25
LES CHEMINS DE LA POESIE Jean Orizet CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE 1942·1992 La vie d'un poète est celle de tous. GÉRARD DE NERVAL 1 Lie panorama que nous allons tenter d'esquisser dans ces pages n'a d'autre prétention que celle d'éclairer, pour des lecteurs curieux mais peu avertis, la production poétique de langue française durant le demi-siècle écoulé. Ce pari est difficile. On ne découpe pas impunément la poésie « en tranches» pour les besoins de la cause. On ne l'affuble pas davantage d'étiquettes susceptibles d'entraîner des simplifications abusives. Les quelques spécialistes attentifs à cet art majeur mais secret s'accordent à peu près tous sur ce point: tenter de dresser un tableau un tant soit peu ordonné de ce qu'écrivent nos poètes depuis cinquante ans relève de l'impossible mission. 11 REVUE DES DEUX MONDES NOVEMBRE 1993

CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIE

Jean Orizet

CINQUANTE ANSDE POESIE FRANÇAISE

1942·1992

La vie d'un poète est celle de tous.

GÉRARD DE NERVAL

1 Lie panorama que nous allons tenter d'esquisser dans cespages n'a d'autre prétention que celle d'éclairer, pour deslecteurs curieux mais peu avertis, la production poétique

de langue française durant le demi-siècle écoulé. Ce pari est difficile.On ne découpe pas impunément la poésie « en tranches» pour lesbesoins de la cause. On ne l'affuble pas davantage d'étiquettessusceptibles d'entraîner des simplifications abusives. Les quelquesspécialistes attentifs à cet art majeur mais secret s'accordent à peuprès tous sur ce point: tenter de dresser un tableau un tant soit peuordonné de ce qu'écrivent nos poètes depuis cinquante ans relèvede l'impossible mission.

11REVUE DES DEUX MONDES NOVEMBRE 1993

Page 2: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESmCinquante ans

de poésie française1942-1992

Nous essaierons pourtant d'indiquer les grandes lignes de cetteévolution en nous appuyant sur quelques dates clés, quelquesmoments de l'Histoire, et aussi quelques tournants de la sensibilité.Précisons d'emblée que notre panorama et le choix de poèmes quil'illustre ne se veut en aucune manière exhaustif. Il n'est pasdavantage un palmarès. Nous avons retenu les noms d'unecentaine de poètes comme une proposition de lecture assezéclectique nous semble-t-il, mais entachée, nous en sommesconscients, d'une inévitable subjectivité. Toute remarque, touteproposition, toute contestation seront légitimes. Nous sommes prêtsà les entendre. D'autres que nous auraient fait un choix différent,au moins en partie, s'exposant du même coup à des réactionssemblables. C'est la loi du genre, et nul ne peut y échapper, saufà composer un annuaire des poètes qui n'aurait d'autre intérêt queson poids.

Les poètes et la guerre

D'abord, pourquoi 1942 et non pas 1945, date plus communé­ment admise? Parce que cette année 42 voit la parution, en pleinetourmente mondiale, de quelques livres importants de notre poésiefrançaise. Leurs auteurs, encore vivants ou récemment disparus,comptent parmi les poètes les plus représentatifs de leur génération.1942 est une année décisive dans le déroulement du conflit. La finde 1941a vu les divisions allemandes parvenir aux portes de Moscou.Elle a vu l'attaque japonaise sur Pearl Harbor, qui provoque l'entréeen guerre des Etats-Unis avec les conséquences que l'on sait. C'estaussi à la fin de 1941 que Jean Moulin est désigné par le généralde Gaulle pour organiser l'ensemble de la Résistance. En novembre1942 le débarquement allié en Afrique du Nord entraîne l'occupa­tion, par les Allemands, de la zone sud de la France, jusque-là dite« libre », La flotte se saborde à Toulon. En janvier 1943, Vichy créela Milice. Les lendemains s'annoncent terribles.

Et les poètes dans tout cela? Qu'ils soient ou non exilés, ilsagissent et s'expriment haut et fort. D'abord par le truchement d'aumoins quatre revues importantes: Poésie 42, créée en Avignon parPierre Seghers, Fontaine, créée à Alger par Max-Pol Fouchet,

12

Page 3: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIECinquante ans

de poésie française1942-1992

Confluences, créée à Lyon par René Tavernier et, à Marseille, lesCahiers du Sud de Jean Ballard. A parcourir, cinquante ans plus tard,les sommaires de ces publications, on trouve, pour l'année 42, lesnoms de ceux qui deviendront nos plus grands poètes français duXXe siècle. Certains de leurs ouvrages parus àcette époque sont mêmeemblématiques de leur œuvre: Terraqué de Guillevic (1942), Exil deSaint-John Perse (1942), le Parti pris des choses de Francis Ponge(1942), Inventaire de Jean Follain (1942), Combats avec tes défen­seurs de Pierre Emmanuel (1942), le Paysan céleste de Georges­Emmanuel Clancier (1943), les Rois mages d'André Frénaud (1943),Poèmes de la France malheureuse de Jules Supervielle (1941), leTémoin invisible de Jean Tardieu (1943), le Crève-Cœur et la Dianefrançaise d'Aragon (1941 et 1945), Chants d'ombre de Léopold SédarSenghor (1945), Feuillets d'Hypnos de René Char, écrits au maquis etpubliés en 1946, Epreuves, exorcismes d'Henri Michaux, écrit entre1940 et 1944 et publié en 1945, Au rendez-vous allemand de PaulEluard (1944), Poèmes de la nuit et du brouillard de Jean Cayrol(1945), les Armes miraculeuses d'Aimé Césaire (1946), la Somme depoésie de Patrice de La Tour du Pin (1946), Terre du temps de JeanGrosjean (1946), la Vierge de Paris de Pierre Jean Jouve (1946).

