apprit connatre la douleur. Limage de la jeune lle veilla sans piti sur latorture de son esprit amoureux.

    Maintenant, le voici sans force, tendu contre les coussins du wagon.Avec hbtude, il suit les maigres allures du commandant attentif auxcent petits cartons rapports de la capitale, et qui renferment les cadeauxde corbeille. Comment ne saperoivent-ils pas de son dsespoir, ni cethomme, ni le colonel ? Comment ne le virent-ils pas blmir, lorsquils en-trrent au mess des Guides en brandissant la permission obtenue de son

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  • Le conte futur Chapitre I

    gnral pour assister un mariage dans la famille ? Ils ne remarquent rien, ni latroce crispation du sourire par lequel il

    rpond leurs phrases joyeuses, ni la sueur qui glace ses tempes, le cuirde son bonnet de police.

    Le colonel commence mme dormir en paix.Aux portires le paysage droul lui prcise dans le souvenir les

    heures de ce mme voyage fait nagure avec elle. Son oncle tait venule chercher lcole militaire aprs les examens de sortie, et, durant cevoyage, elle lui tait apparue ainsi quune me extraordinaire, instruiteen toutes les sciences et portant sur le monde des jugements inattendus.

    Oui, rpond le commandant, des jugements inattendus. Elle a touttudi, nest-ce pas, recluse dans ce fort o lattache la situation de sonpre Il ny a plus un mur, chez elle, qui ne soit tapiss de livres

    Voici le centre de notre patrie, mon commandant, vous la-t-elleappris ici mme, o le sol ferrugineux se rvle par cette pente soudainesurgie devant les btisses plates des fabriques

    Le cur de notre rpublique du Nord ? Voyez, comme il monte, cesol, vers le ple rmament de brumes. Il recouvre, peu peu, sur lhorizonles tours fumantes des distilleries et des forges.

    Elle vous a con son amour pour les pauvres ? Elle a un extraordinaire amour pour les pauvres. Ici, disait-elle, sur la hauteur, le ptre vit plus heureux parce que

    la masse des terres abat le son des cloches industrielles, lappel la souf-france quotidienne des troupeaux ouvriers

    Cest une me lue, Philippe, une me lue Pourrai-je lui valoirassez de bonheur ?

    Ils sexaminrent ; ils coutrent leur silence. Le plateau ! dit le commandant.L, le sol semblait avoir bondi tout coup hors des plaines brunes de

    labour, et avoir entran dans ce saut des falaises de craie, dinaccessiblesroches, des toues de sapins et de bouleaux, des pans de prairie, un boisentier de htres, mme quelques villages blottis dans des cavits pleinesde fougres et dyeuses.

    Avez-vous connu sa mre ?

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  • Le conte futur Chapitre I

    Non, mon commandant, je nai pas connu sa mre. Elle est mortesi jeune !

    Philomne lui ressemble dme. Sa mre contemplait toujoursson ide de Dieu ; elle contemple aussi la douleur du monde

    Le Christ, le mme Christ sous ses deux formes Des mystiques ! Tenez, voici le plateau qui stale par dessus le

    pays La terre est rouge de matires ferrugineuses Ah ! ah ! Le fer ne fait-il pas couler le sang, tout rouge Nempche ! La terre est si rouge que les gens, force dy peiner,

    en ont pris la couleur Oh ! je comprends Elle vous la dit aussi, cette chose ; quici les

    petits enfants portent dj sur leur corps rouge le blason du mtal dis-pensateur de leur existence.

    Philippe, pourquoi cette amertume dans votre voix ? Pour rien, commandant pour rien Nous arrivons la contre

    des Hauts-Fourneaux, et des corons pleins de peuple, et des donjons am-boyants.

    Regardez ; cela forme un grand cercle tendu selon un primtrexe.

    Sous les canons de la cit octogone dont voici, ras de terre, lesremparts.

    Il faut de la prudence, Philippe, avec ce peuple de pauvres ; car il luiarrive de sexasprer.

