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Problèmes économiques invite les spécialistes à faire le point problèmes économiques &:HIKLTH=ZU[]UW:?k@a@a@n@f" M 01975 - 3H - F: 6,80 E - RD HORS-SÉRIE DOM : 7,10 € - MAROC : 76 MAD - TUN 11 DT - CFA 4500 comprendre FÉVRIER 2013 NUMÉRO 3

Comprendre le marché du travailgroupelavigne.free.fr/pehs2013.pdf · 2019. 1. 21. · sion (Asselain, 1985)3. Ainsi, dès le début du XIXe siècle, les éco-nomistes classiques

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Problèmes économiques invite les spécialistes à faire le point

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problèmeséconomiquesProblèmes économiques invite les spécialistes à faire le point

Directeur de la publication Xavier Patier

Direction de l’information légale et administrativeTél. : 01 40 15 70 00www.ladocumentationfrancaise.fr

Imprimé en France par la DILADépôt légal 75059, février 2013DF 2PE32750ISSN 0032-9304CPPAP n° 0513B05932

6,80 €

HORS-SÉRIEFÉVRIER 2013 NUMÉRO 3

comprendreLE MARCHÉ DU TRAVAILLe chômage est le problème le plus persistant des économies avancées depuis les années 1980. S’il est remonté en flèche sous l’effet de la crise,il se maintient structurellement au dessus de 7 % depuis des décennies dans les principaux pays d’Europe. Comment fonctionne le marché du travail ? Pourquoi le chômage résiste-t-il de façon durable aux politiques de l’emploi ? Qu’est-ce qui explique que certains pays, à l’instar des Etats-Unis et du Royaume-Uni entre 1995 et 2007 ou de l’Allemagne aujourd’hui,parviennent néanmoins à tirer leur épingle du jeu ?

Ce numéro hors-série de Problèmes économiques décrypte les rouages du marché du travail et fait le point sur les questions d’actualité liées à l’emploi.

Prochain numéro à paraître :Comprendre les politiques économiques

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COMPRENDRE LE MARCHÉ DU TRAVAILUn marché pas comme les autres ?P. 5 Les spécificités du marché du travail et leurs conséquences(Jean Vercherand)P. 15 Le travail marchandise : une fiction aliénante et émancipatrice (François Vatin)P. 22 Recrutement et détermination du salaire : l’importance des règles et des conventions (Guillemette de Larquier)P. 29 Un  marché fortement réglementé. Les grandes lignes du droit du travail en France (Jean-Michel Lattes)

Un ou « des » marchés du travail ?P. 36 La segmentation des marchés du travail dans les pays avancés : états des lieux, évolutions (Aline Valette-Wursthen)

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P. 43 Inégalités et discriminations sur le marché du travail (Dominique Meurs)

P. 50 Les marchés du travail en Europe : entre diversité et convergence (Mathilde Guergoat-Larivière)

P. 58 Conflits sociaux, négociation collective et marchés du travail.Une comparaison internationale (Michel Lallement)

Chômage et politiques de l’emploiP. 70 La mesure du chômage : un enjeu de société (Jacques Freyssinet)P. 78 Comment les économistes expliquent-ils la persistance du chômage ? (Arnaud Chéron)P. 84 Lutter contre le chômage dans un contexte de crise : comparaisons internationales (Dominique Redor)P. 97 Quel avenir pour les aides à l’emploi ? (Yannick L’Horty)P. 103 L’assurance chômage : une institution au cœur du marché du travail (François Fontaine)P. 111 La formation professionnelle : quelle place dans les politiques de l’emploi ? (Eric Verdier)P. 119 Immigration et marché du travail (Manon Domingues Dos Santos)

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LES SPÉCIFICITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL ET LEURS CONSÉQUENCES5

Les économistes néoclassiques ont représenté le marché du travail sur le même modèle que le celui des biens et services. Si cette représentation permet de comprendre certains méca-nismes, elle a très vite révélé de fortes défaillances, ce qui a poussé les économistes à affiner le modèle ou à proposer des analyses radicalement différentes.Jean Vercherand fait un tour d’horizon des analyses économiques du marché du travail, des classiques anglais du XVIIIe siècle à la nouvelle microéconomie des années 1970. Une des failles communes à l’ensemble des théories est selon lui de supposer, de manière plus ou moins implicite, que l’offre de travail est entièrement libre, alors qu’elle est contrainte du fait de l’asymétrie entre employeurs et salariés. La prise en compte de cette spécificité permet de mieux comprendre le degré de conflictualité entre offreurs et demandeurs sur ce marché, si élevé que leurs relations sont encadrées par un ensemble juridique élaboré.

Problèmes économiques

Les spécificités du marché du travail et leurs conséquences

Un marché confl ictuelet juridiquement encadréUn étudiant débutant en économie consta-tera rapidement que le travail constitue undomaine spécifique d’analyse parmi l’un desplus controversés de toute la discipline (avecl’économie de la croissance).

S’il a la curiosité de se tourner vers les histo-riens, il découvrira qu’il est l’un de ces raresmarchés1 qui ont quasiment toujours donnélieu à une intervention publique spécifi que,

lourde et récurrente depuis l’Antiquité. Déjà,dans le Code de Hammourabi (17 à 18 sièclesavant J.-C.), il était l’un des seuls marchés fai-sant l’objet de tarifs affichés. Sous Rome, dif-férentes règles régissaient le travail salarié,préfigurant les corporations du Moyen Âgeeuropéen. Ces dernières, qui ont fonctionnépendant sept siècles, édictaient pour chaquecorps de métier un ensemble de règles qui,aujourd’hui, peuvent être rattachées à dif-férentes branches du droit, en particulier àcelle du travail.

À la fin du XVIIIe siècle, les premiers paysindustriels ont libéralisé totalement leurmarché du travail, tirant un trait sur cettetrès longue histoire d’encadrement juridique.Les corporations sont supprimées (France) oubien vidées de leur contenu (Royaume-Uni).Ensuite, les coalitions, c’est-à-dire les grèves

[1] Avec, selon nous, lesmarchés des denrées

agricoles de base et lecommerce de l’argent,

c’est-à-dire les marchésmonétaires et fi nanciers

d’aujourd’hui. Onpeut ajouter aussi les

marchés des droitsd’usage ou de propriété

du bien de nature qu’estla terre.

JEAN VERCHERAND

Économiste et historienINRA LISTO Dijon

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 6

et ce qu’on nommera plus tard les syndi-cats, sont déclarées illégales car considéréescomme des entraves à la libre concurrencesur le marché du travail. Or, ce marché, quisemblait satisfaire, a priori, aux conditionsd’une concurrence pure et parfaite, se révèletrès conflictuel. Les revendications sontrécurrentes pour hausser les salaires maisaussi pour réduire la durée du travail. Endépit des interdits, des grèves éclatent, les-quelles peuvent dégénérer en affrontements,émeutes, voire insurrections quand les forcesde l’ordre interviennent pour faire respecterle droit. L’histoire du marché du travail estparsemée d’épisodes violents et tragiquesdans tous les pays industriels, ce qui n’estpas banal pour un marché. Parallèlement,émerge une série de courants idéologiques,critiquant le libéralisme économique (et par-fois politique), et qui entendent résoudre cette« question sociale ». Cela va des différentscourants socialistes et anarchistes, jusqu’aunéo-corporatisme du catholicisme social, enpassant par des courants intermédiaires –tel le solidarisme d’un Léon Bourgeois – neremettant en cause ni la propriété privée, niles grands principes libéraux, mais jugeantnécessaire de protéger les travailleurs.

Finalement, dans tous les pays démocra-tiques, s’impose l’édification d’un droit dutravail afin – dit le législateur – de pacifi er lesrelations de travail. Ce droit s’ébauche parune limitation de la durée du travail (c’est-à-dire de l’offre). Ensuite, les comportementsd’entente (ou de coalition) des salariés sontdépénalisés puis reconnus constitutionnelle-ment2. Enfin, le législateur impose un salaireminimum en certains pays et, surtout, géné-ralise la négociation collective des conditionsde travail et de rémunération, afin de pallier –dit-il – l’état d’infériorité de l’un des contrac-tants vis-à-vis de l’autre, en l’occurrence dusalarié face à l’employeur.

Ainsi, le travail est l’un des très rares mar-chés où l’offre des acteurs est limitée par laloi ; le seul où les comportements de mono-pole (les coalitions) sont légaux ; le seuldont les conflits (les grèves) sont tellement

consubstantiels qu’ils donnent lieu à unrecensement par les statistiques offi cielles et,de ce fait, à des comparaisons internationales.

Dès lors, tout économiste devrait être conduità se poser les questions suivantes :

– Pourquoi le marché « libre » du travail, telqu’il avait été institué à la fin du XVIIIe siècle,s’est-il révélé aussi conflictuel avec des reven-dications récurrentes sur les salaires maisaussi sur la durée du travail ?

– Pourquoi le législateur en est-il venu àaccepter les comportements de monopole desacteurs (les coalitions) et à bâtir un droit spé-cifique pour le travail salarié en commençantpar une limitation de sa durée ?

Un marché aux représentationséconomiques controverséesL’analyse des classiques

Dès le début, les économistes classiques ontconvenu que la relation salariale était inéga-litaire. Ainsi, Adam Smith explique dans LaRichesse des Nations, en 1776, que, dans lanégociation des salaires « les maîtres sonten état de tenir ferme plus longtemps […]sur les fonds qu’ils ont déjà amassés. [Enrevanche], beaucoup d’ouvriers ne pourraientpas subsister sans travail une semaine, trèspeu un mois […]. À la longue, il se peut quele maître ait autant besoin de l’ouvrier, quecelui-ci a besoin du maître ; mais le besoindu premier n’est pas si pressant » (livre 1,chapitre 8). Cette inégalité a pour effet, selonlui, d’orienter les salaires vers le minimumvital  ; mais ce constat ne le conduit pas àprôner une intervention publique spécifi quesur le marché du travail. Jean-Baptiste Sayreprend l’analyse de Smith tout en récusantune telle intervention car, explique-t-il, lesbas salaires se répercuteront sur les prix devente des marchandises, ce qui profi tera enretour aux salariés.

Sismondi considère pour sa part que cetteinégalité de rapport de force est à l’origine

[2] Parfois, ce droitpeut être limitévoire interdit pourcertaines catégoriesde travailleurs.

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LES SPÉCIFICITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL ET LEURS CONSÉQUENCES 7

des crises cycliques de surproduction quiapparaissent alors tous les 8-9 ans. De fait,les historiens ont montré que, pendant laphase d’expansion de ces cycles (qui ontrythmé les économies industrielles jusqu’à laSeconde guerre mondiale), les profits (et lesinvestissements) des entreprises augmen-taient plus rapidement que les salaires, puisil s’ensuivait une crise de surinvestissementet surproduction, enfin une dépression aucours de laquelle se produisaient les phéno-mènes inverses à ceux de la phase d’expan-sion (Asselain, 1985)3.

Ainsi, dès le début du XIXe siècle, les éco-nomistes classiques se divisent à propos dumarché du travail tout en convenant, plus oumoins, d’une certaine inégalité de la relationsalariale. Les uns, majoritaires, s’inscriventdans la logique de Say et font confi ance aucaractère autorégulateur des marchés. Lesautres, à l’instar de Sismondi, prônent uneintervention publique plus ou moins radicale.

Avec la rupture épistémologique de la « révo-lution marginaliste » (ou néoclassique), l’ap-proche des classiques se trouve modifi ée. Leraisonnement à la marge, avec les notionsd’utilité marginale et de coût marginal, a per-mis de représenter de manière beaucoup plusfine et formalisée les mécanismes de marchéet a ouvert la voie à tous les calculs d’opti-misation économique. C’est ce qui a fait laforce du courant néoclassique, bien que sesdéductions normatives restent souvent trèscontroversées.

Le modèle néoclassiquede référenceL’économie néoclassique représente commu-nément un marché (d’un bien, d’un service,ou d’un facteur de production tel le travail)par une croix de Saint-André dans un repèreorthonormé, symbolisant ainsi la confron-tation de l’offre et de la demande. C’est leschéma de base de la construction néoclas-sique (schéma 1).

Les deux segments de droite (en réalité descourbes) traduisent les comportements des

demandeurs et des offreurs (indépendam-ment les uns des autres) selon le prix unitaireproposé. La courbe de demande est décrois-sante : les quantités demandées (c’est-à-direachetées) augmentent quand le prix baisse.En revanche, la courbe d’offre est croissante :les quantités offertes (c’est-à-dire proposéesà la vente) augmentent quand le prix s’élève(car pour les producteurs, il devient ainsi deplus en plus rentable et profitable de pro-duire). Le point d’intersection représente leprix (en ordonné) qui permet d’équilibrer lesquantités offertes et demandées (en abscisse).Ce schéma repose sur de nombreuses hypo-thèses que l’on ne présentera pas, sauf une,tellement implicite qu’elle n’est pas men-tionnée dans les manuels de microéconomie4

parmi les conditions définissant une concur-rence pure et parfaite : les courbes traduisentle fait que les demandeurs et les offreursoptimisent leurs choix et donc, pour ce faire,sont parfaitement libres et autonomes.

Examinons successivement comment sontdéterminées l’offre et la demande globales detravail, sachant que la théorie de l’offre estbeaucoup plus controversée que celle de lademande.

La théorie de l’offre de travailL’offre individuelle, c’est-à-dire le nombred’heures de travail qu’un ménage est disposéà fournir pour un taux de salaire donné, cor-respond à l’optimisation de l’utilisation deson temps. Il travaillera jusqu’au point oùl’utilité marginale de son travail – qui tra-duit la satisfaction, assimilable dans le casdu travail à la rémunération, apportée par ladernière unité de travail fournie – tend à êtresurpassée par sa désutilité marginale – lecoût de l’effort. Intuitivement, on comprendque les premières heures de travail revêtentune grande utilité pour un ménage car, grâceau revenu ainsi acquis, elles lui permettentde satisfaire ses besoins les plus prioritaires.Cependant, au fur et à mesure que les heuresde travail augmentent et que les besoins lesplus impérieux se couvrent, l’utilité addi-tionnelle de chaque nouvelle heure de travail

[3] Les historiens ontégalement montré que

le taux de salaire réelaugmentait en phasede dépression (du fait

de la baisse des prixdes biens) et souvent

davantage au XIXe siècleque pendant la phase

d’expansion, alorsmême que le chômage

progressait. Cela, en despériodes où les coalitions

étaient interdites etl’intervention publique

inexistante (Asselain,1985).

[4] La microéconomie– qui est d’essencenéoclassique – est

considérée comme le« noyau dur » de la

science économique ;un noyau relativement

stable et moinscontroversé que la

macroéconomie. Lepoint de départ dela microéconomie

est l’analyse descomportements

individuels des agentséconomiques qu’elles’applique ensuite à

agréger pour en déduiredes phénomènes

globaux.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 8

diminue. Simultanément, plus les heures detravail s’accumulent, plus la désutilité (i.e. lecoût) de chaque heure additionnelle s’élève.Un ménage rationnel continuera à travaillertant que l’utilité additionnelle d’une heure detravail en plus reste supérieure à sa désutilitéet, une fois l’égalité atteinte, il s’arrêtera. Celadit, ces fonctions d’utilité et de désutilité sontinfluencées par de nombreux paramètres. Enparticulier, celle d’utilité du travail dépenddu taux de rémunération et des satisfactionsnon monétaires qui peuvent être retirées dutravail. Celle de désutilité du travail dépendde sa pénibilité et du coût d’opportunité queconstitue l’utilité, elle-même, du temps libresacrifi é.

Cette théorie de l’offre individuelle de travail,développée en 1872 par Stanley Jevons, estaujourd’hui présentée comme un cas particu-lier d’application de la théorie des choix duconsommateur, avec utilisation des courbesd’indifférence : c’est le modèle d’arbitragetravail / loisir (cf. encadré)

Quant à l’offre globale de travail sur le mar-ché, elle correspond à une simple agrégationadditive des offres individuelles des ménages.

La théorie de la demande de travail

La demande individuelle de travail par uneentreprise concurrentielle correspond à lacourbe de productivité marginale en valeurdu travail en son sein. Cette productivité mar-ginale est décroissante au-delà d’un certain

LE MODÈLELE MODÈLED’D’ARBITRAGEARBITRAGETRATRAVVAIL/LAIL/LOISIROISIRIl sIl s’agit, pour l’agit, pour le ménage, d’arbitre ménage, d’arbitrer son ter son tempsemps

disponibldisponible entre entre deux biens : le deux biens : le le loisir (prisoisir (pris

au sens de tau sens de temps libremps libre) et le) et le re reevvenu (tirenu (tiré dué du

trtravavail). La seulail). La seule diffe différérencence ave avec lec le modèle modèlee

générgénéral d’arbitral d’arbitrage esage est que lt que l’un des biens, l’un des biens, lee

lloisiroisir, n’es, n’est pas illimitt pas illimité en quantité en quantité, mais esé, mais estt

borné par lborné par l’unit’unité de té de temps dont on se premps dont on se proposeopose

d’étudier ld’étudier l’empl’emploi : on ne peut proi : on ne peut prendrendre pluse plus

de 24 heurde 24 heures de les de loisir (de non-troisir (de non-travavail) par jourail) par jour,,

plus de 7 jourplus de 7 jours par semaine, ou encs par semaine, ou encorore plus dee plus de

365 jour365 jours par an ! Le ménage ess par an ! Le ménage est donc ct donc censéensé

maximiser lmaximiser l’utilit’utilité de son emplé de son emploi du toi du temps,emps,

entrentre le le re reevvenu et lenu et le le loisiroisir, c, comptompte te tenu duenu du

ttaux de raux de rémunérémunération de son tation de son temps de tremps de travavailail

(on suppose par c(on suppose par commoditommodité que cé que ce tre travavail esail estt

uniquement salarié).uniquement salarié).

La fLa forme de la corme de la courbe d’offrourbe d’offre individuelle individuelle dee de

trtravavail esail estt a prioria priori indétindéterminée cerminée car jouentar jouent

deux phénomènes de sens cdeux phénomènes de sens controntrairaire. En effe. En effet,et,

une augmentune augmentation du tation du taux de salairaux de salaire a poure a pour

cconséquenconséquence de re de rendrendre plus cher le plus cher le biene bien

lloisir : loisir : le salaire salaire que le que l’on abandonne en ne’on abandonne en ne

trtravavaillant pas, donc en praillant pas, donc en prenant du lenant du loisiroisir,,

ss’él’élèèvve. Et quand le. Et quand le prix d’un bien se prix d’un bien s’él’élèèvve,e,

lles quantites quantités demandées diminuent tés demandées diminuent toutouteses

choses égalchoses égales par ailles par ailleureurs. C’ess. C’est ct ce que le que l’on’on

appellappelle le l’’effet de substitutioneffet de substitution. Or. Or, pr, précisément,écisément,

lles choses ne res choses ne resesttent pas égalent pas égales, ces, carar

ll’augment’augmentation du tation du taux de salairaux de salaire entre entraîne unaîne un

rreevvenu plus élenu plus éleevvé et donc permet d’acheté et donc permet d’acheterer

davdavantantage de tage de temps de lemps de loisir : c’esoisir : c’estt l’effet del’effet derevenurevenu.. A prioriA priori, on ne peut sav, on ne peut savoir loir lequel de cequel de ceses

deux effdeux effets lets l’emport’emporte sur le sur l’autr’autre et donc quele et donc quel

sersera la le re résultésultat glat global. Celui-ci dépend de laobal. Celui-ci dépend de la

fforme des corme des courbes d’indiffourbes d’indifférérencence, c’ese, c’est-à-dirt-à-diree

des prdes préféférérencences de chaque ménage.es de chaque ménage.

Cependant, sur la base d’étudesCependant, sur la base d’études

eexpérimentxpérimentalales, une majorites, une majorité d’écé d’économisonomistteses

cconsidèronsidère que ce que cettette ce courbe d’offrourbe d’offre individuelle individuellee

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d’un cd’un certertain nivain niveau, décreau, décroît.oît.

La fLa forme de corme de cettette ce courbe d’offrourbe d’offre individuelle individuellee

de trde travavail a étail a été tré très débattue hisès débattue histtoriquement etoriquement et

rresestte ence encorore ce controntroovverersée aujoursée aujourd’hui.d’hui.

Jean VercherandJean Vercherand

ZOOM

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LES SPÉCIFICITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL ET LEURS CONSÉQUENCES 9

niveau d’emploi de facteur. Si ce phénomènene jouait pas, chaque entreprise aurait inté-rêt à accroître indéfiniment sa taille, si bienque l’on aboutirait dans tous les secteurs del’économie à une seule entreprise, en mono-pole sur chaque marché, ce qui ne correspondpas à la réalité.

Aussi, une entreprise augmentera la quan-tité engagée de facteur de production, parexemple de travail, tant que le produit addi-tionnel permis par chaque unité supplémen-taire de facteur reste supérieur à son coût.

On montre plus précisément en microéco-nomie que la courbe de demande de travaild’une entreprise est la réciproque de sacourbe d’offre de biens, puisque les deuxcourbes sont issues d’une même fonctionde production, qui relie la quantité produiteà la quantité de facteurs employée. Ensuite,chaque entreprise ajuste son offre de biens(donc sa demande de travail) en fonction del’évolution au fil du temps de la demande deses clients.

Quant à la demande globale de travail,elle correspond à l’agrégation (plus com-plexe qu’un simple processus additif) desdemandes individuelles de toutes les entre-prises. Au total, la demande de travail dansune économie découle à long terme, de lademande globale de biens5, via la producti-vité du travail au sein des entreprises.

L’équilibre du marché du travailet ses distorsions

La confrontation de ces courbes d’offre et dedemande de travail détermine à l’équilibre untaux de salaire et un volume de travail jugésoptimaux : les quantités de travail demandéespar les entreprises sont exactement égales àcelles offertes par l’ensemble des individussouhaitant travailler. Dans ces conditions, lechômage involontaire ne devrait pas exister.

Ainsi, une contraction de la demande globaleen biens finaux se répercutera sur la demandede travail et un nouvel équilibre sera trouvéavec un taux de salaire plus faible permettantà nouveau d’égaliser les quantités offertes et

les quantités demandées de travail. Un pro-cessus inverse jouera dans le cas d’une exten-sion de la demande de travail.

Le chômage involontaire ne peut donc pro-venir que d’influences perturbatrices empê-chant la flexibilité du taux de salaire etne permettant pas d’égaliser les quantitésoffertes et demandées de travail. Deux typesd’influences sont plus particulièrementsignalés :

• Les syndicats, en exigeant des salaires plusélevés (supérieurs au taux d’équilibre, sinonleur action dans ce sens n’aurait aucun inté-rêt), ou bien en s’opposant à une baisse dutaux de salaire quand la demande globale debiens se contracte, engendreront une distor-sion entre les quantités offertes et deman-dées, c’est-à-dire du chômage.

• L’État, enfin, en instaurant un salaire mini-mum ou des minima salariaux6 (supérieurségalement au taux d’équilibre, sinon celan’aurait pas davantage de sens), engendrerainévitablement un certain chômage, corres-pondant au segment GH sur le schéma 1.

1. Le modèle néoclassique du marché du travail : équilibre et chômage

Taux de salaire (w)

w

we

0 LO

LD

Volume de travail (L)

O

D

E

G H

Chômage

Les critiques de KeynesDès les premières pages de la Théorie géné-rale, Keynes examine les fondements néoclas-siques du marché du travail. Il en acceptela théorie de la demande basée sur la pro-ductivité marginale mais en rejette celle de

[5] Sur longue période,l’investissement,

lissé de ses variationsconjoncturelles,représente une

proportion relativementconstante de la

consommation (ceconstat fait partie

des « faits stylisés » de l’économie). Aussi,

sur longue période,on peut dire que c’est

la dynamique de laconsommation qui

imprime l’évolution dela demande globale de

biens (de consommationet d’investissement).

[6] Les minimasalariaux sont inclusdans les conventions

collectives, lesquellessont conclues au départ,

par les syndicatsreprésentatifs d’une

branche professionnelle.L’État peut étendre

ensuite ces conventionsà toutes les entreprises

de la branche par arrêtéministériel (procédurede l’extension). Il peutégalement les étendre

à d’autres branches quien étaient jusque-là

dépourvues (procédurede l’élargissement).

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 10

l’offre. Tout d’abord, il lui paraît totalement improbable que les syndicats puissent être la cause du chômage. Ensuite, il considère que les individus ne sont pas à même d’optimiser leurs choix en matière d’offre de travail en raison d’une imperfection de l’information : quand les individus concluent leur contrat de travail ex ante, ils ne peuvent pas connaître le taux de salaire réel qu’ils percevront ex post (du fait d’une infl ation peu prévisible) ; et donc, ils ne peuvent souscrire ex ante à une offre optimale de travail.

Le volume global de travail engagé ne pou-vant correspondre aux offres optimales des individus, Keynes le déduit de la demande globale de biens en amont. Or, l’incertitude, qui entoure les décisions des agents en matière de demande de consommation et, sur-tout, d’investissement, fait qu’une situation de sous-emploi peut perdurer en cas d’anti-cipations pessimistes de leur part. Keynes rejette également la loi de Say en considérant que nul n’oblige les agents à dépenser leurs revenus et que l’épargne a une utilité en tant que telle. Aussi préconise-t-il des politiques d’expansion monétaire et budgétaire pour combattre le chômage (taux d’intérêt bas et dépenses publiques accrues).

Les efforts d’amélioration du modèle néoclassique de base

Les différentes hypothèses relâchées

Naturellement, les économistes sont conscients des insuffi sances du modèle néo-classique de base du marché du travail. De nouvelles représentations théoriques ont été développées à partir d’un relâchement des hypothèses défi nissant la concurrence pure et parfaite. Les nouvelles analyses microé-conomiques du marché du travail proposent des explications au chômage persistant, en identifi ant des rigidités endogènes au fonc-tionnement du marché.

• Le relâchement de l’hypothèse d’atomicité7 des acteurs a conduit aux théories du monop-sone et du monopole bilatéral. (cf. zoom p. 11).

• L’hétérogénéité du facteur travail est à la source des théories sur les imperfections d’appariement8, sur la segmentation du mar-ché du travail9.

• L’information imparfaite ou asymétrique a débouché sur une vaste production scien-tifi que avec les théories des contrats impli-cites, des salaires d’effi cience, des salaires de réservation (prospection d’emploi), des négo-ciations salariales (cf. zoom p. 12).

• Les coûts de fonctionnement des marchés inspirent directement la théorie des « coûts d’étiquette » appliquée aux salaires : les rup-tures de contrat induisent des coûts pour l’entreprise ; en effet, un salarié qui a de l’an-cienneté est généralement plus productif, et l’entreprise a souvent investi dans sa forma-tion. Certains salariés sont donc en mesure d’imposer des rémunérations plus élevées que celles qui prévaudraient sur un marché concurrentiel, ce qui explique la persistance d’un certain niveau de chômage. La théorie de l’opposition insiders/outsiders peut être rattachée à cette catégorie de relâchement d’hypothèse : les salariés en poste peuvent contrer la concurrence de ceux qui seraient à même de les remplacer à des conditions de rémunération plus intéressantes pour l’employeur.

Ces nouvelles approches peuvent combiner plusieurs relâchements d’hypothèses. Elles peuvent également donner lieu à des déve-loppements hétérodoxes qui se situent hors du postulat néoclassique de rationalité indi-viduelle et de la démarche d’individualisme méthodologique (cf. certaines théories de la segmentation du marché du travail ou des négociations salariales).

Sans entrer dans les détails, ces théories ne permettent pas de comprendre la variation du chômage au cours du temps et en par-ticulier l’apparition et la persistance d’un chômage de masse à partir de la fi n des années 1970. La plupart des économistes qui ont réalisé des synthèses de ces modèles en conviennent.

[7] L’atomicité d’un marché désigne la présence d’un grand nombre d’offreurs et de demandeurs, de telle sorte que personne ne puisse avoir une infl uence sur les prix.

[8] Sur ce point, voir dans ce même numéro la contribution de Guillemette de Larquier, pp. 22-28.

[9] Sur ce point, voir dans ce même numéro la contribution d’Aline Valette-Wursthen, pp. 36-42.

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LES SPÉCIFICITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL ET LEURS CONSÉQUENCES 11

Les modèles de négociations salariales

Dans le prolongement des travaux de J.-T.Dunlop (1944), le courant néoclassique abeaucoup développé l’analyse économiquedes syndicats et des négociations collectives.En général, le syndicat est censé maximiserpour ses adhérents une fonction d’objectifsportant sur le niveau du salaire et sur celuide l’emploi (la durée du travail étant unedonnée institutionnelle exogène). Il s’agit derechercher (de négocier) l’arbitrage optimalentre le salaire et l’emploi.

En réalité, le mouvement ouvrier n’a jamaisconsidéré, historiquement, que le niveau dessalaires était contradictoire avec l’emploiet qu’il devait arbitrer entre les deux. D’ail-leurs, comment les salariés auraient-ils pupoursuivre, depuis deux siècles, des grèvesrécurrentes pour obtenir des augmenta-tions de salaires tout en s’accommodant dufait qu’une partie d’entre eux se retrouve auchômage une fois satisfaction obtenue ? Enrevanche, le mouvement ouvrier a revendiquéune réduction de la durée du travail pour, tout

à la fois, hausser les salaires et combattre lechômage.

Deux grandes questionsde régulation :salaires et durée du travailUne offre de travail contrainte

La faille du modèle néoclassique est sa repré-sentation théorique de l’offre de travail. Sichaque individu est libre de louer sa forcede travail sur le marché – on n’est pas enrégime de travail forcé ! – ce n’est pas pourautant qu’il sera en mesure d’optimiser (endurée et en intensité) le volume de travailqu’il devra fournir. Cela, en raison de l’asy-métrie de rapport de force qui prévaut sur lemarché du travail, comme en ont convenu lesjuristes et certains économistes classiques.La plupart des salariés sont placés devantle dilemme suivant : accepter les exigencesde l’employeur ou bien les refuser et quitter

MONOPSONEMONOPSONEET MONOPOLE BILET MONOPOLE BILAATÉRALTÉRALLa théorie du monopsone décrit une entrLa théorie du monopsone décrit une entrepriseeprise

en cen concurroncurrencence parfe parfaitaite sur le sur le mare marché de sonché de son

prproduit, mais en en situation de monopsoneoduit, mais en en situation de monopsone

(unique achet(unique acheteur) sur leur) sur le mare marché du trché du travavail :ail :

c’esc’est lt l’unique empl’unique emplooyyeur d’un baseur d’un bassin d’emplsin d’emploioi

donné. Pdonné. Par sa demande, ellar sa demande, elle infle influencuence donc le donc lee

salairsalaire. Le monopole. Le monopole bilate bilatéréral cal corrorrespond à laespond à la

situation où un seul achetsituation où un seul acheteur eseur est ct confronfrontonté àé à

un seul vun seul vendeurendeur, par e, par exxemplemple un syndice un syndicat quiat qui

eexxererccererait un monopolait un monopole sur la fe sur la fourniturourniture dee de

trtravavail (donc sur lail (donc sur les embauches).es embauches).

PPour maximiser son prour maximiser son profiofit, lt, le monopsone ae monopsone a

intintérérêt à êtrêt à être « malthusien » dans le « malthusien » dans l’empl’emploioi

du fdu factacteur et donc à fieur et donc à fixxer un niver un niveau d’empleau d’emploioi

infinférieur à cérieur à celui qui relui qui résultésultererait d’un équilibrait d’un équilibree

cconcurroncurrentiel. Ausentiel. Aussi, c’essi, c’est lt le seul ce seul cas vras vraimentaiment

rrececonnu dans la connu dans la consonstruction néoclastruction néoclassiquesique

où loù l’action des syndic’action des syndicats et lats et l’ins’insttaurauration deation de

salairsalaires minima peuves minima peuvent avent avoir un effoir un effet positif,et positif,

à la fà la fois sur lois sur les salaires salaires et sur les et sur le ve volume deolume de

ll’empl’emploi. Cependant, il seroi. Cependant, il serait irrait irréaliséalistte dee de

soutsoutenir qu’une tenir qu’une tellelle situation ese situation est dominantt dominantee

dans ldans l’éc’économie et que lonomie et que les syndices syndicats yats y

trtrouvouvereraient là laient là leur seuleur seule juse justifitificcation.ation.

Dans lDans le ce cas du monopolas du monopole bilate bilatéréral, lal, le re résultésultatat

des trdes transactions entransactions entre le les deux partieses deux parties

dépend de ldépend de leur reur rapport de fapport de fororcce ce ce qui le qui le re rendend

indétindéterminé.erminé.

Dans lDans les deux ces deux cas, las, l’absenc’absence de ce de concurroncurrencencee

sur lsur le mare marché du trché du travavail aboutit à un équilibrail aboutit à un équilibree

sous-optimal.sous-optimal.

Jean VercherandJean Vercherand

ZOOM

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 12

l’entreprise à leurs risques et périls. Même ledroit du travail – limitant le pouvoir de faitde l’employeur – a toujours reconnu que cedernier est « le maître des horloges ».

Certains économistes conviennent que lessalariés ne sont pas libres de leurs horairesde travail mais qu’ils ont néanmoins la possi-bilité de se rattraper, par exemple en partant

INFINFORMAORMATIONTIONIMPIMPARFARFAITE OU ASYMÉTRIQUEAITE OU ASYMÉTRIQUEDepuis lDepuis les années 1970, de nombres années 1970, de nombreuxeux

modèlmodèles théoriques intes théoriques intégrégrant lant les défes défaillancaillanceses

infinformationnellormationnelles de mares de marché ont étché ont étéé

dédévveleloppés.oppés.

Théorie de la prospection d’emploiThéorie de la prospection d’emploiet des salaires de réservationet des salaires de réservation

Dans lDans les modèles modèles de pres de prospection d’emplospection d’emploi,oi,

ll’asymétrie d’inf’asymétrie d’information esormation est en déft en défavaveureur

des salariés qui cdes salariés qui connaisonnaissent moins bien quesent moins bien que

lles emples emplooyyeureurs ls l’ét’état du marat du marché du trché du travavail etail et

lles salaires salaires pres pratiqués. Cheratiqués. Chercher un emplcher un emploioi

entrentraîne donc des caîne donc des coûts (en toûts (en temps et enemps et en

arargent). Esgent). Estimant sa prtimant sa propropre ve valaleur mareur marchande,chande,

un salarié run salarié resestterera en ra en recherecherche d’emplche d’emploi toi tantant

qu’il n’en aurqu’il n’en aura pas tra pas trouvouvé un cé un corrorrespondantespondant

à ses souhaits en matièrà ses souhaits en matière de re de rémunérémunérationation

(salair(salaire de re de réservéservation). Ces modèlation). Ces modèleses

eexpliquent lxpliquent l’e’exisxisttencence d’un chômage ve d’un chômage vololontontairairee

lié aux clié aux coûts de roûts de recherecherche d’emplche d’emploi subi paroi subi par

lles salariés.es salariés.

Théorie du salaire d’effiThéorie du salaire d’efficiencecience

Dans la théorie du salairDans la théorie du salaire d’effie d’efficienccience, ce, ce sonte sont

lles emples emplooyyeureurs qui pâtiss qui pâtissent d’un désavsent d’un désavantantageage

en matièren matière d’infe d’information : ils savormation : ils savent moinsent moins

bien que lbien que les salariés quelles salariés quelles sont les sont leureurss

aptitudesaptitudes ex anteex ante (risque de(risque de sélection adversesélection adverse))

et ils ne peuvet ils ne peuvent cent connaîtronnaître ou ée ou évvaluer enaluer en

permanencpermanence le leur niveur niveau d’effeau d’effort (ort (risque moralrisque moralouou aléa moralaléa moral). L). L’empl’emplooyyeur peut aleur peut alorors êtrs êtree

cconduit à vonduit à vererser des salairser des salaires plus éles plus éleevvés queés que

cceux de leux de l’équilibr’équilibre ce concurroncurrentiel pour attirentiel pour attirerer

lles meilles meilleureurs trs travavaillailleureurs (1) ou pour obts (1) ou pour obtenir unenir un

plus grplus grand nivand niveau d’effeau d’effort (2).ort (2).

Ces modèlCes modèles peuves peuvent eent expliquer diffxpliquer différérentsents

aspects des politiques salarialaspects des politiques salariales et, en théorie,es et, en théorie,

la rigiditla rigidité des salairé des salaires res réels et léels et le chômagee chômage

invinvololontontairaire. Cependant, ils sont tre. Cependant, ils sont très discutès discutés :és :

la cla cararottotte (le (le « sur-salaire « sur-salaire ») peut tre ») peut très bienès bien

êtrêtre re remplacemplacé par lé par le bâte bâton, c’eson, c’est-à-dirt-à-dire lae la

menacmenace de sanctions dive de sanctions divererses, pour obtses, pour obtenir lenir lee

même rmême résultésultat.at.

Théorie des contrats implicitesThéorie des contrats implicites

Dans cDans ces modèles modèles, les, l’imperf’imperfection deection de

ll’inf’information portormation porte sur la ce sur la conjoncturonjoncturee

écéconomique futuronomique future. Des ce. Des controntrats peuvats peuventent

portporter sur la garer sur la garantie des salairantie des salaires, ces, ce qui, le qui, lororss

des fldes fluctuations de luctuations de l’activit’activité, cé, conduit à desonduit à des

« sous-salair« sous-salaires » en phase d’ees » en phase d’expansion et àxpansion et à

des « sur-salairdes « sur-salaires » en phase de dépres » en phase de dépresession.sion.

Ainsi se trAinsi se trouvouvererait eait expliquée, sans trxpliquée, sans trop dérop dérogeroger

à la là la logique du modèlogique du modèle néoclase néoclassique de base,sique de base,

ll’apparition d’un chômage inv’apparition d’un chômage invololontontairaire ene en

phase de déprphase de dépresession. Cependant, lsion. Cependant, les ces controntratsats

peuvpeuvent portent porter sur la pérer sur la pérennitennité de lé de l’empl’emploioi

acacccompagnée d’une modulation des salairompagnée d’une modulation des salaires,es,

ou d’une garou d’une garantie de rantie de rémunérémunération moation moyyennantennant

un prun prélélèèvvement asement assursuranciel sur lanciel sur les salaires salaireses

afiafin d’indemniser ln d’indemniser le chômage en phase dee chômage en phase de

déprdépresession. Ces csion. Ces controntrats individuels peuvats individuels peuventent

ausaussi êtrsi être re repris à un nivepris à un niveau ceau collollectifectif. Ces. Ces

apprapproches théoriques permettoches théoriques permettent de rent de rendrendree

ccomptompte des politiques salariale des politiques salariales mais pases mais pas

vrvraiment de laiment de l’origine du chômage.’origine du chômage.

Jean VercherandJean Vercherand

(1) Une incertitude sur la qualité des biens conduit(1) Une incertitude sur la qualité des biens conduità un risque de sélection adà un risque de sélection advvererse : si l’emplose : si l’employyeureurprpropose le salairopose le salaire d’équilibre d’équilibre corre correspondant laespondant laprproductioductivité movité moyyenne des trenne des traavvailleurailleurs,s, les plusles plusprproductifs se roductifs se retiretirereront du maront du marché.ché. LL’emplo’employyeureura donc intéra donc intérêt à prêt à proposer une roposer une rémémunérunéraation plustion pluséleélevvée.ée.

(2) Un salair(2) Un salaire plus élee plus élevvé incite les salariés à pré incite les salariés à produiroduireeplus d’effplus d’efforts car cela augmente les coûts liés à laorts car cela augmente les coûts liés à laperte de l’emploi.perte de l’emploi.

ZOOM

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LES SPÉCIFICITÉS DU MARCHÉ DU TRAVAIL ET LEURS CONSÉQUENCES 13

à la retraite plus tôt ou en prenant des congéssans solde. Et donc, l’hypothèse d’optimisa-tion de l’offre de travail resterait pertinente.Observons, tout d’abord, que la prise decongés sans solde n’est pas sans risque pourle salarié : il peut perdre son emploi s’il passeoutre un refus de son employeur. Quoi qu’il ensoit, dirait-on d’un individu dont on rationne-rait l’alimentation pendant qu’il est en activitémais qu’on laisserait libre de manger à satiétéquand il est en repos qu’il optimise ses choixen matière d’alimentation ? Non évidemment !

En matière de représentation microécono-mique du marché du travail, cela signifi e :

– non seulement que les salariés ne sont pasen état d’optimiser leurs choix dans leur offrede travail

– mais, au contraire, que les employeurs sonten mesure de peser, au gré de leurs intérêts etdu rapport de force dont ils disposent (limitéprécisément par le droit), sur le volume detravail fourni, c’est-à-dire sur sa durée et surson intensité (cadences, pression mentale) ; etainsi, de peser sur les salaires.

L’offre de travail n’est donc pas autonomevis-à-vis de la demande mais subordonnée à celle-ci. C’est là, selon nous, la grande spécifi -cité du marché du travail qui le distingue fon-damentalement de tous les autres marchés.

Aussi, il est totalement erroné de représen-ter l’offre de travail salarié sous la formed’une courbe (cf. schéma 1). Une telle formede représentation présuppose que les indivi-dus sont à même d’optimiser leurs choix, enl’occurrence leur emploi du temps, en touteautonomie. D’ailleurs, si ces derniers optimi-saient leur offre de travail, comment expli-quer la conflictualité du marché, avec cesrevendications récurrentes sur les salaires etsur la durée du travail ?

Une asymétrie qui obligeà repenser la représentationdu marché du travail

L’asymétrie de rapport de force qui prévautsur le marché du travail et qui fait que les

employeurs sont en mesure de peser surl’offre de travail, donc sur les taux de salaire,oblige à repenser la façon dont fonctionne cemarché sur le plan microéconomique.

D’emblée, on entrevoit les raisons de cesrevendications sur les salaires et sur la duréedu travail, et pourquoi le législateur a étécontraint d’intervenir. À ce propos, notonscette contradiction majeure : depuis deuxsiècles, la théorie économique dominante n’ajamais validé l’idée que l’État doive inter-venir pour hausser les salaires et surtoutréduire la durée du travail alors qu’il s’agit làd’une histoire revendicative et d’interventionpublique récurrente sur cette même période.Si ces revendications avaient été une erreurd’appréciation du fonctionnement de l’éco-nomie comme, de fait, la théorie le considère,on peut penser que les salariés auraient étéconduits à y renoncer depuis longtemps, demême que le législateur10.

Le mouvement ouvrier a revendiqué de façonrécurrente une réduction de la durée du tra-vail pour une raison sociale (avoir du tempslibre pour profiter de la vie) mais surtoutpour deux raisons économiques :

– augmenter les salaires globaux et ainsi,régulariser le cycle économique dit deJuglar11. Cet objectif donne lieu à des grèvesoffensives pendant les phases d’expansion dece cycle (Perrot, 1973). Toutefois, après l’ins-tauration de la négociation collective, cetobjectif est remplacé par une stratégie plusdirecte sur les salaires pour les augmenter ;

– combattre le chômage car la productivitédu travail est jugée s’accroître plus rapide-ment, en certaines périodes, que la consom-mation. Cela signifie que la satisfaction dela demande de consommation, même enhausse au fil du temps, peut s’accompagnerd’un volume de travail en baisse. Cet objectifdonne principalement lieu à des campagnesd’opinion qui culminent lors des phases decroissance ralentie des fluctuations de longuepériode dites de Kondratieff12 : cf. les cam-pagnes en faveur de la journée de travail de10 heures dans la décennie 1840, de la journée

[10] Rappelons que lapremière hypothèse

de toute la scienceéconomique est celle derationalité des acteurs.Elle ne signifie pas que

les gens ne se trompentjamais mais qu’ils ne

peuvent pas reproduireindéfi niment lesmêmes erreurs.

[11] Le cycle économiquede Juglar (du nom de

l’économiste français quiles a particulièrementétudiés) a été constaté

dans les pays industrielsdurant le XIXe siècle et

première moitié du XXe. Sa durée moyenne est

de 8 à 9 ans. Il comporte4 phases : expansion,crise, dépression (ou

récession), reprise.

[12] Le cycle deKondratieff (du nom del’économiste russe qui

les a étudiés) s’étendsur une cinquantained’années. Il comporte

2 périodes, l’une decroissance vive, l’autrede croissance ralentie.

Selon l’économisteSchumpeter, ce

cycle serait dû à desinnovations majeuresaffectant l’économie.

Beaucoup d’économistespréfèrent parler

de fl uctuations delongue période dites

de Kondratieff, plutôtque de cycles, car le

caractère régulierdes fl uctuations est

discuté. Les périodesde croissance ralentie

reconnues généralementpar les historiens sont

les suivantes : 1815-1848,1873-1896, 1920-1945,

enfin depuis 1974.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 14

de 8 heures dans les décennies 1880-1890, dela semaine de 40 heures dans les années 1930et, enfin, d’une nouvelle réduction du tempsde travail dans les années 1980-1990, débou-chant en France sur la semaine de 35 heures.

Ces deux objectifs syndicaux peuvent êtrevalidés sur le plan microéconomique moyen-nant la prise en considération de certaineshypothèses13.

***

Le marché du travail n’existe que parcequ’existe en amont une asymétrie dans lesdotations en facteurs de production pos-sédés par les individus. Certains, possé-dant capital et force de travail, disposentd’une autonomie économique en tant queproducteurs indépendants ou producteursemployeurs. D’autres, dépourvus de capital,

sont contraints, pour vivre, de vendre leurforce de travail à des employeurs dont ilsdépendent économiquement. Le travail estdonc un marché au sein duquel le rapport deforce entre les parties est fondamentalementasymétrique, d’où sa confl ictualité intrin-sèque. Dès lors, l’action syndicale et politiquedes travailleurs salariés peut être vue commeune recherche collective et tâtonnante pouroptimiser leur activité productive – optimisa-tion que leur condition de dépendance écono-mique sur le marché du travail ne leur permetpas d’atteindre spontanément et individuel-lement. Quant au législateur, il s’est employéà réduire, tant bien que mal, cette « questionsociale » en agissant sur les salaires maisaussi sur la durée du travail.

[13] Voir pour cela :Vercherand J. (2006) ;ou bien, pour uneprésentation plusconcise dans le cadred’un cours de micro-macro économie :Vercherand J. (2004).

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POUR EN SAVOIR PLUS

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LE TRAVAIL-MARCHANDISE : UNE « FICTION » ALIÉNANTE ET ÉMANCIPATRICE15

Le travail-marchandise :une « fi ction » ?L’expression de « marché du travail » estentrée dans le langage courant. Elle sous-entend que le travail est un bien qui s’échangesur un marché. Mais qu’est-ce à dire ? Onse convaincra facilement qu’il y a quantité

d’autres façons de penser le travail : c’estd’abord une activité productive ; il confèreun statut social ; il est éventuellement peine,mais aussi accomplissement de soi… Quelsens donner alors à sa représentation commemarchandise ?

La question relève de la théorie économique ;elle est aussi morale. Car comment disso-cier le travail de la personne qui le porte, le« travailleur » ? La théorie du travail-mar-chandise adoptée par l’économie politiqueanglaise au début du XIXe siècle ne nousramène-t-elle pas à l’esclavage, c’est-à-dire àune « choséification » de l’homme, juridique-ment réduit au rang de bien mobilier commele posait le Code noir promulgué en 1685 parLouis XIV pour régir les « esclaves nègres

Si le terme de « marché du travail » laisse entendre que le travail est, comme les biens et ser-vices, une marchandise soumise aux lois de l’offre et de la demande, il s’agit d’une marchan-dise bien particulière : considéré comme une « peine » par les économistes, le travail est aussi synonyme de réalisation de soi et d’intégration sociale dans les sociétés contemporaines ; mais surtout, il est difficilement dissociable de la personne qui l’accomplit. François Vatin ana-lyse comment il a néanmoins pu être représenté comme une marchandise, notamment à la suite de la distinction de Marx entre le « travail » et la « force de travail ». Cette représentation est pour l’auteur une fiction aliénante – dans le sillage de la théorie de Marx – mais également émancipatrice, dans la mesure où la possibilité de vendre son travail au plus offrant, de façon impersonnelle, permet d’échapper à des formes sujétion plus dures.

Problèmes économiques

FRANÇOIS VATIN

Professeur de sociologie à l’Université Paris-Ouest-Nanterre-La DéfenseChercheur au laboratoire « Institutions et dynamiques historiques de l’économie », UMR CNRS 8533

Le travail-marchandise :une « fiction » aliénante et émancipatrice

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 16

de l’Amérique » ? Cette question a été poséeen 1840 par un économiste français, EugèneBuret (1810-1842) : « L’économie politique n’avu dans le salaire qu’une valeur d’échange,une marchandise dont le prix, comme celuide toutes les autres, se règle par le rapport del’offre et de la demande. Suivant cette théorie,le travail est considéré abstraitement commeune chose, et l’économiste qui étudie lesvariations de l’offre et de la demande, oublieque la vie, la santé, la moralité de plusieursmillions d’hommes sont engagées dans laquestion (…). La théorie du travail marchan-dise n’est-elle autre chose qu’une théorie deservitude déguisée ? »1. Mais Buret déclaraitcette théorie fausse, car pour lui, le travailn’avait pas les propriétés caractéristiquesd’une marchandise : « La valeur du travail estcomplètement détruite, s’il n’est pas vendu àchaque instant. Le travail n’est susceptible nid’accumulation, ni même d’épargne, à la dif-férence des véritables marchandises. Le tra-vail c’est la vie, et si la vie ne s’échange paschaque jour contre des aliments, elle souffreet périt bientôt. Pour que la vie de l’hommesoit une marchandise, il faut donc admettrel’esclavage »2.

La distinction marxienne entre« travail » et « force de travail »Marx a cherché pendant vingt ans une solu-tion aux questions léguées par Buret3 : com-ment penser l’existence d’un marché d’unbien aussi insaisissable ? Comment conce-voir une marchandise-travail dissociée de lapersonne du travailleur ? Comment défi nirla forme propre d’assujettissement des tra-vailleurs dans la société capitaliste qui ladistingue des formes antérieures (esclavage,servage) ? La solution de Marx, formulée dansun article en 1865, puis développée dans lelivre premier du Capital en 1867, repose surune distinction subtile entre deux notions : letravail, proprement dit, qui est l’action pro-ductive du travailleur, c’est-à-dire l’actioncréatrice de valeur, et la « force » ou « puis-sance » de travail qui est la marchandise faus-sement dénommée « travail » par l’économie

politique4. Ce que l’employeur achète n’estselon lui qu’une potentialité de travail,qu’une promesse de travail en quelque sorte.L’ouvrier, qui vend ce travail en puissance,perd tout droit sur son produit ; c’est pour-quoi il s’« aliène ». Ce régime salarial est pourMarx un progrès par rapport aux formes pré-capitalistes (esclavage, servage), qui étaientfondées sur une sujétion personnelle dutravailleur à son maître. Mais elle permet àl’employeur capitaliste de bénéfi cier, commeil en était pour le propriétaire d’esclaves ou leseigneur médiéval, d’un surplus économique(d’une « plus-value ») prélevé sur le travaildes ouvriers. En effet, la valeur produite parla force de travail est supérieure à sa proprevaleur, qui correspond, pour Marx, au coût desa « reproduction » (c’est-à-dire au coût desbiens nécessaires à la vie matérielle et socialede l’ouvrier et de sa famille). En achetant la« force de travail », le capitaliste a acheté la« poule aux œufs d’or » : une marchandise quiproduit du travail, et donc, de la valeur.

Une analyse conciliableavec les théories libéralesdu travail-marchandise

La solution de Marx est élégante. Elle permetde tenir en tension les dimensions marchandeet non-marchande du travail dans la sociétécapitaliste et de saisir la forme particulièrede sujétion du travailleur dans cette société :une sujétion limitée par sa liberté mar-chande, celle de vendre sa « force de travail »au plus offrant. Sans doute Marx montre, àla suite de Buret, mais aussi d’Adam Smithqui, dès 1776, soulignait ce point dans sesRecherches sur la nature et les causes de larichesse des nations, que le marché du tra-vail est dissymétrique, car le travailleur estforcé de vendre sa force de travail chaquejour pour survivre, alors que le capitalistedispose de réserves. Pourtant, il prend ausérieux la dimension libérale du salariat, quile distingue des formes précapitalistes d’as-sujettissement : soit son caractère imperson-nel (« [le travailleur] n’appartient pas à tel

[1] Buret E. (1841), Dela misère des classeslaborieuses en France eten Angleterre, reprint,Paris, Edhis, p. 43.

[2] Ibid., p. 49-50.

[3] Cf. Marx K.,Manuscrits de 1844,Paris, GF-Flammarion,1996.

[4] Marx K. (1865),« Salaire, prix et plus-value », Le capital, livre 1(1867), in Marx K. (1965),Œuvres, Economie, tome1, Paris, Gallimard.

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LE TRAVAIL-MARCHANDISE : UNE « FICTION » ALIÉNANTE ET ÉMANCIPATRICE 17

bourgeois ; il appartient à la bourgeoisie, à laclasse des bourgeois »5) et sa limitation spa-tio-temporelle (il insiste beaucoup notam-ment sur la limitation temporelle du contratde travail). En ce sens, sa théorie du salariatconverge avec celle qu’élaborent, parallè-lement, des auteurs libéraux tel, en 1858,Jean-Gustave Courcelle-Seneuil : « Le contratde prestation de travail n’établit entre ceuxqui y concourent qu’une dépendance limitéepar l’usage et temporaire puisqu’à la fi n ducontrat, chacun d’eux se trouve libre d’obliga-tion et civilement égal à l’autre. Si les mœursn’ont pas accepté cette notion, c’est parceque nous sommes peu éloignés d’un tempsoù les relations de maître à serviteur étaientdéterminées, non par un contrat, mais par unarrangement d’autorité durable qui impri-mait en quelque sorte un caractère au servi-teur et à celui qui recevait ses services »6.

