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— 27 — L’Enseignement philosophique - 46 e Année - Numéro 5 Y A-T-IL UN INCONSCIENT HÉGÉLIEN ? Nikol ABECASSIS Lycée Audiberti, Antibes. I. LA SCIENCE DE LA LOGIQUE COMME TEXTE D'EXPOSITION DU SENS ABSOLU Se peut-il que nous soyons sans savoir au commencement et que nous passions, à un moment donné, de l'ignorance radicale au savoir ? Si tel était le cas, le savoir resterait pour nous un mystère. Nous ne pourrions l'appréhender que comme une gracieuse révélation, c'est-à-dire comme un quelque chose d'extérieur qui, par une providentielle magie, nous tomberait dessus à un moment donné, comme une tuile d'un toit. Comprendre, processus intermédiaire entre le non- savoir et la connaissance, ne serait rien du tout ; nous ne pourrions rien comprendre mais qu'être saisis par un contenu de savoir qui, d'une certaine façon, forcerait l'adhésion, et même ne la solliciterait pas mais l'imposerait en même temps que ce contenu serait donné ou reçu ; le savoir serait même tout simplement ce qui adhére- rait à notre esprit comme une pièce collante adhère à une autre. Or l'on peut comprendre, comme le démontre admirablement Platon dans le passage du Ménon 1 où Socrate, soutenant « qu'il n'y a pas d'enseignement, mais que des réminiscences », propose à un petit esclave n'ayant jamais été initié à la géomé- trie, de résoudre le problème dit de la « duplication du carré » ; ce passage montre précisément comment le petit esclave – qui d'abord ne sait pas – parvient à révéler lui-même comme sien ce qui devient ainsi explicitement l’objet de son savoir. Comprendre ne peut bien être que cela, à savoir venir à la compréhension, maîtri- 1. 82, pp. 251 à 259 Ménon, traduction de A. Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1949.

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L’Enseignement philosophique - 46e Année - Numéro 5

Y A-T-IL UN INCONSCIENT HÉGÉLIEN ?

Nikol ABECASSIS Lycée Audiberti, Antibes.

I. LA SCIENCE DE LA LOGIQUE COMME TEXTE D'EXPOSITION DU SENS ABSOLU

Se peut-il que nous soyons sans savoir au commencement et que nous passions, à un moment donné, de l'ignorance radicale au savoir ? Si tel était le cas, le savoir resterait pour nous un mystère. Nous ne pourrions l'appréhender que comme une gracieuse révélation, c'est-à-dire comme un quelque chose d'extérieur qui, par une providentielle magie, nous tomberait dessus à un moment donné, comme une tuile d'un toit. Comprendre, processus intermédiaire entre le non-savoir et la connaissance, ne serait rien du tout ; nous ne pourrions rien comprendre mais qu'être saisis par un contenu de savoir qui, d'une certaine façon, forcerait l'adhésion, et même ne la solliciterait pas mais l'imposerait en même temps que ce contenu serait donné ou reçu ; le savoir serait même tout simplement ce qui adhére-rait à notre esprit comme une pièce collante adhère à une autre.

Or l'on peut comprendre, comme le démontre admirablement Platon dans le passage du Ménon1 où Socrate, soutenant « qu'il n'y a pas d'enseignement, mais que des réminiscences », propose à un petit esclave n'ayant jamais été initié à la géomé-trie, de résoudre le problème dit de la « duplication du carré » ; ce passage montre précisément comment le petit esclave – qui d'abord ne sait pas – parvient à révéler lui-même comme sien ce qui devient ainsi explicitement l’objet de son savoir. Comprendre ne peut bien être que cela, à savoir venir à la compréhension, maîtri-

1. 82, pp. 251 à 259 Ménon, traduction de A. Croiset, Paris, Les Belles Lettres, 1949.

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ser, pensée par pensée, toutes les étapes du processus d'accès au savoir ; et en dehors de ce processus même par lequel non seulement on accède au savoir, mais aussi on le réalise, il n'y a pas de savoir du tout, si bien que ce qui est à comprendre, c'est au fond le processus même par lequel on arrive à comprendre. Et même si le sentiment d'avoir compris s'éprouve subitement, il n'en demeure pas moins que ce sentiment subit reste riche de tout le processus qui le produit. Il n'y a donc à aucun moment de saut entre l'ignorance et le savoir ; parler de saut à ce propos serait en vérité refuser de rendre compte de la connaissance. Il y a bien plutôt une unité fondamentale, à approfondir-réaliser, entre savoir et su, donc entre contenu et forme, objet et sujet, être et pensée ; cette unité doit être pensée comme riche de cette médiation par laquelle le savoir construit son su, le déploie à partir de lui-même. Ce qui revient à dire que l'esprit appelé à connaître est lui-même toujours-déjà savoir, quoique seulement en soi pour commencer.

Cela dit, même si dès le commencement du travail de la pensée cette pensée contient ainsi déjà la fin en soi, le résultat, qui est tout à la fois la compréhension et la chose comprise, c'est-à-dire la chose rationnellement possédée, il faut bien aussi qu'en même temps que la pensée progresse, tout en conservant les moments de sa progression elle les nie, autrement, à la place de progresser elle stagnerait. C'est pourquoi, le plus juste est encore de dire que « enfin » comprendre est achever le processus nécessaire à l'approfondissement-développement ou l'assimilation-conception totale de toutes les déterminations de la chose à comprendre inhérente à la pensée même qui comprend.

C'est de ce processus que l'œuvre spéculative hégélienne, et notamment la Science de la logique, s'efforce de rendre compte. Dans celle-ci, Hegel, en suivant le mouvement même de la pensée, expose les conditions objective (de compréhensi-bilité) et subjective (de compréhension), révélées comme confondues, de sorte que comprendre y apparaît comme « prouver » ce qu'un sujet s'attache à comprendre, comme compréhensible, et du même coup, comme effectivement compris. Ceci revient à expliciter la « totalité de sens » toujours-déjà comprise en soi, quoique d'abord seulement à l'état de germe, celui-ci correspondant précisément, dans la Science de la logique, à l'Être qui est concept en soi. Jean Hyppolite, dans une note de la Préface de la Phénoménologie de l'Esprit, signale précisément : « ... le concept est à la fois l'auto-mouvement de la chose et l'acte de le comprendre »2. Certes, l'idée d'un savoir implicite inhérent à toute pensée commençante n'est pas neuve. Cette idée se trouve au contraire déjà développée dans un grand nombre de philoso-phies soucieuses de répondre à l'empirisme radical ou au scepticisme. Que l'on songe à la réminiscence platonicienne, aux idées innées cartésiennes, à la participa-tion de l'entendement humain à l'entendement divin chez St Augustin, Malebranche, Spinoza..., à la connaissance a priori kantienne, etc.. Mais Hegel semble avoir, dans sa philosophie, dépassé bien des contradictions et éclairé bien des points demeurés

2. p. 47 Phénoménologie de l'Esprit (Phéno), traduction de Jean Hyppolite, Paris, Aubier-

Montaigne, 1947.