    Descendons-nous ? Nous nous promnerons devant les petites mai-sons si closes, o habitent les familles des magistrats, des percepteurs, desfonctionnaires que sais-je ?

    Rveillez-vous, colonelQuaranteminutes darrt pour la douaneNous allons nous dgourdir les jambes

    H quoi ! t le colonel Sommes-nous la frontire ? Peu sen faut vous le savez bien : voici la dernire station avant

    le Fort. Diable Tenez : gauche, la maison en briques rouges o lon

    aperoit des primevres dans le petit parterre, hein ? Cest la demeuredu bourreau

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  • Le conte futur Chapitre I

    Ah ! ah ! la demeure du bourreau Il y a beaucoup dassassinsparce quon mange peu.

    Et puis le peuple manque de distractions Au fait, pense Philippe, si rien naltre les traits de ma face, ni ne

    dcle ma douleur leurs yeux, cest que je mexagre ma sourance Ilfaut croire que le malheur ne maccable pas Pourtant il y a comme descailloux sur ma poitrine quand elle se soulve pour le jeu de respirer

    Ils vont donc en promenade.Au pinacle de la cathdrale rococo, le symbole divin du supplice, la

    croix de fer, impose son signe sur des rues troites et dures o circule lavie de la cit. Elles mnent du beroi roidi dans ses dentelles de pierre auxcasernes et aux lupanars, un thtre darchitecture attique, un palaisde justice Louis XV, un hpital de style Empire, une prison trs vaste ettrs simple, orne seulement de quelques capucines entretenues, sur unecroise, par la femme du concierge. Ils rencontrent encore vers la citadelle,des manutentions et des magasins de guerre, des petits soldats imberbesqui, sous leurs longues capotes sangles, ressemblent des servantes encotillons, et des ociers peronns, moustachus, ronds comme des ufs,ou bien, ns comme des pis, avec de courtes cravaches laisselle.

    Large, bien balay, clair de globes lectriques, le boulevard traversela ville entre des bazars somptueux, qui alternent avec des palais pourCompagnies dassurances, Socits mtallurgiques, banques de crdit. Ilsy promne des messieurs videmment orgueilleux de leurs soucis et desfemmes promptes aimer pour lavantage de leur bourse ou de leur cur.Il y court des gaillards chargs de ballots et lgrement ivres. Les toesdes robes se drapent en harmonie dans les voitures.

    Le boulevard conduit hors de la ville, jusqu la gare. Aprs, il devientgrandroute et suit, peu prs paralllement, la direction de la voie fer-re. Les trains franchissent assez vite la rgion des Hauts-FourneauxOn passe entre des ruches humaines (briques brles, tuiles rouges, ci-ments) Le colonel a repris son somme dans le coin de droite

    L, mon commandant, l, dit Philippe : les enfants qui grouillent terre on dirait un essaim de mouches sur une ordure.

    Oh ! Philippe, pourquoi parler ainsi des enfants ? Le linge que lessive cette vieille hideuse dans le baquet ah ! ah !

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  • Le conte futur Chapitre I

    il se dchire Quelle mine dsole ! En vrit, ce linge sest dchirjusque dans mon cur.

    Pourquoi donc parler ainsi ? Rirez-vous cependant de cette mre si occupe la fois, elle al-

    laite du sein, mouche dune main, gie de lautre, gronde de la bouche,berce du pied et rit de lil au facteur qui passe Ces llettes qui pleur-nichent en pluchant des lgumes, en tirant leau du puits ; rirez-vous deleur laideur ! Et les adolescentes qui se nouent des rubans sales dansleurs maigres cheveux

    Philippe, pourquoi lorgnez-vous le monde avec un verre noir ? On ne voit pas de vieillards, mon commandant, dans cette cit de

    pauvres Non cest vrai on nen voit pas Mais il y a partout de petits cimetires carrs Un, deux, trois On ne voit pas non plus les adultes Philippe. Ils demeurent apparemment tous dans la amme ferique qui rone

    parmi les cris du mtal, sous les dmes des usines Les estaminets aussi paraissent pleins de feux de pipes La douleur sendort dans labrutissement Elle vous a tout dit aussi vous, Philippe, Philomne vous a tout

    dit et voil que vous retez son me presque autant que la rete sapetite sur Francine

    Le cornette se dtourne. Il regarde au carreau du wagon. Le plateaudevient une bande bossue de roches. Des fougres gantes y croissent.Peu peu, le sol verdit. Les arbustes se pressent. Des treillis de fer gardentles faisans dans les chasses. Tout le long, an de les empcher de sortir,des gamins sient. Lair un peu vif a rendu violets leurs visages creux.Un garde les surveille.

