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LE CAIRE QUARTIER DU 6-OCTOBRE - JUIN 2014 La ville nouvelle du 6-Octobre marque la limite urbaine ouest du Caire, face au dĂ©sert. CrĂ©Ă©e dans les annĂ©es 1980 par des promoteurs privĂ©s, elle accueille aujourdâhui prĂšs dâun million dâhabitants issus des classes moyennes et favorisĂ©es. Un master plan Ă©tabli en 2012 tente dâen diversifier le logement, dây implanter des espaces publics et de dĂ©velopper une activitĂ© touristique en profitant de la proximitĂ© des pyramides de Gizeh. (photo ClĂ©ment Guillaume)
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Avec ses 18 millions dâhabitants, Le Caire est la plus grande mĂ©tropole du monde arabe et dâAfrique. IrriguĂ©e par le Nil, avec ses pyramides, son cĆur mĂ©diĂ©val ottoman, et ses quartiers Art DĂ©co, elle est lâun des berceaux de la culture orientale, riche dâhistoire et de patrimoine. LâuniversitĂ© al-Azhar, lâune des plus anciennes au monde, est encore un pĂŽle dâattraction pour toute la sphĂšre universitaire arabe. Aujourdâhui, la ville ressemble peu Ă celle des romans de Naguib Mahfouz, premier Ă©crivain arabe Ă obtenir le prix Nobel de littĂ©rature en 1988. Au premier abord, elle semble unie sous une couche de poussiĂšre qui lâhabille dâun monotone gris beige. Le capharnaĂŒm des klaxons et du bazar ambiant la rend difficile dâaccĂšs et parfois mĂȘme franchement invivable, mais ce nid bouillonnant lui permet de vivre de projets dâavenir. Roman Stadnicki, responsable du pĂŽle ville et dĂ©veloppement durable au Centre dâĂ©tudes et de documentation Ă©conomiques, juridiques et sociales en Ăgypte et au Soudan (relevant du ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres français), trace le portrait dâune citĂ© post-rĂ©volution de 2011, oĂč les politiques publiques, trop faibles pour porter une rĂ©elle volontĂ© de mouvement, laissent la place Ă une action importante de la sociĂ©tĂ© civile qui se mobilise pour le droit au logement. « La ville formelle, institutionnelle, est une ville bloquĂ©e, aux cĂŽtĂ©s de la ville informelle qui se dĂ©veloppe et sâembourgeoise. LâamĂ©lioration des conditions
Le Caire est face aux dĂ©fis actuels de toutes les grandes mĂ©tropoles du sud. MalgrĂ© les difficultĂ©s politiques, comment lâimmense citĂ© peut-elle rĂ©soudre lâĂ©quation de la ville durable en intĂ©grant lâhabitat informel, la valorisation de son riche patrimoine, la crĂ©ation dâune identitĂ© forte et lâobjectif dâune « ville pour tous » ? Le peu dâimpact des politiques publiques sur la question gĂ©nĂšre des dynamiques autonomes et le dĂ©veloppement dâinitiatives de la part de la sociĂ©tĂ© civile. Des mouvements qui pourraient amorcer une maniĂšre bien spĂ©cifique pour fabriquer la ville.
HĂ©lĂšne Reinhard
LE CAIRE, DU CĆUR OTTOMAN AUX FRANGES DU DĂSERT
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de vie dans lâespace urbain figurait parmi les revendications des manifestants de 2011 », rappelle-t-il.
