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Communication Attribution d’états mentaux et schizophrénie S. Borentain 1 *, I. Gasman 2 , N. Skurnik 3 1 Service de Psychiatrie, Hôpital Mignot, 177, Route de Versailles, 78150 Le Chesnay, France ; 2 chef de clinique- assistant dans le service de pédopsychiatrie du Pr M.C. Mouren-Simeoni, hôpital Robert Debré, 48, Boulevard Sérurier, 75019 Paris, France ; 3 CHS Maison Blanche, 3, avenue Jean Jaurès, 93330 Neuilly sur Marne, France Résumé – La neuropsychologie cognitive propose à la fois une démarche et des modèles afin d’explorer la symptomatologie schizophrénique. Au sein de cette démarche, le concept de théorie de l’esprit et d’attribution d’état mentaux apparu il y a une quinzaine d’années dans le champ de la psychiatrie connaît un intérêt croissant. Plusieurs modèles de compréhension pathogénique de la schizophrénie ont été proposés à partir de la notion de théorie de l’esprit et explorés au travers de tâches expérimentales originales. Ces modèles se situent à un niveau intermédiaire entre la clinique et les recherches étiologiques et constituent une étape intéressante permettant une relecture de la clinique et une ouverture vers des recherches en imagerie cérébrale fonctionnelle. Un panorama de cette approche de la clinique schizophrénique permet de situer l’apport de ce champ de recherche. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS attribution d’états mentaux / neuropsychologie cognitive / schizophrénie / théorie de l’esprit Summary – Attribution of mental states and schizophrenia. The cognitive neuropsychology proposes models to explore schizophrenics symptoms. The concept of theory of mind appeared in psychiatry fifteen years ago and is now a focus of research. Various comprehensive models of schizophrenia involving theory of mind have been proposed and explored by experimental tasks. Those models are useful to understand schizophrenic semiology and to explore brain by functional imaging. A review of these research is useful to understand their interest. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS attribution of mental states / cognitive neuropsychology / schizophrenia / theory of mind INTRODUCTION L’approche compréhensive de la neuropsychologie se donne pour objectif d’établir un lien entre le niveau clinique d’observation et le niveau infraclinique des anomalies des processus de traitement de l’information. Cette démarche repose donc sur la genèse d’hypo- thèses sur les anomalies cognitives impliquées dans la survenue des symptômes observés. Cette démarche ne se situe pas au niveau étiologique mais au niveau patho- génique et ne recherche donc pas directement les causes des anomalies retrouvées. Par ailleurs, il s’agit d’une démarche expérimentale et les hypothèses proposées se doivent de pouvoir être validées par des protocoles expérimentaux, ce qui la distingue les démarches pathogéniques psychopatholo- giques classiques. La schizophrénie constitue une pathologie pour laquelle cette approche a proposé des modèles explica- tifs intéressants et originaux. Ainsi le concept de théorie de l’esprit a pris une place particulière dans la compré- hension des processus schizophréniques, et des modèles récents mettent en lien les symptômes schizophréni- ques avec des anomalies de cette fonction cognitive. L’étendue de ce champ de recherche ainsi que sa diversité rendent difficile la synthèse des travaux réa- lisés. Néanmoins, compte tenu du développement de la place de la théorie de l’esprit dans la compréhension de *Correspondance et tirés à part. Adresse e-mail : [email protected] (S. Borentain). Ann Méd Psychol 2002 ; 160 : 166-8 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S0003448702001464/FLA

Attribution d’états mentaux et schizophrénie

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Communication

Attribution d’états mentaux et schizophrénie

S. Borentain1*, I. Gasman2, N. Skurnik3

1 Service de Psychiatrie, Hôpital Mignot, 177, Route de Versailles, 78150 Le Chesnay, France ; 2 chef de clinique-assistant dans le service de pédopsychiatrie du Pr M.C. Mouren-Simeoni, hôpital Robert Debré, 48, BoulevardSérurier, 75019 Paris, France ; 3 CHS Maison Blanche, 3, avenue Jean Jaurès, 93330 Neuilly sur Marne, France