    La fort va natre. Elle court dj sur les collines de lhorizon. Cepen-dant, les cris du mtal poursuivent la fuite du train.

    Quand ils cessent, on a franchi bien des lieues bordes de bouleaux etde frnes, entrevu bien des clairires o sattardent les hordes de daims.

    Et, brusquement, le train dbouche des branches. La fort nit net.Lexpress glisse sur la crte dun roc qui plonge pic dans une valleprofonde, pleine de villages blanchissant la lisire des futaies. De trs prs

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  • Le conte futur Chapitre I

    trs loin, se courbe un euve dont les eaux frisottent entre les archesfrquentes de ses ponts.

    Et le roc forme lperon du grand plateau rtrci, devenu la pointedfensive de la patrie sur le euve frontire. Dailleurs, les mamelonscouvrent les travaux stratgiques du Fort. Des coupoles dacier srigentde la roche. La brique bouche les cavernes. Darbre en arbre, des ls lec-triques courent. Par des poternes, les soldats mergent des souterrains.Les ravins sont des cours de caserne o les artilleurs se chamaillent avecdes lazzis qui montent dchos en chos.

    Au bout du roc, il y a un jardin devant une maison blanche, un jetdeau iris au-dessus dune vasque, les lles du colonel-gouverneur paresde robes pois et qui comptent les primevres nes du matin dans lapelouse.

    Bonjour, Philippe disent-elles, et plus bas : Nous avons senti votredouleur qui sapprochait

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  • CHAPITRE II

    L des lampions des mts le long des che-mins de ronde. On hisse des drapeaux pleins de noms de vic-toire. Les vtrans agacent les singes rapports dAsie par lestroupes du commandant de Chaclos qui ftent, ce soir-l, leurs succs auxpays dOrient. Le fort contient mille animaux singuliers, des chiens d-pourvus de tout poil, des bouquetins apprivoiss, des perruches loquaceshabiles rciter les pomes des barbares. On a construit des trophes avecdes armes tranges, des sortes de faux denteles, des sabres courbes cou-verts de damasquinures, des cuirasses de fer et de laque. Les lunes et lesdragons feriques des tendards conquis ottent sur les arcs de triompheen branches de sapin. Les chants patriotiques sonnent dans les cantinespleines de monde ; et les papiers peints des lanternes dansent au vent.

    Chez le colonel, on achve le dessert. Comme la nuit se prpare luirede tous ses astres, les fentres souvrent Les deux surs viennent sur lebalcon pour assister au ciel. En bas, on a ouvert les fentres aussi dans la

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  • Le conte futur Chapitre II

    salle des invits o dnent les adjudantsAids par le vin, ils content leursexploits. Une brave rumeur de gaiet clate l, pour se propager ensuitepar tout le fort, entre les ifs de feu, les lumires tricolores des lanternes,et les lampions des cantines

    Plus bas, la musique prlude et puis les cuivres donnent lessor auxsons. Ils spandent vers le cours du euve qui chatoie dans les ombres

    Francine et Philomne se sont accoudes. La plus jeune des sursretient le commandant par son babil Philomnemurmure vers Philippe :

    Puisque je ne saurais avoir de lamour, puisque nul jamais ne pos-sdera mon me entire, que vous importe ? Hors du monde et hors deshommes, seule ici, parmi ce misrable peuple en livre de guerre, je mesuis cr une vie seconde toute dides folles et magniques. Je my suisretire pour toujours. Rien ne me touchera plus des choses humaines, que superciellement et selon le dcor de lexistence.