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obscurs dans les philosophies antérieures. C'est pourquoi elle présente sur ce sujet un intérêt particulier. La philosophie spéculative implique précisément l'idée d'un su-non-immédiatement-connu inhérent à toute conscience, que l'on va voir qu'il peut convenir d'identifier à une forme d'inconscient.

1) Analogie entre l'approche du Sens par les symboles et l'approche du Savoir absolu par les différents « moments » du développement de la pensée :

Les Anciens se prêtaient à une coutume engageant métaphoriquement le rapport essentiel entre des significations partielles et le Sens fondamental ou entre les différents « moments » sur le parcours du savoir et le Savoir accompli lui-même toujours-déjà au moins en soi en chacun d'eux. Précisément, les Anciens appelaient « symbole » chaque morceau d'une totalité brisée qui pouvait être par exemple la moitié d'une assiette, laquelle représentait alors l'unité primordiale scindée par un acte secondaire. Un morceau était remis à un membre de la famille qui partait en voyage, tandis que le reste de la famille gardait l'autre. Ainsi, quand l'individu parti revenait, après un certain temps et riche de ses aventures, il était différent, mais sa famille pouvait le re-connaître et l'accueillait grâce à ce tesson qu'il avait conservé et rapporté et qui s’emboîtait parfaitement avec celui gardé par elle.

Dans un tel contexte, chaque partie en elle-même ne représente rien, mais ne représente quelque chose que par rapport à l'autre ; et si, ainsi, chaque partie ne représente rien en soi dans son identité abstraite à soi, mais ne représente quelque chose que dans son rapport à l'autre, à la fois différent de soi et identique à soi en tant qu'« autre de l'autre », c'est que c'est uniquement le Tout à partir duquel ces deux parties sont obtenues qui, d'une part vaut absolument par lui-même, d'autre part donne une valeur relative à ces deux parties, c'est-à-dire fait que chaque partie signifie finalement quelque chose : chacune a un sens parce qu'elle en appelle au Tout dont elle est partie. Dès lors, le symbole, partie d'un Tout servant de signe de re-connaissance, s'avère désigner moins un des morceaux sensibles séparés, que le lien non sensible les déterminant chacun comme ce qu'ils sont. C'est-à-dire que par définition, le « symbole » désigne cela qui en appelle à d'autres que soi avec lesquels il entretient un lien de familiarité ; étymologiquement, « syn-bolein » signi-fie d'ailleurs mettre ensemble, lier, voire re-mettre ensemble, re-lier. À partir de là, seul un sujet ayant d'emblée l'idée du Tout en tête devient à même de ne pas consi-dérer chaque morceau sensible particulier comme un morceau isolé, perdu, errant, idiot – au sens étymologique du terme : qui est étrange, inclassable, sans référence, vide de sens, etc. –, mais de l'appréhender d'emblée comme une réalité qui est plus que ce qu'elle montre, qui fait signe vers un autre qu'elle comporte en soi, autre par lequel et avec lequel elle re-trouve le Tout qui les fait être l'un et l'autre ce qu'ils sont. Par contre, pour un sujet qui ne rapporterait pas un morceau à l'autre et les deux au Tout, chaque morceau resterait insignifiant ; à la rigueur, l'un et l'autre pourraient bien apparaître à l'intuition comme complémentaires, mais seulement hasardeusement ; on peut aller jusqu'à dire que pour un tel sujet, le spectacle des

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morceaux épars serait « dia-bolique » (du grec « dia-bolein » qui, à l'opposé de « syn-bolein », signifie mettre en opposition, séparer), c'est-à-dire sans sens.

Au niveau de la pure pensée, c'est-à-dire abstraction faite de toute métaphore, nous pouvons dire que ce n'est que lorsqu'un sujet ne réussit pas à appréhender le lien intrinsèque de déterminations distinctes, opposées, voire contradictoires, et la place de chacune d'elles dans une totalité signifiante, qu'il se trouve dérouté par elles et ne comprend pas. Ceci confirme que la condition objective de la compréhen-sibilité de toute représentation particulière, et plus généralement, de toute significa-tion partielle, c'est qu'elles recèlent toujours-déjà au moins en soi le Sens total fondamental, et conjointement, que la condition subjective de toute compréhen-sion, c'est que le sujet cherchant à comprendre ait également toujours-déjà au moins en soi le savoir de la totalité dans laquelle s'inscrit tout savoir partiel, c'est-à-dire qu'il ait précisément toujours-déjà au moins implicitement le savoir de ce Sens total fondamental.

2) Sens absolu et Subjectivité infinie :

Chaque mot, chaque théorie, chaque doctrine particuliers..., en tant qu'ils ne sont pas le Sens total, en appellent donc nécessairement, en tant que signifiants, à ce Sens total absolu, et ce qui produit ces mot, théorie, doctrine...particuliers, à savoir la pensée, comme conscience ou entendement d'abord, en appellent également nécessairement à la Pensée absolue productrice de ce Sens absolu ; ce qui revient à dire, en terminologie proprement hegelienne, que toute pensée finie est toujours-déjà elle-même, au moins en soi, Pensée infinie ou Raison, ou encore, que tout sujet fini, quel qu'il soit et quoi qu'il croie, quoi qu'il connaisse, mais aussi quoi qu'il fasse, quoi qu'il crée, etc., sait nécessairement, du sens déterminant ce croire, ce faire, ce créer, etc. – et ce, longtemps sans le savoir explicitement –, plus que ce qu'il se sait savoir, exprime ou fait au delà de ce qu'il a conscience d'exprimer ou de faire, etc. Dans la Préface des Principes de la philosophie du droit, Hegel dit par exemple : « En ce qui concerne le droit, la vie éthique et l’État, la vérité est aussi ancienne que les époques où elle a été formulée et est devenue accessible à tous dans les lois publiques, la morale publique et la religion. Quand l'esprit pensant ne se satisfait plus de la posséder sous cette forme immédiate, de quoi a donc besoin cette vérité ? Il faut seulement qu'elle soit saisie conceptuellement par l'esprit, que son contenu qui est déjà rationnel en soi puisse acquérir aussi la forme rationnelle, de sorte qu'il apparaisse justifié au regard de la pensée libre »3.