La plupart des poètes cités poursuivront leur œuvre jusquedans les années récentes. Certains, comme Guillevic, Cayrol, Tardieu,Grosjean, Césaire, Senghor, sont encore parmi nous; Frénaud vientde nous quitter; D'autres ont disparu durant les deux décenniesécoulées : Perse, Michaux, Ponge, Char, Jouve, Follain, PierreEmmanuel. Avec Valéry, Claudel et Péguy, ces derniers appartien­nent à la race des explorateurs solitaires, comme nous les avonsappelés ailleurs. Ils ont pu faire un bout de chemin avec lesymbolisme et le surréalisme mais, très vite, ils ont repris leurautonomie. Ils possèdent en partage cette distance qu'ils établissententre eux et les autres, et cela seulement. Bref, ils n'ont en communque leurs différences. En cela ils sont inclassables, irréductibles àtoute école, tout groupe, tout mouvement. Leur haute (lisez : élevéeet/ou hautaine) solitude correspond à leur très grand talent, cherpayé quelquefois. Peut-être est-ce pour cela qu'ils sont les pharesde notre poésie contemporaine.

En ces années terribles, la poésie trouve une raison d'être dansl'essence même de son langage, qui est d'aller plus loin que les mots

13

Page 4: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIECinquante ans

de poésie française1942-1992

ordinaires afin de transmettre aux autres un message, codé à samanière, mais qui véhiculera une authentique ferveur et, danscertains cas, beaucoup d'espoir. Pendant la guerre, les poètesadoptent, c'est vrai, des conduites différentes. Lesuns, comme AndréBreton, Saint-John Perse, Jules Supervielle ou Benjamin Péretchoisissent de s'exiler, qui aux Etats-Unis, qui en Amérique du Sud.Mais de là-bas ils témoignent, écrivent, et, d'une certaine manière,maintiennent la présence de la France et le flambeau de la liberté.D'autres, restés en Europe, prennent les armes ou entrent dans laRésistance: René Char,Jean Cassou, Pierre Emmanuel, Aragon, JeanCayrol. Certains publient sous des noms de guerre, d'autres restentsilencieux pour mieux agir. La situation du pays, les conditions devie ont dispersé le monde littéraire dans son ensemble. L'heure n'estplus, et ne sera plus guère ensuite, aux groupes, aux mouvements.Les derniers en date - symbolisme, modernisme, dadaïsme puissurréalisme - ont été balayés par le vent de l'Histoire, et leurs adeptes,après la guerre, seront plus des épigones que des continuateurs.Durant cette période, tous les poètes ne sacrifièrent pas, tant s'enfaut, à une œuvre de combat ou de célébration des vertus nationales.Certains choisirent de « se mettre au vert », par exemple dans larégion de Rochefort-sur-Loire, autour d'un instituteur appelé RenéGuy Cadou. Il y avait là Michel Manoll, Luc Bérimont et, à intervallesirréguliers, Jean Rousselot, Marcel Béalu, Jean Follain, LouisGuillaume, Paul Chaulot. On prendra l'habitude de désigner cerassemblement sous le nom d'«École de Rochefort », mais il s'agissaitdavantage, selon la formule même de Cadou, d'un préau derécréation que d'une école. Ces doux poètes pratiquaient un lyrismeplein de chaleur et d'amitié, en communion avec la nature danslaquelle ils vivaient. C'était aussi une manière, pour eux, de se tenirà l'écart des soubresauts de l'Histoire tout en manifestant leurméfiance à l'égard du surréalisme ou de ce qu'il en restait. Le tributpayé à la guerre par les poètes ne fut pas mince. MaxJacob, RobertDesnos, Benjamin Fondane moururent en déportation. Saint-PolRoux fut victime des mauvais traitements que lui infligèrent dessoldats allemands. Jean Cayrol, André Frénaud, Jean Grosjeanconnurent les camps de déportés ou de prisonniers; ils en restèrentmarqués dans leur chair. Puis la guerre prit fin et, avec elle, ce quiavait pu réunir dans un même combat et sous l'égide du poème

