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cl· , T / I ,1: Franfois Regnault DU MEME AUTEUR ',' DIED CHEZ NAVARIN EDITEUR Le Baladin du monde occidental, de J. M. SYNGE, traduction, 1975· EST Mais on doit tout oser puisque, comedie, 1981. INCONSCIENT CHEZ D' AUTRES EDITEURS Etudes lacaniennes L' Eveil du printemps, de F. WEDEKIND, traduction, Gallimard (coIl. « Theatre du monde entier -, autour de saint Thomas d J Aquin preface deJ. LACAN), 1974. Histoire d'un « Ring », en collaboration avec P. BOULEZ, P. CHERBAU, R. PEDUZZI &J. SCHMIDT, Diapason/Laffont, 1980. Peer Grnt, d'lBsEN, traduction et presentation, en collaboration avec S. DE NUSSAC, Beba, 1981. La Famille des orties, esquisses et croquis autour des Paravents de J. GENET, Beba, 1983. Navarin Editeur . J!--i.., _

Dieu est inconscient by François Regnault

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Franfois Regnault

DU MEME AUTEUR ',' DIED

CHEZ NAVARIN EDITEUR

Le Baladin du monde occidental, de J. M. SYNGE, traduction, 1975· EST Mais on doit tout oser puisque, comedie, 1981. INCONSCIENT

CHEZ D' AUTRES EDITEURS

Etudes lacaniennesL'Eveil du printemps, de F. WEDEKIND, traduction, Gallimard (coIl. « Theatre du monde entier -, autour de saint Thomas dJAquin

preface deJ. LACAN), 1974.

Histoire d'un « Ring », en collaboration avec P. BOULEZ, P. CHERBAU, R. PEDUZZI &J. SCHMIDT,

Diapason/Laffont, 1980.

Peer Grnt, d'lBsEN, traduction et presentation, en collaboration avec S. DE NUSSAC, Beba, 1981.

La Famille des orties, esquisses et croquis autour des Paravents de J. GENET, Beba, 1983.

Navarin Editeur

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CHEZ D' AUTRES EDITEURS

Etudes lacaniennesL'Eveil du printemps, de F. WEDEKIND, traduction, Gallimard (colI. « Theatre du monde entier ., autour de saint Thomas dJ Aquin

preface de J. LACAN), 1974·

Histoire d'un « Ring », en collaboration avec P. BOULEZ, P. CHEREAU, R. PEDUZZI &J. SCHMIDT,

Diapason/Laffont, 1980.

Peer Grnt, d'!BSEN, traduction et presentation, en collaboration avec S. DE NUSSAC, Beba, 1981.

La Famille des orties, esquisses et croquis autour des Paravents de J. GENET, Beba, 1983·

Navarin Editeur

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C Navari" EJiteur, 1985.

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Une etude lacanienne est, dans Ie champ de Freud, la position et la resolution d'une question, appuyees ala lettre de Lacan, texte ou matheme, lcrit et seminaire.

Autour de saint Thomas d'Aquin veut dire: I) autour, en extension; qu'on trouvera des elements de

questions allant de Porphyre aGalilee et Newton. Pour Porphyre, dont I'Isagoge sert d'entree ala logique d'Aristote dans la scolas­tique m!dievale, il est connu que Boece, qui la commenta deux fois, .y fit surgir la querelle des universaux, laquelle revient asupposer que la logique puisse etre science du reel, ce qui est la de.Jinition lacanienne stricte. Pour Galilee et Newton, avec qui tout change, il n'est pas indijferent que Ie premier se soit parfois CTU plus en accord avec saint Thomas qu'on ne pense (si l'on en CToit l'ouvrage de Giorgio di Santillana sur Ie proces), ni que Ie second se soit souvent pense plus theologien, exegete et meme alchimiste que savant (si l'on en CTOit Betty J. T. Dobbs sur les fondements de son alchimie).

2) autour, en intension; qu'il ne s'agit pas ici du thomisme ni de thomisme, puisque, sur la Somme et sur la Trinite, saint Thomas n'est considere que de biais.

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Avant-propos8

Si, enfin, je dis saint Thomas (d'Aquin), et non Thomas, c'est aussi pour deux raisons.

I) Je n'ai garde avec lui ni les pores ni les anges. j'evite done Ie style de ceux qui se font les familiers de la jouissance des saints. A eux s'applique ce que Descartes dit de Thomas aBurman: « II a ainsi deerit [les anges] chacun dans leur particulier comme s'il avait ete au milieu d'eux. »

Libre done ala seule bouche de Dieu de l'appeler Thomas et de lui dire dans Ie tableau de Benozzo Gozzoli du Louvre: « Bene scripsisti de me. »

2) plus preasement, je Ie prends moins comme auteur, dans ces etudes lacaniennes, que comme leur objet a, car telle est la dijinition lacanienne du saint: Ie rebut de la jouissance.

« Du fumier », disait-il de son reuvre: « sicut palea ».

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Propos

I - nn'y a pas d'Autre de l'Autre. II - Le sujet de Ia psychanalyse, c'est Ie sujet de Ia

SCIence.

Tels sont Ies deux poles entre Iesquels se situent Ies etudes qui suivent.

Le premier axiome, apparemment metaphysique, r~oit

aussitot une interpretation Iogique, alleguant nne hierarchie de niveaux, ou de types, qu'il denonce - ou dement - ou denie.

Le second axiome, apparemment epistemologique, recoupe vite des verites de la philosophie, et pretend trancher: du rapport du sujet a l'objet, de la science a la perception, de la conscience a un inconscient.

Si mefiant fat-il a l'egard des arrieres-mondes, Freud n'a cependant pas profere Ie premier, et quoique - ou parce que - scientiste, pas Ie second. Lacan Ies a donc supposes dans Freud, comme on ecrit Ia basse fondamentale d'nn chant donne, atitre de mathemes: ce qui pent se trans­

mettre sans reste.

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10 FRAN<;OIS REGNAULT PROPOS II

Les deux axiomes, pris comme mathemes, font-ils ou plutot se diffracter conune celle d'Aristote: en quatre systeme? (psychanalyse, magie, religion, science).

On serait d'abord en peine de les deduire l'un de l'autre, car ils n'ont apparemment aucun rapport; les juxtaposer ne produirait non plus nulle coherence, aucun monde. Les etudes qui suivent entendent donc se situer sur une

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Entre les deux, donc, plutot une torsion. meme surface, au recto de laque11e il est question d'un dieu Ne pourrait-on alIer jusqu'a les rendre incompatibles? un, deux, et trois; et qui se prolonge en son verso, oil

S'il n'y a pas d'Autre de l'Autre, que1 Autre sujet y a-t-il La science, avec un La, fait probleme: « Tout ce qui s'enonce qui identifie d'un seul regard sujet de l'inconscient (avec jusqu'a present comme science est suspendu a l'idee de sexe) et sujet de la science (hors sexe)? Mais poser cette Dieu. La science et la religion vont tres bien ensemble. question serait se supposer a son tour l'Autre de ces deux C'est un dieu-lire » (Ornicar? n° 17/18, p. 21). ou trois sujets, et a l'infini. Au reste, ces deux ou trois Or, ce dieu lie les deux axiomes du debut quand Lacan autres ne sont pas Autres de I'Autre, puisqu'il n'y en a pas. declare que Dieu - qui passe en general pour etre l'Autre, Par quoi, des qu'il y contredirait, Ie deuxieme axiome veri­ l'Autre de l'Autre, des Autres, de tout autre - Dieu est fierait Ie premier, par Ie refus d'une regression a l'infini, inconscient. II ne se cause pas d'ailleurs non plus, en aucun ou par l'absurde. sens de causer.

Si, en retour, on identifie sujet de la science et sujet de Mais non pas: Dieu est l'inconscient, pas fatal de Freud la psychanalyse, leurs objets ne s'identifient pas pour autant : aJung. l'objet de celle-ci, c'est la cause du desir, l'objet de celle-la, Ou alors il serait conune langage, mais ,e~structure un .. c'est quelque objet = x Qa nature, la lumiere, etc.). n y a « Dieu, lui, n'est pas dans Ie langage, mais il comporte alors verite de rune, et verite de l'autre: autre verite de la rensemble des effets de langage, y compris les effets psycha­psychanalyse de l'autre verite scientifique, et donc, au nom nalytiques, ce qui n'est pas peu dire » (Ornicar? nO 2,

de la verite: Autre de l'Autre. Mais justement, elles coin­ p. 103). cident en ce qui les suppose verites: ce au nom de quoi ce Dieu est donc Ie regard hors langage sur Ie non-rapport n

I

« double» sujet parle. II n'y a donc pas d'Autre de l'Autre (sexuel) qui n'est suspendu qu'au langage: « Dieu n'est"

dans l'ordre de la verite. rien d'autre que ce qui fait qu'a partir du langage, il ne Et si Ie sujet en question est divise, alors la verite s'en saurait s'etablir de rapport entre sexues. »

trouve dimidile: elle est mi-dite. Dieu est Ie lieu du non-rapport (sexuel). C'est seulement conune cause qu'elle peut se multiplier, La science est Ie lieu de tout rapport (non sexuel).

Page 6: Dieu est inconscient by François Regnault

I

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Un paradoxe de Porphyre

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Exercice sur 1'Isagoge de Porphyre (chap. IV, 5 sq.): Donner par genre prochain et difference specifique

une definition du genre et de l'espece.

I. U Y a des caracteres communs au genre et al'espece, puisqu'il y a des especes qui sont des genres et des genres qui sont des especes, non du meme cote de l'echelle, certes, mais affectes de la meme denomination. U y a aussi des differences entre genres et especes, puisqu'il y a les genres supremes qui ne sont que genres et que les especes specia­lissimes ne sont qu'especes.

Alors «genre» et «espece » sont des especes du « genre »

qui se definit par ces caraeteres communs, et ces differences sont la difference « specifique » qui les distingue.

« GENRE II, attribue aplusieursI' -

«Espece t nO I : Ie genre 1« Espece t nO 2 : l'espece, etc.

DIFFERENCE « SPECIFIQUB t :

- genre: n'etre l'espece d'aucun genre }. 'A I d' ,- espcce : n etre e genre aucune espece

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14 FRAN~OIS REGNAULT

2. Pour etre plus rigoureux, limitons ce genre a. n'avoir pas n « especes» ~e genre, l'espece, mais aussi bien Ie propre, la difference, etc., qui peuvent etre attribues aussi a. plusieurs autres « especes »), mais seulement deux, a. savoir Ie genre et l'espece; pour ccla, au lieu de definir ce « genre » par « etre attribue a. plusieurs » en general, definissons-Ie par: etre attribue essentieilement, specifiquement, a. plusieurs objets, Ie genre et l'espece au sens courant, c'est-a.-dire etre attribue aux relatifs pouvant etre a. la fois genre et espece, en bref aux intermediaires. Ce « genre » nOest bien

II alors genre que des genres et des especes. Ceux-ei ont comme caractere commun d'etre attribues essentiellement aleurs sous-especes (ainsi anime aanimal, animal a. raison­nable, etc.), mais ala difference du propre, ils ne sont pas attribues exc1usivement (ainsi Ie genre s'attribue a. n especes, Ie propre aune seule, etc.).

On remarque alors que la « difference specifique »,

necessaire a present pour distinguer Ie genre de l'espece, refuse au genre et al'espece precisement ce que leur carac­tere commun ~eur « genre ») leur attribue. En effet, la difference specifique distingue Ie genre de l'espece en distinguant Ie genre qui n'est pas espece, Ie genre Ie plus general, de l'espece qui n'est pas genre, l'espece specialissime.

Ce qui revient adire que la definition conjointe du genre et de l'espece est cette definition, comme toute definition par genre et difference specifique, qui attribue ace qu'eile definit un caractere commun qui exc1ut leur difference, ou la difference qui exc1ut Ie caraetere commun. au encore: on appeile genre et espece les termes qui servent a. detinir

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UN PARADOXE DE PORPHYRE 15

des termes par les moyens qui rendent impossible leur propre definition ­ qui servent adefinir par genre prochain et difference specifique tous les termes al'exception d'eux­memes.

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3. Au reste cette difficulte est plus apparente que reeile. Certes, on pen;:oit bien que si genre et espece entrainent ces difficult6s particulieres quant a leur definition, c'est bien parce qu'ils n'ont pas de propriete, d'essence, autre que dassificatoire. Le genre du genre, comme l'espece de l'espece, c'est, en un sens, de n'en avoir pas, prets qu'ils doivent etre a preter leur carcasse vide et leur mediation a tout ce qui est pourvu d'essence.

"

4. On admettra meme que les difficultes dont on s'embar­rasse peuvent etre levees si on remarque que Porphyre est finalement oblige d'annuler, lorsqu'il passe (chap. IV, v) aux especes intermediaires, a. 1a fois genres et especes, les definitions qu'il a donnees (chap. IT a. IV) du genre et de l'espece, qui etaient en fait des definitions des extremes, c'est-a.-dire du genre Ie plus general et de l'espece la plus speciale. On s'en convaincra en s'avisant que la difference avancee au chapitre IT entre Ie genre et l'espece, a savoir que Ie genre s'attribue a. des individus differant specifique­ment et l'espece a des individus differant numeriquement, est abandonnee au chapitre IV lorsqu'il dit que l'espece s'attribue aussi a. des termes differant entre eux specifi.que­mento Alors la difference entre genre et espece disparait, precisement parce qu'on a affaire aux intermediaireso

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17 FRANC;OIS REGNAULT16

5. Une juste classification par genre et difference speci­fique du genre et de l'espece ne doit pas opposer genre et espece, mais plutot : «attribue aux specifi.quement differents • (aux differents par essence) et « attribue aux numeriquement differents •. Ce qui donne:

GENRE, attribue...

aux differents specifiques / aux differents numeriques (intermediaires) (extremes)

- espece (animal...) - espece (homme...) - genre (animal...) - genre (?)

Pour que la classification soit complete, il faut cependant placer Ie genre comme extreme. La difficulte, chez Porphyre, est metaphysique. C'est que, si du cote de l'espece specia­lissime, il descend bien jusqu'a ce qui ne peut plus etre attribue qu'aux numeriquement differents, a savoir les individus, evitant soigneusement avec 1a logique modeme de confondre un ensemble et son elementl (ou encore un element et un sous-ensemble du meme ensemble: if. IV,

30sq.), du cote du genre Ie plus general, il nous donne une

1. A propos de l'ensemble et de ses elements, il semble que Porphyre releve l'equivoque du langage courant lorsqu'il dit (chap. n, ssq.) qu' • on a nomme tout d'abord genre Ie point de depart de la generation de c1iaque chose, puis, plus tard, la multitude de ceux ~ui proviennent d'un seul principe, d'Hercule par exemple •. Ainsi on dit qu Hercule est genre des Heraclides, et que les Heraclides sont un genre. Explication genetique et historique qui, si on la rend plus formelle, revient a dire qu'on appelle genre aussi bien Ie genre que les termes qui lui appartiennent: ainsi dans • les hommes sont une partie des animaux ., il s'agit au genre; dans • les hommes sont mechants ., des termes. Le Iangage commet l'equivoque d'attribuer a l'ensemble la ou les propri&es de ses elements.

UN PARADOXE DE PORPHYRE

solution semantique: la substance est Ie genre Ie plus general. Mais cet arret dans la montee est justifie par 1a nature de la substance: l'ontologie se substitue au forma­lisme classificatoire pour interdire qu'il y ait un genre des substances, au meme titre OU on s'interdirait de ranger Dieu dans Ie genre des dieux parce qu'avec eux, il ne ferait pas nombre.

c'est pourquoi, en elargissant la solution de Porphyre, en rendant la tete de son arbre aussi voisine du cid que ses racines touchent a l'empire des morts, on dira que si 1a limite inferieure des especes est bien Ie nombre ou la place, 1a supreme pourrait bien etre Ie nom. En effet:

a) C'est une deduction du nombre qui est en effet donnee a propos des individus, et qui pourrait autoriser la definition suivante: la place Qe nombre) est 1a difference specifi.que de tous les termes qui n'ont pas de difference specifique, ce qui revient adire que la place Qe nombre) est 1a difference pure, 1a difference sans essence. C'est par ce qu'ils n'ont pas de commun entre eux que les individus different numeriquement. Ceci est corrobore par Frege lorsqu'il dit t

que les nombres ne sont pas, de leur cote, les individus d'une espece, non pas parce que comme les individus differant numeriquement, ils n'ont pas de difference speci­fique, mais parce qu'ils n'ont pas d'essence commune (G. Frege Die Grundlagen der Arithmetik, § 10): ils sont differents et dissemblables. En ce sens, les nombres n'ont pas d'essence commune (entre I en tant que I, et 18 en tant que 18), maisils ont une difference hautement speci­fique : differer en essence de tout autre, et differer purement

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;,18 FRAN<;OIS RBGNAULT UN PARADOXB DB PORPHYRB 19

(' en essence. Les individus, par contre, et pnkisement acause des nombres qui les distinguent et se contentent de les nombrer pour les differencier, ont une essence commune, mais n'ont pas de difference specifique. D'OU: les places Qes nombres) sont les pures differences en essence et sans essence commune qui mesurent les differences non speci­fiques des etres Qes individus) n'ayant entre eux qu'une essence commune.

b) Quant au nom, dont nous disons qu'il pourrait bien etre Ie genre Ie plus general, si l'on ne veut pas remonter a I'infmi dans les genres de genres, ce qui est cependant toujours possible, alors il faut s'arreter au genre tel qu'au­dessus de lui tout genre qui Ie contiendrait ne serait que son nom. C'est un peu ce qui arrive ace qui serait Ie genre des substances, ce genre repute implicitement impossible par Porphyre, dans la mesure OU ce genre n'aurait en fait qu'une espece : les substances. Alors ici, ou bien on convient de trouver un nouveau genre contenant a. la fois l'espece des substances et l'espece qui en diftere specifiquement: et precisement c'est selon la metaphysique impossible, car differer specifiquement de la substance est la propriete du seul neant (qu'on mette ~tre a. la place de substance si on veut remonter plus haut, peu importe ici). au bien Ie nouveau genre ne contient que les substances, cette espece a une essence, mais il n'y a plus de difference speci­fique. Le nombre I mesure a. la fois Ie genre et son espece. Autrement dit, Ie genre ne fait que redoubler nomina­lement l'espece. n n'est plus que son nom. n n'est autre que Ie nom. ~

Logiquement, il peut y avoir ainsi engendrement d'une infinite d'ensembles n'ayant chacun qu'un sous-ensemble: la substance2

, mais du point de vue d'une classification reelle par genres et especes, cette operation n'a aucun interet.