Il n'est donc pas abusif de dire que la philosophie hégélienne défend l'idée que « ça » sait en chacun de soi, que « ça » parle en chacun de soi, que « ça » pense en chacun soi, plus que ce que chacun se sait savoir, a conscience de dire et penser, etc., « ça » désignant donc le Sens absolu, lequel dans la philosophie hégélienne est élevé au delà de la simple substance pour se révéler dans sa vérité ultime comme

3. p. 47 Principes de la philosophie du Droit, traduction de R. Derathé, Paris, Vrin, 1975.

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Subjectivité donnant sens à tout et que tout en particulier véhicule sans cependant que les subjectivités finies (qui parlent, pensent, etc.) en aient immédiatement nécessairement le savoir explicite. Sans quoi il faudrait soutenir que tant que l'on n'aurait pas acquis la connaissance (ou le savoir explicite) de ce Sens, on ne serait guère en mesure de produire quoi que ce soit de sensé ; et à plus forte raison serait-on incapable d'accéder à cette connaissance même supposée nécessaire à l'entrée dans le « monde du Sens » ! Bref, autant dire qu'on ne penserait pas du tout, faute de pouvoir commencer à penser. Hegel dit justement, dans un passage de la Science de la logique : « (...) on devra accorder sans hésiter qu'aussi peu il est besoin pour digé-rer, respirer, etc., comme il faut, d'une étude préalable de l'anatomie et de la physio-logie, aussi peu également on a besoin, pour tirer des conclusions justes, d'avoir étudié auparavant la Logique »4. Lévi-Strauss, de son point de vue particulier d’ethnologue, fait également dans ce sens une remarque intéressante : « Tout s'est passé comme si l'humanité avait acquis d'un seul coup un immense domaine et son plan détaillé, avec la notion de leur relation réciproque, mais avait passé des millé-naires à apprendre quels symboles déterminés du plan représentaient les différents aspects du domaine. L'Univers a signifié bien avant qu'on ne commence à savoir ce qu'il signifiait ; cela va sans doute de soi. Mais (...) il a signifié dès le début, la totalité de ce que l'humanité peut s'attendre à en connaître. Ce qu'on appelle le progrès de l'esprit humain et, en tout cas, le progrès de la connaissance scientifique, n'a pu et ne pourra jamais consister qu'à rectifier des découpages, procéder à des regroupements, définir des appartenances et découvrir des ressources neuves, au sein d'une totalité fermée et complémentaire »5.

Sans trancher, ici, sur la nécessité ou pas de poser le caractère fermé de cette « Totalité de Sens » – que par contre on ne peut pas ne pas poser au fondement de la moindre production sensée –, il faut préciser que c'est bien en terme de « totalité » que l'on doit en tout cas immédiatement poser la question du Sens, et même, de Totalité absolue ou de Totalité ultime comprenant autant de « totalités » partielles qu'on voudra ; car encore une fois, si toute signification partielle (un bout d'assiette selon notre métaphore précédente) ne renvoyait qu'à d'autres significations partielles (d'autres bouts), sans que chacune ne renvoie en même temps à une Totalité tenante (en vérité infiniment pensante et créatrice) les justifiant toutes (l'assiette totale selon notre métaphore précédente), alors chacune n'aurait qu'une signification contin-gente, et au fond elle ne serait pas même une signification ; le plus juste serait de dire qu'une telle série infiniment ouverte selon la « mauvaise infinité » – au sens où Hegel entend cette expression6 –, c'est-à-dire ouverte sur une diversité de bribes au fond non inter-médiatisées, serait absurde ; pour s'appuyer encore sur la métaphore précédente, disons que les morceaux non ramenés à l'assiette ne seraient même pas des morceaux, mais seulement des débris étalés là, en vrac, comme des coquillages

4. Addition (Add.) § 183, p.603 Encyclopédie des sciences philosophiques (E.S.P) : la Science de la

logique (Sc.Lo), traduction de B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970. 5. p. XLVIII Sociologie et Anthropologie, P.U.F, Paris, 1968. 6. Sc.Lo, §§.93-94, p. 357.

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sur une plage, qu'une main pourrait bien rassembler en nombre restreint, mais la prise laisserait le reste sans lien. Dans Humanisme de l'autre Homme, Emmanuel Levinas définit précisément l'absurdité de la façon suivante : « L'absurdité consiste non pas dans le non-sens, mais dans l'isolement des significations innombrables, dans l'absence d'un Sens qui les oriente. Ce qui manque, c'est le sens des sens, la Rome où mènent tous les chemins, la symphonie où tous les sens deviennent chan-tants, le cantique des cantiques. L'absurdité tient à la multiplicité dans l'indifférence pure »7.

Cela étant dit, il est important de préciser que lorsque Hegel fait comprendre que le Tout est le Sens, il ne soutient pas abstraitement que « tout » a ou doit avoir un sens. En effet, Hegel reconnaît que la pensée rencontre de l’irrationnel ; cepen-dant, il la révèle comme capable, sans contradiction insurmontable, de ne pas l'ignorer, de ne pas buter radicalement contre lui. La pensée est précisément ce qui le comprend comme tel, c'est-à-dire comme irrationnel, lequel se définit exactement comme « l'autre » de la rationalité par quoi celle-ci même, comme Totalité, gagne en richesse, en concrétude ; ce qui revient à dire que cette rencontre même avec l'irrationnel est un moment surmontable et surmonté (en même temps que conservé) du processus de signification de la Pensée concrète par lequel sont identifiés l'iden-tique et le différent ; sans quoi l'irrationnel ne pourrait pas même être indiqué, iden-tifié ; il ne serait tout simplement pas ; et il en est de même du bizarre, de l'absurde..., et par excellence du hasard que Hegel définit carrément comme « ce qui est sans concept »8. Corrélativement, Hegel reconnaît à la conscience un « moment » de dérangement intérieur que, en tant que conscience saine, c'est-à-dire tendue vers son dépassement en Raison, elle surmonte continuellement, mais par lequel on doit toutefois oser poser conséquemment qu'elle ne cesse de passer, risquant alors, dans des circonstances extrêmes, d'y tomber ; ce qui est « perdre la raison », possibilité toujours menaçante que confirme bien, par exemple, les régres-sions mentales dont sont victimes les individus maintenus d'une façon prolongée dans un isolement radical. Hegel s'efforce ainsi de comprendre la folie, la définir simplement et abstraitement comme un autre radical de la raison n'étant à l'inverse qu'une façon de ne pas l'expliquer, de la réduire à un « grain » venu d'on ne sait où, compromettant le bon fonctionnement de la « machine » !