14

Page 5: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIECinquante ans

de poésie française1942-1992

des hommes de sensibilité aussi différentes qu'un Aragon, un RenéChar ou un Pierre Emmanuel. Voici ce qu'écrivait Pierre Seghers àce propos: « La poésie était pour certains d'entre eux une défenseprofonde, un recours. Elle donnait la mesure de leur résistancespirituelle, de leur force d'âme. La voix qui venait du plusabandonné de leur théâtre en loques devenait tout à coupprésenceet compagnie, dialogue. )) Chacun revint chez soi; chacun revinten soi. Max-Pol Fouchet l'écrivait dans Fontaine en 1947,après queConfluences et Poésie 45 eurent cessé de paraître. Fontaine existaitencore, mais « le bâtiment menaçait ruine... le nombre des lecteursdiminuait. L'union des Français et de la poésie, si forte pendantl'Occupation, s'affaiblissait. On s'écartait derechef des poètes. Denouveau, la poésie s'enfermait en elle-même )). Oui, elle s'enfermaiten elle-même la poésie, mais elle continuait son chemin ou plutôt,son parcours de rivière souterraine, de « fleuve caché» qui connaîttoujours des résurgences et des jaillissements.

Les clivages des années cinquante

On s'accorde assez volontiers sur l'année 1950 pour en faireune date charnière dans l'évolution poétique contemporaine. Ilconvient plutôt de parler des années cinquante, la poésie n'avançantjamais d'un pas égal. Pour prendre quelques points de repèreshistoriques, rappelons que la guerre de Corée s'achève en 1952, celled'Indochine en 1954 tandis que, la même année, commence laguerre d'Algérie qui, elle, se terminera en 1962. Si de nouveau nousnous situons par rapport à des périodes de combats, ce n'est pas,on le devine, par un goût immodéré pour ce genre d'activités maisparce que ces trois guerres-là, les deux dernières surtout, ont marquétoute une génération de poètes, parfois de manière profonde, mêmes'ils n'ont participé à aucune d'entre elles. Sur le plan politique etidéologique, on sait les affrontements auxquels les conflits d'Indo­chine et plus encore d'Algérie donneront lieu. La génération despoètes qui prend ou affirme sa parole dans les années cinquanteest née entre 1920 et 1930. A de rares exceptions près, ces poètesne revendiquent plus l'héritage surréaliste, soit qu'il l'aient refusé,soit qu'ils l'aient dépassé. L'influence de la psychanalyse marque le

15

Page 6: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIECinquante ans

de poésie française1942-1992

pas, le marxisme de même. Oubliée aussi la poésie « nationale ».

Parallèlement à l'éclosion du « nouveau roman» et en corollaire del'existentialisme, la poésie connaît un clivage entre le lyrisme et le« laboratoire », Il y a ceux qui font du poème un lieu d'investigationsur le langage même et ceux qui reprennent à leur compte l'objetpremier de l'activité poétique: la mise en présence du moi et dumonde. Cet existentialisme, selon certains, a pris deux formes enapparence contradictoires.

La première, dont Yves Bonnefoy pourrait être le phare, s'esttraduite par la fuite en avant vers un texte à plusieurs niveaux desens, un « signifiant multiple ». La seconde, plus radicale sous labannière de Tel Quel avec Denis Roche, Maurice Roche, MarcelinPleynet, et de Change avec Jean-Pierre Faye, a sérieusementmalmené le langage au point de déclarer la poésie « inadmissible ».

Entre ces deux pôles, il y a place pour bien des poètes de cettegénération qui ont su faire la part du réel et du signifiant, sans oublierla dimension sensible. De 1958 à 1968, l'influence de la linguistiqueet du structuralisme a pesé d'un poids réel mais non déterminantsur la création poétique. On a vu éclore des « manifestes »- Electrique, Froid, avec Matthieu Messagier, Michel Bulteau, AndréVelter, qui ont mis quelque animation dans le landernau des poètes.Cette influence a tout de même fini par s'estomper dans les annéessoixante-dix pour faire place à un retour du lyrisme libéré desconquêtes textuelles. Ce « nouveau lyrisme» ou « néo-lyrisme»représenté par ce que l'on a appelé une « génération de synthèse »,

a pris son essor depuis les années quatre-vingt. La perception qu'enont certains est très contrastée; pour les uns, il s'agit d'un renouveaude la vitalité poétique; pour d'autres, d'une régression. Quoi qu'ilen soit, ces « post-modernes» (on les baptise aussi comme cela),s'ils renouent avec un chant, ne retournent ni à un romantisme dupassé ni à une mièvrerie lyrique, bien au contraire. Ce lyrisme,profane ou sacré, doit s'entendre ainsi: une présence de l'émotiondans le quotidien, un souci de la vérité, du réel, du vécu. Les« nouveaux lyriques » se réclament volontiers de Rilke, Milosz etHôlderlin, ces trois grands romantiques et postromantiques d'Alle­magne et d'Europe centrale.

Voilà donc une génération - elle s'exprime en ce moment- qui est née entre 1944 et 1952, durant cette période même où

16

Page 7: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIECinquante ans

de poésie française1942-1992

la poésie française franchissait un cap déterminant, auquel il nousfaut revenir.