La distinction opérée par Marx entre le tra-vail-activité et le travail-marchandise consti-tue une clarification conceptuelle importante,qui tranche avec l’usage souvent ambigu dumot « travail » par l’économie politique toutau long du XIXe siècle. Il est suggestif de noterà cet égard qu’à la fin du XIXe siècle, certainsauteurs libéraux ont repris à leur comptel’expression marxienne de force de travail. Le discours moderne de gestion a développéun vocable similaire : celui de « ressourceshumaines ». Après avoir longtemps pensé,dans la filiation de la théorie de l’équilibregénéral de Léon Walras, qu’ils pouvaient sedispenser d’analyser le travail en acte (tâchelaissée aux psychologues, aux sociologuesou aux gestionnaires), pour se consacrer auseul moment marchand, les économistes ontrécemment redécouvert le problème. Dans lathéorie économique contemporaine dite « del’agence », il se formule en termes d’«  aléamoral » : l’employeur ne peut connaître ex-ante la quantité et la qualité du travail quisera fourni par le travailleur. Le travail enacte n’est donc pas réductible au bien vendusur le marché. La théorie du « salaire d’effi -cience », énoncée en 1974 par Janet L. Yellen,montre que l’employeur peut avoir intérêt à

payer le travail ex ante (il faudrait mieux direla « force de travail ») à un prix supérieur auprix d’équilibre pour inciter le travailleur àfournir plus de travail ex post.7

Les critiques des conceptionsmarxiennes et libérales

Le concept marxien de « force de travail »,issu de la critique par Buret du « travail-marchandise » apparaît donc in fi ne solubledans la théorie libérale du marché du tra-vail. Ce constat peut justifier la critique queKarl Polanyi faisait en 1944, dans La grandetransformation, de la théorie de Marx, dontil jugeait qu’il « adhérait trop étroitement àRicardo et aux traditions de l’économie libé-rale8 ». Dans cet ouvrage, Polanyi dénonce lecaractère délétère d’une soumission totalede la société à un « marché autorégulateur »,c’est-à-dire où, non seulement les biens, maisaussi les « facteurs de production », sont trai-tés comme des marchandises. Or, pour lui, lesfacteurs de production (le travail, la terre etla monnaie), qui ne sont pas produits pourle marché, ne sont que des « marchandisesfictives ». Si on le suit – et il rejoint Buret,par-delà Marx –, il n’y aurait donc pas de« marché du travail ».

Quelques années plus tôt, John MaynardKeynes avait développé une thèse conver-gente dans sa Théorie générale de l’emploi,de l’intérêt et de la monnaie9. Il reproche aux« classiques » (ce qui désigne pour lui tous leséconomistes, de Ricardo à Walras et à leursdisciples contemporains) d’admettre que lesalaire résulte d’un équilibre sur le marchédu travail entre l’offre des travailleurs et lademande des employeurs. De ce fait, un chô-mage involontaire de masse pérenne seraitimpossible ; il ne pourrait exister que du chô-mage frictionnel (passager) ou « volontaire »(retrait du marché du travail). Mais, nousexplique-t-il, ce marché n’existe pas, car letravailleur n’est pas en mesure de négocierson salaire « réel » (son pouvoir d’achat) ;il ne négocie qu’un « salaire nominal » (sonmontant monétaire). Les entreprises peuvent

[5] Marx K. (1845),« Travail salarié et

capital », in Œuvres,

op. cit., p. 199-232.

[6] Courcelle-SeneuilJ.-G. (1858), Traité

théorique et pratiqued’économie politique,

Paris, Guillaumin,t. II, p. 130. Cet auteur

s’inspirait d’un passagedu troisième volume

(1839) de la Démocratieen Amérique d’Alexis de

Tocqueville.

[7] Voir Perrot A. (1992),Les nouvelles théoriesdu marché du travail, Paris, La Découverte.Sur la redécouverte

par les économistes del’économie du travail

en acte, voir Berthe B.(2001), L’effort au travail,

Rennes, PUR.

[8] Polanyi K. (1944), Lagrande transformation,

Paris, Gallimard, 1983,p. 173.

[9] Keynes J.-M. (1936),Théorie générale de

l’emploi, de l’intérêt etde la monnaie, Paris,

Payot, 1969.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 18

en effet récupérer par une hausse des prix lesaugmentations nominales de salaire concé-dées. Le niveau de l’emploi (et donc du chô-mage) n’est pas déterminé sur un « marchédu travail », inexistant, mais sur le marchédes biens qui détermine le besoin de main-d’œuvre. C’est pourquoi un équilibre éco-nomique sur le marché des biens peut setraduire par une situation de sous-emploidurable.

Les salaires sont-ilsdéterminés sur le marché ?Y a-t-il donc un « marché du travail » (ou de la« force de travail ») ? Autrement dit, le conceptde marché permet-il de comprendre com-ment se fixent les rémunérations salarialesou est-il totalement inadapté à cet effet ? Ilne faut probablement pas trancher entre cesdeux postures antagonistes. Une remarquede Keynes peut nous éclairer à cet égard. Ils’interroge en effet sur la « rigidité du salairenominal à la baisse »10. Autrement dit, pour-quoi les salariés qui acceptent de voir leursalaire réel (leur pouvoir d’achat) baisser parl’effet de l’inflation résistent-ils si on tente debaisser leur salaire nominal ? C’est, nous ditKeynes, qu’ils luttent alors pour le maintiende leur salaire « relatif », c’est-à-dire de leurniveau de rémunération en comparaison decelui d’autres travailleurs ou catégories detravailleurs. Si on suit Keynes, on voit que deslogiques marchandes locales peuvent êtrepuissantes, sans que, pour autant, la régula-tion d’ensemble de la société salariale puisseêtre expliquée par le modèle marchand.

Des salaires soumis à des logiquesmarchandes et non-marchandesConcrètement, il serait infondé de ne pasreconnaître l’effectivité de pures logiquesmarchandes dans certaines confi gurations ousegments du « marché du travail ». Ainsi, destensions sur le marché (rareté d’un certaintype de qualifications) peuvent-elles entraî-ner une hausse des salaires dans certains

secteurs, comme il en fut des informaticiensdans les années 1970-1980. L’attrait consé-cutif pour ces professions entraîne un retourprogressif à une norme salariale plus géné-rale. De même, les différences de niveau desalaire expliquent pour une part la mobi-lité internationale de la main-d’œuvre. Maisd’autres logiques pèsent sur la déterminationdes salaires. On peut n’y voir que des « imper-fections du marché ». Une telle interprétationest toutefois trop restrictive.

De nombreux « marchés du travail » sont plusou moins « fermés », soit par des cadres régle-mentaires stricts (en France, par exemple,l’exercice de la médecine ou la détentiond’une licence de taxi), soit par dispositifs deprotection collective des travailleurs (ainsi,longtemps en France, les professions de doc-ker ou de typographe). Depuis Turgot, qui,en 1776, avait aboli les jurandes (les corpo-rations d’Ancien Régime), les penseurs libé-raux se sont attachés à dénoncer et à réduireces entraves au libre marché qui nuiraient àl’intérêt général11. La loi Le Chapelier adoptéeen 1791 fournissait une interprétation strictede ce principe de liberté du travail, associéau rejet de tout « corps intermédiaire » etautorisait, par exemple, le libre exercice dela médecine. Ce cas extrême montre la limitede l’idéal libéral : le patient peut-il, confor-mément au principe marchand, être consi-déré comme le juge exclusif de la compétencemédicale ?

De même, le recours aux réseaux, dont MarkGranovetter a montré l’importance sur le« marché du travail »12, montre que celui-ci nefonctionne pas conformément aux principesde la théorie économique, puisqu’il témoigneque l’information sur les emplois à pourvoircomme sur les compétences disponibles estlargement opaque. On comprend donc que,depuis le XIXe siècle, de nombreux pen-seurs libéraux aient promu des institutionsfacilitant la circulation des informations enmatière d’emplois. Ainsi, Joseph-Marie deGérando recommandait-il en 1839 la créa-tion, dans chaque ville, « d’une institution[publique] propre à diriger le placement et le

[10] Keynes J.-M. (1936),op. cit., p. 43.

[11] Turgot A. R. (1844),« Édit du Roi portantsuppression desjurandes », in Œuvres, Paris, Guillaumin, t. II,p. 302-316.

[12] Granovetter M.(1974), Getting a Job, Chicago, University ofChicago Press.

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LE TRAVAIL-MARCHANDISE : UNE « FICTION » ALIÉNANTE ET ÉMANCIPATRICE 19

classement des hommes de travail » à l’ins-tar des bureaux de placement qui existaientalors pour les domestiques, afi n que « l’équi-libre |soit] mieux établi entre la demande etl’offre du travail »13. De tels bureaux publicsseront effectivement créés en France dansl’entre-deux-guerres. Ils conduiront à lacréation en 1967 de l’Agence nationale pourl’emploi (ANPE), devenue Pôle emploi en 2008après sa fusion avec les Assedic.

Les logiques non marchandes,non réductiblesà des « imperfections de marché »

Faut-il interpréter l’existence de cadresréglementaires et de modalités non-mar-chandes d’appariement des travailleurs etdes emplois sur le mode négatif de l’« imper-fection » de marché ? C’est, à l’évidence,réducteur. Ainsi, un « libre marché » du soinmédical ne fournirait probablement pas unegarantie de qualité aux consommateurs, rela-tivement à ce service vital. Des institutionsde travail non-marchandes sont assurémentnécessaires à l’équilibre social. À certainségards, les entreprises elles-mêmes sont decelles-là. L’institution salariale n’est en effetque partiellement marchande. Les dispositifscontractuels, qui déterminent droits et obli-gations des parties dans la durée, comme lecontrat de travail, excèdent le principe dumarché, par nature ponctuel. C’est dans cetesprit qu’il faut prendre en considérationl’existence au sein des grandes entreprises de« marchés internes du travail », c’est-à-direde dispositifs d’appariement interne des tra-vailleurs et des emplois, associé à un principede « carrière » des travailleurs. Le recours au« marché interne » a des avantages et desinconvénients pour les deux parties, quilimitent ainsi l’espace des possibles, tout enréduisant les « coûts de transaction », c’est-à-dire des coûts du recours au marché, dontla présence explique, selon Richard Coase etOliver Williamson, l’existence de la fi rme14.

D’autres dimensions déterminant le niveaudes salaires ne relèvent clairement pas de

l’explication marchande. Il en est ainsi,notamment, de la référence à une norme desubsistance, dont on a vu qu’elle était consti-tutive de la théorie marxiste de la valeur dela force de travail. En France, la fi xation parl’État depuis 1950 du SMIG (salaire minimuminterprofessionnel garanti), devenu en  1970SMIC (salaire minimum interprofessionnelde croissance) témoigne d’une forte traditionde gestion politique du salaire. De même, lahiérarchie des salaires ne peut qu’en partieêtre expliquée par une logique marchande.Sans doute, la théorie du capital humaindéveloppée par Gary Becker en 1964 vise àramener l’explication de la hiérarchie sala-riale à un mécanisme marchand : le salairene serait que l’intérêt produit par un capitalhumain, composé des propriétés génétiquesdu travailleur, mais aussi des compétencesqu’il a acquises au cours de sa formation15. Mais cette théorie n’est pleinement explica-tive que si le travailleur a lui-même fi nancésa formation, outre simplement le temps qu’illui a consacré. Si le coût de la formation estpris en charge par la collectivité, comme c’estlargement le cas en France, le travailleur nesaurait revendiquer en totalité le produit decet investissement. On perçoit aisément que,au-delà de la question de l’investissementen formation, s’imprime, dans la hiérarchiesalariale, des valeurs sociales à l’œuvre rela-tives au « rang » des personnes. Le marchéest fondé sur un principe de « justice com-mutative » (« à chacun selon son dû ») ; la hié-rarchie salariale relève pour une part d’unprincipe de « justice distributive » (« à chacunselon son rang »). Ainsi que l’écrivait PierreNaville en 1956, « les “échelles de prestigeprofessionnel” ne sont pas dénuées de sens,mais il est trop évident que dans l’ensemble,elles reflètent le jugement social exprimé enhiérarchies et formes de revenus, c’est-à-direde consommation, de jouissance16 ».

La question va bien au-delà de la seule hié-rarchie des qualifications. Ainsi, il peutapparaître normal que le salaire soit, confor-mément à un principe de « carrière », indexésur l’ancienneté, et donc, de fait, corrélé

[13] Gérando (de)J.-M. (1839), De la

bienfaisance publique, Paris, t. 3, p. 311-314.

Quelques années plustard, en 1844, Gustavede Molinari proposait

plus explicitementl’instauration d’une

« bourse du travail »,à l’imitation de la bourse

du capital.

[14] Coase R. (1937), « Lanature de la fi rme »,

trad. Revue françaised’économie, II, hiver1987 ; Williamson O.

(1985), Les institutionsde l’économie, Paris,InterEditions, 1994.

[15] Becker G. (1964),Human Capital, Chicago,

University of ChicagoPress, 1993.

[16] Naville P. (1956), Essaisur la qualifi cation dutravail, Paris, Rivière,

p. 130.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 20

avec l’âge, comme il en est dans la fonctionpublique française. D’autres distinctionsde ce type, selon le sexe, voire la race, sontaujourd’hui clairement considérées comme« discriminatoires ». Elles n’en ont pas moinseu droit de cité dans l’institution salariale,avec, par exemple, des « tarifs » affi chés dif-férents pour les hommes et les femmes. Detelles discriminations salariales sont irra-tionnelles du point de vue du marché, qui nedevrait différencier les travailleurs que selonleur productivité. Comme l’a bien soulignéOctave Mannoni à propos de l’exploitationcoloniale de la main-d’œuvre17, de telles dif-férentiations ne peuvent exister qu’en raisonde la prégnance de normes de hiérarchisationsociale indépendantes qui ne relèvent pas dumarché. Elles ne peuvent se pérenniser quepar l’action de forces sociales extérieures aumarché, puisque le mécanisme de l’offre etde la demande tend, au contraire, à les sup-primer (les employeurs ont en effet intérêt àemployer de préférence la catégorie discrimi-née au détriment de la catégorie privilégiée).

Le « marché du travail » :aliénation et émancipationCette dernière considération met en évidencel’ambiguïté fondamentale du traitement mar-chand du travail. Nous avons d’abord montré,dans le sillage de Buret, de Marx et de Pola-nyi, que la réduction du travail au rang demarchandise était aliénante. Pourtant, paral-lèlement, l’accès au « marché du travail »,c’est-à-dire à un régime de travail « libre »,soit à la possibilité de se vendre au plusoffrant, a, pour le travailleur, une dimensionémancipatrice. En effet, il s’agit d’un régimede sujétion partielle, tempérée, contractuali-sée et surtout impersonnelle, qui, souvent, luipermet d’échapper à des formes antérieuresde sujétion plus personnelle et pérenne.

On comprend alors le rôle émancipateurde l’accès au travail salarié, c’est-à-dire àla vente de sa « force de travail » selon l’ex-pression de Marx. Celui-ci est d’autant plus

important que le salariat a perdu la conno-tation négative qui fut longtemps la sienne,comme en témoigne ce propos de Louis Say,le frère de Jean-Baptiste, industriel et éco-nomiste, daté de 1836 : « En français, le motsalaire est presque toujours pris en mauvaisepart. On dit qu’il a reçu un salaire pour cettemauvaise action ; on dit le salaire du crime etpas le salaire du travail »18. En 1932 encore,le juriste Jean Lescudier devait s’excuser del’usage de ce terme : « On a une tendance plusou moins affirmée dans les milieux moyensà considérer seul l’ouvrier comme un sala-rié avec tout ce que ce terme peut comporterde péjoratif parmi les masses… »19. En fait,le salarié a longtemps désigné le « prolé-taire », c’est-à-dire le non-propriétaire, celuiqui n’a « rien d’autre à vendre que sa forcede travail » selon la formule de Marx, dansune société où la propriété était au fonde-ment de l’ordre social. La pensée sociale duXIXe siècle, opposant « travail » et « capital »,définissait ainsi négativement le salariat parl’absence de propriété.

A contrario, le XXe siècle a été caractérisé parune extension sans précédent du salariat, quiest devenu le statut social de référence et, parles droits directs et indirects qu’il confère, legarant de la sécurité économique et sociale,en lieu et place de la propriété. Les plus hautsrevenus, comme ceux des traders ou desgrands sportifs, relèvent du salariat. Récipro-quement, l’exclusion du salariat est devenuela principale cause de pauvreté. Le salariat,naguère associé à la figure du proscrit, estaujourd’hui devenu l’expression d’une pleineintégration sociale.

L’histoire du salariat féminin fournit uneillustration de ce mouvement. Au XIXe siècle,dans les milieux ouvriers, les femmes tra-vaillaient par nécessité, ce qui n’était pas,d’ailleurs, sans susciter la réprobation denombre de philanthropes qui jugeaient quel’atelier n’était pas un lieu fréquentablepour une jeune fille ou une mère. À la fi n duXIXe siècle, l’accès à plus d’aisance d’unepartie de la classe ouvrière a conduit à un

[17] Mannoni O. (1950),Psychologie de lacolonisation, Paris, Seuil,p. 25.

[18] Say L. (1836), Étudessur la richesse desnations et réfutationdes principales erreursen économie politique, Paris, Librairie ducommerce, p. 81.

[19] Lescudier J. (1932),Le salarié. Notionjuridique, Paris, Dalloz,p. 6.

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LE TRAVAIL-MARCHANDISE : UNE « FICTION » ALIÉNANTE ET ÉMANCIPATRICE 21

retrait partiel du salariat féminin, au pro-fit d’un modèle familial « bourgeois », où lafemme a la charge de la tenue de la maison etde l’éducation des enfants. Au XXe siècle, et,surtout, après la Seconde Guerre mondiale,on a vu se développer en revanche un modèlede salariat féminin bourgeois, associé à unevolonté d’émancipation financière et socialedes femmes. Ce modèle a bientôt gagné l’en-semble des sphères de la société.

Aujourd’hui, dans les pays développés, lesalariat s’est universalisé. Ce statut repré-sente aujourd’hui en France plus de 90 % dela population en activité. En revanche, dansde nombreux pays en développement, qu’ilssoient ou non « émergents », le salariat estencore en phase d’essor, parfois accéléré.

Comme en Europe autrefois, l’exode ruraldraine vers les villes, mais aussi vers l’étran-ger, une population à la recherche de travail.Les moteurs de ces grandes migrations, quipoursuivent un mouvement déjà séculaire,sont, bien sûr, les problèmes rencontrés dansles régions d’origine (en particulier en casde confl it armé), mais aussi l’attrait de la vie« moderne », associée au statut de salarié. Letravail-marchandise est une « fi ction » quitend à s’étendre à l’échelle de la planète ;cette expansion ne peut se comprendre sion ne prend pas en considération sa dimen-sion émancipatrice par-delà sa dimensionaliénante.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 22

GUILLEMETTE DE LARQUIER

Maître de conférences en économie à l’Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense

Chercheuse associée au Centre d’études de l’emploi (CEE)

Recrutement et détermination du salaire : l’importance des règles et des conventions

Le modèle néoclassique « standard » du marché du travail le représente comme un lieu où une offre et une demande de travail homogènes s’ajustent grâce à un prix flexible, le salaire. Dans le sillage de l’économie des conventions, Guillemette de Larquier met en évidence l’impor-tance de modes de coordination alternatifs à la régulation marchande. Loin d’être une variable permettant l’égalisation de l’offre et de la demande de travail, le salaire apparaît plutôt comme le résultat de règles élaborées, juridiques et/ou contractuelles. De la même façon, offreurs et demandeurs de travail ne se coordonnent pas simplement par le signal du prix : complexes, les procédures de recrutement renvoient à des conventions de qualité du travail, c’est-à-dire à des modes d’évaluation implicites de ce que constitue une bonne relation d’emploi.

Problèmes économiques

Ce texte part du postulat que le marché dutravail n’est pas, comme dans le modèle néo-classique « standard », un lieu où une offre etune demande de travail homogène s’ajustentgrâce à un prix flexible, le salaire. D’une part,la fixation du salaire obéit à un ensemble derègles plus qu’à des mécanismes marchands.D’autre part, les travailleurs et les emplois,fortement hétérogènes, cherchent à s’appa-rier, c’est-à-dire former des « paires » que lesdeux parties souhaitent de bonne qualité. Or,ce qu’est une relation d’emploi de bonne qua-lité relève largement d’évaluations implicites,plus ou moins partagées par les différentsagents concernés, que l’on nomme conven-tions de qualité du travail. Ces conventionsvarient selon le type d’entreprise.

Le salaire est une règleL’impasse du salaire comme moyende coordination sur un marchéD’après la modélisation standard du mar-ché du travail, le salaire est un moyen de secoordonner. Selon le niveau du salaire et sesvariations à la hausse ou à la baisse, les tra-vailleurs savent s’ils doivent augmenter oudiminuer leur offre de travail, tandis que les

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RECRUTEMENT ET DÉTERMINATION DU SALAIRE : L’IMPORTANCE DES RÈGLES ET DES CONVENTIONS 23

entreprises ajustent de même leur demandede travail, sans avoir à communiquer entreeux. C’est l’hypothèse classique d’effi ciencedes marchés qui suppose que ces dernierstransforment des informations éparpillées(les plans individuels de chaque offreur oudemandeur) en une information simple, unprix, qui permet à tous de se coordonnereffi cacement.

Un tel schéma théorique a pu alimenter desprojets utopiques d’organisation des vraismarchés du travail, comme le projet de Gus-tave de Molinari (1819-1912). À partir de1842, grâce à l’essor des chemins de fer ren-dant possible la mobilité du travail, Moli-nari pense qu’un tel schéma est désormaisapplicable. Il suffit d’instaurer un réseau debourses où le travail serait coté et cette cota-tion publiée dans les journaux. Les travail-leurs éviteraient ainsi les lieux où le salaireest faible (preuve d’un excédent de l’offre) etse dirigeraient vers les régions où la cote estélevée (preuve d’une demande non satisfaite).Sur le plan pratique, c’est un échec. Réfugiéen Belgique sous le Second Empire, il fonde

une gazette, La Bourse du Travail, qui dispa-raît au bout de quelques mois, mal accueillieaussi bien par les ouvriers que par lesemployeurs qui n’apprécient pas la diffusionpublique des taux de salaire (Larquier, 2000).Penser que le salaire est une variable permet-tant de se coordonner sur le marché du tra-vail mène ainsi à une impasse, au moins surle plan pratique.

La détermination du salaire est plus un pro-blème à résoudre qu’une solution au bonfonctionnement du marché. Communément,son calcul est résolu par l’application d’ungrand nombre de règles, légales ou contrac-tuelles (contrat de travail et conventions col-lectives) ; bien sûr, ces règles peuvent êtred’inspiration marchande, mais c’est un casparticulier.

L’exemple du salaire minimumfrançaisL’exemple du salaire minimum en France,qui concerne un salarié sur dix en 2012, estintéressant. Bien que relevant de l’applica-tion de règles fixées par la loi, son niveau

LES NOLES NOTIONS DE « RÈGLE »TIONS DE « RÈGLE »ET DE « CET DE « CONVENTION »ONVENTION »SelSelon la défion la définition de S.B. Shimanoff*, « unenition de S.B. Shimanoff*, « une

règlerègle esest une prt une prescription à laquellescription à laquelle il ese il estt

pospossiblsible de se ce de se confonformerormer, et qui indique quel, et qui indique quel

ccomportomportement esement est rt requis ou prequis ou préféféréré ou pré ou prohibéohibé

dans ldans les ces contonteextxtes détes déterminés ». Perminés ». Par ear exxemplemple,e,

« si l« si l’infl’inflation dépasation dépasse 2 %, alse 2 %, alorors ls le SMIC sere SMIC seraa

rreevvalalorisé » esorisé » est une rt une règlègle édicte édictée par la lée par la loi.oi.

PPar aillar ailleureurs, on appells, on appellee conventionconvention lele

modèlmodèle d’ée d’évvaluation sous-jacaluation sous-jacent à tent à toutoutee

rrèglègle qui permet d’inte qui permet d’interprerprététer ler le ce contonteextxtee

dans ldans lequel sequel s’applique la r’applique la règlègle et qui, pare et qui, par

là-même, juslà-même, justifitifie la re la règlègle pour sa le pour sa légitimitégitimitéé

et son effiet son efficcacitacité. Le modèlé. Le modèle d’ée d’évvaluation esaluation estt

cconvonventionnel dans la mesurentionnel dans la mesure où il ve où il va de soia de soi

entrentre ce ceux qui leux qui le parte partagent, tagent, tout en étout en étantant

arbitrarbitrairaire puisqu’il ee puisqu’il exisxistte d’autre d’autres modèles modèleses

ausaussi csi conconceevvablables et défes et défendablendables poures pour

ccooroordonner ldonner les res repreprésentésentations (Fations (Favaverereaueau

1999). P1999). Par ear exxemplemple, derrière, derrière la re la règlègle « le « lee

salairsalaire pre progrogresesse avse avec lec l’anciennet’ancienneté », laé », la

cconvonvention d’éention d’évvaluation en usage esaluation en usage est que lat que la

vvalaleur de leur de l’individu augment’individu augmente ave avec lec le te temps.emps.

En rEn reevvanche, la ranche, la règlègle « le « le salaire salaire ese est ft fonctiononction

des perfdes performancormances individuelles individuelles » res » renvenvoie àoie à

une autrune autre ce convonvention, plus « marention, plus « marchande », quichande », qui

intinterprerprètète le le ce collollectif de trectif de travavail cail comme un lieuomme un lieu

de mise en cde mise en concurroncurrencence des salariés entre des salariés entre euxe eux

(Re(Reynaud 1993).ynaud 1993).

Guillemette de LarquierGuillemette de Larquier

* cité par F* cité par Faavverereau (1986) « La feau (1986) « La formalisaormalisation du rtion du rôleôledes condes convventions dans l’allocaentions dans l’allocation des rtion des ressouressources »,ces »,dans Le trdans Le traavvail.ail. MarMarchés,chés, rrègles,ègles, conconvventions,entions, Salais etSalais etTThéhévvenot (éds.),enot (éds.), Economica.Economica.

ZOOM

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 24

est âprement discuté à chaque revalorisa-tion lors de la consultation des partenairessociaux par l’État ; les règles laissent doncplace à une marge d’interprétation. Par ail-leurs, le SMIC (salaire minimum interprofes-sionnel de croissance) d’aujourd’hui ne suitpas les mêmes règles que le SMIG (salaireminimum interprofessionnel garanti) insti-tué en 1950. Fixé sur la base d’un panier deconsommation ouvrier, le SMIG était indexéuniquement sur l’inflation ; la règle visaitainsi à garantir un revenu minimum vital. En1968, le SMIG est revalorisé d’un seul coupde 35 % pour rattraper l’écart, creusé avecla croissance, entre le salaire minimum et lesalaire moyen ouvrier. En 1970, les règles derevalorisation changent afin que le problèmene se reproduise plus. Le nouveau SMIC resteindexé sur l’inflation, mais à cela s’ajoutent i)la possibilité d’un « coup de pouce » décrétépar l’État, et ii) le principe suivant, inscritdans le Code du travail (article L.141- 5) : « enaucun cas, l’accroissement annuel du pouvoird’achat du SMIC ne peut être inférieur à lamoitié de l’augmentation du pouvoir d’achatdes salaires horaires moyens ». Dorénavant,la règle vise à faire participer les travailleursles moins bien rémunérés au partage desfruits de la croissance. Ainsi, changent nonseulement les règles salariales, mais égale-ment les conventions qui les sous-tendent(ici, le sens que l’on donne au salaire mini-mum : un minimum vital ou une part mini-male du gâteau qui croît).

Le marché du travail produitdes appariements incertainsAprès avoir délaissé l’hypothèse d’un salairevariable d’ajustement ou de coordination,nous abandonnons à présent la modélisa-tion d’un marché mettant face à face descourbes continues d’offre et de demande detravail homogène. On conçoit plutôt que lemarché du travail est un marché bilatéral oùse font face deux types d’agents complémen-taires, les travailleurs et les postes vacants,

« paquets » indivisibles de caractéristiqueshétérogènes cherchant à former des paires,ou appariements. Dans ce cadre, soit lesalaire est une des caractéristiques donnéesde l’emploi vacant, soit il est négocié lors dela formation de l’appariement.

Or, les appariements peuvent être consi-dérés comme des « biens d’expérimenta-tion ». Leur qualité n’est pas donnée avantla signature du contrat ; elle se révèle avec letemps. Les relations d’emploi peuvent s’in-terrompre sans remettre en cause la qualitédu travailleur ou de l’emploi : ils n’étaientpas faits l’un pour l’autre. Dans ces condi-tions, la question du recrutement, qui est àl’origine un concept ignoré des économistes,devient cruciale, puisqu’il s’agit d’appa-rier le travailleur adéquat à l’emploi qui luiconvient. L’incertitude liée à la qualité del’appariement (qui ne sera véritablementrévélée qu’a posteriori) explique en particu-lier le comportement de l’employeur qui vachercher le plus de signaux possibles sur lacompétence du travailleur qu’il recrute. Unposte vacant peut être long à pourvoir, mêmeavec un grand nombre de chômeurs, car ilsne sont pas considérés comme parfaitementsubstituables. Le temps du recrutement, plusou moins long et coûteux, sert à les trouveret à les départager. Cela renvoie à l’interpré-tation frictionnelle du chômage. Mais il peutêtre également structurel, si les employeursconsidèrent que les travailleurs n’ont pas lescaractéristiques requises pour occuper lespostes disponibles sur le marché.

Ce que les employeurs entendent par « boncandidat », c’est-à-dire les caractéristiquesqu’ils jugent indispensables chez un can-didat pour prendre le risque de former unappariement incertain avec lui, a donc uneffet sur le chômage. Or, les manières d’éva-luer ces caractéristiques et anticiper la qua-lité de l’appariement varient d’une entrepriseà l’autre. En effet, en reprenant la démons-tration de Salais (1989) qui l’applique direc-tement au salaire, il n’existe pas de mesurenaturelle de la qualité de l’appariement (etdonc du salaire associé) parce qu’il n’existe

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RECRUTEMENT ET DÉTERMINATION DU SALAIRE : L’IMPORTANCE DES RÈGLES ET DES CONVENTIONS 25

pas de mesure naturelle de la valeur du pro-duit de cet appariement. Plusieurs facteursexpliquent cette impossibilité : par exemple,la diffi culté à isoler le travail d’un salarié ausein d’une équipe, ou l’impossibilité à obser-ver directement le résultat du travail, en par-ticulier quand l’activité est immatérielle. Laqualité ou la rentabilité de l’appariementrelève donc nécessairement d’une interpré-tation de la productivité qu’on lui attribue,autrement dit d’une « convention de produc-tivité » (Salais 1989). Cette convention quiévaluera a posteriori la qualité de la relationd’emploi dans l’entreprise, induit au momentdu recrutement la convention de qualitédu travail mobilisée pour juger le candidata priori.

Anticiper la qualité de la relationd’emploi par des conventionsde qualité du travailPour anticiper la qualité de la relation d’emploi,les agents concernés (salariés, employeurs,intermédiaires de recrutement…) se réfèrentà des « conventions de qualité » qui facilitentleur coordination au sein de l’« épreuve »1

qu’est le recrutement  : par exemple, com-ment se comporter pendant un entretiend’embauche ? Quelles sont les argumenta-tions autorisées et celles qui sont déplacées ?Il existe toutefois différentes conventions dequalité en usage dans le monde du travail.Laquelle choisir pour cadrer l’épreuve d’unrecrutement donné ? Étant donné la relationasymétrique entre le candidat et l’employeur,en particulier en période de chômage massif,on conçoit que c’est le mode de fonctionne-ment de l’entreprise qui conditionne le modèled’évaluation pertinent.

Recrutements internes et externes

Par exemple, l’existence d’un marché interned’entreprise implique des recrutementsexternes peu nombreux qui seront situés enbas de la hiérarchie. Le candidat sera évalué

sur une capacité à évoluer dans l’entrepriseet non pas seulement sur sa capacité à occu-per le poste, objet du recrutement. Du pointde vue d’un intermédiaire du placement, ilpeut y avoir un malentendu. L’intermédiairepropose un candidat compétent pour le poste,mais l’entreprise le refuse, car non seulementelle recrute pour pourvoir un poste spéci-fi que, mais elle anticipe également l’apparie-ment du candidat à une séquence de postesdans le temps, c’est-à-dire une carrière plusou moins balisée. Or, le candidat peut man-quer du « potentiel » souhaité. De même,à l’entrée d’un marché interne, le salaireattendu par les postulants est conventionnel-lement plus faible que sur un marché profes-sionnel2. Dans le premier cas, la conventionpartagée est que le salaire augmentera toutau long de la carrière ; dans le second cas, lesprofessionnels passeront d’une entreprise àl’autre, en les mettant en concurrence ; il estdonc convenu que les meilleurs ne viendrontqu’en contrepartie d’un salaire plus élevé.

Modèles d’entreprise

La pluralité des conventions de qualité dutravail se déduit également des « modèlesd’entreprise » (Eymard-Duvernay, 1989).L’entreprise est un espace qui articule troismarchés (marchés des produits, du travail etfinancier), et la notion de « modèle » suggèrequ’il existe une cohérence entre les manièresde coordonner les activités sur ces trois mar-chés. Sur le marché des produits, on identifi e trois grands supports de la coordination avecles consommateurs : le prix, la norme et lamarque. Si la qualité du produit est résuméepar son prix sur un marché concurrentiel, ons’attend à ce que ce modèle « marchand » del’entreprise se répercute sur l’évaluation dutravail, certainement lui aussi réduit à sonprix. Si le produit est évalué à l’aune d’unenorme « industrielle », on s’attend à ce que lecandidat soit jugé sur la base de sa qualifi -cation ou certification. Dans le dernier cas,la réputation de la marque de l’entreprise« domestique » nécessite celle du travailleurdans un réseau de gens de métiers3.

[1] Pour le conceptd’épreuve, voir leschapitres de G. de

Larquier et E. Marchal,« La légitimité des

épreuves de sélection :apports d’une enquêtestatistique auprès des

entreprises », et deF. Eymard-Duvernay

et D. Remillon,« Généalogiesdu chômage :

les biographiesprofessionnelles comme

parcours d’épreuves »,in Eymard-Duvernay F.

(éd.) (2012), Épreuvesd’évaluation et chômage.

[2] Voir C. Bessy (2012),« Salaire d’embauche,

négociation ducontrat de travail et

intermédiaires durecrutement », Relations

industrielles, vol. 67,n° 3.

[3] Voir le chapitrede G. de Larquier,

« Approche macro-économique du

marché du travail etpluralité des modesd’appariement » in

Bessy C. et Eymard-Duvernay F. (éds.) (1997),

Les intermédiaires dumarché du travail, Paris,

PUF.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 26

Au moment du recrutement, la convention dequalité du travail se concrétise par la mobi-lisation d’un certain nombre de signaux dela compétence et de vecteurs de l’informa-tion. Marchal et Rieucau (2010) les qualifi entde repères de la coordination. Les candidatssont ainsi différemment évalués selon quel’employeur mobilise les titres scolaires, lestraits de caractère personnels, les recomman-dations issues d’un réseau de connaissances,ou encore leur intuition, soit quatre registresde jugement isolés par Eymard-Duvernay etMarchal (1997) : l’institution, le marché, leréseau et l’interaction.

Le rôle des intermédiairesdu marché du travailDans ce texte, les intermédiaires du mar-ché du travail ont été évoqués deux fois : lesbourses qui cotent le prix du travail dans leprojet de Molinari et le possible malentenduentre un intermédiaire qui envoie un candidatpour un poste alors que l’entreprise cherchequelqu’un pour une carrière. De fait, les inter-médiaires jouent un rôle important dans lamesure où ils doivent aider à l’ajustementréciproque d’une offre et d’une demande,non pas à la manière d’une bourse de cota-tion qui publie une information unique, leprix, mais en permettant au candidat et sonéventuel employeur de se coordonner sur lesmêmes repères, le prix étant rarement le plusimportant. L’intermédiaire peut jouer le rôlede « traducteur » entre l’employeur, attachéà sa convention d’évaluation, et un deman-deur d’emploi dont la candidature, sanscela, semblerait mal ajustée au recruteur(en l’aidant à réécrire son CV, en valorisantune expérience qu’il oublie de mentionner).Dans le cas où l’employeur a confi ance dansla capacité de l’intermédiaire à traduire sesattentes, l’intermédiaire pourra élargir leshorizons du recruteur ; il peut l’ouvrir à despublics de candidats vers lesquels il ne setourne pas naturellement, permettant ainside lutter contre la discrimination4. De même,

la capacité à négocier le salaire d’embauchevarie selon la nature de l’intermédiaire5. Uncandidat soutenu par un cabinet de recrute-ment privé bénéficie d’un jugement a prioripositif qui lui permet de négocier son salaire.En revanche, quelqu’un recommandé par unami, s’il cherche à négocier, brise la confi anceque lui confère le réseau.

La valorisation du demandeur d’emploi varieainsi avec la nature de la mise en relation (Lar-quier et Rieucau, 2010). Quand un intermé-diaire du placement intervient, il produit desrepères standardisés destinés à circuler entreles différentes personnes qui participent àl’évaluation (typiquement le code ROME dePôle emploi). Dans le cas des réseaux, les per-sonnes se coordonnent entre elles sur la based’informations personnalisées et localisées ;la confiance interpersonnelle est essentiellepour donner de la crédibilité aux parcours.Dans le cas d’une absence de médiation (can-didatures spontanées), les individus résu-ment leurs atouts et leurs compétences dansles rubriques du CV (diplôme, expérience) etdéfendent eux-mêmes leur parcours. À partirdes enquêtes Emploi de l’INSEE, Larquier etRieucau (2010) montrent que chaque type demédiation sur le marché du travail corres-pond à un profil socio-économique spécifi quede candidats. Ce ne sont pas les mêmes per-sonnes qui bénéficieront de la valorisationpositive de tel ou tel intermédiaire.

La diversité des recrutementsL’enquête française Ofer (Offre d’emploi etrecrutement) de la DARES, réalisée en 2005,offre un aperçu chiffré de la diversité desrecrutements dans les établissements fran-çais du secteur privé. En premier lieu, onconstate la diversité des intermédiaires, etplus largement des canaux (tableau 1). Lescandidatures spontanées sont le premiermoyen utilisé par les établissements (23,4 %).Viennent ensuite les relations profession-nelles et personnelles (22,8 %) et, en troisièmeposition, les intermédiaires publics (18,6 %).Le quatrième canal, les annonces (12,3 %),

[4] Voir le chapitrede G. de Larquier etG. Rieucau, « Les canauxde recrutement »,dans Pratiques derecrutement etsélectivité sur le marchédu travail, Rapport derecherche du Centred’études de l’emploi,2012.

[5] Voir C. Bessy (2012),op. cit.

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RECRUTEMENT ET DÉTERMINATION DU SALAIRE : L’IMPORTANCE DES RÈGLES ET DES CONVENTIONS 27

s’avère très faible en comparaison avec lepoids qu’elles occupent sur les marchés hol-landais (44,6 %) et britannique (24,7 %) (Bessyet Marchal, 2009).

Les canaux diffèrent fortement par le nombrede candidatures qu’ils fournissent aux recru-teurs6. Dans 35 % des cas, l’établissement n’areçu ou examiné qu’une seule candidaturepar poste à pourvoir. À l’opposé, dans uncas sur cinq, l’établissement a disposé d’unlarge choix, puisqu’il a reçu plus de dix can-didatures par poste. Dans le premier cas, cesont le plus souvent des relations profession-nelles ou personnelles qui sont intervenues.Dans le second, l’essentiel des candidaturesprovient du marché. Certains canaux fermenttandis que d’autres ouvrent l’épreuve durecrutement.

En fait, le tableau 2 met en évidence quel’organisation de la sélection varie selon quel’employeur a trouvé le « bon » candidat viale marché, via le réseau ou via des candida-tures spontanées (Bessy et Marchal 2009).Les établissements qui ont recruté via leursrelations sont les moins équipés en personnel

[6] Voir Larquier etMarchal (2012), op. cit.

1. Part des recrutements imputés à chaque canal (en %)

Candidatures spontanées 23,4

Le marché

41,7

Intermédiaires publics 18,6

Autres intermédiaires 10,8

Annonces 12,3

Le réseau

32,6

Relationsprofessionnelles

13,9

Relations personnelles 8,9

Réembauches 9,8

Autres cas 2,3

Total 100

D’après Bessy et Marchal (2009)Source : DARES, Enquête Ofer, 2005.

2. Caractéristiques de la procédure de recrutement selon l’origine de la candidature

La candidature de la personnerecrutée est arrivée :

via

le marché

via unecandidaturespontanée

via

le réseau

Taille du département ressources humainesde l’établissement

aucun département1 personne2 personnes et plus

20,528,950,6

23,029,547,5

30,535,833,7

Description écrite du poste à pourvoir 71,9* 47,3 33,2

Nombre d’entretiens passés par la personne recrutéeau plus 123 et plus

34,942,522,6

50,939,79,4

58,128,613,3

Durée totale du recrutementau plus une semaine2 à 4 semainesplus d’un mois

18,145,536,4

37,944,217,8

41,441,117,4

La personne recrutée était déjà connue d’un membrede l’établissement 11,1 27,4 75,7

D’après Bessy et Marchal (2009)Source : DARES, Enquête Ofer, 2005.* Lecture : parmi les recrutements effectués via le marché, 71.9 % ont donné lieu à une description écrite du poste à pourvoir

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 28

RH et ont des procédures assez légères enmoyens mis en œuvre. L’évaluation du candi-dat a en fait déjà eu lieu, elle est distribuéedans le réseau et le temps : dans 75,7 % descas, le candidat était déjà connu d’un membrede l’établissement. Cela est rarement le casquand il y a médiation par le marché quiouvre l’épreuve. Les établissements qui pro-cèdent ainsi sont les plus équipés ; ils ontégalement très majoritairement formulé unedescription écrite du poste à pourvoir avantde lancer le recrutement, qui est donc d’em-blée plus formalisé. De plus, comme le marchéamène plus de candidatures, il nécessite desinvestigations poussées (plus d’entretiens)et entraîne une durée de recrutement pluslongue. Les recrutements via les candida-tures spontanées ressemblent à ceux passantpar les réseaux (plus légers en moyens) maisles candidatures spontanées, plus ouvertes,mènent moins souvent à l’embauche d’unepersonne déjà connue.

***Les travaux cités dans cet article proposentdifférentes typologies, théoriques ou empi-riques, de « façons de recruter » ; ces typolo-gies se recoupent sans vraiment se recouvrir,mais une conclusion générale demeure.Eymard-Duvernay et Marchal (1997) insistentsur l’indispensable pluralité des conventions,le recruteur passant fréquemment de l’une àl’autre pour équilibrer son jugement lors del’épreuve. Si, au contraire, le recruteur adoptede manière exclusive une seule convention,sa décision est déséquilibrée car elle renvoieà un seul jugement de qui est compétent etqui ne l’est pas. Si cette convention est sui-vie par toutes les entreprises, un groupe depersonnes jugées irrémédiablement « inem-ployables » apparaît7 ; ce serait le cas des nondiplômés, des personnes de plus de 50 ans oudes chômeurs de longue durée qui seraientsystématiquement écartés lors de la sélectionsur CV.

[7] Voir le chapitrede G. de Larquier etM. Salognon (2006),« Conventions de qualitédu travail et chômagede longue durée », inEymard-Duvernay F.(éd.), L’Économie desconventions, Méthodeset résultats – Tome 2 :développements, Paris,La Découverte.

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LARQUIER G. DE et RIEUCAU G.(2010), « Trouver ou créerson emploi : compter sursoi, sur autrui ou sur lesinstitutions ? », Travail etEmploi, n° 124.

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POUR EN SAVOIR PLUS

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UN MARCHÉ FORTEMENT RÉGLEMENTÉ. LES GRANDES LIGNES DU DROIT DU TRAVAIL EN FRANCE29

JEAN-MICHEL LATTES

Maître de Conférences en droit privé à l’Université Toulouse 1-CapitoleChercheur à l’Institut de droit privé

Du fait de l’asymétrie entre le salarié et son employeur, le marché du travail est un marché fortement réglementé. Entre les premières lois du milieu du XIXe siècle, encadrant notamment le travail des femmes et des enfants, et les lois Auroux de 1982, une construction juridique ambitieuse a été élaborée, alliant protection individuelle des salariés et droits collectifs. Jean-Michel Lattes en présente les grandes lignes, avant d’analyser comment, à partir des années 1980, les logiques du droit du travail ont été remises en cause par les mutations économiques et le revirement vers des politiques plus libérales. Le souci de protéger le salarié cède alors le pas à celui de préserver l’emploi face aux diffi cultés économiques.

Problèmes économiques

On ne peut évoquer le droit du travail enFrance et la réalité de son influence sur lemarché de l’emploi sans se projeter dansnotre histoire juridique. Le niveau de notreréglementation sociale a connu de multiplesévolutions, liées dans un premier temps à lanécessaire protection du salarié, puis des-tinées dans une seconde phase à préserverl’emploi face aux conséquences de la criseéconomique.

La mise en évidence du lien étroit qui existeentre sa situation dans l’emploi et le contextejuridique dans lequel il se trouve1 permet dejustifier l’impérieuse nécessité de protégerle salarié contre les atteintes subies dans lecadre de ses activités professionnelles2. Celui-ci travaille le plus souvent dans un lieu déter-miné, la Manufacture du XIXe, sous l’autoritéd’un chef d’atelier et, cela, dans le contexted’une fragilité juridique caractérisée. L’offrede travail est confrontée à la demande d’em-ploi sans autre garde fou que celui des règlesmarchandes organisées par le Code civilde 1804. Le droit du travail et le droit de laprotection sociale se combinent alors pourconstruire progressivement le socle d’uneidentité nouvelle faisant du salarié une per-sonne juridiquement protégée dans son rôlesocial grâce à un outil juridique nouveau :

[1] Despax M. (1956),L’entreprise et le droit, thèse,Toulouse 1, LGDJ.

[2] Lattes J.-M. (2001),« Le corps du salariédans l’entreprise »,Mélanges Despax, Presses de l’UniversitéToulouse 1, p. 297 à 322.

Un marché fortement réglementé.Les grandes lignes du droit du travail en France

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 30

le contrat de travail3. Entre la première loisociale de 1841 sur l’interdiction du travaildes enfants et les lois Auroux de 1982 renfor-çant les droits des salariés et confortant lareprésentation du personnel, une construc-tion juridique ambitieuse et originale aboutità l’élaboration d’un nouvel ordre juridiquemêlant protection individuelle et droits col-lectifs. Le droit du travail organisé autour dela protection du salarié constitue la matricede cette évolution.

L’évolution du social se heurte cependant au mur des réalités économiques. Les poli-tiques dites de déréglementation ou de fl exi-bilité destinées, à partir des années 1980,à lutter contre le chômage, aboutissent à la remise en cause de la protection quasi- statutaire progressivement élaborée au pro-fit de l’homme au travail4. La mutation du droit du travail vers de nouvelles logiques permettant de le qualifier désormais de droit de l’emploi n’est pas sans conséquence sur le pouvoir juridique attribué à l’employeur dans la libre gestion de son personnel. Sans qu’il ne soit possible de parler de boulever-sements, on constate alors l’émergence de processus contradictoires faisant évoluer les perspectives précédentes. L’apparition d’un droit « à plusieurs vitesses » facili-tant les choix et les alternatives permet de considérer qu’à côté du droit traditionnel du travail se développe une sorte de deuxième marché de l’emploi ne respectant pas les fondements de la protection sociale au nom de la nécessité de créer des postes nouveaux ou de maintenir l’activité de l’entreprise. Le droit du travail n’est plus uniquement un outil de protection, il devient un outil de gestion. C’est l’intérêt économique de l’en-treprise qui domine, le statut du salarié ne constituant plus un élément déterminant dans les relations contractuelles liant les partenaires sociaux.

Le droit du travail a été mis en place pourréguler le pouvoir de gestion de l’employeur.Le passage d’une logique purement civiliste àune nouvelle perspective sociale éloignée desréférents patrimoniaux a permis d’élaborer

un véritable statut du salarié ouvrant denouveaux champs juridiques.

Le droit social est cependant placé au cœurde mutations dont il est difficile de mesu-rer les conséquences sur le long terme5. Lavolonté du législateur de favoriser l’emploi leconduit, dès les années 1980, à assouplir desrègles qui, jusque-là, encadraient strictementla relation de travail alors qu’à l’inverse, lecontrôle du juge sur la rupture du contrat detravail ne cesse d’être renforcé. Le droit socialeuropéen participe à ces mutations en intro-duisant dans notre législation de nouvellesorientations dont il convient de prendre lamesure.

La constructiond’un droit protecteur du salariéLa nature même du travail humain est enconstante évolution. La fonction de fabri-cation, base de l’activité industrielle duXIXe siècle, voit sa part peu à peu réduite auprofit des activités de service et la rémuné-ration du salarié est complétée par des pres-tations sociales au détriment des revenusdirects du travail.

Le droit du travail participe à ces mutations,même s’il convient de considérer qu’il lesaccompagne plus qu’il ne les organise. Lepassage dans l’entreprise d’un droit exclusi-vement civiliste fondé sur la reconnaissancedu droit de propriété à un droit nouveauorganisant la place de l’homme au travail, ledroit social, constitue le témoignage évidentde ces évolutions fondamentales. La régle-mentation du marché du travail est dominéepar la volonté de protéger le salarié. Le droitcivil est inadapté, un droit nouveau doit êtreinventé.

Les fondements patrimoniauxde la relation de travail

Le Code civil de 1804, directement inspiré desorientations prises par le législateur révolu-tionnaire, maintient le travail humain dans

[3] Castel R. (1996), Lesmétamorphoses de laquestion sociale, Paris,Fayard.

[4] Supiot A. (1994),Critique du droit dutravail, Paris, PUF.

[5] Meda D. (1995), Letravail, une valeur envoie de disparition, Paris,Alto-Aubier. SchnapperD. (1998), Contre la fi n dutravail, Paris,Textuel ;Boissonnat J. (1995), Letravail dans vingt ans, Paris, Odile Jacob.

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UN MARCHÉ FORTEMENT RÉGLEMENTÉ. LES GRANDES LIGNES DU DROIT DU TRAVAIL EN FRANCE 31

la catégorie réductrice des biens marchands6. Seuls deux articles du nouveau code sontconsacrés au « contrat de louage de service »,l’objectif du législateur de l’époque étantd’organiser l’étendue et les limites de l’exer-cice du droit de propriété dans ses rapportsavec les diverses espèces de biens. L’em-ployeur est propriétaire des biens meubles etimmeubles de l’entreprise. Il peut « en jouirde la manière la plus absolue ». Pour fairefonctionner ses machines, il recrute des sala-riés qui, en s’engageant, se soumettent à sonautorité sans aucune protection juridique.

Cette situation consacre le règne de l’auto-nomie de la volonté, au profi t exclusif del’employeur, en continuité directe avec lesréflexions dominantes des économistes duXVIIIe siècle prônant les vertus du libéra-lisme. Ce droit marchand du travail demeuretrès éloigné de l’idée même de protectionsociale, les rapports entre les partenaires aucontrat se réduisant à une sphère exclusive-ment économique. L’employeur est le « seulmaître » dans son entreprise et son pouvoirest sans limite dans une relation d’emploipar nature déséquilibrée. En ne privilégiantpersonne, le législateur néglige la protectiondes faibles et les règles juridiques égalitairesapparaissent dramatiquement ineffi cacesdans leurs objectifs supposés de correctiondes discriminations.

Les conséquences de cette situation sontrévélées par le rapport du docteur Villermé de1840. En dressant le « Tableau de l’état phy-sique et moral des ouvriers employés dansles  manufactures de coton, de laine et desoie », ce médecin décrit la réalité tragique dela vie sociale des ouvriers de l’époque, consé-quence directe de l’absence d’encadrementjuridique du pouvoir de direction de l’em-ployeur. Rémunérations dérisoires et aléa-toires, conditions de travail harassantes etdangereuses, journées de travail sans limitedans le temps, absence de protection desfemmes et des enfants, licenciements libres,grèves illicites… Au-delà de ces carencessociales, l’organisation civiliste du travailhumain révèle toutes ses limites7.

Une mutation est nécessaire qui, sansremettre en cause la légitimité de l’interven-tion de l’employeur, en limitera les excès. Ladoctrine juridique prend conscience de lanécessité de désentraver le contrat de tra-vail de son carcan civiliste. La perception dutravail évolue et on en vient à considérer quel’employeur n’achète pas une simple quan-tité de travail mais qu’il dispose en réalitéd’une forme de pouvoir sur une personnequalifiée de productive. De ce constat nova-teur naît la nécessité de mettre en place deslogiques juridiques originales tenant comptede contraintes que le droit civil ne pouvaitintégrer du fait de ses fondements. C’est lacréation de la législation du travail.

Les principales orientations de la premièregrande loi sociale, la loi du 22 mars 1841,témoignent de la prise en compte de ladimension humaine du travail salarié et de lavolonté affirmée de préserver les ouvriers del’emprise excessive du pouvoir patronal. Eninterdisant le travail des enfants de moinsde huit ans, le droit prend acte du caractèreinacceptable de leur participation physiqueà un dispositif industriel. Les textes quiprolongent ces premières orientations par-ticipent à ce mouvement en préservant lesfemmes et, surtout, les mères dans leurs acti-vités au sein de l’entreprise. Le pouvoir del’employeur n’est pas remis en cause mais ilest encadré lorsqu’il risque de porter atteinteaux personnes.