2. Tom res sous-ensembles sont parties pleines (eJ. N. BOURBAKI, Elements de mathimatiques, livre I: Thiorie des ensembles - Fascicule de rlsultats, Paris, Hermann, 1958, I 1 ~ 10), ou sous-ensembles banaux de l'ensemble qui les inclut.

~--

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II

Meditations sur la Somme

I - LE RESUME DES CHOSES

La vue la plus courante consiste adire :

I. A l'organisation medievale de la Somme, constituee d'une addition de questions disputees portant sur Ie monde visible et invisible, la philosophie cartesienne, contempo­raine de la science, substitue l'ordre euclidien des raisons.

2. Au rangement par matieres du Traite medieval qui, par consequent, ne doit pas parler deux fois de la meme chose, et qui doit tout dire sur cette chose des qu'il a com­mence d'en parler, se prefere la meditation cartesienne, qui est un nreud enve10ppe de raisons, certes deduites les unes des autres se10n un ordre non reversible, mais ouvrant des perspectives successives, distinctes, sur Ie meme objet, et utilisant la polyvalence des demonstrations.

3. Plus generalement, a la lecture des signes du monde, qui racontent, comme les cieux, la gloire de Dieu, se sub­stitue celIe du « grand livre. de ce meme monde (done

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23 22

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FRAN<;;OIS REGNAULT

d'un autre), ecrit en langage mathematique, que Ie savant moderne, a l'ecoute de sa raison, preferera, en cas de diffi­culte ou de conflit, a la Bible meme (ainsi les lettres de Galilee sur Ie soleil de Josue).

4. A la consulter, donc, la Somme montre qu'dle va sans cesse a la ligne pour un nouvel article, qu'dle se decale sans cesse de la ligne qui precede pour une subordination suppIementaire. Le tout numerote, pour qu'on s'y retrouve, a partir de la table des matieres. Le traite, ou plutot la medi­tation, ou la recherche a la cartesienne ressemble au contraire a un livre d'Euclide, avec definitions, axiomes, postulats, theoremes, demonstrations (Secondes Reponses de Descartes, l'Ethique de Spinoza) ou bien prend la coulee continue de la Meditation (Ies Meditations de Descartes, Ia Recherche de Malebranche). On doit alors les lire dans l'ordre.

La Somme est de la puissance direete du monde, la Meditation de celle, indirecte, seconde, de la raison.

n - L' AUTORITE SOMMEE

(LB MAGISTERB DE L'EGLISB)

Mais voici que la Sonune recopie deja des livres, et non Ie monde. Voici que ces memes livres, Ie Cogito, ou la raison, les rejette, car ils sont, au depart, aussi trompeurs ou aussi confus que Ie monde. Les livres qu'on lui a fait lire a I'Universite (au college), les voyages que Descartes

MEDITATIONS SUR LA SOMMB

a faits dans Ie monde l'ont del1u. Le scolastique, lui, ne voyage pas, il se rend d'une bibliotheque a une autre, sans armes, sans argent. La Bibliotheque, c'est meme Ie nom qu'a porte la Bible dans tout Ie haut Moyen Age.

La question, la quaestio qui est l'unite de mesure d'une Sonune, comprend les objections des adversaires a la reponse qu'on veut donner (videtur quod), l'autorite sur laquelle on appuiera cette reponse (sed contra), cette reponse elle-meme (respondeo dicendum quod), et la reprise une a une des objections pour les refuter. Or, Ie nerf de la preuve, ou plutot ce qui lui donne lieu de s'exercer, reside dans l'autorite d'un texte, et non dans celle d'une chose du monde, car un texte n'est pas one chose dumonde (distinc­tion medievale des voces et des res). C'est meme a cause du peche que nous sommes renvoyes des « formes sensibles du monde », lequel sans lui nous fut demeure lisible, a la «surface des Ecritures », qui s'explique elle-meme et explique Ie monde. Ainsi parle Jean Scot Erigene.

Qui sont les autorites? Saint Thomas d'Aquin repond: I'Ecriture, puis les Peres, puis la raison humaine, ou Ie Philosophe, mais cette derniere autorite ne peut prouver la foi, car elle en abolirait Ie merite: « I1 faut prendre garde cependant que de telles autorites [les philosophes] la doc­trine sacree n'use qu'au titre d'arguments etrangers a sa nature et n'ayant qu'une valeur de probabilite. Au contraire, c'est un usage propre qu'e11e fait des autorites de I'Ecriture canonique. Quant aux autorites des autres doeteurs de I'Eglise, elle en use pour une argumentation propre aussi, mais seulement probable. » L'Ecriture seule confere donc

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25 24 FRAN<;:OIS REGNAULT

la certitude ala sacra doctrina, laquelle, confondue en droit avec l'exegese, est contenue tout entiere dans l'Ecriture. Encore y a-t-il la un double jeu d'autorites; celIe de la Bible, ou se lit la fondation de l'Eglise, qui garantit en retour la juste interpretation de la Bible: « Ecclesia legit et tenet ». A quoi il faut ajouter que chacun des deux Testaments est deja par nature Ie commentaire de l'autre, (mais non eodem modo), ce qui ne se produit ni chez les rJuifs, ni pour Ie Coran. En ce sens, Ie Christ peut dire non pas: Moise est mon preeurseur, mais: Moise a parle de

l moL Quant aux Maitres de I'Universite qui s'appuient sur

ce jeu complexe d'autorites, avec elles, ils ne peuvent faire nombre, ni se substituer aux Testaments, aux Apotres, au Pape, aux Peres, ni aux Doeteurs.

III - LA SOMME DBS SAVOIRS

(DU MAGISTER A L'UNIVERSITAIRE)

Pourtant, si on regarde toujours la structure d'nn article de 1a Somme, il faut bien solliciter Ie tres leger blanc qui separe Ie sed contra, qui invoque l'autorite, du respondeo dicendum quod, qui dit l'opinion du magister: « Moi, Ie magister, je reponds (donc) qu'on doit croire que... t

I.e magister n'est pas une autorite comme ce11es qu'il cite, et pourtant c'est lui qui ici affirme ce qu'on doit croire

MBDITATIONS SUR LA SOMME

,::~, - ce qu'il va falloir savoir. Dans ce pas entre les autorites, " et cette nouvelle autorite, se joue cette dialectique qui va

faire que:

1. a la difference du maitre antique, ou meme du pape, Ie magister des etudes est au-dessous du texte qu'il cite;

2. a la difference du simple predicateur, il devient l'auteur, Ie repondant, de son opinion acote de l'autorite a laquelle il se soumet, et son opinion, son choix, sa these, deviennent un quelque chose (appelons-Ie un savoir) qu'on peut vehiculer en dehors de lui, qu'on peut meme aller montrer a un autre magister pour Ie mesurer a son ~un~

ainsi Abelard, mecontent des unites de mesure de Guillaume de Champeaux, s'en va deposer son etalon ailleurs. I.e magister est done par nature plusieurs,~difference de I'unique maitre antique, de I'Ecriture absolument «simple »,

du pontife infaillible. II devient, a titre d'universitaire, un entre autres, Ie p~oduit de sa propre these, de ses opinions, de son savoir; a son tour, il a jete un livre sur Ie marche, un livre qu'on va recopier folio par folio: «sans exemplaires, il n'y aurait pas d,Universite », dit un texte padouan de 1264·

Le diScours universitaire ainsi constitue ne se confond ni avec la parole de l'Eglise, ni avec l'edit de l'empereur ou du roi; Ie chroniqueur Jourdain declare: « Par ces trois choses, a savoir Ie Sacerdoce, 1'Empire et I'Universite (Studium) , comme par les trois vertus disons naturelle, vitale, scientifique, 1'Eglise catholique se trouve spiritue1­lement mirifiee, augmentee et regie. C'est pourquoi par ces trois-la, foudation, muraille, et toiture, la meme Eglise

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26 FRAN<;OIS RBGNAULT

se trouve materiellement accrue. » C'est pourquoi Ie pouvoir pontifical fondant des Universites au xme siecle au les prenant sous sa coupe, ne fait que chapeauter un pouvoir qui s'est deja developpe de falYon autonome.

Dans l'ordre des vertus, saint Thomas explique d'ailleurs qu'il y a un exces de la vertu de studiosite, qui est Ie vice de curiosite, et qui recherche Ie savoir pour lui-meme. (Le vice par defaut etant la negligence.) D'abord, la studiosite est une partie de la temperance, donc la curiosite une forme d'intemperance. Ensuite, on peut rester studiosus, si c'est la verite qu'on cherche, mais ce peut-etre pour s'enor­gueillir. Ou bien pour pecher. Enfin, on peut pervertir I'appetition de la verite elle-meme, en la dereglant (inordi­natio), et cela de quatre falYons: a) rechercher un savoir sans usage: lire des comedies, chanter des vers bucoliques (futilite); b) s'instruire aupres des mauvais maitres, des demons, vouloir savoir l'avenir (superstition); c) s'inte­resser aux creatures en oubliant leur fin (naturalisme); d) rechercher des savoirs qui depassent ses facultes (vanite). Peut-etre a-t-on 130 la gamme de tous les vices universitaires : a l'endroit de la verite et du savoir.

Quant a la Somme, elle contient alors ce qu'il faut savoir, moins pour la foi que pour l'examen, et Ie livre de la verite catholique a opposer aux infideles et aux heretiques devient Somme de theses ecrites par un maitre entre des maitres et pour de futurs maitres, ceux « qu'on destinait a remplir la place de nos maitres », selon Ie bon mot d.; Descartes. Et la reussite d'aligner sur les Peres et les Docteurs les plus grands des maitres qui se seront

MEDITATIONS SUR LA SOMMB 27

multiplies dans I'Universite, ouvre une tache indefinie de condanmations et de canonisations.

En face de cela, il importera a Descartes de n'etre ni condamne ni canonise, de n'etre aucun maitre, de kisser parler en lui Ie sujet de Ia science, d'etre unique (<< U n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composes de plusieurs pieces, et faits de la main de divers maitres, qu'en ceux auxquels un seul a travaille ») et seul (( Je demeurais tout Ie jour enferme seul dans un poele »). Son anachorese en Hollande diflere de la circulation agitee, attendue, accompagnee, du scolastique un peu gyrovague.

IV - LB SA VOIR ABSOLU (VBRS L'HYSTERIB)

Mais voici qu'au travers des grandes Sommes se pressent I'inunense pulsation de l'exitus reditus, du mouvement issu de Dieu et qui retourne vers lui, et que les scolastiques heriten:t des neo-platoniciens et de Denys l'Areopagite. Saint Thomas: « La doctrine sacree ayant comme but \ principal de nous amener a connaitre Dieu, et Dieu non pas t­seulement en lui-meme, mais comme principe et fin des choses, specialement de la creature raisonnable [...], ayant a exposer cette doctrine, nous devons traiter: I) de Dieu, 2) du mouvement de la creature raisonnable vers Dieu, 3) du Christ, qui, comme homme, est la voie par laquelle nous devons tendre aDieu. » Par ce cycle d'emanation et

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29 28 FRAN~OIS RBGNAULT

de retour, la Somme singe la realite tout entiere. Elle n'est donc plus addition de parties, mais il y a un ordre propre au tout. C'est d'ailleurs pourquoi on remarque que Summa qui voulait dire abrege, compendium de questions Qe mot vient des juristes), en est venu a signifier presentation exhaustive et systematique, puis systeme du monde. On distingue en consequence celles qui au Moyen Age sont des abreges, celles qui sont des encyclopedies, celles qui sont des systemes. n est clair qu'a partir de Robert de Cour~on (qui donne ses statuts a l'universite de Paris), avec saint Albert Ie Grand, saint Thomas d'Aquin, on s'oriente vers Ie sens systematique. Ce qui veut dire qu'il y a des lors des n<~uds dans la Somme. Par exemple chez saint Thomas, plusieurs font difficulte: a) puisqu'il traite plusieurs fois de la creature raisonnable, comme l'exige Ie cycle, quelle est a chaque fois la pertinence choisie? b) du Christ, il parle d'abord comme seconde personne de la Trinite, ensuite, comme incarne et redempteur, comment ne se repete-t-il pas? etc. Questions qui ressemblent a celles que Gueroult pose aux Meditations de Descartes.

D'autre part, Descartes oppose l'ordre de l'analyse, ou de l'invention, et l'ordre synthetique de l'exposition. Le premier est celui de la meditation, l'autre, plus geometrique, est aussi plus conforme a « l'ordre des choses ». L'ordre des raisons n'est donc plus Ie seul.

La Somme etait un abrege. Comme saint Thomas limite a un petit nombre les objections des adversaires, par diffe­rence avec la question vraiment debattue en public, il pouvait ecrire au seuil de son immense Somme: « Nous

MBDITATIONS SUR LA SOMMB

avons observe [...1que, dans l'emploi des ecrits des cliffe­rents auteurs, les novices en cette matiere sont fort empeches, soit par la multiplication des questions inutiles, des articles et des preuves, soit parce que ce qu'il convient d'apprendre n'est pas traite seIon l'ordre meme de la discipline, mais seIon que Ie requiert l'explication des livres, ou l'occasion des disputes; soit enfin que la repetition frequente des memes choses engendre dans l'esprit des auditeurs lassi­tude et confusion. Desirant eviter ces inconvenients et d'autres semblables, nous tenterons, confiants dans Ie secours divin, de presenter la doctrine sacree brievement et clairement [breviter ac dilucide1, autant que Ie permettra la matiere. » AU l'on voit que la Somme est intrinsequement breve dans son projet, par opposition a la Meditation qui enveloppe tant de perspectives qu'elle est intrinse­quement longue. AU l'on voit aussi que par les necessites de « l'ordre meme de la discipline », qui di£Iere des livres et de la dispute publique, la Somme rejoint la Meditation en longueur intrinseque. C'est pourquoi Ie fantasme de Descartes, qui voulait qu'on lui re-sumat les Sommes de la scolastique, car il les trouvait artificiellement longues, a achoppe a l'experience qu'il a dft faire d'objections et

y, de repdnses a propos de ses propres Meditations, devenues './c

.;)j a leur tour une sorte de Somme cartesienne indefiniment 1r ouverte depuis Caterus jusqu'a Gueroult. ,-tel ".r;,'t Si Somme et Meditation s'echangent ainsi leurs dimen­~h sions au point de s'equivaloir, c'est d'avoir ete traversees :Jt~

" toutes deux par l'ambition d'une sommation totale.'~;(i ',I ::~,e, Chacune ebauche a sa fa~on la marche qui devait conduire 'd~j '~~r,

j'~'1,;,

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III

FRAN90lS REGNAULT30

I'Universite au savoir absolu. La seconde a do seulement repasser par I'Universite, tout comme la science d'ailleurs, pour y parvemr.

nn'est pas etonnant des lors que Ie discours de I'Univer­site se soit trouve depasse, c'est Ie cas de Ie dire, par Ie systeme de Hegel, et que la these par excellence de la « precherie politique », la onzieme sur Feuerbach, soit pour longtemps gravee en lettres d'or en son lieu predestine: Ie £ronton, aBerlin-Est, de la Humboldt-Universitat.

afiFliRENCES BIBLlOGRAPHIQUES

SAINT THOMAS, Somme thlologique: la, prologue, et Q. I, art. 8, ad 2; - la, Q. 2, prologue; - IIa, Uae, Q. 167.

E. GILSON, la Philosophie au Moyen Age, Paris, Payot, notamment p. 251,

391-399. M. GUEROULT, Descartes selon I'ordre des raisons, Paris, Aubier, Introduction,

p. 20, et conclusion, § IV.

P. LEGENDRE,l'Amour du Censeur, Paris, Seuil, chapitre n. J. LB GoFF, les Intellectuels au Moyen Age, Paris, Seuil (colI. « Microcosme t). H. DE LUBAC, Exegese mUilvale, Paris, Aubier, la citation de Scot Erig~ne,

t. I, p. 122, note 3. E. PANOFSKY, Architecture gothique et Pensee scolastique, Paris, Minuit, p. 74.

,'"

De deux dieux

'.1\ Dans Ie Scholie general qui clot la deuxieme edition des Principia Mathematica (1713), Newton s'eleve a des consi­derations generales sur son univers1 • La reflexion se pour­suit ainsi:

L'hypothese des tourbillons est insoutenable et entrame de graves difficultes, voire des contradictions. Les corps dans Ie vide, ne subissant pas la resistance de l'air, obeissent aux lois precedemment demontrees. Les planetes se meuvent en cercles concentriques autour du soleil. Des causes meca­niques sont insuffisantes a expliquer cela, non moins que les mouvements des cometes: « Ce tres beau systeme du soleil, des planetes et des cometes ne pouvait proceder que du conseil et de l'empire d'un .:I3.tre intelligent et puissant. » Tous les autres systemes, s'il y en a, doivent etre assujettis a l'empire d'Un seul.