Les aînés de cette génération - Béalu, Rousse1ot, Bosquet,Sabatier, Renard, LeQuintrec, Bonnefoy, jaccotret, Butor - se veulentfidèles à l'image, au lyrisme ample ou resserré. Leurécriture est d'uneinfinie souplesse et d'une grande diversité. De la pratique del'octosyllabe ou de l'alexandrin à l'exercice, ô combien délicat!(contrairement à ce que pense tout un chacun) du poème en prose,du sonnet à l'élégie, on trouve toute une gamme de registres danslaquelle chacun choisit sa musique. D'où la difficulté d'organiser,de classer ou de regrouper le travail de tous ces poètes. A défaut,on peut tenter, pour fixer les idées, d'indiquer certaines thématiquesqu'ils peuvent avoir en commun, même si ces thématiques bougent,se superposent et s'entrecroisent, parfois même jusqu'à la contradic­tion. Cette mobilité n'est-elle pas à l'image de la vie?

Les grands thèmes de la poésie contemporaine

Lapoésie à tentation philosophique ou attachée à la définitiondu moi occupe une place importante dans le paysage contemporain.Marqué par les présocratiques et la réflexion heideggerienne, RenéChar est un des éclaireurs dans cette quête vivifiantequi oscille entrela pensée voulant définir, et le dire poétique d'abord nourrid'intuition. Yves Bonnefoy, né seize ans après Char, est bien la figurela plus marquante de cette tendance qui fonde sa réflexion sur lesrapports du langage et de l'être. Dans cette lignée, citons André duBouchet, Michel Deguy, Jacques Dupin, Claude Esteban, Jean-PierreFaye, Jacques Roubaud, Maurice Bourg, Serge Brindeau. Entre laprésence humaine et l'absence de Dieu, le poète attend, de la parole,des explications sur l'être... ou le néant? Dans une vision cosmiqueou tellurique, parfois même « minérale » plus affirmée, des poètescomme Pierre Oster-Soussouev et Lorand Gaspar s'efforcent de toutnommer en un long poème sans césure (Oster) ou d'être à l'écoutede « la pureté du chant des paysages millénaires» (Gaspar). Lepassage de la poésie cosmique à la poésie mystique se fait asseznaturellement. Après Paul Claudel et Charles Péguy, Patrice de LaTour du Pin, Pierre Emmanuel, Jean Grosjean, Charles Le Quintrec,

17

Page 8: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIECinquante ans

de poésie française1942-1992

Jean-Claude Renard, Jean Mambrino, Claude Vigée, André Schmitz,André Marissel représentent une tradition pérenne et féconde denotre poésie française, celle d'une parole poétique qui se veutapproche du verbe divin. Ces poètes tentent d'exprimer leur foi ouleur spiritualité par des moyens lyriques divers: ample constructionchez Pierre Emmanuel, parole élégiaque chez LaTour du Pin, poésieen prose plus ramassée chez Grosjean, Renard et Schmitz.

Renouant avec des féeries anciennes dont Aloysius Bertrand(père du poème en prose avec Gaspard de la nuit) et Gérard deNerval furent les sombres hérauts, Roger Kowalski, Pierre DalleNogare (disparus trop tôt l'un et l'autre), Francesca Caroutch, JeanJoubert, Annie Salager, Jean Malrieu, Jean-Michel Maulpoix, Jean­Marc Debenedetti nous montrent que les ressources de l'imaginairedemeurent intactes pour qui sait en être l'explorateur. Chez d'autres,le rêve se nourrit de la réalité la plus banale parfois; il alimente àsa manière l'écriture poétique d'une ou deux générations; prosepoétique plus narrative souvent, à la manière d'un Michel Butor,essayiste, poète et romancier, à la manière d'un Jacques Réda,arpenteur des rues et des chemins, à la manière encore d'un Gil]ouanard, d'un Yves Martin,d'un Dominique Grandmont, d'un FrankVenaille, d'un Patrice Delbourg : tous nous disent l'inquiétude, lasolitude, l'absurde et l'angoisse de l'homme en proie à la ville quil'écrase, au quotidien difficile et merveilleux. Cousins germains desprécédents, quelques « nouveaux modernes » héritiers de Mai 68et, auparavant, de la Beat Generation et des poètes de San Francisco(Ginsberg, Ferlinghetti, Kerouac), remettent en cause leur époqueet vivent leur poésie sous forme de fuites réelles ou immobiles,d'impossibles quêtes du Graal. Marc Piétri, Mathieu Bénézet,Jean-Pierre Verheggen, Michel Bulteau, Matthieu Messagier, DanielBiga, Yvon Le Men, Alain Borer sont ces modernes chevaliers. Dansce même état d'esprit et dans le sillage des poètes-voyageurs quele « modernisme » a lancés sur les routes et les mers - Apollinaire,Cendrars, Larbaud, Segalen, Levet -, certains de nos contemporainsont repris le témoin et leurs errances de pèlerins ou d'esthètescosmopolites nous dévoilent un monde à la fois multiple etstandardisé. Nos pérégrins s'appellent Jean Pérol, Claude-MichelCluny, Bernard Delvaille, André Velter, Xavier Bordes. La recensiontentée ici ne saurait passer sous silence ceux que l'on pourrait