De cela il ressort bien que le su-non-connu que la philosophie hégélienne conduit à poser n'est pas à comprendre comme étant substantiel ; il n'est pas dans la conscience mais n'est que l'état surmontable de celle-ci en tant qu'elle ne s'est pas encore accomplie comme pensée élevée jusqu'au Savoir absolu, c'est-à-dire au savoir de Soi comme Raison, Sujet. L'inconscient hégélien est inhérent au mouve-ment de la pensée, laquelle s'affirme en le réduisant progressivement, sans toutefois régler son compte de façon définitive aux « moments » qui y correspondent et qui

7. Chapitre V, p. 40 Paris, Fata Morgana, 1972. 8. §455, p. 250 E.S.P : Philosophie de l'Esprit (Ph. de. E), traduction de B. Bourgeois, Paris, Vrin,

1988.

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sont ces « moments » où la pensée et le savoir sont encore insuffisants. Hegel dit par exemple : « La progression de l'esprit est un développement, pour autant que son existence, le savoir, a dans soi-même l'être déterminé en et pour soi, c'est-à-dire le rationnel, pour teneur et but, qu'ainsi l'activité de la transposition n'est purement que le passage formel de la manifestation et, en cela, retour en soi-même »9. L'esprit peut alors connaître des régressions car il est cet effort de négation du fini, de dépassement, en même temps que de conservation ; il est progrès réel et vivant ; vivant car son élévation et son savoir ne sont pas comparables à un mur construit solidement avec des briques cimentées les unes aux autres ; le savoir n'est pas accumulation, il est déploiement, activité qui demande toujours la présence d'esprit.

3) L'originalité de la logique spéculative hegelienne comme logique fondant toute compréhension et la compréhension de « tout » :

Les Anciens ne s'y trompaient donc pas qui soutenaient que connaître est re-connaître, comme l'indique aussi le mot allemand « erkennen » signifiant tout autant connaître que reconnaître. Ainsi, ils avaient déjà posé qu'accéder au savoir ne peut effectivement être que faire sien ce qui l'est déjà, bien que d'abord d'une façon non explicite ; bref, ils avaient déjà posé que connaître vraiment (c'est-à-dire n'avoir ni une simple opinion du vrai, ni un savoir simplement hypothétique et partiel de celui-ci) est au fond se (comme pensée) connaître soi (comme pensée), donc se re-connaître. Dans le Phédon, par exemple, on peut lire : « (...) ce que nous nommons “apprendre”, ne serait-ce pas reprendre possession d'une science qui nous est propre ? Et quand nous disons que c'est là une sorte de ressouvenir, n'employons nous pas le mot correct ? »10.

Dès lors, en tant que le propre de la pensée est d'être identité et différence à la fois, c'est-à-dire soi et l'autre à la fois – mais au profit de l'Identité, comme le souligne Hegel : « (...) dans l'unité négative de l'Idée, l'infini a prise sur le fini, la pensée sur l'être, la subjectivité sur l'objectivité »11 –, une logique de la Pensée ou du Sens absolus est nécessairement celle qui sait intégrer d'emblée l'altérité dans la « forme », c'est-à-dire qui fonde immédiatement tout autre comme autre-de-soi ou Soi différencié. Cette altérité immanente « agissant au cœur » de la pensée dès qu'elle se lance à penser et se penser, c'est-à-dire dès qu'elle s'engage à devenir elle-même, à s'affirmer, c'est la contradiction, laquelle peut être définie précisément comme la différence immanente par laquelle tout changement opère au sein même de l'identité, qui n'est elle-même qu'en ne l'étant justement pas exclusivement, c'est-à-dire abstraitement. Hegel dit précisément dans un passage de la Science de la logique : « Dans la Logique, il se révélera que la pensée et l'universalité est préci-sément ceci, à savoir qu'elle est elle-même et son Autre, a prise sur celui-ci, et que

9. Idem, § 442, p. 236. 10. 75e-76b (p.235) Phédon, traduction de M. Dixsaut, Paris, Flammarion, 1991. 11. Sc.Lo, § 215, p. 450.

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rien ne lui échappe12 » ; ou encore, dans l'Introduction de l'édition de 1812 : « (...) l'intellection non menée à son terme (...) ne reconnaît pas que la contradiction est précisément l'acte par lequel la raison s'élève au-dessus des limitations de l'enten-dement et les dissout »13.

La logique développée par Hegel se présente donc bien comme celle « du » Sens (génitif objectif et subjectif), ce que Jean Hyppolite note explicitement dans son écrit Logique et existence : « Il faut voir dans la logique hégélienne, ce milieu absolu de toute compréhension qui ne se réfère pas à un autre qu'elle, qui n'est donc pas la compréhension de quelque chose, mais la compréhension de soi, et, étant compréhension de soi, compréhension de toute choses, être et sens »14. Très préci-sément, la logique spéculative hégélienne se présente comme celle qui accomplit le Concept de la Science où la méthode, en soi dans toute conscience qui vit au fond selon elle, c'est-à-dire en soi dans l'esprit humain non encore scientifique, devient connue en soi et pour soi, explicitement sue. Dans la Phénoménologie de l'Esprit, on lit : « Si dans la "Phénoménologie de l'Esprit" chaque moment est la différence du savoir et de la vérité et est le mouvement au cours duquel cette différence se supprime, la Science, par contre, ne contient plus cette différence et sa suppression ; mais du fait que le moment a la forme du concept, il réunit dans une unité immé-diate la forme objective de la vérité et celle du Soi qui sait »15.