Le rôle de l’État est au cœur de ces débats.L’autorité publique doit-elle préserver l’en-treprise en tant qu’entité autonome et ne seconsacrer qu’à l’organisation et à la régula-tion de la société qui l’entoure ou, doit-elle,à l’inverse, participer directement au rééqui-librage des rapports professionnels ? Malgrél’opposition forte de nombreux responsableséconomiques, le choix de mettre en place denouvelles logiques sociales s’impose pro-gressivement. Au-delà du seul contrat qui liel’employeur à ses salariés, l’État impose – parle moyen de règles sociales impératives – lareconnaissance de nouvelles voies juridiquestrès éloignées des concepts civilistes.

[6] Ewald F. (1989),Naissance du code civil,

Paris, Flammarion.

[7] Avec Germinal, ÉmileZola décrira, quelquesdécennies plus tard, laterrible situation desouvriers de l’époqueet les conséquences

de l’absence de droitprotecteur.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 32

Le droit du travail,outil de protection du salarié

L’histoire de la construction du droit du tra-vail permet de mesurer les mutations pro-fondes générées par ces nouvelles logiquessociales. Sur le terrain des droits collectifs,la reconnaissance de contrepouvoirs syndi-caux ouvre la voie à l’organisation de rap-ports sociaux plus équilibrés alors que surcelui des droits individuels, le législateur éla-bore un véritable statut du salarié avec pourobjectif d’en faire un véritable sujet de droitet non plus uniquement un être soumis à laloi des marchés et du libéralisme sauvage.

La loi du 27 décembre 1890 précise que « larésiliation du contrat par l’effet d’un seulpeut donner lieu à des dommages et intérêts ».L’employeur n’a plus la possibilité de rompreunilatéralement et, surtout, abusivement,la relation de travail. Les lois sur le reposobligatoire et le temps de travail, la loi du27 décembre 1892 relative au règlement desconflits sociaux, la loi du 25 mars 1919 ins-tituant le régime des conventions collectivesconstituent le socle d’une nouvelle orienta-tion du droit français s’éloignant défi nitive-ment des principes fondateurs du droit civil.Le pouvoir de l’employeur ne vient plus dudroit de propriété, il participe aux nécessitésde fonctionnement du nouvel ensemble socialque constitue l’entreprise. Ses droits ne sontplus « personnels et absolus » – par référenceau Code civil – mais « sociaux et relatifs ». Laprise en compte de la dimension humaine de larelation de travail fragilise des choix contrac-tuels contraints de respecter de nouvelles pro-tections élaborées en vue de créer un véritablestatut protégeant la personne du salarié.

Le Front populaire entraîne une accélérationde ce processus. La réduction du temps detravail, les garanties de rémunération, la libredétermination collective des relations de tra-vail, l’organisation et le renforcement de lareprésentation du personnel, la participationdes salariés aux résultats de l’entreprise,l’encadrement du droit du licenciement, l’or-ganisation de la prévention dans l’entreprise

constituent les principaux jalons d’une évo-lution qui connaît son apogée avec les loisAuroux. C’est la reconnaissance d’une véri-table citoyenneté du salarié au sein de sonentreprise qui est affirmée dans ces dernierstextes. « Citoyens dans la cité, les travailleursdoivent aussi l’être dans leur entreprise »affirme le ministre de l’époque, témoignantainsi de l’aboutissement d’une évolutionsociale inscrite dans une perspective juri-dique totalement autonome.

Toutes ces transformations s’inscrivent dansle cadre de réflexions fortes centrées autourdu devenir de la notion d’entreprise. Celle-ci n’est plus seulement un patrimoine, elleconstitue une véritable communauté, cer-tains préférant parler d’institution sociale8. Cette construction, séduisante, ne résiste pasà la montée du chômage qui se substitue àla protection du salarié dans les préoccupa-tions du législateur.

L’avènement du droit de l’emploiLa nécessaire protection de l’emploi entraînele législateur vers des chemins nouveaux,bien différents de l’évolution ayant conduit àl’élaboration des normes sociales destinées àprotéger le salarié. Cette mutation des choixpolitiques et économiques conduit le légis-lateur à libérer le pouvoir de l’employeur audétriment de certains droits parfois anciensreconnus aux salariés.

Pourtant, s’il voit sa tâche facilitée dans seschoix de gestion, il subit à l’inverse un enca-drement de plus en plus étroit de ses déci-sions économiques lorsque celles-ci sontsusceptibles de déboucher sur des sup-pressions de postes. Les conséquences sontaisément mesurables, tant au niveau de lasituation personnelle des salariés que dansle fonctionnement même de l’entreprise.

Le retour à des logiqueséconomiques

Le droit du travail est aujourd’hui soumis àde nouvelles logiques qui se révèlent à la fois

[8] La théorie del’institution reprisedans les travaux deM. Hauriou est adaptéeà l’entreprise parP. Durand. Elle est àl’origine d’un vaste etriche débat doctrinalautour de la valeurdu travail de l’homme(M. Despax, L’entrepriseet le droit, LGDJ, 1957).

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UN MARCHÉ FORTEMENT RÉGLEMENTÉ. LES GRANDES LIGNES DU DROIT DU TRAVAIL EN FRANCE 33

évolutives et contradictoires. Afin de favori-ser l’emploi, le législateur en a fait un outil degestion technique, au risque de renoncer à safonction première de protection des salariés.Le droit social devient le principal moyende favoriser, chez l’employeur, la décisionde créer des emplois. Les règles impérativesqui constituaient la force des grands textessociaux sont peu à peu remplacées par desdispositifs « évitables », l’employeur se voyantoffrir des alternatives et des choix dans lagestion du personnel de son entreprise.

On peut situer au début des années 1980cette mutation fondamentale de notre régle-mentation sociale. En effet, si les lois Aurouxconstituent, dans leur mise en place, un corpsde règles parfaitement inscrites dans la tra-dition juridique française antérieure, ellesapparaissent aujourd’hui dans notre histoiresociale comme l’ultime aboutissement d’unelogique révolue. Dans un contexte de criseoù le chômage devient le problème majeurde nos sociétés, l’excès de règles protectricesest analysé comme un facteur majeur de ladégradation du marché du travail en décou-rageant les initiatives des entrepreneurs. Lacrainte de ne pouvoir assumer un recrute-ment et, surtout, de ne pouvoir alléger libre-ment la masse salariale, semble participer aumaintien d’une situation de sous-emploi.

Pour les responsables politiques, la fi nalitéde la norme sociale ne doit plus être de pro-téger le salarié mais, en priorité, de facili-ter son employabilité par l’assouplissementdes contraintes juridiques pesant sur l’em-ployeur. Le mot « fl exibilité » s’inscrit peu àpeu dans le langage social au point de deve-nir un critère majeur dans la mise en œuvrede mutations juridiques inscrites dans l’évo-lution de nos sociétés, tenues de prendre encompte le poids de l’environnement inter-national. Le rapport traditionnel de subor-dination caractérisant la relation de travailne résiste pas à cette évolution ; un droit del’activité se substitue peu à peu à un droitprotecteur des salariés9.

Le mythe du contrat stable disparaît, les rela-tions professionnelles devenant majoritaire-ment précaires. Ce mouvement est amplifi é par de nouveaux contrats, tous inscrits danscette perspective de précarité, facilitant deplus en plus la liberté de gestion de l’em-ployeur. Le droit de l’emploi participe direc-tement à la « désinsertion professionnelle »de l’homme au travail. Le salarié n’intègrepas véritablement l’entreprise. Il n’en par-tage pas les valeurs et, de fait, il ne peut encomprendre des finalités dont il se sent exclu.

L’étude de l’évolution de la mesure du tempsde travail confirme notre analyse. Les textesrécents renforcent les capacités d’interven-tion des employeurs dans la recherche del’amélioration de la rentabilité de la produc-tion de leur entreprise. Les cadres tradition-nels de l’organisation du temps du travail(journée de 8 heures, semaine de 39 heurespuis de 35 heures…) cèdent le pas à deshoraires qualifiés de « dérogatoires ». De lamodulation du temps de travail, on passe àson annualisation, le schéma classique del’activité insérée dans un espace délimité etcommun à tous étant désormais inscrit dansl’exception. La rémunération du salarié n’estpas épargnée par ce grand mouvement deflexibilité. Sans que l’on puisse considérerque les bases du droit social en général, leSMIC en particulier, ont subi le même sortque les textes relatifs au choix du type decontrat de travail ou que ceux permettant dedéterminer le temps de travail, le problèmedu coût du travail n’en constitue pas moinsune préoccupation majeure, les dirigeantsd’entreprise n’hésitant plus à mettre le main-tien des emplois dans la balance des négocia-tions salariales.

Trois groupes de salariés se détachent denotre dispositif juridique : les salariés« stables » bénéficiant des dispositifs sociauxanciens, les salariés « précaires » inscritsdans des logiques flexibles et fragiles et lessalariés « externalisés » ne bénéfi ciant plusdes protections mises en place par notredispositif social. Le droit du travail cède,comme au siècle dernier, à la domination des

[9] L’exemple descontrats à durée

déterminée (CDD)illustre particulièrement

cette tendance. Alorsque l’ordonnance

Mauroy du 6 février 1982s’efforce d’en limiter

l’usage pour éviterle développement de

l’emploi précaire, la loidu 25 juillet 1985 et

les textes qui suiventvont, au contraire,

ouvrir le champ de leurutilisation. La nécessité

de relancer le marchédu travail s’imposeface aux réfl exions

alarmistes relevantles conséquences

générées par la fragilitésociale dans laquelle se

trouvent les titulaires dece type de contrats.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 34

penseurs libéraux. L’échange « rémunérationcontre travail » n’est plus organisé autour dusalarié mais correspond à une simple priseen compte de « capacités ou de produits ». Ledroit n’est plus qu’un moyen d’optimisationde cet échange.

La recherchede nouveaux équilibres

Par opposition aux tendances qui précè-dent, il est nécessaire de mettre en évidencel’orientation spécifique prise par le droit dela rupture de la relation de travail du fait del’intervention de juges désormais placés aucœur de nouvelles problématiques socialesen raison de leurs responsabilités dans lecontrôle des licenciements économiques10. Cette mutation apparaît comme directementliée à la mise en place d’un droit protégeanten priorité l’emploi. Le juge se voit attribuerune responsabilité de plus en plus impor-tante par des textes réduisant, en la matière,l’autonomie de l’employeur.

Si le juge ne conteste que rarement la réalitédu motif invoqué par l’employeur, celui-cidoit demeurer précis et sérieux. Les arrêtsTRW Repas et Videocolor illustrent cettesituation, la Cour de Cassation considérantqu’une « réorganisation ne peut constituerun motif économique que si elle est effectuéepour sauvegarder la compétitivité du sec-teur d’activité ». Les diffi cultés économiquesdoivent s’apprécier au regard de l’activitédu groupe auquel appartient l’entreprise oùs’organise la suppression d’emploi. La Courremet en cause la qualifi cation économiqueinvoquée en cas de « simple ralentissementdes ventes », de « légère baisse d’activité », du « coût élevé d’un salaire pourtant compa-tible avec la situation économique de l’entre-prise »… Les juges n’hésitent plus à contrôlerjusqu’à l’origine de certaines diffi cultés éco-nomiques pour remettre en cause le motifavancé par l’employeur. Le motif économiqueest alors admis pour sauvegarder la compé-titivité de l’entreprise et non dans le simplebut d’en augmenter les bénéfi ces.

Le contrôle de la procédure du licenciement économique peut sembler, a priori, détaché du contrôle du motif de la rupture. Les exi-gences nouvelles des juges sur ce terrain par-ticipent, en fait, très largement au contrôle du pouvoir de gestion de l’employeur. La loi du 27 janvier 1993 permet au juge d’étendre son intervention sur deux domaines essen-tiels : l’obligation de reclassement et le devoir d’adaptation. L’arrêt Expovit illustre cette nouvelle donnée, la Cour affi rmant que « l’employeur, tenu d’exécuter de bonne foi le contrat de travail, a le devoir d’assurer l’adaptation des salariés à l’évolution de leurs emplois ». Au-delà du contrôle, déjà envisagé,du motif du licenciement, c’est un véritable contrôle de l’attitude de l’employeur face à des difficultés économiques que développe le juge, le licenciement ne devant apparaître que comme une solution ultime. Les syndi-cats d’employeurs s’insurgent contre cette évolution en considérant que l’on retrouve dans l’entreprise l’omniprésence d’un pou-voir judiciaire sans lien avec les réalités éco-nomiques. Les manifestations de ce pouvoir sont aisément mesurables dans la jurispru-dence contemporaine : contrôle de la mesure même de la réalisation de l’obligation de reclassement y compris dans la recherche de solutions diversifiées non prévues par l’em-ployeur, vérification du respect de l’ordre des licenciements, contrôle de l’élaboration et du respect du plan social…

C’est un véritable « droit de l’alternative aulicenciement » qui se met en place, les jugesne faisant que s’inscrire dans une évolutionjuridique globale. La loi dite de « modernisa-tion du marché du travail » du 27 juin 2008constitue, en la matière, un nouvel exemplede flexibilisation du droit du travail. La loicrée, en effet, un nouveau mode de rupture ducontrat de travail, la rupture conventionnelle,traduisant la recherche d’un point d’équilibreentre la gestion et la protection des salariés :« la fl exisécurité »11.

***

[10] Lattes J.-M. (1999),« L’évolution du contrôlejudiciaire de la décisionde licenciement », Actesdu colloque « Décisionset Gestion », Presses del’Université Toulouse 1,p. 405.

[11] Ce terme apparaîtcomme une contractionentre fl exibilité etsécurité. On utiliseparfois la contraction« fl exicurité ». Cemodèle, issu des paysde l’Europe du Nord,s’efforce de combinerla flexibilité de lagestion économiquede l’entreprise avec lanécessaire protectiondes salariés.Cf. Charpail C. etMarchand O. (2008), « Laflexisécurité en Europe »in L’Emploi, nouveauxenjeux 2008, INSEERéférences ; Morange P.(2010), La fl exisécurité àla française, Rapport del’Assemblée Nationaledu 28 avril 2010.

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UN MARCHÉ FORTEMENT RÉGLEMENTÉ. LES GRANDES LIGNES DU DROIT DU TRAVAIL EN FRANCE 35

Le droit du travail est aujourd’hui placéau cœur de mutations qui participent à sadéconstruction, même si l’intervention desjuges permet, dans certains domaines, d’enlimiter les effets. Le droit européen aboutit,de son coté, à atténuer ces évolutions en intro-duisant de nouveaux modes de régulation.Alors qu’il est d’usage de constater, le plussouvent pour s’en plaindre, l’absence d’Eu-rope sociale12, la mise en place par l’Unioneuropéenne de règles juridiques protectricesdes salariés dans les dispositifs profession-nels constitue une réalité dont il est possiblede mesurer les premiers effets13.

La réglementation du marché du travail alongtemps permis de protéger l’homme autravail. Placé dans un environnement juri-dique de qualité, le salarié pouvait trouver unvéritable équilibre entre les contraintes pro-fessionnelles qu’il subissait et les avantagesqu’il retirait de son travail. Le mal-être autravail traduit la dégradation de conditionsd’emploi dans lesquelles les contrainteséconomiques dominent à nouveau la créa-tion juridique malgré l’intervention correc-trice des juges sociaux et l’émergence d’uneEurope sociale en devenir.

[12] Si le traité de Romedu 25 mars 1957 est

avant tout un texte àfi nalité économique,

l’Acte unique de1986 mais, surtout, letraité de Maastrichtde 1992 permettentl’introduction et le

développement d’unvéritable droit social

européen. Cf. Lyon-Caen A. (2012), Droit

social international eteuropéen, Paris, Dalloz.

[13] La formalisation ducontrat de travail, les

prémices de la mesuredu temps de travail, la

mise en place de règlescontraignantes dans le

domaine de l’hygièneet de la sécurité, la

prise en compte desmutations d’entreprise,

l’organisationd’un embryon de

représentation dupersonnel… stabilisent

quelque peu un droitdont les orientationsnationales amènentà s’interroger sur la

fi nalité. Cf. DesbaratsI. (1995), « À propos du

Comité d’entrepriseeuropéen », Les PetitesAffi ches du 30/06/1995 ;

Teyssié B. (1996), « Lecomité d’entreprise

européen : de la directiveà la loi », Semaine sociale

Lamy du 13/05/1996,no 792, p. 2 ; Supiot A. et

al. (1996), Manifestepour une Europe

sociale, Paris, Desclée deBrouwer.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 36

ALINE VALETTE-WURSTHEN

Économiste Chargée de mission partenariats régionaux au CEREQ

Une des spécificités du marché du travail est d’être fortement segmenté, de telle sorte qu’il n’y a pas un mais des marchés du travail, fonctionnant selon des règles de rémunération et de mobilité différentes. Les économistes distinguent notamment un marché primaire, sur lequel l’emploi est stable et les salaires progressent à l’ancienneté ; et un marché secondaire carac-térisé par une précarité de l’emploi et des rémunérations faibles, qui servent aux entreprises à absorber les chocs conjoncturels. Après une comparaison entre les principales économies avancées, Aline Valette-Wursthen fait le point sur les évolutions récentes de la segmentation du marché du travail français, notamment dans le contexte de la crise. Si la segmentation des emplois n’a pas beaucoup progressé, celle des salariés s’est renforcée, avec des chances de mobilité d’un segment à l’autre plus faibles qu’auparavant.

Problèmes économiques

Si on parle de « marché » du travail pourdésigner le lieu virtuel où s’échangent uneoffre et une demande de travail, il n’en restepas moins que c’est un marché tout à faitparticulier, qui ne fonctionne pas selon lesrègles économiques classiques. C’est dansles années 1950 (Kerr, 1954), puis surtoutau début des années 1970, qu’ont été for-malisées les théories dites de la segmen-tation du marché du travail (Doeringer etPiore, 1971). Traiter de ce thème conduit àévoquer l’éclatement de ce marché, et, au-delà, à décrire son fonctionnement. Aprèsêtre revenu rapidement sur les éléments debase de la théorie de la segmentation, les

différents segments du marché du travail etleur structuration, nous présenterons la seg-mentation du marché du travail français, à lafois dans ses aspects de long terme et dansles tendances plus récentes liées à la criseéconomique. En parallèle, les cas d’autrespays seront abordés (Royaume-Uni, États-Unis, Allemagne, Japon).

La segmentation des marchés du travail dans les pays avancés :état des lieux, évolutions

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LA SEGMENTATION DES MARCHÉS DU TRAVAIL DANS LES PAYS AVANCÉS : ÉTAT DES LIEUX, ÉVOLUTIONS 37

La théorie de la segmentationdu marché du travailDans la théorie néo-classique du marchédu travail, celui-ci est considéré comme unmarché comme un autre où offre et demandese régulent en fonction du prix. Or, dès lesannées 1950, dans les États-Unis de l’après-guerre, Kerr (1954) met en avant son caractère« balkanisé », c’est-à-dire le fait qu’il n’existepas un mais des marchés du travail. S’op-posent alors :

– un marché du travail externe où offre etdemande se rencontrent de façon classique ets’ajustent en fonction du prix ;

– et un marché institutionnalisé, ou fermé,sur lequel ce sont des règles administratives(de recrutement, d’avancement, de fi xation dusalaire…) qui régissent le marché et non leprix. Il prend deux formes :

• un marché organisé « selon le métier », surlequel la mobilité se fait de façon horizon-tale, entre entreprises sur la base d’une fortereconnaissance de la qualifi cation ;

• et un marché organisé « selon la produc-tion » qui favorise la mobilité verticale dessalariés au sein d’une même entreprise.

Ces trois formes de marché du travail serontreprises ensuite par les différents courantshétérodoxes.

Le dualisme du marché du travail

Au début des années 1970, Doeringer et Piore(1971) développent la théorie du « dualismedu marché du travail » et opposent ainsideux segments qui différencient deux typesd’entreprises.

– sur le segment primaire, les salaires sontélevés, les emplois stables et les perspectivesde carrière importantes. Ce secteur est sur-tout formé de grandes entreprises, qui ontconstitué un marché interne du travail : lapromotion des individus, leur carrière et leurrémunération sont déterminés en grande par-tie par leur évolution au sein de ce marché

interne. Doeringer et Piore (1971) défi nissentle marché interne comme « une unité admi-nistrative dans laquelle le prix et l’allocationdu travail sont gouvernés par une gammede règles administratives et de procé-dures » et non directement par des variableséconomiques.

– le segment secondaire possède les carac-téristiques opposées : les salaires y sontfaibles, les emplois précaires et la rotationimportante, et les salariés ne disposent pas,en général, de perspectives de carrière ausein de l’entreprise. Les entreprises du mar-ché secondaire sont plutôt de petite taille.

Il s’agit donc autant, voire plus, d’une parti-tion entre types d’entreprises qu’entre typesd’emploi, puisque ce sont les règles que sedonne l’entreprise qui définissent le marchéprimaire. Le phénomène de segmentation dumarché du travail est lié au fait que la mobi-lité des travailleurs entre les deux catégoriesd’emploi est très limitée, les premiers étantrationnés.

De nombreux segmentsUn peu plus tard, les auteurs à l’origine dela théorie du dualisme ainsi que d’autres, ontévolué vers une représentation du marché dutravail qui comporte un plus grand nombrede segments et/ou de types de marché dutravail.

Tout d’abord, la segmentation entre marchéinterne et marché externe a été mise en avantà l’intérieur même de l’entreprise. Celle-ci,pour une partie de son activité, va constituerun marché interne, stabiliser des salariéset, pour d’autres activités, va proposer desemplois de courtes durées, instables, notam-ment compte tenu des incertitudes de sonenvironnement. Par exemple, une entrepriseindustrielle peut fonctionner avec des sala-riés permanents en CDI occupant des emploisqualifiés et employer, en parallèle, un grandnombre d’intérimaires ou de salariés en CDDpour d’autres activités.

Dans les années 1980, l’analyse sociétaledéveloppée par Maurice, Sellier, Silvestre

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 38

(1982) en France, ou ses enrichissements parMarsden (1989) au Royaume-Uni, distinguentoutre le marché secondaire, deux autres seg-ments, qui rappellent la typologie de Kerr(1954) : le marché interne et le marché profes-sionnel. À partir de travaux de comparaisoninternationale, notamment dans le cas de laFrance, de l’Allemagne et du Royaume-Uni,sont défi nis :

– un marché professionnel sur lequel lesqualifications sont reconnues à l’extérieur del’entreprise, les emplois qualifiés ouverts aurecrutement externe et la mobilité des sala-riés qualifiés élevée du fait des perspectivesde carrières liées à la mobilité externe ;

– un marché interne sur lequel les qualifi -cations s’acquièrent par l’expérience dansl’entreprise et ne sont donc pas directementtransférables. La carrière se construit dansl’entreprise par la mobilité interne, et lamain-d’œuvre qualifiée est stabilisée dansl’entreprise par un ensemble de règles ;

– un marché secondaire, tel que défi ni dansles premières théories de la segmentation. Ilregroupe des emplois précaires, peu qualifi és,avec des niveaux de salaire faibles.

Au-delà des différences de dénominationdes segments du marché du travail, deuxéléments essentiels sont à retenir : chaquesegment du marché du travail est caractérisépar des procédures spécifiques et la mobilitéentre segments est faible.

Un tour d’horizon de la segmentationdu marché du travailFrance et Royaume-Uni

Dans les années 1970 et 1980, la France secaractérise par des marchés internes domi-nants : pour la majorité des salariés qualifi és,la relation d’emploi est stable ; le Royaume-Uni se distingue en revanche par la prévalencedes marchés professionnels, d’une mobilitéplus grande. Entre les années 1980 et 2000, lastructure du marché du travail français a peuévolué (Valette, 2007). Il se compose, en 2001,de trois principaux segments : un marché ditinterne « supérieur » caractérisé par une fortestabilité de l’emploi (définie à partir du rap-port entre l’ancienneté dans l’entreprise etl’ancienneté sur le marché du travail) et dessalaires élevés ; un marché interne dit « infé-rieur » qui, certes, témoigne d’une forte sta-bilité d’emploi, mais de niveaux de salaire etde qualification faibles ; et enfin, un marchésecondaire sur lequel l’instabilité d’emploiest forte, les mobilités principalement liéesà des fins de contrats, et les salaires faibles.Le marché professionnel, avec des salariésqualifiés, de hauts niveaux de rémunérationet une forte mobilité au sein d’une même pro-fession n’apparaît que faiblement.

Au Royaume-Uni, les évolutions entre lesannées 1980 et le début des années 2000 sontégalement marginales. On retrouve, aux deux

1. Les principales catégories de marché du travail1

Auteurs Segments du marché du travail

Kerr (1954) Marché externeMarché institutionnalisé

Selon la production Selon le métier

Doeringer et Piore(1971)

Marché secondaire

Marché primairesur lequel se trouvent les

entreprises ayant construitdes marchés internes

Maurice, Sellier,Silvestre (1982)Marsden (1989)

Marché externe Marché interne Marché professionnel

[1] Notre panoramane rend pas comptede l’ensemble desanalyses développéeset des différentscourants au sein desthéories traitant dela segmentation dumarché du travail, maisuniquement de ceuxmentionnés dans letexte. Si le lecteur veutapprofondir ce domaine,des auteurs commeOsterman (1982, 1994),Grimshaw et Rubery(1998), Michon (1981)ou Petit (2002) sont àétudier.

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LA SEGMENTATION DES MARCHÉS DU TRAVAIL DANS LES PAYS AVANCÉS : ÉTAT DES LIEUX, ÉVOLUTIONS 39

dates, les trois segments suivants : un mar-ché interne supérieur qui combine stabilitéen emploi et salaires élevés, un marché pro-fessionnel sur lequel des salariés qualifi ésréalisent leur carrière par le biais de la mobi-lité entre entreprises et donc allient faiblestabilité et haut salaire, et un marché externecombinant instabilité d’emploi, précarité etbas salaire.

Allemagne

Le cas allemand se rapproche de cette situa-tion, avec un marché du travail composé detrois segments. Un marché primaire, surlequel les salariés évoluent au sein de leurentreprise par l’intermédiaire d’un marchéinterne protecteur. C’est le cas du servicepublic, des grandes industries et des ser-vices de type banque-assurance. Un marchéprofessionnel en lien direct avec le systèmeéducatif dual allemand, dans lequel l’appren-tissage est très développé et la reconnais-sance des qualifications professionnelles trèsgrande. La mobilité des salariés qualifi és, dubâtiment ou des secteurs de haute technolo-gie, entre entreprises, est donc profi table ettrès développée. Enfin, on trouve un marchédu travail secondaire lié à des emplois peuqualifiés et précaires.

États-Unis

Dans le cas des États-Unis, si la situation desannées 1990 se caractérise par un triptyquemarché primaire supérieur, marché primaireinférieur et marché secondaire, la recherchede flexibilité amène les analystes à parlerd’une situation duale pour ces dernièresannées. Les entreprises développant des mar-chés internes sont moins nombreuses et lemarché primaire se réduit comparativementau marché secondaire qui s’étend. Les emploisstables se réduisent, les évolutions internessont bien moins nombreuses et l’insécuritéde l’emploi grandit. La logique de marchérégule de façon croissante les relations surle marché du travail, à l’instar de l’externa-lisation d’un nombre croissant de fonctions

et d’activités pour assurer plus de fl exibilitéaux entreprises. L’opposition binaire entrecœur et périphérie se renforce, certains sala-riés sont toujours sur des marchés primairesmais leur nombre se réduit face à une montéedes salariés de la périphérie.

Vers une généralisationde l’instabilité de l’emploiet des marchés secondaires ?Si on revient au cas français, des études plusrécentes ne démontrent pas de façon signifi -cative la fin des marchés internes, de la sta-bilité dans l’emploi, notamment à traversles anciennetés moyennes des salariés. Pourautant, le discours d’une instabilité crois-sante sur le marché du travail reste prégnant.Comment l’interpréter ?

Si l’instabilité sur le marché du travail nes’est pas autant développée qu’on a pu le dire,tout particulièrement pour les salariés d’âgemédian (30-55 ans), deux phénomènes ali-mentent cette idée. D’un côté, les embauchesse font très largement sur la base de contratsprécaires, à durées déterminées. Ainsi, lesflux d’entrée sur le marché du travail alimen-tent plutôt un marché de type secondaire etles jeunes en sont les premiers affectés. D’unautre côté, ce n’est pas la stabilité de certainssalariés qui baisse mais c’est la polarisationqui s’accroît entre d’un côté des salariés tou-jours aussi stables et d’autres qui sont tou-chés par une précarité croissante. On assistein fi ne à un renforcement de la segmentationdu marché du travail au début des années2000, avec des différences plus tranchéesentre salariés stables et instables.

Des transformations apparaissent aussidans le mode d’organisation des segmentsdu marché du travail. Ainsi, sur le marchéinterne, le fait de demeurer dans la mêmeentreprise n’apporte plus autant d’avan-tages salariaux qu’avant et l’ancienneté pro-tège moins du risque de chômage. Le reculdes marchés internes, s’il est pris au sens

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 40

de la fin d’une rémunération systématique àl’ancienneté, peut difficilement être contre-dit. Pour autant, il s’agit plus d’un phéno-mène d’individualisation des rémunérations,moins généralisé qu’on pourrait le penseret qui n’exclut pas un principe de séniorité,et d’augmentations individuelles de rému-nération en parties liées à l’ancienneté. Parcontre, la question de la mobilité interne, dufait qu’elle se maintienne, recule ou se déve-loppe, ne peut pas réellement être tranchéeau vu des études disponibles. Trop de fac-teurs entrent en jeu sans pouvoir être isolés(vieillissement de la population, effets de laconjoncture, effet du déclassement en débutde carrière…) et les nomenclatures sont tropagrégées pour réellement appréhender lesmobilités internes. À titre d’exemple, on peutrendre compte des mobilités entre catégories

socio-professionnelles mais pas au sein d’unemême catégorie ; or, ce sont ces mobilités quisont les plus fréquentes.

Le marché interne reste donc important etstructurant sur le marché du travail français.Pour autant, le marché externe se développeégalement. Comme nous l’avons évoqué plushaut, les évolutions de ces dernières annéesvont dans le sens d’une cohabitation au seind’une même entreprise, d’une logique de mar-ché interne d’un côté, et d’un volet de sala-riés gérés selon les règles du marché externede l’autre. Les firmes cherchent à s’assurerun volant de main-d’œuvre fl exible pourabsorber des chocs conjoncturels sans avoirà « toucher » au marché interne. Le marchéexterne concerne également les plus petitesentreprises qui n’offrent souvent pas ou peude perspectives d’évolution en interne.

1. L’évolution des degrés de stabilité en emploi en France et au Royaume-Uni entre 1982 et 2001

33,6

22,7 21,5 22,1

32

17,5 18,4

32,1

0,00

10,00

20,00

30,00

50,00

40,00

60,00

moins d’1/4 de 1/4 à 1/2 de 1/2 à 3/4 plus de 3/4

1982 2001

48,5

26,3

15,2

10

49,7

21,8

13,215,3

0,00

10,00

20,00

30,00

40,00

50,00

60,00

moins d’1/4 de 1/4 à 1/2 de 1/2 à 3/4 plus de 3/4

FRANCE ROYAUME-UNI% %

Note : Le degré de stabilité dans l’emploi présenté ici est calculé à partir du ratio entre l’ancienneté dans l’emploi actuel et l’ancienneté sur le marché du travail (ou expérience professionnelle potentielle puisqu’il s’agit de la différence entre l’âge defin d’études et l’âge au moment de l’enquête). Ce ratio est donc compris entre 0 et 1 : 1 si l’individu a passé l’ensemble de sa vieprofessionnelle dans le même emploi, ½ s’il a passé la moitié de sa vie professionnelle son emploi actuel et ainsi de suite.

Commentaire : Ces graphiques illustrent la polarisation sur les marchés du travail : en France, notamment, on constate uneforte proportion de salariés stables (degré de stabilité supérieur ¾) et une forte proportion de salariés instables (degré destabilité inférieur à ¼). Entre 1982 et 2001, on observe une progression de la part des salariés situés à chaque extrémité, ce quimontre que cette polarisation s’est renforcée.

Sources : GHS 1983 et LFS 2001, in Valette (2007).

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LA SEGMENTATION DES MARCHÉS DU TRAVAIL DANS LES PAYS AVANCÉS : ÉTAT DES LIEUX, ÉVOLUTIONS 41

Une segmentation des individusplus que des entreprises :une opposition stabilité/insécuritéexacerbée par la criseIl apparaît donc que les marchés du travailsont de plus en polarisés, entre d’un côté dessalariés stables, qui le sont toujours autantqu’avant, et des salariés pris dans le cerclede la précarité, pour qui les emplois, et lespassages par le chômage se succèdent et quiont moins de chances qu’auparavant d’inté-grer les marchés internes. Ainsi, la mobi-lité des salariés en général ne s’accroît pasde façon spectaculaire mais, en revanche, lapart des mobilités subies se renforce, parti-culièrement celles liées aux fins de contratstemporaires, ainsi que les passages par lechômage entre deux séquences d’emploi. Lemarché du travail français se caractériseraitdonc plus par une segmentation au sein dela population active, entre individus stableset individus inscrits dans le long terme surle marché externe, voire en situation d’exclu-sion du marché du travail et donc durable-ment au chômage.

L’analyse des Enquêtes emploi de l’INSEE surla période 1982-2009 met en avant cette dua-lisation (Amossé, Ben Halima, 2010). « D’uncôté, on observe une hausse de la mobi-lité (changements d’employeur, transitionsdepuis ou vers le chômage), qui est restéeau cours des années 2000 à un niveau plusélevé qu’antérieurement ». Cette hausse dela mobilité s’est concentrée sur les emploisles moins qualifiés et le secteur privé. « Del’autre, la part des travailleurs stables, i.e.qui ont passé plus des trois-quarts de leurcarrière chez le même employeur, a aussiaugmenté ». L’accroissement de la stabilité asurtout profité aux emplois qualifi és (cadreset professions intermédiaires) et se retrouvedans les grandes entreprises ou le secteurpublic.

De façon parallèle, des travaux sur le marchédu travail japonais pointent une dualisationcroissante de celui-ci. D’un côté, se maintientun ensemble d’emplois permanents, à tempsplein, avec de bons niveaux de salaires quioffrent des perspectives d’évolution, de for-mation… et de l’autre, se développe un pand’emplois précaires, souvent à temps partiels,associés à de faibles niveaux de rémunéra-tions, à l’absence de perspectives d’évolutionou d’accès à la formation.

Le contexte actuel de crise économique a ten-dance à maintenir, voire à renforcer la seg-mentation des marchés du travail.

Le chômage se concentre dans un premiertemps sur la main-d’œuvre la plus éloignéedes marchés internes, les jeunes et les sala-riés les moins qualifiés. Les emplois précairesle deviennent de plus en plus (temps de tra-vail courts, périodes d’emploi limitées), et lespassages par le chômage s’accroissent fauted’opportunités d’emploi. Les salariés fragili-sés sont maintenus en situation de précarité,voire de chômage. La première phase d’ajus-tement sur le marché du travail liée à la criseest donc celle d’un ajustement, via le mar-ché externe (moins d’emplois d’intérim, deCDD…), qui fait glisser une partie des sala-riés du marché externe vers le chômage. Uneseconde phase se caractérise par un dévelop-pement de la flexibilité interne (ajustementdu temps de travail, chômage partiel ou tech-nique), avant de passer à une troisième phasequi correspond à des suppressions de posteset/ou les non-renouvellements au sein mêmedes emplois stables du marché interne (planssociaux, encouragement des départs volon-taires, non remplacement des départs à laretraite…).

Les effets de la crise sur les marchés du tra-vail, même si leur segmentation est très lar-gement structurelle et évolue peu, se fontsentir via la contraction des embauches, lefaible dynamisme des marchés internes, quirenvoient nombre de salariés vers le marchéexterne. De façon cumulative, les constatsde dualisation croissante entre emplois

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 42

stables d’un côté, et hausse des mobilités del’autre, croisent des « effets de génération ».La hausse de la stabilité concernerait unnombre limité de générations (nées entre 1944et 1963) alors que la part des mobilités croîtau fil des générations. Entre 2008 et 2010, leseffets de la crise se ressentent à travers unebaisse des contrats à durée indéterminée etune progression des contrats à durée déter-minée. La qualité des emplois retrouvés parles victimes de la crise se dégrade, l’accès auxemplois stables est « bloqué » et le maintiensur le segment externe du marché du travail

devient la règle. La crise économique actuellerenforce donc la polarisation du marché dutravail et accroît les difficultés des salariésles plus précaires.

De façon générale, dans l’ensemble des payseuropéen, et au-delà, la crise économiquese caractérise par une crise de l’emploi. Lesemplois à durée limitée, des temps partielscourts et les pertes d’emplois (fin de contratscourts mais également licenciements) se mul-tiplient et renforcent ainsi la part que repré-sentent les marchés externes du travail.

AMOSSÉ T. et BEN HALIMA M.(2010), « Mobilité et stabilitésur le marché du travail : unedualisation en trompe-l’œil »,Connaissances de l’emploi,4 pages du CEE, n° 75.

DOERINGER P. et PIORE M.(1971), Internal Marketsand Manpower Analysis, Lexington.

KERR C. (1954), « TheBalkanization of Labor

Market », in Bake et al., Laborand Economic Opportunity, MIT Press, Wiley.

MAURICE M., SELLIER F. etSILVESTRE J-J. (1982), Politiqued’éducation et organisationindustrielle en France et enAllemagne, Paris, PUF.

MARSDEN D. (1989), Marchédu travail. Limites socialesdes nouvelles théories, Economica, Paris.

VALETTE A. (2007), Renouvellement de lasegmentation des marchésdu travail français etbritannique ? Une approchepar les salaires et la stabilitéd’emploi,Thèse de doctorat,Université de la Méditerranée.

POUR EN SAVOIR PLUS

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INÉGALITÉS ET DISCRIMINATIONS SUR LE MARCHÉ DU TRAVAIL43

L’étude des inégalités sur le marché du tra-vail recouvre classiquement l’analyse desdifférences face au risque de chômage et desécarts de rémunération entre les salariés.Passer du constat d’inégalités entre deuxgroupes au diagnostic de discriminationdemande de définir quels groupes sont sus-ceptibles d’être traités différemment, puisd’identifier dans les écarts constatés d’em-ploi ou de salaires ce qui ne peut s’expliquerpar les variables habituelles (qualifi cation,

poste occupé, secteur d’activité, etc.). Lesdeux volets nécessaires pour mesurer la dis-crimination (catégoriser, départager entre lejustifié et le non-justifié) sont complexes etrequièrent une grande attention théoriqueet méthodologique. Mener ces analyses estun préalable indispensable pour mettre aupoint et évaluer l’efficacité de politiquescorrectrices.

Des inégalités aux discriminationsQuelles inégalités ?La loi française de 20081 énonce que : « consti-tue une discrimination directe la situationdans laquelle, sur le fondement de son appar-tenance ou de sa non-appartenance, vraieou supposée, à une ethnie ou une race, sa

[1] Article 1er de la loin° 2008-496 du 27 mai2008 portant diverses

dispositions d’adaptationau droit communautaire

dans le domaine dela lutte contre les

discriminations.

Le marché du travail est traversé par de multiples inégalités, portant sur les salaires, l’ac-cès à l’emploi et à certains postes ou professions, et touchant des catégories de population variées (femmes, jeunes, seniors, immigrés…). Ces inégalités reflètent-elles des effets de structure entre les différents groupes ou sont-elles le résultat de discriminations de la part des employeurs ? Cette question, fondamentale pour les sociétés démocratiques, se révèle particulièrement épineuse, tant il est difficile, à la fois de définir et de mesurer ce qui renvoie à de la discrimination. Dominique Meurs fait le point sur la manière dont les économistes appré-hendent, analysent et évaluent les discriminations sur le marché du travail. Quelles conclu-sions peut-on en tirer en termes de politiques publiques ?

Problèmes économiques

Inégalités et discriminations sur le marché du travail

DOMINIQUE MEURS

EconomiX-Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense (UMR 7235)INED

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 44

religion, ses convictions, son âge, son handi-cap, son orientation sexuelle ou son sexe, unepersonne est traitée de manière moins favo-rable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou nel’aura été dans une situation comparable ».On voit ici que la loi étend au maximum lescatégories susceptibles d’être discriminées.Certains groupes sont facilement identi-fiables (sexe, âge) ; d’autres posent plus deproblèmes de délimitation de leur contourcomme l’ethnie, la race, la religion2… Or, cettequestion de la catégorisation est inséparablede la discrimination et des politiques correc-trices à mettre en œuvre, puisqu’il s’agit tou-jours de comparer la situation d’un groupe àun autre.

Définir la discrimination sur le marché dutravail comme un traitement moins favorableentre deux personnes semblables à un fac-teur près (l’origine, le sexe, la couleur de lapeau…) requiert de savoir ce que l’on entendpar deux personnes « équivalentes ». Dansl’acception la plus étroite, on peut compa-rer des personnes occupant le même emploi,dans la même entreprise, avec la même chargehoraire, la même ancienneté, la même expé-rience, etc. Mais des personnes travaillantà un même poste peuvent être rémunéréesstrictement à l’identique et il peut existernéanmoins une inégalité systématique dessalaires moyens entre deux groupes. Si cetteinégalité résulte du fait qu’un groupe a plusde difficultés que l’autre à accéder aux postesles mieux rémunérés, il paraît difficile de nepas qualifier le phénomène de « discrimina-tion ». On peut alors élargir la défi nition dela discrimination sur le marché du travail àdes situations où l’on compare des personnesayant les mêmes caractéristiques produc-tives (éducation, expérience), mais qui nese retrouvent pas dans les mêmes emplois,un groupe apparaissant systématiquementdésavantagé dans l’accès aux meilleurespositions.

S’arrêter à ce qui se passe sur le marché dutravail n’est toutefois pas suffisant pour sai-sir toutes les facettes de la discrimination.S’il est plus difficile pour les membres d’un

groupe que pour les autres d’accéder auxniveaux d’éducation supérieurs parce queles meilleures écoles ne sont pas accessiblesà tous sur la seule base des talents, la dif-férence des rémunérations entre les deuxgroupes peut être « expliquée » par cet écartdes diplômes mais n’en est pas pour autant« justifiée ». Cet élargissement des points devue conduit à réintégrer dans le champ del’analyse ce qui se passe en amont du marchédu travail ainsi que les comportements horsmarché du travail, comme le partage inégaldes tâches domestiques au sein des ménages.

Pourquoi des discriminations ?

Quelles sont les principales théories de ladiscrimination proposées par les écono-mistes ? On distingue traditionnellementdeux grandes approches, l’une qui reposesur les goûts et les préjugés des acteurs surle marché du travail, l’autre sur les imperfec-tions de l’information. Elles montrent toutesdeux que la discrimination est un coût pourtoute la société, car des compétences poten-tielles sont laissées de côté.

Discrimination par goûtL’un des premiers économistes à s’emparerexplicitement de cette question est Gary Bec-ker dans sa thèse de 1957 sur la discrimina-tion salariale. Son apport est double : Beckeravance que c’est « le goût » qui pousse à reje-ter ou préférer certains types de travailleurs,indépendamment de leur capacité produc-tive, et que ces comportements entraînent despertes économiques que l’on peut chiffrer.

Becker se place dans un cadre générald’échanges entre deux communautés, lesBlancs et les Noirs. Les deux groupes dis-posent de facteurs travail et capital, maisavec des dotations différentes. Ils ont doncintérêt, d’un point de vue strictement éco-nomique, à travailler ensemble, tout commeles différents pays ont intérêt à échanger.Côtoyer quelqu’un de l’autre groupe entraînecependant pour chaque individu un coûtpsychologique : l’employeur blanc est prêtà abandonner une partie de son profi t pour

[2] Simon P. et Piché V.(2012), « Accountingfor Ethnic and RacialDiversity : the Challengeof Enumeration », Ethnicand Racial Studies, vol. 35, n° 8.

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INÉGALITÉS ET DISCRIMINATIONS SUR LE MARCHÉ DU TRAVAIL 45

ne pas employer des Noirs, le salarié blancexige une compensation s’il travaille avec desNoirs, le consommateur blanc est prêt à payerplus cher pour ne pas être servi par un Noir,etc. L’analogie avec la théorie des échangescommerciaux peut être poursuivie en inter-prétant l’aversion à l’encontre d’un groupecomme un coût de transport. L’intérêt decette comparaison est de souligner que toutle monde est perdant dans cette situation,même si la minorité est davantage pénalisée.

Les individus ne sont pas identiques dansleurs goûts ; ce sont ceux qui ont l’aversionla plus faible qui travaillent le plus avec lesminorités. La marge de discrimination contreles Noirs dépend du goût moyen de ceux quisont appelés à les côtoyer. Elle sera plus éle-vée dans une société où le capital et le tra-vail sont complémentaires que lorsqu’ils sontsubstituables, puisque dans le dernier cas, laségrégation permet d’éviter les contacts sansréduire la production.

Becker introduit une distinction dans la défi -nition de la ségrégation et de la discrimina-tion qui permet de comprendre le lien entreles deux. La ségrégation est le refus d’être encontact avec l’autre tandis que la discrimi-nation est le dédommagement demandé pouravoir un échange avec l’autre. La ségrégationapparaît comme une situation limite, celle oùaucune collaboration n’est possible, mêmemoyennant finances. Si l’on part d’une situa-tion idéale sans discrimination, le produitde la société est maximal. Il décroît avec lamontée de la discrimination : la ségrégationaugmente jusqu’au point où le préjugé est sifort qu’il n’y a plus aucun intérêt à commer-cer entre les deux communautés. L’isolementest alors maximal et le produit commun estau plus bas.

Les normes sociales :l’hypothèse d’identité sexuée

Plus récemment, les économistes se sontappuyés sur les normes sociales pourrendre compte des discriminations. Au lieude poser comme Becker l’existence d’un« goût » a  priori, ils tentent de comprendre

la formation des comportements et des pré-férences et font pour cela appel aux acquisde la sociologie et de la psychologie. Si l’onsuit Akerlof et Kranton (2000)3, l’identité (laperception de soi comme femme ou commeimmigré par exemple) entre comme unevariable de la fonction d’utilité et déterminedonc en partie le bien-être individuel. Pourune femme (un homme), s’engager dans unevoie professionnelle considérée comme mas-culine (féminine) par les pairs entraîne d’unepart un coût direct lié à la transgression de lanorme sociale et d’autre part des externalités,car les autres salariés réagissent en retour enpénalisant ceux ou celles qui transgressent,ce qui entraîne ensuite d’autres ajustementsen retour.

Selon Akerlof et Kranton, le choix d’une iden-tité et des prescriptions qui y sont associées« pourraient être la décision économiqueindividuelle la plus importante ». Ces auteurssoulignent également que les limites impo-sées aux individus pour choisir une identitésont peut-être aussi les déterminants lesplus importants de leur bien-être. Cette ana-lyse permet de renouveler les approches entermes de politique économique : changer lesnormes sociales affecte les comportements eta des répercussions économiques.

La discrimination statistique

Le deuxième grand courant théorique de ladiscrimination prend acte de la persistancedes comportements discriminatoires en dépitde leur coût pour la société et les entreprises4. La discrimination statistique (Arrow, 1971 ;Phelps, 1972) cherche à concilier ce constatavec l’hypothèse de rationalité des agents. Elleintroduit pour cela l’imperfection de l’infor-mation au moment du recrutement du salarié.En raison du coût pour obtenir une évaluationindividuelle de la performance, l’employeurva se fier à un trait facilement observable (lacouleur de la peau, le sexe…) et attribuer à lapersonne les caractéristiques moyennes deson groupe. Le comportement discriminatoireapparaît alors rationnel et peut perdurer.

[3] Akerlof G. et KrantonR. (2000), « Economics

and Identity », TheQuaterly Journal of

Economics, vol. 115, n° 3.

[4] Pour Becker, plus deconcurrence devrait

réduire la discriminationcar les employeurs

les plus enclins à ladiscrimination font

moins de profi t ensurpayant les salariés

qu’ils souhaitentconserver et devraient

donc faire faillite à plusou moins long terme.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 46

Toutefois, comme l’ont montré Aigner etCain (1977)5, le pouvoir explicatif de cetteapproche est limité et ne résout pas la ques-tion de savoir pourquoi les deux groupes dif-fèrent statistiquement. Pour ces auteurs, ladiscrimination salariale se définit par le faitque le salaire moyen d’un groupe n’est pasproportionnel à sa productivité moyenne ; enrevanche, à l’intérieur d’un groupe, il peut yavoir des gens plus ou moins payés par rap-port à leur productivité, mais cela ne relèvepas de la discrimination. Leur raisonnementest fondé sur le modèle proposé par Phelps.L’entreprise voudrait connaître la « vraie »valeur productive d’un candidat mais ne peutl’apprécier que de manière indirecte commeavec le score d’un test de recrutement. Ellesait qu’il y a une marge d’erreur entre ceque révèle le test et la réalité. Entre les deuxgroupes, trois cas sont possibles :

– un groupe est en moyenne plus performantque l’autre ;

– les deux groupes ont la même moyenne deproductivité mais une distribution différentedes vraies capacités productives (la disper-sion des compétences est plus grande dansun groupe que dans l’autre) ;

– les deux groupes ne diffèrent que par ladistribution de la marge d’erreur du test derecrutement.

Supposer que les performances soient dif-férentes sort du champ de la discrimina-tion salariale pure, puisque cela revient àtrouver des différences de performance quiexpliquent les écarts salariaux constatés. Celapousse par ailleurs à rechercher en amont lescauses de ces différences, comme la qualitéde l’éducation, les stéréotypes à l’école oules prophéties auto-réalisatrices (cf. infra).Par conséquent, la discrimination statistiquedans ce cadre s’observe uniquement lorsqu’ily a des différences entre deux groupes surl’information apportée par le test de recrute-ment et si cette imprécision influence le com-portement des employeurs. Dans le modèled’Aigner et Cain, cette influence passe parune aversion au risque des employeurs qui

entraîne une pénalisation pour le groupe leplus hétérogène, car le recruteur pense qu’ilpeut embaucher plus fréquemment quelqu’unen dessous de la moyenne dans ce groupe quedans l’autre.

Les prophéties autoréalisatrices

L’introduction des prophéties auto-réali-satrices dans les modèles de discrimina-tion statistique montre que des différencesmoyennes entre deux groupes peuventnaître et être entretenues par les a priori desemployeurs. Le concept est emprunté auxsociologues. Dans un célèbre article de 1948,Robert Merton6 définit la prophétie auto-réa-lisatrice comme une situation dans laquelleune croyance erronée a priori entraîne descomportements qui la rendent vraie a poste-riori. L’exemple cité est celui de la faillite ban-caire : un doute non fondé sur la solvabilitéd’une banque provoque un vent de paniqueet des retraits de liquide par les clients quimènent effectivement la banque à la faillite.Un premier modèle de ce type est celui deFarmer et Terrell (1996)7. S’appuyant sur lefait que les préjugés à l’encontre d’un groupesont largement diffusés dans la société etque les entrepreneurs ne sont pas différentsde ce point de vue du reste de la société, ilsposent l’hypothèse que l’employeur a un a priori sur la productivité de certains groupesmais peut réviser son jugement et modifi erle salaire en fonction de ce qu’il observe dela production effective du salarié. Les sala-riés sont informés de ces croyances et ceuxqui appartiennent au « mauvais groupe »sont moins incités que les autres à se formeren raison du handicap initial, car ils saventqu’ils auront plus de mal que les autres à êtrerecrutés sur des profils de carrière attractifs.Ainsi, des croyances qui étaient a priori nonfondées sur leur insuffi sante productivitémènent à une discrimination effective per-sistante. Cette explication est souvent appli-quée à la situation des femmes sur le marchédu travail et aux préjugés de l’employeur surl’engagement à long terme de ces salariées :le risque qu’elles partent en congé parental

[5] Aigner D. etCain G. (1977),« Statistical Theoriesof Discrimination inthe Labour Markets », Industrial and LabourRelations Review, vol. 30,n° 2.

[6] Merton R. K. (1948),« The self-fulfi llingprophecy », The AntiochReview, vol. 8.

[7] Farmer A.,Terrell D.(1996), « Discrimination,Bayesian Updatingof Employer Beliefsand Human CapitalAccumulation »,Economic Inquiry, vol. 34.

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INÉGALITÉS ET DISCRIMINATIONS SUR LE MARCHÉ DU TRAVAIL 47

les cantonne dans des emplois moins promet-teurs, ce qui rend plus avantageux le congéparental, et donc confi rme a posteriori lespréjugés de l’employeur.

Comment mesurerles discriminationssur le marché du travail ?Si comprendre les mécanismes de la discrimi-nation est complexe, les mesurer est un exer-cice tout aussi difficile qui donne lieu à uneabondante littérature, actuellement en pleineévolution. Trois méthodes complémentairespeuvent être employées. La première partdes inégalités constatées entre les groupeset cherche à identifier un écart de rémunéra-tion ou d’accès à l’emploi qui n’est pas expli-cable par des caractéristiques observables.La seconde (le testing) consiste à partir desituations fictives identiques, à une dimensionprès (le sexe, l’origine, l’âge…) et observer lesperformances sur le marché du travail. Enfi n,empruntant un peu aux deux démarches précé-dentes, les expériences contrôlées reviennentà partir de vraies situations et à faire varierles modes de recrutement pour comprendreles comportements des recruteurs.