« Cet .:I3.tre in£ini gouveme tout, non comme l'ame du

I. Ce chapitre reprend la mati~re d'nn cours donne aParis-VITI au Depar­tement de psychanalyse en 1976 et 1977, et intitule: « Le sujet de la science

~ ',i, et Ie fantasme du monde t. Plusieurs considerations sur Ie tout et Ie pas-tout m'ont ete suggerees par ].-C. Milner, ou lui ont ete soumises. Voir, notam­ment, son Amour de la langue, Paris, Seuil.

il. ~~.

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33 32 FRAN<;OIS REGNAULT

monde, mais comme Ie Seigneur de toutes choses. Et, a cause de cet empire, Ie Seigneur-Dieu s'appelle Panto­crator, c'est-a-dire Ie Seigneur universel. Car Dieu est un mot relatif et qui se rapporte a des serviteurs: et l'on doit entendre par divinite, la puissance supreme non pas seule­ment sur des etres materiels, comme Ie pensent ceux qui font de Dieu uniquement fame du monde, mais sur des etres pensants qui lui sont soumis. Le Tres-Haut est un '£tre infini, etemel, entierement parfait: mais un .£tre, quelque parfait qu'il fUt, s'il n'avait pas de domination, ne serait pas Dieu. Car nous disons, mon Dieu, votre Dieu, Ie Dieu d'Israel, Ie Dieu des dieux, et Ie Seigneur des seigneurs, mais nous ne disons point, mon Eternel, votre Eternel, I'Eternel d'Israel, l'Eternel des dieux; nous ne disons point, mon infini, ni mon parfait, parce que ces denominations n'ont pas de relation a des etres soumis. Le mot de Dieu signifie quelque­fois Ie Seigneur. Mais tout Seigneur n'est pas Dieu. La domination d'un '£tre s£irituel est ce qui constitue Di9f: elle est vraie dans Ie vrai Dieu, elle s'etend a tout dans Ie Dieu qui est au-dessus de tout, et elle est seulement factice et imaginee dans les faux dieux: il suit de ceci que Ie vrai Dieu est un Dieu vivant, intelligent, et puissant; qu'il est au-dessus de tout, et entierement parfait. nest etemel et infini, tout-puissant et omniscient, c'est-a-dire qu'il dure depuis l'eternite passee et dans l'eternite a venir, et qu'il est present partout dans l'espace infini: il regit tout; et il connait tout ce qui est et tout ce qui peut etre2• »Existant

2. I. NEWTON, Principia Mathematica..., trad. Motte, Cajori, University ofCalifornia Press, t. II, p. 543 ; - ce passage est traduit par Mme du Chatelet.

DE DEUX DIEUX

toujours et partout, il n'est ni la duree ni l'espace, mais il constitue l'espace et la duree.

Toute arne qui a nne perception demeure, malgre l'espace et Ie temps, une seule et meme personne (ajout de l'edition de 1726). Dieu est omnipresent non seulement virtuellement, mais substantiellement. n est tout reil, tout oreille, tout cerveau, tout bras, tout pouvoir de percevoir, de comprendre et d'agir, non de maniere humaine ni corporelle, mais d'une maniere qui nous est absolument inconnue (utterly unknown). Nous avons des idees de ses attributs, non de sa substance delle. Nous ne Ie connaissons que par ses inventions, et par les causes finales, « nous l'admirons pour ses perfections, mais nous Ie reverons et l'adorons a cause de son empire: car nous l'adorons comme ses serviteurs; et un dieu sans empire, sans provi­dence et sans causes finales n'est rien de plus que Ie Destin ou la Nature»: « Discourir de lui d'apres l'appa­rence des choses appartient certainement a la philosophie naturelle. »

«rai explique les phenomenes celestes et ceux de la mer par la force de la gravitation, mais je n'ai assigne nulle part la cause de cette gravitation,... et je ne feins point d'hypotheses3 ; car tout ce qui n'est pas deduit des pheno­menes doit etre appele une hypothese; et les hypotheses, . soit metaphysiques, soit physiques, soit mecaniques, soit

3. Hypotheses non jingo: c I frame no hypotheses. (trad. Motte, 1729); c je n'imagine point.... (Mme du Chatelet); c I do not feign...• (Newton, dans son Optique). - A. Koyre voudrait qu'on traduise par c je ne feins point...• (voir Du monde clos aI'univers injini, Paris, PUF, p. 219; et Newtonian Studies, Londres, Chapman & Hall, chap. II).

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35 FRAN90IS REGNAULT34

celie des qualites occultes n'ont pas de place en philosophie experimentale. »

Enfin, un esprit (spirit) tres subtil, electrique et elastique, parcourt tous les corps, la lumiere, et jusqu'aux nerfs des animaux. - Fin du Scholie.

I. On peut voir dans ce texte un agregat de conside­rations valant a des niveaux divers: detail du systeme solaire, theologie, psychologie, coutumes religieuses, hypo­theses naturelies. Que Newton reponde la a des adversaires qu'il ne nomme pas (Descartes pour les tourbillons, Leibniz sur l'ame du monde, Berkeley sur l'espace, d'autres sur Dieu, etc.) - sans compter les ajouts de l'edition de 1726,

la troisieme - justlfierait l'impression d'agregat. Des questions brUlantes, a droite et a gauche; une humeur connue par ailleurs pour etre ombrageuse', et reglant des comptes a la cantonade.

2. On peut y voir aussi l'ensemble de quelques paradoxes, ou inconsequences. Quoi! n ne faut pas feindre d'hypo­theses, et il en fait sur Dieu, son existence et, sinon son essence, du moms ses attributs. Ou plutot, il ne faut pas feindre d'hypotheses qui soient de la philosophie naturelie, c'est-a-dire des phenomenes, et il dit que disserter de Dieu ne sort pas des phenomenes. Ou encore il en fait sur Dieu, et il refuse d'en faire sur la gravitation; ou meme il refuse

4. J. LOCKE: « Newton was [...] a little too apt to raise in himself suspicious where there is no ground t. - J. FLAMSTEED: « Newton was insidious, ambitious, and excessively covetous if praise, and impatient of contradiction t (cites par 1. B. COHEN, Franklin and Newton). - « Fearful, cautious, suspicious t, dit KEYNES, Essays on Biography.

DE DEUX DIEUX

d'en faire sur la gravitation (( je n'ai pas pu expliquer... »), et il en fait sur l'esprit electrique et subtil, etc. Par quelque bout qu'on prenne Ie Scholie, la notion d'hypothese se dissout, ou se deplace, ou se contredit. Cela rejoint l'analyse de cette notion par Koyre, qui £nit par conclure qu'a la fin de sa vie, Newton appelait hypotheses celies des autres et feignait de n'en feindre lui-meme aucune5

3. On peut y voir comme un mouvement plus secret et theologique, voire scolastique: on s'eleve du monde au Dieu createur, on en deduit la figure de Dieu, tout autant l'impossibilite de Ie connaitre que la necessite et Ie devoir de lui rendre un culte, puis on redescend vers te qui nous demeure a moitie ferme dans la nature, a partir de ce qui nous fut a moitie ouvert en Dieu. Le Scholie couronne bien l'edifice sublime de la science, et traverse la, voire les reli­gions. De plus a la sagesse de la methode allegorique sur Dieu (<< On dit allegoriquement que Dieu voit, entend, parle, qu'il se rejouit [...] mais ces comparaisons, quoiqu'elies soient tres imparfait~~, en donnent cependant quelque faible idee. Voila ce que j'avais a dire de Dieu ») repond la prudence de la methode naturelie: je ne feins point d'hypotheses. Et l'eloquence sur les figures de Dieu (voir Ie commentaire de Newton sur Ie livre de Daniela) com­mande Ie silence sur les qualites occultes.

C'est pourquoi ce qui, .!l0us interesse est Ie passage cite

5. Voir, supra, note 3· . 6. Un compte qui vaut ce qu'il vaut rapporte 72 % c;ks ecrits de Newton

al'alchimie (650000 mots) et a la theologie (1 300 000), et 28 % seulement ala science U. ZAFIROPULO & C. MONOD, Sensorium Dei, Paris, Les Belles Lettres, p. 53).

,j~;;; ~~ir:;.

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36 FRAN90IS REGN A UL T

plus haut en entier sur Dieu comme parfait et comme Seigneur, ou plutot sur I'Etre bjfr!!!,s, d'un cote eternel, parfait, infini, de l'autre, Seigneur et Dieu. Ce passage est Ie centre de gravite du Scholie. 11 fait entendre les preoccupa­tions de Newton savant, et la voix du theologien esoteri­quement antitrinitarien, face cachee du savant.

Phenomene

On dit (on peut dire - on doit dire) : mon Dieu, ton Dieu, Ie Dieu d'Israel, Ie Dieu des dieux, Ie Seigneur des seIgneurs.

On ne dit pas (on ne peut pas dire ~ on ne doit pas dire) : mon Eternel, ton Eternel, I'Eternel d'Israel, I'Eternel des Dieux, mon Infmi, ton Infmi, etc., mon Parfait, ton Parfait, etc.

Hypothese I (mltaphysique)

C'est la distinction de l'absolu et du re1atif qui justifie

cet usag_~ En un sens, on a une relation asymetrique dont l'un des

termes est l'absolu, c'est-a-dire que cette relation ecrit une relation qui ne s'ecrit pas7

, qui ne cesse pas de ne pas

7. Et qui serait une relation sans converse (contraire, par exemple, aux Principia Mathematica de R. WHITEHEAD & B. RUSSELL: 31-13. Toute rela­tion P a une converse). L'absolu nous domine, mais nous ne pouvons avoir de relation avec lui.

DE DEUX DIEUX 37

pouvoir s'ecrire (a R b, mais non bRa); on a d'autre part une relation symetrique entre Ie dieu ou Ie seigneur et son sujet (a R' b, b R' a).

En un autre sens, cette distinction recoupe celle que Newton fait entre un espace, un temps et un mouvement absolus, un espace, un temps et un mouvement relatifs dans Ie celebre Scholie qui suit les huit defmitions inaugu­rales des Principia et qui ne sera annule que par la theorie de la relativite restreinte.

Si l'on ajoute que par ailleurs l'espace est dit par Newton « pour ainsi dire» {tanquam; « as it were ») Ie sensorium de Dieu, l'organe par lcquel il regarde Ie monde, espace que nous, nous ne voyons pas parce qu'il ne nous est pas relatif, on retrouve et l'espace fendu en deux comme Dieu lui­meme, et la methode allegorique (( tanquam sensorio suo ») appliquee i meme la methode naturelle. Leibniz, qui a do lire une version de l'Optique ou tanquam ne figurait pas encore, ainsi que d'autres, n'ont pas manque d'entendre Ii comme un lapsus de Newton tendant a faire de Dieu I'ime

du monde8•

Hypothese II (linguistique)

~lus directement, la remarque [de Newton sur nos dires revient a distinguer les noms de Dieu,qui admettent un genitif et ceux qui n'en admettent pas.) n recourt meme

> 8. Voir A. KoYRE, Du monde clos Ii l'univers infini, Paris, PUF. p. 230,

note I; et Co"espondance Leibniz Clarke, Paris, PUF, p. 30 et passim.

lL"··:B'.,

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39 FRAN90IS REGNAULT38

a une etymologie controuvee du mot de Dieu pour en faire un terme relatif et va la chercher dans Ie domaine arabe (du voudrait dire Seigneur) - dont Ie dieu unique et non trinitaire Ie satisfait peut-etre plus que celui du christianisme.

Hypothese III (theorie du sujet)

On peut aussi penser que la distinction se ramene acelie d'un £'tre objectif et d'un Dieu qu'on peut subjectiver (soit en Ie considerant comme sujet, soit en se considerant comme son sujet). L'etemel, Ie parfait, l'infini gouveme l'univers, mais moi, vous, Israel, adorons un Seigneur. Le premier gouveme tout. Le second n'est pas adore par­tout, car peut-etre ni vous ni moi... et i1 y a des Infideles, des Gentils, etc. Seul est jaloux Ie second. Le premier est Dieu du tout, Ie second, Dieu du pas-tout. Demontrons maintenant que l'un est non seulement du tout, mais aussi tout, et l'autre non seulement du pas-tout, mais lui-meme pas-tout.

On convient d'appeler ici sujet de la science l'instance qui subit la division (a titre de difficulte, de probleme, de drame, de collage, comme on voudra) de ces deux moities de Dieu (celui des philosophes et des savants, celui d'Abraham, d'Isaac, de Jacob).

On demande en outre d'admettre que Ie sujet de la science soit Ie meme que celui de la psychanalyse. Cette hypothese permet d'introduire les formules de Jacques

DE DEUX DIEUX

Lacan sur Ie tout et Ie pas-tout. Mais on fera pour l'instant comme si elies ne concemaient pas des sujets sexues et comme si Ie sens phallique de la fonction qu'elies contiennent

etait suspendu.

nvient:

[I] \Ix. <l>x [2] 3x. <l>x

Tout

(Pour tout x, la fonction <I> est verifiee.) (11 existe un x pour lequella fonction <I>

n'est pas verifiee.)

Seule cette theorie du sujet autorise et meme requiert 1a conjugaison de deux « verites » logiquement incompa­tibles. L'univers defmi par la premiere l adosse a la limite designee par la seconde. Et selon les versions, on peut dire, si on pose en meme temps [I] et [2], que cette limite appar­tient et n'appartient pas a cet univers: on hesite indeh­niment entre la loi sans exception, et l'exception de cette loi; ce qui revient aformuler que cette limite est interieure et exterieure acette loi. Mais on peut aussi s'arreter en [2], detacher cette limite, et en faire comme ce point d'appui

, qu'Archimede voulait qu'on lui donne. Version forte, vacillante, et version stable, plus faible.

Supposons maintenant que x designe un element qui appartienne a l'ensemble des phenomenes (du monde), et que la fonction designe la propriete de devenir objet de (la) science. 11 vient:

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41 40 FRAN<;OIS REGNAULT DE DEUX DIEUX

[ I ] Tous Ies phenomenes du monde sont objets de (la) science.

C'est l'hypothese qui est a I'horizon de la philosophie Naturelle de Newton. nparle des corps en tant que c'est du tout qu'il s'agit9

, que rien n'echappe a ses lois, qu'il fait de la cosmologie. Tel est Ie sens de trois des quatre Regles de philosopher qui ouvrent Ie livre III des Principia: simpli­cite de la Nature; a memes effets, memes causes (par exemple, la chute des corps en Europe et en Amerique); qualites universalisables des corps. La regIe IV indique que l'induction ne doit pas souffrir d'exceptions venant des hypotheses, mais seulement des phenomenes. Enfin, ces regles introduisent Ie livre III, a bon droit intitule «Systeme du monde ».

[2] II Y a un phenomene qui n'est pas objet de (la) science, dont l'essence est par consequent inconnaissable. Mais c'est lui cependant qui « affirme et confirme » Ie systeme du tout. C'est I'Etre parfait, eternel, infini. Tel est Ie sens du grand Scholie. n faut apercevoir ici qu'on n'excluera cet etre de l'ensemble du monde dans un second temps que parce que dans un premier temps on a pu supposer qu'il en faisait partie, mais de fas:on eminente, transcendante, exorbitante.

Le premier temps se formule donc toujours ainsi: ce monde suppose un createur, c'est-a-dire que celui-ci est suppose de ce monde comme n'en etant pas. (C'est la phrase rajoutee par Newton en vitesse quand la deuxieme

9. Par exempIe, Ie « tout corps _ dans Ia Definition I des Principia.

edition etait parait-il a l'impression: «Discourir de [Dieu] d'apres l'apparence des choses appartient certainement a la philosophie naturelle1o• »)

Le second temps consiste au contraire a detacher: Ie ereateur n'est pas du monde. (<< Non comme l'ime du monde, mais comme Ie Seigneur de toutes choses »). On retrouve avec ces deux temps Ie paradoxe des relations sans converse. Toute relation ayant une converse. IDle relation sans co;v~rse ne eut as s'ecrire.

e texte u Sc olie, concernant Ie tout de I'univers et l'Etre comme Un transcendant a ce tout s'eclaire alors entierement: Lord over all, pantocrator, etc., designent son rapport au tout. Eternel, infmi, parfait, alleguent son absoluite, c'est-a-dire son exclusion du tout. -

Remarquons qu'en faisant de cI> Ia fonction plate: objet de (la) science, nous ne presupposons pas que x soit un sujet, ni cI> un signifiant. C'est justement par la que nous manquons pour l'instant a la doctrine du signifiant, et n'avons rien a connaitre de la psychanalyse. La seule chose que nous puissions avouer, c'est que Ie couple des deux formules est necessaire pour rendre compte du Dieu de la science classique.

C'est l'existence de son univers qui autorise enfm qu'on dise Ja science, et qu'on puisse donner l'article defini a l'objet de la fonction cI>. Tout objet de science devient objet de la science.

10. I. NEWTON, Principia Mathematica, ed. Cajori, University of California Press, t. II, p. 546, et p. 669, note 52.

I J··"K'.A.­

Page 21: Dieu est inconscient by François Regnault

43 4.2 FRAN<;OIS REGNAULT

Pas tout

On a ensuite les deux formules du pas-tout:

[3] 3x. ~x (Il n'existe pas de x pour lequella fonc­tion cI> ne soit pas verifiee.)

[4] Vx. cI>x (Ce n'est pas pour tout x que la fonction cI> est verifiee.)

En conservant a x et a <I> nos definitions, cela revient adire:

[3] que rien n'arrete la possibilite pour un phenomene de n'etre pas objet de science - tout peut se dire, ou encore, devenir objet d'une science. Cette generalite aperte de vue constitue-t-eile un univers? Non si on la conjugue al'autre formule, en apparence contraire aeile, selon laquelle :

[4] ce n'est pas pour tout phenomene qu'on verifie qu'll puisse etre objet de science, d'une science.