Conséquemment, Hegel a alors fini par retirer à la Phénoménologie de l'Esprit qui dit scientifiquement comment s'affirme non scientifiquement le Concept de la Science, son ancienne place d'introduction au système, pour l'installer comme moment dans l'Encyclopédie des Sciences philosophiques, plus précisément à la seconde place dans la Philosophie de l'Esprit, après l'Anthropologie et avant la Psychologie. La première place revient ainsi à la Science de la Logique qui est cette connaissance, ce fondement vrai, de tout connaître. Au §36 du Concept préliminaire de l'édition de 1817, Hegel signale précisément : « J'ai antérieurement traité de la Phénoménologie de l'esprit, l'histoire scientifique de la conscience, comme de la première partie de la philosophie en ce sens qu'elle devait précéder la science pure, puisqu'elle est l'engendrement de son concept. Mais en même temps la conscience et l'histoire de celle-ci, comme toute autre science philosophique, ne sont pas un commencement absolu, mais un maillon organique dans le cercle de la philoso-phie »16. Ainsi, donc, le penseur logicien spéculatif ne vit pas seulement ce dépas-sement nécessaire de la séparation abstraite entre subjectivité et objectivité, mais sachant déjà que leur unité est le Vrai, il la vise et il veut la réaliser, et en la visant ainsi, il déploie la Méthode d'accès au Vrai, ré-effectuant par là l'Unité toujours-déjà effectuée qu'est la Vérité, c'est-à-dire la science de la logique ou science de la

12. Concept préliminaire (CP), § 20, p. 287. 13. p. 14 Science de la Logique – de 1812 –, traduction de P.-.J. Labarrière et G. Jarczyk, Paris,

Aubier-Montaigne, 1972. 14. p. 210 Logique et existence, Paris, P.U.F, 1961. 15. Tome II, p.310. 16. p. 199.

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Pensée active, ou encore science de la Méthode qui est Science du fondement de toute science. La logique spéculative révèle ainsi la concrétude vraie du Concept, dont Hegel dit : « (...) il n'est pas simplement une forme en soi sans contenu, puisque, d'une part, on ne pourrait rien déduire d'une telle forme et que, d'autre part, par la réduction d'un contenu donné à la forme vide du concept, ce contenu serait seulement dépouillé de sa déterminité, mais non pas connu »17.

Certes, on ne peut omettre de reconnaître que la logique transcendantale proposée par Kant a également visé un certain dépassement de la logique formelle léguée par Aristote, et ce, en définissant des catégories de la pensée immédiatement rapportées à l'objet, c'est-à-dire fondant des jugements synthétiques a priori ; ainsi, l'objet apparaît bien déjà, avec Kant, comme une construction subjective-objective ayant de « soi » (le soi fini des formes pures a priori de la sensibilité et de l'enten-dement) et de l' « autre » (la diversité sensible extérieure), mais pas encore comme étant Soi (infini) en vérité ; c'est-à-dire qu'il reste, dans l'objet de la philosophie transcendantale, du donné extérieur non justifié. Ce qui n'est plus le cas avec la logique spéculative en tant qu'elle ose affronter la contradiction, et par là même, intégrer d'emblée dans sa visée la re-connaissance totale de toute forme d'altérité, tandis que les logiques antérieurement proposées n'ont réussi à penser que jusqu'à la limite de la contradiction dont elles ont alors suivi les contours, considérant que celle-ci est le non-logique, l'au-delà du logique, ou simplement la limite du logique. Hegel reconnaît toutefois l'audace de la philosophie critique de Kant en tant qu'elle a également « révélé les antinomies »18 ; cependant, il fait remarquer que « Kant n'a pas pénétré jusqu'à la connaissance de la signification vraie et positive des antino-mies, (...) laquelle consiste d'une façon générale en ce que toute réalité effective contient en elle des déterminations opposées et qu'ainsi la connaissance et plus précisément la conception d'un ob-jet ne signifient justement rien de plus qu'être conscient de lui comme d'une unité concrète de déterminations opposées »19.

En installant donc d'emblée l'altérité dans la forme, la logique spéculative hégélienne, proprement concrète, est donc assurément à même de révéler « soi » comme riche de tout autre et tout autre comme riche de soi en soi, si bien que dans un sens comme dans l'autre, le développement s'achemine vers la réconciliation explicite qui est donc ce que Hegel appelle le Savoir absolu. Avec celui-ci, ni le soi abstrait, ni l'autre radical maintenu en face de soi ne coïncident vu que c'est l'un et l'autre développés qui, par ce développement même, se rejoignent ; ce développe-ment est ainsi celui du savoir qui est à comprendre comme l'acte de réduire progressivement la part de su-non-connu, donc d'inconscient, afin d'accroître conjointement la part de su explicite.

17. Sc.Lo, Add. § 160, p. 591. 18. Sc.Lo, Add. § 48, p. 504. 19. Idem, pp. 504-505.

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II. QUELQUES DISTINCTIONS ÉCLAIRANTES

1) Une première distinction : sous-entendu, sens propre, sens figuré d'une part, « su-non-connu », Sens absolu, sens « préfiguré » d'autre part :

Pour préciser davantage ce qu'il faut entendre par cette idée fondamentale d'un savoir-immédiat-non-immédiatement-connu au fondement non seulement de tout savoir et de toute connaissance particuliers, mais aussi de la vie humaine selon tous ses aspects, procédons à une analogie entre le rapport d'un sens propre à un terme utilisé selon un sens figuré (renvoyant à ce sens propre qu'il évoque juste-ment) et le rapport du Sens absolu à toute signification particulière comprenant en soi ce Sens et que ce Sens même comprend aussi, mais en soi et pour soi. Cette analogie n'aura pas pour but d'identifier, mais bien plutôt, en rapprochant, de mettre en évidence une différence essentielle et de préciser encore davantage ce qu'il faut entendre derrière l'expression d'inconscient hégélien. .