Lâurbanisation du dĂ©sertDans les annĂ©es 1970-1980, le gouvernement Ă©gyptien a pris conscience du rapide essor dĂ©mographique en cours. Pour gĂ©rer lâafflux de populations rurales dans la capitale, il dĂ©cide la crĂ©ation de villes nouvelles dans le dĂ©sert. Il sâagit de dĂ©congestionner le centre-ville bondĂ© et dĂ©sordonnĂ© et dâĂ©difier des banlieues propres, organisĂ©es et verdoyantes, qui permettront de loger toutes les catĂ©gories de population, y compris les travailleurs pauvres. Le quartier du 6-Octobre en est le premier exemple. Sa construction dĂ©marre en 1985. Sur le mĂȘme modĂšle, une dizaine dâautres quartiers voient le jour : 10 th Ramadan, Saddath City, New Cairo, etc. Le terrain, propriĂ©tĂ© publique, a Ă©tĂ© revendu Ă bas prix Ă des promoteurs privĂ©s, pour quâils construisent, Ă lâaide de subventions, des logements sociaux. Aujourdâhui, 6-Octobre est une citĂ© qui compte presque un million dâhabitants. Elle possĂšde la capacitĂ© dâabsorber lâexcĂ©dent de population de la capitale ainsi que les zones industrielles qui pourraient crĂ©er de lâemploi. Salma Yousri, de lâagence Archplan, chargĂ©e par le ministĂšre du logement dâĂ©tablir un master plan pour tenter dâen amĂ©liorer le dĂ©veloppement, nous raconte comment les rĂȘves humanistes du dĂ©but ont laissĂ© place Ă une importante sĂ©grĂ©gation sociale : « Les logements sociaux nâont jamais pu ĂȘtre attribuĂ©s aux travailleurs pauvres, faute de prix adĂ©quats. Ils se sont rapidement constituĂ©s en vĂ©ritables gated communities pour classes favorisĂ©es avec la proposition, Ă grand renfort de publicitĂ©, dâun Ă©den sĂ©curisĂ© avec centres commerciaux, autoroutes permettant de rejoindre le centre-ville, et espaces verts privĂ©s avec piscines. »DĂšs lors, lâobjectif principal du master plan, Ă©tabli en 2012, Ă©tait
de rĂ©tablir une certaine idĂ©e de la mixitĂ© sociale par la production publique de logements Ă bas coĂ»ts, qui pourront enfin sâadresser aux ouvriers exerçant dans les nombreuses usines â notamment de haute technologie â implantĂ©es dans la zone. Une autre activitĂ© pourrait ĂȘtre le tourisme, profitant des hordes de visiteurs attirĂ©s par les pyramides de Gizeh, toutes proches. Le but est de les inciter Ă rester sur place en crĂ©ant des parcs animaliers pour des safaris et des resorts de luxe. Mais il faut dâabord amĂ©liorer considĂ©rablement les transports, les autoroutes menant au centre-ville Ă©tant perpĂ©tuellement embouteillĂ©es. Un autre enjeu repĂ©rĂ© est celui de lâespace public. Les espaces verts sont aujourdâhui cantonnĂ©s Ă lâintĂ©rieur des rĂ©sidences sĂ©curisĂ©es et la notion dâespace « pour tous » est quasi inexistante. Mais lâintervention de lâagence Archplan se limite Ă lâĂ©dition de guides Ă lâusage des investisseurs visant Ă instaurer de bonnes pratiques de conception et de gestion des espaces verts. Le master plan, diffusĂ© auprĂšs des diffĂ©rents organes du ministĂšre de lâHabitat et de ses partenaires, fait aujourdâhui lâobjet dâune phase dâĂ©valuation.
La ville informelleLe dĂ©fi est de taille pour faire de cette citĂ© un quartier dâavenir connectĂ© Ă la capitale et pas uniquement fermĂ© sur ses habitants, avec une identitĂ© en lien avec le riche patrimoine du Caire. Des squelettes de bĂątiments rĂ©sidentiels inachevĂ©s sâalignent Ă perte de vue. Salma Yousri Ă©met de sĂ©rieux doutes sur la capacitĂ© Ă dĂ©bloquer les fonds publics qui seraient nĂ©cessaires, notamment Ă cause de lâabsence de lien entre gestion nationale et gestion municipale. Les diffĂ©rents Ă©pisodes de rĂ©volution nâont pas arrangĂ© les choses, rendant frileux les gouvernements successifs.Dâune autre nature, faite de constructions sur des terrains sans
PAGE DE GAUCHE. La ville ottomane et le quartier europĂ©en de la fin du XIXe et dĂ©but du XXe siĂšcle ont fait lâobjet dâun relevĂ© de façades en vue de leur prĂ©servation et de leur rĂ©novation.
CI-DESSUS ET CI-CONTRE. Le quartier du « 6-Octobre », premiÚre ville nouvelle de la banlieue du Caire, créée dans le désert.