18

Page 9: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESmCinquante ans

de poésie française1942-1992

appeler les poètes du corps douloureux ou de l'identité fragilecomme Bernard Noël, Marie-Claire Bancquart, Claude de Burine,LionelRay, Thérèse Plantier, Richard Rognet, Claudine Helft,JacquesIzoard. Mentionnons également ces iconoclastes et dérangeurs dulangage que sont Henri Pichette, Maurice Lemaître, Pierre Garnier,Denis Roche, Maurice Roche, Marcelin Pleynet, Julien Blaine,Jean-François Bory,

La poésie élégiaque continue de séduire certains de noscontemporains. Ils mettent dans leur chant leur goût pour une nature(de plus en plus menacée), miroir du monde et de l'homme. Parfois,le souci écologique montre le bout de l'oreille. Ne cherchons paschez eux je ne sais quelle utopie ou référence au « bon sauvage »,

Ils sont lucides et savent qu'ils vivent au XXe siècle, bientôt au XXIe,et non plus au temps de Rousseau. Ils sont nombreux dans cettefamille-là, à chanter leurs « pays » - Provence, Bourgogne, Alsace,Gascogne, Bretagne, Savoie. Nous ne pouvons en citer quequelques-uns: Philippe jaccottet, James Sacré, François Montma­neix, Pierre Gabriel,Joseph-Paul Schneider,Jean-Vincent Verdonnet,Christian Da Silva, André Miguel, Gérard LeGouic. En plus baroque,la poésie d'un Jude Stefan apporte dans ce concert une note trèssingulière.

Depuis les années soixante, on a vu s'inscrire, un peu en retraitde l'écriture lyrique habituelle, ce que l'on a appelé la poésie« minimaliste », « blanche» ou « sèche» selon les cas. André duBouchet en est le plus ancien représentant avec, dans sa mouvance,des poètes comme Jean Daive, Jean-Claude Schneider, DominiqueFourcade, Emmanuel Hocquard, Jacqueline Risset, Jean-MarieGleize, Yves di Manno, Anne-Marie Albiach, Claude Royet-Journoud.Leur écriture fragmentée, hachée, ponctuée de « blancs », mêlantpoème très bref et prose plus développée, leur antilyrisme parfoisnous donnent à voir un univers contracté, contradictoire, peu enclinà la séduction mais qui exerce un réel pouvoir de fascination.

L'humour n'a jamais perdu ses droits chez les poètes. En voicipour preuve, depuis Jean Tardieu et André Frédérique, René deObaldia, Daniel Boulanger, Paul Vincensini, Jean L'Anselme.

D'autres choisissent d'exprimer dans leurs poèmes un engage­ment « politique » au sens le plus large du mot. Cela peut aller ducombat pour une identité au sein d'une collectivité nationale

19

Page 10: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIECinquante ans

de poésie française1942-1992

- Gaston Miron au Québec - ou culturelle - Paol Keineg et XavierGrall en Bretagne, sans oublier les revendications de poètesfrancophones comme Mohammed Khaïr-Eddine (Maroc), VénusKhoury-Ghata (Liban), Edouard Maunick (Ile Maurice), LéopoldSédar Senghor (Sénégal).

Les nouveaux lyriques

Revenons, pour clore cet inventaire, aux nouveaux lyriquesévoqués plus haut. Voici quelques noms: Benoît Conort, GuyGoffette, Philippe De1aveau, Jean-Pierre Lemaire, Yves Bergeret,Marc Baronheid, Pascal Commère, Marc Vaution. A en croirePhilippe De1aveau, il semble qu'avec eux s'élève « un chantnouveau, purifiépar le rude exercice théorique, chant qui se donnepour tel: frémissement entretenu, stylisation d'une parole humblemais consciente de ses droits et de ses possibilités... assurée aussibien de son inévitable précarité que de sa grandeur, et dont le vœusecret serait d'exprimer l'homme dans sa réalitéprofonde: sa quêtequi ne prendra jamais fin )). Tel pourrait être l'Art poétique de cecourant de poésie qui se déploie aujourd'hui avec autant de force(selon De1aveau) que celui qu'avaient engendré naguère les œuvresde René Char, Francis Ponge et Yves Bonnefoy. Pour notre part,nous l'espérons sincèrement.

Mais ne nous leurrons pas: un recul sera nécessaire pour jugeravec plus de sérénité l'immense production de cette période-là. Oui,elle est immense cette production, et montre au passage que l'art dupoème compte encore de nombreux adeptes. Biensûr, ily a beaucoupde déchet. Bernard De1vaille le note plus loin, non sans lucidité... eten connaissance de cause, lui qui littout depuis des lustres! Maisquoi,n'en va-t-il pas ainsi de tous les domaines de la création?

Existe-t-il unfutur pour lapoésie?

Une question revient à intervalles plus ou moins réguliers dansla presse: poésie morte, pas morte, en crise ou en renaissance, utileou inutile dans le monde d'aujourd'hui?