    La gloire du commandant vous a touche. Certainement je laimemoins que je ne vous aime ; oui, moins. Mais

    lui nessaiera pas de pntrer mon me intime, de possder au del de ceque je lui donnerai de moi.

    Votre corps Voil o votre jeunesse se dclare et o elle meraie Quest-ce,

    le corps ? Moins que rien. Je ne mconnais cependant pas ma beaut. Jeprtends, toutefois, ne pas devenir, pour limprudente ardeur de votre ge,un seul instrument de joies Cela moutragerait.

    Laissons et dites-moi, Philomne Vous croyez-vous jamaisincapable, soit dune compassion, soit dune admiration telles que vousconsentiez au sacrice de votre orgueil intellectuel et vous absorber encelui-l

    Par compassion qui sait ! Par admiration oui. Mais pour que jeladmire jusque ladorer quel hros inou il me faudrait connatre !

    Simplement celui dont les actes raliseront le rve de votre me. Je ne le chrirai donc que mort Car quiconque annonce aux

    hommes une foi nouvelle et agit an de convertir, quiconque veut orir,pareil au Christ, lexemple vivant de la doctrine, celui-l encourt jusque lamort, la haine des hommes. Et il doit tenter le sacrice pour le sacrice,ignorant la consolation mme de le savoir utile au rachat du monde. Il

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  • Le conte futur Chapitre II

    lui faut aimer le sacrice en lui-mme, sans appt de gloire, pour la seulebeaut de mourir inutilement Mais vous ne comprenez pas.

    Je comprendrai, si vous minitiez vous.Le silence des musiques qui cessrent alors interrompit leur propos.

    Dans le calme subit de lair, on entendit les vantardises des adjudants. Ah ! ah ! nous autres, pendant la campagne de lIndus, nousmettions

    nos Asiatiques au bcher, les pieds en avant ; et on les poussait dans lefeu mesure que le bout se consumait Quels gaillards. Ils grimaaientlaidement, mais ils ne criaient pas Chez nous, dans la Lgion, on leurcoupait dabord les tendons du pied avec un canif En thiopie, nousmenions nos prisonniers par vingt au fond des grottes. Devant, on al-lumait du bois vert, et ils ternuaient leur vie dans la fume Tu te lerappelles, Firmin ?

    Quand le gnral nous eut interdit de dpenser la poudre fusillerles Chinois, on les empilait dans les fosses des rizires et on cassait lesttes coups de crosse de peur de fausser les baonnettes Leurs crnessortaient en rangs doignons Le premier ma fait de la peine si jeune,nest-ce pas, avec de beaux yeux orientaux qui imploraient Quoi ! laguerre, cest la guerre. On ne pouvait les emmener en avant, ni les lais-ser derrire la colonne Et puis, quand on entrait dans leurs villages,trouvait-on pas, piques sur des bambous, les ttes des camarades sur-pris aux avant-postes ? a ressemblait mme aux doubles les des lam-padaires sur les boulevards de la ville. Seulement, les yeux des pauvresdiables nclairaient plus gure. Tout a, mes vieux bougres, a ne vautpas encore le coup du commandant de Chaclos Ah ! Dieu de Dieu !mes enfants, jy tais : quelle marmelade ! Moi-mme ai pos la cartouchesous la pile du pont On les a laisss sengager, et quand ils y furent enbon nombre le commandant poussa le bouton de la batterie lectriqueVlan ! Le paquet a saut !

    On retrouvait des doigts, des nez qui se promenaient tout seuls plus de deux cents mtres, et des yeux colls contre les arbres, entre lesmorceaux de cervelle et des bouts de nerfs et ces yeux-l vous regar-daient Ctait erayant, mon cher, erayant ! Du coup, ils battirent enretraite, les survivants. Nous emes sans peine leurs positions et nousvoil ici, victorieux, le verre la main On dresse des arcs de triomphe.