Des inégalités constatéesaux inégalités non expliquées

Mesurer l’ampleur de la discriminationrevient ici à rendre comparable ce qui ne l’estpas au départ et à estimer une différence desrémunérations moyennes ou des probabili-tés moyennes d’avoir un emploi entre deuxgroupes, une fois pris en compte l’effet descaractéristiques individuelles productiveset des facteurs contextuels. Cela revient à sedemander quelle est la part non expliquéede la rémunération entre, par exemple, leshommes et les femmes, si les deux groupesavaient les mêmes diplômes, les mêmesexpériences professionnelles, la même loca-lisation géographique, les mêmes types d’em-ployeurs, etc.

Une méthode économétrique devenue stan-dard est celle développée la même année maisséparément par R. Oaxaca (1973)8 et A. Blin-der (1973)9. Elle consiste à décomposer l’écartmoyen de rémunération entre deux groupes endeux composantes : une partie « expliquée »,qui correspond à l’écart de rémunération quel’on peut attribuer à des effets de structure(différences de diplôme, d’expérience, d’an-cienneté…), et une partie résiduelle ou nonexpliquée. Cette dernière composante est unindicateur d’une discrimination potentielle,sous réserve que toutes les caractéristiquespertinentes aient été prises en compte.

Largement utilisées, ces analyses ne sontcependant pas sans défauts ; la principale cri-tique repose sur le lien supposé entre « partinexpliquée » et « discrimination ». D’unepart, l’interprétation des résultats n’est pasévidente et dépend du cadre théorique quel’on adopte et des caractéristiques que l’onjuge structurelles. Par exemple, raisonner àcatégorie socio-professionnelle égale revientà dire que l’on considère que les choix desprofessions ne font pas partie de la discrimi-nation, alors que certains groupes peuvent sevoir découragés d’entrer dans certains sec-teurs ou métiers alors qu’ils en auraient lescompétences. D’autre part, quelles que soientles précautions méthodologiques prises et larichesse des données, il est toujours possibled’opposer que des variables ont été omisesqui expliqueraient ces différences sans êtrede la discrimination de la part de l’employeurau sens strict. Si l’on constate que, pour unmême emploi, les augmentations salarialessont significativement supérieures pour leshommes que pour les femmes, cela peut venirdu fait que les femmes négocient en moyenneavec moins d’efficacité que les hommes10.

Partir de populationsartifi ciellement identiquespour mesurer des inégalités

Une autre grande voie pour mesurer les biaisde discrimination à l’embauche de la part desemployeurs est celle du testing. Employée

[8] Oaxaca R.L. (1973),« Male-Female Wage

Differentials in UrbanLabor Markets »,

International EconomicReview, vol. 14, n° 3.

[9] Blinder A.S. (1973),« Wage Discrimination :

Reduced Form andStructural Estimates »,The Journal of HumanResources, vol. 8, n° 4.

[10] Cf. Babcock L. andLaschever S. (2003),Women Don’t Ask :

Negotiation andthe Gender Divide,

Princeton, PrincetonUniversity Press.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 48

depuis une trentaine d’années dans les pays anglo-saxons11, elle a été développée plus récemment en France (Petit, 2003 ; Duguet et al., 2010). Elle consiste à répondre à des annonces effectives par des paires de CV fi c-tifs et avec des caractéristiques identiques à une près (le nom/prénom qui permet d’inférer l’origine ou le sexe). Il est ainsi possible de comparer les taux de réponse des employeurs aux deux groupes et de mesurer avec exac-titude les différences de réaction des employeurs à des candidatures strictement identiques. Le testing peut être prolongé par des audits, consistant à envoyer des couples de candidats à des entretiens d’embauche12.

Le testing a l’avantage d’être une mesure directe du comportement des recruteurs et révèle leur éventuelle différence de réaction à la lecture d’un même CV provenant de deux groupes différents ; il prouve ainsi l’existence ou l’absence d’une discrimination à l’em-bauche. Mais cette méthode a des limites. En premier lieu, cela ne peut s’appliquer qu’aux situations d’embauche, non aux différences de rémunération. Ensuite c’est une procédure délicate à mener et qui nécessite une très grande rigueur à toutes les étapes du pro-tocole. Enfi n, les résultats ne sont pas géné-ralisables, ils ne sont valables que pour une période, une région, une profession données.

Exploiter ou mener des expériences naturelles

Une autre voie, plus rarement explorée mais en plein essor, est celle consistant à utiliser des expériences naturelles pour évaluer le comportement des recruteurs. L’expérience la plus célèbre dans ce champ est celle menée sur le recrutement de musiciens d’orchestre aux États-Unis13. Les auteurs ont utilisé le fait que les pratiques de recrutement avaient évolué pour les mêmes orchestres : les musi-ciens candidat(e)s sont auditionnés derrière un rideau au lieu d’être face au comité de recrutement, si bien que celui-ci se déter-mine uniquement en fonction du jeu de l’ins-trumentiste. Ce changement de méthode a

contribué à augmenter signifi cativement la proportion de femmes recrutées, ce qui ten-dait à montrer que les recruteurs tenaient compte du sexe en plus des qualités musi-cales pour évaluer les candidats.

Récemment, une expérience assez similaire a été conduite en France avec l’utilisation de CV anonymes via l’ANPE comparée à l’envoi de CV complets pour un ensemble de postes14. L’anonymisation des CV a été faite de manière aléatoire pour avoir un groupe de compa-raison aux caractéristiques identiques. Les résultats obtenus sont paradoxaux pour les candidats aux patronymes maghrébins car, contrairement aux attentes, l’anonymisation des CV a diminué leurs chances d’être appe-lés pour un entretien. Il est diffi cile de com-prendre ce qui s’est exactement passé ; une hypothèse avancée par les auteurs est que les recruteurs interprétaient plus négative-ment les successions de périodes de chômage ou les scolarités perturbées quand ils ne connaissaient pas l’origine via le patronyme des candidats.

Mener des politiques correctricesL’analyse et la mesure de la discrimination n’ont de sens que si elles sont mises au ser-vice de politiques correctrices. Deux points seront soulignés ici.

En premier lieu, il est tout à fait possible de mettre en œuvre en entreprise les méthodes statistiques présentées ci-dessus et d’établir un diagnostic de discrimination salariale à l’encontre des femmes15. C’est ce qu’avait fait effectivement R. Oaxaca pour une grande organisation internationale. La question du responsable des ressources humaines à la remise du rapport le prit de court : quelle devait être la politique salariale à mettre en œuvre pour corriger la discrimination ? Deux diffi cultés existent : la première est que si certains sont sous-payés par rapport à une norme, d’autres sont sur-payés. Éliminer totalement la discrimination dans l’entre-prise demanderait de réduire le salaire de

[11] Cf. par exemple un des plus cités : Bertrand M., Mullainathan S. (2004) « Are Emily and Greg More Employable than Lakisha and Jamal ? A Field Experiment on Labor Market Discrimination », The American Economic Review, vol. 94, n° 4.

[12] Cf. Neumark D. (1996), « Sex Discrimination in Hiring in the Restaurant Industry : An Audit Study, » Quarterly Journal of Economics, vol. 111, n° 3.

[13] Goldin C., Rouse C. (2000) « Orchestrating Impartiality : The Impact of « Blind » Auditions on Female Musicians », The American Economic Review, vol. 90, n° 4.

[14] Barbanchon T., Behaghel L., Crepon B. (2011), « Discrimination in Hiring and Anonymous CVs in France, First results », Working Paper.

[15] En théorie, il serait aussi possible de le faire en fonction de l’origine mais cette donnée ne peut pas être collectée dans les fi chiers entreprises. Des méthodes pourraient être utilisées qui respecteraient à la fois la confi dentialité de cette information et l’estimation de la discrimination, mais cela supposerait des opérations relativement lourdes et impossibles à réaliser dans les petites entreprises.

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INÉGALITÉS ET DISCRIMINATIONS SUR LE MARCHÉ DU TRAVAIL 49

certains/es, ce qui n’est pas envisageable.La seule chose possible est de calculer descompensations pour ceux et celles qui sonten dessous et réduire ainsi le taux de dis-crimination intra-entreprise. La deuxièmedifficulté est quasi insoluble : on peut cal-culer pour quelqu’un qui a eu un blocage decarrière la rémunération qu’il/elle aurait dûpercevoir si les choses s’étaient passées nor-malement, mais on ne peut pas compensercette injustice du jour au lendemain. En effet,la rémunération supérieure est associée à unposte pour lequel il faut des compétences quin’ont pas été acquises et verser un salairesupérieur sans changement d’emploi créeraitune inégalité au sein des travailleurs de mêmeniveau hiérarchique. Il faut donc considérerque la discrimination salariale produit dessituations d’irréversibilité ou, tout au moins,demande du temps pour être corrigée.

En second lieu, la question des discriminationsne peut être isolée de l’ensemble du fonction-nement du marché du travail et, dans le casdes femmes, de l’articulation de la vie profes-sionnelle et familiale. En France, l’écart moyennon expliqué entre les hommes et les femmes aété estimé à 7 % pour 2002, pour une inégalitémoyenne de 25 %, tous salariés confondus, ycompris temps partiel16. La réduction des iné-galités passerait donc davantage par un rap-prochement des temps travaillés et des choixde formation que par la lutte contre la discri-mination pure. Ainsi, des politiques de conci-liation entre vie professionnelle et vie familialefavorisant un partage des tâches domestiques,une lutte contre les stéréotypes de genre dèsl’école, pourraient réduire de manière ampleles inégalités de salaires et avoir également unimpact indirect sur les comportements discri-minatoires résiduels.

[16] Cf. Meurs D.,Ponthieux S. (2006),

« L’écart des salairesentre les hommes et les

femmes peut-il encorebaisser ? », Économie etStatistique, n° 398-399.

Rappelons qu’il n’y a pasde mesure unique de

la discrimination maisplusieurs estimations

possibles, selon lesbases de données et les

modèles utilisés.

ARROW J.K. (1971), TheTheory of discrimination,working paper n° 30A,Princeton University, reprisin Aschenfelter O. et Rees A.(eds) (1974), Discrimination inLabor Markets, NJ PrincetonUniversity Press.

BECKER G. (1971), TheEconomics of Discrimination, Chicago, University of ChicagoPress, 2e éd.

DUGUET E., LÉANDRI N.,L’HORTY Y. et PETIT P. (2010), « Are Young French Jobseekersof Ethnic Immigrant OriginDiscriminated Against ? AControlled Experiment inthe Paris Area », Annals ofEconomics and Statistics, n° 99-100.

PETIT P. (2003), « Commentévaluer la discriminationà l’embauche ? », Revue

française d’économie, vol. 17,n° 3.

PHELPS E. S. (1972), « TheStatistical Theory of Racismand Sexism », AmericanEconomic Review, vol. 62.

POUR EN SAVOIR PLUS

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 50

Plusieurs modèles institutionnels du marché du travail, qui recoupent en grande partie les dif-férents types de capitalisme ou encore de « modèles sociaux », coexistent au sein de l’Union européenne (UE). Ils se distinguent notamment sur les questions de protection de l’emploi, du salaire minimum, des négociations collectives, des mesures actives ou passives pour com-battre le chômage… Un mouvement de coordination a néanmoins été lancé dès 1997 à travers la stratégie européenne pour l’emploi, et on observe au cours des années récentes certaines tendances communes, l’« activation » des politiques de l’emploi étant l’exemple le plus carac-téristique. Si la pluralité des modèles incite à leur comparaison, la question de la performance de certaines institutions du marché du travail par rapport à d’autres demeure, selon Mathilde Guergoat-Larivière, une question complexe : les travaux récents montrent que ce sont les configurations institutionnelles plus que des éléments pris de façon isolée qui sont détermi-nantes, et que des voies tout à fait différentes peuvent conduire à de bonnes performances.

Problèmes économiques

Les marchés du travail des pays de l’Unioneuropéenne (UE) sont caractérisés par uneforte diversité institutionnelle, encore renfor-cée par l’arrivée de nouveaux pays membresen 2004 et  2007. En dépit de cette diversitéet de la souveraineté des États en matière depolitiques de l’emploi et de protection sociale,depuis 1997, un mouvement de coordinationsur ces questions a été lancé dans le cadre dela stratégie européenne pour l’emploi (SEE).En l’absence de pouvoir coercitif de l’UE dansce domaine, ce mouvement s’appuie sur unoutil original : la méthode ouverte de coordi-nation (MOC). La stratégie européenne pour

emploi s’articule en outre avec les objectifsplus généraux affichés par l’UE dans le cadrede la stratégie « Europe 2020 »1.

Celle-ci fixe en particulier comme objectif auxpays de l’UE d’atteindre d’ici à 2020 un tauxd’emploi de 75 % pour les 20-64 ans, paral-lèlement à un renforcement des compétences

[1] La stratégie Europe2020 a pris le relais dela stratégie de Lisbonnequi avait pour horizonl’année 2010.

MATHILDE GUERGOAT-LARIVIÈRE

Centre d’études de l’emploi et Centre d’économie de la Sorbonne (Université Paris 1)

Les marchés du travail en Europe :entre diversité et convergence

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LES MARCHÉS DU TRAVAIL EN EUROPE : ENTRE DIVERSITÉ ET CONVERGENCE 51

(réduction du décrochage scolaire et encoura-gement à la poursuite d’études supérieures)et à une baisse de la pauvreté et de l’exclu-sion sociale. Ces « grands objectifs » sontcomplétés par des « objectifs stratégiques »qui insistent davantage sur les moyens àmobiliser et notamment sur le fait de donnerun nouvel élan à la fl exicurité. Ce concept aucœur de la SEE déjà mis en avant tout au longde la décennie 2000, consiste à combiner plusde flexibilité pour les employeurs et plus desécurité pour les salariés. L’UE décline sousce vocable une grande partie de ses orienta-tions en termes de politique de l’emploi2. Sil’UE insiste sur les résultats souhaités enmatière d’emploi, elle met donc également enavant des stratégies à développer.

Après avoir rappelé la diversité institution-nelle des marchés du travail européens, cetarticle tentera de montrer la complexitédes liens entre ces institutions et les per-formances économiques, avant de s’interro-ger sur la présence d’une certaine forme deconvergence au sein de l’Union.

Un aperçu des institutionsdu marché du travail en EuropeLes institutions du marché du travail peuventêtre définies comme un ensemble de lois, deprogrammes et de conventions qui affectentles comportements sur le marché du travailet impliquent que ce marché fonctionne dif-féremment d’un marché concurrentiel3. Ainsi,le droit du travail, les règles de licenciement,

le système d’indemnisation du chômage,le salaire minimum mais également le rôledes syndicats ou encore les politiques dites« actives » de l’emploi peuvent être considé-rées comme autant d’institutions du marchédu travail.

La protection de l’emploi

Les pays de l’UE présentent des situationshétérogènes. La réglementation sur l’utilisa-tion des contrats de travail ou des procéduresde licenciement est par exemple très différented’un État à l’autre. Une manière de s’en rendrecompte consiste à comparer les niveaux del’indice de législation protectrice de l’emploi(LPE) proposé par l’OCDE4. Il apparaît que leRoyaume-Uni et l’Irlande constituent les paysoù la législation du travail est la plus fl exible.À l’inverse, les pays du Sud de l’Europe dis-posent des réglementations de protectionde l’emploi les plus strictes, suivis par cer-tains pays continentaux (France, Allemagne,Belgique). Les pays du Nord de l’Europe neconstituent pas à cet égard une classe homo-gène, le Danemark affichant par exemple unelégislation assez souple, tandis que celle de laSuède demeure assez stricte, notamment surles contrats permanents.

L’indemnisation du chômageet les mesures activesen faveur de l’emploi

Un autre facteur important de différen-ciation des marchés du travail européensconcerne l’indemnisation du chômage. Les

[2] Les « principes »de flexicurité mis enavant par l’UE dans

le cadre de la SEEsont ainsi présentés :

« des dispositionscontractuelles souples

et fiables ; des stratégiesglobales d’apprentissage

tout au long de la vie ;des politiques actives du

marché du travail ; dessystèmes de protection

sociale modernes ».

[3] Blau F.D., Kahn L.M.(1999), « Institutions

and Laws in the LaborMarket », in Ashenfelter

O., Card D. (eds.),Handbook of Labor

Economics, chap. 25,vol. 3, Elsevier ScienceB.V : « laws, programs,

conventions, whichcan impinge on labourmarket behaviour and

cause the labour marketto function differently

from a spot market »(p. 1400).

[4] Notons cependantque ces indicateurssynthétiques sont à

utiliser avec précaution.Voir Bertola et al. (2000).

1. Indice de législation protectrice de l’emploi

Royaume-Uni

Danemark Suède Pologne Italie Allemagne France Espagne

Indice deLPE

1,09 1,91 2,06 2,41 2,58 2,63 2,90 3,11

Indice deLPE pourles contratspérennes

1,17 1,53 2,72 2,01 1,69 2,85 2,60 2,38

Source : OCDE, 2008.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 52

situations sont là encore très contrastées,à la fois en termes de montant et de duréed’indemnisation.

Le taux de remplacement net proposé parl’assurance chômage, défini comme le mon-tant touché en situation de chômage en pour-centage des gains nets en situation d’emploi5, est élevé dans les pays nordiques et dans unemoindre mesure dans les pays continentauxalors qu’il est faible dans les pays libéraux(Royaume-Uni et Irlande) et dans ceux duSud de l’Europe (hormis au Portugal). Lesnouveaux États membres pour lesquels desdonnées comparables sont disponibles (Hon-grie, Slovaquie, République tchèque, Pologne)présentent également les taux de rempla-cement nets relativement faibles. En outre,les systèmes d’indemnisation du chômageet plus largement les systèmes de protec-tion sociale des différents pays européensne reposent pas sur les mêmes principes.On peut en particulier distinguer les pays

dont les systèmes sont financés par l’impôt,qui s’appuient sur une logique d’assistance(système beveridgien représenté en Europepar les pays du Nord et les pays libéraux), deceux où l’indemnisation repose sur un prin-cipe d’assurance et où le droit à l’indemnisa-tion dépend donc des cotisations antérieures(système bismarckien représenté par les payscontinentaux tels que la France, l’Allemagne,la Belgique…).

Les politiques de l’emploi dites « actives »,par opposition aux politiques « passives » d’indemnisation du chômage (et de pré-retraites) ont pour objectif général d’amé-liorer le fonctionnement du marché du travail. Elles comprennent des mesures de nature très diverses telles que la formation des chômeurs, les incitations à l’emploi, la création directe d’emplois et plus largement les dépenses de fonctionnement du service public de l’emploi.

[5] Ce pourcentage estcalculé à court terme(c’est-à-dire pour lespersonnes arrivant auchômage) et en moyennesur 60 mois de chômage.

1. Taux de remplacement net de l’indemnisation du chômage

0

10

20

30

40

50

60

70

80

Taux de remplacement net à court terme (12 mois)

Taux de remplacement net moyen sur 60 mois

Allem

agne

Danem

ark

Espag

ne

Fran

ceIta

lie

Pologne

Royaum

e-Uni

Suède

Source : OCDE, 2007. Note : Dans les pays où le système d’indemnisation du chômage fonctionne essentiellement sur un prin-cipe d’assistance et non d’assurance, l’indemnisation n’est accordée que sous certaines conditions de ressources. Pour plus dedétails, voir : http://dx.doi.org/10.1787/706364844714 / ou OCDE (2009), Perspectives de l’emploi de l’OCDE 2009, p. 82-85.

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LES MARCHÉS DU TRAVAIL EN EUROPE : ENTRE DIVERSITÉ ET CONVERGENCE 53

La part des mesures « actives » dans lesdépenses totales des politiques de l’emploiest inégale en Europe. Les dépenses activessont en moyenne plus développées dans lespays du Nord et dans les pays libéraux tandisque les dépenses passives demeurent relati-vement plus importantes dans les pays duSud et les pays continentaux. Ces divergencessont le résultat des mesures d’« activation »des politiques de l’emploi qui ont été privilé-giées notamment par l’UE au cours des der-nières années et qui se sont développées danstous les pays européens, bien que de manièreplus ou moins importante et selon des moda-lités différentes.

Le salaire minimum

Un autre élément caractérisant le fonction-nement des marchés du travail est la présenceéventuelle d’un salaire minimum. Il existe unsalaire minimum dans la majorité des pays

de l’Union européenne, malgré de fortes dis-parités en termes de montant. La rémunéra-tion mensuelle minimale s’échelonne ainside 138  euros en Bulgarie à 1 801  euros auLuxembourg. La prise en compte des pari-tés de pouvoir d’achat réduit cet écart maisl’hétérogénéité entre pays de l’UE en termesde rémunération minimale reste forte. Enoutre, certains pays ne possèdent pas desalaire minimum réglementaire au niveaunational. C’est le cas notamment de l’Alle-magne, même si sa création est actuellementenvisagée, mais aussi des pays du Nord del’ Europe (Danemark, Suède, Finlande) ainsique de l’ Autriche, de l’Italie et de Chypre.Cette absence de législation nationale estcependant palliée dans la plupart des cas pardes accords sectoriels sur les rémunérationsminimales (systématiques dans certains paysou seulement dans certains secteurs dansd’autres).

2. Dépenses actives et passives des politiques de l’emploi (en % du PIB)

0,96 1

1,51,29

1,461,24

0,690,51 0,65

0,15

0,65 0,68

1,16

0,740,72

0,94

0,410,5

1,06

0,33

0

0,5

1

1,5

2

2,5

3

Dépenses actives

Dépenses passives

UE27

UE1

5

Danem

ark

Allem

agne

Espag

ne

Fran

ceIta

lie

Pologne

Suède

Royaum

e-Uni

Source : Eurostat, 2007.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 54

Les négociations collectives

Plus largement, les négociations collectivesne sont pas menées de la même manière etaux mêmes niveaux dans tous les pays euro-péens : si, dans la majorité des pays de l’UE,le niveau sectoriel constitue le niveau denégociation des salaires le plus important,certains pays se caractérisent par des négo-ciations menées à un niveau très centralisé(Finlande, Irlande, Slovénie) tandis qu’auRoyaume-Uni, dans la plupart des pays del’Est mais aussi en France, la négociation sedéroule prioritairement au niveau de l’entre-prise (Du Caju et al., 2008).

La place et le rôle des syndicats sont égale-ment très hétérogènes selon les pays de l’UE.Les taux de syndicalisation s’étendent ainside moins de 8 % en France ou en Estonie àplus de 65 % en Finlande, au Danemark et enSuède.

Cette grande disparité dans les taux de syn-dicalisation ne reflète cependant pas tou-jours la même réalité en termes de taux de couverture selon les pays. La France consti-tue ainsi l’exemple le plus extrême d’une situation où le taux de syndicalisation est très faible mais où le taux de couverture des salariés par des conventions collectives est proche de 100 %. Parmi les pays où le taux de couverture est proche du taux de syndicali-sation et où la couverture est de fait la plus faible (moins de 40 %), on retrouve la plupart des nouveaux pays membres de l’UE (pays

baltes, Bulgarie, Slovaquie, Hongrie) ainsi que le Royaume-Uni. À l’inverse, dans les pays du Nord, dans certains pays continen-taux (France, Belgique, Autriche) ainsi qu’en Italie et en Roumanie, le taux de couverture est proche de 100 %.

Institutions du marché du travailet performances économiques :des liens complexesCette présentation des principales caracté-ristiques des marchés du travail des payseuropéens montre qu’il existe une très fortehétérogénéité institutionnelle au sein del’UE. Parallèlement à cette diversité institu-tionnelle, le constat d’une hétérogénéité desperformances en termes d’emploi et de chô-mage dans les pays européens au cours desdernières décennies invite donc à réfl échir aulien susceptible d’exister entre institutionsdu marché du travail et performances entermes d’emploi.Autrement dit, certaines ins-titutions seraient-elles plus favorables qued’autres et expliqueraient-elles les faiblestaux de chômage et les forts taux d’emploiconstatés dans certains pays européens ?

D’une vision libérale desinstitutions du marché du travail…Cette question reste débattue parmi les éco-nomistes. La position des organisations

2. Taux de syndicalisation et taux de couverture par accords collectifs

Royaume-Uni

Danemark Suède Pologne Italie Allemagne France Espagne

Taux desyndicali-sation(en %)

27,1 67,6 68,3 15,6 33,4 19,1 7,6 15,0

Taux decouverture(en %)

34,6 92 83 14,4 96 48 97,7 70

Sources : Taux de syndicalisation (OCDE, 2004),Taux de couverture (ILO, Social Dialogue Indicators, 2004 à 2008 http://laborsta.ilo.org/applv8/data/TUM/TUD%20and%20CBC %20Technical%20Brief.pdf hormis Suède, OCDE, 1990).

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LES MARCHÉS DU TRAVAIL EN EUROPE : ENTRE DIVERSITÉ ET CONVERGENCE 55

internationales telles que la Commissioneuropéenne ou l’OCDE a évolué sur ce sujet.En effet, si elles ont d’abord défendu la fl exi-bilisation du marché du travail comme seulepolitique susceptible d’améliorer les perfor-mances économiques, elles adoptent désor-mais une position un peu plus nuancée. Ceglissement correspond à l’évolution desétudes dans ce champ. Jusqu’au début desannées 2000 environ, la plupart des étudesacadémiques, s’appuyant sur le modèle théo-rique WS-PS6, concluaient en effet à un impactnégatif des institutions mentionnées pré-cédemment sur les performances en termesd’emploi. Ces travaux tendaient donc à mon-trer que toute institution qui empêche oulimite l’ajustement entre l’offre et la demandede travail doit être supprimée ou réduiteau minimum pour parvenir à l’équilibre dumarché (Erhel, 2009). Si l’on reprend la listedes institutions présentées précédemment,il s’avère alors que le salaire minimum, laprésence syndicale, la législation protectricede l’emploi et l’indemnisation du chômageconstituent toutes des institutions suscep-tibles de freiner l’ajustement sur le marchédu travail et donc de générer du chômage.

… à des approches mettanten avant les complémentaritésinstitutionnelles et leséquivalences fonctionnelles

Plus récemment, le développement de travauxmettant en avant l’importance des interac-tions entre institutions du marché du travailet ceux proposant plus largement d’obser-ver les complémentarités entre les institu-tions du marché du travail et celles d’autreschamps7 ont montré qu’il n’était pas simpled’identifier les effets propres à chaque insti-tution. Les approches en termes de « variétésdu capitalisme » montrent ainsi que chaquepays fonctionne avec un ensemble d’institu-tions qui sont le fruit de son évolution his-torique et politique et qui présentent de cepoint de vue une certaine cohérence. Ces tra-vaux mettent en outre en avant la possibilité

d’équivalences fonctionnelles, c’est-à-dire lefait que des dispositifs institutionnels dif-férents puissent mener à des résultats sem-blables (Amable, 2005).

L’observation empirique des situations com-parées des pays européens semble corrobo-rer cette idée : on observe notamment que lespays présentant les meilleures performancesen termes de taux d’emploi et de taux de chô-mage sont caractérisés par des institutionsdu marché du travail très différentes (Gau-tié, 2009). En particulier, il apparaît que lespays nordiques d’une part et les pays libé-raux d’autre part présentent des résultats enmatière d’emploi relativement meilleurs queceux des autres États européens. Au sein despays nordiques, le « modèle danois » a ainsisouvent été mis en avant, caractérisé par lecélèbre « triangle d’or » de son marché dutravail associant une législation de l’emploiassez flexible, une indemnisation généreusedu chômage et des politiques actives del’emploi très développées. La Suède qui pré-sente des caractéristiques proches, bien quela législation sur l’emploi y soit peu fl exible,affiche également des bonnes performances.Mais il en est de même pour le Royaume-Uni,avec des caractéristiques – un marché du tra-vail fortement dérégulé, une faible indemni-sation du chômage et des politiques activesdéveloppées – très différentes. Il semble doncqu’il soit diffi cile d’identifier un seul modèleeffi cace.

Quel rôle pour l’UEdans un espace aussi hétérogène ?Comme mentionné précédemment, le rôlede l’Union européenne est mineur dansle domaine de l’emploi et de la protectionsociale. Les États demeurent en effet souve-rains. La méthode ouverte de coordination(MOC) mène néanmoins à la défi nition de« lignes directrices pour les politiques del’emploi » qui sont ensuite retranscrites parchaque pays dans un programme national deréforme (PNR). Les avancées de chaque pays

[6] Le modèle WS-PS (ou« wage setting-price

setting ») est un modèledu marché du travail

mettant en évidence lafixation d’un taux de

chômage structurel oud’équilibre, qui dépend

notamment des rapportsde force entre salariés

et employeurs et de leurcapacité à infl uencer lafixation des salaires et

des prix.

[7] Tels que la protectionsociale, le système

éducatif, le systèmefinancier et la régulationdes marchés de produits

(Amable, 2005).

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 56

sont ensuite discutées et évaluées par leurspairs – c’est-à-dire les autres pays de l’UE –dans le cadre de la MOC. S’il semble diffi cilede mettre en avant un unique « modèle » dumarché du travail favorable à l’emploi, l’UE atoutefois fixé des objectifs dans le cadre de lastratégie européenne pour l’emploi et suggérédes pistes pour les atteindre. On peut doncse demander si ces objectifs sont atteints parles pays membres, ou tout au moins si desefforts sont faits dans ce sens, et s’il existede ce fait une certaine forme de convergenceeuropéenne en matière d’emploi.

La hausse des taux d’emploi

Les objectifs fixés dans le cadre de la stra-tégie de Lisbonne pour la période 2000-2010comprenaient notamment la hausse des tauxd’emploi (objectif de 70 %), en particuliercelui des femmes (60 %) et des seniors (50 %).Bien que ces taux restent encore hétéro-gènes au sein de l’UE – échelonnés en 2010pour les 15-64 ans entre 55,5 % en Hongrieet 74,5 % aux Pays-Bas – on observe une cer-taine convergence sur cette période. Le tauxd’emploi total (15-64 ans) a ainsi augmentéentre 2000 et 2010, de 62,1 % à 64,1 %, poussépar une augmentation du taux d’emploiféminin de près de 5 points de pourcentage(de 53,6 % à 58,2 %) et par un accroissementde près de 10 points du taux d’emploi desseniors (de 36,8 % à 46,3 %).

Ces résultats en termes d’emploi sont à relieraux encouragements de l’UE à mettre en œuvredes politiques visant à accroître l’emploi despopulations les plus souvent inactives. Du

côté des seniors, pour lesquels la hausse estla plus marquée, l’abandon des dispositifs depré-retraite et les réformes des systèmes deretraite (modification de l’âge de départ légalet des durées de cotisation) observés dans laplupart des pays européens ont joué un rôleimportant.

L’activation des politiquesde l’emploi

L’« activation » des politiques de l’emploi aégalement constitué une tendance de réformeimportante en Europe au cours des der-nières décennies, sans pour autant qu’ellerecouvre exactement les mêmes élémentsselon les pays. Les mesures dites « actives »de l’emploi comprenant des dispositifs denature très diverse, cette volonté de réformea conduit d’une part au développement demesures de formation et d’accompagnementdes chômeurs et d’autre part à des mesuresvisant à durcir les critères d’éligibilité auxdispositifs d’indemnisation du chômage, àrendre le travail davantage payant, à renfor-cer les sanctions à l’égard des chômeurs encas de non-respect des critères de recherched’emploi, etc.

Des politiques de « fl exicurité »

Parallèlement, l’encouragement par l’UE àmettre en œuvre des politiques de fl exicuritédéjà développées aux Pays-Bas ou au Dane-mark a trouvé un écho dans certains pays.Ainsi, en France, la loi de modernisation dumarché du travail (2008) et la réforme de la

3. Taux d’emploi des femmes en 2000 et en 2012 (en %) et écart (en points de %)

UE 27 Danemark Allemagne Espagne France Italie Pologne SuèdeRoyaume-

Uni

2000 53,6 72,1 57,8 41,2 54,8 39,3 49,3 69,7 64,5

2010 58,2 71,1 66,1 52,3 59,7 46,1 53,0 70,3 64,6

Écart 4,6 – 1,0 8,3 11,1 4,9 6,8 3,7 0,6 0,1

Source : Eurostat, 2000 et 2010, Labour Force Survey.

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LES MARCHÉS DU TRAVAIL EN EUROPE : ENTRE DIVERSITÉ ET CONVERGENCE 57

formation professionnelle (2009) ont mis l’ac-cent sur la sécurisation des parcours profes-sionnels6 parallèlement au renforcement dela flexibilité du marché, avec par exemple lamise en place de la rupture conventionnelledu contrat de travail.

On peut également noter que la protectionde l’emploi a eu tendance à faiblir sur cettemême période, en particulier dans les pays oùelle était la plus forte (Italie, Grèce, Portugal).

S’il est impossible d’attribuer à la politiqueeuropéenne en matière d’emploi toutes lesévolutions constatées, on peut penser que lafixation d’objectifs et la promotion de cer-taines politiques par la Commission euro-péenne jouent comme une caisse de résonancepour les travaux économiques allant dans lemême sens.

***

L’hétérogénéité concernant le marché dutravail demeure donc importante au sein del’Union européenne aussi lieu sur le plandes institutions que sur celui des résultatsen termes d’emploi et de chômage. Si l’UE

ne dispose pas de pouvoir coercitif dansle domaine de l’emploi et de la protectionsociale, elle tente tout de même de fi xer dansle cadre de la stratégie européenne pour l’em-ploi des objectifs communs aux différentspays membres et suggère des politiques poury parvenir. Ces réflexions et ces recomman-dations semblent rencontrer un certain échodans les politiques nationales si l’on observel’évolution institutionnelle et les taux d’em-ploi des pays de l’UE au cours de la décenniepassée.

Pourtant, nous avons vu qu’il n’existe pas devoie unique pour parvenir à de bons résul-tats. En outre, le rôle joué par des politiquesautres que celles de l’emploi – conjoncturelleset industrielles par exemple – ne doit pas êtresous-estimé pour expliquer les divergencesentre les pays. Les complémentarités institu-tionnelles mises en avant dans la littératurerécente jouent en effet un rôle déterminant,les performances en termes d’emploi ne pou-vant être expliquées par les seules institu-tions du marché du travail, mais bien par laprise en compte plus large d’un ensemble depolitiques économiques.

[6] Notamment : unemeilleure indemnisation

du chômage y comprispour les jeunes,la réduction de

l’ancienneté requisepour bénéfi cier

d’indemnités pourmaladie et pourlicenciement, la

portabilité dudroit individuelà la formation…

AMABLE B. (2005), Les cinqcapitalismes. Diversité dessystèmes économiqueset sociaux dans lamondialisation, Seuil, Paris.

BERTOLA G., BOERI T. etCAZES S. (2000), « La protectionde l’emploi dans les paysindustrialisés : repenserles indicateurs », RevueInternationale du Travail, vol.139, n° 1.

DU CAJU P., GAUTIER E.,MOMFERATOU D. et WARD-WARMEDINGER M. (2008), « Institutional Featuresof Wage Bargaining in23 European Countries, theUS and Japan », EuropeanCentral Bank Working PaperSeries, n° 974, décembre.

ERHEL C. (2009), Lespolitiques de l’emploi, Paris,PUF, coll. « Que sais-je ? ».

GAUTIÉ J. (2009), Le chômage, Paris, La Découverte, coll.« Repères ».

POUR EN SAVOIR PLUS

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 58

MICHEL LALLEMENT

Professeur de sociologie au CNAM (Paris), membre du Lise-CNRS

Les relations professionnelles désignentl’ensemble des interactions qui, à tous lesniveaux de l’économie, mettent en présencedes syndicats de salariés, des organisationsd’employeurs et, le cas échéant, des représen-tants de l’État. Par l’entremise du confl it etde la négociation, les acteurs des relationsprofessionnelles discutent et se mettentd’accord sur des règles relatives aux condi-tions de travail et d’emploi. Aujourd’hui,en dépit d’évolutions signifi catives liéesaussi bien à la mondialisation qu’à la criseéconomique, les façons de s’opposer et denégocier demeurent toujours dépendantes

de traditions nationales dont les sourcespuisent dans la longue durée. Certains payspossèdent cependant des traits suffi sammentproches pour que l’on puisse les associerdans une même famille. On peut ainsi distin-guer plusieurs variétés de relations profes-sionnelles et brosser le tableau des grandes

L’une des particularités du marché du travail est son caractère fortement conflictuel. Dans les économies avancées, cette conflictualité est largement institutionnalisée, mais le rôle et les relations qu’entretiennent les différentes forces en présence – syndicats de salariés, orga-nisations d’employeurs, représentants de l’État – diffèrent fortement. En Europe, cette diver-sité recoupe en partie celle des formes du capitalisme. On observe toutefois aussi, comme le montre Michel Lallement, des tendances communes : partout, le virage libéral des années 1980 s’est accompagné d’une baisse des taux de syndicalisation et de transformations des relations professionnelles en lien avec les politiques de fl exibilisation. De la même façon, depuis 2007-2008, la plupart des États ont mis en œuvre, dans la foulée de la crise économique et de la crise des dettes souveraines, des politiques de l’emploi et des réformes du marché du travail. Les stratégies face à la crise témoignent cependant d’un maintien de la diversité du capitalisme et des modes de gestion des relations professionnelles.

Problèmes économiques

Conflits sociaux, négociations collectives et marchés du travail.Une comparaison internationale

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CONFLITS SOCIAUX, NÉGOCIATIONS COLLECTIVES ET MARCHÉS DU TRAVAIL 59

évolutions contemporaines des confl its dutravail et des négociations collectives jusqu’àla période de turbulences qui s’est ouverte en2007-2008.

Variété des relations professionnelleset confl its du travailPays anglo-saxons, Japonet Europe continentale :un premier triptyque

Vu de très haut, plusieurs variétés de rela-tions professionnelles se distinguent. Lapremière rassemble les pays anglo-saxons(Australie, Canada, États-Unis, Royaume-Uni, Nouvelle-Zélande) où des syndicats,souvent de métiers, agissent pour partici-per à la détermination des salaires et desconditions d’emploi. Dans ces pays, l’État estplutôt économe en matière de dispositionslégislatives et l’entreprise est le lieu privilé-gié de la négociation. Ailleurs, au Japon parexemple, les choix ont été différents. Aprèsles années 1950, pour mener la lutte socialeet discuter avec les employeurs, l’action coor-donnée entre syndicats d’entreprise d’unemême industrie a longtemps été de règle. Àla fin du siècle dernier, la stratégie adoptéeconduit vers davantage de coopération et demodération1. Sur le continent européen, lesoptions retenues sont encore autres. Là, lessyndicats se sont progressivement organiséspar industries. L’État est plus souvent actifet il peut intervenir comme un acteur à partentière dans le cadre d’actions concertées tri-partites. Les négociations prennent vie enfi n à des échelons plus élevés que l’entreprise,que ce soit au sein des branches, des régionsou encore, à un cran supérieur, au niveaunational. D’autres variétés de relations pro-fessionnelles pourraient bien sûr être évo-quées. Ce seul triptyque est déjà révélateur, àlui seul, de la multiplicité des formes de régu-lations sociales qui gouvernent les relationsentre salariés et employeurs. La comparaisondu nombre de journées perdues pour fait de

grève aux États-Unis, en Europe occidentaleet au Japon indique par exemple à quel pointce dernier pays se distingue des deux autresespaces. Comme l’indique le graphique  1,les conflits du travail y sont extrêmementfaibles, en raison au premier chef de la puis-sance des compromis qui lient les salariés àleurs employeurs.

1. Évolution des conflits du travail en Europe, aux États-Unis et au Japon (nombre annuel de jours perdus pour 1 000 salariés de l’industrie et des services)

0

20

40

60

80

100

120

140

160

180

1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006

États-Unis

JaponUE14

UE 14 : Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne,Finlande, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas,Portugal, Royaume-Uni, Suède.

Source : BIT, Eurostat, statistiques nationales.

La diversité européenne

Trois modèles européensde syndicalisme…Ce coup de sonde macroscopique n’est passans limites. L’Europe, en effet, est elle-mêmeun puzzle. Trois modèles composent sa par-tie occidentale, dont Richard Hyman (1997) asouligné les spécificités pour ce qui concerneles syndicats. Dans un premier cas de fi gure,les organisations de défense des intérêtssalariés concentrent plutôt leur action sur lemarché du travail. Elles sont avant tout descoalitions d’intérêts, des « syndicats d’af-faire ». Le second cas correspond à un syn-dicalisme d’intégration sociale, préoccupé

[1] Bouissou J.-M. (1998),L’envers du consensus.

Les conflits et leurgestion dans le Japoncontemporain, Paris,

Presses de Science Po.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 60

en priorité par le statut des salariés dans lasociété ainsi que par les possibilités d’évo-lution et de promotion qui leur sont offerts.La troisième figure est marquée, au nom desoppositions de classe, par la propension àla lutte sociale. Chaque pays européen asso-cie plus ou moins fortement chacune de cesdimensions : le Royaume-Uni lie par exemplelogique de marché (premier cas de fi gure) etlogique de classe (troisième cas), l’Italie cellede la classe et de la société, l’Allemagne cellede la société et du marché.

… qui font écho aux différentes formesde capitalisme

Cette typologie se marie assez bien aveccelle des variétés du capitalisme que pro-posent Peter Hall et David Soskice (2001).Ceux-ci opposent fondamentalement deuxtypes-idéaux : celui des économies de marchélibérales et celui des économies de marchécoordonnées. À la façon du Royaume-Uni oude l’Irlande, les économies libérales asso-cient des dépenses publiques sous contrôle,des redistributions limitées, des prestationssociales peu généreuses et destinées avanttout aux plus pauvres et, enfin, un recoursprioritaire des entreprises aux marchésfinanciers. Du point de vue des relations pro-fessionnelles, la forte décentralisation de lanégociation collective facilite la pratique desajustements économiques flexibles, tant pource qui concerne le salaire, l’emploi ou encorele temps de travail.

Le modèle des économies coordonnées reposesur des dispositifs qui échappent davantageà la logique du marché. Il cumule les traitssuivants : un État plus actif que dans le casprécédent ; un niveau de prélèvement obliga-toire élevé et, plus généralement, un systèmede sécurité sociale relativement généreux ; unpoids important des banques dans le fi nan-cement de l’économie… Les relations profes-sionnelles sont caractérisées par l’existencede partenaires sociaux autonomes et dotésd’un sens du compromis. Les déclinaisonsempiriques de ce type idéal sont variéespuisqu’elles concernent nombre de pays du

centre et du Nord de l’Europe : l’Allemagne, laSuisse, l’Autriche, les Pays-Bas, le Danemark,la Suède ou encore la Finlande.

P.  Hall et D. Soskice reconnaissent l’exis-tence d’une troisième variété de capitalisme,les économies méditerranéennes, dont l’Ita-lie, l’Espagne et la France fournissent debonnes illustrations empiriques. Dans cecas de figure, l’État joue un rôle-clef dans lesrégulations de la vie économique et sociale.Il existe par ailleurs une bonne complémen-tarité entre le système de protection sociale,moins développé que dans les économiescoordonnées, et un niveau de protection del’emploi beaucoup plus élevé en revanchequ’en Allemagne, en Autriche et dans les paysnordiques. Les économies méditerranéennesse caractérisent par ailleurs par une relativefaiblesse des systèmes éducatifs et par unedifficulté à établir des stratégies industriellesqui favorisent des produits et à haute valeurajoutée. Parce qu’elle donne la priorité auxniveaux intermédiaires comme les branches,la négociation collective est moins centra-lisée que dans les économies coordonnéesmais plus centralisée que dans les économieslibérales. Les luttes sociales relatives au tra-vail s’expriment enfin de façon souvent plusvive qu’ailleurs, que ce soit sous la forme degrèves ou de manifestations dans l’espacepublic. Il n’est pas étonnant, par conséquent,que dans la décennie qui a précédé la crise,l’évolution des conflits du travail oppose despays à forte conflictualité comme l’Espagneet l’Italie à d’autres, proches du modèle deséconomies coordonnées (Autriche, Allemagne,Danemark, Pays-Bas, Suède) où la paix socialeest davantage la règle, les économies libérales(Irlande, Royaume-Uni) s’inscrivant dans unentre-deux.

Quelques exceptions

Il faut se défier toutefois des lois générales. LaFinlande et le Danemark, où le taux de confl ic-tualité est plus élevé que dans les autres paysnordiques, échappent par exemple à la ratio-nalité du classement qui vient d’être sug-géré. En raison à l’inverse d’un faible taux

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CONFLITS SOCIAUX, NÉGOCIATIONS COLLECTIVES ET MARCHÉS DU TRAVAIL 61

de conflictualité, la France semble aussi faireexception. En réalité, elle signale surtoutles limites de comparaisons opérées à l’aided’indicateurs parfois extrêmement fragiles.Les statistiques du ministère du Travail fran-çais souffrent de biais multiples, liés notam-ment à la difficulté à faire remonter par voieadministrative des informations fi ables surles conflits du travail en entreprise. Pourcette raison, le ministère a d’ailleurs cessé,après 2006, de publier l’indicateur des jour-nées individuelles non travaillées qui ser-vait jusqu’alors pour évaluer la confl ictualitéfrançaise.

Les relations professionnellesà l’épreuveDes taux de syndicalisationvariables d’un pays à l’autre…Depuis les années 1980 au moins, les rela-tions professionnelles ont été le siège de

nombreuses mutations. Le taux de syndica-lisation, premier indicateur intéressant poursonder l’importance des transformations,présente deux caractéristiques majeures. Ilvarie d’abord fortement d’un pays à l’autre.En 2010, il oscille entre moins de 20 % (enFrance, aux États-Unis, en Espagne…) et prèsde 70 % dans les pays nordiques (Danemark,Suède, Finlande…), avec un taux moyen d’en-viron 30 % pour l’ensemble des économies del’OCDE (graphique 2). La vivacité des mouve-ments syndicaux n’est pas la seule variableexplicative de ces différences. L’écart entreles taux nationaux reflète aussi des concep-tions multiples de l’engagement syndical. Parexemple, comme l’a remarqué Jelle Visser2, l’équivalent français du syndicaliste britan-nique serait le travailleur qui vote pour lesyndicat lors de l’élection des comités d’en-treprise. Par ailleurs, les incitations et leseffets associés au fait d’être membre d’uneorganisation syndicale étant aussi inégaux,les taux d’adhésion varient en conséquence.Au Canada, au début des années 2000, le taux

[2] Visser J. (1991),« Tendances de lasyndicalisation »,

Perspectives de l’OCDE, Paris, OCDE.

2. Taux de syndicalisation en 2005 et 2010

100%

90

80

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60

50

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30

20

10

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Russie

2010 ou dernière année disponible

2005

Pour 2010 : 2009 pour Belgique, Chili, République tchèque, Danemark, Irlande, Corée, Pays-Bas, Norvège, Slovénie, Espagne,Suisse et Turquie ; 2008 pour Brésil, France, Grèce, Hongrie, Islande, Luxembourg, Russie, Slovaquie et Afrique du Sud ; 2007pour Indonésie et Israël. Pour 2005 : 2006 pour Israël, 2003 pour Slovénie ; 2002 pour Islande et 2001 pour Russie.

Source : OCDE.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 62

d’accès aux différents régimes de protec-tion sociale passe par exemple du simple audouble selon que les salariés sont affi liés ounon à un syndicat.

… mais orientés à la baisse

La baisse tendancielle est une seconde carac-téristique majeure de l’évolution des tauxde syndicalisation des principaux pays del’OCDE. L’érosion est visible sur le courtterme (graphique 2) comme sur le moyenterme. Même les pays à forte tradition syndi-cale s’inscrivent sur une pente descendante.En Allemagne, la Réunification a fait grimperle nombre d’adhérents au DGB (principaleconfédération syndicale du pays) de 8  mil-lions avant la chute du mur à un peu moinsde 12 millions immédiatement après. Depuis,la décrue est constante. Le nombre des adhé-rents est comparable aujourd’hui à celui dudébut des années 1950 (6  millions environ).Les pays nordiques ne dépareillent pas. Alorsqu’elles franchissaient la barre des 80 % aumilieu des années 1990, la Suède et la Fin-lande affichent au début des années 2010des taux de syndicalisation proches de 70 %,niveau comparable à celui du Danemark.La Norvège, quant à elle, est passée dans lemême temps de 60 % à un peu plus de 50 %.Ailleurs, le bilan ne détonne pas davantage :baisse du taux de syndicalisation aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni, stagna-tion en France et en Espagne…

Des relations professionnellesen mutation

Nouvelle base syndicaleet nouvelles formes de confl ictualitéCes tendances générales occultent cependant des mutations qui méritent d’être consi-dérées. Le syndicalisme n’est plus d’abord une affaire qui regarde principalement les ouvriers de l’industrie. En France, au début des années 2000, le taux de syndicalisation est d’environ 5 % chez les ouvriers, 6 % chez les employés et 13 % chez les cadres. En Suède, entre 2008 et 2010, il est passé de 71 %

à 69 % chez les ouvriers mais, dans le même temps, a augmenté d’un point (pour atteindre 73 %) du côté des cols blancs (employés et cadres), etc.

Ici et là, par ailleurs, s’inventent de nouvellesformes de conflictualité dans le travail quiéchappent aux statistiques habituelles. EnFrance, mesurée en termes de journées degrève, la conflictualité semble avoir atteintson étiage le plus bas depuis les années 2000(avec, par exemple, à peine 200 000 journéesnon travaillées en 2004 contre un millionet demi en moyenne annuelle au début desannées 1980). Or, les enquêtes sur les rela-tions sociales en entreprise (Amossé et al.,2008) signalent la montée de comportementsprotestataires, tels que le refus des heuressupplémentaires ou la signature de pétitions,qui échappent aux modes d’action anciens.En Allemagne, la courbe des journées perduespour fait de grève demeure fidèle à la philo-sophie qui structure les relations profession-nelles dans ce pays : aux pics de confl ictualité(plus de 310 000 jours ouvrables non travail-lés en 2002, près de 430 000 en 2006) succè-dent des périodes de paix sociale d’au moinsune ou deux années. Cela n’empêche pas lessalariés allemands d’inventer eux aussi denouveaux modèles de contestation. En 2010,la Cour fédérale du travail a dû se pronon-cer sur le cas des Flashmobs (actions éclairs)dans le secteur du commerce des produitsalimentaires. Pour protester contre la poli-tique menée par certains employeurs, desmilitants se contactent par emails et SMS et,durant leur temps libre, se rendent dans unmagasin où ils réalisent de concert de menusachats, bloquent les caisses avec leurs char-riots… La Cour a statué en faveur de la léga-lité de telles actions. Si l’on ajoute d’autresformes encore de mobilisation (actions spec-taculaires à valeur symbolique en directiondes médias, recours à l’expertise pour contes-ter les décisions des employeurs, coordina-tions internationales…), tout indique que,plus qu’un déclin des conflits du travail, c’estun nouveau répertoire d’action collective qui

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CONFLITS SOCIAUX, NÉGOCIATIONS COLLECTIVES ET MARCHÉS DU TRAVAIL 63

s’invente aujourd’hui dans la plupart despays industrialisés.

Recul et transformationdes accords collectifs

Cette mutation ne freine pas pour autant lesévolutions propres aux accords collectifs, dontl’examen révèle de fortes disparités nationales(tableau 1). Élément caractéristique des chan-gements qui affectent les relations profession-nelles aujourd’hui, on constate plus encoreune baisse du taux de couverture des conven-tions collectives3, qui, en 2008, varie entrepresque 100 % en Autriche et 13 % aux États-Unis avec un dégradé régulier au sein duquel

les économies européennes sont en positionhonorable (la France est à 95 %, l’Espagne etl’Italie à 80 %), les économies libérales occu-pant plutôt la queue de peloton (35 % environpour le Royaume-Uni) et les économies coor-données une place symétrique (plus de 90 %en Finlande et en Suède). Dans ce tableaud’ensemble, l’Allemagne constitue un cas inté-ressant à considérer. Comme presque partoutailleurs, on constate une diminution du taux decouverture des conventions collectives. Piliersdu système de relations professionnelles alle-mand, les accords de branche couvraient 64 %des salariés des régions de l’Ouest en 2001 et45 % de celles de l’Est. En 2011, les taux ont

[2] Le taux de couverturerapporte le nombre de

travailleurs couvertspar une convention

collective (de branche,d’entreprise…) à la

population totale dessalariés.

1. Les conventions collectives dans les pays de l’OCDE (2009) : taux de couverture, niveaux et extension

Taux deCouverture

(en %)

Principal niveaude négociation

Possibilité d’extension desconventions collectives

Allemagne 63 branche ouiAutriche 99 branche ouiDanemark 82 branche/entreprise nonEspagne 80 interprofessionnel/branche/

entrepriseoui

États-Unis 13 entreprise nonFinlande 90 branche (accord-cadre

interprofessionnel)oui

France 95 branche/entreprise ouiGrèce 85 branche ouiHongrie 35 entreprise ouiIrlande nd interprofessionnel/entreprise nonItalie 80 branche pour les salairesJapon 16 entreprise nonNorvège 72 interprofessionnel/branche ouiPays-Bas 82 branche ouiPologne 35 entreprise/branche ouiPortugal 62 branche ouiRépubliquetchèque

44 entreprise/branche oui

Royaume-Uni 35 entreprise nonSlovaquie 35 branche/entreprise ouiSlovénie 100 Interprofessionnel/Branche OuiSuède 92 Branche Non

Source : Social International, n° 712, avril 2011, p. 27.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 64

chuté à, respectivement, 54 % et 37 %. Mais lanovation vient aussi d’une décision du 24 juin2010 de la Cour fédérale du travail qui a remisen cause le principe de convention collectiveunique. Plusieurs syndicats pourraient signerdes conventions collectives différentes (selonles segments professionnels) au sein d’unemême entreprise, ce qui aurait alors poureffet de transformer en profondeur le mode defonctionnement des relations professionnellesallemandes.