20

Page 11: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIECinquante ans

de poésie française1942-1992

Lesujet était d'actualité lors du dernier Salon du livre de Paris,placé cette année sous le signe de la poésie. Dans Libération,Christian Prigent, écrivain et poète, notait en substance, à proposdu rôle de la poésie: (( La question n'est pas: A quoi ça sert maispourquoi y-a-t-il quand même ça plutôt que rien... et de quoi çatémoigne-t-il? Réponse : du sens et du temps, de la logique duparlant, de l'iconoclastisme et du choix de la démocratie. )) Prigentcommentait : (( Nous sommes des parlants. Le parlant n'est passeulement le communiquant. Le travail de langue que fait lapoésieest un rappel de cette réalité et une protestation contre la réductionde la dimension linguistique à celle de la "communication". Il posedes témoins : .les témoins d'une récusation du pâle idiomeplanétaire qui s'appauvrit à mesure qu'il recherche le plus granddénominateur commun possible. )) Patrick Kéchichian, spécialistede la poésie au Monde, notait pour sa part, en mars dernier, quela prétendue crise de la poésie revient, comme le serpent de mer,depuis Mallarmé. On pourrait même dire depuis Baudelaire, quiaffirmait:la France n'aime pas ses poètes (c'est nous qui soulignons).Kéchichian écrivait aussi : (( La place et l'importance de la poésieparmi les genres littéraires ne peuvent en aucune manière semesurer à l'audience réduite qu'a la poésie. Serait-elle encore plusréduite, encore plus invisible, qu'elle demeurerait telle qu'enelle-même et en son histoire, un mode irremplaçable d'expressionet de connaissance de soi et du monde. ))

Ces deux témoignages résument bien, nous semble-t-il,l'essentiel du propos. La poésie a la vie dure parce qu'on lui faitla vie dure: solitude et incompréhension ont aussi leurs vertus. Maisqu'on le sache : elle est là cette petite lumière inextinguible,préservée comme le morceau de braise que l'homme des cavernesentretenait pour allumer, plus loin, un autre feu. Il est là ce petitsouffle qui se transmet de bouche à oreille et se propage sur lesailes du vent pour se graver à la fin, message indélébile dans lamémoire du monde. Cette mémoire, aux commencements del'Histoire, fut la raison même pour laquelle le poème, d'abordliturgique puis profane, vit le jour. Sa nuit n'est pas pour demain.

Jean Orizet

21

Page 12: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIE

Saint-John Perse

Exil

1

Portes ouvertes sur les sables, portes ouvertes surl'exil,

Les clés aux gens du phare, et l'astre roué vif sur lapierredu seuil:

Mon hôte, laissez-moi votre maisonde verre dans lessables...

L'Eté de gypse aiguise ses fers de lance dans nosplaies,

J'élis un lieu flagrant et nul comme l'ossuaire dessaisons

Et, sur toutes grèves de ce monde, l'esprit du dieufumant déserte sa couche d'amiante.

Les spasmes de l'éclair sont pour le ravissement desPrinces en Tauride.

II

A nulles rives dédiée, à nulles pages confiée la pureamorce de cechant...

D'autres saisissent dans les temples la corne peintedes autels:

Ma gloire est sur les sables! ma gloire est sur lessables!... Etcen'estpoint errer, ô Pérégrin,

Que de convoiter l'aire la plus nue pour assembleraux syrtes del'exil un grandpoèmené derien, un grandpoèmefait de rien...

22

Page 13: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIE

Sifflez, ô frondes par le monde, chantez, ô conquessur les eaux!

j'ai fondé sur l'abîme et l'embrun et la fumée dessables. je me coucherai dans les citernes etdans les vais­seaux creux.

En tous lieux vains et fades où gît le goût de lagrandeur.

« ... Moins de souffles flattaient la famille des jules;moins d'alliances assistaient les grandes castes de prê­trise.

« Où vont les sables à leurchants'en vont les Princesde l'exil,

« Oùfurent les voiles haut tendues s'enva l'épaveplussoyeuse qu'un songe de luthier,

(( Oùfurent les grandes actions de guerre déjà blan­chitla mâchoire d'âne,

(( Et la mer à la ronde roule son bruit de crânes surles grèves,

(( Et que toutes choses au monde lui soient vaines,c'est ce qu'un soir, au bord du monde, nous contèrent

(( Les milices du ventdans les sables d'exil... »

Sagesse de l'écume, ô pestilences de l'esprit dans lacrépitation du selet lelaitde chaux vive/

Une science m'échoit aux sévices de l'âme... Le ventnousconte sesflibustes, le vent nousconte ses méprises /

Comme le Cavalier, la corde au poing, à l'entrée dudésert,

j'épie au cirque leplus vaste l'élancement des signesles plusfastes.

Etlematinpour nousmènesondoigt d'augure parmide saintes écritures.

L'exil n'est point d'hier! l'exil n'est point d'hier!(( Ô vestiges, ô prémisses )),

Ditl'Etrangerparmi les sables, (( toute chose au mondem'est nouvelle /... )) Et la naissance de son chant ne luiestpas moinsétrangère.