Le « tout» qui peut se dire de [3] est done hors-univers, ou encore sans univers. Mais quelle science pose one instance qui surgirait a perte de vue de tout phenomene possible, quelle, une instance entretenant avec chacun d'eux, comme avec tous, un rapport arbitraire et partie!? Assurement une science du miracle generalise, toujours possible, et 1a science d'une election libre et capricieuse.

N'oublions pas que cI> suppose qu'on rende raison du phenomene. En [3], la raison des phenomenes peut toujours etre dite, sans constituer on univers. On peut done se

DB DEUX DIEUX

figurer I'instance comme intervenant sans cesse : providence, tyran, maitre, incarnation, etc. Et on retrouve ici les termes relatifs du Scholie: Dieu, Seigneur, etc.

En [4], la raison choisit des phenomenes, et ne rend pas raison de tous. On peut se la figurer comme ayant rapport aceux-ci, non aceux-la, done atel element, non atel autre, a moi, non a vous, a tel peuple, non a tel autre, etc. On peut se figurer l'instance comme n'intervenant que delibe­rement: pour Abraham, pour Israel, etc. Et on retrouve ici les termes subjectifs du Scholie: mon, ton, d'Israel. Les deux dernieres formules ec1airent done Ie Dieu de la religion, voire de la theologie, Ie Dieu jaloux, pas-tout, incarne, etc.

La finesse de l'analyse newtonienne est bien de confronter Ie relatif (Dieu, Seigneur, maItre) et Ie subjectif (mon Dieu, Ie Dieu d'Israel) dans Ie meme geniti£ Ce qui l'inte­resse en Dieu, a la difference des philosophes c1assiques, semble done etre moins un cumul de fonctions que des chicanes dans sa definition.

Remarquons encore que comme nous n'avons pas fait de cI> la fonction phallique, nous n'avoilS pas Ie droit de dire qu'un dieu-femme s'opposerait dans ce qui precede aun dieu-homme, meme si la question, avrai dire rarement posee, du sexe de Dieu se profile aI'horizon de nos calculsll•

II•• Comment savoir si, comme Ie formule Robert Graves, Ie Pere lui­meme, notre pere eternel a tous, n'est que Nom entre autres de la Deesse blanche, celIe a son dire qui se perd dans k nuit des temps... ) J. LACAN, Preface a l'Eveil du printemps de Wedekind, Paris, Gallimard.

lib

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• •

45 FRAN90IS REGNAULT44

Scholie

Le genie secret du grand Scholie newtonien est de faire surgir comme clef de voute d'un traite de science - et Ie plus grand de la science classique - ce qu'on pourrait appe1er Ie probleme des deux dieux. La solution est en

, , d gros: assurement nous ne pouvons qu a orer comme un seigneur Ie Dieu que par ailleurs nous connaissons comme parfait. (<< Nous l'admirons pour ses perfections, mais nous Ie reverons et l'adorons a. cause de son empire. ») La question cependant demeure ouvette: de quel droit est-ee Ie meme Dieu? On sait que ce n'est pas toujours Ie cas, ne fUt-ce qu'a. ponetuer tres fortement Ie non qui dans Ie Memorial de Pascal separe: « Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants ». De meme, on dira que Descartes met entre parentheses Ie second (objet de la foi et auteur des miracles toujours possibles, mais dont il ne dit jamais on mot) pour ne demontrer que Ie premier; que Malebranche les relie a tout propos et a tout instant (d'OU Ie role du Christ); que Berkeley n'arrive finalement pas ales ajointer ~e Dieu des idees, et Ie roi d'on empire). Voir la.-dessus Gueroult12

Spinoza, a part, nie absolument l'existence du Dieu pas-tout, ~ des ignorances, mais trouve entre l'univers et sa limite on rapport nouveau, celui de la substance et de

12. M. GUEROULT, ouvrages connus sur Descartes, Malebranche, Berkeley (paris. Aubier).

DE DEUX DIEUX

ses attributs. C'est au prix de renvoyer aux arcanes de la notion d'expression, voir la.-dessus De1euze13•

n appartient en general a. la philosophie classique de presupposer nne harmonie entre ces dieux, c'est-a.-dire que Ie recto du tout et Ie verso du pas-tout sont inseres sur one meme surface. Meme Spinoza identifie pour finir, grace a. sa methode d'exegese, Ie dieu pas-tout des figures bibliques a. la natura naturans de l'Ethique14• Pascal n'est sur ce point, donc, pas philosophe, ou pas tout philosophe, ou pas c1assique.

Dieu, au jeminin I'Idee

1. Faisons a present de ce 11> la fonction phallique, repe­rable dans l'analyse. On reintroduit donc Ie sexe dans la question precedente (1'Etourdit, in Scilicet, n° 4, p. 14).

II. Les formules precedentes deviennent donc celies de la sexuation proprement dite, et definissent la moitie homme et la moitie femme du sujet? (1' Etourdit, p. 14, 15,

22). Elies supposent meme Ie sujet tout court, qui est de

l'ordre de la supposition (Encore, p. 130).

III. Tout et pas-tout prennent chacon deux significations de chacon des deux cotes: ~e-homme, Ia regIe avec

13. G. DELEUZE, Spinoza et Ie Frob/erne de l'expression, Paris, Minuit. 14. B. SPINOZA, Traite tMologico-politique. Paris. Gallimard (c La PIeiade .).

chap. vn, p. 768: c Pour abreger, je resumerai cette methode P'exegese] en disant qu'eIle ne ditfere en rien de celie que l'on suit dans l'interpretation de fa nature, mais s'accorde en tout point avec eIle.•

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46 FRAN90IS REGNAULT

Xe.!.ception; c~~enune. Ie « sans-!aison » avecJ~~«_h.~E~ .univers16 I).

Pour Dieu, on avait, du cote de la science et de la thea­logie: l~ateur du monde, mais ne faisant pas nombre avec ce monde. -"~8t~ d~ la religion (ou de la mystique) : ·la version de la Providence (un semblant de tout), avec la version[ du miracle, ou de l'election (un semblant de pas-tout).

Question: Dans ce passage a la fonction phallique, Dieu se sexue-t-il d'autant? Est-il devenu sujet pour autant?

IV. En realite, il s'est passe ceci :

I. On est passe du cote du sujet, de I'homme et de la femme. On n'est donc plus en Dieu, mais plutot dans Ie jardin d'Eden. Les considerations precedentes, autour de Newton, etaient donc une mise entre parentheses, une €7tOX~

de la fonction phallique et du sujet, de cI> et de $.

2. La fonction phallique - ou la castration - recourt necessairement a la question du pere, et cela par deux voies, on en a la preuve par Schreber:

- du cote du tout, Ie Nom-du-Pere, que 1a castration amene avec Ie pere mort (l'Etourdit, p. 13; Ecrits, p. 556 sq.);

15. A titre d'illustration: Ia dialeetique de Ia regIe et de l'exception est articulee par Moliere entre Alceste et phllinte (et ses rivaux). - VoirJ. LAGAN, Baits, p. 173-175: Alceste ala fois dans et hors Ie salon de Celimene. C8te­femmes, on opposera Ie «sans-raison. de Cc~limene, Ia maitresse. au pas-tout du c hors-univers .: la rivale Arsinoe, qui vient d'ailleurs (elle y emmene meme Alceste), et la fuyante Eliante, l'insaisissable jeune fille du lieu meme. Dans cette piece, Ies hommes souffrent de se ressembIer, et de ce que Ies femmes ne se ressemblent pas.

DE DEUX DIEUX 47

- du cote du pas-tout, I'Un-pere, qui vient a la meme place, celie de l'Autre (il n'y a pas en effet d'Autre place de I'Autre),la OU Ie Nom-du-Pere vient amanquer (l'Btourdit, p. 22; Ecrits, p. 577).

3. Or, I'hypothese du sujet ne va pas sans supposer l'Autre: « La condition du sujet S (nevrose ou psychose) depend de ce qui se deroule dans I'Autre » (Bcrits, p. 549).

4. Du premier cote, la psychanalyse fait donc apercevoir que Dieu, l'Autre, est aussi un Nom-du-Pere (ce que la religion atteste: Ecrits, p. 556). Elie est donc bien « ce qui reintroduit dans la consideration scientifique Ie Nom-du Pere » (Bcrits, p. 875).

Du second, elie constate l'entremise de l'Autre, de I'Un­pere « sans-raison I), aux confins du mythe, la OU habite la

. )

/1

jouissance feminine (l'Btourdit, p. 22-23). Des deux dieux, l'un se porte alors a la place de son nom,

I'autre a celie de sa jouissance. 'C'est Ie mot de la :fin dans fEncyclopedie de Hegel: Dieu,

au feminin l'Idee... « sich geniesst16 ».

~

'"! 16. c L'Idee etemelle, existant en et pour soi se manifeste, s'engendreeter­ne1Iern~ et jouit d'elle-meme eteriiellement. • (F. HEGEL, Encyclopedie, I S77.)

Page 24: Dieu est inconscient by François Regnault

IV

Dieu est inconscient

Nee perieulosius alieubi erratur, nee laboriosius aliquid quaeritur, neefruetuosius aliquid invenitur.

AUGUSTIN, De Trinitate I, m, 5.

I - DE DEO

La doctrine de Lacan sur Dieu peut se presenter comme suit.

D'abord, il y en a une, ce qui ne va pas de soi. On sait que Freud s'est en droit debarrasse de la question, posant avec Ie scientisme de son temps que Dieu n'existe pas. Sa doctrine de la religion eut pu se resumer par Ies theses suivantes:

I) Du point de vue clinique, Ia religion est l'analogue d'une nevrose obsessionnelle. Done, tout ce que la theorie analytique peut avancer sur cette nevrose vaut, al'analogie pres, pour la religion qui est une nevrose obsessionnelle al'usage de 1'humanite. >~

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51 50 FRAN<;OIS REGNAULT

Cette analogie ne pose ni plus ni moins de problemes que celui de la coilectivisation de l'inconscient. La theorie de l'identification est la clef de la solution: par quels mecanismes s'identifie-t-on a des constructions cultureiles donnees, en fait-on un ideal du moi? L'Avenir d'une illusion suppose Psychologie collective et Analyse du moi.

On en tire aussitot une theorie de I'Eglise, comme horde non primitive des freres dans Ie Christ (Psychologie collective et Analyse du moi, chapitre v).

2) Du point de vue clinique et theorique, 1a religion fonctionne aussi comme une psychose (amentia): « Si d'une part la religion comporte des entraves d'ordre compul­sionnel, teiles que seule la nevrose obsessionneile de l'indi­vidu en presente, d'autre part, eile implique un systeme d'illusion cree par Ie desir [ein System von Wunschillusion] avec deni [Verleugnung der Wirklichkeit] de la realite, systeme tel qu'on Ie retrouve, al'etat isole, seulement dans 1a psychose hailucinatoire [nur bei einer Amentia], qui est un etat de confusion mentale bienheureusel. »

En tant que teile, eile contient donc un noyau de verite; il faut presque remettre sur ses pieds cette illusion, qui n'est nu1lement une erreur (chapitre VI). La problematique n'est guere eloignee de 1a remise sur pieds que Marx se proposait apropos de Hegel, et par consequent, une analyse comme ceile qu'Althusser a faite de ce mot de Marxl pour­rait valoir aussi pour cette partie de 1a religion selon Freud.

I. S. FREUD, l'Aveni, J'une illusion, chapitre vm [G. W., XIV, 367]. 2. L. ALTHUSSBR, Pour Marx: c Contradiction et surdetermination t, Paris,

Maspero, p. 87.

DIEU EST INCONSCIENT

3) Mais ce qu'on obtiendrait par une telle operation, c'est moins quelque verite philosophique sur Ie monde, qui eut ete travestie par 1a religion, que la verite du sujet dans ses rapports avec l'inconscient, la sexualite ou les tabous ~es interdits). La mythologie religieuse nous dissi­mule done Ie destin des pulsions, ce mot de destin [Schicksaij n'etant pas sans reference a la tragedie grecque, dans la mesure ou, inversement, la theorie des pulsions est notre mythologie.

11 en resulte que Freud n'accorde aucune importance a 1a theologie comme teile, non distinguee d'une simple mythologie, sauf a citer, et de seconde main comme tout Ie monde, Ie celebre mot de Tertullien (1'Avenir d'une illusion, chapitre va).

4) Reste Moise. U est Ie lieu ou, selon Lacan, se reconsti­tuerait 1a religion « refoulee » par Freud: « Freud ne croit pas en Dieu, parce qu'il opere dans sa ligne a lui, comme en temoigne la poudre qu'il nous jette aux yeux pour nous emmoiiser. Non seulement il perpetue la religion, mais il 1a consacre comme nevrose ideale, en la rattachant a 1a nevrose obsessionneile... » (RS.L, in Ornicar? nO 5,

p. 103). On Ie sait, la these sur Moise egyptien n'est rien moins

que certaine, et 1a these sur Ie meurtre de Moise, certai­nement controuvee (ainsi que Ie demontrait Cacault,

3. Cit. aussi in Malaise Jans la civilisation; et in Moise et Ie Monothlisme. - Sur les fonnules exactes de TBRTULIJEN et sur leur sens, voir E. GILSON,

la Philosophie Ju Moyen Age, Paris, Payot, p. 98.

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53 52 FRAN<;OIS REGNAULT

invite par Lacan a commenter l'interpretation d'osee par Sellin, l'exegete elu de Freud, au Seminaire du 14 avril 1970).

C'est dans ce voltairianisme judaique, version fantaisiste de son authentique scientisme (c£ Bcrits, p. 857: la voie de Freud « ne s'est jamais detachee des ideaux de ce scien­tisme ») qu'on verrait sans doute Ie symptome de ce « recours a la connene religieuse, a quoi Freud ne manque jamais » (RS.I., « A la lecture du 17 decembre », in Ornicar ? nO 2, p. 99).

Cette derniere allegation n'autorise en aucun cas, cepen­dant, a preter a Freud quelque foi sans Ie savoir, ni une inquietude religieuse a son corps defendant, comme ce dut etre Ie desir de Pfister et comme c'est en general l'obses­sion ou Ie souci des croyants a l'egard des soi-disant athees.

En resume, Freud ne considere pas Ie nreud que font, du moins dans Ie christianisme, la religion, I'Eglise et la theologie, traitant separement des deux premieres et igno­rant la troisieme (voir, infra, Appendice 3).

C'est que notamment Ie christianisme n'est atout prendre pour lui qu'un judaisme tardif (Moise et Ie Monotheisme), une retombee dans Ie paganisme. Ainsi la note de lecture - ec1airante acet egard: « Grande est la Diane des Ephe­siens », interpretation humoristique du theme de la deesse primitive Outis, qui se fait jour via Artemis jusqu'a la Vierge Marie des visions de Catherine Emmerich, mani­festant Ie triomphe de saint Jean sur saint Paul - n'est­dIe qu'une allegorie du destin d'une, ou de la, pulsion sexuelle, redipienne cote mere, tout comme Moise et

DIEU EST INCONSCIENT

Ie Monotheisme est une allegorie du destin d'une, ou de la, pulsion de mort dirigee contre Ie pere (voir, infra, Appendice 1).

La se resume toute la « religion» de Freud: son atheisme scientiste et son judaisme theorique. Juif avec les chretiens, mais savant contre les JuifS'.

II - DE DEO UNO

La perspective de Lacan est tout autre. Certes, elle conserve d'abord la supposition de la religion

comme nevrose obsessionnelle6• Se pose seulement Ie pro­

bleme de son hysterisation dans un lien social: l'obsession des religions d'etre chacune la seule a faire lien dans Ie discours de I'Hysterique (la ceremonie comme collection d'obsessionnels), dans celui du Maitre (I'Eglise), dans Ie discours de I'Universite ~a scolastique). Nous laisserons de cote ces aspects.

Mais cette perspective part de la conviction qu'on

4. Contrairement ace qu'on suppose souvent, Ia doctrine de Freud ainsi aecnte n'est pas inconsistante. Elle revendique au moins un atheisme ethique. Elle conjoint Ia grandeur de Ia science et l'universalite du juclaisme. Voir o. MANNoNI, « L'atheisme de Freud ), in Omicar? nO 6.

S. Entre autres, deux textes. L'un, categorique dans c La science et la vente) (&rlts, 0p. cit., p. 872); l'autre, hypothetique, dans l' c Introduction aI'edition allemande des &rlts) (Scilicet, nO s, p. 16) : c S'il est vrai que pour la religion (car c'est Ie seul trait dont elles font classe, au reste insuflisant), il ya ae l'obsession dans Ie coup. )

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55 FRAN~OIS RBGNAULT54

n'obtient sans doute pas l'atheisme en l'affirmant, ni en Ie voulant. Qu'on Ie desire, qu'on y parvienne suppose un chemin plus difficile, qui penetre dans la question de Dieu, laquelle a structure, forme et contenu, alors que l'atheisme n'est guere qu'une forme vide.

D'ou la precipitation previsible des etourdis ou des bonnes ames a preter a Lacan quelque religion, lorsqu'il deniait tout atheisme a son auditoire6• II ellt pu dire avec

~ Joyce que ces choses-la: la theologie et les dogmes, etaient l « la matiere meme de [ses] pensees ». Choses qu'il est

inutile de refouler. La question de Dieu prend alors immediatement la

forme de celle de son existence, et la reponse n'est nullement triviale. On peut s'attendre, en effet, a ce qu'une doctrine qui unit et distingue realite et reel, et donne un sens special a la categorie d'ex-sistence, ne se borne pas a une reponse par oui ou non a la question de Dieu.