Ailleurs qu’en Allemagne, les transforma-tions des règles relatives à la négociationsignalent plus généralement une volontécommune à de nombreux pays. L’objectifest une plus grande flexibilité du travail etde l’emploi. En accordant la prééminence àdes niveaux de régulation décentralisés, enpermettant aux entreprises de déroger plusfacilement qu’auparavant aux normes édic-tées par le droit du travail ou par les conven-tions de niveau supérieur (interprofessionnel,branche…), en autorisant des accords de typedonnant- donnant (gel salarial contre main-tien de l’emploi par exemple), la tendance quise dessine nettement au cours de ces deuxdernières décennies favorise l’adoption derègles négociées localement pour pouvoirs’adapter à des réalités diversifi ées.

Crises économiques et relationsprofessionnelles : permanenceset infl exions depuis 2008Des stratégies face à la criseconformes aux modèles decapitalisme et de relationsprofessionnelles

La crise économique, puis celle des dettessouveraines, ont largement contribué àl’amplification des évolutions qui viennentd’être signalées. En Europe, les réactionsface à la première crise ont d’abord révélél’importance des trois variétés de capita-lisme décrites précédemment (Lallement,

2011). Dans tous les cas, le rôle des relationsprofessionnelles s’est avéré essentiel pourles choix d’adaptation du marché du travailface à la crise. Les pays les plus proches del’idéal-type des économies libérales (Irlande,Royaume-Uni) ont opté pour un double ajus-tement par le marché, à la fois par les quanti-tés de travail (recours aux licenciements et ausous-emploi) et par son prix (austérité sala-riale). Au Royaume-Uni, dans la mesure où laréglementation sur les licenciements est l’unedes moins draconiennes d’Europe, le marchédu travail a rapidement réagi au choc de l’au-tomne 2008 sans que les organisations syndi-cales ne puissent faire barrage aux stratégiesdes employeurs. Le taux de chômage, qui étaitpassé sous la barre des 5,5 % depuis le débutde la décennie 2000, a grimpé en quelquesmois à près de 8 %. En moins d’un an égale-ment, le taux d’emploi des personnes en âgede travailler a chuté de 2,5 points.

La seconde stratégie repérable est celle adop-tée par les économies, comme l’Allemagne,le Danemark, etc., qui, en cohérence avec lalogique qui fonde les économies coordonnées,ont joué la carte de la flexibilité interne. Pourpouvoir conserver une main-d’œuvre qua-lifiée, et rare par ailleurs sur le marché dutravail, les acteurs des relations profession-nelles ont favorisé le recours à deux disposi-tifs complémentaires : la réduction du tempsde travail (usage des comptes de temps indi-viduels) et le chômage partiel (Kurzarbeit).Dans l’ensemble de l’économie allemande,cette dernière formule a été multipliée parprès de dix entre novembre 2008 et le milieude l’année 2009. En juin 2009, l’Agence fédé-rale pour l’emploi allemande estimait que1,4 million de salariés avaient déjà été mis auchômage partiel, soit l’équivalent d’un sala-rié sur vingt et d’une réduction du temps detravail de 30 %.

La dernière stratégie que l’on a pu observeren 2008 et 2009 a consisté, comme en Franceou en Espagne, à reporter sur les frangesles plus précaires du salariat le poids dela crise. Dans ces pays, proches du modèledes économies méditerranéennes, les plus

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CONFLITS SOCIAUX, NÉGOCIATIONS COLLECTIVES ET MARCHÉS DU TRAVAIL 65

vulnérables (travailleurs intérimaires, sala-riés sous contrat à durée déterminée…) ontété les premiers à être écartés de l’emploi.En France, les entreprises industrielles lesplus immédiatement et directement affec-tées par la chute des commandes ont certesévité des licenciements pour garder leurmain-d’œuvre qualifiée en ayant recours auchômage partiel. Mais l’intérim a aussi servid’amortisseur aux dépens des personnes quin’appartiennent pas au « noyau dur » du sala-riat. Plus d’un poste d’intérimaire sur trois aété éliminé entre le début de l’année 2008 et lesecond trimestre 2009. En Espagne, le tableauest similaire. Entre juin  2008 et juin  2009,90 % des pertes d’emploi sont imputables àdes disparitions de contrats temporaires.

Réformes du marché du travailet des politiques de l’emploi

Passé le temps du choc initial, tous les payseuropéens ont mis en chantier d’importantesréformes du marché du travail et des poli-tiques d’emploi. Qu’elles aient une portéestructurelle ou non, qu’elles soient ou non laconséquence directe des crises, la liste desmesures adoptées est impressionnante : gelou réduction des salaires dans la fonctionpublique, diminution du montant d’indem-nisation ou de la durée d’indemnisation decertaines prestations sociales, augmentationde la TVA, réforme des retraites, révision dustatut de la fonction publique, évitement durecours au juge en cas de licenciement, pri-vilège donné à la négociation d’entreprise…En résumé, dans la grande majorité des payseuropéens, ex-pays de l’Est compris, quatregrands types de réforme ont été discutées et/ou menées entre  2008 et  2012. Elles visent,respectivement, à favoriser toujours davan-tage les négociations d’entreprises (auxdépens des accords de branche et des accordsinterprofessionnels), à faciliter les modalitésde licenciements individuels et collectifs, àassouplir la législation sur le temps de tra-vail et, enfin, à faciliter le recours aux emploisprécaires (tableau 2).

Plus que jamais, donc, les cadres qui struc-turent les relations professionnelles sontmis à mal. Les réformes sont à ce point bru-tales qu’en Grèce, en Espagne et au Portugal,là où la contrainte est la plus pesante, ellesprovoquent régulièrement des éruptions decolère collective. En Grèce et en Espagne, lessyndicats ont même introduit des recoursauprès de l’Organisation internationale dutravail (OIT) et du Conseil de l’Europe pourprotester contre la manière dont leurs Étatsrespectifs ont empiété sur le domaine de lanégociation collective.

En France, le changement est moins radicalmais il n’échappe pas plus qu’ailleurs à l’exi-gence de « flexisécurité ». Le projet d’accordsur la « sécurisation de l’emploi » signé le11 janvier 2013 par les organisations repré-sentant les employeurs et trois confédéra-tions syndicales de salariés (CFDT, CFTC,CGC) en fournit une belle illustration. Grâceà un tel accord, les employeurs obtiennentla possibilité de procéder plus aisément àdes licenciements. Le texte leur offre aussidavantage de latitude pour imposer plus demobilité interne aux salariés. En cas de dif-ficultés conjoncturelles graves, il leur estenfin possible, désormais, de négocier unebaisse des rémunérations et/ou du temps detravail en échange d’un engagement à ne paslicencier. En contrepartie à tous ces supplé-ments de flexibilité, les salariés acquièrentde nouveaux avantages : bénéfice des droitsà l’assurance-chômage non utilisés en cas dereprise d’activité par un chômeur, généralisa-tion de la couverture complémentaire santé,amélioration de la couverture prévoyancedes chômeurs. Les risques d’une trop grandeprécarité sont tempérés par ailleurs par unetaxation des emplois à faible durée (majora-tion des cotisations d’assurance-chômage descontrats de travail de moins de trois mois).

***

Dans le mouvement de recomposition queles crises récentes viennent d’accélérer, l’Eu-rope sociale serait-elle la grande absente ?

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 66

2. 2008-2012 : le temps des réformes (projets et réalisations)

Réformes desrelations profes-sionnelles et des

systèmes de négo-ciation collective1

Changementsrelatifs aux règlesde licenciements

individuelset collectifs

Changementsrelatifs aux règles

du temps de travail

Changements rela-tifs aux règles descontrats de travail

atypiques2

Allemagne + +

Belgique + + +**Bulgarie + +**

Chypre +Espagne + + + +/+**

Estonie + + +Finlande +

France + +**Grèce * + + + +**

Hongrie + + + +**Italie + + +**

Irlande* +Lettonie + +

Lituanie + + +Luxembourg +

Pays-Bas + +Pologne + + +*

Portugal * + + + +Roumanie + + + +/+**

Républiqueslovaque

+ + +*

Slovénie + + +*

Suède + +**Républiquethèque

+ + +*

Royaume-Uni + + +1.Y compris la décentralisation des négociations collectives.2. Y  compris la création de nouveaux types de contrats (+*), en particulier pour les jeunes (+**).(*) Pays ayant conclu un protocole d’accord avec l’UE, le FMI et le BCE.

Source : Clauwaert S., Schömann I., « La crise et les réformes nationales du droit du travail – Bilan », Étui, Working Paper 2012-04, p. 10.

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CONFLITS SOCIAUX, NÉGOCIATIONS COLLECTIVES ET MARCHÉS DU TRAVAIL 67

Répondre trop rapidement par l’affi rmativeserait exagéré. Les directives du Conseil del’Union européenne, les préconisations issuesdes dialogues sociaux interprofessionnelset sectoriels constituent autant de règles àmême de peser sur les régulations du travailet de l’emploi. Après vingt mois de négocia-tions intensives, les acteurs syndicaux etpatronaux européens (CES, Businesseurope,UEAPME et CEEP) ont ainsi signé, le 25 mars2010, un accord sur les marchés du travailinclusifs, qui s’inscrit dans la logique d’unestratégie post-Lisbonne. L’objectif est d’aiderles personnes défavorisées à entrer, à rester età évoluer sur le marché du travail. Entre 2008

et début 2011, le dialogue social sectoriel afait l’objet pour sa part de quatorze décla-rations jointes relatives à la crise (dans lecommerce, la chimie, les services publics, lestransports…). Le problème est que toutes cesdiscussions aboutissent à des préconisationsqui restent encore trop peu suivies d’effets.C’est donc certainement un des grands défi s des années et des décennies à venir que deparvenir à la mise en place d’un système derelations professionnelles européen (et pour-quoi pas mondial ultérieurement) capable depeser véritablement à tous les niveaux sur leschoix opérés pour gérer le travail et l’emploi.

AMOSSÉ T., BLOCH-LONDONC. et WOLFF L. (dir.) (2008),Les relations socialesen entreprises, Paris, LaDécouverte.

HALL P. et SOSKICE D. (2001), Varieties of Capitalism : TheInstitutional Foundationsof Comparative Advantages,

Oxford, Oxford UniversityPress.

HYMAN R. (1997), « Lagéométrie du syndicalisme :une analyse comparative desidentités et des idéologies »,Relations industrielles/Industrial Relations, vol. 52,n° 1.

LALLEMENT M. (2011), « Europe and the EconomicCrisis. Forms of LabourMarket Adjustment andVarieties of Capitalism »,Work, Employment andSociety,Vol. 25, n° 4,décembre.

POUR EN SAVOIR PLUS

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 68

L’ACCORDDE SÉCURISATIONDE L’EMPLOIDU 11 JANVIER 2013L’accord modifie en profondeur des pans

entiers du code du travail. Certaines mesures

donnent une plus grande liberté d’action

aux entreprises qui veulent se restructurer.

D’autres renforcent la protection des salariés.

Licenciements

Les règles de contestation des licenciements

économiques collectifs sont bouleversées. Le

but est de limiter le contrôle des tribunaux,

qui débouche parfois sur l’annulation du

plan de sauvegarde de l’emploi (PSE, plan

social) ou sur le versement de dommages et

intérêts aux salariés. Désormais, la procédure

et le contenu du PSE feront l’objet soit d’un

accord majoritaire, soit d’une procédure

d’homologation par l’administration. Des

recours devant le juge sont possibles, contre

la procédure elle-même ou contre la teneur

du PSE. Le salarié peut également saisir la

justice si le motif du plan social ne lui paraît

pas valable – mais dans des délais plus courts

qu’avant. Pour fixer l’ordre dans lequel les

salariés sont licenciés, le chef d’entreprise

aura la possibilité de « privilégier la compétenceprofessionnelle ».

Conciliation

L’objectif est d’accélérer la résolution

des litiges liés à un licenciement. Lors de

l’audience de conciliation, qui se tient au début

de la procédure devant les prud’hommes,

le patron et son salarié peuvent mettre fi n à

leur différend, moyennant le versement à ce

dernier d’une indemnité forfaitaire, qui varie en

fonction de son ancienneté.

Accords de maintien dans l’emploi

Ils consistent à permettre aux entreprises

confrontées « à de graves diffi cultés

conjoncturelles » de baisser les rémunérations

et/ou le temps de travail ; en contrepartie,

elles s’engagent à ne pas licencier. L’accord,

qui nécessite le feu vert du ou des syndicat(s)

représentant au moins 50 % du personnel,

est conclu pour une durée maximale de deux

ans. Les salariés qui refusent de se plier à ces

nouvelles conditions de travail sont licenciés.

L’employeur doit leur proposer « des mesuresd’accompagnement » mais il n’est pas soumis

aux obligations liées à un licenciement

économique collectif (offre de reclassement,

etc.).

Mobilité interne

Les entreprises peuvent mettre en place

une organisation qui contraigne, en cas

de besoin, les salariés à changer de poste

ou de lieu de travail. Celui qui refuse cette

nouvelle affectation est licencié « pour motifpersonnel » ; il a droit à des « mesures dereclassement » mais les obligations pesant sur

l’employeur sont moins fortes que celles liées

à un licenciement économique.

Droits rechargeables

Cette mesure cherche à encourager le retour

sur le marché du travail des chômeurs. Elle

leur permet, quand ils reprennent une activité,

de garder les droits à l’assurance-chômage

non utilisés. Toutefois, ce dispositif ne doit

pas « aggraver le déséquilibre fi nancier » de

l’Unedic. À cet effet, des études d’impact

seront conduites et suivies de mesures

correctrices en cas de dérapage. La

construction du dispositif sera aussi tributaire

de négociations sur la convention d’assurance-

chômage, qui doivent s’ouvrir cette année.

Généralisation de la complémentairesanté

Les entreprises devront souscrire un

contrat auprès d’un organisme (mutuelle,

assurance, institution paritaire…) pour

proposer à leur personnel une couverture

collective complémentaire des frais de santé.

Le financement de ce mécanisme sera

partagé par moitié entre les salariés et les

ZOOM

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CONFLITS SOCIAUX, NÉGOCIATIONS COLLECTIVES ET MARCHÉS DU TRAVAIL 69

employeurs. Les salariés qui perdent leur

emploi bénéficieront de la couverture santé

et prévoyance pour une durée portée à un an

(contre neuf mois jusqu’à maintenant).

Temps partiel

Pour mieux encadrer l’exercice du temps

partiel, des négociations s’ouvriront,

notamment dans les branches très concernées

par le phénomène (au moins un tiers des

effectifs). Les salariés ne pourront pas

travailler moins de vingt-quatre heures par

semaine (excepté ceux qui sont employés par

des particuliers et les étudiants de moins

de 26 ans). Toutefois, une durée d’activité

inférieure est possible si le salarié le demande

pour être au service de plusieurs employeurs.

Compte personnel de formation

Dès son entrée sur le marché du travail et

jusqu’à son départ à la retraite, toute personne

aura un compte individuel de formation, quel

que soit son parcours professionnel.

Information et représentationdes salariés

L’accord instaure une « base de donnéesunique » sur l’entreprise, consultable par

les représentants du personnel et par les

délégués syndicaux. Ces informations visent

à donner « une présentation pédagogique (…)des options stratégiques » de la société. Dans

les entreprises employant au moins 10 000

personnes dans le monde ou au moins 5 000

en France, il est prévu d’accorder un ou deux

postes d’administrateur aux salariés (avec voix

délibérative).

L’enjeu-clé de la taxationdes contrats courts

La taxation des contrats courts constitue l’une

des dispositions emblématiques de l’accord.

Les cotisations d’assurance-chômage de

certaines catégories de contrats à durée

déterminée (CDD) seront majorées :

le prélèvement passe à 7 % pour les CDD de

moins d’un mois (+3 points) et à 5,5 % pour

les CDD de un à trois mois (+1,5 point). Les

CDD d’usage (propres à certains secteurs)

sont soumis au même traitement (0,5 point

en plus, à 4,5 %). Échappent à ces ponctions

l’intérim et les CDD liés à des remplacements

ou à des activités saisonnières. Le but est de

museler la très forte croissance des contrats

courts depuis une dizaine d’années, tout en

encourageant le développement de postes

durables en faveur des jeunes. Les CDI signés

pour embaucher une personne de moins de

26 ans seront ainsi exonérés de cotisations

patronales d’assurance-chômage pendant

trois mois (quatre mois dans les plus petites

entreprises).

Mais le dispositif est loin de faire l’unanimité.

« Je le trouve logique, sur le plan du fi nancementde l’assurance-chômage. Mais il n’est pas dutout certain que cela soit bénéfique en termesde création d’emplois, surtout dans une périodeoù la conjoncture est très dégradée », observe

Éric Heyer, de l’Observatoire français des

conjonctures économiques. L’économiste

se demande même si le renchérissement

des charges sur les contrats courts ne va

pas entraîner une hausse du chômage : les

patrons, au lieu de faire appel à des CDD plus

coûteux, pourraient choisir d’augmenter le

temps du travail des salariés en place. Ou,

comme le pointe Stéphane Lardy (FO), être

tentés d’accroître le recours aux intérimaires –

puisque ceux-ci sont exclus des mécanismes

de surcotisation. (*)

Bertrand Bissuel

(*) Article choisi par Problèmes économiques, paru dans

Le Monde du dimanche 13-lundi 14 janvier 2013. Titre

original : « Licenciements, droits des salariés… Ce qui va

changer ». © Le Monde.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 70

JACQUES FREYSSINET

Professeur émérite à l’Université Paris I,président du Conseil scientifi que

du Centre d’études de l’emploi

La polémique autour des chiffres du chômage de 2006 montre à quel point la mesure de ce phénomène, loin de se réduire à des problèmes techniques, soulève des enjeux politiques et sociaux importants. Ces enjeux sont liés à la fois aux droits sociaux conférés par la recon-naissance du statut de chômeur et au pouvoir politique exercé par l’évaluation statistique du chômage.Après un bref rappel concernant l’historique de ce débat, Jacques Freyssinet en présente les aspects contemporains. La principale difficulté réside dans la définition des frontières entre chômage, emploi et inactivité, que le développement du temps partiel et certaines politiques de l’emploi contribuent à rendre de plus en plus floues. Si l’adoption de critères précis par le Bureau international du travail (BIT) a facilité les comparaisons internationales, la définition du chômage adoptée reste très restrictive, contribuant à l’apparition de mesures alternatives. Seule une multiplicité d’indicateurs peut permettre de rendre compte de la complexité du phénomène.

Problèmes économiques

La mesure du chômage a été, dès l’appari-tion de cette notion, l’objet d’un débat socialsouvent conflictuel. Ce débat est d’abord lié àl’enjeu de l’évaluation du chômage : en quelsens doit-elle peser sur les décisions de poli-tique économique et sociale ? Il prend ensuiteune forme plus technique lorsqu’il porte surle tracé des frontières du chômage : est-il pos-sible de définir une partition entre la positionde chômeur et d’autres statuts sociaux ? Lesstatisticiens ont défini des conventions quioffrent des références de base acceptées mal-gré leur caractère partiellement arbitraire. Ilest aujourd’hui admis qu’il est vain d’espérer

trouver un accord sur une « vraie » mesure duchômage. Les progrès à réaliser portent surla définition d’une batterie d’indicateurs per-mettant d’identifier les différentes formes desous-utilisation ou de mauvaise utilisationdes capacités de travail1.

La mesure du chômage :un enjeu de société

[1] Pour uneprésentation d’ensemblede ces débats, cf.Freyssinet (1999) ; Gautié(2009) ; Maruani (2002).

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LA MESURE DU CHÔMAGE : UN ENJEU DE SOCIÉTÉ71

Un débat récurrentFaute de pouvoir retracer ici toutes les péri-péties historiques, il est utile de montrer quesi les termes du débat ont changé depuis unsiècle, ses enjeux politiques et sociaux sonttoujours demeurés confl ictuels.

La fin du XIXe siècle est le moment del’« invention du chômage » (Salais et alii, 1986)ou de la « naissance du chômeur » (Topalov,1994). L’élargissement du secteur capitalisteentraîne le recul accéléré des activités indé-pendantes, des exploitations familiales, de laproduction domestique. Il s’accompagne dela croissance de la fraction des travailleursqui ne peuvent avoir d’autres moyens d’exis-tence que le salaire tiré d’un emploi régulier.C’est à leur propos seulement qu’apparaîtdans les recensements de population, à partirde 1896, la catégorie de chômeur. Le recen-sement définit d’abord les « sans-emploi » :ceux qui occupaient régulièrement et ontperdu un emploi salarié au sein d’un établis-sement. Sont donc exclus les non salariés,les travailleurs à domicile, les travailleurs àemploi irrégulier. Parmi les « sans-emploi »,seuls sont classés comme chômeurs ceux quiont moins de 65  ans et dont l’interruptiond’emploi n’est pas supérieure à un an. Le cri-tère est donc celui de l’interruption provisoired’une insertion régulière dans l’emploi sala-rié. Il s’agit d’identifier un problème social nédu développement d’un salariat dépourvu deressources alternatives et rendu menaçantpar la combativité d’un mouvement ouvrieren essor.

Un siècle plus tard, une vive controversesur les chiffres du chômage confi rme larécurrence des débats sociaux associés à samesure. Conformément à des propositionsprésentées en 1986 dans un rapport d’Ed-mond Malinvaud, un dispositif de mesuredu chômage avait été adopté. Il reposait surl’enquête sur l’emploi de l’INSEE qui four-nissait une mesure annuelle en appliquantla définition dite du BIT (Bureau internatio-nal du travail) (voir infra). Dans l’intervalle,

une actualisation mensuelle était réalisée surla base du nombre de demandeurs d’emploiinscrits à l’Agence nationale pour l’emploi(ANPE). En 2006, un écart important apparaîtentre les résultats de l’enquête sur l’emploi etles évaluations établies sur la base des don-nées de l’ANPE. Début 2007, l’INSEE décidede suspendre la publication des résultats del’enquête sur l’emploi de 2006 et de fournirprovisoirement des taux de chômage men-suels actualisés avec les chiffres de l’ANPE àpartir des résultats de l’enquête de 2005. Cettedécision, qui conduit à réduire de près d’unpoint le taux de chômage offi ciel, provoqueune polémique. La critique centrale porte surle fait que les données d’enquête sont écar-tées au profit de données administratives quisont sensibles aux modes de classement desdemandeurs d’emploi, aux règles d’indemni-sation du chômage et au mode de fonctionne-ment du service public de l’emploi (Debaucheet al., 2008). C’est la définition des frontièresdu chômage qui est au centre de la contro-verse. Elle provoque la saisie par le gouverne-ment des Inspections générales des Financeset des Affaires sociales (Durieux et al., 2007)et la création par le Conseil national de l’in-formation statistique (CNIS) d’un groupe detravail sur ce sujet (de Foucauld et al., 2008).Ce sont leurs deux rapports qui, pour l’essen-tiel, ont fixé les méthodes actuelles de mesuredu chômage2.

Mesurer : pour quoi faire ?Ces controverses ne sont pas pures querellesde statisticiens. Elles traduisent les enjeuxpolitiques du diagnostic porté sur la natureet l’ampleur du chômage. Dès l’origine, lechômage a été mis en relation d’une partavec la « question sociale », c’est-à-dire avecles risques d’exclusion et de confl ictualité,d’autre part avec l’efficacité du fonctionne-ment du marché du travail. L’affi rmation, aulendemain de la Seconde Guerre mondiale,d’un objectif de plein-emploi apparaissaitcomme un engagement d’élimination du chô-mage (autre que frictionnel3). Les noms de

[2] L’une des décisionsimportantes qui en

résulte est l’abandondes données de

l’ANPE (aujourd’huiPôle emploi) pour le

suivi du chômage. Lechômage est désormais

uniquement mesurésur la base de l’enquêtesur l’emploi de l’INSEE.

Malheureusement,comme l’enquête

ne fournit que desrésultats trimestriels,

la publicationmensuelle du nombre

des demandeursd’emploi inscrits àl’ANPE continue à

être interprétée dansles media comme

l’indicateur d’évolutiondu chômage.

[3] Le chômagefrictionnel est celui qui

est provoqué par lesmobilités sur le marché

du travail et les délaisqui accompagnent les

passages d’un emploi àun autre.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 72

Keynes et de Beveridge sont associés à ceconcept ; or, les définitions qu’ils proposentillustrent la dualité des problématiques quisous-tendent la mesure du chômage.

Pour Keynes, le plein-emploi est défi ni parl’élimination du chômage involontaire : « leplein-emploi est atteint lorsque l’emploiglobal cesse de réagir élastiquement à lademande des produits »4 c’est-à-dire dès quel’augmentation de la demande entraîne celledes salaires nominaux. On trouvera plus tardune version dynamique de cette conceptiondans la définition du NAIRU5. Les banquescentrales ont toujours accordé une grandeimportance au chômage en tant qu’outil delutte contre l’inflation. Le mécanisme n’opèreque si les chômeurs sont activement pré-sents sur le marché du travail et exercent unepression effective sur la détermination dessalaires par la concurrence qu’ils font auxtitulaires d’emplois. Cette approche conduitdonc à une mesure restrictive du chômagedont nous verrons l’illustration dans la défi -nition dite du BIT.

Pour Beveridge, le plein-emploi suppose laréalisation de deux conditions : d’abord, il ya toujours plus d’emplois vacants que de per-sonnes en chômage ; ensuite, « les emploissont offerts dans des conditions de salairesacceptables ; ils sont tels et situés à de telsendroits que le chômeur puisse normale-ment les prendre »6. Cette définition se situedans une problématique toute différente. Ellerepose sur la reconnaissance du droit à l’em-ploi pour tous ceux qui le souhaitent et sur lagarantie d’une qualité minimum des emploisofferts. Elle implique une mesure extensivedu chômage qui recouvre tous ceux pour les-quels le droit à un emploi de qualité accep-table n’a pas été satisfait. Ainsi, elle conduità prendre en compte toutes les formes de gas-pillage quantitatif ou qualitatif de capacitésde travail. Nous en trouverons la trace dansles notions de sous-emploi et d’emploi inadé-quat élaborées dans le cadre du BIT.

Critères et frontières :les défi nitions du BITLes définitions dites du BIT7 établissent ausein de la population d’âge actif une partitionen trois groupes :

– l’emploi rassemble ceux qui exercent untravail rémunéré, salarié ou non, quels quesoient son taux de rémunération et la duréedu travail8. S’y ajoutent ceux qui, bien quesans emploi au moment de l’enquête, ontconservé un lien formel avec leur employeurqui leur assure un revenu9. Il s’agit doncd’une définition volontairement extensive ;

– le chômage réunit les personnes sansemploi qui sont à la fois à la recherche d’untravail rémunéré et disponibles pour l’occu-per. Selon la sévérité de leur application, cesdeux critères engendrent une mesure plus oumoins restrictive du chômage ;

– la troisième catégorie, celle des inactifs, estrésiduelle.

Sensibles aux critiques qu’ont engendréesces définitions, les statisticiens ont choisinon de les modifier, mais de les compléter :

– la notion de sous-emploi lié à la durée dutravail (précédemment appelé sous-emploivisible) regroupe les personnes qui ne sontpas occupées à plein temps mais souhaitenttravailler plus et sont disponibles pour lefaire ;

– plus récemment, la notion d’emploi inadé-quat a été introduite pour caractériser dessituations de travail « qui diminuent les apti-tudes et le bien-être des travailleurs ». Si ladéfinition est encore trop imprécise pour per-mettre une mesure statistique, trois sourcesd’inadéquation de l’emploi ont été spéci-fiées : la mauvaise utilisation des qualifi ca-tions, l’insuffisance des revenus et le nombred’heures de travail excessif.

Ainsi, partant d’une défi nition restrictive,qui se réduit aux forces de travail totale-ment inutilisées et immédiatement dispo-nibles, les statisticiens du travail élargissentleur perspective aux différentes formes de

[4] Keynes J.M. (1936),Théorie générale del’emploi, de l’intérêtet de la monnaie, Paris, Payot, 1966 (trad.française), p. 48.

[5] Non acceleratinginflation rate ofunemployment : taux de chômage nonaccélérateur d’infl ation.

[6] Beveridge W. (1944),Du travail pour tousdans une sociétélibre, Paris, Domat-Monchrestien, 1945(trad. française), p. 17.

[7] Plus précisément,il s’agit de défi nitionsadoptées parles conférencesinternationales destatisticiens du travailconvoquées par le BIT.

[8] En pratique, au moinsune heure durant lasemaine sur laquelleporte l’enquête.

[9] Par exemple, lessalariés en chômagetechnique.

[10] En août 2008, alorsque le taux de chômageétait à un niveauhistoriquement bas, uneloi a mis en extinctionles DRE d’ici 2012. Il seraintéressant de suivresa mise en œuvre dansun contexte de retourau chômage massif.

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LA MESURE DU CHÔMAGE : UN ENJEU DE SOCIÉTÉ73

sous-utilisation ou de mauvaise utilisationdes capacités de travail, mais sans employerle terme de chômage pour les désigner. Si onse limite à la mesure du chômage proprementdit, les débats engendrés par l’utilisation dela définition du BIT portent principalementsur le tracé des frontières.

Les frontières entre chômageet emploiLa difficulté principale concerne la durée dutravail. Une heure de travail rémunéré parsemaine suffit pour être classé dans l’emploi.Cette convention heurte la perception com-mune de ce qu’est un emploi.

Elle requiert d’abord une réflexion sur lanature du travail à temps partiel. Logique-ment, s’il est l’expression d’un libre choix,il traduit une décision de partage du tempsentre l’emploi et l’inactivité. Si le temps par-tiel est contraint ou subi, il juxtapose l’emploipartiel et le chômage partiel. Or, il est diffi -cile de distinguer le choix de la contrainte :une personne n’opère des choix que dans lecadre des contraintes auxquelles elle est sou-mise. En pratique, on se borne à enregistrerla déclaration des personnes sur leur souhaitd’augmenter la durée de leur travail. Il fautêtre conscient du fait que des contraintesobjectives (par exemple, l’absence de crèches)peuvent conduire une personne à déclarer nepas souhaiter accroître sa durée de travail,entraînant ainsi son classement en tempspartiel volontaire.

La deuxième modalité importante de sous-emploi est constituée par le chômage partiel.Qu’il s’agisse d’une réduction provisoire de ladurée du travail ou d’une période de chômagetechnique (interruption complète d’activité),les personnes concernées sont classées dansl’emploi.

L’INSEE regroupe ces deux modalités pourmesurer le sous-emploi. Ces choix sont cohé-rents avec la définition du chômage. Ils enillustrent le caractère restrictif.

Les frontières entre chômageet inactivitéPour être classé comme chômeur, il faut vou-loir travailler et être disponible pour occuperun emploi. La traduction de ces exigencesen catégories statistiques laisse de vastesmarges d’appréciation, donc de débat.

La recherche active d’emploi

La volonté de travailler est démontréepar le fait qu’une personne accomplit desdémarches actives pour obtenir un emploi.Quels seront les comportements jugés suffi -sants pour prouver une recherche active ? Parexemple, est-il suffisant de déclarer consul-ter les offres d’emploi dans les journaux ousur des sites Internet ou faut-il leur donnersuite par des candidatures ? Est-il suffi santde renouveler chaque mois son inscriptionauprès du service public de l’emploi ? Laréponse à cette dernière question montre lapart d’arbitraire qui existe dans la fi xationde la frontière et l’impact politique de cor-rections présentées comme techniques. EnFrance, le renouvellement de l’inscription àl’ANPE (aujourd’hui Pôle emploi) était consi-déré comme un indice suffisant de rechercheactive d’emploi, mais ce n’était pas le caspour Eurostat, l’organe statistique de l’Unioneuropéenne, qui rectifiait à la baisse le tauxde chômage calculé par l’INSEE. Conformé-ment aux préconisations du rapport des deuxInspections générales (Durieux et al., 2007),l’INSEE a décidé fin 2007 de s’aligner surla position d’Eurostat au moment même oùle service public de l’emploi entreprenait lagénéralisation de l’entretien mensuel avecles demandeurs d’emploi, donc se donnaitla possibilité d’une vérification régulière dela réalité de recherche d’emploi des deman-deurs inscrits. Ce choix a entraîné une baissed’environ 0,5 point du taux de chômage ; ilest difficile de distinguer dans cette décisionle poids respectif des arguments techniqueset de l’opportunité politique.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 74

Une autre face de la même question ren-voie directement à des choix de politique del’emploi. Durant les décennies 1970 et 1980,l’une des solutions les plus massivementemployées pour faire face aux menaces delicenciements collectifs a été le recours auxpréretraites. À partir de 60 puis de 55  ans,les salariés pouvaient obtenir un revenude substitution supérieur aux allocationsde chômage à condition de renoncer à larecherche d’un emploi. Ce système, jugé tropcoûteux, a été remplacé par celui de la « dis-pense de recherche d’emploi » (DRE) : les chô-meurs âgés, dont on juge qu’ils n’ont qu’uneespérance minime de retrouver du travail,peuvent abandonner la recherche d’emploitout en conservant leurs droits aux alloca-tions chômage. Dans un cas comme dansl’autre, l’abandon de la recherche d’emploifait sortir du chômage pour entrer dans lapopulation inactive. Les effectifs concernésont fluctué depuis trente  ans, mais ils onttoujours dépassé plusieurs centaines de mil-liers de personnes. Il est difficile de supposerque le recours à ces dispositifs s’est prati-qué en ignorant l’impact qu’ils avaient sur lamesure du chômage10.

Au-delà de ces deux situations bien caracté-risées, une incertitude plus grande pèse surle phénomène des travailleurs dits « décou-ragés ». Il s’agit de personnes qui déclarentsouhaiter travailler, mais ont abandonnéla recherche, considérant qu’elle était sansespoir dans l’état présent du marché du tra-vail. Une catégorie voisine est celle des tra-vailleurs dits « empêchés » : ils déclarentsouhaiter travailler mais ne pas rechercheractivement d’emploi faute, par exemple, depossibilités de garde d’enfant ou de moyensde transport.

La disponibilitépour occuper un emploi

La recherche active d’emploi est une condi-tion nécessaire, mais non suffi sante pourêtre classé comme chômeur ; il faut de plusêtre disponible pour occuper un emploi. En

pratique, il est requis une disponibilité dansun délai de quinze jours. Mis à part les casd’accidents ou de maladie, ce critère exerceprincipalement son impact par l’intermé-diaire des dispositifs de formation des chô-meurs. Bien que ces formations aient pourobjet explicite d’aider au retour à l’emploi etqu’elles soient souvent accompagnées d’uneaide à la recherche d’emploi, leurs bénéfi -ciaires sont classés comme inactifs dès lorsqu’ils ne sont pas jugés disponibles11. Quelleque soit leur qualité, fort inégale, les stagesde formation ont ainsi pour effet de « dégon-fler » les statistiques du chômage.

Les exemples qui viennent d’être présentésprouvent l’importance des chevauchementsentre chômage, emploi et inactivité, ou, autre-ment dit, du « halo » autour du chômage.Ils montrent aussi que l’imbrication estconstante entre les débats techniques sur lescritères de mesure et les enjeux associés à lasensibilité politique des chiffres du chômage.Peut-on donner une base statistique crédibleà un débat nécessairement politique ?

Quelles mesures alternatives ?La définition dite du BIT présente l’avantaged’avoir été mise au point conjointement parles statisticiens des différents pays, d’êtremaintenant partout utilisée, permettantainsi des comparaisons internationales etl’établissement de séries chronologiques surdes bases homogènes. Elle présente, par soncaractère restrictif, l’inconvénient de minorerles degrés de sous-utilisation des capacitésde travail immédiatement ou potentiellementdisponibles et les degrés de non-respect dudroit à l’emploi reconnu comme un droithumain fondamental. Plusieurs stratégiessont possibles pour faire face à cette lacune.

Un inventaire extensif

Dans cette première démarche, on ne cherchepas à proposer une autre mesure du chômageque celle du BIT, mais à situer celle-ci dansune constellation de situations qui peut être

[10] En août 2008, alorsque le taux de chômageétait à un niveauhistoriquement bas, uneloi a mis en extinctionles DRE d’ici 2012. Il seraintéressant de suivresa mise en œuvre dansun contexte de retourau chômage massif.

[11] Alors que lesformateurs saventd’expérience que lesstagiaires n’hésitentpas à abandonner uneformation dès lors qu’ilsont trouvé un emploi.

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LA MESURE DU CHÔMAGE : UN ENJEU DE SOCIÉTÉ75

construite à partir des critères du BIT. On entrouve un bon exemple dans les propositionsdu rapport de Foucauld qui figurent dans letableau ci-après (op. cit., p. 33).

L’intérêt de cette méthode est de fournir auxacteurs sociaux une typologie et un chiffrage

précis des situations qui posent problème etde laisser à chacun le choix des catégoriesou des regroupements qu’il juge pertinents.Une telle perspective avait été proposée delongue date au sein de l’INSEE12, mais n’avaitété mise en œuvre que de façon épisodique.

[12] Cézard M. (1986),« Le chômage et sonhalo », Économie et

statistique, n° 193-194.

1. Le halo du chômage et le sous-emploi

Critère Regroupements Détail

Être sans travailet souhaitertravailler

Disponible

Recherche active Chômage BIT*C1 ChômagePSERE

Pas de rechercheactive

Postulant sansrecherche et/ou nondisponibles (appelé ici« halo du chômage »)

C2-1 Travailleursdécouragés**

C2-2 Travailleursactuellement sansrecherche

C2-3 Travailleursactuellement sansrecherche

Nondisponible

Recherche activeC3 Personnes nondisponibles cher-chant un emploi

Pas de rechercheactive

C4 Personnesnon disponiblesne cherchant pasd’emploi

Avoir un travail(à temps partiel)et souhaitertravailler plus

DisponibleSous-emploi BIT***

C5 Sous emploi

Pas de rechercheactive

C6 Sous emploi

Nondisponible

Recherche active C7 Sous emploi ?

Pas de rechercheactive

C8

* Le chômage au sens du BIT comprend aussi les personnes ayant trouvé un emploi qui commence plus tard (dans un délaide moins de trois mois).

** La distinction entre travailleurs découragés et travailleurs empêchés repose sur les raisons de non recherche effectived’emploi :– les travailleurs découragés considèrent que leur recherche serait vaine (en raison de la conjoncture ou de la sélectivité dumarché du travail) ;– les travailleurs empêchés indiquent d’autres raisons pour expliquer leur non recherche d’emploi (par exemple absence depossibilités de garde d’enfant, défaut de moyens de transport…) ;– la question sur les raisons de non-recherche n’est pas posée aux travailleurs actuellement sans recherche (ils attendent lerésultat de démarches antérieures ou ont suspendu momentanément leur recherche).

*** Le sous-emploi au sens du BIT comprend aussi les personnes (à temps complet ou à temps partiel) ayant travaillé moinsque d’habitude pour des raisons économiques.

La catégorie C7 fait partie du sous-emploi selon la définition française, alignée sur la définition BIT de 1982 ; elle n’en faitplus partie selon la définition 1998 du BIT, pas encore appliquée par l’Insee.

Note. PSERE : personnes sans emploi à la recherche d’un emploi.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 76

Depuis le rapport de Foucauld, elle est appli-quée dans les publications trimestrielles del’INSEE pour tous les éléments qui peuventêtre chiffrés à partir de l’enquête sur l’emploi.

Un autre chiffre global

Si chacun reconnaît l’intérêt de cette premièredémarche, elle pose un problème d’appro-priation dans le débat public. Face à l’attrac-tion irrésistible exercée par le chiffre unique,un riche tableau refl étant l’hétérogénéitédes situations risque de n’attirer l’attentionque des seuls spécialistes. Certains acteursde la société civile estiment donc nécessaired’avoir un autre chiffre à opposer à la statis-tique officielle. Donnons-en deux exemples.

CERC-Association a proposé en 1997 lanotion de « personnes privées d’emploi ». Elleregroupe avec les demandeurs d’emploi troiscatégories statistiquement inactives (les dis-pensés de recherche d’emploi, les chômeursen formation et en conversion, les préretrai-tés) et une catégorie statistiquement dansl’emploi (les emplois aidés du secteur nonmarchand). Pour 1995, on passait d’environtrois millions de chômeurs BIT à environcinq millions de « privés d’emploi » (CERC-Association, 199713). Cette tentative a étépoursuivie par la suite avec diverses adap-tations pour tenir compte des changementsinstitutionnels.

Du côté syndical, la CGT a entrepris dès1987 de donner une évaluation des « privésd’emploi » ou des « sans emploi » qui a évo-lué dans le temps pour aboutir à la notion de« chômage réel » ou d’« exclus du travail pourdes raisons économiques » (CGT, 200714). Enpartant des chiffres de demandeurs d’emploiinscrits à l’ANPE et en ajoutant diverses caté-gories non prises en compte (DRE, préretrai-tés…), on aboutit à un total de cinq millionsdébut 2006 alors que le chômage BIT est infé-rieur à trois millions.

On perçoit bien la fonction qu’exerce dans ledébat social un chiffrage global qui contestele monopole exercé par la définition du BIT. Sile chiffre alternatif est justifié au nom d’une

conception plus large de la privation d’em-ploi, il a un caractère aussi conventionnel quecelui qui est critiqué. Il est donc souhaitableque l’affrontement « chiffre contre chiffre »serve à amorcer un débat qui porte sur lescatégories composantes.

Une batterie d’indicateurs

Le service chargé des statistiques du travailaux États-Unis (Bureau of Labor Statistics) a retenu une option différente (Bregger etHaugen, 199515). La diversité des défi nitionspossibles du chômage est reconnue. Elle setraduit par la publication de six taux de chô-mage au sein desquels le chômage au sens duBIT (U-3) occupe une position intermédiaire.

Le taux le plus restrictif (U-1) ne porte quesur les personnes en chômage depuis aumoins quinze semaines. L’idée implicite estqu’un chômage de très courte durée a uncaractère frictionnel et ne pose pas un pro-blème social. Le taux le plus large (U-6) ajouteaux chômeurs au sens du BIT les travailleursdécouragés, les personnes sans emploi « mar-ginalement attachées » au marché du travail,ainsi que les travailleurs à temps partiel pourraisons économiques. Sont donc réunis tousceux qui souffrent d’une insuffi sance despossibilités d’emploi16.

Il n’y a pas d’incompatibilité entre les troisdémarches : la première donne les élémentspour alimenter la troisième ; cette dernièrepeut fournir aux partisans de la secondeméthode une mesure extensive opposable àcelle du BIT. La diffi culté est d’arbitrer entrela complexité requise pour une approcherigoureuse des phénomènes et l’exigence delisibilité afin que chacun puisse s’approprierles instruments de mesure nécessaires audébat social. La tension s’aggrave lorsqu’onentreprend de diversifier la gamme des indi-cateurs proposés.

Des voies de perfectionnementEn premier lieu, la compréhension du chô-mage est améliorée lorsque sa mesure est

[13] CERC-Association(1997), Chiffrer lechômage : des enjeux desociété, Dossier n° 1.

[14] CGT (2007), Cinqmillions d’exclus dutravail pour des raisonséconomiques, Montreuil,Agence d’objectifs IRES.

[15] Bregger J.E.,Haugen S.E. (1995),« BLS introduces newrange of alternativeunemploymentmeasures », MonthlyLabor Review, October,p. 19-26.

[16] À titre d’illustration,lorsque ces nouvellesdéfinitions ont étéintroduites en 1994,U-1 = 2,2 % ; U-3 = 6,1 % ;U-6 = 10,9 %.

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LA MESURE DU CHÔMAGE : UN ENJEU DE SOCIÉTÉ77

mise en relation avec d’autres variables éco-nomiques et sociales. Le chômage peut êtremesuré selon l’âge, le sexe, la profession, leniveau de diplôme, la branche d’activité,le territoire… En second lieu, les mesuresstatiques doivent être complétées par desmesures dynamiques qui décrivent des tra-jectoires : risque d’entrée en chômage ouprobabilité de sortie du chômage, risquede chômage de longue durée, de chômagerécurrent…

Nous n’insistons pas sur ces points parcequ’ils font l’objet d’un accord général. Leurdegré de réalisation est fonction de la qua-lité de l’appareil statistique. Les avancées

qui sont réalisées dans ces directions ren-forcent la conclusion précédemment esquis-sée : si la mesure du chômage doit constituerun élément fiable et significatif du débatsocial, le problème ne doit pas être posé entermes de définition d’une mesure unique quiserait la « vraie » représentation du phéno-mène. L’hétérogénéité croissante des formesd’emploi et l’intensification des mobilitésprofessionnelles requièrent une gamme demesures complémentaires pour identifi er lesdifférentes modalités de sous-utilisation descapacités de travail ou de non reconnaissancedu droit à l’emploi. (*)

DEBAUCHE E., DEROYON TH.,MIKOL F. (2008), Retour surl’évolution du nombre dedemandeurs d’emploi inscritsà l’ANPE en 2005 et 2006, DARES, Document d’études,n° 142.

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TOPALOV CH. (1994), Naissance du chômeur 1880-1910, Paris, Albin Michel.

PUBLICATIONS RÉGULIÈRES :

INSEE, trimestriel,« Chômage au sens du BITet indicateurs sur le marchédu travail », Informationsrapides, Série « Principauxindicateurs ».

DARES, mensuel,« Demandeurs d’emploiinscrits et offre collectéespar Pôle emploi », Premièresinformations.

POUR EN SAVOIR PLUS

(*) Texte publié initialement dans Cahiers français n° 353, Travail, emploi, chômage, Paris, La Documentation française.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 78

Au cours des Trente Glorieuses, la macroéconomie keynésienne interprétait le chômage comme un déséquilibre sur le marché du travail lié à l’insuffisance de la demande sur le mar-ché des biens. Dans les années 1970, les travaux sur les fondements microéconomiques de la macroéconomie et la persistance du chômage dans les pays avancés ont conduit à de pro-fonds renouvellements de son analyse. La théorie économique « moderne » du chômage, dont Arnaud Chéron présente ici les grandes lignes, ne considère plus le phénomène comme un déséquilibre mais comme le résultat d’un équilibre issu des interactions stratégiques d’agents économiques sur des marchés imparfaits.

Problèmes économiques

L’analyse économique du chômage a fait l’ob-jet d’un bouleversement important au coursde ces trente dernières années. Jusque-là, lechômage était principalement conçu commeun phénomène caractérisant une situation dedéséquilibre sur le marché du travail, associéà une insuffisance de demande sur le marchédes biens. Cette conception keynésienne duchômage, reprise dans la synthèse néoclas-sique, a dominé la pensée macroéconomiquependant la période des Trente Glorieuses. Sielle trouve encore aujourd’hui une certainelégitimité, cette approche reste néanmoinscantonnée à une analyse des ajustements detrès court terme. Par ailleurs, face à l’obser-vation de taux de chômage durablement éle-vés, notamment en Europe, s’est exprimé le

besoin d’une théorie susceptible d’expliquerla persistance du chômage.

Le manque de fondements microécono-miques de la macroéconomie « à l’ancienne »est également rapidement apparu comme unpoint faible de la synthèse néoclassique. À lasuite des travaux de Robert Clower (1967)1, puis de Jean-Pascal Benassy (1975)2, il a étéproposé une relecture du keynésianisme viala construction de modèles d’équilibre non-walrasiens microéconomiquement fondés, et

[1] Clower R. (1967),« A Reconsideration ofthe Microfoundationsof Money », WesternEconomic Journal, vol. 6.

[2] Benassy J.-P. (1975),« Neo-KeynesianDisiquilibrium Theory ina Monetary Economy »,Review of EconomicStudies, vol. 42.

ARNAUD CHÉRON

Professeur des Universités (Le Mans)Directeur de Recherche (EDHEC Business School)

Comment les économistes expliquent-ils la persistance du chômage ?

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COMMENT LES ÉCONOMISTES EXPLIQUENT-ILS LA PERSISTANCE DU CHÔMAGE79

où la fixité des prix supposée peut conduire àdes schémas de rationnement, en particuliersur le marché du travail. Pourtant, puisquecette théorie repose sur l’hypothèse pour lemoins contestable d’un système de prix fi xes,c’est une autre voie de recherche ouverte parEdmund Phelps (1970)3 et Milton Friedman(1968)4 qui va, parallèlement au développe-ment de la « Nouvelle économie classique »,contribuer plus profondément au renouvel-lement de l’analyse du chômage. L’objectifest alors de formaliser dans un cadre micro-économique rigoureux l’ensemble des idéesregroupées dans la définition du taux dechômage naturel de Friedman (encore appeléNon Accelerating Inflation Rate of Unem-ployment – NAIRU). Une rupture « paradig-matique » est donc intervenue à cette période,considérant qu’il peut y avoir du chômagepersistant à long terme, résultat d’un phéno-mène d’équilibre.

Ce sont ensuite les travaux de Dale Morten-sen (1970)5 et Peter Diamond (1971)6, relayés par ceux de Christopher Pissarides durant les années 1980, qui sont véritablement venus poser les fondations de la théorie moderne du chômage. La « théorie du chô-mage d’équilibre » souligne que le chômage est le résultat de la confrontation des com-portements optimisateurs d’agents ration-nels, qui interagissent stratégiquement, sur un marché du travail caractérisé par des imperfections, notamment des coûts de tran-saction. De ce fait, il existe un taux optimal en deçà duquel il n’est pas socialement sou-haitable de chercher à réduire le chômage.L’approche de Diamond-Mortensen-Pis-sarides (DMP) fait aujourd’hui autorité au sein de la communauté des économistes et au-delà : l’attribution du prix Nobel d’éco-nomie à ces trois chercheurs américains en 2010, précisément pour leurs recherches sur les déterminants du chômage, a fi nalement consacré la place prépondérante de leur analyse. Les nombreux développements aux-quels elle a donné lieu sous-tendent en effet aujourd’hui la plupart des analyses du chô-mage, de la dynamique du marché du travail,

et les recommandations en matière de poli-tiques de l’emploi.

La question de la persistance du chômage,dans le cadre DMP, peut s’entendre de dif-férentes manières et recouvre plusieursproblématiques. Comment expliquer que,durablement, il existe (persiste) du chômage àlong terme ? Dans cette perspective, commentle taux de chômage optimal est-il déterminéet quelle place accorder aux instruments derégulation du marché du travail ?

Les déterminants du tauxde chômage à long termeL’approche DMP s’inscrit dans la lignée destravaux de Holt et David (1966)7 et Alchian(1970)8 qui s’attachent à modéliser leséchanges sur le marché du travail comme unprocessus non coordonné, prenant du temps :il existe des délais de rencontre entre offreurset acheteurs, à l’origine de coûts, résultantde multiples imperfections (problème decoordination, d’information…). Il en découleque l’échange sur un quelconque marché, eten particulier sur le marché du travail, estpar nature frictionnelle. Le chômage est iciappréhendé comme un état transitoire parlequel tout individu peut passer.

Pour Mortensen (1970)9 et Lucas et Prescott(1974)10 tout d’abord, le chômage est plusspécifiquement supposé résulter du compor-tement optimal de recherche des chômeurs,dans un environnement où les rencontres sefont de manière aléatoire et où les travailleurssont embauchés à leur salaire de réservation,c’est-à-dire au plus petit salaire acceptableétant donné les opportunités extérieures deschômeurs. L’accent est ici mis sur la dimen-sion volontaire  du chômage. Ces premierstravaux ont toutefois rapidement été com-plétés par des analyses soulignant le carac-tère involontaire du chômage, tout en restantdans cette conception des échanges sur lemarché du travail, imparfaitement coordon-nés. Les travaux de Diamond (1982)11, Morten-sen (1982)12 et Pissarides (1985)13 proposent

[3] Phelps E. (1970),« Microeconomic

Foundation ofEmployment and

Inflation Theory », NewYork, Norton.

[4] Friedman M. (1968),« The Role of Monetary

Policy », AmericanEconomic Review, vol. 58.

[5] Mortensen D. (1970),« A Theory of Wage and

Employment Dynamics »,in Microeconomic

Foundation ofEmployment and

Infl ation Theory, NewYork, Norton.

[6] Diamond P. (1971),« A Model of Price

Adjustement », Journalof Economic Theory,

vol. 3.

[7] Holt C. et David M.(1966), « The Concept

of Jobs Vacancies ina Dynamic Theory of

the Labor Market », inThe Measurement and

Interpretation of JobVacancies, New York,Colombia University

Press.

[8] Alchian A. (1970),« Information Costs,

Pricing and RessourceUnemployment »,

ouvrage « MicroeconomicFoundation of

Employment andInflation Theory », New

York, Norton.

[9] Mortensen D. (1970),op. cit.

[10] Lucas R. etPrescott E. (1974),

« Equilibrium Searchand Unemployment »,

Journal of EconomicTheory.

[11] Diamond P. (1982),« Aggregate Demand

Management in SearchEquilibrium », Journal of

Political Economy.

[12] Mortensen D. (1982),« The Matching Process

as a Noncooperative/

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 80

en effet d’intégrer simultanément l’existencede coûts de transactions sur le marché dutravail et d’une formation non concurren-tielle du salaire.