© Gallimard, 1942

23

Page 14: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIE

Pierre Reverdy

Le Chant des morts1944-1948

partie perdue

D ans ledétour qui nous engage à peineLa dédicace d'un sourireUne maille de l'autre lienjamais perduSoulève la chairqui respireRetiens lesouffle dans ta mainUne ailepalpite à ma tempeje pars demainEtdans le train bleu qui dérailleLefeuillage des souvenirsLa lampe plus basse que la nuitUne rancune inconsolableC'est toutdans lecalcul des songesMentir pourplaireSans faiblirIl nyaurajamaisplusde mondeAu détourpour nous voirmourir

Main-d'œuvre© Mercure de France, 1949

24

Page 15: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIE

Francis Ponge

Le cageot

A mi-chemin de la cage au cachot la langue fran­çaise a cageot, simple caissette à claire-voie vouée autransport de ces fruits qui de la moindre suffocationfont à coup sûr une maladie.

Agencé de façon qu'au terme de son usage il puisseêtre brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. Ainsidure-t-il moins encore que les denrées fondantes ounuageuses qu'il enferme.

A tous les coins de rues qui aboutissent aux halles,il luit alors de l'éclat sans vanité du bois blanc. Toutneuf encore, et légèrement ahuri d'être dans une posemaladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est ensomme des plus sympathiques, - sur le sort duquelil convient toutefois de ne s'appesantir longuement.

LePartipris deschoses© Gallimard, 1942

25

Page 16: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIE

Henri Michaux

Mes statues

j'ai mes statues. Les siècles me les ontléguées : les siècles de mon attente, les sièclesde mes découragements, les siècles de monindéfinie, de mon inétouffable espérance lesontfaites. Et maintenant elles sont là.

Comme d'antiques débris, point ne sais-jetoujoursle sens de leur représentation.

Leur origine m'est inconnue et se perd dansla nuit de ma vie, où seules leurs formes ontétépréservées de l'inexorable balaiement.

Mais elles sont là, et durcit leur marbrechaque année davantage, blanchissant sur lefond obscurdes masses oubliées.

J'ai tracé dans ma vie ungrand canal

A force de peines, de vaines montées, àforce d'être rejeté du dehors, des dehors que jem'étais promis d'atteindre, à force de déboulerd'un peu partout, j'ai tracé dans ma vieun canalprofond.

j'y retombe plutôt que je ne le retrouve.Maintenant il m'émeut. Il en est venu àm'émouvoir quoiqu'il ne m'éclaire, ni ne

26

Page 17: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIE

m'aide) ni ne me satisfasse. Loin de là) il merappelle plutôt l'authentique limite qu'il nem'est pas donné de franchir) sauf par ins­tants. Ainsi par son durable « je ne sais quoi »)

il me confirme dans une continuité que jen 'eusse jamais espérée) que je suis seul à meconnaître et que je n'appréciepoint.

J'y vogue à la dérobée.

Les masques du vide

Souvent m'apparaissent) dans le retrait demoi-même) les masques du vide. Les masquesque prend le vide ne sont pas pleins. Ce nelui estpas nécessaire.

Quelques traits infimes veillent à le mas­quer; y suffisent. Assurément) il est là) onl'oublierait presque... ...Ces masques vontordinairement par deux et s'impriment) frêlesmais durs) dans le disque achevé de l'univers.

On pourrait croire à des gestes) à l'algèbrede gestes arrêtés dans un cataclysme pom­péien. Mais aucune trace de cataclysme. Aucontraire une étrange immobilité) et partoutdans le Spectre même de la puissance) la suc­cion effroyable du Vide.

Il y a aussi les déserts du matin) jonchésd'animaux morts...

Epreuves, exorcismes© Gallimard,1946

27

Page 18: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESm

Pierre Emmanuel

Sur l'art de la fugue

Toutefureur muéeparun Immense effortEn l'égale énergie d'un diamant sansborneEt tout effort nié en d'inouïs accordsQui déchirent le ciel commeun vêtement morne

Tout accord résolu dans la hauteurdes mortsOùl'âmeà perdrehaleine en l'esprit s'évaporeEt toute mortsoumise au dieufarouche et d'orTel l'esprit quiporeux à son absence, adore

Certitude reprise à tout l'homme incertainParl'absolu vouloir d'un êtrede lumièreQui rejette son Poids d'un talon souverain

Surgit un Art, si dur qu'ilsemble né des pierresSi tendre quy gémitun amour surhumainSibeau, que la beautésy perd en laprière.

(Tristesse ô mapatrie)

Ligne defaîte© Seuil, 1966

28

Page 19: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIE

René Guy Cadou

Quelque part etplus loin encore

QUELQUE part dans une maison pavée de carreaux rougesDerrière un bois très loin à la limite de la neigeAprès le railEtplus loin encore si tu peuxAu-dessus de la vieille photographie sans cadreTrès loinIl y a une lampeCommeautrefois une lampeAvec de l'huileAvec de gros doigts marqués sur le verreDepuis mille ans l'horloge est arrêtéeParmi des linges noirs et des poissons séchésMais la nuitOn entend distinctement la lampeComme un insecte dans le drapCommeune très ancienne langueEt la femme occupée à vivre se souvientD'un enfant de son sang paréDe son mari dans la forêtQui tarde bienQui peut manquerEtqui lui fait mal aux épaules.