D'abord, l'existence de Dieu n'est pas son etre: « La religion est vraie. Elle est sfuement plus vraie que la nevrose, en ceci qu'elle nie que Dieu soit purement et simplement ce que Voltaire croyait dur comme fer. Elle dit qu'il ex-siste, qu'il est l'ex-sistence par excellence » (R.S.L, in Omlcar. n 2, p. 103 . · ? 0 )

Lacan releve ici un point qui manque souvent dans la reflexion philosophique modeme sur la question (sauf chez Heidegger), mais que Gilson, acertains egards plus existen­tialiste qu'on ne pourrait croire, a signale. L'esse de Dieu,

6. c Je mets au d6fi chacun d'entre vous que je ne lui prouve pas qu'il croit al'existence de Dieu» (Ornica,? nO 5, p. 43).

DIBU EST INCONSCIBNT

chez saint Thomas, est son exister et non pas son etre, un aete plus qu'un objet de contemplation, et Gilson en attribue I'invention a Al-Farabi7

:

I. Les philosophes arabes con~oivent I'etre cree comme une essence qui ne contient pas en soi la raison de sa propre ~tence. L'existence se distingue donc de l'essence (p; quO! on s'approche deja de la critique de l'argument onto­logique par Kant): « L'existence n'est pas un caractere constitutif, elle n'est qu'un accident accessoire », dit Al­Farabi. Certes, pour Dieu, existence et essence ne font toujours qu'un, mais I'opposition a lieu chez les etres crees. L'etre est une essence a qui seule sa cause confere l'existence.

2. Chez Avicenne, ensllite, Dieu n'a pas d'essence, parce que son essence n'est autre que son esse. Cet esse (infinitif) n'est pas un etre (substantif) mais un exister (verbe).

3. Maimonide, de meme, pose qu'en Dieu, son essence est son existence. Mais c'est son existence qui est sa veritable essence. « En un mot, dit Gilson, Dieu n'a pas l'existence, il l'est. ».rAutre version, ou autre versant, selon lequel l'eXIstence reduit I'habituelle importance de l'essence. MaImonide invoque pour lui Ie verset 13 d'Exode ill:

«Je suis celui qui suis. » Le tetragrammaton impronon~able

de Yahweh signifie alors (selon un rapprochement etymo­

7. E. GILSON, c La notion d'existence chez Guillaume d'Auvergne » in Etudes mMUvales, Paris, Vrin (reprise), p. 106: cII semble qu'AI Farabi (t 959) soit Ie premier philosophe chez qui cette position ait atteint sa constitution complete et defiiiitive. »-Voir aussi la Philosophie au Moyen Age, Paris, Payot, p. 348: c C'est nne date dans l'histoire de la metaphysique. »

I

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56 FRAN90IS REGNAULT

logique alors en vigueur) : I'existence necessaire (Guide des egarls, I, 61). Le nom de Dieu est plus un « je suis », qu'un ~ , 8etre ou qu une essence .

4. L'inspiration thomiste au sujet de l'existence conjoin­dra, selon Gilson, !'invention arabe et I'interpretation de Miimonide.

Si donc, du point de vue philosophique (cartesien, par exemple, ou kantien), on peut ramener l'essence ou l'exis­tence de Dieu a son etre, fUt-ce pour critiquer la preuve ontologique, la doctrine du signifiant, selon un autre point de vue, pre£ere opposer a sa fas:on l'essence, l'etre et l'existence :

I. D'abord l'~tre est laisse au seul parletre, et l'ontologie, par Ia meme, est reduite a ce que peut supporter d'etre celui qui parle; fut-ce Dieu, a condition qu'il parle, en tout cas: Ie sujet parlant9

• On trouve donc dans cette doctrine une sorte de heideggerianisme extenue.

2. L'existence est dissociee de l'essence, elle ne la vehicule pas, ni ne la cause. L'essence, delaissee (de I'esse), devient image, s'assimile a I'image, via l'e!~o; de Platon, « qui traduit tres bien ce que j'appelle I'imaginaire, puisque s:a veut dire I'image » (R.S./., in arnicar? nO 5, p. 19). On voit donc s'evanouir toute possibilite d'un argument onto­

8. E. Gn.sON, c Maimonide et la philosophie de I'Exode ) in Etudes..., op. cit., p. 144.

9. c <;a tient ace que je supporte dans mon langage du parl~tre - s'il ne parIait pas, iI n'y aurait pas de mot ~tre. ) a. LACAN, Ornicar? n° 4, p. 106).

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DIEU EST INCONSCIENT 57

logique quelconque; ce qu'on pourrait appeler: Kant avec Lacan.

3. L'existence est-elle alors pour autant tiree du cote de l'accident ou de la contingence? Nullement. La contingence est ce qui se rencontre sur Ie corps (theme, deja freudien, des orifices et des appendices). Lacan lui donne aussitot Ie sens de ce qui cesse de ne pas s'ecmelO• L'existence n'est pas de cet ordre.

4. L'ex-sistence, qui regit la preposition a(soit Ie datif: s'attribuer a, soit I'ablatif: se derober a), est dite se sup­porter de ce qui fait trou: « Pour que quelque chose existe, il faut qu'il y ait un trou » (arnicar ? n° 2, p. 102). Par quoi elle est dite ensuite « support du reel» (arnicar ? n° 5, p. 61), ou « ce qui repond au reel» (arnicar? n° 4, p. 97), ou « de I'ordre du reel» (ibid., p. 103).

On verra que trou, reel et ex-sistence se combinent donc deux a deux, parfois en excluant Ie troisieme terme, parfois en I'incluant.

L'ex-sistence, enfin, est introduite par la mathematique modeme: « C'est I'emploi de I'ecrit 3x. f(x) » (arnicar? nO 4, p. 98).

I.I Le trou en tant que tel est d'abord en correspon­dance avec Ie reel, mais dissocie de l'existence. Le nreud borromeen fait trou. « Dieu est Ie pas-tout que ~e christia- I nisme] a Ie merite de distinguer, en se refusant a Ie confondre -J.­avec I'idee imbecile de I'univers. Mais c'est bien ainsi qu'il

10. Le Seminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil. p. 86; - if. aussi p. 132.

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59 58 FRAN<;OIS REGNAULT

permet de l'identifier a ce que je denonce comme ce aquoi aucune ex-sistence n'est permise parce que c'est Ie trou en tant que tel» (arnicar ? nO 2, p. 9811). II s'agit de ce trou que Ie nreud permet de distinguer de l'existence.

1.2 Mais Ie nreud, des qu'on s'en avise, ex-siste aussi, comme consistance soumise a 1a necessite : « D'Oll la corres­pondance que je tente d'abord du trou avec un reel qui se trouvera plus tard conditionne de l'ex-sistence » (ibid.; - les italiques sont de nous). L'ex-sistence entre dans Ie trou et e1Ie en sort. Un battement a done lieu.

1.3 « La fois suivante », c'est Iorsque l'ex-sistence reste assignee au reel, nom d'un des trois cerc1es du nreud borromeen, Ia consistante etant passee au seul imaginaire et Ie trou restant au seul symbolique: « De l'ex-sistence, a savoir de ce qui joue jusqu'a une certaine limite dans Ie nreud, je fais Ie support du reel. Ce qui fait consistance est de l'ordre imaginaire, puisque s'il y a que1que chose de quoi releve Ia rupture, c'est bien la consistance, alui donner Ie sens Ie plus reduit. II reste alors - mais reste-t-il? pour Ie symbolique, l'affectation du terme de trou» (arnicar? n° 5,

p.61). Ainsi se demele en trois temps pour la pensee l'apparente

incoherence qu'il y a a ce que Ie trou soit du cote du reel sans existence, puis seul support de l'existence, puis separe d'elle et echu au symbolique.

II. Cette note c A la lecture du 17 decembre t, redigee par J. LACAN

lui-meme pour accompagner la transcription de la seance dudit jour, est d'une grande complexite. Elle resume par 13 meme toutes les diffiCultes de la question.

DIEU EST INCONSCIENT

En faisant selon ces trois temps Ia construction synthe­tique d'un nreud dont l'analyse nous montre retrospecti­vement qu'ils ne font qu'un12, on voit que:

2.1 La propriete trouante du nreud va de pair avec 1a propriete qu'on lui attribue aussitot: etre un reel.

2.2 La propriete nouante du nreud va de pair avec Ia propriete qu'on lui attribue (presque) aussitot: etre une necessite, ex-sister au contingent, ou au neant, en bref nouer.

2.3 La propriete triante du nreud va de pair avec Ies proprietes qu'on lui attribue enfm: trier ce trou, ce nreud, et Ie denouage possible selon S., R. et I.

On voit aussi que trou, ex-sistence et reel sont comme des fonctions. Mais si Ie trou est toujours « Ie meme »,

(( mais reste-t-il? »), l'ex-sistence, dIe, se partage en un battement, tandis que Ie reel se multiplie: « l'ex-sistence meme du reel, soit a prendre mon registre: R. a la puissance deux» (arnicar? n° 2, p. 98).

Mais on a appele propriete l'acte de passer d'un temps a un autre. II faudrait aussi bien l'appeler une nomination:

a) D'abord, Ia nomination est en plus des termes : «trou, . ~

ex-sistence, reel », ou en plus de R., S., I.: « Le moins qu'on puisse dire, c'est que, pour mon nreud, la nomination est un quart element» (arnicar? n° 5, p. 60). ~

12. Sur la proposition qui fait que R., S. et 1. se rencontrent rrellement, symboliquement et irnaginairement 3 chaque temps, et que cette distinction de temps est 3 la fois irnaginaire, symboIique et rrelle, voir J.-c. MILNER, les Noms indistincts, Paris, Seuil, chap. t.

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60 FRAN90IS REGNAULT

b) Cependant, « la nomination est la seule chose dont nous soyons sUrs qu'elle fasse trou» (ibid., p. 55).

Sous Ie regard de la nomination, on a done, selon les trois temps:

3.1 Ie trou sans nom (( en tant que tel »); 3.2 la nomination du trou, qui ratteste (c'est la nomi­

nation qui fait trou);

3.3 la nomination des trois cerdes, qui assigne notamment Ie symbolique au trou.

On retrouve la problematique de Frege sur Ie non­identique a soi (Ie trou sans nom), Ie zero (Ie trou nomme), Ie un (Ie trou comme un entre autresI3).

Et, par application de la nomination comme quarte,\) r engendrement de trois nominations (Ni, Ns, Nr? ef. Orni­car? nO 5, p. 64-65), l'imaginaire, inhibitrice, la symbolique, t symptomale, et la reelle, angoissante.

Qu'en est-il a present de Dieu? Et d'abord pourquoi Ie meIer a cela?

La reponse s'impose : par Ie Nom-du-Pere. - Comment? Deux considerations vont a la rencontre l'une de l'autre,

l'une part du Nom-du-Pere, l'autre de Dieu.

A - Le Nom-du-Pere, rencontre tot dans la doctrine comme representant la Loi (theorie de I'CEdipe), comme

13. Et de m~me Matrice deJ.-A. MILLER (Ornicar? n° 4): si Ie trou, c'est Ie Rien, Ie Tout, c'est Ia nomination; Ie reel, c'est Ia stratification (R, RII, R3); l'ex-sistence, c'est l'altemance.

DIEU EST INCONSCIENT 61

signifiant originaire (theorie de la forclusion dans la psychose), comme origine de la metaphore, comme sup­posant ensuite Ie refoulement originaire, il est sUr que c'est d'abord la religion qui « nous a appris a l'invoquer14 ».

Sa fonction s'accroh, dirait-on, dans la doctrine, jusqu'a avoir une place privilegiee, exorbitante dans Ie nreud borromeen. En outre, Ie Nom-du-Pere, c'est - choisissons expres un metalangage - ce dont eut parle Ie Seminaire qui manquera toujours, faute d'avoir eu lieul5•

Le Nom-du-Pere est comme la reponse a ce qui corres­pondrait dans cette doctrine a la question radicale de ? Leibniz: pourquoi y a-t-il quelque chose plutot que rien? )

.~ Reponse : il n'y a pas rien, il yale nreud. 't Des lors, les operations du Nom-du-Pere recoupent

fort celles de la nomination.

4.1 Le Nom-du-Pere, c'est Ie nreud. « Pour demontrer que Ie Nom-du-Pere n'est rien d'autre que ce nreud, il n'y

[L

a pas d'autre fac;:on de faire que de supposer denoues les ronds» (Ornicar? nO 5, p. 21).

(i::f. 4.2 Le Nom-du-Pere, c'est ce qui s'ajoute au nreud

comme nommant, l'un-en-plus: « De trois consistances, on ne sait jamais laquelle est reelle. C'est pourquoi il faut qu'elles soient quatre. Le quatre est ce qui par cette double 'I

I

boucle, supporte Ie symbolique de ce pour quoi il est fait, ) a savoir Ie Nom-du-Pere » (ibid., p. 55).

Ou l'on voit, entre autres, pourquoi Ie Nom-du-Pere

14· J. LACAN, Ecrits op. cit., p. 278, p. 556 a 583; - Seminaire XI, p. 227. 15. ID., Sminaire XI, p. 224; - Ornicar? n° 4, p. 99.

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63 62 FRAN90IS REGNAULT

fait aisement double emploi avec Ie symbolique lui-meme (comme Ie trou). D'ou la question (ibid., p. 66): « Dne nomination assurement symbolique, mais limitee au symbo­lique. Cela nous suffit-il pour supporter la fonction du Nom-du-Pere? »

Reponse: non sans doute, il faut recourir aussi a une nomination reelle.

4.3 Mais Ie Nom-du-Pere, c'est chaque rond du nreud: « Les Noms-du-Pere, c'est lYa -Ie symbolique, l'imaginaire et Ie reel. Ce sont les noms premiers, en tant qu'ils nomment quelque chose» (ibid., p. 17).

D'ou Ie caractere de suppleance intrinseque que suppose Ie Nom-du-Pere, par quoi il noue R., S. et I. (Ornicar? n° 4, p. 99).

SuppIeance marquee par ceci: Ie Nom-du-Pere, ce n'est - aussi bien - que « Ie Pere comme nom » (Ornicar ? nO 5, p. 54).

B - Dieu maintenant. Sans doute faut-il ponctuer fortement Ie mot « non » dans la sentence celebre du Memorial de Pascal: « Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, non des philosophes et des savants. » Opposition du Dieu tout de la philosophie, et du Dieu pas-tout de la theologie, ou de la religion18

n appert alors que Ie Dieu qui interesse la doctrine, c'est celui qui se revele comme Pere, ou comme Nom, dans la tradition dite judeochretienne.

16. Voir, supra, c De deux dieux t.

DIEU EST INCONSCIENT

On dispose apresent de tous les elements pour construire ce concept. On voit en effet que la doctrine est requise de parler de Dieu acause que la clinique rencontre Ie Nom-du­Pere (Schreber, etc.) et que la theorie, qui dispose du nreud borromeen, articu1e ce Nom sur un triple mode. A remar­quer d'ailleurs que chez Freud s'elaborent deja ce Nom, sous la forme du meurtre, et ce Nreud, dans la triple modalite de l'inhibition, du symptome et de l'angoisse17•

D'ou:

I. Dieu est l'innommable. En tant que tel, il n'existe C) pas (voir supra 1.1, 2.1, 3.1, 4.1; et Ornicar? n° 2, p. 98: \ « ce a quoi aucune existence n'est permise »).

t

"'.', 2. Mais on vient deja de Ie nommer, ne fUt-ce d'aucun nom (voir, supra, 1.2,2.2, 3.2,4.2; et 0rniC$? n° 5, p. 54) :

« [Les Juifs] ont bien explique ce qu'ils appellent Ie pere'l lIs Ie foutent en un point du trou qu'on ne peut meme pas imaginer. Je suis ce que je suis, c;:a c'est un trou, non? Un~

Jl'··,

trou [...], lYa engloutit et puis il y a des moments ou lYa recrache. va recrache quoi? Le nom, Ie Pere comme nom.»

Rappelons ici que certains exegetes interpretent Ie verset de l'Exode (m, 14) moins comme une declaration d'etre que comme un refus de repondre. Yahweh parlant aMoise

17· Dans cet ouvrage, Freud traite de ces trois termes souvent deux adeux. Ce qui ne suffit pas aleur assurer un nouage borromeen. Le placement de ces trois termes dans Ie schema de J. LACAN (Ornicar? n° 2, p. 99) ne les rend d'ailleurs qu'indireetement borromeens (par R.S.I.). - L' c intuition t

borromeenne de Freud se lit encore danS l'addendum C de cet ouvrage: Angoisse, douleur et Jeuil.