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  • Le conte futur Chapitre II

    Le commandant a eu sa croix Vive la guerre donc ! quand on en re-vient

    Francine qui tenait en ses mains une toue de primevres, les laissasoudain tomber et elle se passa les paumes sur les tempes comme pourdissiper un cauchemar Sans doute ne vit-elle pas le geste de M. de Cha-clos relevant les corolles parses an de les lui remettre, car elle senfuitaussitt ; et, avant quelle et gagn la porte, elle sabattit contre le solavec des cris areux, secoue par la convulsion des nerfs.

    Durant la maladie qui suivit cette crise, la llette subit des halluci-nations sinistres. Elle voyait dans la vre se tracer en images tangiblesles souvenirs de guerre conts par les adjudants. On dut carter delletout lappareil militaire ; les uniformes, les armes, les gravures signalantla bravoure historique. Le son lointain du tambour susait pour lvoca-tion sanglante ; et ctait une chose horrible. Elle se dressait menue, ha-garde, les mains ouvertes et tendues pour repousser la hideur du rve Oh ! disait-elle, que de pauvres vies tranches Le euve de sang sauteles digues Les ttes roulent comme des boules Les doigts se crispentsur le sabre qui les coupe Oh ! les yeux des mourants les yeux ! lesyeux ! les yeux ! Le sang monte, monte Il est ma bouche pouah !il mtrangle je ne veux pas Et elle retombait dans des crises

    Le mariage de Philomne se trouva retard par ltat trs grave de lapetite sur Elle ne la quitta plus. Son aection se t mme plus ferventepour ltre que tous maudissaient. Le colonel entrait dans de grandes fu-reurs o il souhaitait la mort de cette triste enfant. Les ociers de sonentourage, bien quils aectassent de lindulgence et de la piti, parlaientsans aisance de ce dlire qui trissait leur gloire.

    Dailleurs, la lgende de la petite prophtesse avait bientt visit lesimaginations des soldats ; et ils en causaient tout bas dans les chambres,avant le couvre-feu. Leurs courages allaient mollir. Dans les rangs, deuxreprises, des recrues se rvoltrent contre les commandements ; et onmurmurait que lheure viendrait bientt o les hommes cesseraient dap-prendre lart de tuer. On fondrait les canons pour fabriquer des charrues.La fraternit universelle ne tarderait plus spanouir.

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  • Le conte futur Chapitre II

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  • CHAPITRE III

    O, fort grave, parce quon redoutait comme prochainlimmense conit des nations du Nord, attendu et prpar pa-tiemment depuis plus de trente annes. Des signes certains debataille commenaient paratre dans le ciel et dans les propos des diplo-mates. On atteignait aux premiers jours du printemps ; et le printempsparaissait, de lavis de tous les hommes de guerre, le moment le meilleurpour susciter le massacre mutuel des peuples. On redoublait dactivitdans les arsenaux et sur les polygones. Le colonel craignait que le mau-vais esprit de sa troupe ne lui ft imput par les marchaux inspecteurs,et, pour dtourner du raisonnement les intelligences de ses soldats, il lesentranait sans rpit dans des marches et des manuvres propres lasserleurs forces morales sous la fatigue physique, et les rendre dociles samain.

    Eux, cependant, courir par les villages et les corons des mineurs,prenaient une peine plus grande. Ils se lamentaient, disant : En quelle

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  • Le conte futur Chapitre III

    poque barbare, nous vivons encore pour que tant de pauvret demeureau monde. Nos mres nous enfantent dans le seul but dun dur labeur, etnous trimons plus que les btes, sans avoir, comme les btes, le loisir dene pas penser. Ah ! maudite soit lheure de brve joie o nos tristes presjetrent leur semence aux ancs de leurs pouses dcharnes. De queldroit nous crrent-ils puisquils ne pouvaient nous lguer que le dsir jamais inassouvi ?