Courbe de Beveridgeet processus d’appariementL’approche théorique retenue se fonde égale-ment sur l’observation d’une régularité empi-rique, la courbe de Beveridge, largementdocumentée : il coexiste dans l’économie duchômage et des emplois vacants, ces deuxvariables faisant l’objet d’une corrélationnégative. Le schéma 1 atteste cette relationempirique pour la zone euro sur la période1995-2011. De manière quelque peu stylisée,on considère traditionnellement que la posi-tion sur la courbe de Beveridge (décroissante)représente un indicateur conjoncturel, alorsque le déplacement de la courbe vis-à-vis del’origine des axes donne pour sa part uneindication de l’efficacité du processusd’échanges sur le marché du travail, condi-tionnée par les institutions qui régulent sonfonctionnement14. Typiquement, on a doncune courbe de niveau propre à chaque pays,et des déplacements le long de chacune de cescourbes au gré de la conjoncture économique.Une courbe de niveau élevé caractérise unmarché du travail particulièrement ineffi caceoù coexistent structurellement beaucoup de

chômage et d’emplois vacants, alors qu’unpositionnement dans le haut de la courbe deBeveridge renvoie à une situation conjonctu-relle relativement favorable, avec beaucoupd’emplois vacants et peu de chômage.

Les échanges sur le marché du travail sontappréhendés comme une activité économiquecoûteuse, liée aux disparités de qualifi cation,à la dispersion géographique de la main-d’œuvre et des emplois vacants. D’un point devue formel, pour traduire cette relation empi-rique, et afi n de passer outre les problèmesd’agrégation, Diamond, Mortensen et Pissa-rides proposent de modéliser les interactionssur le marché du travail par une fonctiond’appariement qui exprime le nombre totald’embauches dans l’économie comme unefonction des stocks d’emplois vacants et dechômeurs. Selon cette technologie de tran-sactions, le nombre de recrutements M s’apparente à l’output d’un processus de pro-duction dont les inputs seraient les emploisvacants V et les chômeurs U. La fonctiond’appariement M = m(V, U) rend ainsi compte,au niveau macroéconomique, des défauts decoordination engendrés par l’hétérogénéitédes travailleurs et les imperfections d’infor-mation. Il en résulte que le processus d’appa-riement engendre des délais durant lesquelscertains emplois sont détruits. Ces destruc-tions résultent de chocs transitoires surve-nant aléatoirement, impactant la rentabilitédes postes de travail, et pouvant conduire lesentreprises à se séparer de leur travailleur15. Ceci implique donc que, même à long terme,à l’équilibre de flux (créations d’emplois =destructions d’emplois), il existe du chômagesubi par les travailleurs.

Une détermination nonconcurrentielle des salaires

Cette modélisation des échanges sur le mar-ché du travail pose par ailleurs le problèmede la détermination des salaires. L’apparie-ment entre un chômeur et un emploi vacantest en effet à l’origine d’une rente pour letravailleur et l’entreprise considérés. Cette

Bargain Game », inThe Economics ofInformation andUncertainty, Chicago,University of ChicagoPress.

[13] Pissarides C.(1985), « Short-RunEquilibrium Dynamicsof Unemployment,Vacancies and RealWages », AmericanEconomic Review, vol. 75.

[14] Il est toutefoisdélicat de parfaitementdissocier ces deuxphénomènes.

[15] Mortensen etPissarides (1994)sont les premiersà proposer cettemodélisation endogènedes licenciements,jusqu’alors supposéssurvenir selon unefréquence exogène.

1. Courbe de Beveridge en zone euro (1995-2011)12

10

8

4

2

07,0 7,5 8,0 8,5 9,0 9,5 10,0 10,5 11,0

T42011

T41998

T1 1995-T4 1998

T2 2008-T4 2011

T4 2001-T1 2008

T1 1999-T3 2001

T1 2008T3

2001

6

Source : Bulletin Banque de France n° 187

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COMMENT LES ÉCONOMISTES EXPLIQUENT-ILS LA PERSISTANCE DU CHÔMAGE81

rente comprend non seulement l’écart entrela production marchande de l’employé dansl’entreprise et la production domestique dece même travailleur s’il reste au chômage,mais aussi l’économie des coûts de recherchepermise par l’appariement. Les développe-ments de la théorie du marché du travail ontprincipalement mis l’accent sur deux modesde fi xation non concurrentielle du salaire : lepremier laisse à la firme, en situation d’infor-mation asymétrique, le pouvoir unilatéralde fixer le salaire, alors que le second cor-respond à un mode de gestion concerté dusalaire entre l’entreprise et l’employé.

Les théories dites du salaire d’effi ciencereposent sur l’idée qu’un employeur peutavoir intérêt à payer de hauts salaires afi n d’encourager ses employés à être effi caces.Autrement dit, il existe une relation crois-sante entre la productivité des employés et lesalaire versé. En fait, il existe trois grandesapproches du salaire d’efficience : celui quidécourage les tire-au-fl anc en augmentant lecoût d’opportunité associé au licenciement(Shapiro et Stiglitz, 198416), celui qui consti-tue un outil de sélection des offreurs de tra-vail (Weiss, 198017), et celui qui accroît l’effortdes travailleurs via le sentiment d’un salaireplus juste (Akerlof, 198218). Quelle que soit lamotivation considérée, les entreprises ontintérêt à ne pas embaucher des travailleurs àleur salaire de réservation.

Le second mode de fixation du salaire sup-pose que les entreprises et les employésjouent un jeu non coopératif, dont la solu-tion est un salaire qui partage la rente totalegénérée par l’appariement, en fonction despouvoirs de négociation respectifs des deuxparties. Pour Macdonald et Solow (1981)19, cesont bien les interactions stratégiques entreemployés et employeurs qui déterminent,après négociation, le salaire. Dès lors que letravailleur dispose d’un pouvoir de négocia-tion non nul, il bénéficie d’une partie de larente générée par l’appariement et obtientun salaire supérieur à son salaire de réser-vation. C’est ce mode de détermination des

salaires qui est le plus souvent retenu dansles modèles d’appariement (cf. Pissarides,2000). Il a toutefois donné lieu récemment àune importante controverse, Shimer (2005)20

remettant en cause la capacité du cadre DMPavec négociation individuelle des salairesà rendre compte, non pas de la persistancedu chômage à long terme, mais de l’ampleurdes fluctuations du chômage au cours ducycle économique. Shimer souligne l’intérêtde prendre en compte, en sus, l’existence derigidités salariales.

Quoi qu’il en soit, les théories du salaired’efficience et de la négociation décentraliséedes salaires, en impliquant un salaire d’équi-libre supérieur au salaire de réservation destravailleurs, contribue à générer un chômagepersistant à long terme, au même titre que leprocessus d’appariement

Optimalité du taux de chômagede long terme et instrumentsde régulation du marché du travailD’un point de vue normatif, l’approchefrictionnelle du marché du travail, par lesmodèles dits d’appariement, a donné nais-sance à deux messages qui, loin d’être contra-dictoires, s’avèrent être complémentaires : (i)il existe un taux de chômage optimal positif,et (ii) l’intervention publique est une questionde première importance : il est nécessaire deréguler le marché du travail soumis à desimperfections et des défaillances de fonction-nement impliquant que le taux de chômaged’équilibre est sous-optimal.

Externalités d’échangeset taux de chômage optimalLa technologie et les coûts de transactionsupposés dans un modèle d’appariementimpliquent que le marché du travail est carac-térisé par un certain volume de chômage àl’optimum social. Si on se place en effet dupoint de vue d’un planificateur centralisé, quichercherait à maximiser le bien-être social, il

[16] Shapiro C. et StiglitzJ. (1984), « Equilibrium

Unemployment as aWorker Discipline

Device », AmericanEconomic Review, vol. 74.

[17] Weiss A. (1980),Effi ciency Wages,

Princeton, PrincetonUniversity Press.

[18] Akerlof G. (1982),« Labor Contracts as

Partial Gift Exchange »,Quarterly Journal of

Economics, vol. 97.

[19] Macdonald I.et Solow R. (1981),

« Wage Bargaining andEmployment », AmericanEconomic Review, vol. 71.

[20] Shimer R. (2005),« The Cyclical Behaviour

of EquilibriumUnemployment and

Vacancies », AmericanEconomic Review, vol. 95.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 82

apparaît qu’une diminution du chômage estsouhaitable jusqu’à un certain niveau. Toutediminution du chômage induit des coûts detransaction (recrutement, formation), coûtsqui deviennent extrêmement élevés quand lesdifficultés de recrutement sont fortes pourles employeurs (taux de chômage faibles).

Cet argumentaire renvoie aux propriétéscaractérisant la fonction d’appariementet le processus d’échanges sur le marchédu travail. La fonction m(V, U) qui donne lenombre d’appariements par période, en fonc-tion du nombre d’emplois vacants (V) et dunombre de chômeurs (U), est en effet suppo-sée croissante et concave en fonction de sesdeux variables. À nombre d’emplois vacantsinchangé, le nombre d’appariements pro-gresse quand U augmente, (mais de moinsen moins vite). La probabilité de pourvoir unemploi vacant augmente donc avec le nombrede chômeurs, et le délai moyen pour pourvoirun emploi vacant décroît avec U. Le coût derecrutement est alors d’autant plus grandque le chômage est faible. Par conséquent, àmesure que U diminue, ce coût espéré aug-mente jusqu’à un point où il devient supé-rieur au gain social généré par l’emploi,c’est-à-dire supérieur à l’écart entre la pro-duction marchande du travailleur en emploiet sa production domestique s’il reste auchômage. En ce sens, l’existence de coûts detransaction sur le marché du travail signifi e qu’il y a un taux de chômage optimal positifà long terme.

Dans ce contexte, l’objet des instrumentsde régulation du marché du travail (fi sca-lité, subvention, législation de la protectiondes emplois…) doit se concevoir comme unmoyen de faire coïncider autant que faire sepeut le taux de chômage effectif (d’équilibre)avec le taux de chômage optimal. Et il existeplusieurs motifs de divergence entre ces deuxtaux.

Le premier relève des externalités d’échangeinhérentes au processus d’appariementmodélisé : les décisions individuelles derecherche d’emploi génèrent des effets

externes, modifiant les coûts de rechercheespérés pour les autres acteurs du marché.La recherche des chômeurs est d’autant plusfacile que les entreprises postent beaucoupd’emplois vacants, et il est d’autant plusfacile pour une entreprise de pourvoir unemploi vacant que le nombre de chômeursest important. On parle ici d’externalitésinter-branches. Mais il existe aussi des exter-nalités intra-branches, caractérisant desphénomènes de congestion. La concavité dela fonction d’appariement par rapport à sesdeux arguments implique que plus il y a dechômeurs, moins il est facile pour chaquechômeur d’être recruté ; et de la même façon,plus il y a d’emplois vacants, moins il estfacile de pourvoir chaque emploi. Les déci-sions individuelles de recherche d’emploi,tant du point de vue des entreprises que destravailleurs, n’internalisent pas ces effetsexternes sur l’ensemble des autres acteurs,contrairement à ce que ferait un planifi cateur.

Le second motif relève des modalités de fi xa-tion du salaire. Qu’il renvoie au problèmed’asymétrie d’information (salaire d’effi -cience) ou d’interactions stratégiques dansle cadre de jeux non coopératifs (négocia-tion), le mode de détermination des salaires,non concurrentiel, n’est pas en mesure degarantir que les échanges sur le marché dutravail se fassent à un prix conforme à l’opti-malité. In fi ne, cela implique que le taux dechômage d’équilibre à long terme est géné-ralement inefficace, et qu’il est socialementsouhaitable de mettre en place des politiquespubliques.

Les instruments de politiquesd’emploi privilégiés

Sans aller trop en avant dans le détail desinstruments, on peut souligner un certainnombre d’outils que l’approche DMP du chô-mage d’équilibre a particulièrement mis surle devant de la scène (cf. Pissarides, 2000).On pourra en premier lieu noter la fi scalitédu travail, et plus spécifiquement la possibi-lité de moduler le degré de progressivité de

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COMMENT LES ÉCONOMISTES EXPLIQUENT-ILS LA PERSISTANCE DU CHÔMAGE83

l’imposition en combinant taxation ou trans-ferts forfaitaires avec un impôt proportionnelsur les salaires. Par ce biais, il est possible deréguler les salaires, et donc le chômage struc-turel : par exemple, plus le taux marginald’imposition du salaire des employés estélevé, plus le salaire d’équilibre est faible.Une hausse du taux marginal d’impositiondistord en effet la règle de partage de la rente,solution du jeu de négociation, puisqu’elleréduit la valeur d’une augmentation margi-nale du salaire brut pour l’employé, relative-ment à la perte que cette augmentation induitpour l’employeur. Au bout du compte, cetteprogressivité de la fi scalité du travail sur lesemployés entraîne une baisse des salaires,donc du coût du travail, et est de ce fait favo-rable à l’emploi.

Mais c’est certainement aux analyses de laprotection des emplois que l’approche DMP ale plus contribué. Il est montré que les coûtsde licenciement et subventions à l’embauche,dès lors qu’ils sont utilisés en parallèle,

constituent un levier efficace de l’interven-tion publique. Alourdir les coûts de licen-ciement permet de réduire les destructionsd’emplois, et donc de diminuer le chômage,mais ce type de mesure a des effets perversen matière d’embauches du fait de l’augmen-tation des coûts de séparation anticipés. D’oùl’intérêt d’y associer des subventions. Ceseffets négatifs induits par la protection desemplois, rationalisés microéconomiquementpar l’approche DMP, sont de façon récurrenteavancés, en particulier en France, pour repen-ser la législation entourant les licenciements.

Plus généralement, la contribution du cadreDMP aux réflexions portant sur la mise enœuvre des politiques de l’emploi dépassentlargement ces quelques analyses norma-tives. Ce cadre est aujourd’hui devenu l’outilde référence pour analyser la persistance duchômage, penser et évaluer les différentespolitiques économiques du marché du travailau sein des pays de l’OCDE.

CAHUC P. et ZYLBERBERG A.(2003), Microéconomie dumarché du travail, Paris, LaDécouverte, coll. « Repères ».

PISSARIDES C. (1990, 2000), « Equilibrium UnemploymentTheory », MIT Press.

POUR EN SAVOIR PLUS

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 84

DOMINIQUE REDOR

Université de Paris-Est-Marne-La-Vallée.

Le marché du travail des économies développées s’est fortement dégradé sous l’effet de la crise. Depuis 2008, le chômage progresse de façon quasi constante dans la plupart des pays, et la crise des dettes souveraines réduit les marges de manœuvre des États pour y faire face.On constate toutefois des différences importantes d’un pays à l’autre, aussi bien au niveau de l’impact de la crise sur le marché du travail qu’en termes de politiques de l’emploi. Dominique Redor compare les situations et les stratégies des principales économies de la zone euro et des États-Unis, en distinguant les mesures conjoncturelles destinées à amortir le choc de la crise, des politiques structurelles visant à améliorer à long terme le fonctionnement du marché du travail. Bien que ces dernières n’aient pas vocation à évoluer au gré de la conjoncture, les crises incitent souvent à repenser des pans entiers de l’action publique.

Problèmes économiques

Lutter contre le chômage dans un contexte de crise :comparaisons internationalesLa crise économique a eu un impact impor-tant sur le marché du travail des économiesoccidentales, entraînant une forte augmen-tation du chômage et des destructions mas-sives d’emplois. Les effets sont cependantdifférents suivant les pays, y compris à l’inté-rieur de la zone euro.

La présente contribution examine les poli-tiques de lutte contre le chômage mises enplace par les pays développés, en premier lieuceux de l’Union européenne, et fait le pointsur leur efficacité, alors que la crise fi nan-cière internationale, et plus spécialementcelle de l’euro, ont fortement contraint lesmarges de manœuvre budgétaires des États.

Dans un premier temps, nous caractérisons lasituation du marché du travail et de l’emploidans les pays de l’UE et aux États-Unis. Dansun second temps, nous examinons les poli-tiques qui, à court terme, ont été déployéespour amortir le choc de la crise sur le marchédu travail. Enfin, nous étudions les mesuresprises pour agir à long terme sur le chômagestructurel.

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LUTTER CONTRE LE CHÔMAGE DANS UN CONTEXTE DE CRISE : COMPARAISONS INTERNATIONALES85

L’impact de la crisesur les marchés du travailen Europe et aux États-UnisNotre analyse part du premier trimestre2008 qui correspond au point le plus bas duchômage en Europe, et s’arrête au secondtrimestre 2012, dernier trimestre dispo-nible. Nous utilisons les bases de donnéesd’Eurostat. Les données concernant l’Unioneuropéenne (UE) correspondent à la moyennedes 27 pays membres. Nous avons retenules plus grands pays de l’Union : Allemagne,France, Royaume-Uni, Italie, Espagne. Unautre facteur qui a déterminé notre choix depays concerne ceux qui suivent des modèlesparticuliers et dont on peut penser qu’ilsont recours à des politiques de lutte contrele chômage originales : les pays scandinaves(Danemark, Finlande, Suède), auxquels nousrattachons les Pays-Bas, qui se caractérisentpar un faible taux de chômage. Nous étudionsaussi les pays qui ont connu la plus fortemontée du chômage en Europe : l’Irlande, laGrèce et le Portugal. Nous considérons égale-ment un pays d’Europe centrale plus récem-ment entré dans l’Union (2004), la Pologne.

Enfin, à titre de comparaison, nous fournis-sons des données statistiques sur les États-Unis tirées de la base de l’OCDE.

Des situations contrastées

Le graphique 1 montre des situations trèscontrastées à l’intérieur de l’UE. Ce sont lespays d’Europe du Sud (Espagne, Grèce, Por-tugal) et l’Irlande qui ont subi le choc le plusdur. Ceux d’Europe du Nord (Pays-Bas, Fin-lande, Suède) ont connu une augmentationrelativement faible du taux de chômage, àl’exception toutefois du Danemark. D’autresse trouvent dans une situation intermé-diaire, avec une augmentation sensible duchômage, mais qui reste contenue aux alen-tours de 10 % : la France, l’Italie, la Pologneet le Royaume-Uni. L’Allemagne est dans unesituation exceptionnelle puisque le taux dechômage a régressé au cours de la périodeconsidérée.

En termes de variation de l’emploi total, lediagnostic est parfois différent du précédent.Si les pays les plus rudement touchés par lahausse du chômage (Irlande, Grèce, Espagne)enregistrent une baisse drastique de leurseffectifs employés, on trouve également unebaisse relativement marquée parmi ceux dont

1. Taux de chômage en Europe en %

0

5

10

15

20

25

30

premier trimestre 2008 deuxième trimestre 2012

Union européenne

Danemark

Allemagne

Irlande

Grèce

Espagne

FranceIta

lie

Pays-Bas

Pologne

Portugal

FinlandeSuède

Royaume-Uni

Source : Eurostat, base de données disponible sur : http//epp.eurostat.ec.europa.eu

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 86

le chômage a augmenté modérément. C’est lecas de la Finlande et des Pays-Bas.À l’inverse,malgré la montée du chômage, la Pologne aconnu de 2008 à 2012 une croissance sou-tenue des effectifs employés. Ces tendancescontrastées s’expliquent par des évolutionsdifférentes de la population active. Rap-pelons que le taux de chômage rapporte lenombre de chômeurs au nombre d’actifs. Si lapopulation active diminue pour des raisonsdémographiques (diminution de la popula-tion en âge de travailler), toutes choses égalespar ailleurs, le taux de chômage se réduit. EnPologne, c’est la situation inverse qui se pro-duit : la croissance de l’emploi n’a pas suffià absorber la progression de la populationactive.

Les États-Unis, quant à eux, ont connu undoublement du taux de chômage, de 5 % fi n 2007 à 9,9 % fin 2009. Cette très forte augmen-tation a été suivie par une lente décroissance(8,3 % au deuxième trimestre 2012). La baissede l’emploi au cours des deux premières

années de crise a été de 6,3 %, pourcentagesupérieur à celui de la plupart des pays euro-péens (et si l’on fait abstraction des paysd’Europe du Sud et de l’Irlande).

La crise immobilière à l’originede nombreuses pertes d’emplois

L’évolution de l’emploi par grands secteursd’activité montre que la crise immobilièreest le facteur le plus important de la haussedu chômage. En effet, les quatre pays quiont connu les plus grandes diffi cultés sontceux qui ont perdu de 30 % (Portugal) à 60 %(Irlande) de leurs emplois dans le secteur de laconstruction. La bulle financière et immobi-lière qui s’est formée dans ces pays, du débutdes années 2000 à 2007, a entraîné une crois-sance artificielle de ce secteur, dont la chutea été particulièrement forte lorsque la spécu-lation financière et immobilière a été stoppéepar la crise et s’est transformée en récession.De plus, par le biais des échanges inter-indus-triels, cette baisse a eu un impact négatif sur

2. Variations de l’emploi total en %, 2e trimestre 2012/2e trimestre 2008

– 20

– 15

– 10

– 5

5

0

10

Unio

n euro

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Bas

Pologne

Portugal

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Source : Eurostat, base de données disponible sur : http//epp.eurostat.ec.europa.eu

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LUTTER CONTRE LE CHÔMAGE DANS UN CONTEXTE DE CRISE : COMPARAISONS INTERNATIONALES87

l’industrie (matériaux de construction, bois,plastique), voire sur le secteur des services(secteur bancaire et financier). À noter que leDanemark et le Royaume-Uni, qui se trouventhors de la zone euro et qui ont connu euxaussi une bulle immobilière importante, ontenregistré leurs pertes d’emplois relatives lesplus élevées dans l’immobilier.

Enfin, aux États-Unis, d’où est partie la bullefinancière et immobilière, sur 7,1  millionsd’emplois perdus du premier trimestre 2008au premier trimestre 2011, 2,3 l’ont été dansle secteur de la construction.

Les moins qualifi és touchésen priorité

L’augmentation du chômage concerne surtoutles travailleurs les moins qualifiés. En effet,le taux de chômage des plus qualifiés a peuaugmenté (cf. tableau 2). Cette caractéristiqueimporte pour évaluer la pertinence et l’effi ca-cité des politiques de lutte contre le chômage.

Les politiques conjoncturellesde lutte contre le chômageNous étudions ici les politiques qui visent àabsorber à court terme le choc sur l’emploicréé par la crise. Il s’agit en premier lieu despolitiques budgétaires. Celles-ci consistent àaccroître les dépenses destinées à atténuerl’effet du chômage sur les revenus : ce sontdes mesures qualifiées de « passives » (Redor,1999). S’y ajoutent les politiques « discré-tionnaires » dont la finalité est d’améliorerindirectement la situation générale de l’em-ploi par la relance des dépenses publiques,quelle que soit leur forme (travaux publicspar exemple).

Enfin, les entreprises prennent elles-mêmesdes mesures pour sauvegarder leurs emplois,en réduisant la durée du travail, en dévelop-pant le chômage partiel, avec ou sans l’aidede l’État.

1. Variation de l’emploi par grands secteurs d’activité (en milliers d’emplois et en %, 2e trimestre 2012/2e trimestre 2008)

Variation de l’emploi dansl’industrie manufacturière

Variation de l’emploidans la construction

Variation de l’emploidans les services

Ensemble de l’UE – 4 176,3 (– 11,9 %) – 2 888,7 (– 15,7 %) + 1 800 (+ 1,2 %)

Danemark – 84,3 (– 20,3 %) – 46,5 (– 23 %) – 46,8 (– 2,3 %)

Allemagne – 97,2 (– 1,2 %) + 145,8 (+ 5,8 %) + 1 141,9 (+ 4,4 %)

Irlande – 49,4 (– 20 %) – 140,1 (– 59,1 %) – 90,4 (– 6,4 %)

Grèce – 176,6 (– 33,2 %) – 185,8 (– 46,8 %) – 366,3 (– 12,3 %)

Espagne – 813,2 (– 27,3 %) – 1 355 (– 53,3 %) – 707,5 (– 5,5 %)

France – 398,3 (– 10,8 %) – 25 (– 1,1 %) + 166,4 (+ 0,9 %)

Italie – 565,5 (– 10,7 %) – 169,7 (– 8,6 %) + 89,5 (+ 0,6 %)

Pays-Bas – 171 (– 18,4 %) – 73,2 (– 14,4 %) + 62,4 (+ 1,0 %)

Pologne – 181,9 (– 5,8) + 84 (+ 7 %) + 779 (+ 9,5 %)

Portugal – 131,8 (– 14,3 %) – 181,6 (– 32,7 %) – 122,9 (4,1 %)

Finlande – 60,6 (– 12,9 %) – 17,5 (– 9,6 %) + 37,8 (+ 2,2 %)

Suède – 79,4 (– 12,9 %) + 10,9 (+ 3,6 %) + 111,5 (+ 3,3 %)

Royaume-Uni – 469,1 (– 14,9 %) – 428,9 (– 17%) + 299,5 (+ 1,4%)

Source : Eurostat, base de données disponible sur : http//epp.eurostat.ec.europa.eu

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 88

3. Taux de chômage dans l’UE (en %) et dépenses de politique de l’emploi (% du PIB)

0

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2

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9

10

2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010

Taux de chômage Union européenne

Dépenses de politique de l’emploi

DanemarkAllemagne

IrlandeGrèce

EspagneFrance

Source : Eurostat, base de données disponible sur : http//epp.eurostat.ec.europa.eu

2. Taux de chômage selon le niveau de qualifi cation (en %)

1er trimestre 2008 2e trimestre 2012

Personnes haute-ment qualifi ées1

Personnesnon qualifi ées2

Personnes haute-ment qualifi ées1

Personnesnon qualifi ées2

Ensemble de l’UE 3,7 11,4 5,9 18,5

Allemagne 3,4 15,7 2,2 12,9

Espagne 5,7 12,8 14,7 33,5

France 4,4 12,1 5,2 15,8

Italie 4,8 9,0 6,9 14,1

Royaume-Uni 2,5 9,6 4,1 14,3

N.B. : Le niveau de qualification est ici appréhendé par le niveau de diplôme. Les deux notions ne se recoupent pas exactement –la qualification peut s’acquérir par l’expérience et la mobilité professionnelle – mais sont très liées.1 Personnes diplômées de l’enseignement supérieur.2 Niveau d’études primaire et début secondaire

Source : Eurostat, base de données disponible sur : http//epp.eurostat.ec.europa.eu

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LUTTER CONTRE LE CHÔMAGE DANS UN CONTEXTE DE CRISE : COMPARAISONS INTERNATIONALES89

Renforcement des mesurespassives, stagnationdes mesures activesLe graphique 3 montre que les dépenses enfaveur de l’emploi suivent le plus souventl’évolution du chômage, comme on pouvaits’y attendre. Elles atteignent leur minimumau début de l’année 2008 et augmententsensiblement ensuite. Les pays les plus tou-chés sont généralement aussi ceux dont lesdépenses, en pourcentage du PIB, ont le plusprogressé : ainsi, en Espagne et en Irlande,leur part dans le PIB a doublé en deux ans.

En Allemagne, ces dépenses ont régressé, enlien avec la légère diminution du chômage aucours de la période considérée. Toutefois, enGrèce, où le chômage a très fortement aug-menté (graphiques 1 et 2), les dépenses depolitique de l’emploi ont stagné. Ceci s’ex-plique par les très fortes restrictions impo-sées aux dépenses sociales par les différentsplans d’austérité. Il en découle deux consé-quences  néfastes : une baisse très forte duniveau de vie des chômeurs et une aggrava-tion de la dépression du fait de la baisse de lademande interne.

C’est la hausse des dépenses passives quiexplique en grande partie l’augmentation desdépenses en faveur de l’emploi, les dépenses« actives » ayant peu progressé entre 2008et 2010, lorsqu’on les rapporte au PIB (cf.tableau 3).

Les « stabilisateurs automatiques » quimettent en jeu les dépenses passives ont per-mis d’amortir les effets de la stagnation, voirede la régression du PIB, sur le revenu desménages, en évitant ainsi un effondrement dela demande interne. Néanmoins, les pays lesplus endettés et les plus touchés par l’austé-rité, en réduisant les dépenses sociales, n’ontpas pu profiter de cet amortisseur. C’est sur-tout le cas pour la Grèce. De plus, du fait dela stagnation des dépenses actives, les Étatseuropéens contraints dans leur politiquebudgétaire ont été privés d’un instrumentpour agir durablement sur les structures dumarché du travail (tableau 3).

3. Pourcentage du PIB consacré aux dépenses actives de l’emploi

2006 2008 2010

Ensemble de l’UE 1,12 0,96 1,35

Danemark 1,86 1,21 1,58

Allemagne 1,72 1,10 1,32

Irlande 0,85 1,34 3,03

Grèce 0,38 0,46 0,70

Espagne 1,44 1,88 3,10

France 1,38 1,17 1,44

Dépenses actives : formation des chômeurs, aides auxconversion d’activité, à la création d’entreprises, subven-tions à l’embauche dans le secteur privé, créations d’emploispublics).

Source : Eurostat, base de données disponible sur : http//epp.eurostat.ec.europa.eu

Les mesures discrétionnairesPar ailleurs, les mesures « discrétionnaires »,c’est-à-dire ne résultant pas de mécanismesexistants de protection sociale, relèventde politiques générales de soutien à l’acti-vité d’inspiration keynésienne. Au cours desannées 2008-2010, elles ont été importantesaux États-Unis, en Australie, au Canada, eten Europe dans les pays scandinaves (entre 4et 6 % du PIB), alors qu’elles sont restées trèsfaibles dans les pays les plus contraints parleur endettement public (Irlande, Italie, Por-tugal, Grèce), et dans une certaine mesure enFrance (COE, 2012, pp. 30-32).

Le chômage partielParmi les autres mesures visant à amortirconjoncturellement l’impact de la crise surl’emploi, il faut analyser le chômage partiel.C’est un dispositif public qui a pour objectifd’inciter les entreprises à réduire le nombred’heures travaillées, et à éviter ainsi leslicenciements. Les salariés conservent leurcontrat de travail et perçoivent une indem-nité en compensation des heures non travail-lées (en France, cette indemnité s’élève à 75 %du salaire brut depuis 2009, à la charge de

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 90

l’employeur et de Pôle emploi). L’indemnitépeut être versée par l’employeur (France,Alle-magne et Italie), qui est ensuite remboursépar le service public de l’emploi, ou biendirectement par ce dernier (cas de la plupartdes autres pays). Les programmes de chô-mage partiel sont très inégalement subven-tionnés par les administrations publiques,selon les pays (COE, 2012). Le coût pour l’em-ployeur des heures non travaillées en cas dechômage partiel est totalement pris en chargepar la puissance publique en Belgique, à 90 %en Allemagne, à 60 % en France. Ces diffé-rences dans l’aide publique, mais aussi dansles conditions d’éligibilité aux dispositifspublics nationaux, font que le recours auchômage partiel a été disparate au cours despremières années de crise. Le taux mensuelmoyen de recours au chômage partiel parrapport au total de l’emploi salarié a été en2009 de 6 % en Belgique, de 3 % en Allemagne,et de 1 % en France (COE, 2012). Ajoutons quepour la France, le chômage partiel, lorsqu’ilest adopté, ne semble pas atteindre l’objectif

qui lui est assigné, puisque ce dispositif apour effet de repousser les licenciementsde quelques mois, sans parvenir à les éviter(Calavrezo et al., 2009).

Pour ce qui est de l’Allemagne, de nombreuxanalystes et commentateurs ont avancé l’idéeque le recours au chômage partiel était àl’origine du succès de ce pays dans la luttecontre le chômage. Il apparaît en fait quece dispositif a joué un rôle marginal. Toutd’abord, son usage est relativement peurépandu. En effet, le taux mensuel de recoursau chômage partiel a été de 3 % en 2009, maisil est revenu à 1 % en 2010. De plus, une ana-lyse précise du cas allemand montre que denombreux accords collectifs sectoriels oud’entreprises ont mis en place des périodesde réduction du temps de travail, selon desmodalités différentes du chômage partiel.Par exemple, de nombreuses entreprises ontdepuis longtemps instauré des formules decompte épargne-temps. Les salariés accu-mulent des heures en période de forte activitéet réduisent leur temps de travail en puisantsur le compte lorsque l’activité baisse (COE,2012). On voit ici les avantages d’une négocia-tion collective décentralisée, sur le modèle del’Allemagne et de l’Europe du Nord, qui peutaboutir à des accords de réduction du tempsde travail adaptés à la situation de chaquesecteur d’activité, voire de chaque entreprise(Fitoussi et al., 2000, Pisani-Ferry, 2000).

Les politiques structurelles de luttecontre le chômageLes politiques structurelles visent à agir àlong terme sur les causes du chômage. Ellesne sont donc pas spécifiques aux périodes decrise. Néanmoins, les crises exacerbent lesdifficultés économiques et sociales liées auchômage ; c’est pourquoi elles sont aussi despériodes de remise en cause et de réformesdes mesures structurelles en faveur de l’em-ploi. En théorie, elles portent sur de nombreuxdomaines tels que les institutions, le droit etla réglementation du marché du travail. Nous

POLITIQUES ACTIVES,POLITIQUES ACTIVES,POLITIQUES PPOLITIQUES PAASSIVESSSIVESLes écLes économisonomisttes dises distinguent, au seintinguent, au sein

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Problèmes économiquesProblèmes économiques

ZOOM

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LUTTER CONTRE LE CHÔMAGE DANS UN CONTEXTE DE CRISE : COMPARAISONS INTERNATIONALES91

analysons ci-après quatre domaines  danslesquels les pays confrontés à la crise del’emploi ont essayé d’améliorer les structureset institutions du marché du travail : le ser-vice public de l’emploi (SPE), « l’activation »des chômeurs (mesures visant à responsabi-liser les chômeurs et à les inciter à retourneren emploi), la flexibilisation des contrats detravail, et le système de formation.

Le service public de l’emploi

Pour ce qui est du SPE, la politique du « gui-chet unique » a pour objectif de mieux servir,mieux informer les chômeurs et fi nalementd’améliorer leur placement. Cette politiques’est développée ou renforcée en Irlande, auDanemark, et au Royaume-Uni (avec la miseen place d’une allocation sociale unique dansce pays). Il en est de même en France, avec lacréation de Pôle emploi en 2009 qui regroupeles fonctions d’indemnisation et de place-ment des chômeurs. Cette création avait étécependant décidée et organisée avant la crise.Ajoutons que dans certains pays européens,tels que l’Allemagne, le Danemark, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Suède, le placementdes chômeurs est partiellement confié à dessociétés privées, avec un fi nancement public.En France, cette pratique a été introduite en2010, sans que l’on puisse à l’heure actuelleen dresser un bilan précis.

Les mesures d’« activation »

Les mesures d’« activation » des chômeursprennent la forme d’incitations fi nancièresà la reprise d’emploi. Ce type de dispositifexiste parfois depuis longtemps mais a étérenforcé depuis la crise. Il peut s’agir de laprime à l’emploi (France, Royaume-Uni), ouencore de l’autorisation de cumul des indem-nités de chômage avec une activité à tempspartiel et une faible rémunération (Portugal,Belgique) (COE, 2012, pp. 52-53). Il en est demême en France avec le Revenu de solida-rité active (RSA) qui a remplacé le revenuminimum d’insertion (RMI). Une part duRSA continue à être perçue en cas de reprise

partielle d’activité. Ces mesures d’activationont parfois été accompagnées d’un contrôlerenforcé de la recherche d’emploi par les chô-meurs (Irlande, Royaume-Uni, Portugal).

La fl exibilisationdu marché du travail

La flexibilité du marché du travail, c’est-à-dire du temps de travail et de la réglemen-tation des contrats de travail – en particulierl’embauche et le licenciement – fait l’objet,depuis longtemps, de débats et de contro-verses entre experts et organismes spécia-lisés (OCDE, Commission européenne). Lesréformes structurelles engagées ces der-nières années visent à supprimer, ou tout aumoins diminuer la segmentation du marchédu travail, qui repose notamment sur la diffé-rence de traitement entre les contrats à duréedéterminée (CDD) et à durée indéterminée(CDI). Le but est de rendre ainsi le marché dutravail plus concurrentiel. Cet objectif se tra-duit par l’assouplissement des contraintesjuridiques qui pèsent sur le CDI et la limi-tation du recours aux CDD. C’est ainsi qu’enItalie, en Espagne, et au Portugal, les récentesréformes visent à réduire les coûts des licen-ciements (diminution des indemnités delicenciements, et des contrôles de l’adminis-tration). Parallèlement, la durée maximaledes CDD a été réduite (de trois à deux ans enEspagne). En France, la loi de juin 2008 ins-taure la rupture conventionnelle du contratde travail, qui donne la possibilité, en casd’accord entre l’employeur et le salarié, d’unerupture aux formalités considérablementallégées. En outre, les personnes qui sont auchômage à l’issue de cet accord ont droit àindemnisation (Dayan, Kerbourc’h, 2010).Cette innovation institutionnelle a connu unfranc succès puisqu’un million de rupturesconventionnelles ont été enregistrées au boutde quatre ans d’existence du dispositif.

L’accord sur la flexicurité signé le 11 janvier2013 par les représentants des salariés et desemployeurs, et qui doit être entériné par laloi, peut changer fondamentalement et pour

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 92

une longue période, les règles et procéduresqui régissent la relation d’emploi en France.En effet, les partenaires sociaux se sontentendus pour décentraliser de nombreusesdécisions concernant les relations de tra-vail. Désormais, la négociation collective, auniveau de chaque entreprise, peut fi xer elle-même les modalités des « accords de maintiendans l’emploi » (avec possibilité de réductiondu temps de travail et des salaires pendantune durée de deux ans en cas de diffi cultésconjoncturelles graves). De plus, les modalitésdes licenciements collectifs (plans sociaux)peuvent être négociées entre employeurs etsyndicats dans chaque entreprise et, dans cecas, se substituer aux dispositions généralesdu Code du travail. En contrepartie, certainsdroits attachés à la personne des salariéssont développés. C’est ainsi qu’est créé pourchaque salarié un compte individuel de for-mation qui reste valide même en cas de chan-gement d’employeur ou de chômage. De plus,un chômeur qui reprend une activité profes-sionnelle conserve ses droits non utilisés àl’assurance chômage, au cas où il perd cetemploi.

Les systèmes d’éducationet de formation professionnelle

Du côté des systèmes d’éducation et de for-mation, la crise n’a pas entraîné de réformesou de remises en question radicales, peut-être en raison des restrictions budgétaires,mais aussi parce qu’il s’agit de réformes quine portent leurs fruits qu’à très long terme.Les principales mesures prises visent à déve-lopper davantage l’apprentissage, et de cefait, à mieux insérer les jeunes dans l’emploi.C’est ainsi que dans les pays d’Europe du Sud

(Espagne, Portugal) et en France, les condi-tions d’accès et les subventions allouées àl’apprentissage ont été améliorées.

***

Face à une même crise, à présent mondiali-sée, la situation du marché du travail dansles pays développés demeure très contras-tée. Ces différences proviennent certes dufonctionnement général des économies, maisaussi du fait que les causes du chômage sontmultiples : certaines proviennent de la crise,d’autres sont antérieures. Il serait donc naïfde penser qu’en agissant sur un seul levier, ousur un petit nombre, certains pays vont mieuxsortir de la crise que d’autres. Les expériencesétrangères plutôt vertueuses (pays d’Europedu nord et Allemagne) montrent que c’est uneensemble complexe, coordonné et cohérent demoyens qu’il faut mettre en oeuvre pour lut-ter contre le chômage. De ce fait, une mesureou quelques mesures qui ont connu un cer-tain succès ne sont pas directement trans-posables d’un pays à l’autre. Par exemple, laréduction du temps de travail et le chômagepartiel qui se sont développés en Allemagnene sont pas nécessairement « importables »en France.

Si l’on raisonne à plus long terme, sur l’après-crise, pour la France, les changements souhai-tables doivent porter sur plusieurs élémentsstratégiques à mettre en cohérence : le sys-tème d’éducation (100 000 jeunes sortentsans diplôme du système d’éducation chaqueannée), le système de formation continue (quiprofite aux plus qualifiés), la politique dulogement (à définir en fonction des bassinsd’emplois existants et futurs), la protectionsociale et le système fi scal.

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LUTTER CONTRE LE CHÔMAGE DANS UN CONTEXTE DE CRISE : COMPARAISONS INTERNATIONALES93

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CENTRE D’ORIENTATION DEL’EMPLOI (COE) (2012), L’emploiet les politiques de l’emploidepuis la crise, une approchecomparative, mimeo, mars,

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DAYAN J.L., KERBOURC’HJ.Y. (2010), « La ruptureconventionnelle du contrat detravail », Note d’analyse duCAS, octobre, n° 108.

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PISANI-FERRY J. (2000), Pleinemploi, Rapport du CAE n° 30,Paris, La Documentationfrançaise.

REDOR D. (1999), Économiedu travail et de l’emploi, Paris, Montchrestien.

POUR EN SAVOIR PLUS

L’EXCEPTIONALLEMANDEEn Allemagne, entre 2005 et 2012, le niveau

du chômage a été divisé par deux. Cette

performance est à la fois singulière et

remarquable. Singulière, car c’est le seul

pays développé qui a réussi un tel exploit –

partout ailleurs, la tendance était à la hausse ;

remarquable, car cette évolution s’est produite

sur fond de crise économique : au plus

profond de la Grande Récession, la croissance

allemande avait chuté de près de 5 points.

Le miracle en chiffresSelon les données fournies par l’Agence

allemande du travail, le nombre de personnes

sans emploi s’est établi à 2,897 millions

sur l’ensemble de l’année 2012. Le taux de

chômage atteint 6,8 % – le plus bas niveau

depuis 22 ans. Selon Eurostat, il est encore

plus bas : 5,4 % contre 7,8 % au Royaume-Uni,

10,5 % en France et 11,8 % pour la zone euro.

Seuls l’Autriche et le Luxembourg parviennent

à faire encore mieux.

Entre 2004 et 2012, l’Allemagne a créé

2,4 millions d’emplois, ce qui a eu des

conséquences très bénéfiques : le taux de

chômage de longue durée a fortement reculé,

le taux d’activité des seniors a nettement

augmenté (de 40 à 60 %), et surtout, les

inégalités de revenus, en augmentation depuis

les années 1990, ont entamé un net recul sur

le court terme depuis 2005 grâce à la hausse

des revenus du tiers des moins biens payés.

Modification structurelle du rapport PIB/chômage

Il existe une relation négative entre la

croissance du PIB et l’évolution du chômage,

connue sous le nom de loi d’Okun : une

accélération du taux de croissance correspond

à une baisse du taux de chômage. Dans le

passé, le taux de croissance nécessaire pour

stabiliser le chômage était souvent proche de

3 %. Le ralentissement de la productivité, mais

aussi la plus grande flexibilité sur le marché

du travail ont rendu la croissance plus riche en

emplois.

Pour l’Allemagne, le taux de croissance

nécessaire pour stabiliser le chômage n’est

plus qu’à environ 1,5 % (il est un peu plus élevé

en France, mais également très inférieur aux

3 % d’autrefois). Entre 2005 et 2011, le taux

de croissance moyen réel a cependant été

inférieur à 1,2 %. Le nombre de chômeurs

aurait donc dû augmenter outre-Rhin. Comme

COMPLÉMENT

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 94

l’observe l’OCDE dans son dernier rapport

sur l’Allemagne, il y a eu une modifi cation

structurelle du rapport entre la croissance du

PIB et le chômage qui s’est produite dans ce

pays.

Les quatre raisons du miracle allemand

La baisse du chômage allemand s’est effectuée

sur fond d’une évolution démographique

particulière : la population active a très

certainement atteint son maximum et

stagne, voire recule légèrement depuis

2009. Entre 2005 et 2010, elle est passée de

42,6 millions à 41,9 millions. Cette baisse est

toutefois largement insuffisante pour expliquer

à elle seule la réduction du chômage d’environ

2,3 millions de personnes.

Outre la diversification croissante de l’appareil

exportateur allemand, le facteur essentiel pour

améliorer la situation sur le front de l’emploi a

été l’ensemble des mesures adoptées au sein

des entreprises ou des branches économiques.

Elles découlent de la solidarité conjointe entre

patronat et salariés, constitutive du modèle

allemand et dépassant largement les seules

mesures politiques touchant au marché du

travail. Dès 2006, le taux de chômage a ainsi

entamé son recul et la crise n’a pas brisé cette

dynamique, bien au contraire.

Les réformes HartzEntre 2003 et 2005, le gouvernement

Schröder a conduit une ambitieuse réforme

du marché du travail ayant pour objectif

d’accroître l’incitation à l’emploi et de réaliser

des économies pour diminuer le niveau des

cotisations chômage. Cette réforme a réduit

la durée d’indemnisation (elle varie désormais

entre 12 et 18 mois pour l’allocation-chômage

I – AC-I) et modifié les conditions pour

l’allocation forfaitaire (AC-II) qui prend le relais

de l’AC-I. Elle a également durci les conditions

d’acceptabilité des emplois, renforcé les

dispositifs à la promotion de la création

d’entreprises individuelles et à l’employabilité

des personnes, surtout de celles disposant

d’un parcours professionnel particulièrement

précaire. Dans un deuxième volet, la réforme

a accru l’efficacité du service pour l’emploi en

élargissant l’autonomie des agences locales et

stimulé l’offre et la demande du travail via la

libéralisation du travail temporaire (jusque-là

très peu répandu) et l’allègement du coût du

travail (notamment l’introduction de mini jobs– emplois à quinze heures par semaine

maximum).

En proportion du PIB, les dépenses allouées

aux politiques de l’emploi sont aujourd’hui

légèrement plus élevées en Allemagne

qu’en France, notamment grâce à la part

plus significative allouée au service public

de l’emploi quand la France fi nance plus

largement des emplois aidés. Bien qu’il soit

indéniable que les réformes Hartz ont eu un

impact positif, on a tendance à surestimer

leur effet. Elles ont permis de réduire les

coûts supportés par l’assurance chômage

et de séparer les prestations d’assurance

(payées par les cotisations) des prestations

d’assistance (payées par l’impôt). Mais les

évaluations concluent à un faible impact

direct sur les taux d’activité et la croissance

de l’emploi. Enfin, les réformes ont surtout

eu une vertu symbolique d’encouragement

pour la société allemande en prouvant que des

mutations, même douloureuses, sont possibles

dans la concertation.

Réduction du nombre d’heures travailléesdurant la criseConfrontée au choc de la Grande Récession,

les entreprises allemandes ont privilégié la

réduction du nombre d’heures travaillées aux

licenciements. Ce choix a été favorisé par les

accords d’entreprises et le dispositif public

de chômage partiel. Bien avant la crise, les

entreprises, aidées par leur solide trésorerie

et des syndicats coopératifs, avaient conclu

des accords pour mieux s’adapter aux cycles

économiques : réduire temporairement le

temps de travail et les rémunérations et

répartir les compte-épargne-temps (en

Allemagne, un salarié sur deux en est doté) sur

plusieurs années en échange d’une garantie

de l’emploi. En général, ces accords prévoient

une baisse des salaires proportionnelle à la

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LUTTER CONTRE LE CHÔMAGE DANS UN CONTEXTE DE CRISE : COMPARAISONS INTERNATIONALES95

réduction du temps de travail. Ces pertes de

salaires sont ensuite compensées par des

transferts de l’Agence de l’emploi, ne modifi ant

ainsi pas les droits acquis à l’assurance-

maladie et à la retraite.

Au plus fort de la crise, l’Allemagne comptait

1,5 million de chômeurs partiels contre

300 000 en France. Le coût total de cette

mesure s’élève à plus de 9 milliards d’euros

en Allemagne (1 milliard en France). Ces

différences s’expliquent par plusieurs raisons :

le choc conjoncturel plus fort en Allemagne, la

meilleure situation financière des entreprises

et la plus grande simplicité dans la mise en

place du chômage partiel. Les avantages

de la solution allemande sont certains : les

salariés sont maintenus dans l’emploi et les

entreprises peuvent plus facilement faire

redémarrer leur activité après la crise.

Absence de bulle immobilière et de déséquilibresmacroéconomiquesContrairement à certains pays, l’Allemagne

n’a pas connu de boom récent dans le secteur

de l’immobilier. Le dernier remonte à vingt

ans, porté par l’euphorie de la Réunifi cation et

les nombreux dispositifs publics de soutien.

Dix ans plus tard, les surcapacités du secteur

de la construction ont été résorbées. Il n’y a

donc pas eu de bulle immobilière. Les prix de

l’immobilier – favorisés par une démographie

peu dynamique – ont globalement peu

augmenté comparativement aux autres

pays européens, ce qui a facilité la mise en

place des politiques de modération salariale1

entre 2004 et 2010.

La culture économique et la politique decompétitivité globaleLe « modèle d’économie sociale de

marché » développé dans les années de

reconstruction, est devenu un véritable facteur

de compétitivité. Inspiré de la doctrine sociale

de l’Église catholique, des économistes

comme Alfred Müller-Armack et des hommes

politiques comme Ludwig Erhard ont fondé

une approche pragmatique et évolutive de

l’économie de marché en cherchant une

synthèse entre concurrence et État social.

Cette doctrine, qualifi ée d’« ordo-libéralisme »,

permet de libérer la dynamique du marché

tout en garantissant la cohésion et la stabilité

sociales. Elle est partagée par tous les partis

de rassemblement (CDU, CSU et SPD),

permettant ainsi la reconduite des mesures en

cas de changement de majorité politique.

Un élément fondamental de cette

« constitution ordo-libérale » est le système

de relations entre partenaires sociaux.

L’ensemble des partenaires sociaux assument

une politique globale de compétitivité. Les

négociations consensuelles sur les trois

composantes du triptyque « emploi-salaire-

durée du travail » au niveau de la branche

et de l’entreprise sont la règle, aidées par la

pratique de la codétermination : les salariés

d’entreprises de plus de cinq salariés peuvent

constituer un conseil professionnel qui doit

le cas échéant être informé de toutes les

décisions et peut signer avec le patronat des

accords complétant les accords collectifs. Dans

les grandes entreprises, jusqu’à la moitié des

sièges dans les conseils d’administrations est

détenue par les représentants des salariés.

Un revers de la médaille ?

À l’étranger, on pointe souvent la face

cachée du miracle allemand : multiplication

des emplois précaires, augmentation de la

pauvreté, rythme de travail effréné, absence

d’un salaire minimum global, existence d’un

« deuxième marché du travail » (précaire et

mal payé) qui toucherait près d’un tiers de la

population active. Il est vrai que le pays compte

toujours près d’un million de chômeurs de

longue durée et que le nombre de contrats de

travail atypiques (à temps partiel, mini job ou à

durée déterminée) a augmenté de 20 à 25 % de

la population active sur la dernière décennie.

Ces chiffres doivent cependant être interprétés

dans leur contexte.

Le chômage de longue durée a en effet

baissé de 40 % depuis 2007 (plus fortement

encore chez les populations immigrées,

ce qui constitue un vecteur d’intégration

[1] Politique visant àcontenir l’augmentation

des salaires (et non àbaisser les salaires).

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 96

important). Par ailleurs, le boom des contrats

atypiques n’a quasiment pas modifi é le

nombre de contrats classiques. Le nombre de

mini jobs est assez stable et tourne autour de

7 millions depuis 2004. Ces contrats sortent

une importante partie de la population de

l’inactivité car ils correspondent à ce que

cherche cette population : une petite activité

d’appoint. Outre des retraités (1,3 million de

mini jobbers) et des jeunes de moins de 25 ans

(1,1 million), le profil type du mini jobber est

féminin, issu de la classe moyenne avec un

partenaire qui travaille à temps plein. Certes,

de ces emplois ne découlent pas des retraites

élevées ; mais sans ces emplois, les personnes

concernées n’auraient probablement pas

de retraite du tout. Par ailleurs, ces emplois

ont tendance à déformer les statistiques

d’inégalité si on considère l’ensemble des

salariés car ils conduisent mécaniquement

à une augmentation de la part des moins

rémunérés. Mais si on considère la population

globale, ces emplois permettent à des

personnes qui n’avaient aucun revenu d’avoir

une petite rémunération.

En ce qui concerne le reste des salariés dont

le temps de travail se situe en dessous de

la moyenne des pays de la zone euro, leurs

salaires demeurent parmi les plus élevés

du monde et sont régulièrement réajustés

– mais toujours en deçà de la progression

de la productivité. Enfin, il est vrai que

l’Allemagne connaît comme d’autres pays

une hausse tendancielle des inégalités,

notamment de patrimoine, depuis les années

1990. Cependant, celles-ci ne sont pas liées

au modèle allemand mais aux mutations

économiques qui touchent tous les pays

européens, comme la libéralisation d’anciens

services publics, l’extension du secteur des

services et le boom des prestations exigeant

de faibles qualifications. Cependant, ni ces

modifications, ni le « miracle allemand

de l’emploi », n’ont modifié la hiérarchie

européenne en matière d’inégalité :

l’Allemagne se situe toujours entre les pays

scandinaves et le reste de l’Europe.

Markus Gabel

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économique du chômage est en baisse en

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QUEL AVENIR POUR LES AIDES À L’EMPLOI97

YANNICK L’HORTY

Professeur à l’Université de Paris-Est - Marne-La-Vallée

Les politiques de l’emploi regroupent un ensemble varié de mesures : certaines sont générales – exonérations de cotisations, incitations financières à l’emploi… – tandis que d’autres portent sur des publics ou des secteurs bien particuliers – contrats aidés pour les jeunes ou les chô-meurs de longue durée, allègements fiscaux pour certains types d’entreprise… –.Bien qu’elles appartiennent à l’ensemble des politiques « structurelles », dont l’orientation n’estpas modifiée au gré de la conjoncture, elles ont été profondément réorientées, selon YannickL’Horty, face à la dégradation continue du marché du travail depuis 2008 et la vulnérabilité decertains publics et certains territoires. Les mesures ciblées, notamment, sont en forte expan-sion malgré des évaluations souvent critiques, en raison de leurs effets rapides sur le marchédu travail. Les mesures générales, pour leur part, restent dans les grandes lignes de la périoded’avant-crise : les politiques « actives » sont privilégiées par rapport aux politiques « passives ».