Résumé – La neuropsychologie cognitive propose à la fois une démarche et des modèles afin d’explorer lasymptomatologie schizophrénique. Au sein de cette démarche, le concept de théorie de l’esprit et d’attribution d’étatmentaux apparu il y a une quinzaine d’années dans le champ de la psychiatrie connaît un intérêt croissant. Plusieursmodèles de compréhension pathogénique de la schizophrénie ont été proposés à partir de la notion de théorie de l’espritet explorés au travers de tâches expérimentales originales. Ces modèles se situent à un niveau intermédiaire entre laclinique et les recherches étiologiques et constituent une étape intéressante permettant une relecture de la clinique etune ouverture vers des recherches en imagerie cérébrale fonctionnelle. Un panorama de cette approche de la cliniqueschizophrénique permet de situer l’apport de ce champ de recherche. © 2002 Éditions scientifiques et médicalesElsevier SAS

attribution d’états mentaux / neuropsychologie cognitive / schizophrénie / théorie de l’esprit

Summary – Attribution of mental states and schizophrenia. The cognitive neuropsychology proposes models toexplore schizophrenics symptoms. The concept of theory of mind appeared in psychiatry fifteen years ago and is nowa focus of research. Various comprehensive models of schizophrenia involving theory of mind have been proposed andexplored by experimental tasks. Those models are useful to understand schizophrenic semiology and to explore brainby functional imaging. A review of these research is useful to understand their interest. © 2002 Éditions scientifiqueset médicales Elsevier SAS

attribution of mental states / cognitive neuropsychology / schizophrenia / theory of mind

INTRODUCTION

L’approche compréhensive de la neuropsychologie sedonne pour objectif d’établir un lien entre le niveauclinique d’observation et le niveau infraclinique desanomalies des processus de traitement de l’information.

Cette démarche repose donc sur la genèse d’hypo-thèses sur les anomalies cognitives impliquées dans lasurvenue des symptômes observés. Cette démarche nese situe pas au niveau étiologique mais au niveau patho-génique et ne recherche donc pas directement les causesdes anomalies retrouvées.

Par ailleurs, il s’agit d’une démarche expérimentale etles hypothèses proposées se doivent de pouvoir êtrevalidées par des protocoles expérimentaux, ce qui ladistingue les démarches pathogéniques psychopatholo-giques classiques.

La schizophrénie constitue une pathologie pourlaquelle cette approche a proposé des modèles explica-tifs intéressants et originaux. Ainsi le concept de théoriede l’esprit a pris une place particulière dans la compré-hension des processus schizophréniques, et des modèlesrécents mettent en lien les symptômes schizophréni-ques avec des anomalies de cette fonction cognitive.

L’étendue de ce champ de recherche ainsi que sadiversité rendent difficile la synthèse des travaux réa-lisés. Néanmoins, compte tenu du développement de laplace de la théorie de l’esprit dans la compréhension de

*Correspondance et tirés à part.Adresse e-mail : [email protected] (S. Borentain).

Ann Méd Psychol 2002 ; 160 : 166-8© 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés

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certains symptômes schizophréniques, il paraît intéres-sant d’établir un panorama de cette démarche.

LA THÉORIE DE L’ESPRIT

La notion de théorie de l’esprit apparaît en primatologiedans l’article princeps de Preemack et Woodruff [9].Dans cet article, les auteurs proposent le terme dethéorie de l’esprit qu’ils définissent comme la capacitéd’un individu à expliquer et à prédire le comportementd’autrui en lui attribuant des croyances, des désirs et desintentions, c’est-à-dire en concevant qu’il a des étatsmentaux différents du sien. Pour ces auteurs un telsystème d’inférence peut être considéré comme unethéorie car il décrit à partir de règles des états qui ne sontpas directement observables.

La richesse théorique et expérimentale du concept dethéorie de l’esprit va expliquer l’extension rapide de seschamps d’application : primatologie, psychologie dudéveloppement, psychiatrie de l’enfant et enfin psy-chiatrie de l’adulte.

Les premières hypothèses concernant l’implication dela théorie de l’esprit dans la survenue de symptômespsychiatriques vont émerger en psychiatrie de l’enfant àpropos de la pathologie autistique. Certains auteursvont en effet considérer que les troubles de la commu-nication rencontrés dans l’autisme peuvent être com-pris comme un déficit en théorie de l’esprit [1]. Cettehypothèse va être alimentée et validée par des proto-coles expérimentaux qui vont montrer que la capacité àattribuer à autrui des états mentaux différents du sienest une fonction qui apparaît au cours du développe-ment chez l’enfant sain aux alentours de l’âge de quatreans, mais qui reste absente chez l’enfant autiste.