    Et les savants disent que les gnrations se succdent dans une voiede progrs, et que lhomme marche la conqute de Dieu Les pouvons-nous croire, puisque nous apprenons seulement lart de nous gorger,alors que toutes nos forces employes la seule n damliorer notresort, ne russiraient que bien petitement. En vrit, elle a raison la jeuneprophtesse qui crie par les nuits que nous demeurons barbares commeles loups, et que jamais nous ne tiendrons le bonheur, parce que nous ai-mons trop le sang Voil maintenant quon a prpar les tambours et lesdrapeaux Il va falloir se ruer sur les pauvres diables des autres nations,sans que nous puissions mme comprendre le motif de notre rage Nospieds ont dj t durcis sur les routes, et nos paules ne sentent plus lepoids du havresac Voyons, ne se lvera-t-il pas un homme fort, parminous, qui proclamerait enn la rvolution de lAmour universel ?

    Et les petits soldats se poussaient lun lautre et ils disaient : Toi,toi mais nul nosait prendre la parole.

    Enn, le dlire de Francine sattnua. Elle rcupra de la sant et de laraison. Mais quand M. de Chaclos voulut reparler des noces, Philomnelui arma quelle resterait lle. Et il comprit bien quelle partageait alorsle sentiment de sa sur, et quil lui faisait horreur cause du sang dontil stait couvert.

    Un peu plus tard, il connut que Philomne stait ance PhilippeCela ne le surprit point, parce quil avait entendu presque de leurs conver-sations, les soirs de primevres.

    Le cornette changea de garnison et vint au fort avec un dtachementde Guides.

    Depuis lors, M. de Chaclos vcut tristement ; car il chrissait Philo-mne selon la tnacit des dernires passions. La presque certitude quilavait eue de lpouser avait rendu plus inbranlable cet amour de la qua-

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  • Le conte futur Chapitre III

    rantime anne. Nanmoins, son me tait noble, il persuada au colonelde marier Philomne et Philippe. Et comme la jeune lle remarquait avectonnement son entremise, il lui rpondit quil laimait pour elle, nonpour lui, et prfrait la savoir heureuse aux bras dun autre, plutt quemalheureuse aux siens. Cela lui vaudrait inniment moins de douleur.

    Quand on sortit de lglise, le cornette dit sa femme : Voici que vousvous sacriez moi par compassion. Je tcherai maintenant de mritervotre admiration.

    La guerre survintLe Fort gardait la frontire. On tira de ses coupoles le premier coup

    de canon.Les troupes de la ville arrivrent, et puis ce furent les troupeaux dou-

    vriers et de paysans qui descendirent des trains. On les revtit duni-formes, on leur distribua des armes. Au dehors, les grandes routes se rem-plirent denfants et de mres qui mendiaient. Les jeunes lles se prosti-tuaient presque pour rien. Sur lhorizon, les donjons des usines cessrentde amboyer pour la premire fois depuis trente ans. Le boulevard dela ville tait plein dactivit parce quon avait jou la baisse des fondspublics, dans les palais des Compagnies dassurances, Socits mtallur-giques et banques de crdit. Les hommes dargent rachetaient dj ensous-main les titres de rente an de les revendre, avec prime, ds lan-nonce du premier avantage.

    Pour obtenir ce premier avantage que les dpches grossiraient habi-lement, les marchaux se htaient de runir des hommes sur ce point defrontire. On les arrachait des mines et des sillons. Les fanfares sonnaient.Les drapeaux claquaient. Les actrices en robe blanche, drapes dans lescouleurs nationales, chantaient en plein vent, sur des trteaux construits la hte, lAmour sacr de la Patrie. Et les hommes rouges du sol ferrugi-neux dlaient par masses normes, remplissant de leurs corps lespacetrop troit des rues. Les administrateurs des Compagnies ordonnrentquon dfont des tonneaux de piquette pour chauer lenthousiasme.Il sagissait denlever ce prcieux avantage, de faire prime sur le march

    Les gendarmes pressaient les hordes misrables, une houle de ttesrouges battant les trteaux o les actrices en robes blanches, drapesdes couleurs nationales, et les cheveux pars par-dessus le march, vous

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  • Le conte futur Chapitre III

    chantaient sans lassitude : Le jour de gloireEncore quelques heures de train, quelques cahots de wagons, et le

    troupeau, garni de brandebourgs, de galons, de ferblanterie, coi de kol-backs, mont sur des chevaux de rquisition, est prt conqurir lavan-tage (quarante dont un, la Bourse de demain).