Utiliser un terme au sens propre, c'est l'utiliser en se référant à sa significa-tion rationnelle, c'est-à-dire tel que l'intelligence l'a intégré, mémorisé, l'associant donc à une signification universelle, dans le sens où elle est partagée par toutes les subjectivités s'exprimant dans une même langue ; cela ne veut pas dire abstraitement que l'intelligence doive rapporter le mot dont il est question à la définition du dictionnaire, car ces mots mêmes de la définition devraient alors, pour rendre compréhensible le mot utilisé, être également définis, et ce, à l'infini, et au « mauvais infini » vu que l'on ne s'arrêterait pas de passer de mots en mots pour comprendre ou se faire comprendre, sans jamais comprendre vraiment, c'est-à-dire sans jamais entendre le Sens. En vérité, si un mot, définissable abstraitement par d'autres mots restant à définir « à l'infini », s'associe à une signification particulière – la sienne en propre pour commencer –, c'est bien parce qu'il y a, au fondement de cette association, faisant signe, d'un son à une signification, un travail sous-jacent de la Raison ou de la Pensée, travail tenant sous l'unité, certes ces deux pôles (la signi-fication et le son) mais aussi et surtout les deux pôles fondamentaux que sont cette signification particulière et le Sens. Chaque signe particulier, mixte de son et de sens, fait effectivement signe à chaque pensée finie en direction de la Pensée infinie sous-jacente et toujours évoquée malgré soi. Ainsi, autour d'un discours sensé, tous les esprits s'entendent, même s'ils ne s'accordent pas sur le détail du contenu (fini), car celui qui parle, s'il le fait de façon rationnelle, c'est-à-dire universellement compréhensible, « a » nécessairement « raison ». De la même façon, on peut dire que tout mot particulier, et en général toute forme de signification particulière, en tant qu'ils font ainsi signe au Sens lui-même – non-manifesté en particulier mais sous-entendu en tout –, re-présentent celui-ci d'une certaine façon, le symbolisent.

Il peut sembler malvenu d'assimiler ainsi symbole et signe alors que Hegel prend justement la peine de les distinguer : « le signe est différent du symbole, d'une intuition dont la déterminité propre est, suivant son essence et son concept, plus ou moins le contenu qu'elle exprime en tant que symbole ; dans le cas du signe en tant que tel, par contre, le contenu propre de l'intuition et celui dont elle est le signe ne se

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concernent en rien l'un l'autre »20. Ainsi, on réserve généralement l'appellation de symbole à un terme utilisé non pas dans son sens propre, mais dans un sens figuré. Cela dit, cette assimilation du signe au symbole se justifie ici dans la mesure où nous mettons l'accent sur le fait que le rapport de tout terme (même utilisé dans son sens propre, et qui vaut donc comme signe) au Sens, est analogue, quoique d'une façon limitée, au rapport d'un mot utilisé dans un sens figuré au sens proprement visé, lesquels sont autant l'un que l'autre dans un rapport, cette fois identique et non seulement analogue, au Sens ; ce dernier point nous invite d'ailleurs d'autant plus à désigner comme symbole (en rapport au Sens) toute signification particulière quelle qu'elle soit et sous quelque forme qu'elle soit utilisée, c'est-à-dire au propre comme au figuré. Dans la Science de la Logique, Hegel dit précisément : « Les représenta-tions en général peuvent être regardées comme des métaphores des pensées et des concepts. Mais de ce que l'on a des représentations, on ne connaît pas encore leur signification pour la pensée, c'est-à-dire pas encore leurs pensées et leurs concepts »21 ; ou encore : « Chacun des degrés considérés jusqu'à présent est une image de l'absolu, mais tout d'abord selon une manière bornée, et de la sorte il se propulse en direction du tout, dont le déploiement est ce que nous avons désigné comme méthode »22. C'est pourquoi, on pourrait aller jusqu'à dire que par rapport à quelque signification particulière que ce soit, le Sens absolu est le seul sens propre véritable, tous les autres le figurant – on parlera alors de symbolisme conscient – ou le pré-figurant – on parlera alors de symbolisme inconscient –, quoique Hegel réserve cette terminologie au domaine de l'Art.

Pour ce qui est, précisément, de l'usage d'un terme dans un sens figuré, on remarquera que, outre de renvoyer nécessairement au Sens absolu s'il fait sens, ce terme renvoie d'une façon non-arbitraire – comme dans le cas du rapport des signi-fications prises au propre entre elles – au mot qu'il remplace, et plus directement, à la signification particulière de ce mot, qu'il vise à évoquer ; mais ce mot utilisé dans un sens figuré renvoie aussi – et nécessairement, pour avoir un sens – à son sens propre, et non unilatéralement au sens visé auquel un autre mot est associé en propre. Là est impliqué, pour celui qui s'exprime, la maîtrise de certaines connais-sances, de sorte que qui ne partage pas ces connaissances, ou parmi elles les plus déterminantes, n'est pas en mesure de comprendre, comme n'aurait pas compris le petit esclave de Ménon s'il n'avait pas connu le grec.

Le rapport de toute signification au Sens absolu, s'il est effectivement ana-logue – et encore, simplement d'une façon limitée – au rapport d'un mot pris au sens figuré à l'ensemble des autres éléments qu'il est essentiel de connaître pour pouvoir comprendre, ne lui est cependant pas identique. En effet, si dans le second cas, on ne peut pas faire l'impasse de ces connaissances évoquées, lesquelles rendent seules possible la compréhension, il n'est pas nécessaire par contre de connaître expressé-

20. Ph. de. E, § 458, p. 253. 21. Introduction, § 3, p. 166. 22. Add. § 237, p. 623.

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ment le « système » du Sens absolu pour pouvoir s'exprimer sensément et comprendre un discours sensé, pour pouvoir inventer, créer, agir, pas même pour maîtriser une science particulière ou commencer à philosopher. Hegel peut dire, par exemple : « En tant qu'à l'homme seulement appartient la religion, le droit et la vie éthique, et cela seulement pour cette raison qu'il est un être pensant, dans ce qui relève de la religion, du droit, de l'éthique – que ce soit un sentiment et une croyance ou une représentation – la pensée en général n'a pas été inactive ; son acti-vité et ses productions y sont présentes et contenues »23 ; cependant, il ajoute : « Mais il y a une différence entre avoir de tels sentiments et représentations déter-minés et pénétrés par la pensée, et avoir des pensées sur eux »24. La différence repose donc sur ce point important, à savoir que dans le cas particulier du parler figuré, on s'appuie sur le « sous-entendu » de connaissances acquises, on sait consciemment de quoi l'on parle, même si l'on ne dit pas tout ce qui est impliqué comme connaissances à la base de la compréhension ; alors qu'en général, dans l'arrière-fond de tout ce qui est humain, le sous-entendu peut être – et est le plus souvent – en même temps un non-encore-connu, sans pour autant n'être rien pour soi puisqu'il est toujours-déjà en soi sous la forme d'une connaissance en soi et pour soi en soi, c'est-à-dire d'un savoir absolu déterminant qu'il reste cependant à déve-lopper ; il est donc tout à fait approprié de parler ici de symbolisme inconscient, ainsi que d'un rapport au Sens non pas figuré mais seulement pré-figuré.