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--.-­'/'

64 FRAN<;OIS REGNAULT DIEU EST INCONSCIENT 65

ressemble plus a Ulysse repondant « personne » au Cyclope Trois remarques sur ce point: qu'a ce philosophe suppose du rabbin Zadoc Kahn, qui traduit Ie verset par: «Je suis l'~tre invariable. » Massignon ecrit meme: «Le mot de MOIse, en hebreu, " Je suis Celui qu'il me plait d'etre " est infiniment plus fort et plus libre que dans Ie grec des Septante, " Je suis Ie participe present de la copule etre "18. »

L........ D'ou, second temps (Ornicar? nO 2, p. 103): « Dieu

ex-siste, il est l'ex-sistence par excellence, c'est-a-dire, en somme, qu'il est Ie refoulement en personne. 11 est meme

. la personne supposee refoulement. c'est en s:a que la religion

est vraie. »

3. 11 est enfin Trinite, c'est-a-dire un analogue du nreud borromeen constitue (voir, supra, 1.3, 2·3, 3·3, 4.3, ce qu'on pourrait appeler aussi savoir de Dieu; Ornicar? n° 2,

p. 91): « Le savoir de Dieu, c'est certai:fi"" qu'il ex-siste, [...] mais seulement au sens ouj'inscris ex-sistence, autrement qu'il ne se fait d'habitude. »

(

Et sur 1'analogie (Ornicar? nO 4, p. 103): « C'est 1'ordre explore a partir de mon experience, je vous Ie rappelle, qui m'a conduit a cette trinite infemale [celle de R.S.I.]. Je ne pense pas jouer ici d'une corde qui ne soit pas freu­dienne, « Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo » - c'est la que prend illustration ce que j'ai appele la verite d'une certaine religion. Ce n'est pas tout a fait au hasard qu'elle arrive a une trinite divine. »

18. 1. MASSIGNON, « Soyons des Semites spirituels », in Opera minora, t. m, p. 828.

a) Le rapport qui existe entre la religion et la psychana­lyse s'illustre par celui que Ie vers de Virgile (Eneide, VII,

312) suppose, des l'epigraphe de la Science des reves, entre la sublimation et les pulsions. Voir, la-dessus, l'Avenir d'une illusion, a propos du destin public des pulsions.

b) L'enfer, c'est Ie mirage du nevrose: la perversion~ dont sa nevrose est Ie ratage (Ornicar? nO 4, p. 104). D'ou . Ie fait que Ie Pere, nom du nreud, se diffuse vers les instances de sa trinite, et ait la perversion comme but ou comme limite: « Dieu est pere-vers » (Ornicar? nO 5, p. 43).

c) Enfin, il ne faudrait peut-etre pas pousser beaucoup ce texte sur la Trinite pour en tirer 1'idee que ce qui s'est trame, tri-cote du cote des conciles, est une interpretation anticipative du nreud borromeen, « et la question du \ Filioque me, parait pouvoir etre traitee en termes topolo- ) giques » (Bcrits, p. 873). Cependant, il y faut quelque doigte. L'emergence du discours analytique autorise seule­ment a avancer que s'il trouve son fonds dans quelque theologie (celles de l' «homosexualite grecque, puis arabe», celle de l' «eucharistie »19) : « On comprend qu'aux grandes Ir--,~

epoques que nous venons d'evoquer, la religion seule en fin de compte, de constituer l'opinion vraie, l'ope~ Ob~(x,

put a ce matheme donner Ie fonds dont il se trouvait de fait investi » (l'Etourdit, in Scilicet, nO 4, p. 41).

19. «L'homosexualite... »: sans doute la doctrine de I'amant et de I'aime, si essentielle a la theorie du transfert (if. Ie Slminaire, livre vm, Ie Trans/ert). - « L'eucharistie »: la doctrine freudienne du corps, ou de l'Eglise.

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67 FRAN90IS REGNAULT66

Avant d'en venir a la topologie trinitaire, ce qui s'avere de Dieu au cours des deux premiers temps du nreud autorise deux conclusions.

a) La distribution de la fonction de l'ex-sistence selon Ie trou, puis selon Ie reel (ou Ie nom) rend ce Dieu pas-tout, ainsi qu'on l'a dit, et separe du meme coup Ie dieu de la religion ~e « vrai ») de quelque demiurge universel, de l'etre parmenidien, ou du destin grec.

Si Lacan peut dire ailleurs cependant (Ornicar? n° 5,

p. 25): « Dieu est la femme rendue toute », alors que la femme n'est deja pas-toute, c'est qu'elle serait Ie Dieu de la castration. Elle ne rendrait pas pour autant Dieu tout (il est 3x. cI>x, Ie pas-tout du cote du tout). Mais ce texte est aexpliquer par cet autre, inverse (Ornicar? n° 9, p. 39): « Elle [la barre de negation au-dessus de ~ dit qu'il n'y a pas d'Autre qui repondrait comme partenaire - la toute

\ necessite de l'espece humaine etant qu'il y ait un Autre1 de l'Autre. C'est celui-Ia qu'on appelle generalement Dieu, l mais dont l'analyse devoile que c'est tout simplement La femme.)

On a saisi: « generalement » designe Ie Dieu des philo­sophes, qui pour la philosophie est peut-etre, mais il n'y a pas un tel dieu. Des qu'il ex-siste, il rentre dans la difficulte du 3x.

b) La verite - pas-toute elle aussi - de la religion selon la doctrine n'apporte aucun reconfort au croyant. Le discours analytique - un peu comme la theologie ­parle beaucoup et fort de Dieu, mais Ie nevrose obsessionnel

~.•..).I ~'

DIBU EST INCONSCIENT

1 n'y apprendra que ce qu'il denie, comme Ie mystique n'y verra ce qu'il croit qu'il sait que mathematise. Peut-etre seront-ils l'un blesse et l'autre defait, ablme, par ce nouveau genre d'atheisme. « Car la veritable formule de l'atheisme n'est pas que Dieu est mort - meme en fondant l'origine de la fonction du pere sur son meurtre, Freud protege Ie pere -, la veritable formule de l'atheisme, c'est que Dieu est inconscient.20 »

III - DE DEO TRINO

Rappelons Ie texte de « La science et 1a verite »: « Une nous semble pas du tout inaccessible a un traitement scientifique que la verite chretienne ait du en passer par l'intenable de 1a formulation d'un Dieu Trois en Dn2l• »

Suivent trois regles d'interpretation, marquees par Ie verbe devoir:

- «La pensee doit se mesurer »ala necessite de l'articula­tion d'un tel mystere.

- « Les questions doivent etre prises au niveau OU Ie dogme achoppe en heresies. » ........ ...

- « L'apprehension structurale doit y etre premiere et permet seule une apprehension exacte de la fonction des lUlages. »

20. J. LACAN, Seminaire XI, p. 58. 21. J. LACAN, Ecrits, p. 873­

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69 FRAN<;OIS REGNAULT68

De ces trois preceptes, Ie premier propose l'exercice de la chose, Ie second en donne Ie critere (ou la limite, ou Ie

C? reel), Ie troisieme introduit une distinction importante, et C d'ailleurs empruntee a saint Augustin lui-meme ~e De

Trinitate: « I) Ie mystere, 2) les images »). La doctrine « orthodoxe » de la Sainte Trinite peut etre

presentee comme suit, quant a ses proprietes logiques et structurales. On suivra ici, pour simplifier, la complete formalisation qu'en donne saint Thomas dans sa Somme theologique, fa Pars, Q. 27 a43. Plus tardif, saint Thomas est plus complet, moins embarrasse qu'Augustin. « Pour l'instance donc presente, ... il yale sinthomadaquin » (Orni­car? n° 6, p. 5).

La Trinite: un seul Dieu en trois personnes. Soit:

I. Vne substance ou essence22, deux processions, trois personnes, quatre relations reelies (grec: !LLIlt oucrLIlt, "t'PEL~

U7tOcr"t'OCcrEL<;;; latin: una substantia, tres personae).

2. Tout Ie monde sait que ces trois personnes, ou hypo­stases, ne font qu'un Dieu, que chacune est Dieu (et non un dieu), qu'elies sont identiques entre elies, sans reste, en tant qu'essence; que cependant leur distinction est n~elie

en tant que personnes: Ie Pere n'est pas Ie Fils, n'est pas Ie Saint-Esprit, etc. Elies sont consubstantielies.

3. I1 y a procession dans la Trinite, mais cette procession est interne, ou intrinseque, ad intra, non ad extra (Procession

22. Sur les variations complexes de ces tennes: substance, essence, hypo­stase, personne, etc., entre l'Eglise grecque et latine et dans les premiers siec1es, voir saint Augustin, De Trinitate, l'Introduction de E. Hendrikx, Paris, Desclee de Brouwer, t. I, p. 22 sq.

DIEU EST INCONSCIENT

signifie « derivation d'un terme apartir de son principe ») : a) une procession est une generation, c'est celie du Fils par Ie Pere; b) une autre procession est celie du Saint-Esprit.

La premiere ~comme celie de l'intelligence, la secon,,4.e comme celie de la volonte: « Entre l'intelligence et la (!volonte, il y a cette difference que l'intelligence est en acte ~ que la chose connue est dans l'inteliect par sa similitude; tandis que la volonte est en acte, non par la presence, en celui qui veut, d'une !imilitude de la chose, mais du fait que la volonte a une inclination vers la chose voulue » (Q. 27, art. 4).

~

On peut appeler la seconde procession une !J!,iration (du nom de l' « Esprit» qui procede). Elie n'est pas une generation.

4· Les relations entre les personnes sont au nombre de o.,?atre23: .e.atemit~, filiation, sprratIon, procession. « La substance contient l'unite, la relation multiplie la trinite »,

dit Boece (cite par saint Thomas Q. 28, art. 3). Sinon, il n'y aurait pas de Trinite mais seulement une ternarite ou une triplicite, et les relations ne seraient que des moda­lites des personnes (heresie de Sabellius).

n est certain que les questions d'un ordre plus logique que theologique pourraient achopper sur la question de la relation (car en Dieu, sauf la substance, les « categories »

23· Ce nombre a varie selon qu'on considere ou non les relations rrelles. Ainsi, les Peres cappadociens (Basile, les deux Gregoires, etc.) leur adjoignaient l'innascibilite du Pere (cJ. saint THOMAS, Somme theologique, Paris, CerE, « La Trinite -, t. I, p. 211); - voir infta.

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71 FRANC;OIS REGNAULT70

aristoteliciermes sont fictives: quantite, qualite; ou non remplies: temps, lieu, etc.}.

« Des lors, dit saint Thomas, il ne peut y avoir en Dieu de relation reelle que fondee sur l'action. [...] On ne peut donc saisir en Dieu de relations reelles que selon les actions qui posent en lui une procession interieure, et non pas exterieure. [...] Nous avons vu, par ailleurs, qu'il n'y a que deux processions de ce genre: rune se prend selon l'operation intellectuelle, et c'est la procession du verbe; l'autre se prend selon l'operation de la volonte, et c'est la rocession de l'amour. Et en chaque procession, il y a a considerer eux relations opposees : la relation de procedant du principe, et celle de principe meme » (Q. 28, art. 4).

On notera ainsi la procession:

A ::::> B : A procede de B [B est Ie principe, A est Ie procedant du principe]

« Or la procession du verbe s'appelle une generation, au sens propre qui convient aux etres vivants [similitude]; et la relation de principe de generation, chez les vivants parfaits se nomme patemit!; la relation du terme emane du principe, se nomme filiation» (ibid.).

On les notera ainsi :

A ~ B : paternite (A pere de B) A ~ B : filiation (Afils de B).

« Quant ala procession de l'amour, nous avons dit ~'elk

JU- pas de nom propr.:; les relations qu'elle fonde n'en

DIEU EST INCONSCIENT

ont donc pas non plus. On dorme pourtant Ie nom de spiration a la relation du principe de cette procession, et celui de procession a la relation du terme procedant, bien que ce soient la proprement deux noms de procession ou d'origine, et non de relation» (ibid.).

On notera ainsi la spiration :

A ~ B : A spire B.

La derniere phrase de saint Thomas souleve une difficulte qui se rencontre, dans cette structure, entre termes et relations. n faudrait supposer, dit-il, que patemite, filiation, sont des noms de relation, tandis que .procession, spiration,. conviendraient mieux aux termes (la procession, I'ori in ). Autrement .t, paternite, anon, esignent a fleche,

-procession plutot ce qui procede, et spiration ce qui ;Pire. La difficulte - et la solution - provierment de ce que

les relations sont posees en meme temps - par ailleurs ­comme identiques aux termes: « Pater idem est quod pater-~ nitas », autrement dit: « Le pere est la meme chose que la paternite ». (Q. 40, art. I: « La relation est-elle identique a la Persorme? » La reponse est positive.)

Le terme est donc la relation 'prise comme substance, ou ce que saint Thomas appelle relation subsistante. Elle suffit a distinguer reellement Ie Fils du Pere: « Des lors, la paternite et la filiation, qui sont deux relations opposees, appartiennent necessairement adeux personnes; la paternite subsistante est donc la persorme du Pere, et la filiation est la personne du Fils» (Q. 30, art. 2).

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73 FRAN90IS REGNAULT72

On a ainsi:

aRb implique R = a b R' a implique R' = b

et la relation s'identifie ala fois au predicat, contre Russell, et au terme, ou sujet24•

« Par contre, les deux autres relations ne s'opposent a aucune des deux precedentes; mais elles s'opposent l'une a l'autre, et par suite ne peuvent appartenir toutes deux a la meme personne » (ibid.).

« Relation opposee » signifie: ayant meme direction, mais des sens opposes (au sens cinematique). Spiration et procession [de I'Esprit] ne s'opposent pas, en effet, apater­nite et filiation, n'ayant pas meme direction, etant meme sans rapport avec elles. Mais elles s'opposent entre elles, comme Ie font paternite et filiation. Spiration et procession suscitent donc aussi deux personnes. « II faut donc ou bien qu'une des deux [relations] appartienne aux deux personnes susdites... ~

On aurait donc, en commen<;ant par la procession:

P P : Ie Pere P : paterniti F : Ie Fils F : filiation Sp: Ie Saint-Esprit 5p : spiration

F~'SP 24. B. RUSSELL, Principles of Mathematics, chap. IX, § 94 et § 96: « Ainsi

si la Paternite est une relation, dit Russell, les l?eres forment son domaine, les enfants Ie domaine conyers [ou de la conversej, et peres et enfants forment ensemble son champ.• Saint Thomas identifie « champ • et « domaine ., dans la Trinite.

//

DIEU EST INCONSCIENT

« ou bien qu'une relation convienne al'une de ces personnes, et l'autre relation al'autre personne ». Soit:

P P

~, au F 5p) Sp /~spF ==-----,­

« Mais la procession ne peut convenir au Pere et au Fils, " '1' ulement d'entre eux. » "­pas meme a un se

Si donc la procession [de I'Esprit] ne convient·rii au Pere, ni au Fils, ni aux deux, il n'y a que la spiration, son opposee, qui puisse leur convenir, et aux deux, car elle n'a pas d'oppo­sition apaternite ni afiliation: « Et par suite, la procession doit necessairement appartenir a une autre personne: c'est el1e qu'on nomme la personne du Saint-Esprit, procedant par mode d'amour, comme on l'a dit. II n'y a donc bien en Dieu que trois personnes: Ie Pere, Ie Fils et Ie Saint­Esprit2li• »

On a donc Ie graphe complet :

p

F Sp

25· Saint THOMAS, Q. 30, art. 2. - Quand nons n'indiquons que 1a Question et l'article, c'est que Ie texte cite se trouve dans Ie ResponJeo dice,... dum. Sinon, nous ajoutons: ad. I, ad. 2, etc.

LA. 1'lUN11i

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75

/'

FRANf;0IS RBGNAULT74

Ce que Ie « diagramme latin » scolastique representerait amsi, en simplifiant18

:

p (I) p

T p

\/p

oacacon::

Sp Sp

(x). (a): prwmi«u

par opposition a celui, juge heretique, des Grecs (de (de Photius) :

p

/~ p Sp

La derniere question n'est autre que celie du Filioque, qui separe toujours I'Eglise grecque de I'Eglise latine (Schisme de Photius). Ce mot « Filioque » ne fut ajoute au Symbole de Nicee-Constantinople qu'au vre siecle, dans les eglises d'Espagne. photius denon~ait cet ajout comme une erreur, et enseignait (vers 895) que Ie Saint­Esprit procede seulement du Pere, d'ou la rupture de 1054

avec l'excommunication du patriarche Michel Cerulaire. Ce n'est qu'au concile de Lyon, en 1274, que fut proclame que « Ie Saint-Esprit procede etemellement du Pere et du Fils', non point comme deux principes, mais comm~

26. Voir saint THOMAS Somme thlologique, 0p. cit., c Ia Trinire t, t. II, p. 384-385 et 393.

DIBU EST INCONSCIENT

d'un unique principe; non par deux spirations, mats par une seUIe27 ».

- On sait que c'est en se rendant a ce Concile que saint \ Thomas, champion du Filioque et defenseur de l'idee que la doctrine des Grecs l'avait toujours implicitement pre­suppose, trouva la mort (7 mars 1274).

La formulation Iatine sera done, a propos de l'Esprit: « Qui ex Patre Filioque procedit» (Credo ordinaire): « qui procede du Pere et du Fils ». Ex indique la Procession que saint Thomas designe par a, ab (<< procedere », verbe facultatif, en un sens, puisqu'on peut ecrire aussi: « Spiritus Sanctus a Patre et Filio », traduction d'Athanase28). Mais saint Thomas demande aussi (Q. 36, art. 3): « Utrum Spiritus Sanctus procedat a Patre per Filium »: « procede-t-il du Pere par ~'entremise du] Fils? » II s'agit la de sauver la formule de Damascene, et done celie des Grecs, moms photius. Et de ~ repondre: « Puisque Ie Fils tient du Pere que Ie Saint­Esprit procede de lui, on peut dire que Ie Pere spire Ie Saint-Esprit par Ie Fils; ou, ce qui revient au meme, que Ie Saint-Esprit procede du Pere par Ie Fils. »

Mais alors, on aurait ala lettre Ie schema suivant :

p

F/lS

sp

27. Ibid., p. 322 et 383 a387. 28. Par exemple: Q. 36, art. 2: Sed contra.

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, /

FRAN<;OIS REGNAULT76

qui exclut tout rapport direct entre Ie Pere et Ie Saint­Esprit, position heretique, ou a tout Ie moins equivoque.

La solution semble la suivante (Q. 36, art. 3) : « Si donc, dans Ie Pere et Ie Fils, on considere la vertu par laquelle ils spirent Ie Saint-Esprit, il n'y a alors aucun intermediaire: car cette vertu est une et identique. Mais si l'on considere les personnes memes qui spirent, puisque Ie Saint-Esprit procede a la fois du Pere et du Fils, on s'apen;:oit que Ie Saint-Esprit procede du Pere immediatement, en tant qu'il tient l'etre du Pere, et mediatement en tant qu'ille tient du Fils: voila en que! sens on dit qu'il procede du Pere par Ie Fils. »

Ce qui revient a ramener un schema de proceSSIOn a celui de la spiration :

p

Ap

d:~6hm a f Alidi« Sp f Sp

Dans Ie dernier schema, la spiration est bien «amOT unitivus duorum », amour unitif, oumutuel, des deux (expression de Q. 36, art. 4, ad. 1 29

).