L’hypothèse d’un déficit similaire en théorie de l’espritmais d’apparition retardée chez les patients schizo-phrènes a été proposée initialement par C. et U. Frithdans un article où sont mises en avant les similitudesentre certains symptômes autistiques et certains symp-tômes schizophréniques [6]. Le modèle proposé vaensuite progressivement se constituer en théorie étayéepar des arguments expérimentaux.

L’HYPOTHÈSE D’UN DÉFICIT EN THÉORIEDE L’ESPRIT DANS LA SCHIZOPHRÉNIE

À partir de l’hypothèse d’un déficit en théorie de l’espritchez les patients schizophrènes, C. Frith va relire lasymptomatologie schizophrénique et proposer de laséparer en deux entités syndromiques principales. Danscette approche, les troubles dans l’attribution d’étatsmentaux à autrui seraient responsables des idées déli-rantes de référence et de persécution, les troubles de lareconnaissance de ses propres états mentaux seraient

responsable des idées délirantes de passivité etd’influence ainsi que des hallucinations acoustico-verbales [4].

En effet, parallèlement à l’émergence des recherchessur la théorie de l’esprit dans la schizophrénie, lesrecherches en psychologie du développement vontouvrir la voie à une réflexion théorique concernant larelation entre attribution d’états mentaux à autrui etreconnaissance de ses propres états mentaux. La notioncartésienne selon laquelle l’accès à ses propres étatsmentaux est automatique va être remise en cause, lafonction théorie de l’esprit va être scindée en deuxcompétences : attribution d’états mentaux à autrui etreconnaissance de ses propres états mentaux, et enfin ilva être montré expérimentalement qu’il peut exister dessituations, soit au cours du développement, soit du faitde pathologie, où il existe une inaptitude à reconnaîtreses propres états mentaux [11].

Les regroupements syndromiques décrits par C. Frithfont donc éclater les descriptions traditionnelles de lasymptomatologie schizophrénique en proposant uneclassification étiopathogénique des symptômes. Cepen-dant, quelle que soit la richesse de ce modèle, sonprincipal intérêt réside dans les validations expérimen-tales sur lesquelles il s’appuie. En effet, la démarcheneuropsychologique impose un va et vient permanententre construction théorique et protocole expérimen-taux et permet donc un réajustement des hypothèses enfonction des résultats retrouvés, de la même façonqu’elle permet la construction de tâches expérimentalesà partir des modèles théoriques.

LES ARGUMENTS EXPÉRIMENTAUX EN FAVEURDE L’HYPOTHÈSE D’UN DÉFICIT EN THÉORIEDE L’ESPRIT DANS LA SCHIZOPHRÉNIE

Afin de valider les hypothèses fondées sur le déficitd’attribution d’états mentaux, des tâches impliquant lamise en jeu d’une telle fonction vont être construites etproposées à des groupes de patients ayant tous le dia-gnostic de schizophrénie mais qui se distinguent par laprésence de tel ou tel symptôme considéré commeessentiel. Ainsi la particularité des groupes de patientsexplorés par ces tâches est d’être construits non pas àpartir d’un diagnostic mais à partir de symptômes. Il vaainsi être montré que, selon que tel ou tel symptôme estou non présent, les patients schizophrènes vont réussirou échouer à une tâche mettant en jeu des fonctionsd’attribution d’état mentaux.

Les auteurs se plaçant dans la continuité du modèleproposé par C. Frith vont ainsi montrer que les patientsschizophrènes présentant des idées délirantes de réfé-rence et de persécution ont des résultats significative-ment altérés par rapport à d’autres patients

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schizophrènes lorsqu’il leur est demandé d’inférer l’étatmental d’un personnage à partir d’un texte décrivantl’interaction de deux personnages [2, 5].

D’autres auteurs s’appuyant sur un modèle théoriquedifférent vont considérer que le déficit d’attributiond’états mentaux à autrui est en lien, non pas avec laprésence d’idées délirantes de persécution, mais avec laprésence d’un syndrome de désorganisation des pro-cessus de pensée. Ainsi Sarfati va montrer que lespatients schizophrènes désorganisés, et eux seuls, pré-sentent des résultats altérés à une tâche construite àpartir de courtes bande dessinées montrant un person-nage réalisant une action simple et où il est demandé aupatient de compléter l’histoire en prenant en comptel’état mental du personnage [10].