    Les caissons roulent sur le caillou des routes. Les escadrons galopentdans les cris clairs du mtal. Les rgiments tassent le sol sous les six millesouliers dordonnance. Les ociers caracolent parmi lclat de leur ma-roquinerie neuve ; et voici, sur la cime des collines, o se droulent desnuages bas, les courts clairs des pices ennemies.

    Parmi les lignes, il y a des gaillards qui culbutent soudain, en des gri-maces de clowns, ou tombent genoux, ainsi que des illumins fanatiques,tout ahuris de voir au-del. Dautres encore stalent comme pour dor-mir, en stirant. Et, quand les colonnes ont pass, quand les lignes sesont tendues, il reste, dans la poussire leve, de bonnes ttes rouges quitoussent leur soue sur des aques plus rouges

    La campagne demeure verte et claire aux replis du euve vif. Les blscouvrent la plaine de leur herbe tendre ; et cest l, dans le creux de lagrande valle, un bon nid dabondance, aux maisonnettes blanches, auxeaux lumineuses, avec le rebord propice des collines douces pentes.

    la tte de soixante cavaliers, Philippe commande un poste dob-servation. Il voit les routes se noircir de grouillements humains, lherbese eurir des taches clatantes que donnent les uniformes, les attelagesgaloper ernment par les chemins qui sonnent. Ici et l, dun coup,la amme se drape au fate des mtairies. Les lignes dinfanterie slar-gissent travers les plaines. Elles avancent, courent, se couchent, cr-pitent et ptillent, se relvent, courent encore, gagnent les abris, lesquittent, laissant, chaque reposoir, des corps crisps dans la verdureAutour de lui, il est tant de bruits de fusillade, que lespace semble frire.

    Et tout prs, les grosses ttes rougetres de ses hommes bleuissent,sous les gourmettes polies des kolbacks, sous lapparat violent des pom-pons. Les bottes tremblent dans les triers qui cliquettent. Les mainspaissies par les labeurs des forges, pongent la sueur des fronts. Il se faitdans les groupes de tristes tracs. Les clibataires prennent le premierrang pour mnager la vie plus utile des pres. Va recule, tu as des en-

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  • Le conte futur Chapitre III

    fants Je nen ai point si je crve, tu recueilleras ma vieille mre Entendu avance !

    Ladjudant veut rtablir les rangs et il gronde avec dareux jurons Laissez, dit Philippe laissez-les se prparer la mort comme il leur

    convient, an quils ne nous excrent pas, nous, les bourreaux !Un murmure dtonnement fait frissonner les paules des Guides, et

    ils regardent le jeune cornette, dont la face douloureuse sillumineIl pense ce dsespoir humain ; il soure. La compassion de son

    pouse le navre, parce quelle ne peut lui orir une autre sorte damour.Ah ! conqurir son admiration par un grand sacrice, par la beaut de lamort sans gloire

    Un cavalier accourt vers sa troupe Le capitaine ordonne que le cor-nette entrane ses hommes au galop de charge, en se dissimulant dans lechemin creux Srement, il atteindra, de la sorte, cette batterie ennemiequi trotte sans dance pour prendre position Le rgiment va slancerpour le soutenir

    Les voyez-vous, mon ocier. Ils sont un mille peine Le bois demlzes nous drobe leurs claireurs. Nous les tenons Pour charger ! !Au galop ! ! En avant

    Philippe sent son cheval bondir avec le commandement La bte rem-porte contre sa volont hsitante. Il voudrait crier : Arrire ! trve demeurtre ! mes camarades La bte lemporte dans la galopade force-ne du peloton. Elle lemporte comme la force des choses, la fatalit de lavie, le rythme suprieur qui mne les hommes la douleur, la mort, Dieu.