Ou l'on voit que « procede a 1a fois... immediatement et mediatement » du meme terme ne peut avoir de sens que si l'on suppose une propriete topologique de voisinage qui

V29. C'est ce que marque ~ dessein l'ambiguite de nos fleches ~ bifurcation, ou deux font un. Le dlagramme latin, en effet, ~ fleches simples, pourrait &ire croire que 1'Esprit procede de la procession du Pere et du FilS, ce qui n'est pas Ie cas. U n'r a pas de procession de la procession.

77OIEU EST INCONSCIENT

assimile ou identifie entre elles deux distances differentes. Sp est plus proche de P que de F, et en meme temps il est aussi proche de P que de F (et que F), tout comme F est plus proche de P que Sp, mais est en meme temps aussi proche de P que de Sp (et que Sp), etc. : « Si 1'0n considere 1a vertu spiratrice, Ie Saint-Esprit procede du Pere et du Fils en tant qu'ils font un en cette vertu, laquelle signifie d'une certaine maniere la nature avec fa proprihe. Et il ne repugne pas qu'une propriete unique existe en deux suppots, quand ceux-ci n'ont qu'une seule nature. Mais si l'on considere les suppots [supposita] de la spiration, Ie Saint­Esprit procede du Pere et du Fils en tant qu'ils font deux rut sunt plures] : car il en procede comme l'amour mutuel des deux » (Q. 36, art. 4, ad. I).

On voit toute l'equivoque. Les distinguer en tant qu'un et en tant que deux suppose qu'on distingue ici « 1a nature avec la propriete » de: la nature des suppots, ou des sujets en eux-memes, c'est-a-dire des termes. Le jeu perpetuel des pertinences (en taut qu'un, en tant que deux; en tant que terme, en tant que propriete; relation en tant que reelle, en tant que substantielle, etc.) conduit necessairement a une interpretation, et a un traitement topologiques, non alge­briques, de la chose.

Au reste, c'est bien ce qu'affirme Lacan: « La question ) du Filioque me parah pouvoir etre traitee en termes topo­ } logiques30• )

30. J. LA-CAN, Baits, c La science et la verite " p. 873. - CJ. aussi, chez B. RUSSELL, la c class as one. et la c class as many. (Principles..., § 104).

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79

y­>~;Nli ",l

78 FRANyOIS REGNAULT

Avant d'en venir ace traitement, on propose les remarques suivantes:

I - Termes, proprietes, relations. Le classement suivant permet de preciser comment s'organise Ie jeu des perti­nences auquel on vient de faire allusion. Entre Pere, Fils et Saint-Esprit (Q. 28, art. 4, et Q. 32, art. 3), cinq notions, quatre relations, etc.

Innascibilitl

lNotions personnelles Proprietls'" Paternite (constituant uneNotions ... Filiation personne)Relations

'" Spiration commune I Notion personnelle ... Procession [de l'&prit] I (idem) lProprietl

t :opposition

Paternite, filiation et procession [de I'Esprit] sont pro­prietes parce que relations subsistantes (ou notions consti­tutivesL.,L'jnnascibjlite est propriete sans etre relation, car elle conceme Ie seul P~re. La spiration commune gaide son caractere a part, « double », topologique en somme.

2 - Formulations grecques. A propos de l'orthodoxie ou .heteredoxie des Grecs selon saint Thomas31, il convient de remarquer que be, traduisant mal en grec Ie a, ab latin d_e la procession, vi;1t asignifier la processIon apartir d'un principe absolu (A e"i B - A doit tout a B). Les Grecs

3I. Saint THOMAS a consacre a la question un opuscule a part Contra mores Graecorum.

DIED EST INCONSCIENT

refusent alors que Ie Saint-Esprit procede du (ex) Fils, tandis qu'a, ab, en latin signi£ant la simple procession, la formule latine: « a Patre et Filio » prevaut. Qu'il y ait equivoque entre l'l~ d'une procession exclusive et l'ab de la simple procession admet une solution topologique, comme on Ie verra. - On se rappelle aussi Luther accuse de passer du «Justus ex fide vivit » a la supposition: « Le juste ne vit que de la foi. »

3 - Duns Scot. U convient en outre de remarquer que Duns Scot ne se satisfait pas du principe de saint Thomas selon lequel, si Ie Saint-Esprit ne procedait pas aussi du Fils, il ne se distinguerait pas personnellement de lui3s

• C'est l'une des nombreuses contestations qu'il oppose a saint Thomas et auxquelles Cajetan, son commentateur, s'efforce de repondre.

Deux axiomes analogues seraient en effet a placer au debut de la formalisation thomiste:

A - (Ansehne): En Dieu, tout est pure unite, amoins que ne s'opposent des relations d'origine (Q. 36, art. 2, n° 7,

733et ad. ). Ainsi, Ie Fils aussi est Dieu, mais il n'est pas Pere, etc.

B - (Boece): « La substance contient l'unite, la relation multiplie la trinite» (Q. 28, art. 3, Sed contraM ).

32. Saint THOMAS, Somme theologique, la, Q. 36, art. 2, ed. Lethielleux, p. 201; - et ed. du Cerf, la Trinite, t. I, p. 176, note 31, et t. II, p. 387 a393.

33. Saint ANSBLME, De Processione Spiritus Saneti contra Graecos (1099). 34. BO~CE, De Trinitate, chap. VI Q'attribution de ce genre d'ouvrages

aBoeee etait alors assuree).

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81 FRAN~OIS REGNAULT80

En ce sens, tout ce qui est terme conduit a I'Un (( Y a d'l'Un» dans la Trinite), tout ce qui est relation, au multiple. Sur un tel principe s'appuie la theorie thomiste du nombre en Dieu, qui, absolu, ou abstrait, a un caractere « transcen­dant » ou encore « metaphorique » [« transcendens », « meta­phorice »] (Q. 30, art. 3, et Q. 30, art. I, ad. 4). « Attribues aDieu, les termes numeriques signifient donc les realites memes qu'ils qualifient, et n'y ajoutent qu'une negation. » Ceci veut dire que l'un, par exemple aflirme l'indivision, et donc nie la multiplicite en Dieu, tandis que Ie trois, par exemple, affirme la pluralite des personnes indivises, tout en niant en Dieu sa solitude ou son isolement35•

[ D'ou il tire (Q. 36, art. 2, ad. 7): « Le Saint-esprit se

distingue personnellement du Fils par Ia meme que l'origine de l'un se distingue de l'origine de l'autre. Mais cette difference d'origine elle-meme consiste en ceci, que Ie Fils procede seulement du Pere, tandis que Ie Saint-Esprit procede du Pere et du Fils. Autrement, les deux processions

)ne se distingueraient pas. »

Procession etant Ie mot Ie plus general pour indiquer l'origine, on voit que si Ie Saint-Esprit ne procedait pas du Fils, et si on soutient que l'un et l'autre procedent chacun du Pere (comme toutes les Eglises l'affrrment), l alors Ie Saint-Esprit se confondrait avec Ie Fils. C'est bien l'argument que Duns Scot conteste, alleguant qu'il suffit

35. La doctrine spinoziste du nombre se rapproche de cette theone, qui n'est pas propre asaint Thomas. c Un, uuique t se disent improprement de Dieu, dont l'essence est hors du nombre. Voir, par exemple, la lettre L de SPINOZA aJarig Jelles.

DIEU EST INCONSCIENT

que Filiation et Spiration se distinguent entre elles comme deux raisons formelles reelles pour que Fils et Esprit se dis­tinguent. Ces deux raisons, disparates, incompatibles, sont aussi differentes que l'intellect et la volonte en Dieu, mais aussi necessaires36

• C'est que chez Duns Scot, « la doctrine de l'unicite s'etend, outre Ie domaine de l'etre, a la totalite des attributs divins, pris sous leurs raisons formelles propres. Une raison formelle, portee jusqu'a Dieu, ne fait, au nom de l'unicite, que perdre l'impurete dont la creature l'entache, et devient parfaitement attribuable a Dieu37 ». selon la « regIe d'or d'Avicenne: intellectus est intellectus tantum ~'intellect est l'intellect seulement] », peut-etre affrr;-erait-on d'ilris Ia Tnnit6: Ia filiation est la filiation seulement, la spiration de meme, et elles ne peuvent se confondre; elles conduisent donc a distinguer deux suppots, ou sujets38•

Saint Thomas raisonne en ces termes (Q. 36, art. 2), en resume:

I) les trois Personnes ne peuvent se distinguer par que1que chose d'absolu, sinon on aurait trois essences. Elles ne peuvent Ie faire donc que par les relations; ~

2) ces relations doivent s'opposer, sinon elles ne dis­tinguent pas les personnes (denie par Duns Scot): « La preuve en est que Ie Pere a deux relations: par l'une il se rapporte au Fils, et par l'autre au Saint-Esprit; cependant,

36. Saint THOMAS, Somrne theologique, Paris, Cerf, c La Trinite t, t. II, p. 390-391; - et E. Gn.SON, Jean Duns Scot, Paris, Vrin, p. 575-576.

37. E. Gn.SON, op. at., p. 225. • 38. c Duns Scot propose d'admettre une distinction entre l'essentia et les trois supposita, entre la raison formelle de l'essence divine et celles de chacun des trois c suppots t en question. t (E. Gn.SON, op. at., p. 244).

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FRAN<;OIS REGNAULT DIEU EST INCONSCIENT82 83

comme ces relations ne s'opposent pas, elles ne constituent pas deux Personnes... ))

p p

/_~ d'ou: ! F" = • Sp F, Sp

« II faut done bien que Ie Fils et Ie Saint Esprit se referent run a l'autre par des relations opposees. Or en Dieu, il ne peut y avoir d'autres relations opposees que des relations d'origine ; et ces relations d'origines opposees entre elles sont cel1es de principe, d'une part, et de terme emane du principe, d'autre part [autrement dit une procession]. »

Des lors, ou bien Ie Fils procedera de l'Esprit, « ce que personne ne dit », ou bien l'inverse:

p p p

Non:· / rmjs: / d'ou: ~ F ' Sp F ...-== Sp F Sp

On reconnaitra d'abord que les axiomes A et B invoques plus haut autorisent egalement l'interpretation de Duns Scot et celle de saint Thomas selon qu'on donne arelation (chez Boece, ou Anselme) Ie sens, metaphysique, de raison formelle, ou Ie sens, logique, de relation d'origine. En Dieu, selon saint Thomas, les trois Personnes se dis­tinguent uniquement parce que rune tient de l'autre ce qu'elle possede: « habet ab alio39 ». De meme: « Ie Fils

39. Saint 'THOMAS, la Triniti, op. cit., t. II, p. 82.

tient du Pere que Ie Saint-Esprit procede de lui » (Q. 36, art. 3). II s'agit d'une theologie de position, OU il semble que saint Thomas raisonne en termes plus voisins de la topologie que Ie metaphysicien Duns Scot"o.

Mais on retiendra que l'enjeu d'une telle querelle, dans Ie champ qui nous occupe, rec;:oit lui aussi une interpre­tation en termes topologiques, OU Ie choix entre deux auteurs est bien de savoir chez lequel « l'apprehension structurale [peut] y etre premiere et permet seule une appreciation exacte de la fonction des images ».

On demande:

I - Qti'est-ce qui est topologique dans la doctrine de la Trinite?

II - Qu'est-ee qui est borromeen? Et notamment, la Trinite possede-t-elle la propriete borromeenne d'etre un nreud de trois anneaux tels que deux quelconques d'entre eux ne soient noues que par Ie troisieme?

I - Qu'est-ce qui est topologique ?

Si l'on tient compte de la regIe de distinction entre les images et la structure, on remarque qu'elle revient a dis­tinguer quelque chose comme la psychanalyse appliquee

40. Ou encore, saint Thomas, toujours grand analogiste, applique l'axiome de Boece aux relations elles-memes, Duns Scot se contentant de la reserver aux termes. En revanche, Ie principe d'univocite de ce dernier Ie conduit ades c extrapolations. qui ne sont peut-etre pas sans rappeler Ie mouvement de.i Cantor inventant Ie transfini. D~t r;f\lS8 'tn'en Dicu les concepts chanlJent de gps, contrairement a tradition des Noms divins de Denys

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85 84 FRAN90IS RBGNAULT

a la Sainte Trinite et la psychanalyse theorique, laquelle serait comme une orthodoxie du matheme: « La religion sewe en fin de compte, de constituer l'opinion vraie, l'op% M;oc [pouvait] a ce matheme donner Ie fonds dont il se trouvait investiu . » Dans Ie premier cas, nombre d'esprits legers s'empresseraient de disserter sur Ie Pere, Ie Fils et Ie Saint-Esprit comme s'il s'agissait d'analyser les fantasmes de celui qui y croirait. Nombre de commentaires a preten­tion mystique des ecrits mystiques sombrent dans cette nuit qui, loin d'etre celie de l'ame, rappelle plutot celle des vaches toutes grises. D'OU l'ennui en general suscite, a notre gout, non par les ecrits mystiques, mais par ceux qui n'ont d'yeux que pour voir passer leur train. Lacan ne fait pas d'Edgar Poe un cas, mais la Lettre voIee donne, au degre de perfection pres, la theorie de la Lettre; on demande donc si la Trinite avance Ie matheme borromeen?

1. Commen<;ons par une consideration simple. On sait que pour un euclidien, depuis Euclide, Ie tout est plus grand que la partie42, et que, quel que soit ce tout, cet axiome, ou plutot cette « notion commune» n'a pas besoin d'etre verifiee. On sait aussi que l'exemple des ensembles ou des suites infinies, dans lesquels l'ensemble des nombres entiers est « aussi grand » que celui des carres parfaits et

41. J. LACAN, Z'EtouTdit, in Scilicet, nO 4, p. 41. L'orthodoxie en religion n'est pas l'orthodoxie en rsychanalyse. L'orthodoxie qui donne son fonds au matherne, c'est done I autorite de l'Eglise au moment OU die s'arrete, et non pas l'autorite d'aucune institution inalytique, surtout pas quand eUe c simule t l'Eglise (if. Baits, p. 876).

42. EUCLIDB, Elements, livre I, notion commune nO S.

DIBU BST INCONSCIBNT

contient autant d'elements que lui, intriguait deja les mathematiciens de la Renaissance (et Galilee). Mais la Trinite permet a saint Thomas, evidemment euclidien en geometrie, de rencontrer Ie paradoxe. A la question: « Le Fils est-il aussi grand que Ie Pere? » illui faut repondre positivement (Q. 4.2, art. 4). Et d'ajouter: « Toutes les ,-, relations divines ne font pas un total plus grand qu'une ~i sewe de ces relations; et toutes les Personnes ne font pas quelque chose de plus grand qu'une sewe puisque chaque Personne possede toute la perfection de la nature divine » (Q. 42 , art. 4, ad. 3).

Certes, cette remarque s'appuie sur la distinction du nombre pris absolument et abstraitement, et du nombre qui est dans les choses denombrees. Alors poser tout et partie en Dieu « repugne a la simplicite divine )) (Q. 30,

art. I, ad. 4), parce que l'axiome: « ubicumque est numerus, .~( ibi est totum et pars» (( partout ou il y a nombre, il y a tout

et partie ») ne vaut que pour Ie nombre nombre, relati£ On leve Ie paradoxe par un distinguo logique.

Mais cette remarque peut aussi conduire a comprendre les relations divines topologiquement. L'artic1e 5 de la meme question 42 Ie montre, puisqu'a la question: « Le Fils est-il dans Ie Pere et reciproquement? » illui faut aussi repondre positivement en s'autorisant aisement de saint Jean: « Je suis dans Ie Pere et Ie Pere est en moi43• » « ny a trois choses a considerer, dit-iI, dans Ie Pere et Ie Fils: l'essence, la

43. Jean XIV, 10: c Ego in Patte, et Pater in me est. t Par la, tout Ie vocabu­laire mystique est topologique: en woi, en Lui, en Dieu, etc., ce qui irnplique ce que Du Marsais appeIait une catachrese de en, dans.

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86 FRANC;OIS REGNAULT

relation et l'origine. Et sous ces trois chefs, Ie Pere et Ie Fils sont mutuellement [et e converso] l'un dans l'autre. »

2. plus precisement, on verifiera aisement dans la Trinite ce que la topologie avance sur la relation de voisinage44•

[I] Tout voisinage d'un point contient ce point.

Toute Personne de la Trinite, voisine des deux autres, contient chacune d'entre elles. Ce que vient de dire saint Thomas: sous Ie chef de la relation (voisinage), il y a inclusion.

[II] Toute partie qui contient un voisinage d'un point est elle-m~me un voisinage de ce point.

Si une Personne en contient une autre, elle est voisine de la troisieme. Ainsi, Ie Pere est dans Ie Fils (art. 5), donc Ie Fils est aussi voisin du Saint-Esprit que ce demier l'est du Pere.

[III] L'intersection de deux voisinages d'un point est un voisinage de ce point.

L'intersection du Pete et du Fils, qui sont tous deux voi­sins du Saint-Esprit puisqu'il procede de l'un et de l'autre, est aussi voisine de lui, et Ie spire par un « amor unitivus ».

[IV] Etant donne un voisinage d'un point, il existe un sous­voisinage de ce point tel que Ie premier voisinage (Ie «plus grand»J est voisinage de chacun des points du second (Ie « plus petit»J.

C'est l'axiome des voisins des voisins. Soit Ie Fils, voisin du Pere, Ie Saint-Esprit, qui est immediatement voisin du Pere (Q. 36, art. 3) est aussi mediatement voisin du Fils.