Problèmes économiques

La crise pose en des termes profondémentrenouvelés la question des aides à l’emploi.La dégradation continue du marché du tra-vail depuis juin 2008, avec une montée sansprécédent du chômage, amène à réinterrogerle rôle des politiques publiques destinées àaméliorer la situation de l’emploi. La ques-tion n’est pas facile puisqu’elle impliquenotamment de prendre la mesure des actionseffectivement mises en œuvre et celle de leurseffets. Mais il importe de la poser dans lecontexte actuel, compte tenu de l’ampleur des

transformations récentes du marché du tra-vail. En particulier, le rôle des contrats aidésmérite un examen attentif. Les experts recon-naissent à ces dispositifs la vertu d’avoir deseffets rapides sur le marché du travail, avecpour contrepartie de ne pas agir durable-ment et de ne pas toujours favoriser l’accèsaux emplois non aidés. Cela en fait un outilprivilégié de réponse à une dégradation de laconjoncture, a fortiori lorsqu’elle est excep-tionnelle par son ampleur et sa durée.

En France, la stratégie des différents gou-vernements depuis l’entrée en crise a été decombiner ces actions de court terme avec desréformes plus structurelles dont les effetsse font sentir à plus long terme. La récentemontée en puissance des contrats d’avenir dugouvernement de Jean-Marc Ayrault en est

Quel avenirpour les aides à l’emploi ?

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 98

une nouvelle illustration. Mais les moyensmis en œuvre sont-ils à la hauteur des nou-veaux défis imposés par la crise ? Ne faut-ilpas redéfinir aujourd’hui à la fois le volumeet la nature des dispositifs pour l’emploi ?Quelles directions privilégier ?

Nouveaux besoins, nouveaux publicsIl est tout d’abord nécesaire d’agir à unenouvelle échelle compte tenu de l’ampleurde la dégradation du marché du travail. Sil’on considère par exemple le nombre dedemandeurs d’emplois des catégories A, Bet C, c’est-à-dire l’ensemble des personnesinscrites à Pôle emploi qui recherchent unemploi, qu’elles exercent ou non une acti-vité à temps partiel, la hausse dépasse 55 %entre le point bas de juin 2008 et la situationd’octobre 2012. On dénombre désormais plusde 4,6 millions de demandeurs d’emplois deces catégories, plus de 3  millions si l’on serestreint aux demandeurs de catégorie A quin’exercent aucune activité réduite, et plus de5 millions si l’on inclut les demandeurs quine recherchent pas activement un emploi,parce qu’ils suivent une formation ou bénéfi -cient d’un contrat de courte durée. La dégra-dation est à la fois massive et générale.Aucundépartement de France n’y a échappé, mêmesi des différences existent, les zones quiconcentrent une activité industrielle ayantété plus touchées. En outre, la durée du chô-mage s’est fortement allongée, ce qui signalele caractère profond et persistant de la dégra-dation du marché du travail. Les différentsindicateurs de durée du chômage publiéspar le ministère du Travail ont retrouvé lesniveaux les plus élevés atteints au début desannées 2000.

Ensuite, il y a dans le même temps unerecomposition des publics cibles. Certes,toutes les catégories de demandeurs d’emploisont concernées par la hausse du chômage,mais des différences existent. La hausse aau début été subie le plus fortement par lesjeunes, qui sont traditionnellement les plussensibles aux fl uctuations conjoncturelles.

Ces dernières affectent en premier lieu lescontrats de travail à durée déterminée et letravail temporaire dans lesquels les moinsde 25 ans sont surreprésentés. Mais la partdes moins de 25  ans au sein de l’ensembledes demandeurs d’emploi a ensuite diminuéau fur et à mesure que la durée du chômages’est allongée. Au final, la part des jeunes arejoint son niveau initial, autour de 16 % del’ensemble des demandeurs d’emploi.

C’est la catégorie des seniors qui a été la plusaffectée par la crise. Il y a quinze ans, les plusde 50 ans représentaient moins de 15 % desdemandeurs d’emploi de catégorie A. Ils sont22 % aujourd’hui. Leur part a ainsi augmentéde près de 50 %. Cette hausse est spectacu-laire et sans commune mesure avec le vieillis-sement de l’ensemble de la population activequi ralentit depuis 2005 avec l’entrée enretraite des classes d’âge nombreuses issuesdu baby boom. La hausse a eu lieu pour l’es-sentiel depuis le début de la crise, entre fi n 2008 et 2012. Il s’agit là d’un mouvement quiva sans doute être très persistant. En cas dereprise, la part des plus de 50  ans devraitcontinuer à augmenter, si la reprise profi teprioritairement aux jeunes, au moins dans unpremier temps.

Un redéploiement réeldes aides à l’emploiEn théorie, les politiques de l’emploi ne sontpas redéfinies en fonction du climat écono-mique général car ce ne sont pas des poli-tiques conjoncturelles. Elles appartiennentà la grande famille des politiques structu-relles, dont l’orientation ne change pas avecla position de l’économie dans le cycle d’ac-tivité. Si elles sont devenues massives dansles dernières décennies, leurs effets ne sontpas très rapides. Il faut plusieurs mois, voireplusieurs années pour changer en profondeurles dispositifs d’aides à l’emploi et en récol-ter les fruits. La fonction de ces politiques estde soutenir les créations d’emploi, de faciliterles appariements sur le marché du travail et

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QUEL AVENIRPOUR LES AIDES À L’EMPLOI99

de favoriser l’accès à l’emploi des chômeurs,autant d’objectifs relevant plutôt d’actionsstructurelles inscrites dans un cadre tempo-rel de longue période.

Pour autant, les politiques de l’emploi onteffectivement été réorientées depuis l’en-trée en crise. En France, les aides à l’emploimarchand ont été maintenues et même pourcertaines, amplifiées. Les mesures d’ac-compagnement ont été renforcées avec laréforme du chômage partiel intervenue dèsdécembre  2008, puis avec le développementdes conventions de reclassement person-nalisé, un dispositif coûteux mais très ciblésur les entreprises les plus en diffi cultés. Lesmesures ciblées sur les jeunes ont égalementété renforcées, avec la mise en œuvre descontrats d’autonomie et des contrats d’inser-tion dans la vie sociale (CIVIS).

Ce redéploiement, qui paraît contraire à lavocation structurelle des politiques de l’em-ploi, s’explique par les spécificités des effetsde la crise sur le marché du travail. Commenous l’avons vu, si tous les publics ont étéaffectés dans tous les territoires, certainspublics dans certains territoires l’ont été par-ticulièrement, ce qui nécessite des politiquesen mesure de cibler ces catégories les plustouchées. Or, les politiques conjoncturellessont impuissantes en la matière car ellessont indifférenciées dans l’espace et selon lesbénéficiaires. Les politiques de l’emploi, quicombinent des actions catégorielles et desactions territorialisées, sont beaucoup mieuxadaptées.

Expansion des contrats aidéset des mesures cibléesLa variété des dispositifs d’aideà l’emploi et plus particulièrementdes actions ciblées

Quels ont été les changements effectifsdes politiques de l’emploi ? Il est diffi cilede disposer d’une vue d’ensemble sur ces

changements car l’arsenal des dispositifspour l’emploi comprend de très nombreusesactions qui poursuivent des fi nalités variées.Le ministère du Travail en effectue un suivirégulier au travers du tableau de bord despolitiques de l’emploi1 qui est obtenu enagrégeant des données de la DARES, de Pôleemploi et de l’Unédic. Ce tableau distinguesix catégories d’actions qui rassemblent autotal 74 dispositifs pour former la liste des« principales mesures pour l’emploi », cequi illustre bien l’ampleur et la variété deces actions. Les emplois aidés dans les sec-teurs marchands rassemblent à eux seuls41 dispositifs et prennent pour l’essentiel laforme d’exonérations de cotisations socialeset de primes à l’embauche ciblées sur despublics particuliers (les jeunes, les deman-deurs d’emploi de longue durée) ou sur destypes d’entreprises particulières (les toutespetites entreprises, celles situées en zonesrurales, les nouvellement créées, celles crééespar des chômeurs). Rentrent également danscette catégorie les contrats en alternance(7  types de contrat), l’accompagnement desrestructurations (6 dispositifs), et l’insertionpar l’économique (5 dispositifs). La catégoriedes emplois aidés dans les secteurs non mar-chands comprend quant à elle 10 dispositifsqui sont autant de formules différentes decontrats aidés. Les mesures de formation desdemandeurs d’emploi réunissent 11 disposi-tifs qui permettent de former les chômeursafin de prévenir ou de remédier au risquede chômage de longue durée. Les autrescatégories couvrent l’accompagnement deslicenciements économiques (6  dispositifs),l’accompagnement des jeunes (3) et l’incita-tion au retrait d’activité (2 dispositifs).

Toutes ces mesures sont qualifi ées de« dépenses ciblées » en faveur du marché dutravail. Le dernier recensement du coût deces dépenses remonte à l’année 2009 et a étépublié en 2012 (DARES, 2012a). Il était alorsde 46 milliards d’euros, soit 2,4 points dePIB. Ces dépenses s’avèrent très sensibles àla situation du marché du travail. Avec l’en-trée en crise, elles ont connu une forte hausse

[1] Le tableau debord rénové des

politiques d’emploi etd’accompagnement

des restructurationsest une application quipermet la consultation

et le téléchargementde données de fl ux

et de stock au niveaudépartemental, régional

et national sur lespolitiques de l’emploi(http://travail-emploi.

gouv.fr).

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 100

(+17 % en euros constants en 2009) alorsqu’elles étaient en baisse depuis cinq  ans.Les dépenses pour l’indemnisation du chô-mage en constituent plus de la moitié (59 %),loin devant les emplois aidés (15 %), la forma-tion professionnelle des demandeurs d’em-ploi (15 %) et les moyens consacrés au servicepublic de l’emploi (11 %).

Des mesures en expansion malgrédes évaluations mitigées

Les évaluations des emplois aidés indiquentgénéralement que l’impact en termes de créa-tions nettes d’emploi est faible et que lesbénéficiaires du dispositif ont des diffi cultésà en sortir pour accéder à un emploi non aidé.Plusieurs mécanismes expliquent pourquoiles subventions données aux employeurspour créer des emplois aidés ne produisentpas tous les effets attendus. Les entreprisespeuvent bénéfi cier d’un effet d’aubaine, entouchant une subvention pour un emploiqu’elles auraient créé de toute façon. Ellespeuvent recruter un salarié dont les caracté-ristiques correspondent aux critères deman-dés au détriment d’une autre embauche ; onparle alors d’effet de substitution. Quand lesmesures sont ciblées dans l’espace, il peuty avoir une création d’emploi dans la zoneciblée au détriment de celles qui ne le sontpas ; on parle alors d’effet de déplacement.

Néanmoins, et malgré ces critiques adressésaux mesures ciblées, le mouvement est biencelui d’une expansion des contrats aidésdans le contexte de crise, parce que ce sontles seuls dispositifs ayant un effet rapide surle marché du travail. Dans les secteurs nonmarchands, on comptait 266 322 conventionssignées de contrats d’accompagnement dansl’emploi (CAE) en 2007 et 124  201 contratsd’avenir (tableau  1). Ces contrats ont étéabrogés et remplacés par le contrat uniqued’insertion (CUI) dont on recensait 376 970conventions signées en 2010 (et 391 153en 2011). Dans les secteurs marchands, ondénombrait 37 605 conventions signées pourles contrats initiative emploi (CIE) en 2007

qui étaient en repli relativement aux annéesprécédentes. Ce chiffre a été porté à 113 227pour le CUI-CIE en 2010.

1. Effectifs en contrats aidés

Nombre de conventions signées2007 2010

Secteurs marchands :Du CIE au CUI-CIE

37 605 113 227

Secteurs non marchands :du CAE au CUI-CAE

266 322 376 970

Source : DARES (2012-b).

Les nouveaux contrats d’avenir s’inscriventdans cette expansion des mesures ciblées.150 000 contrats de un à trois ans, destinésaux secteurs non marchands et fi nancés auxtrois quarts par l’Etat sont prévus d’ici 2014pour un coût de 2,3  milliards d’euros. Lan-cés en novembre 2012, ces nouveaux contratsaidés sont destinés aux jeunes, qu’ils soientqualifiés ou non, et privilégient les quar-tiers prioritaires des politiques de la ville,les zones rurales, les DOM. Il s’agit biende répondre aux exigences de la crise en sedonnant des instruments ciblés à la fois surcertains publics et sur certains territoires,particulièrement touchés par la crise.

Stabilité des mesures généralesLe spectre des dépenses généralesd’aide à l’emploi

Il existe aussi des « dépenses générales » enfaveur de l’emploi et du marché du travailqui atteignent 41 milliards d’euros en 2009,soit 2,2 points de PIB. Parmi ces dépenses, lesallégements généraux de cotisations socialessur les bas et moyens salaires représententde loin le plus gros budget, avec 22 milliardsd’euros. On dénombre aussi 4  milliardsd’euros au titre des exonérations sur lesheures supplémentaires. Les autres postessont les incitations financières à l’emploi(prime pour l’emploi et RSA « activité ») et

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QUEL AVENIRPOUR LES AIDES À L’EMPLOI101

les mesures d’exonération dans certains sec-teurs d’activité ou dans certaines zones géo-graphiques. Selon la DARES, le montant deces dépenses générales a au total augmentéde 5 % en euros constants en 2009, soit nette-ment moins que les dépenses ciblées. À côtéde ces politiques, certaines dépenses sociales(minima sociaux dont le RSA « socle » princi-palement) représentent en sus 14  milliardsd’euros en 2009.

Si la crise s’est accompagnée d’une montéeen puissance des dépenses ciblées, d’abordde façon quasi automatique avec la montéedes dépenses passives liées à l’indemnisationdu chômage, puis de façon plus volontaristeavec les contrats d’avenir, elle n’a donc paseu le même effet du côté des dépenses géné-rales. Par exemple, force est de constater queni le contenu, ni le calendrier de la réformede décembre 2008 qui a organisé la mise enœuvre du RSA à partir de juin  2009 n’ontété modifiés par la crise. Il en a été de mêmepour la réforme des grands intermédiairessur le marché du travail instituant la mêmeannée la fusion des agences de l’ANPE et desAssédic pour créer Pôle emploi. Rétrospecti-vement, il apparaît qu’il ne pouvait y avoirde période plus défavorable pour effectuerde telles réformes. C’est au moment où lesfiles d’attente s’allongent durablement auxguichets de l’assistance et à ceux de l’assu-rance chômage que l’on choisit de rénover enprofondeur leurs fonctionnements.

Le modèle de l’activation maintenu

On ne constate pas de mouvement de redé-ploiement du côté des mesures générales. Sila crise a donné lieu à des réactions automa-tiques des stabilisateurs sociaux et à une cer-taine réorientation des politiques passives,d’ampleur modérée, elle n’a pas remis enquestion les politiques structurelles d’activa-tion du financement de la protection sociale.Il ne s’agit pas ici d’une exception française.Partout en Europe, les mêmes tendances s’ob-servent. La crise n’a pas remis en questionle modèle dominant dit de l’activation dans

lequel l’objet est de donner un rôle incitatifaux dépenses de protection sociale jugéespassives (Erhel, 2011).

En particulier, aucune réforme n’est program-mée pour les dispositifs généraux d’exonéra-tion qui constituent et de très loin la premièredes politiques pour l’emploi en France. C’estle cas en termes de masse budgétaire commepour les effectifs salariés concernés, avecplus d’un salarié sur deux qui bénéfi cie desexonérations. Dans le contexte de dégrada-tion continue du marché du travail, on peuts’interroger sur la soutenabilité d’un tel dis-positif dont le barème, unifié par la réformeFillon de 2003, consiste en une réductiondégressive avec le niveau du salaire jusqu’às’éteindre à 1,6 SMIC. L’exonération est de26 points de cotisations au niveau du SMIC(28 points pour les entreprises de moinsde 20 salariés), soit la presque totalité descharges patronales hors assurance chômageet retraite complémentaire.

S’il est tentant de reconsidérer ces disposi-tifs, il convient aussi de demeurer très pru-dent. Une évaluation récente de leurs effetssur l’emploi (Bunel et al., 2012) souligne leurforte contribution à l’enrichissement de lacroissance en emplois dans notre pays. C’estgrâce aux exonérations générales que l’em-ploi s’est globalement maintenu en Franceà des niveaux très supérieurs à ceux desannées 1980, dans un contexte de croissancemodérée et malgré l’entrée en crise depuis2008. Dans le fond, on peut se réjouir du faitque l’emploi se soit finalement si peu dété-rioré en France depuis le début de la crise. Ondénombre toujours seize millions d’emploissalariés marchands en 2012, contre quatorzemillions vingt ans plus tôt.

La principale conclusion de cette étude estque pour minimiser l’effet négatif d’uneremise en question des exonérations géné-rales, il faudrait que les réductions d’exonéra-tion épargnent les secteurs d’activité les plusintenses en main-d’œuvre, ce qui revient àprivilégier les barèmes d’exonération les plusciblés sur les bas salaires. Tant que l’objectif

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 102

est bien d’améliorer les chiffres du chômage,il importe de concentrer les exonérations surles plus bas salaires et partant, d’avantagerles secteurs les plus riches en main-d’œuvre.

Pour autant, ici comme ailleurs, il faut sedéfier des recettes miracles. Une exonéra-tion trop concentrée au voisinage du salaireminimum rend plus coûteuse toute hausse desalaire pour les employeurs, ce qui pénaliseà la fois le pouvoir d’achat et la qualité desemplois. Un barème d’exonération optimal

aménage ainsi un compromis entre la quan-tité des emplois créés, qui plaide pour unciblage étroit, et la qualité des emplois et leniveau des salaires, qui justifient à l’inverseune fenêtre d’exonération élargie. Un nouveléquilibre peut toujours être recherché, pourrépondre à l’urgence budgétaire et à celle descontraintes du temps présent, mais pour êtrepérenne, il doit être favorable à l’emploi d’au-jourd’hui sans négliger celui de demain.

BUNEL M., C. EMOND ET Y.L’HORTY (2012), « Évaluer lesréformes des exonérationsgénérales de cotisationssociales », rapport derecherche TEPP, n° 12-4.

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POUR EN SAVOIR PLUS

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L’ASSURANCE CHÔMAGE : UNE INSTITUTION AU CŒUR DU MARCHÉ DU TRAVAIL103

L’assurance chômage remplit des fonctionsbien plus larges que le terme d’assurance nele laisse supposer. Il n’en demeure pas moinsque sa fonction première est bien de proté-ger les travailleurs face aux risques du mar-ché du travail en leur permettant d’amortirles pertes de revenu en cas de licenciement.

Lorsqu’un travailleur est licencié ou qu’ilarrive en fin de contrat, il perçoit, s’il a suf-fisamment cotisé, une indemnisation chô-mage généralement calculée en fonction desa rémunération passée. Le graphique 1 pré-sente pour plusieurs pays les taux de rem-placement nets durant la première annéede chômage, c’est-à-dire ce que représentel’allocation chômage par rapport au derniersalaire. La moyenne des pays de l’OCDE sesituait à 65 % en 2007. Ainsi, même si les paysanglo-saxons offrent généralement une assu-rance chômage moins généreuse que les paysd’Europe continentale, elle reste néanmoinssubstantielle dans tous les pays développés.

L’assurance chômage est parfois perçue comme une institution encourageant le chômage volontaire : en assurant aux salariés ayant perdu leur emploi des conditions matérielles relati-vement généreuses, elles réduiraient leurs incitations à trouver un emploi. Ainsi, l’indemnisa-tion du chômage serait non seulement coûteuse mais ineffi cace.Or, s’il est aujourd’hui empiriquement établi, selon François Fontaine, qu’une indemnisation généreuse accroît la durée du chômage, cela n’implique pas qu’il faille réduire le montant des allocations. L’assurance chômage a de nombreux effets bénéfiques au niveau collectif : outre le fait qu’elle permet aux chômeurs de financer la recherche d’un nouvel emploi, elle accroît la qualité et la productivité des emplois occupés et permet aux économies d’absorber plus facilement les chocs conjoncturels.

Problèmes économiques

FRANÇOIS FONTAINE,

Professeur à l’Université Nancy 2Membre du BETA – UMR 7522 du CNRSet du CREST- LMA (ENSAE)

L’assurance chômage :une institution au cœur du marché du travail

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 104

Les travaux s’intéressant aux effets de l’in-demnisation ont parfois adopté un point devue très macroéconomique. Les allocationschômage étaient vues soit comme la causede salaires trop élevés et peu fl exibles, soit,à l’inverse, comme un soutien important dela demande, notamment en temps de crise.Si ce débat reste présent dans la littératureéconomique, la majeure partie des recherchesrécentes adopte un angle d’analyse plusmicroéconomique. De nombreux auteurs,s’appuyant notamment sur l’existence dedonnées statistiques au niveau désagrégé,se sont interrogés sur la manière dont lefait d’être indemnisé modifiait les comporte-ments de recherche d’emploi.

Un premier angle d’analyse a alors souventété celui de l’incitation à la recherche d’em-ploi1. Un travailleur bien assuré durant sesépisodes de chômage pourrait ne pas êtreincité à retrouver un emploi rapidement.Néanmoins, s’arrêter à ce problème seraitnégliger ce qui donne à l’assurance chômagela place centrale qu’elle occupe dans nos éco-nomies. Il est important de rappeler l’exis-tence d’un incessant processus de créationet de destruction d’emplois : chaque jour,10  000 emplois sont détruits tandis qu’un

même nombre d’emplois sont créés2. Cesmouvements sont essentiels car la croissancepasse par le redéploiement des travailleursvers les postes à plus forte valeur ajoutée.Bien entendu, celui-ci doit être accompagné.En effet, il n’y a pas de raison de supposera priori qu’il puisse se faire sans heurts etil affecte très certainement un grand nombrede travailleurs qui, ayant perdu leur emploi,connaissent un épisode de chômage.

Si l’on raisonne de cette manière, il fautalors prendre en charge non seulement laperte de revenu, mais l’accompagnementde la personne au chômage. Il s’agit notam-ment de l’aider à retrouver un emploi qui,autant que faire se peut, corresponde à sescompétences, ou l’amener à faire évoluercelles-ci. En France, les dépenses au titre duservice pour l’emploi (hors indemnisation)représentaient en 2010, 0,3 % du PIB contre0,16 % en moyenne pour les pays de l’OCDE.Elles incluent les services de placement, deconseil, ainsi que les formations proposéesaux demandeurs d’emploi.

Ainsi, les effets de l’indemnisation chô-mage sur l’emploi, et plus généralement surl’économie, peuvent se comprendre à deuxniveaux. À l’échelon microéconomique, la

[1] Les travauxl’économiste américainSteven Shavell, dès lesannées 1970, furentprécurseurs sur ce point.

[2] Sur la questiongénérale du processusde création et dedestruction des emplois,on pourra consulterl’ouvrage de Cahuc P. etZylberberg A. (2004).

1. Taux de remplacement net durant la première année de chômage (2007)

0

10

20

30

40

50

60

70

80

90

États-UnisRoyaume-UniOCDEAllemagneFranceDanemark

Source : OCDE.

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L’ASSURANCE CHÔMAGE :UNE INSTITUTION AU CŒUR DU MARCHÉ DU TRAVAIL105

question est de connaître ses conséquencessur l’effi cacité de la recherche d’emploi. Il nes’agit pas seulement de savoir si elle accé-lère la sortie du chômage mais si elle permetégalement d’améliorer la qualité des emploisobtenus. Ce dernier élément déplace naturel-lement le point de vue au niveau macroécono-mique : l’indemnisation du chômage pourraitaffecter la productivité agrégée puisqu’ellemodifie la qualité des emplois trouvés. Sonrôle de stabilisateur automatique, qui n’estque le pendant macroéconomique de l’assu-rance procurée aux individus, complète alorsce tableau.

Quels effets sur l’effortde recherche d’emploi ?Suivant en cela le développement qu’a connula recherche académique, nous débuteronspar l’impact de l’assurance chômage surles comportements de recherche d’emploi.Comme nous l’avons déjà rappelé, la raisonpremière de l’assurance chômage est de pro-téger les travailleurs contre de trop fortespertes de revenu en cas de licenciement.Pour ce faire, elle mutualise les risques. Toutd’abord, les chômeurs sont indemnisés grâceaux cotisations des travailleurs en emploi.Obligatoire dans la grande majorité des pays,elle permet de rendre solidaires des individusà haut risque et d’autres ayant peu de chanced’être licenciés. C’est une condition impor-tante de sa viabilité, notamment lorsque cesrisques sont difficiles à évaluer a priori. Dece point de vue, c’est une assurance peu dif-férente d’une assurance maladie ou mêmeaccident.

Or, comme toute forme d’assurance, elle peutconduire à ce que l’assuré ne se prémunissepas contre les risques pour lesquels il estassuré, problème que les économistes qua-lifi ent d‘« aléa moral ». Dans le cas d’uneassurance automobile, ce sont les risquesd’accidents de la route. Dans le cas quinous intéresse, ce sont les risques de nepas retrouver d’emploi immédiatement ou

d’être licencié. Ne pas se prémunir contreces risques signifie alors ne pas faire suffi -samment d’efforts pour retrouver un emploiou ne pas prendre assez de précaution pourgarder celui qu’on occupe. Ce deuxième pointa été peu étudié3 et l’ampleur du phénomènereste mal connue. Nous nous concentreronsdonc sur le premier, qui a engendré une vastelittérature théorique et empirique ayant à lafois quantifié le phénomène et réfléchi à lamanière de le limiter.

Les stratégies pour limiter l’effetdésincitatif de l’assurance chômageIl est intéressant de remarquer que la mise en place de stratégies pour limiter le problème d'aléa moral a précédé de longue date l’exis-tence d’évaluations fiables sur son ampleur.Ces stratégies peuvent être classées en deux catégories, éventuellement combinables.Tout d’abord, la décroissance du montant des allocations avec la durée au chômage : c’est le système qui a prévalu en France entre 1992 et la mise en place du plan d’aide au retour à l’emploi (PARE) en 2001. L’idée implicite est que la durée du chômage serait un indi-cateur des efforts de recherche entrepris par l’individu. Les travailleurs ayant les durées les plus longues seraient ceux qui font le moins d’effort pour retrouver un emploi. Par ailleurs, la baisse des allocations au cours du temps incite à intensifier son effort dès le début du chômage. La diffi culté pratique est que la durée observée est assez peu cor-rélée aux efforts entrepris. La dégressivité sanctionne à la fois les demandeurs d’emploi malchanceux et ceux qui n’ont pas fait suffi -samment d’efforts. Par ailleurs, cette baisse défavorise davantage ceux qui, du fait de leur qualification ou de leur âge, trouvent plus difficilement un emploi. Autre stratégie possible face à l'aléa moral, le contrôle direct de l’effort de recherche par le service public pour l’emploi et la mise en place de sanc-tions. En France, en 2001, le PARE a ainsi remplacé la dégressivité des allocations par un système de contrôle et de sanctions. Ce système évite a priori de sanctionner sans

[3] On pourra néanmoinsciter les travaux de

Wang C. et Williamson S.(1996), « Unemployment

Insurance with MoralHazard in a Dynamic

Economy », Carnegie-Rochester, Conference

Series.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 106

discernement comme le font des allocations chômage dégressives. Cependant, se pose le problème du contrôle de l’effort. Quelles preuves peut-on apporter de son effort de recherche ? À partir de quels manquements doit-il y avoir des sanctions ?

In fi ne, la mise en place de sanctions ou ladégressivité des profi ls d’indemnisationdevraient être conditionnées à des évalua-tions empiriques du lien entre montant desallocations et durée de chômage. Dans quellemesure une indemnisation plus généreuseallonge le délai de retour à l’emploi ?

Les évaluations empiriquesde la désincitationà la recherche d’emploi

Un certain nombre de problèmes méthodolo-giques ont pendant longtemps rendu délicatel’émergence d’un consensus sur la question.De nouvelles méthodes et bases de donnéesl’ont permis (cf. zoom).

Il est aujourd’hui accepté que des allocationsplus généreuses (par leur montant ou leurdurée) allongent les épisodes de chômage4. Tout d’abord, il a été estimé qu’une haussede la durée maximale d’indemnisation d’unesemaine entraînait une augmentation de la

[4] Les intervallesprésentés sont repris deFremiggacci (2011) et dela revue de la littératureproposée par TatsiramosK. et van Ours J. C.(2012).

LES MÉTHODESLES MÉTHODESD’ÉVD’ÉVALUAALUATION DE LTION DE L’IMP’IMPACTACTDES ALLDES ALLOCAOCATIONS CHÔMAGETIONS CHÔMAGESUR LSUR LA RECHERCHE D’EMPLA RECHERCHE D’EMPLOIOILa méthode naïvLa méthode naïve sere serait de cait de comparomparer ler leses

durdurées de chômage des individus selées de chômage des individus selon lon lee

nivniveau de leau de leureurs alls allococations rations rapportapporté à lé à leureur

salairsalaire pase passé, c’essé, c’est-à-dirt-à-dire sele selon lon leur reur ratioatio

de rde remplacemplacement. Le prement. Le probloblème esème est qu’ent qu’en

prpratique, du fatique, du fait des rait des règlègles de ces de calalcul descul des

allallococations, cations, ce re ratio esatio est ft fonction de la duronction de la duréeée

d’empld’emploi pasoi passée. Orsée. Or, c, cettette dure durée n’esée n’est past pas

eexxogène ; ellogène ; elle dépend des ce dépend des cararactactériséristiques dutiques du

trtravavaillailleureur. Cert. Certaines peuvaines peuvent êtrent être observe observablableses

et donc cet donc controntrôlablôlables par les par le se sttatisatisticien maisticien mais

d’autrd’autres sont inobserves sont inobservablables. Elles. Elles affes affectectentent

générgénéralalement à la fement à la fois la durois la durée en emplée en emploi maisoi mais

plus larplus largement lgement les perfes performancormances du tres du travavaillailleureur

sur lsur le mare marché, notché, notamment lamment leur feur facilitacilité àé à

trtrouvouver un empler un emploi. Imaginons que loi. Imaginons que l’on observ’on observee

que des allque des allococations plus générations plus généreuses soienteuses soient

ccouplouplées à des tées à des taux de sortie du chômage plusaux de sortie du chômage plus

éléleevvés. Cela pourrés. Cela pourrait êtrait être dû au fe dû au fait que lait que leses

individus lindividus les mieux indemnisés sont auses mieux indemnisés sont aussi lsi leses

plus emplplus emplooyyablables, et non à les, et non à l’indemnisation en’indemnisation en

ellelle-même.e-même.

Un cUn certertain nombrain nombre de méthodes ont donce de méthodes ont donc

étété mises au point pour cé mises au point pour contontourner courner ce typee type

de prde probloblème (*). La plus simplème (*). La plus simple ese est ct cellellee

des edes expériencxpériences ces controntrôlôlées, fées, fondée sur laondée sur la

ccomparomparaison d’un graison d’un groupe de troupe de traitaitement etement et

d’un grd’un groupe de coupe de controntrôlôle. Le pre. Le premieremier, choisi, choisi

de manièrde manière ale aléatéatoiroire dans la population dese dans la population des

chômeurchômeurs, se vs, se voit proit proposer une mesuroposer une mesure – pare – par

eexxemplemple, des alle, des allococations plus générations plus généreuses –euses –

ttandis que landis que le sece second, choisi de manièrond, choisi de manière te toutout

ausaussi alsi aléatéatoiroire et donce et donc a prioria priori ccomparomparablable,e,

n’en bénéfin’en bénéficie pas. Comme lcie pas. Comme les deux gres deux groupesoupes

sont identiques avsont identiques avant lant le « tre « traitaitement » (desement » (des

allallococations plus générations plus généreuses), la diffeuses), la différérencence dee de

durdurée de chômage entrée de chômage entre le les deux ces deux corrorrespond àespond à

ll’eff’effetet causalcausal du trdu traitaitement.ement.

En prEn pratique, latique, les vres vraies eaies expériencxpériences ces controntrôlôléesées

sont rsont rarares, mais d’autres, mais d’autres méthodes, pluses méthodes, plus

ccomplompleexxes, permettes, permettent de sent de s’affr’affranchir dansanchir dans

une cune certertaine mesuraine mesure des diffie des difficultcultésés éévvoquées.oquées.

Additionnées à des données prAdditionnées à des données précises sur lécises sur lee

desdestin des individus au chômage et en empltin des individus au chômage et en emploi,oi,

ellelles permettes permettent d’éent d’évvaluer avaluer avec une cec une certertaineaine

asassursurancance le le pre probloblème d’alème d’aléa moréa moral.al.

François FontaineFrançois Fontaine

(*) P(*) Pour un panorour un panorama de ces méthodes,ama de ces méthodes, cf.cf. FFrremiggemiggacciacci(2011).(2011).

ZOOM

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L’ASSURANCE CHÔMAGE :UNE INSTITUTION AU CŒUR DU MARCHÉ DU TRAVAIL107

durée du chômage de 0,3 à 1,7 jour. De même,une progression de 10 % du taux de remplace-ment des allocations correspond à un allon-gement de la durée de 4 à 18 %. L’ampleur decette augmentation est très variable selon lespays et les individus concernés. Cela est dûà plusieurs facteurs. Tout d’abord, les paysétudiés ont différents systèmes de contrôlelaissant plus ou moins d’espace au problèmed’aléa moral. En outre, la composition de lamain-d’œuvre n’est pas la même selon lespays. Au niveau individuel, les contrainteset opportunités sur le marché du travaildépendent des caractéristiques du travailleuret affectent sa réactivité au ratio de rempla-cement. Quoi qu’il en soit, les effets estiméssont substantiels.

Des gains en termesde bien-être collectifIl serait alors tentant de penser que l’assu-rance chômage est néfaste au bon fonctionne-ment de l’économie. Ce serait une erreur.

Si l’indemnisation chômage existe, c’est quebeaucoup de travailleurs ne peuvent s’auto-assurer, c’est-à-dire financer leurs épisodesde chômage par de l’épargne ou par le cré-dit. Elle a un rôle important pour limiterles pertes de bien-être. De ce point de vue,ce n’est pas le fait que la durée du chômagesoit plus longue qui importe. Il est bien éta-bli empiriquement qu’entre deux individusidentiques, celui qui dispose de l’épargnela plus abondante (et qui peut donc fi nan-cer plus facilement sa période de chômage)mettra plus de temps à retrouver un emploi5. Il n’y pas de raison de penser que cela poseproblème et l’épargne mobilisée va servir àlimiter la baisse de la consommation consé-cutive à la perte d’emploi. On voit bien ici quel’assurance chômage se substitue à l’épargneprivée pour les agents contraints fi nancière-ment. Le problème d’aléa moral, qui provientdu fait qu’il est difficile pour l’assurancechômage de contrôler l’effort de recherche

des assurés, ne fait que s’ajouter au bénéfi ceassurantiel.

Ainsi, comme l’a fait remarquer l’économisteRaj Chetty6, dans un contexte où de nombreuxménages sont très contraints fi nancièrement,l’allongement de la durée du chômage avecla générosité des allocations peut n’être quela contrepartie du desserrement de cettecontrainte et correspondre à un gain « légi-time » en termes de bien-être. Les agents n’ontplus à accepter n’importe quel emploi ni àlimiter drastiquement leur consom mation. Iln’est pas certain, du point de vue du bien-êtrecollectif, qu’une baisse de l’indemnisationsoit bénéfique. Si l’on devait décomposer l’al-longement de la durée du chômage entre l’ef-fet « hasard moral » (compris comme un pureffet d’opportunisme qui existe même si lesagents ne sont pas contraints fi nancièrement)et l’effet relâchement des contraintes fi nan-cières, Chetty montre à partir de donnéesaméricaines – où le taux de remplacementdes allocations est en moyenne de 50 % – queseule 40 % de l’augmentation de la durée duchômage serait attribuable à l’aléa moral.

La contrainte de ressources des agents ad’autres conséquences. En effet, la recherched’emploi est un processus coûteux. Les chô-meurs doivent par exemple fi nancer leursdéplacements et leurs habillements pourparticiper aux entretiens d’embauche ; ilsdoivent aussi entretenir leurs réseaux derelations. L’indemnisation chômage peutalors être vue comme une manière de fi nancerles investissements nécessaires pour trouverun emploi. La réduire diminuerait cet inves-tissement et donc la rapidité avec laquellecertains travailleurs sortent du chômage7.

Un impact positifsur la qualité des emploisNous venons de montrer que le critère dutaux de sortie du chômage n’est pas néces-sairement pertinent pour juger des béné-fices retirés de l’indemnisation chômage,notamment lorsqu’on prend comme critère

[5] On pourra se référer,pour plus d’information,

à Algan Y., Decreuse B.,Fontaine F. et Tanguy

S. (2004), « Épargne deprécaution, réseaux

sociaux et assurancechômage publique »,

Revue françaised’économie, vol. 19, n° 1.

[6] Chetty R. (2008),« Moral Hazard vs.

Liquidity and OptimalUnemployment

Insurance », Journal ofPolitical Economy, vol.

116, n° 2.

[7] Ce problème esttraité un peu plus en

détail dans Algan Y.,Decreuse B., FontaineF. et Tanguy S. (2006),

« L’indemnisationchômage, au-delàd’une conception

désincitative », Revued’économie politique,

vol. 116, n° 3.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 108

final d’évaluation le bien-être de la société.Nous allons maintenant montrer que mêmesi l’on retient des critères plus terre à terre,tels la productivité des emplois ou même leniveau d’emploi, des allocations raisonna-blement généreuses peuvent être effi caces. On commencera simplement par remarquerqu’au-delà de la rapidité avec laquelle unindividu sort du chômage, il est aussi impor-tant de mesurer la stabilité de l’emploi qu’ilretrouve. Une diminution de l’indemnisationchômage peut augmenter les sorties du chô-mage mais raccourcir la durée des emplois etdonc accroître les entrées au chômage. L’effettotal peut être nul, voire négatif.

L’indemnisation du chômageaugmente la qualité etla productivité des emplois

Avant d’aller plus en avant dans le raisonne-ment, prenons le temps de réfléchir à ce quiaffecte les chances de sortie du chômage. Enpremier lieu, la fréquence des offres d’em-ploi. Elle dépend des conditions du marchédu travail et de l’effort de recherche d’emploide l’individu. Ensuite, l’acceptation ou lerefus de l’offre sachant le salaire proposé, lesconditions de travail et les perspectives dansl’entreprise. Si le chômeur est bien indem-nisé, il sera plus exigeant. Cela diminue laprobabilité qu’il accepte et sa sortie du chô-mage est plus lente. Cependant, lorsqu’uneoffre est acceptée, l’emploi est de meilleurequalité. Par exemple, il correspondra davan-tage aux compétences du travailleur. Or, onpeut penser que plus un emploi est de bonnequalité et plus il est pérenne. En outre, il esttrès probable que si l’emploi est plus prochedes compétences et des savoir-faire de celuiqui l’occupe, sa productivité est aussi plusélevée8. Le niveau des allocations affecte laproductivité des emplois trouvés et doncoccupés dans l’économie.

Ce raisonnement a un pendant, sorte desuite logique. En effet, plusieurs chercheursont montré qu’une indemnisation chômagetrop faible conduisait à une dégradation des

emplois proposés9. Dit autrement, le niveaudes allocations affecterait la productivitédes emplois créés. Pour le comprendre, il fautd’abord remarquer qu’embaucher a un coût,qui s’accroît avec la durée nécessaire pourtrouver un candidat adéquat. Si, du fait d’unniveau très faible d’allocations, les chômeursprennent le premier emploi qui se présente,il devient paradoxalement diffi cile pourles postes à plus forte valeur ajoutée d’êtrepourvus. Les chômeurs ne peuvent prendrele risque d’attendre que ce type de postese présente et postulent en priorité sur desemplois peu rémunérateurs mais où ils ontdes chances d’être embauchés rapidement.L’indemnisation chômage peut donc être vuecomme une manière de subventionner uncomportement d’attente des travailleurs quirend profitable pour les entreprises la créa-tion d’emplois plus productifs mais diffi cilesà pourvoir.

Un phénomène difficile à mesurer

Ce type d’effet macroéconomique est trèscompliqué à identifier empiriquement. Enparticulier, le système d’indemnisation duchômage n’est jamais une institution isoléesur le marché du travail. Les pays ayant desallocations chômage généreuses affi chentsouvent d’autres différences institutionnelles(protection de l’emploi, place des syndicatsetc.). Ils diffèrent aussi en termes de niveaud’éducation, de taux d’activité, etc. Si l’onobserve des différences dans la productivitémoyenne des emplois créés, comment savoirce qui provient de l’indemnisation chômageséparément du reste ? Une manière moinsambitieuse de tester notre idée serait d’ob-server à l’échelon individuel si le niveau del’indemnisation affecte la durée des emploisqui succèdent à la période de chômage. Pourl’instant, les études existantes sont peuconcluantes. On citera cependant le travail deMarco Caliendo, Konstantitnos Tatsiramos etArne Uhlendorff qui montrent dans une étuderécente10 que les chômeurs qui voient la datede fin de leurs allocations approcher ou quiviennent d’en perdre le bénéfice trouvent en

[8] Marimon F. etZilibotti F. (1999),« Unemploymentversus Mismatch ofTalents : ReconsideringUnemploymentBenefi ts », EconomicJournal, vol. 109.

[9] Un article infl uentayant donné lieuà de nombreuxdéveloppement est :Acemoglu D. et ShimerR. (1999), « Effi cientUnemploymentInsurance », Journalof Political Economy, vol. 107, n° 5.

[10] Caliendo M.Tatsiramos K. etUhlendorff A. (2012),« Benefi t Duration,UnemploymentDuration and Job MatchQuality : A Regression-DiscontinuityApproach », Journal ofApplied Econometrics, n° 2293.

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L’ASSURANCE CHÔMAGE :UNE INSTITUTION AU CŒUR DU MARCHÉ DU TRAVAIL109

moyenne des emplois moins stables avec unsalaire plus faible. C’est sans doute la preuvequ’il existe bien un arbitrage entre le niveaud’allocation, la durée au chômage et la qua-lité des emplois retrouvés. L’ampleur de celien, qui pourrait n’être significatif que pourles chômeurs en fi n de droit, reste cependantà confi rmer.

Indemnisation chômageet accompagnementL’assurance chômage ne se réduit pas untransfert financier vers la personne indemni-sée. Elle est dans la plupart des pays liée àun accompagnement du demandeur d’emploi.Cette dimension a été renforcée en Francedepuis la réforme de 2001. Sont ainsi propo-sés au chômeur indemnisé des bilans de com-pétences, des aides à la définition de projetprofessionnel ou à l’écriture de curriculumvitae, une assistance à la recherche d’emploien tant que telle ou des formations. C’est enquelque sorte la contrepartie de l’engage-ment du chômeur à rechercher activement unemploi. Il s’agit de lever les diffi cultés pra-tiques de la recherche d’emploi et d’améliorerl’employabilité de la personne.

Il est vraisemblable que l’efficacité des dif-férents services proposés soit très variableet il est souvent délicat de quantifi er l’im-pact des politiques d’accompagnement. Unepremière raison est qu’elles sont générale-ment mises en place en même temps qu’unrenforcement du contrôle et des sanctions.Il est alors délicat d’isoler leurs effets de cerenforcement. En outre, les chômeurs quiparticipent à tel ou tel dispositif sont généra-lement différents de ceux qui n’y participentpas11. Par exemple, un chômeur aura d’autantplus envie de suivre une formation qu’il saitqu’il en retirera un grand bénéfi ce. Estimerle rendement des formations sur ceux qui lessuivent sans prendre en compte ce biais desélection conduit généralement à surestimerle bénéfice qu’auraient les formations pourl’ensemble des chômeurs. Enfin, il s’avère

parfois que lorsqu’un effet positif est trouvé,il corresponde à un effet de menace : le chô-meur est parfois obligé, sous peine de sanc-tions, de participer à un certain nombre dedispositifs. On observe souvent que les sor-ties du chômage s’accroissent avant que lechômeur n’entre dans le dispositif mais aprèsqu’il a reçu une notification l’enjoignant d’yparticiper. On parle d’un effet de menace carle chômeur anticipe les contraintes imposéespar la participation au programme et accé-lère sa recherche d’emploi pour l’éviter12.

Lorsqu’il est possible d’évaluer séparémentl’impact de l’accompagnement, l’effet trouvéest généralement positif si cet accompagne-ment est régulier et personnalisé. On noteraque sur données françaises, l’effi cacité desdispositifs est d’autant plus importanteque les individus ont a priori des diffi cultésimportantes sur le marché du travail. Le casdes formations est un cas à part dans le sensoù il existe une littérature très importante surle sujet. Bruno Crépon, Marc Ferracci et DenisFougère (2012)13 ont montré que si les forma-tions à destination des chômeurs n’augmen-taient pas leur taux de retour à l’emploi, voireaugmentaient les durées du chômage, ellesinduisaient en moyenne des durées d’emploiplus longues. Cela signifie sans doute que cespériodes de formation, financées à la fois parl’indemnisation en tant que telle (elle per-met au chômeur d’attendre) et par le servicepublic pour l’emploi, ont un effet positif surla productivité des emplois retrouvés.

Ces résultats montrent que lorsque l’indem-nisation se double d’un accompagnementrenforcé, elle permet à la fois de limiter lecoût individuel des périodes de chômage etd’améliorer la qualité des postes occupés parla suite.

L’indemnisation chômage faceaux turbulences macroéconomiquesNous avons vu que l’assurance chômage per-mettait de prémunir les salariés face auxrisques individuels liés à la perte d’emploi.

[11] La diffi culté estque cette différencepeut porter sur des

caractéristiquesobservables par le

statisticien (niveaud’éducation, âge…)

comme inobservables(appétence pour la

formation, productivitéen emploi…).

[12] C’est un effetcouramment repéré dans

les études existantes.Un exemple récent

peut être trouvé dansGraversen B. K. et van

Ours J. C, « How to HelpUnemployed to Find Jobs

Quickly : ExperimentalEvidence from a

Mandatory ActivationProgram », Journal

of Public Economics,vol. 92, n° 10-11. Sur

données françaises, onregardera avec intérêtl’article de Fougère D.,Kamionka T. et PrietoA. (2010), « L’effi cacité

des mesuresd’accompagnement sur

le retour à l’emploi »,Revue économique, vol.

61, n° 3.

[13] Crépon B., FerracciM. et Fougère D.

(2012), « Training theUnemployed in France :

How Does it AffectUnemployment Duration

and Recurrence ? »,Annals of Economcis and

Statistics, à paraître.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 110

Elle limite donc les variations trop brusquesde la consommation. Ce point a son impor-tance au niveau macroéconomique : l’as-surance chômage contribue à ce que leséconomies absorbent les chocs, en limitantles baisses trop rapides de consommation,d’emploi et de revenu agrégé. Pris sous cetangle, il s’agit d’une institution importantepour comprendre les différences en termesde stabilisation du revenu face aux chocsentre les États-Unis et certains pays d’Eu-rope comme les pays nordiques14. Nous avonsvu que les taux de remplacement pouvaientvarier de 50 % aux États-Unis à plus de 70 %au Danemark. Cet écart important peut enpartie expliquer pourquoi la contraction duPIB a été plus violente dans le premier paysque dans le second lors de la crise récente.Bien entendu, il ne s’agit que l’une des clésd’explication.

L’indemnisation chômage peut donc avoir unimpact sur le cycle économique. De manièreintéressante, certains travaux récents ontmontré un lien inverse. Plus précisément, ilsemblerait que la tension que nous avonsprésentée au début de cet article entre lemotif d’assurance et les problèmes d’incita-tion se modifie au cours du cycle économique.Lorsque l’activité économique est faible, c’estle motif d’assurance qui l’emporte. Ainsi,certaines études15 ont estimé que la durée

du chômage est d’autant moins sensible auniveau des allocations que le niveau du chô-mage est élevé. Cela peut signifier que les allo-cations chômage devraient varier au cours ducycle et être plus généreuses en bas du cycleéconomique, à la fois pour des raisons delissage de la consommation et parce que lesproblèmes d’incitation y sont plus faibles.

***

Comme nous venons de le voir, l’indemni-sation chômage a un rôle important à jouerau sein des processus de création et de des-truction d’emplois que connaissent nos éco-nomies. C’est bien entendu une assurance, cruciale pour un grand nombre de ménagescontraints financièrement et pour une écono-mie parfois affectée par des chocs violents.C’est aussi un outil pour améliorer l’appa-riement des travailleurs et des emplois. L’in-demnisation chômage peut alors être perçuecomme fi nançant un comportement d’attenteeffi cace. Doublée d’un accompagnement dudemandeur d’emploi, elle accroît de plusles chances de retrouver un emploi stable etproductif. De ce point de vue, le problème del’incitation à la recherche, qu’il ne faut pasnier mais plutôt évaluer et interpréter, ne doitpas être le seul aiguillon pour améliorer lessystèmes existants.

[14] Dolls M., FuestC. et Peichl A. (2012),« Automatic Stabilizersand Economic Crisis : USversus Europe », Journalof Public Economics, vol. 96.

[15] Même s’il fautprendre avec prudencedes résultats sur unsujet de rechercheaussi nouveau, onpourra regarder avecintérêt le travail deKroft et Notowidigdo,« Should unemploymentinsurance vary with thelocal unemployment,rate ? Theory andévidence », mimeo, 2011.

CAHUC P. ET ZYLBERBERG A.(2004), Le chômage, fatalité ounécessité ?, Paris, Flammarion

FREMIGACCI F. (2011), « Évaluer l’impact del’assurance chômage sur lestrajectoires individuelles :de la théorie à la pratique »,

Revue française d’économie, vol. 26, n° 1.

TATSIRAMOS K. ET VAN OURSJ. C. (2012), « Labor MarketEffects of UnemploymentInsurance Design », Journal ofEconomic Surveys, à paraître.

POUR EN SAVOIR PLUS

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LA FORMATION PROFESSIONNELLE : QUELLE PLACE DANS LES POLITIQUES DE L’EMPLOI111

[1] Contribuant à la miseen forme cognitive d’une

politique publique,ces récits visent àdonner du sens, à

fournir des normes decomportement ou encore

à doter cette politiquede perspectives

La formation professionnelle est stratégique au sein des politiques de l’emploi dans la mesure où elle est censée permettre la reconversion des salariés et leur adaptation aux changements économiques. Elle a de plus un rôle à jouer du point de vue des inégalités sociales, en donnant à ceux sortis sans diplôme du système scolaire une sorte de « seconde chance ». Or, malgré les objectifs ambitieux formulés dans la stratégie de Lisbonne, sous le vocable d’« éducation et formation tout à au long de la vie », la formation professionnelle en France nécessite encore de nombreuses améliorations, selon Eric Verdier. Tandis que la formation professionnelle des jeunes donne à voir des résultats mitigés, la formation continue demeure fortement inégalitaire et échoue en grande partie à prévenir les risques de l’emploi. La formation des demandeurs d’emploi reste quant à elle encore insuffi sante.

Problèmes économiques

La formation professionnelle :quelle place dans les politiques de l’emploi ?

ERIC VERDIER

Directeur de recherche au CNRSLaboratoire d’économie et de sociologie du travail,Université d’Aix-Marseille

La réponse à la question posée ne sauraitfaire l’économie d’une réflexion sur le rôle dela formation professionnelle dans la régula-tion des systèmes nationaux d’insertion etd’emploi. D’ailleurs, depuis une quarantained’années, les deux grands « récits » politiques1

(Raedelli, 2010) au prisme desquels les enjeux

de la formation professionnelle sont commu-nément abordés, y invitent explicitement.

Par-delà les segmentationsinstitutionnellesCes deux récits conduisent à dépasser unedouble séparation souvent confortée par lescadres et les nomenclatures institutionnels :d’une part, entre la formation profession-nelle initiale et la formation professionnellecontinue ; d’autre part, entre la formation desactifs occupés et celle des chômeurs.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 112

Des traditions nationalesdiversifi ées

La question de « l’éducation permanente »,portée notamment par de grandes organisa-tions internationales (UNESCO, Conseil de l’Europe, OCDE), émerge durant les années 1960  en vue de promouvoir « l’autonomie du sujet apprenant » (Faure, 1970) ; il donne lieu à des traductions nationales aux fortes spécificités  sociétales : les pays scandi-naves favorisent une « seconde chance » pour les moins dotés en formation initiale ; les pays germanophones cherchent à déve-lopper la qualification de salariés massive-ment détenteurs de brevets professionnels acquis en apprentissage, en leur facilitant l’accès à des certifications articulées à des emplois à plus haute responsabilité tech-nique ; la France, quant à elle, opte avec la loi de 1971 pour l’« entreprise  formatrice »,en instituant une obligation annuelle pour tout employeur d’affecter une fraction de la masse salariale au financement de la for-mation des salariés2. Ainsi, cette loi installe durablement une dualité profonde entre la formation des salariés durant le temps de travail et la formation des chômeurs qui incombe aux acteurs publics (État, régions et Pôle emploi). Faut-il en conclure que seul le second volet relèverait des politiques de l’emploi ? Dans le contexte français, ce serait une profonde erreur dans la mesure où cette réglementation de la formation en entreprise – enrichie par de très nombreux accords conventionnels et lois depuis 1971 – a partie liée avec la régulation du marché du travail : en effet, elle a de facto cherché à organiser une gestion interne des risques de l’emploi, anticipant – mais très partielle-ment – sur l’actuelle thématique de la sécu-risation des parcours professionnels, très présente dans le second « grand récit ».