Le contexte absolu de la signification, qui peut rester su-non-connu sans que cela empêche de pouvoir fonctionner dans le monde des hommes, devient cependant d'autant plus connu que l'on approche de la connaissance explicite du Sens absolu, fondement véritable des multiples médiations entre toutes les significations particu-lières. Dès lors, il est juste de dire qu'il arrive un moment où l'intelligence sait établir entre des significations particulières et le Sens, un type de rapport identique à celui reliant un terme utilisé dans un sens figuré et le sens propre visé évoqué ; ce moment, c'est celui où l'esprit connaît-comprend enfin explicitement, méthodique-ment, philosophiquement, la science de la Logique ou système du Sens absolu. En effet, celui qui connaît-comprend ce dernier s'est rendu capable de situer toute signification particulière dans l'ensemble du mouvement où elle prend sens, et quoi qu'on lui dise (que l'on fasse, que l'on crée, etc.), quoi que lui-même dise (fasse, crée, etc.), il peut, s'il prend la peine d'y penser, savoir vraiment à quoi il a affaire. Mais également, on pourra parler ici, dès lors que celui qui connaît la logique de la Totalité s'exprime, et ce, de quelque façon que ce soit (au propre comme au figuré) de symbolisme conscient, et à plus forte raison s'il s'exprime d'une façon volontai-rement imagée, par exemple pour faire sentir à un interlocuteur ayant encore du mal à spéculer, ce qu'il veut lui faire entendre par ceci ou cela, et ce, de la même façon que dans le domaine précis de l'art il convient de parler de symbolisme conscient lorsque les artistes, au lieu de se laisser porter par leur inspiration, cherchent à

23. Sc. Lo, Introduction, § 2, p. 165. 24. Ibidem.

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produire quelque chose qui correspond à une idée précise qu'ils ont dans la tête, ou lorsque les écrivains, à la place de mythes ou de contes (dont on a pu dire qu'ils étaient des formes de « rêves éveillés »), travaillent à mettre une idée claire et consciente en images. L'inconscient dynamique reconnu par la philosophie hégélienne comme déterminant toute pensée se confirme donc encore comme devant être compris comme Subjectivité ou Sens absolus (encore en soi) et non comme substance, c'est-à-dire qu'il faut le penser comme un inconscient surmontable.

2) Une deuxième distinction : l'oubli et l'inattention d'une part, le manque de connaissance d'autre part :

Mais une autre distinction s'impose : il faut se garder d'assimiler au « su-non-connu » que la philosophie hégélienne conduit à poser, la situation de la pensée finie en tant qu'elle n'a pas actuellement présent à l'esprit la totalité de son contenu particulier (le senti, le vécu en général...) ; elle l'a simplement oublié, mais sans que cela soit forcément irréversible s'il n'y a pas de lésions ; à un tel oubli, l'effort intel-lectuel, le concours de circonstances extérieures éveillant l’« enfoui », etc., peuvent y parer ; dans l'Addition au § 453 de la Philosophie de l'Esprit, Hegel dit : « Personne ne sait quelle multitude infinie d'images du passé sommeille en lui ; elles s'éveillent bien, de façon contingente, de temps en temps ; mais on ne peut pas – comme l'on dit – se les remettre en tête »25 ; ou alors, autre aspect possible de cette situation : la conscience n'accorde pas présentement d'intérêt à tous les éléments qu'elle a mémorisés, enregistrés. Dans le paragraphe de l'Addition de laquelle nous venons d'extraire la citation précédente, Hegel présente justement l'intelligence comme étant, selon un de ses aspects, « (...) ce puits nocturne dans lequel un monde d'images et de représentations infiniment nombreuses est conservé, sans qu'elles soient dans la conscience (...) »26. Somme toute, on a là, défini, l'Inconscient au sens bergsonien ; dans un passage de l’Énergie spirituelle par exemple, on peut lire : « Derrière les souvenirs qui viennent se poser...sur notre occupation présente et se révéler au moyen d'elle, il y en a d'autres, des milliers et des milliers d'autres, en bas, au-dessous de la scène illuminée par la conscience. Oui, je crois que notre vie passée est là, conservée jusque dans ses moindres détails, et que nous n'oublions rien, et que tout ce que nous avons perçu, pensé, voulu depuis le premier éveil de notre conscience, persiste indéfiniment »27.

Ces deux situations que l'on peut finalement regrouper sous l'unité sont donc tout à fait distinctes de celle où la pensée finie n'a encore qu'en soi la Totalité, Totalité dont on peut dire toutefois que d'une certaine façon la pensée finie la sait vu qu'en vérité elle est Savoir absolu. Dans ce cas, il n'est donc pas adéquat de parler d'oubli ; il convient plutôt de parler d'insuffisance de pensée, que seule peut

25. p. 555. 26. p. 247. 27. p. 95.

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combler le travail de recherche scientifique, la réflexion et pour finir, donc, la spéculation philosophique, moins en tant que celles-ci vont nous éclairer directe-ment sur l'Esprit même en sa vérité ou sur certains de ses aspects, qu'en tant qu'elles vont nous aider à développer notre propre esprit jusqu'au Savoir total de Soi. Ainsi par exemple, relativement au terme platonicien de réminiscence – que le philosophe associait à la recherche de la vérité –, Hegel précise en quel sens il est adéquat de l'entendre : « Lorsqu'il est dit dans la philosophie platonicienne que nous nous souvenons des Idées, cela signifie que les Idées sont en soi dans l'homme et (contrairement à ce qu'affirmaient les Sophistes) n'arrivent pas à l'homme du dehors comme quelque chose d'étranger à lui. Par cette appréhension de la connaissance comme réminiscence n'est cependant pas exclu le développement de ce qui est en soi dans l'homme, et ce développement n'est rien d'autre que médiation »28 ; il ajoute : « Il en est de même des idées innées que l'on rencontre chez Descartes et les philosophes écossais, et qui pareillement sont à considérer tout d'abord seulement comme présentes en soi dans l'homme et sous le mode de la disposition inté-rieure »29.