L’étude des liens entre trouble de la reconnaissance deses propres états mentaux et hallucinations acoustico-verbales repose sur un faisceau d’arguments intéres-sants. En effet avant même que ne soit conceptualisée lanotion de théorie de l’esprit, l’hypothèse selon laquelleles hallucinations seraient liées à la non reconnaissancede son propre discours par le patient avait été proposéeet testée. Ainsi il avait pu être montré que les patientsprésentant des hallucinations étaient en difficulté pourdiscriminer des mots qu’ils avaient prononcés de motsqu’ils avaient uniquement pensés ainsi que de motsprononcés par un expérimentateur [7]. L’apport desmodèles reposant sur la notion de théorie de l’espritconsiste en ceci qu’ils considèrent dans ce cas l’halluci-nation comme une manifestation d’un déficit plus largepouvant s’exprimer par d’autres symptômes (idées déli-rantes de passivité et d’influence par exemple) maiségalement pouvant être retrouvé au cours de protocolesexpérimentaux n’impliquant pas les phénomènes hal-lucinatoires. Ainsi il a pu être montré que les patientsschizophrènes avec hallucinations présentaient des dif-ficultés à discriminer des polygones qu’ils avaient tracésde polygones différents tracés par un expérimentateur[8] ; de la même façon ils présentent également desdifficultés à reconnaître sur un écran des mouvementsde la main qu’ils sont en train de réaliser sans les voirdirectement [3].

CONCLUSION : APPORT DU CONCEPT DE THÉORIEDE L’ESPRIT ET PERSPECTIVES

La notion de théorie de l’esprit constitue un apportimportant dans la compréhension de la pathologie schi-

zophrénique. Ainsi une part importante des symptômesde la schizophrénie pourrait être mise en rapport avecun déficit d’attribution d’état mentaux à soi ou à autrui.Les modèles construits à partir de ces hypothèses per-mettent de proposer des groupes de patients homo-gènes en ce qui concerne ces fonctions cognitives ainsique des tâches expérimentales permettant de lesexplorer. À partir de ces apports, il est alors possibled’explorer le fonctionnement cérébral en imagerie fonc-tionnelle au cours de la réalisation de ces tâches expéri-mentales. L’hypothèse selon laquelle le fonctionnementcérébral des patient schizophrènes présenterait des ano-malies qui ne se manifesteraient que lors de la mise enjeu des fonction atteintes peut alors être testée et desrésultats concordants sont retrouvés. La mise en placede modèles pathogéniques impliquant la théorie del’esprit joue ainsi bien son rôle d’intermédiaire permet-tant de mettre en lien le niveau clinique et le fonction-nement cérébral.

REFERENCES

1 Baron Cohen S, Leslie AM, Frith U. Does the autistic childrenhave a theory of mind ? Cognition 1985 ; 21 : 37-46.

2 Corcoran R, Frith C. Theory of mind in schizophrenia. Schi-zoph Res 1994 ; 11 (special issue) : 155-6.

3 Daprati E, Franck N, Georgieff N, Proust J, Pacherie E,Dalery J, et al. Looking for the agent : an investigation intoconsciousness of action and self consciousness in schizophrenicpatients. Cognition 1997 ; 65 : 71-86.

4 Frith C. Neuropsychologie cognitive de la schizophrénie. Paris :PUF ; 1992.

5 Frith C, Corcoran R. Exploring theory of mind in people withschizophrenia. Psychological Medecine 1996 ; 26 : 521-30.

6 Frith C, Frith U. Elective affinities in schizophrenia and child-hood autism. In : Bebbington P, Ed. Social Psychiatry : Theory,methodology and practice. New Brunswick, NJ : Transaction ;1988.

7 Harvey PD. Reality monitoring in schizophrenia and mania.J Nerv Ment Dis 1985 ; 178 : 487-93.

8 Mlakar J, Jensterle J, Frith C. Central monitoring deficiencyand schizophrenics symptoms. Psychological Medecine 1994 ;24 : 557-64.

9 Premack D, Woodruff G. Does the chimpanzee have a theoryof mind. Behavioral and Brain. Sciences 1978 ; 4 : 515-26.

10 Sarfati Y, Hardy-Bayle MC, Besche C, Widlöcher D. Attribu-tion of intention to others in people with schizophrenia : a nonverbal exploration with comic strip. Schizophr Res 1997 ; 25 :199-209.

11 Winner H, Hartl M. Against the cartesian view of mind : youngchildren’s difficulty with own false beliefs. Br J DevelopmentalPsychology 1991 ; 9 : 125-8.

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