LeCœurdéfinitif© Seghers, 1961

29

Page 20: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIE

Léopold Sédar Senghor

Chant de printempspour unejeunefille noire au talon rose

D es chants d'oiseaux montent lavés dans le ciel primitifL'odeur verte de l'herbe monte, Avril!j'entendslesouffle del'aurore émouvantles nuages blancs

de mesrideauxj'entends la chanson du soleil sur mesvolets mélodieuxJesenscomme une haleine et lesouvenir de Naëttsur ma

nuque nue qui s'émeutEtmonsangcomplicemalgrémoichuchotedansmesveines.C'est toi mon amie - ô! Ecoute les souffles déjà chauds

dans l'avril d'un autrecontinentOh! écoute quand glissent glacées d'azur les ailes des

hirondelles migratricesEcoute lebruissementblancetnoirdes cigognesàl'extrême

de leurs voiles déployéesEcoute lemessage duprintemps d'un autreâged'un autre

continentEcoute lemessage de l'Afrique lointaine et lechantde ton

sang!j'écoute lasève d'Avril qui dans tes veines chante.

Poèmes© Seuil, 1973

30

Page 21: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIE

André Frénaud

Sans péchéàPierre Seghers

L e long de l'eau qui se trame et si noire,lafilles'est enfuiede cequ'elle aperdu.Lèvres gonflées comme un chevreau, elle s'en vapar les campagnes entravées etpâles et pleure,petiteEve évadée de sonjardin quifut.

Et dans l'antre à sonflanc un animal tisonne.Les bêtes de la mersont entrées par lafente,foisonnent et l'engorgent, pénètrentplus avant.

Méduse, ouvre tes fleurs. Salve de soie, délices.Le teintde l'onde estfrais, lajeunefille sourit,le long de l'eau qui se tisse et se lisse.

13-14 avril1942

Les Rois mages© Gallimard, 1977

31

Page 22: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIE

Jean Cayrol

Rienne résiste aufroid qui trouble la mémoireou le bleu d'un souvenirqui nousfrôle à nouveau,un passéquifraîchitavecsongoûtdepoireet toutcequi retombe morceau après morceau.

Rien ne résiste à lagelée si blanche des serments,à des visages si anciens comme des ombres,à des pays qui sont noyés dans leurs décombres,à lapression d'un sein, d'une main, d'un moment.

Rienne résiste si cen'estlegris de laparole,la'rencontre quandpersonnene crutau rendez-vous,à la lente pesée des saisons qu'on immolepour retrouver cette couronne que l'ondénoue.

Rienne résiste au froid regard de nos vingtans,au regret quiput retarder une larme,au combat quifinit dans lefaux bruitdes larmes,à la venue inattendue d'un baiser sur lefront.

Rien ne résiste au hasardde l'espoir.

A voixhaute© Seuil, 1990

32

Page 23: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIE

Jean Grosjean

SJesk m figuré sousl'ombraged'un frais matin d'étéquelle inhumaine et déchirantevoix de violon montedes villes lesoir?

Depuis longtemps j'entendss'éteindre au loinle bruitquefont les genspour vivremais leurfolie me colle aux semellescomme unepatrie malquittée.

j'ai balancé comme la branche aux brisessans trop bouger monpied deplacetantje savais n'être que l'ombredu dieu qui s'enprend à soi-même.

Soudain vieilli je regarde tremblerune herbe entremesdoigts.Qu'attendre encore quandje connaisles silences de laguerre, ceuxde l'enfanceet l'ombre du dieu sur mon âme?

La Lueur desjours© Gallimard.1991

33

Page 24: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESm

Guillevic

Les rocs

1

Ils ne lesaurontpas les rocs,Qu'on parled'eux.

Ettoujours il n'aurontpour tenirQuegrandeur.

Etque l'oubli de la marée,Des soleils rouges.

II

Ils n'ontpas le besoin du rireOude l'ivresse.

Ils nefont pas brûlerDusoufre dans le noir.

CarjamaisIls n'ont craintla mort.

DelapeurIls ontfait un hôte.

EtleurfolieEst clairvoyante.

34

Page 25: CINQUANTE ANS DE POESIE FRANÇAISE - Revue des Deux …

LES CHEMINS DE LA POESIE

III

Etpuis lajoie

Desavoirla menaceet de durer.

Pendantque sur les bords,Delapierreles quitte

Que la vague et le ventgrattaientPendantleursieste.

N

Ils n'ontpas à porterleurfaceComme un supplice.

Ils n'ontpas à porterdefaceOù toutse lit.

vLadanseesten eux,La flamme esten eux,Quand bon leursemble.

Ce n'estpas un spectacle devant eux,C'est en eux.

C'est la dansede leurintimeEtlucide folie.

C'est laflamme en euxDu noyau de braise.

35

Terraqué© Gallimard, 1942