    Les talus passent, avec leurs saules trononns, dont les branchesdivergent ainsi que des bras ivres. La terre saute sous le fer des chevaux.Les hommes souent de peur On narrivera jamais. On arrivera troptt

    Le talus a cess, et, devant eux, ce sont vingt pauvres rustres, couvertsde boue, pendus aux courroies dun canon, que lattelage tire malaismentdans le labour Des ttes eares et livides se tournent vers les GuidesDes hurlements incomprhensibles schangent. Un homme cheval tireun coup de feu ; la amme semble jaillir de son poingLe peloton senlvedans un lan dernier, et va sabattre sur les misrables, dont les mains

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  • Le conte futur Chapitre III

    tremblantes ne trouvent plus les gchettes des carabines Halte ! Philippe a cri ; les chevaux chissent sous le coup de bride

    Et, maintenant, il se trouve stupide dans le relatif silence, ne sachantplus pourquoi il a command cette halte dautant que les artilleurs lecouchent en joue La paix ! crie-t-il encore et il continue dans leurlangage Nous aurions pu vous massacrer Mais le temps est venu delamour Il ne faut plus se tuer Il ne faut plus se tuer Nous ne voulonsplus tuer, nous sommes frres les pauvres frres humains La paix ! nela voulez-vous pas ? Prenons la paix ! Aimons-nous !

    Sans doute, les ennemis crurent-ils quil annonait la bonne nouvelledune paix relle, subitement conclue, car ils abaissrent leurs armes, etpuis ce fut un immense clat de joie. Ils couraient les uns aux autres et ilssembrassaient. Les Guides se mirent rire aussi, sans savoir. Ladjudantpiqua des deux et repartit vers le rgiment.

    Philippe ne parlait plus Il pressait, entre ses doigts, la toue de lilasdonne, son dpart, par Francine et Philomne et il se rjouissait, ensongeant quil venait dagir selon leurs vux de bont

    Il allait reprendre ses exhortations lamour, lorsquil saperut quela troupe ennemie grossissait. Bientt, ses Guides furent envelopps parles uniformes verts et blancs des artilleurs. Il voulut sexpliquer, mais unvieil ocier survint qui lui arracha son sabre Il tait prisonnier

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Par un dimanche, le dimanche qui suivit, au matin, dans le Fort, ilpassa devant la maison du colonel-gouverneur. Lpanouissement des li-las parait les murs dune neige suspendue. Les surs taient l qui lat-tendaient la grille. Francine fondit en pleurs, mais Philomne lui pa-rut radieuse. Sa beaut grandie sexaltait. Elle lui jeta une toue de lilasquelle avait contre ses lvres. Un soldat de lescorte la ramassa et la luiremit. Il la porta vers sa bouche On descendit par le chemin de ronde.Philomne lappela du haut de la terrasse Pendant quil en longeait lemur, elle lui disait : Je tadmire et je tadore, parce que tu as ouvert lrenouvelle de lamour, et que ton sang va la sanctier

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  • Le conte futur Chapitre III

    Philippe se sentait tout bloui, en dedans, dune gloire indicible. Ilse plaa de lui-mme devant le poteau et il eeuillait les lilas pendantla lecture de larrt de mort. Repris aux mains de lennemi, le conseil deguerre le condamnait pour trahison.

    Vous navez rien ajouter ? Non Jai prfr mourir tuer Me voici prt subir le sortOn scarta. Une minute, il embrassa du regard lesplanade, le carr

    des troupes luisant sous le jeune soleil, et les douze excuteurs qui savan-aient. Au-dessus deux, sur la terrasse, Philomne se tenait droite contrele ciel, ses mains en baiser.

    Et elle lui fut lange noir qui ouvre aux mes la porte de la vie nouvelle.Sans la quitter du regard, le cur chantant, il commanda le feu.On sait comment lexemple du cornee Philippe mut les troupes des

    nations du Nord. Dans les plaines de Wrth, un mois plus tard, les deuxarmes, au lieu de se combare, sembrassrent. Lre de barbarie demeureclose jamais. Le Christ est redescendu.

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  • Table des matires

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  • Une dition

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.