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autorisation, la ville informelle grignote de plus en plus dâespace sur une grande partie des terrains agricoles bĂątis â souvent par leurs propriĂ©taires â dâimmeubles pouvant aller jusquâĂ sept ou huit Ă©tages. Ces constructions en structure bĂ©ton armĂ© et remplissage brique, sans revĂȘtements, avec de nombreux murs aveugles, ont Ă©tĂ© Ă©difiĂ©es Ă la hĂąte et sans plan dâurbanisme. De temps en temps, un balcon peint de couleur vive fait Ă©merger une touche personnelle. Cette ville-lĂ , malgrĂ© les plans dâĂ©radication des gouvernements, est la ville de demain. Des collectifs dâartistes et dâurbanistes commencent Ă plancher sĂ©rieusement sur la question de son devenir. Ces quartiers reprĂ©sentent une rĂ©ponse au besoin de logement de la population pauvre qui veut vivre Ă proximitĂ© des endroits dâembauche potentielle situĂ©s en centre-ville. Deux types dâhabitat informels sortent du lot. Les quartiers des « chiffonniers », habitĂ©s par des familles paysannes de Haute-Ăgypte â les Zabaleens â, en majoritĂ© de religion chrĂ©tienne copte, qui ont Ă©migrĂ© Ă la ville Ă partir des annĂ©es 1940. Ils ont organisĂ© leur survie de façon communautaire en rĂ©coltant, triant, recyclant et revendant les dĂ©chets des particuliers. Ces quartiers informels sont dĂ©diĂ©s au recyclage. Au rez-de-chaussĂ©e, on trouve les ateliers, dans les Ă©tages, des appartements, parfois luxueux.Dans le quartier situĂ© en contrebas du monastĂšre Saint-Simon creusĂ© dans la falaise du Moqattam, haut lieu touristique copte, lâodeur est pestilentielle, mais lâorganisation mĂ©thodique de la communautĂ© en fait un quartier bien tenu. Une ONG, Spirit of Youth, propose lâembauche des enfants tout en leur permettant de suivre des cours dispensĂ©s sur place. Lâassociation sâoccupe Ă©galement de fĂ©dĂ©rer et reprĂ©senter la communautĂ© des Zabaleens auprĂšs du gouvernement dans le but de consigner des accords Ă©crits leur donnant un statut rĂ©el de collecteurs de dĂ©chets.
La « citĂ© des Morts » est un autre haut lieu de lâhabitat informel. Lâimmense cimetiĂšre nord du Caire rassemble des milliers de parcelles accueillant des mausolĂ©es appartenant aux riches familles Ă©gyptiennes. Ce cimetiĂšre gĂ©ant est colonisĂ© depuis la fin du XVIIIe siĂšcle par des familles trĂšs pauvres qui habitent les mausolĂ©es et ont fait de lâendroit un vĂ©ritable quartier dâhabitation, un territoire de non-droit. Bien que son emprise territoriale soit importante, le quartier nâa jamais Ă©tĂ© cadastrĂ© par les autoritĂ©s, qui font mine dâen nier lâexistence. Sur place, une ONG italienne tente vaillamment de dĂ©velopper un programme de cultures potagĂšres hors-sol pour la sĂ©curitĂ© alimentaire des familles et dâĂ©dification de voliĂšres Ă colombes, prisĂ©es des Ăgyptiens. Sans aucun appui local, le programme a permis dâentamer, Ă lâaide de quelques universitaires bĂ©nĂ©voles, un registre des familles et des parcelles, une tentative de cadastre, un minuscule Ă©lan vers la formalisation dâune reconnaissance du droit Ă la ville des habitants.
Le patrimoine ancienLâimmense hĂ©ritage architectural qui constitue une large part du centre-ville se dĂ©grade Ă une vitesse qui rend sa prise en charge urgente. Dans le quartier dit Downtown, â qui abrite la dĂ©sormais cĂ©lĂšbre place Tahrir â construit Ă la fin du XIXe siĂšcle, lorsque la capitale se voyait dĂ©jĂ comme le Paris oriental, les loyers sont si bas â protĂ©gĂ©s par une loi qui empĂȘche leur hausse â que les propriĂ©taires sont dans lâincapacitĂ© de rĂ©nover leurs biens.Soheir Hawas, qui a crĂ©Ă© lâAgence municipale pour lâHarmonie urbaine, veille Ă lâinstruction des permis de construire et planifie la prĂ©servation du patrimoine. Elle a effectuĂ© un immense travail de relevĂ© des façades, qui permet dâĂ©dicter des rĂšgles dâĂ©dification
CI-CONTRE. Le cimetiĂšre nord, investi par lâhabitat informel compterait prĂšs dâun million dâhabitants.
CI-DESSUS. Le quartier dit « des chiffonniers » vit du recyclage des déchets.
PAGE DE DROITE. Le nouveau parc al-Azhar et lâamĂ©nagement dâun espace public dans le quartier Darb al-Ahmar, financĂ©s par la fondation Aga Khan, dans le cadre du programme Medinas 2020.