44. Je suis ici TMorie du sujet, d'Alain BADlou: c Voisinages t, p. 237-239.

DIEU EST INCONSCIENT 87

Mais une objection se presente. Sauf apropos du premier axiome, aisement verifiable quoique saint Thomas ne cite guere que Ie Pere et Ie Fils, nous avons choisi, pour verifier les trois autres axiomes, Ie cas Ie plus favorable, situe du cote de la double procession du Saint-Esprit. II n'est pas juste de dire, malgre un certain flottement entre Ie fait et Ie droit, que, par exemple (axiome III) l'intersection du Pere et du Saint-Esprit (sa procession immediate) soit voisine du Fils (la procession mediate). Ou plutot, on peut Ie dire, mais cela ne rend pas compte de la structure asyme­trique de la Trinite, ou encore de ses relations d'ordre. Ainsi, Ie Pere ne procede pas, Ie Fils ne procede pas du Saint-Esprit, etc.

n en resulte qu'on ne verifie les proprietes topologiques citees qu'a. propos de la Personne du Saint-Esprit, c'est-a.-dire de la question du Filioque. Ce que suppose toujours Lacan.

3. De meme, si on prend les axiomes de fermeture d'un espace topologique, c'est-a.-dire un ensemble X d'elements arbitraires, et si a. tout A C X [A sous-ensemble de X] on fait correspondre un A CX, appele fermeture ou adherence de A de fa~on que les axiomes suivants soient satisfaits45

:

[I] AUB=AUB [II] ACA [ill] 0 = 0

[IV] (A) = A

45. Je sills ici K.. KURATOWSKl, Introduction ala thiorie des ensembles et ala topologie, Geneve, L'Enseigne!!,1ent math6natique, Geneve, 1966, chap. x. Comme on Ie voit ais~ment, A n'est pas la n~gation de A.

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'88 FRANc;OIS REGNAULT

on passe alors de la Trinite conc;:ue comme un ensemble de points (cas precedents) a la meme, conc;:ue comme un ensemble de parties.

[I] La fermeture de la spiration commune au Pere et au Fils est egale a la reunion de la fermeture du Pere (= Ie Fils) et de 1a fermeture du Fils (= Ie Pere). Ainsi, Ie Saint-Esprit procede-t-il a Patre Filioque, c'est-a.-dire identiquement de chacun d'eux et d'eux deux comme d'un seul principe (<< unum principium », Q. 36, art. 4).

[II] Chacune des trois Personnes est contenue dans celle qui la ferme. Ce que dit Q. 42, art. 5: Ie Fils est dans Ie Pere et reciproquement, etc.

[III] La fermeture de l'espace vide est l'espace vide. La fermeture de rien n'est rien. La Trinite, a quoi ce rien fait limite, et qui est, est donc limitee par ce rien. Autre­ment dit, elle ne peut meme pas se susciter de fermer Ie neant, puisque rien ne ferme Ie neant. Elle forc1ot jusqu'a ce qui pourrait passer pour son neant, voire sa cause negative. Raisonnement dans Ie style de Tertullien, s'il est absurde de n'avoir pas meme l'absurdite de l'absurde pour se fonder.

[IV] La fermeture de la fermeture de chaque Personne est egale a sa fermeture meme. II soffit en effet de trois Personnes intrinsequement voisines (processions ad intra) pour que la fermeture de la fermeture de chacune soit aussi sa fermeture. Ainsi, Ie Saint-Esprit qui ferme Ie Fils, lequel ferme Ie Pere, est-il fermeture du Pere, donc egal au Fils.

On aperc;:oit qu'ici non plus, on ne rend pas compte de la dissymetrie structurale de cette Trinite.

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DIEU EST INCONSCIENT 89~t~ , En outre, il faut prendre soin sur ce dernier point de

distinguer l'egalite de l'identite. En effet, I'Esprit est egal au Fils, mais il n'est pas Ie Fils. On retrouve l'argument que Duns Scot oppose a saint Thomas: s'il n'y a que des relations pour distinguer les Personnes, alors, selon l'axiome [IV], Ie Saint-Esprit n'est autre que Ie Fils: Sp = F, selon une vue qu'on dira extensionnelle. Au contraire, une vue intensionnelle (raisons formelles reelles) suffira ales distinguer effectivement.

Car, dit Russell, « deux concepts de c1asse n'ont pas besoin d'etre identiques si leurs extensions Ie sont: homme et bipede sans plumes ne sont a aucun egard identiques, non plus que premier nombre pair et nombre entier entre 1 et 3. [...] A des fins mathematiques, ceci est tout a fait essentiel ».

Ce qui va dans Ie sens de saint Thomas. Or, selon les termes de Frege, il soffit pour Duns Scot

que deux termes n'aient pas Ie meme sens pour qu'ils n'aient pas non plus la meme denotation; il reprocherait a saint Thomas de ne pas voir que la seule denotation ne garantit aucune distinction entre l'egalite et l'identite46•

4. II en resulte que la Trinite conjoint a une surface 'r topologique une structure d'ordre qui ne s'y resorbe pas,

et que Ie quatrieme concile de Latran (1215) resume assez bien: « Pater a nullo, Filius a Patre solo, et Spiritus Sanctus pariter ab utroque »: « Le Pere a partir de personne, Ie Fils

'~\

46. B. RUSSELL, The principles of mathematics, chap. n, § 24. - G. FRBGE, ( Sens et denotation ., in Edits logiques et philosophiques, Paris, Seuil.

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91 FRANyOIS REGNAULT90

du Pere seul, et Ie Saint-Esprit egalement de chacun des deux47

• » On pourrait conclure : il en va comme si la Trinite etait

un ensemble de continus d'un nombre different de dimen­sions. Ceux-ci les trois Personnes) ne sont eqllivaJ~_I!t~_9.~e~_

du point de vue du nom re car ina (fe~Teurs elements: ce qui correspond a toutes les proprietes qui sont identiques entre ces Personnes (perfection, bonte, etc.), y compris les proprietes topologiques generales qu'elles ont en com­mun: voisinage, egalite; tandis qu'elles se distinguent par leurs propr;etes ordinales: procession, immediateteimt~te.

En clfet: « un segment, un carre, un cube, ne different nullement l'un de l'autre comme classes de points, ils ne different que par l'ordre et l'arrangement de leurs points, c'est-a-dire en definitive par les relations etablies entre eux, ~ puisque tout ordre consiste en un systeme de relations'8. »

De meme, Pere, Fils, Esprit sent entre eux comme segment, carre et cube. Si donc, d'un cote, les trois Per­sonnes sont egales, voisines, d'un autre, a la procession double de I'Esprit ne correspond qu'une procession simple chez Ie Fils et aucune procession chez Ie pere.

De meme qu'une surface a «plus de points voisins qu'une droite », de meme Ie Saint-Esprit procede plus que Ie Fils, lequel procede plus que Ie pere.

La Trinite est a la fois une surface aun nombre constant

47. Cit. in saint THOMAS, Somme theologique, Paris, Lethielleux, t. I, p. 201,

note. 48. Voir 1. COUTURAT, Principes des mathematiques, Paris, Blanchard, 1980,

chap. VI, § A, « Topologie t, p. 133-134.

DIEU EST INCONSCIENT

de dimensions, et plusieurs surfaces differant de dimensions entre elles.

On retrouve Ie principe cite plus haut d'Anselme ou de Boece: la substance contient I'unite Qe cardinal), la relatiofl multiplie-ratrinite (1'ordinal). ~~.

II - Qu'est-ce qui est borromeen ?

'j;' On parviendra ala meme conclusion - inconsistante ­!'~,,' " eu egard a la question du borromeanisme eventuel de la

Trinite. " Neanmoins, il ne faut pas oublier que cette structure

concerne Pere, IFils et Saint-Esprit, et donc, selon ce qui a ete dit plus haut, porte sur Ie Nom-du-Pere, PUiSqU'aUssi~'

bien - c'est notre regIe - la psychanalyse « est essentiel­lement ce qui reintroduit dans la consideration scientifique Ie Nom-du-Pere » (Bcrits, p. 875).

On exclut d'entree de jeu qu'on puisse dire quelque chose comme Pere, Fils et Saint-Esprit correspondent respectivement a l'un des six cas possibles suivants du nceud borromeen de la psychanalyse: R.S.L, RJ.S., S.LR., S.R.L, I.R.S., LS.R. On ne gagnerait rien, ni en theologie ni dans Ie champ freudien, a faire par exemple du Pere Ie symbolique, etc., pour la raison que toute ,solution fonctionnerait d'autant mieux et se verifierait avec aussi peu de falsification, qu'il y a deja, chez Lacan,

\listinction du pere symbolique, du pere imaginaire et du pere reel.

'.Ii :tf ,f(,

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93 92 FRAN90IS REGNAULT

n est evident, de meme, que la structure de la Trinite n'est pas d'abord borromeenne, puisque son concept - au cours des siecles et dans I'reuvre de chaque theologien ­se construit progressivement a partir du Pere, puis du Fils, puis de I'Esprit, selon une chame telle que l'anneau 2 est d'abord noue a l'anneau I, et 3 ensuite a 2 et a I.

Autrement dit, du cote Perc-Fils, rien de borromeen. En revanche, si on laisse de cote les images, les liens

intellectuels qui nouent Ie Pere a son Verbe, Ie Saint-Esprit est Ie nom de ce qui reste ales nouer, puisque c'est leur amour: « S'agit-il de la volonte? Nous avons bien Ie verbe aimer (diligere, amare) , qui evoque Ie rapport de l'amant a la chose aimee; [...] si par Amour, nous entendons: « l'Amour qui procede », et par aimer « spirer l'Amour qui procede », alors Amour est un nom de Personne » (Q. 37, art. I). C'est l' « amor unitivus duorum ».

Un texte de saint Bernard corrobore tout a fait cette vue: « Si l'on a Ie droit de considerer Ie Pere comme celui qui donne Ie baiser, Ie Fils comme celui qui Ie reyoit, il ne sera pas hors de propos de voir dans Ie baiser Ie Saint­Esprit, lui qui est l'immuable paix du Pere et du Fils, leur lien indissociable, leur unique amour, leur indivisible amitie49

• »

Ce qui permet d'opposer une metrique parentale de generation et de ressemblance (Pere et Fils) a une topologie endogamique de l'amour ou de l'amitie (dialogue de l'amant et de l'aime chez Platon, « homosexualite grecque

49· Saint BERNARD, Sermon VIll sur Ie Cantique, n. 2, cit. in saint THOMAS, Somme theoIogique, • la Trinite t t. II, p. 399, note I.

DIEU EST INCONSCIENT

et arabe» selon Lacan, voisine, comme ille dit, de l'Eucha­ristie~o).

L'hypothese est donc que la querelle du Filioque, qui 7 n'est autre que celIe de La procession du Saint-Esprit6

\ est une ) tentative pour s'accommoder du paradoxe borromeen.

Pour etre plus precis, on devra meme dissocier encore la procession de l'Esprit, qui Ie fait ordinalement dependre des deux autres, et la spiration de ce meme Esprit, laquelle, interpretee comme sa cause, n'a pas non plus Ie caractere borromeen, mais qui, si on en substitue Ie signe a la cause, exprime la propriete borromeenne:

Pere et Fils s'aiment en Ie Saint-Esprit, ou par lui :

p P

F~~' F~~ Procession (p noW: aF) Spiration (nceud borromeen)

Encore faut-il remarquer que la pensee scolastique ne s'aventure pas jusque-la sans crainte. L'idee meme que Pere et Fils ne se noueraient que par Ie Saint-Esprit est barree par saint Thomas; ainsi a la question: « Peut-on dire que

so. Ce rapprochement etonnera encore moins si on se reporte ala genea­logie du paradoxe de l'amour des gar<;:ons chez Platon que vient de nous laisser M. FOUCAULT, a la fin de I usage des plaisirs, Paris, Gallimard.

51. Voir, infra, la discussion de ce point dans l'Appendice 2.

\

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94 FRAN90lS REGNAULT

Ie Pere et Ie Fils s'aiment par Ie Saint-Esprit? [Spiritu Sancto] » (Q. 37, art. 2), il repond par une analyse de l'ablatif (latin); car il a contre lui la formule de saint Augustin (De Trinitate, VI, 5), selon laqueile c'est Ie Saint-Esprit « par qui [quo] l'engendre est aime par Ie generateur, et qu'il aime son geniteur ». D'OU la reference au signe, par quoi il s'eleve a la dimension signifiante: « D'autres disent qu'on a 1a un ablatif de signe, donnant Ie sens suivant: Ie Saint-Esprit est signe que Ie Pere aime Ie Fils, puisqu'il procede d'eux comme amour » (Q. 37, art. 2).

D'OU une solution mixte, entre Ie fait qu'on puisse dire au sens notionnel ce qu'on n'a pas Ie droit de dire au sens essentiel [notionaliter/essentialiter] , vacillation encore entre les images (essence) et la structure (notion, signe): « Des que Ie Pere et Ie Fils s'entr'aiment, il faut bien que leur mutuel Amour, autrement dit Ie Saint-Esprit, procede de l'un et de l'autre. Si donc on considere 1'0rigine, Ie Saint­Esprit n'est pas au milieu [non est medius] : il est la troisieme Personne de la Trinite. Mais si l'on considere Ie rapport qu'on vient de dire, oui, il est entre les deux autres Personnes comme Ie Lien qui les unit [est medius nexus duorum], tout en procedant de chacune d'eiles » (Q. 37, art. I).

Vacillation a resoudre en termes borromcens. Car si l'amour est ce qui se substitue a ce rapport (sexuel) qu'il n'y a pas, il faut avouer que la theologie institue ce rapport comme existant au moment meme OU elle s'approche de cet impossible apenser qu'est la Trinite.

Eile s'en approche, mais une objection n'aura pas echappe : des que la propriete borromeenne se verifie pour « un

DIEU EST INCONSCIENT 95

anneau », eile se verifie ipso facto pour les deux autres. n n'y a meme pas de sens a penser qu'eile se verifie pour un anneau seulement, puisqu'eile n'est rien d'autre que Ie nouage des trois deux a deux par Ie troisieme. Mais ceci n'est une objection que si on garde en memoire Ie nouage direct qui attache Pere et Fils. En realite, il faut l'exc1ure de l'operation, et ce n'est que via Ie Saint-Esprit, donc dans la seule question du Filioque, qu'il y a du borromeen.

Selon cette pertinence, et selon eile seule, on retrouve alors les lois analysees plus haut sur Ie trou sans nom, sur Ie Pere comme nom, sur la Trinite, sur la nomination quarte, etc. (voir supra § B).

On a dit qu'il fallait distinguer la trinite divine de 7 I'humaine, dite infemale (Ornicar ? nO 4, p. 103) : «L'homme - I'homme et non pas Dieu - est un compose trinitaire de ce que nous appeilerons element. Un element, c'est i

ce qui fait un, autrement dit Ie trait unaire» (Ornicar ? nO II, > p. 4). Neanmoins, il y a un temps ou, a condition de ne ) pas nommer encore les anneaux, ni les Personnes (nomi­nation quarte), Ie nceud trinitaire et Ie nceud borromeen sont Ie m~me nreud. Ce qu'on appeile Ie Nom-du-Pere.

II aura donc fallu eliminer beaucoup d'images, et meme quasiment toutes, pour obtenir un gramme de topologie et un milligramme de borromeanisme. On pourra juger Ie resultat decevant, mais non pas surprenant. Car Ie gain est moins que la theologie soit une topologie avant la

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lettre - c'est-a.-dire avant l'emergence de la theorie topo­logique - que plutot cette theologie ne soit convoquee a. traiter de tels paradoxes, de tels impossibles, a. propos de la question dite du Pere, et done avant l'emergence du discours analytique. A la difference de la philosophie, et sans doute parce qu'elle n'est pas une forme du discours du Maitre, comme la philosophie, mais du discours de l'Universite soumis a. cet autre maitre qu'est l'Eglise, la theologie est sommee de penser 1'impensable: folie de la Croix, scandale de la Resurrection et, au sommet, « 1'inte­nable de la formulation d'un Dieu Trois et Un62 ». En cela reside sa grandeur et sa misere, ce qui, comme dit saint Augustin, la rend « perilleuse, fructueuse et laborieuse68 ».

Retablir dans la science la question du Nom-du-Pere, qui est la seule tache de la psychanalyse theorique, on en aperc;:oit ala fois l'obligation et l'etrangete. C'est pourquoi on ne cesse de s'en dispenser avant de s'y disposer.

L'orthodoxie trinitaire, ce fut l'essai d'une algebre et d'une topologie du Pere, comme si Ies Peres (de 1'Eglise) avaient fait matherne, avant la lettre, de Totem et Tabou avant la lettre. Eile est Ie lieu ou se rencontrerent Ie Trois et Un, qui deroute Ie nombre, 1'impossible du rapport sexuel renverse en un supreme amour, et les Noms-du­Pere comme nreud borromeen. Un exercice sur Ie matheme des mathemes, comme s'il y en avait un.

Voila pourquoi si Ie gain est mince, l'entreprise est immense, et les ouvrages de cette theorie peuvent etre

52. J. LACAN, Ecrits, op. cit., p. 873. 53. Saint Augustin, De r,initate, op. cit., I, ill, 5.

!

I "

pris par nous comme des « modeles ». n faudra done s'y rompre encore.

A propos des jaculations mystiques, Lacan disait que c'est ce qu'on pouvait lire de mieux: « Et pourquoi ne pas interpreter une face de l'Autre, la face Dieu, comme supportee par la jouissance feminine? »

Hasardons que les ecrits trinitariens, non mystiques, abordent, eux, l'autre face de l'Autre, autrement dit, puisque l'autre de l'autre ne saurait avoir lieu, la face du meme: la jouissance phallique.

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