L’impulsion européenne

Sous le vocable européen d’éducation et deformation tout au long de la vie (EFTLV), tra-duction officielle à Bruxelles de l’expression

anglaise « Lifelong learning », ce secondrécit est appelé à étayer la constructiond’une « société de la connaissance », à la foisinnovante et inclusive pour tous, qui est aucœur de la stratégie de Lisbonne adoptéepar l’Union européenne en 2000 et devenue« Europe 2020 ». Nourrie des désillusionsengendrées par les différentes versions natio-nales de l’éducation permanente, l’EFTLV estcensée soutenir les stratégies européennesde l’emploi, d’inclusion sociale, d’innovationet de flexicurité en prenant en compte l’inté-gralité des trajectoires d’apprentissage desindividus, du plus jeune âge à la retraite, etdonc l’ensemble des formes de savoirs et deconnaissances. Il s’agit de mettre sur pied uneaction publique plus préventive des risques3

qui affectent les parcours de formation (luttecontre le décrochage scolaire) et profession-nels (remédier à la faible qualifi cation, pré-venir l’obsolescence des compétences sourcede chômage).

La traduction nationaledes objectifs de LisbonneS’agissant d’un domaine de compétence relevant des États membres, il revient à chacun d’entre eux de rendre effective cette orientation. Formellement, la France n’a pas été avare de textes puisque ses partenaires sociaux ont adopté deux accords interpro-fessionnels, en 2003 et 2009, prolongés par deux lois en 2004 et 2009, la seconde étant relative « à l’orientation et à la formation professionnelle tout au long de la vie » (OFTLV). Plus d’une centaine d’accords de branches adaptent les stipulations interpro-fessionnelles aux spécificités des branches tandis que les contrats de plan régionaux pour le développement de la formation pro-fessionnelle (CPRDF) font de l’OFTLV un axe central des stratégies de développe-ment régional. Ces divers textes visent peu ou prou l’accès de tous à une qualifi cation professionnelle, à soutenir les reconversions et mobilités afin de sécuriser les parcours des actifs du marché du travail, ainsi qu’à favoriser la promotion sociale. En France,

morales (par exemple,le recours à l’éducationpermanente permettrade compenser lesinégalités socialestransmises par lesystème scolaire).

[2] Aujourd’hui, 1,6 %pour les entreprises de20 salariés et plus, 1,05 %pour celles de 10 à 19,0,55 % pour les moinsde 10.

[3] Autrement dit, un« État social actif » ouSocial Investment Stateen anglais (Esping-Andersen, Palier, 2008).

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LA FORMATION PROFESSIONNELLE : QUELLE PLACE DANS LES POLITIQUES DE L’EMPLOI113

la traduction opérationnelle de ces objectifs généraux confie un rôle directeur aux par-tenaires sociaux de branche (Méhaut, 2005) et s’avère ainsi profondément marquée par le sillon de « l’entreprise formatrice » ; mais face aux pesanteurs de cette « dépendance de sentier » institutionnelle4, la création en 2009 d’un fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels vise à mutua-liser des financements venant des pouvoirs publics et des entreprises au profit de la for-mation des demandeurs d’emploi. En outre,la référence explicite à l’orientation tout au long de la vie a conduit l’action publique en matière de formation professionnelle à se saisir ouvertement de la question du décro-chage scolaire (Bernard, 2010) et à dépas-ser un peu plus le cloisonnement entre ses composantes « initiale » et « continue »,rejoignant des perspectives ouvertes d’assez longue date maintenant par les politiques de formation des jeunes.

La professionnalisationde la formation des jeunes :des résultats mitigésSous la pression conjuguée du chômage juvé-nile et d’une demande de démocratisation del’enseignement, une succession de réformesa développé des formations et certifi cationsprofessionnelles intégrées dans la hiérarchiedes niveaux d’enseignement général, en favo-risant la formation en alternance, tant enapprentissage qu’en lycée sous la forme sco-laire alors que ces deux voies relevaient his-toriquement de deux politiques différentes :celle de l’éducation et celle de l’emploi. Lacréation en 1985 du baccalauréat profession-nel, qui comporte aujourd’hui 87 spécialités, aconstitué un tournant majeur. Ce compromisentre une régulation académique de l’écolefondée sur la sélection et une convention

néo-corporatiste « à l’allemande », confi antaux entreprises un rôle majeur dans la for-mation des jeunes, est attestée par la propa-gation de l’apprentissage à tous les diplômesà vocation professionnelle, y compris lestitres d’ingénieurs et les masters univer-sitaires5. Il est désormais inscrit dans lestextes puisque le code de l’éducation décrèteque « l’acquisition d’une culture générale etd’une qualification reconnue est assurée àtous les jeunes, quelle que soit leur originesociale, culturelle ou géographique », sachantque les enseignements ont notamment pourobjet de « concourir à leur perfectionne-ment et à leur adaptation au cours de la vieprofessionnelle ». D’une formation profes-sionnelle initiale inscrite dans l’alternanceécole-entreprise, il est attendu une meilleureinsertion dans l’emploi et la production decompétences ajustées aux attentes du marchédu travail.

Pourtant, les résultats d’ensemble de cettepolitique restent mitigés : dans l’enseigne-ment secondaire, la fi lière professionnelledemeure marquée par une orientation pardéfaut, souvent subie. Il en résulte un tauxd’abandon élevé (environ un quart des effec-tifs) ; en outre, malgré son caractère massif(40 % des jeunes intègrent la fi lière profes-sionnelle après la scolarité obligatoire) et lerelatif succès des spécialités industrielles,cette professionnalisation de l’enseignementne parvient pas à remédier au chômage struc-turel des jeunes : en 2010, près d’un quartdes actifs de 15 à 24 ans sont au chômage,une proportion près de trois fois supérieureà celle des 25-64 ans ; enfin, cette politiquene parvient pas à endiguer le flux de sansdiplômes (17 à 18 % d’une génération, soit130 000 jeunes par an) qui se retrouvent mas-sivement au chômage (40 % trois ans aprèsavoir arrêté leurs études). De plus, ces inéga-lités initiales ne sont pas compensées par laformation continue.

[4] Le concept de« dépendance

de sentier »institutionnelle (path

dependency) traduitl’idée que certains

choix institutionnelsfaits dans le passé

conditionnent ensuite lefutur, les modifi cationsde trajectoire ayant des

coûts importants.

[5] En 2010-2011, nonseulement la population

d’apprentis atteint426 000 contre 230 000vingt ans auparavant,mais sa composition a

profondément changé :la préparation du CAP (etsecondairement du BEP)

ne concerne plus que45 % des effectifs contre94 % et à l’inverse, 26 %

des apprentis visent untitre de l’enseignementsupérieur des effectifs,

ce qui était rarissime il ya vingt ans (0,57 %).

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 114

Une formation continue toujours peupréventive des risques de l’emploi

De fortes inégalités d’accèsà la formation continue…

Dans le cadre de marchés internes du travailstructurés de longue date par des organisa-tions du travail fortement hiérarchisées, lesinégalités d’accès à la formation continuerestent très marquées : la probabilité pourun ouvrier non diplômé de suivre un stage esttrois fois inférieure à celle d’un cadre déten-teur d’un diplôme de l’enseignement supé-rieur. Globalement, un actif non diplômé a 3,1fois moins de chances d’accéder à une forma-tion continue qu’un diplômé post-bac, contre1,8 fois en Suède. En outre, la durée moyennedes formations – 22 heures – est particuliè-rement faible en France (trois fois moinslongues qu’en Allemagne, presque cinq foismoins qu’en Suède). Elles revêtent donc uneportée avant tout adaptative aux exigencesdes postes de travail à court terme. Au mieux,elles renforcent des qualifi cations spécifi quesà l’employeur du moment ; de ce fait, en casde mobilité subie ou volontaire, leur transfé-rabilité est tout sauf garantie. Aussi, malgréles dispositions – confirmées par la jurispru-dence – introduites par le législateur en 2002,selon lesquelles l’employeur doit adapter lesqualifications de ses salariés aux évolutionsdes emplois, la capacité de ces politiques deformation interne à préparer des transitionsultérieures sur le marché du travail s’avèrefaible en France, tout particulièrement pourles salariés les moins diplômés et les moinsqualifiés. Cette configuration est d’autantplus problématique que le bénéfice en coursde carrière d’une formation diplômante restefort rare : en 2007, il n’avait concerné que2,6 % des 30-39 ans contre 12,9 % en Suède,8 % au Danemark et 5,9 % au Royaume-Uni.Ainsi, aux inégalités scolaires très marquéespar l’origine sociale (Baudelot, Establet,2009), se cumulent de fortes inégalités d’accès

à la formation continue, bien éloignées d’une« seconde chance » à la scandinave.

… malgré de nouveaux dispositifs

L’instauration d’un droit individuel à la for-mation (DIF) en 2003-2004, ouvrant un créditde 20 heures par an cumulable en principe sursix ans, n’a guère changé la donne : le nombrede bénéficiaires reste limité (6,4 % des sala-riés l’an en 2010) tandis que les durées deformation sont trop courtes (22 h) pour per-mettre l’accès à une formation qualifi antequi soit ensuite un facteur de mobilité et desécurisation des parcours en cas de reconver-sion. Si le congé individuel de formation, créédès les années 1970, concerne le plus souventdes formations diplômantes, il touche moinsde 40 000 salariés l’an faute de fi nancementssuffisants, alors que la loi de 2009 disposequ’au cours de sa vie active, toute personnedoit pouvoir suivre une formation lui permet-tant de progresser d’au moins un niveau dequalification : à ce jour, cette ambition n’estpas encore étayée par des instruments effec-tifs6. Tant qu’un droit différé à l’éducationn’aura pas été mis en place – par exemple,garantir l’équivalent d’une année de for-mation diplômante à toute personne sortiesans un niveau de diplôme jugé suffi sant –,la situation n’a guère de raison de changer. Ilest symptomatique que l’État n’ait pas reprisdans la loi de 2004 sur le dialogue social etla FTLV l’appel des partenaires sociaux àinstaurer une telle disposition. Dans un telcontexte, quels qu’aient pu être les avatarsde la gestion interne, il semble paradoxal quel’avenir de l’Association nationale pour laformation professionnelle des adultes (AFPA)soit aujourd’hui en suspens alors qu’il s’agitdu premier organisme de formation quali-fiante : il accueille environ 170 000 stagiairespar an dont plus de 100 000 demandeursd’emploi et permettait à plus de 63 000 can-didats d’obtenir un titre du ministère du Tra-vail (Larcher, 2012). Par ailleurs, la validationdes acquis de l’expérience (VAE) ne sauraitencore tenir lieu d’alternative crédible à laformation professionnelle pour accéder à la

[6] À cet égard, comme lenote le rapport Larcher(2012), le fonds paritairede sécurisation desparcours professionnels(FPSPP), créé par laloi de novembre 2009,ne semble pas êtresuffisant : si l’un de sesprincipes fondateursest louable – pourpouvoir bénéfi cierde fi nancementscomplémentairesvenant de ce fonds,les organismesparitaires en chargede la mutualisationdes contributions desentreprises doiventconsacrer 40 % deleurs ressourcesà des actions deformation qualifi antesou diplômantes –, sacapacité réelle d’actionreste limitée : alorsqu’il devait formerchaque année 500 000salariés et 200 000demandeurs d’emploisupplémentaires,les projets soutenusen 2010 et 2011 n’ontconcerné au total que272 000 chômeurs,139 000 salariés de basniveau de qualifi cationet 173 000 salariés enchômage partiel.

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LA FORMATION PROFESSIONNELLE : QUELLE PLACE DANS LES POLITIQUES DE L’EMPLOI115

certification et élargir les horizons de mobi-lité d’une part significative des salariés : sesprocédures  de validation prennent insuffi -samment en compte la diversité des certifi ca-tions professionnelles et imposent des délaisd’instruction trop longs7.

Une formation des demandeursd’emploi assez modesteDans un contexte de chômage croissantdepuis 2008, la part des dépenses totales deformation professionnelle continue destinéeaux demandeurs d’emploi est structurelle-ment faible et, qui plus est, sa part a régressésignificativement depuis 2001 malgré unehausse en 2010 consécutive à la crise. Dansce cadre, les demandeurs d’emploi accèdentmoins souvent à une formation que les sala-riés8 ; certes, leur durée moyenne de forma-tion est quatre fois plus élevée, mais souvent,elle reste trop courte pour accéder à unecertification reconnue ; là encore, les moinsdiplômés sont sous-représentés9 : il est frap-pant de constater que parmi les jeunes chô-meurs en formation, les moins qualifi és sontceux qui visent le moins souvent l’obtentiond’un diplôme10 (Aude, 2011) ; de plus, en cas

de formation courte, le domaine est plus sou-vent imposé au stagiaire, ce qui accroît lesrisques d’abandon.

En outre, pour ce qui est des jeunes, la partdes dépenses allouées aux formations certi-fiantes régressent au profit de celles destinéesà l’accompagnement lors du processus d’in-sertion : hors crédits pour l’apprentissage,elles représentent désormais le premier postede dépenses de l’État en faveur des jeunesavec une hausse de 72 % en 2010 (+ 16 % en2009). Celle-ci tient à la mise en œuvre desplans lancés en 2009 en faveur des jeunes lesplus en difficulté : tout d’abord, le « pland’urgence » d’avril  2009 (avec notamment lecontrat d’accompagnement formation qui,destiné à l’obtention d’un meilleur niveau dequalification ou à l’adaptation des compé-tences aux besoins du marché du travail, abénéficié à 25 000 jeunes en 2010) puis le plan« Agir pour la jeunesse » de septembre 2009par lequel l’État renforce les moyens des per-manences d’accueil, d’insertion et d’orien-tation (PAIO) et des missions locales, quiaccompagnent les jeunes les plus en diffi -culté (au moyen notamment de l’allocationCIVIS11). Pour nécessaire qu’elles soient dansla conjoncture du moment, ces interventions

[7] En 2010, par la VAE,environ 30 000 candidats

ont obtenu unecertifi cation publique

sachant que depuis 2007,le nombre de certifi és

« oscille entre 29 000 et32 000 » (cf. Bèque L.

(2012), « La VAE en 2010dans les ministères

certifi cateurs. Environ30 000 titres et diplômes

délivrés », DARESAnalyses n° 37). p. 2).

Pour la seule ÉducationNationale, sur 107 000

diplômes obtenus horsformation initiale en

2010, seuls 11 400 l’ontété par la VAE.

[8] 33 % sur un an contre44 % pour les salariés,

d’après l’enquêtecomplémentaire à

l’enquête emploi surla formation continue

menée en 2006 parl’INSEE.

[9] En décembre 2011,d’après Pôle emploi, leschômeurs sans diplômereprésentent 38,3 % des

entrées en formationalors qu’ils représentent

58,6 % des demandeursd’emploi (Larcher, ibid.,

p. 13).

[10] Cf. Aude J. (2011),« Les demandeurs

d’emploi stagiairesde la formation

professionnelle : quellesformations pour quels

stagiaires ? », DARESAnalyses n° 86.

[11] Contrat d’insertiondans la vie sociale.

1. Dépenses de formation professionnelle continue par publics bénéfi ciaires (en millions d’euros et en %)

Bénéfi ciaires 2001 2006 2010 2010/2001

Jeunes* 2 198 (14,6 %) 2 365 (13,8 %) 2 654 (13,6 %) + 20,7 %

. Alternance et professionnalisation 1 446 (9,6 %) 1 234 (7,2 %) 1 201 (6,2) %) – 16,9 %

. Accompagnement et autres 752 (5,0 %) 1 131 (6,6 %) 1 453 (7,4) %) + 93,2 %

Demandeurs d’emploi 3 514 (23,3 %) 3 447 (20,0 %) 3 924 (20,2 %) + 11,7 %

Actifs occupés du privé 9 351 (62,1 %) 11 382(66,2 %)

12 500(66,2 %)

+ 32,6 %

Total** 15 063 (100 %) 17 194 (100 %) 19 478 (100 %) + 29,3 %

* Hors apprentissage. Une partie des dépenses pour les jeunes est classée avec les actifs occupés (plan de formation) ou lesdemandeurs d’emploi.** Hors dépenses d’investissement pour la formation des actifs du privé et du public qui représentent moins de 1,2 % du totaldes dépenses.

Source : DARES, 2012.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 116

ne s’inscrivent guère dans une logique pré-ventive mais plutôt réparatrice, qui plus estconçue dans l’urgence, à rebours de l’élabo-ration de perspectives durables de sécurisa-tion de l’insertion des jeunes. En outre, il estfrappant de constater que dans un contextede chômage croissant, les contrats de pro-fessionnalisation, qui débouchent à 89 % surune certifi cation reconnue au moins égale auCAP, se font de plus en plus sélectifs, commesi ces dispositifs ne pouvaient que renfor-cer les tendances spontanées du marché dutravail : 72,6 % des bénéficiaires avaient aumoins le bac en 2011 contre 69,3 % en 2009(respectivement 75 % et 72,6 % pour les moinsde 26 ans). Pourtant, parmi les 17 % d’unegénération qui quittent chaque année le sys-tème éducatif sans diplômes, à un horizon decinq ans, seuls 10 % de ces jeunes obtiennentune certification reconnue (Steedman et al.,2010) de nature à faciliter leur insertionprofessionnelle.

Une activation des politiquesde l’emploi toute relativeTrois modèles nationauxde politiques de l’emploiCadrés par une nomenclature des « politiquesdu marché du travail » arrêtée par l’OCDE etEurostat, les dispositifs « ciblés » se répar-tissent entre :

– les mesures de « soutien au revenu »(indemnisation du chômage et préretraites) ;

– les services relatifs au marché du travail(frais de structure du service public de l’em-ploi au sein desquels sont identifiés, au prixde certaines diffi cultés statistiques l’accom-pagnement personnalisé des demandeursd’emploi) ;

– et enfin les mesures qualifiées d’« actives »,qui ont pour but de favoriser l’accès à l’em-ploi (aides à l’emploi des travailleurs handi-capés ainsi qu’à la création d’entreprise parles chômeurs, contrats aidés dans les secteurs

2. Coût des politiques du marché du travail (en % du PIB, en 2010)

Allemagne Danemark* FranceRoyaume-

Uni*

Dépenses totales d’interventionsur le marché du travail

2,28 3,48 2,59 0,71

. Dépenses actives (yc. service publicde l’emploi)

0,94 1,91 1,14 0,3

Dont Formation 0,31 0,42 0,38 0,02

. Dépenses passives 1,34 1,57 1,45 0,32

Taux de chômage (en % de la populationactive)

5,9 7,6 9,3 7,8

Taux d’effort politique actifpar la formation

0,05 0,06 0,04 €

Taux d’effort politique actif 0,16 0,25 0,12 0,05

*en 2009. Note : Dans une perspective comparative, le calcul de taux d’effort permet d’annuler l’effet lié à l’importance dutaux de chômage car a priori, plus ce taux est élevé, plus – toutes choses égales par ailleurs –, on peut attendre des dépensespour les chômeurs. Ainsi à taux de chômage donné, l’effort danois en politiques actives dédiées à la formation des demandeursd’emploi est 3,3 fois plus élevé qu’en France et qu’en Allemagne.

Source : OCDE, 2010.

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LA FORMATION PROFESSIONNELLE : QUELLE PLACE DANS LES POLITIQUES DE L’EMPLOI117

marchand ou non marchand et formationprofessionnelle des demandeurs d’emploi).

Au regard de cette typologie, on peut identi-fier trois modèles nationaux (Gautié, 2009) :

– les pays scandinaves promeuvent des dis-positifs universalistes qui visent à la fois àsoutenir généreusement le revenu des popu-lations en difficulté sur le marché du travailet à favoriser l’accès à l’emploi et à la qualifi -cation par des politiques actives diversifi ées ;

– s’y opposent, assez radicalement, les paysdont l’action publique d’inspiration néo-libé-rale se caractérise par une indemnisationdu chômage très réduite et une politiqued’activation contraignante pour les intéres-sés  puisqu’elle est essentiellement tournéevers une aide à la recherche d’un emploi, quelqu’il soit, jugé préférable au bénéfi ce d’uneprestation sociale (Barbier, 2002) ;

– la France et l’Allemagne sont dans unesituation intermédiaire, produit d’un empile-ment de mesures diversifiées, faiblement hié-rarchisées et dont la cohérence d’ensembleest souvent problématique (Ehrel, 2009)12.

Des mesures activesdont le poids se réduitPour apprécier pleinement le poids de la for-mation des chômeurs, il importe d’élargir lepoint de vue aux mesures qualifiées de « géné-rales » par la nomenclature du ministère duTravail et qui visent notamment à réduire lecoût du travail pour certaines catégories desalariés, certaines activités et certains ter-ritoires. Il en ressort qu’au fil du temps, lesmesures dites actives tournées vers les indi-vidus pèsent de moins en moins lourd dansles politiques de l’emploi13, en raison notam-ment de la place donnée aux exonérations decharge sociales et autres dépenses fi scalesengendrées, par exemple, par la création dezones franches censées favoriser la créationd’emplois dans certains territoires où secumulent difficultés économiques et tensionssociales.

Les freins à l’activation, par la formation,des politiques du marché du travail ne sontpas que d’ordre financier mais aussi orga-nisationnels. Une enquête du ministère duTravail (Aude, 2011) montre que si « prèsdes deux tiers des stagiaires ont contactéau moins deux points d’information diffé-rents (ANPE, AFPA, mission locale ou PAIO,organisme de formation, entreprise) », 43 %« déclarent qu’au final, ils se sont orien-tés eux-mêmes vers la formation suivie » et45 % signalent « avoir éprouvé des diffi cultéspour [y] accéder » (ibid., p. 2-3) ; s’y ajoutent,pour beaucoup, d’excessives complexitésadministratives engendrées par une fortebalkanisation institutionnelle, l’éloigne-ment du lieu de formation, source de fraissupplémentaires (déplacement, restauration,hébergement), ainsi que la longueur du délaid’entrée en stage (plus de 3 mois pour 28 %des stagiaires), au point de décourager cer-tains bénéficiaires potentiels, souvent ceuxqui auraient le plus besoin de cette ressource(Kaisergruber, 2012). Enfin, pour nombre desalariés peu qualifiés auxquels la formationinitiale n’a pas laissé que de bons souvenirs,la nécessité de proposer une offre adaptée

[12] Toutefois, lerenforcement du

suivi des chômeursindemnisés avec, à

compter de 2001, leplan d’aide au retour

de l’emploi (PARE)appuyé sur un plan

d’action personnalisé(PAP) semble avoir fait

reculer la récurrencedu chômage. Ceci reste

toutefois controversé(Erhel, 2009).

[13] Cf. Roguet B., Pessoae Costa S. (2012), « Lesdépenses en faveur del’emploi et du marché

du travail en France en2009 », DARES Analyses

n° 5.

3. Dépenses des politiques du marché du travail et de soutien à l’emploi (en % du PIB)

2005 2009Politiques du marchédu travail

2,49 2,42

. Services du marché dutravail

0,23 0,26

. Mesures d’activation 0,67 0,72 dont formation 0,29 0,36. Soutien du revenu 1,59 1,44Mesures générales 1,50 2,20. Exonération de chargessociales

0,99 1,44

. Incitations à l’emploiet mesures en faveurde l’emploi dans certainsterritoires et secteurs

0,51 0,76

Total 3,99 4,62

Source : DARES, 2012.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 118

s’impose. À cet égard, les « écoles de la deu-xième chance », qui sont encore beaucouptrop rares (Larcher, 2012), constituent un

exemple intéressant – mais coûteux14 – ins-crit dans la perspective d’un droit différé àl’éducation qui reste à construire.

[14] C’est le prix à payer àl’incapacité grandissantedu système éducatifà apporter à chacunles compétences debase sans lesquelles lepassage en formationcontinue peut s’avérerinutile ou inadapté : de2000 à 2009, la part desjeunes français de 15 ansconsidérés commemauvais lecteurs au testPISA de l’OCDE est ainsipassé de 15,2 % à 19,8 %.AUDE J. (2012), « La

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POUR EN SAVOIR PLUS

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IMMIGRATION ET MARCHÉ DU TRAVAIL119

MANON DOMINGUES DOS SANTOS

Université Paris-Est-Marne-la-ValléeERUDITE (EA437), UPEMLV, UPEC, TEPP

La question de l’incidence de l’immigration sur le marché du travail se trouve régulièrement au cœur de l’actualité. L’immigration peut-elle faciliter les ajustements entre offre et demande sur certains segments ?Dégrade-t-elle les conditions d’emploi des travailleurs natifs ?Selon Manon Domingues Dos Santos, l’immigration est susceptible d’influencer le chômage par deux biais : d’une part si la population immigrée est davantage affectée par le chômage que les natifs ; d’autre part, si l’immigration affecte les taux de chômage des autres travailleurs, notamment ceux dont les caractéristiques productives sont proches. Les travaux théoriques et empiriques montrent que si la propension au chômage des immigrés est substantiellement supérieure à celle des natifs, l’immigration n’aurait en revanche qu’un effet transitoire et limité sur les opportunités d’emploi de ces derniers.

Problèmes économiques

Immigration et marché du travail

L’économie française a-t-elle besoin de tra-vailleurs immigrés ? Avec un taux de chômagequi avoisine les 10,2 % au deuxième trimestre2012, cette question pourrait a priori semblerincongrue. Pourtant, l’opportunité de recourirà l’immigration pour pallier certains besoinsen main-d’œuvre de l’économie françaiserevient dans le débat public de façon récur-rente. Le spectre du vieillissement démogra-phique qui met en péril le financement de laprotection sociale, la persistance de diffi cul-tés de recrutement dans certains secteurs

d’activité comme le bâtiment et la restaura-tion, ou la nécessité d’asseoir la croissancesur une main-d’œuvre qualifi ée abondantesont autant de facteurs qui confèrent à cettequestion un enjeu économique substantiel.

Plus précisément, notre contribution proposed’expliciter l’incidence de l’immigration surle chômage, qui peut s’exprimer par deuxbiais. En premier lieu, si les immigrés ont unepropension au chômage différente de celledes autochtones, l’immigration induit uneffet de composition contribuant à modifi erle taux de chômage moyen. En second lieu,l’immigration peut affecter les taux de chô-mage catégoriels, et plus particulièrementl’emploi des travailleurs ayant des caracté-ristiques productives proches de celles desimmigrés.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 120

La situation des immigréssur le marché du travailLes immigrés ont-ils une propension au chô-mage différente de celle des autochtones et, lecas échéant, pourquoi ?

Une plus forte propension auchômage des travailleurs immigrésAu regard de la propension au chômage, lesdifférences entre communautés autochtoneset immigrées sont quasi univoques (gra-phique 1). En France, alors que le taux dechômage des autochtones avoisine les 9 %en 2010, celui des immigrés atteint 16 %, lesimmigrés d’origine extra-européenne ayantune propension au chômage de près de 20 %.Dans tous les pays européens, à l’exceptionde la Pologne et de la Hongrie, le taux dechômage des travailleurs immigrés est éga-lement toujours nettement supérieur à celuide leurs homologues natifs. En moyenne, letaux de chômage des premiers excède de 70 %

celui des seconds. Dans tous les pays scandi-naves, en Belgique et au Pays-Bas ainsi qu’enAutriche et en Allemagne, le taux de chômagedes immigrés s’élève à plus du double decelui des autochtones.

Les explications avancéesLes différences de conditions d’emploi entreautochtones et étrangers peuvent trouverdeux fondements. En premier lieu, les travail-leurs de ces deux communautés peuvent dif-férer au regard de certaines caractéristiquesproductives influençant la productivité etl’employabilité. Certains travailleurs étran-gers pourraient également être victimes dediscrimination à l’embauche : à caractéris-tiques identiques, leurs opportunités d’em-ploi pourraient être moindres. Isoler ces deuxphénomènes nécessite au préalable d’esti-mer la productivité individuelle. À cette fi n,les économistes ont usuellement recours àcertaines caractéristiques observables tellesque le niveau de qualification et l’expérienceprofessionnelle.

1. Taux de chômage des autochtones et des immigrés en Europe

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5,0

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15,0

20,0

25,0

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Taux de chômage des autochtones Taux de chômage des immigrés

Taux de chômage des immigrés à structure par qualificationdes autochtones

Taux de chômage des immigrés à struture par taux de chômageselon la qualification des autochtones

Autrich

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Suède

Source : OCDE, 2006. Calculs de l'auteur.

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IMMIGRATION ET MARCHÉ DU TRAVAIL121

La répartition relative des populationsautochtones et immigrées par niveau de qua-lification déclaré montre une forte hétérogé-néité entre pays. La proportion des immigrésayant un niveau d’éducation au plus primaireest plus faible que pour les natifs, notammentdans les pays d’Europe du Sud (Espagne,Portugal, Italie, Grèce), en Hongrie et Répu-blique Tchèque, au Royaume-Uni ainsi qu’enIrlande. En revanche, les pays européens sontplus homogènes au regard de la part rela-tive entre communautés des individus ayantacquis un niveau d’éducation tertiaire.

L’examen des taux de chômage par niveaude diplôme au sein des populations nativeset immigrées nous amène à deux constats(graphique 2). En premier lieu, pour les deuxcommunautés, la propension au chômagediminue globalement avec le niveau de qua-lification, ce lien étant toutefois plus marquépour les autochtones. En deuxième lieu, àniveau de diplôme donné, le taux de chômagedes étrangers est toujours substantiellementplus élevé que celui des autochtones.Ainsi, on

peut évaluer que si la répartition par diplômede la population immigrée était analogue àcelle de la population autochtone, dans laquasi-totalité des pays européens, les diffé-rences de taux de chômage entre immigréset autochtones ne seraient que faiblementaffectés tandis qu’elles deviendraient négli-geables si les taux de chômage par niveau dequalification étaient les mêmes dans les deuxpopulations (graphique 1).

Sans nier l’existence de pratiques discrimi-natoires, on notera que certaines caractéris-tiques, usuellement non observées, affectantl’employabilité et la productivité des tra-vailleurs pourraient contribuer à expliquerune partie des écarts rémanents. En premierlieu, parmi les non diplômés, une plus largefraction des immigrés n’a jamais été scola-risée. Par ailleurs, les compétences acquisespar les immigrés dans leur pays d’origine nesont que partiellement transférables dansleur pays d’accueil. Enfin, les populationsautochtones et immigrées se distinguent auregard du degré de maîtrise de la langue, des

2. Qualification relative des immigrés

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Autrich

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Rapport entre la part des autochtones et des immigrés ayant un niveau d'éducation primaire

Rapport entre la part des autochtones et des immigrés ayant un niveau d'éducation secondaire

Rapport entre la part des autochtones et des immigrés ayant un niveau d'éducation tertiaire

Source : OCDE, 2006. Calculs de l'auteur.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 122

secteurs d’activité vers lesquels se concentreleur recherche d’emploi ou de la densité deleurs réseaux d’entraide, autant de facteurssusceptibles d’influencer les opportuni-tés d’emploi et l’efficacité du processus derecherche.

En résumé, la population immigrée affi cheune propension au chômage signifi cative-ment supérieure à celle de la populationautochtone dans la quasi-totalité des payseuropéens : l’immigration contribue donc, viaun effet de composition, à accroître les tauxde chômage nationaux. Toutefois, notre ana-lyse des fondements de ces disparités nousamène à insister sur un point : si une partiede la plus forte vulnérabilité au chômage desétrangers peut notamment s’expliquer par unniveau de compétences effectives plus faible,une part importante des différentiels de chô-mage demeure inexpliquée par les caractéris-tiques usuelles.

L’incidence de l’immigrationsur les opportunités d’emploides autochtonesL’immigration porte-t-elle préjudice auxopportunités d’emploi des autochtones ? Pourcertains, en effet, les travailleurs immigrés sesubstitueraient aux travailleurs autochtones,contribuant ainsi à détériorer leurs condi-tions d’emploi. Pour d’autres, en revanche,les immigrés occuperaient des emplois queles natifs n’acceptent pas ou généreraient, àterme, une demande de travail équivalenteau nombre d’emplois qu’ils occupent. Afi n d’évaluer la pertinence de ces deux a priori, ilnous faut tout d’abord comprendre les méca-nismes économiques sous-jacents avant d’ex-poser les principaux résultats des travauxempiriques.

Les mécanismes à l’œuvreLa rigidité temporelle des comportementsconditionne les conséquences des migrationsà l’horizon temporel retenu.

À court-termeLa contribution originelle analysant l’inci-dence des migrations sur le chômage est, sansaucun doute, celle de Harris et Todaro1. Cettecontribution considère une économie dualeoù la région d’accueil est caractérisée par laprésence d’un salaire minimum contraignant.En substance, les entreprises déterminantleur demande de travail de façon à égaliserla productivité marginale du travail au coûtdu travail, le niveau d’emploi est entièrementdéterminé par la technologie et le niveau dusalaire minimum. Le chômage résultant dela confrontation entre l’offre et la demandede travail, toute immigration accroît l’offrede travail sans en augmenter la demande, cequi se traduit in fine par une augmentationdu niveau et du taux de chômage. La contri-bution de Harris et Todaro repose toutefoissur un modèle statique où prix et salaires dela région d’accueil sont totalement rigides àcourt terme comme à long terme.

Les modèles néo-keynésiens supposent éga-lement que les prix, les salaires et le capi-tal productif sont rigides, mais seulementà court terme. En substance, à court-terme,c’est la demande globale qui détermine laproduction et l’emploi. À plus long terme, lessalaires et les prix s’ajustent sous l’impulsiond’une modification du taux de chômage : letaux de chômage influence les revendicationssalariales et l’évolution des salaires se réper-cute sur les prix. L’inflation rétroagit alorssur la demande de biens. Dans le cadre deces modèles d’inspiration néo-keynésienne,l’immigration peut être assimilée à uneaugmentation exogène de l’offre de travail.Elle induit instantanément une augmenta-tion du nombre de travailleurs sans affecterle niveau d’emploi, puisque les prix et lessalaires sont fi xés. L’afflux de travailleurs setraduit donc par une augmentation du chô-mage, puisqu’un même nombre d’emploisdoit être réparti entre un plus grand nombrede travailleurs. Cependant, cette augmen-tation n’est que transitoire. L’augmentationdu taux de chômage modère les revendica-tions salariales : les salaires diminuent et les

[1] Harris J. et TodaroM. (1970), « Migration,Unemployment andDevelopement : ATwo-Sector Analysis »,American EconomicReview, Vol. 60.

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IMMIGRATION ET MARCHÉ DU TRAVAIL123

prix suivent. Ceci stimule alors la demande de biens et donc de travail, ce dernier effet contribuant à diminuer à nouveau le taux de chômage. À terme, la diminution des prix est telle que l’effet initial sur le taux de chômage est totalement évincé. L’immigration n’a donc qu’une incidence transitoire sur le taux de chômage qui perdure d’autant moins que les prix et les salaires s’ajustent rapidement. À titre d’illustration, pour le cas de la France, en se fondant sur les estimations de la rela-tion de Phillips sur la période 1970-1998, on peut évaluer qu’une immigration augmentant de 1 % le taux de croissance de la population active augmenterait de 0,625 points le taux de chômage à court terme. Toutefois, l’esti-mation d’un délai moyen d’ajustement des salaires sur les prix inférieur à un semestre laisse augurer la faible persistance de cet effet.

Si les prix et les salaires peuvent néces-siter certains délais d’ajustement, il faut également un certain temps pour qu’un tra-vailleur trouve un emploi adapté à ses com-pétences et qu’une entreprise trouve un travailleur adapté au poste de travail qu’elle désire pourvoir. Comme nous l’enseignent les modèles d’appariement, ces délais d’adé-quation impliquent qu’à tout moment sur le marché du travail, coexistent des chô-meurs recherchant un emploi et des emplois vacants2. Dans ce cadre, si l’on considère un affl ux d’immigrés, les nouveaux venus peuvent mettre un certain temps à trouver un emploi conforme à leurs attentes. L’immi-gration se traduit alors instantanément par une augmentation équivalente du nombre de chômeurs qui accroît le taux de chômage. Néanmoins, cette augmentation du vivier de recrutement augmente la probabilité pour une entreprise de pourvoir rapidement un poste vacant, ce qui en diminue le coût. Ainsi, en augmentant le profi t associé à la création d’un emploi, l’immigration stimule cette der-nière. Ce processus reste opérant tant que le profi t associé au postage d’un emploi vacant demeure positif, c’est-à-dire jusqu’à ce que le taux de chômage retrouve son niveau initial.

En résumé, lorsque les salaires et les prix affi chent un certain délai d’ajustement aux modifi cations de l’environnement économique et que les travailleurs mettent un certain temps à trouver un emploi adapté à leur com-pétence, l’immigration est susceptible d’aug-menter transitoirement le taux de chômage.

À long-termeComme nous l’avons précisé, l’immigration augmente la taille de la population active présentant des caractéristiques productives similaires à celles des immigrés. Dans cette optique, évaluer l’impact des migrations sur le taux de chômage revient à s’interroger sur les liens entre taux de chômage et taille de la population active.

Les enseignements récents de l’économie du travail nous éclairent sur les sources du chômage catégoriel à long terme. Les négo-ciations salariales ou les politiques de rému-nération des entreprises confrontées à des coûts de rotation de la main-d’œuvre ou à des asymétries d’information induisent une rigidité à la baisse des salaires engendrant du chômage3. De façon générale, expliciter les déterminants des salaires contribue à limiter l’incidence des migrations sur les taux de chômage catégoriels à long terme. En effet, dans les modèles de chômage d’équi-libre, les taux de chômage catégoriels d’équi-libre s’avèrent indépendants de la taille de la population active considérée. Un résultat s’impose donc : l’immigration d’un certain type de travailleurs augmente le nombre d’actifs de ce type mais cette augmentation n’aurait aucune incidence sur le taux de chô-mage de long terme de la catégorie de main-d’œuvre considérée.

Les résultats empiriquesDifférentes méthodes économétriques sont utilisées afi n d’apprécier l’incidence de l’im-migration sur les conditions d’emploi des autochtones. Les plus usitées sont l’approche en termes de corrélations spatiales, l’exploi-tation d’expériences naturelles et l’approche en termes de proportions de facteurs.

[2] Sur ce point, voir dans ce même numéro

l’article d’Arnaud Chéron, pp. 78-83.

[3] Sur ce point, voir dans ce même numéro

l’article d’Arnaud Chéron, pp. 78-83 ainsi

que le zoom p. 12.

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Problèmes économiques FÉVRIER 2013 124

Les corrélations spatialesCette méthode consiste à évaluer les corréla-tions existant entre conditions d’emploi desautochtones et présence de travailleurs immi-grés au sein de différents marchés locaux dutravail à un instant donné. En substance, s’ils’avère que les régions où les opportunitésd’emploi des autochtones sont les plus défa-vorables sont également celles où la présencede travailleurs immigrés est la plus impor-tante, cette méthode consiste à interprétercette corrélation comme un lien de causalité.Toutefois, si de nombreux travaux mobi-lisent la méthode des corrélations spatiales,les méthodologies, données, variables d’inci-dence et variables de contrôle utilisées sonttrès hétérogènes, ce qui rend diffi cile toutecomparaison rigoureuse des résultats.

Toutefois, les évaluations utilisant laméthode des corrélations spatiales montrentgénéralement que l’incidence des migrationssur les opportunités d’emploi des natifspeu qualifiés est relativement modérée. Uneméta- analyse synthétisant 165 estimationsémanant de 9 études récentes sur les pays del’OCDE, évalue qu’en moyenne, une augmen-tation de 1 % du nombre d’immigrés diminued’au plus 0,024 % l’emploi des autochtones.Elle conclue néanmoins que cet impactest vraisemblablement plus important enEurope, où les marchés du travail sont plusrigides et les travailleurs moins mobiles.

Les expériences naturellesCertaines études fondent leurs estima-tions sur des expériences dites naturellesen exploitant notamment les conséquencesde mesures politiques ayant généré des fl uxmigratoires intenses et ponctuels dans cer-taines régions.

Une première expérience concerne « l’exodede Mariel ». En 1980, à la suite d’un dif-férent entre les gouvernements cubain etpéruvien, Fidel Castro proclame l’ouverturedu port de Mariel, tout Américano-cubain ledésirant pouvant quitter Cuba. Cette décla-ration provoqua une déferlante de plus de125 000  Cubains vers les États-Unis entre

avril et septembre  1980. La moitié de cesmigrants s’installant à Miami, la popula-tion active de la ville crût de près de 7 %. Afi n d’évaluer les conséquences de cette immigra-tion massive, l’évolution des taux de chômageà Miami est comparée à celles observéesentre 1979 et 1985 dans d’autres villes ayantdes caractéristiques proches. La similaritédes marchés du travail de Miami (ville test),et des autres villes (villes de contrôle), per-met d’attribuer à l’immigration cubaineles différences de performance du marchédu travail éventuellement observées. Cetteexpérience permet de conclure que les évolu-tions du taux de chômage à Miami sont trèsproches de celles observées dans les autreslocalités. À terme, l’incidence sur le chômageet les salaires de cette immigration, pourtantmassive, aurait donc été négligeable.

Une autre expérience porte sur les consé-quences de l’afflux des rapatriés d’Algé-rie en France au cours de l’année 1962. À lasuite de la signature des accords d’Évian le18 mars 1962, consacrant l’indépendance del’Algérie, 900 000 rapatriés débarquèrent enFrance métropolitaine au cours de la mêmeannée, principalement dans les régions duSud. Afin d’évaluer l’impact de cette vaguemigratoire sur les opportunités d’emploides autochtones, cette expérience comparel’évolution des taux de chômage dans les 90départements métropolitains en contrôlantun ensemble de variables externes pouvantégalement influencer les variables étudiées.Elle estime qu’une augmentation de 1 % de lapopulation active induite par cette immigra-tion aurait augmenté le taux de chômage desnon-rapatriés de 0,2 %.

La comparaison de ces deux études conduità penser que le marché du travail américainaurait une capacité d’absorption plus forteque le marché français. Les rigidités du mar-ché du travail européen, caractérisé notam-ment par une protection de l’emploi plusmarquée et des taux de remplacement plusélevés, peuvent être évoquées pour expliquerl’incidence plus forte de l’immigration sur les

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IMMIGRATION ET MARCHÉ DU TRAVAIL125

taux de chômage. Afin de tester cette asser-tion, une troisième expérience considère l’in-cidence des exodes consécutifs aux guerresde Bosnie et du Kosovo sur chacun des paysd’accueil en utilisant une base de donnéescouvrant la période 1983-1999. Leurs résul-tats suggèrent qu’une augmentation de 10 %de la proportion d’immigrés induit une baissedu taux d’emploi des autochtones compriseentre 0,2 et 0,7 %. Cette baisse est d’autantplus prononcée que le pays considéré secaractérise par un marché du travail rigide.

L’examen des travaux fondés sur l’exploita-tion d’expériences naturelles met en évidenceune incidence modérée de l’immigration surles conditions d’emploi des autochtones.L’apparente capacité des économies d’accueilà absorber de nouveaux venus apparaît tou-tefois plus faible en présence d’institutionslimitant la flexibilité du marché du travail,constat contribuant à valider les enseigne-ments théoriques. Les travaux fondés surune approche dite « en termes de proportionde facteurs » n’aboutissent pas aux mêmesconclusions.

L’approche en termesde proportion agrégée de facteurs

Certains auteurs arguent que seules les esti-mations s’appuyant sur des séries tempo-relles agrégées s’avèrent pertinentes pouranalyser l’incidence de l’immigration sur lesconditions d’emploi des autochtones.

En s’appuyant sur des séries temporellesnationales, certains travaux adoptent unedémarche contre-factuelle en deux étapes.Dans une première étape, cette méthodeconsiste à comparer l’offre effective de tra-vailleurs pour différents niveau de qualifi -cation à l’offre que l’on aurait observée enl’absence de migration. Dans une secondeétape, en s’appuyant sur la valeur des élas-ticités de substitution4 entre facteurs usuel-lement retenues dans la littérature et ensupposant que les autochtones et les immi-grés d’un même niveau de qualifi cation sontdes substituts parfaits, les auteurs simulent

quelles auraient été les conditions d’emploien l’absence de migrations.

De par son caractère contre-factuel, cettedémarche est toutefois sujette à plusieurscritiques. La plupart des études concernentles États-Unis et se concentrent sur l’impactde l’immigration sur les salaires. Une étudeappliquant cette méthode à l’Allemagneconclut néanmoins que l’arrivée substantielled’immigrés en Allemagne dans les années1990 n’aurait pas eu d’impact signifi catifsur l’emploi des natifs. Toutefois, ces fl uxauraient sensiblement dégradé les opportu-nités d’emploi des immigrés antérieurs. Tra-vailleurs autochtones et immigrés seraientdonc imparfaitement substituables tandisque nouveaux et anciens immigrés le seraientparfaitement.

Si les travaux empiriques fondés sur laméthode des corrélations spatiales ou l’ex-ploitation d’expériences naturelles mettenten évidence un effet relativement modéré del’immigration sur les conditions d’emploides autochtones, d’autres études fondées surdes séries temporelles agrégées suggèrent unimpact plus néfaste.

***

Au terme de cette contribution, deux princi-paux constats s’imposent. En premier lieu,dans la plupart des pays européens, lesimmigrés affichent une propension au chô-mage supérieure à celle des autochtones. Ceconstat est patent, même après stratifi ca-tion des populations par niveau de qualifi ca-tion déclarée. Une part de cet écart pourraits’expliquer par un niveau de qualifi cationeffectif plus faible dans le contexte de leuréconomie d’accueil. Toutefois, seules des sta-tistiques individuelles sur plusieurs périodesdétaillant notamment la situation des immi-grés sur le marché du travail en sus de leurschéma migratoire et des durées, lieux et qua-lités de leurs formations pourrait rigoureuse-ment permettre d’évaluer les fondements decette plus grande vulnérabilité des immigrésau chômage.

[4] Les élasticités desubstitution mesurent le

degré de substituabilitéentre deux biens

ou deux facteurs deproduction.

Page 125: Comprendre le marché du travailgroupelavigne.free.fr/pehs2013.pdf · 2019. 1. 21. · sion (Asselain, 1985)3. Ainsi, dès le début du XIXe siècle, les éco-nomistes classiques

Problèmes économiques FÉVRIER 2013 126

En second lieu, les travaux théoriques infi r-ment la thèse du remplacement selon laquelleles immigrés occuperaient les emplois desnatifs. Il apparaît en effet que si l’immigra-tion peut accroître à court terme le taux dechômage, ces effets ne sont que transitoires.En substance, une économie aurait tendanceà créer des emplois en proportion du nombre

de personnes qui y résident et y consomment,les immigrés contribuant à créer à terme unnombre d’emplois proportionnel à la taillede leur communauté. Force est néanmoinsde constater que la pertinence empirique decette assertion demeure toujours aujourd’huil’objet de vifs débats.

LA MOBILITÉ INTERNATIONALEDES TRAVAILLEURSHAUTEMENT QUALIFIÉSLa croissance de la mobilitéinternationale des ressources humainesen science et technologie…Avec une croissance soutenue de

l’investissement direct étranger (IDE), des

échanges et de l’internationalisation de la

recherche-développement (R&D), la mobilité

des ressources humaines en science et

technologie (RHST) est devenue un aspect

essentiel de la mondialisation. Les migrations

jouent désormais un rôle important dans le

façonnage de forces de travail qualifi ées dans

l’ensemble de la zone OCDE.

L’importance de la mobilité tient à sa

contribution à la création et à la diffusion

du savoir. Non seulement elle aide à la

production et à la diffusion du savoir mais

elle est un mode important de transmission

du savoir tacite. Au sens le plus large du

terme, le savoir tacite est le savoir qui ne

peut être codifié et transmis sous la forme

d’informations via des documents, des

rapports académiques, des conférences ou

autres formes de communication. C’est entre

individus appartenant au même milieu social

et ayant une certaine proximité physique que le

transfert de ce savoir est le plus effi cace.

Différents facteurs contribuent aux fl ux de

travailleurs hautement qualifiés. En plus

des incitations économiques, comme la

possibilité d’une meilleure rémunération et

d’une progression de carrière, et l’accès à

un meilleur financement de la recherche,

les talents mobiles recherchent également

des infrastructures de recherche plus

performantes, l’opportunité de travailler avec

les « stars » de la recherche scientifique et une

plus grande liberté de débat. Ils sont moins

sensibles aux politiques publiques, ce sont

plutôt les attaches familiales ou personnelles

qui attirent les talents vers certaines

destinations.

… peut avoir un impact importantsur la création et la diffusion du savoir…

Une fois dans un autre pays, les travailleurs

diffusent leur savoir. Sur leur lieu de

travail, ils le diffusent à leurs collègues, en

particulier à ceux avec lesquels ils sont en

contact étroit. Les individus et organisations

géographiquement proches bénéfi cient des

retombées de ce savoir et peuvent contribuer

à l’émergence de concentrations locales

d’activité. La mobilité des RHST constitue

également un complément essentiel du

transfert de connaissances par le biais de fl ux

transfrontaliers de biens et de capitaux.

… dans les pays d’accueil commedans les pays d’origine…

Pour les pays d’accueil, l’afflux de talents a

des effets positifs en termes de circulation du

savoir, avec notamment la possibilité d’une

activité économique et de R&D accrue du fait

de l’arrivée de travailleurs qualifi és, d’une

augmentation des flux de connaissances et

de la collaboration avec les pays d’origine,

COMPLÉMENT

Page 126: Comprendre le marché du travailgroupelavigne.free.fr/pehs2013.pdf · 2019. 1. 21. · sion (Asselain, 1985)3. Ainsi, dès le début du XIXe siècle, les éco-nomistes classiques

IMMIGRATION ET MARCHÉ DU TRAVAIL127

d’un plus grand nombre d’inscrits dans les

programmes d’études supérieures, enfi n

de la création potentielle d’entreprises et

d’emplois par les entrepreneurs immigrés.

La mobilité peut aider à relier les entreprises

nationales au savoir étranger et à stimuler les

retombées de la R&D étrangère sur les unités

locales de R&D et l’ensemble de l’économie.

Parallèlement, les pays d’accueil doivent faire

en sorte que l’afflux de scientifiques et de

chercheurs ne retarde pas les réformes de

politiques qui limitent probablement l’offre

nationale de RHST.

Pour les pays d’origine, les travaux sur les

effets de l’émigration se sont souvent focalisés

sur les envois de fonds des migrants et la fuite

des cerveaux, mettant tout particulièrement

l’accent sur l’impact pour les pays en

développement. Ces envois d’argent sont

une source importante de revenus pour de

nombreux ménages à revenus faibles et

moyens des pays en développement. Les

principales inquiétudes que génère la fuite des

cerveaux sont la perte d’une main-d’œuvre

productive et de la production correspondante,

le coût fiscal de la formation de travailleurs

qui partent ensuite à l’étranger, et l’impact

potentiel sur le développement nécessaire des

institutions et le changement structurel. Mais

ces inquiétudes doivent être mises en balance

avec la question de savoir si ces chercheurs

et scientifiques auraient pu trouver un emploi

productif dans leur pays.

L’émigration de travailleurs qualifi és, tels

que les chercheurs et scientifi ques, peut

également être bénéfique pour la création et

la diffusion de savoir dans leur pays d’origine.

En particulier, les possibilités d’émigration

peuvent encourager le développement de

compétences. De plus, lorsque des individus

qualifiés émigrent vers des pays dont l’activité

économique est plus dense, ils peuvent

en faire bénéficier leur pays d’origine en

produisant des connaissances « supérieures »

à celles qu’ils produisaient chez eux, en

accumulant plus vite du capital humain et

en améliorant leur productivité, augmentant

ainsi les flux potentiels de retour de savoir.

Ils peuvent ainsi accroître le stock global de

connaissances.

… indiquant qu’il ne s’agit pasnécessairement d’un jeu à somme nulle

La « circulation des cerveaux » stimule le

transfert de connaissances aux pays d’origine.

Cela peut signifier le retour des émigrés

qualifiés dans leur pays d’origine après une

période passée à l’étranger ou un schéma de

migrations temporaires et circulaires entre le

pays d’origine et l’étranger. Les professionnels

diffusent dans leur pays d’origine le savoir

qu’ils acquièrent et entretiennent des

réseaux, facilitant ainsi l’échange continu de

connaissances. Pour tirer le meilleur parti de

cette circulation des cerveaux, le pays d’origine

doit avoir une capacité d’absorption suffi sante

et les migrants de talent retournant dans leur

pays doivent pouvoir réintégrer le marché local

du travail à un niveau qui corresponde à leurs

compétences et à leurs connaissances.

L’existence d’une diaspora accroît encore le

transfert de connaissances. La présence à

l’étranger d’un stock de RHST qualifi ées peut

faciliter le retour d’information et de savoir

vers le pays d’origine et les liens, sociaux et

autres, augmentent la probabilité que les fl ux

de retour du savoir continueront même après

le retour ou le départ des travailleurs. Dans

certaines économies émergentes, les réseaux

des diasporas jouent un rôle essentiel dans le

développement d’une capacité en science et

technologie. L’ensemble de ces effets donne

à penser que les flux de savoir associés à

l’émigration de chercheurs et de scientifi ques

peuvent être bénéfiques aux pays d’origine.

La mobilité des chercheurs n’est donc pas

nécessairement un jeu à somme nulle dans

lequel les pays d’accueil seraient les gagnants

et les pays d’origine les perdants. (*)

(*) Extrait choisi par Problèmes économiques dans OCDE

(2008), Attirer les talents. Les travailleurs hautement

qualifiés au cœur de la concurrence internationale, pp. 9-13.

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