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lâautre moitiĂ© Ă©tant rĂ©injectĂ©e dans le projet de restauration du quartier de Darb al-Ahmar. Cependant, une polĂ©mique concernant son accessibilitĂ© est en cours, lâunique entrĂ©e Ă©tant situĂ©e en haut dâune colline, difficile Ă atteindre autrement quâen taxi, ce qui filtre les visiteurs. Une deuxiĂšme entrĂ©e a Ă©tĂ© crĂ©Ă©e mais uniquement pour les habitants du quartier de Darb al-Ahmar.Tous les acteurs concernĂ©s par le devenir urbain du Caire dĂ©noncent lâabsence de promotion de la qualitĂ©, de dĂ©veloppement de lâenseignement, de soutien Ă des opportunitĂ©s, en vue de fabriquer une ville vivable. Pourtant lâexode vers la ville se poursuit, vĂ©hiculĂ© par le rĂȘve proposĂ© par les programmes tĂ©lĂ©. Architectes, paysagistes, urbanistes, ne sont pas satisfaits de ce qui se construit, largement dĂ©connectĂ© des besoins rĂ©els. « Nous avons de trĂšs bons architectes mais ce sont les maĂźtres dâouvrage qui dĂ©cident et ils produisent des Ă©difices de peu de valeur architecturale, estime Soheir Hawas. Les Ă©tudiants nâont pas dâexemples valables sous les yeux. Heureusement, chaque annĂ©e, jâen vois de nouveaux qui prennent conscience des enjeux et sont convaincus quâil y a des choses Ă faire. Cela me donne de lâespoir pour le futur. »Kareem Ibrahim, architecte diplĂŽmĂ© de lâuniversitĂ© du Caire, est Ă©galement optimiste : « On assiste Ă une rĂ©surgence des mouvements initiĂ©s dans les annĂ©es 1940 par Hassan Fathy et une façon de rĂ©interprĂ©ter lâarchitecture vernaculaire avec un modĂšle social participatif. » Ce patrimoine de savoirs est toujours vivant, et ne demande quâĂ Ă©merger Ă nouveau. Le contexte de lâinstabilitĂ© politique pourrait mĂȘme lui permettre dâĂ©clore au grand jour. Si des mouvements se mettent en place, si des colloques, manifestes et workshops se multiplient, les architectes et urbanistes pourront aider les habitants Ă participer au dĂ©veloppement de leur ville.
et de rĂ©novation. JusquâĂ il y a peu, les habitants, majoritairement pauvres, agrandissaient de façon anarchique leurs maisons, malgrĂ© les efforts de lâUnesco pour alerter les gouvernements successifs.Un acteur important du monde arabe, la Fondation Aga Khan, par lâintermĂ©diaire du prince Aga Khan lui-mĂȘme, amoureux du Caire, a pris le relais de la puissance publique pour façonner un morceau de ville : elle finance la rĂ©novation du quartier Darb al-Ahmar, lâun des quartiers du Caire mĂ©diĂ©val, le plus pauvre, avec lâobjectif que ses habitants puissent rester sur place.
Parc Al-AzharDiffĂ©rentes actions sont menĂ©es comme la rĂ©novation dâune ancienne madrasa (Ă©cole coranique), qui abrite aujourdâhui les bureaux de la fondation, la rĂ©habilitation des mosquĂ©es et lieux de culte, la crĂ©ation de microespaces publics (placettes et jardins), lâamĂ©nagement dâune trentaine de terrasses⊠Le projet fait partie du programme Medinas 2020. Le Caire manquait cruellement dâespaces verts. La fondation Aga Khan a financĂ© intĂ©gralement un immense parc Ă©difiĂ© sur une ancienne dĂ©charge de la ville, entre le cimetiĂšre et la ville ancienne, avec une vue imprenable sur la citadelle. Ce parc accueille chaque annĂ©e 2 millions de visiteurs, qui doivent payer un modeste droit dâentrĂ©e, comme pour tous les parcs de la ville. Câest une oasis de verdure bienvenue pour les couples dâamoureux et les familles qui partagent cette culture Ă©gyptienne du jardin. Son design Ă lâorientale a Ă©tĂ© pensĂ© par lâarchitecte japonais Sasaki et le paysagiste cairote Maher Stino, Ă la suite dâune commande directe. La fondation en assurera sa gestion pendant vingt-cinq ans puis le donnera Ă la municipalitĂ©. Le produit de la vente des billets dâentrĂ©e est reversĂ© pour moitiĂ© au gouvernement,
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