Nous dirons donc que la conscience peut se remémorer ce qu'elle a oublié ou prêter attention à ce qu'elle a provisoirement laissé de côté, mais qu'il lui reste par contre à développer ce qu'elle a simplement en soi, ce qui revient à se dévelop-per soi comme pensée infinie. On a bien là affaire à deux situations différentes.

III. HEGEL ET FREUD

Finalement, cette idée d'un su-non-connu au fondement de toute pensée non encore accomplie en totalité engage un renversement de l'idée selon laquelle savoir, c'est savoir qu'on sait, cette expression signifiant en vérité que savoir implique la conscience, outre du contenu du savoir, du fait que c'est soi qui sait. Il faut avouer qu'il est difficile spontanément d'admettre le contraire, à savoir que l'on puisse savoir sans le savoir, c'est-à-dire, en somme, que « ça » puisse savoir en soi sans la présence d'esprit de soi à ce savoir, ainsi que sans la présence d'esprit de soi à soi-même comme détenteur de ce savoir. Nous admettons donc que savoir pour soi, c'est savoir en se sachant savoir ce qui est su. Hegel définit très justement l’accès au savoir comme la réconciliation entre certitude et vérité. Cela dit, le philosophe a mis en avant que savoir n'est toutefois pas nécessairement savoir ainsi pour soi, que ce peut être aussi avoir seulement un savoir en soi, en contrepartie de la moindre intui-tion, de la moindre représentation..., au niveau desquelles on ne sait pas encore vraiment.

Ces points essentiels étant reprécisés, il est important d'accorder son attention à la doctrine psychanalytique en tant qu'elle soutient également cette idée auda-cieuse d'un savoir-sans-le savoir ou savoir-en-soi-non-connu.

28. Sc. Lo, Add. § 67, p. 509. 29. Ibidem.

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1) Une troisième distinction : l'inconscient freudien d'une part, l'inconscient hégélien d'autre part :

La théorie psychanalytique avance, comme fondement du psychisme, une sorte de potentiel en soi non-rationnel de pulsions, d'où le moi conscient, élabora-tion secondaire et fragile s'organisant selon une logique spécifique dite rationnelle (celle s'appuyant par exemple sur les principes simples d'identité, de non-contradic-tion, etc.) émergerait. Outre cela, la conscience est présentée comme tenue, d'une certaine façon, à l'écart de cela même dont elle est dite émerger, à savoir, et du psychisme primaire non-conscient, et des divers contenus refoulés, ce qui la prive alors de pouvoir disposer de cet ensemble. Cela dit, en tant que la vie de la conscience est nécessairement déterminée par l'Inconscient, elle véhicule des traces de cet inconscient même ; on peut dire qu'elle en présente les symptômes, et plus que jamais à l'occasion des rêves, des lapsus, etc., où l'on peut dire que l'investisse-ment des pulsions est particulièrement motivé ; précisément, ces pulsions s'investis-sent ici dans des, ou par le moyen de, pensées parvenant bien à la conscience, mais connaissant ce que Freud appelle une « élaboration secondaire » ; cette élaboration n'est pas totalement étrangère à la conscience, cette dernière pouvant y lire sa touche d'une certaine façon ; mais cette élaboration demeure toutefois inconsciente dans le principe, de sorte que la conscience se trouve face à une production particulière identifiable (le « manifeste ») dont le sens, la portée véritable, restent pourtant « latents ». Le « manifeste » – qui présente des aspects bizarres, souvent comiques – doit donc être envisagé comme un produit mixte, c'est-à-dire comme un produit relevant à la fois (et secondairement) de la logique consciente (logique de la conscience) et pour l'essentiel d'une logique inconsciente (la logique de l'Incons-cient) ; Lacan est allé jusqu'à dire que l’Inconscient est « structuré comme un langage ». En effet, s'il y a un sens qui peut rester latent, c'est que la conscience ne sait pas le reconnaître ; et si elle ne sait pas reconnaître ce sens, c'est que ce qui vaut à celui-ci précisément sa valeur de sens ne relève pas de la logique propre à la conscience, mais pas davantage d'aucune logique, car autrement le refoulement et le défoulement se produiraient au hasard, sans sens, et contrairement à ce que dit Freud, l'intérêt porté au psychisme inconscient ne permettrait aucunement « un gain de sens » ; celui-ci dit en effet : « (...) notre expérience quotidienne la plus person-nelle nous met en présence d'idées qui nous viennent sans que nous en connaissions l'origine, et de résultats de pensée dont l'élaboration nous est demeurée cachée. Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu'il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d'actes psychiques ; mais ils s'ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés »30. Ce sens de ou dans l'Inconscient relève donc d'une logique spéciale, étonnante, définie comme d'emblée étrangère au rationnel et restant en conséquence énigmatique pour la conscience. Reste alors à déchiffrer le « manifeste » pour atteindre le « sens

30. pp. 66-67 Métapsychologie, traduction de Laplanche et Pontalis, Paris, Gallimard, 1968.

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latent », en s'en référant le moins possible à la logique consciente. Tâche bien évidemment difficile, si ce n'est impossible.

L'ensemble des processus psychiques est donc présenté ici comme reposant sur, voire carrément comme émergeant de, l'Inconscient, lequel est justement dési-gné par Freud comme « processus psychique primaire ». Dés lors, il faut bien reconnaître que dans cette perspective également, conscience et psychisme ne se recouvrent pas l'un l'autre ; cependant là, et contrairement à ce que nous avançons relativement à notre lecture de la logique spéculative, c'est au bénéfice du non-rationnel qu'est défini ce non-recouvrement. Citons précisément Freud : « Pour bien comprendre la vie psychique, il est indispensable de cesser de surestimer la conscience. Il faut (...) voir dans l'inconscient le fond de toute vie psychique. L'inconscient est pareil à un grand cercle qui enfermerait le conscient comme un cercle plus petit. Il ne peut y avoir de fait conscient sans stade antérieur inconscient, tandis que l'inconscient peut se passer de stade conscient et avoir cependant une valeur psychique. L'inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité »31 ; et Freud d'ajouter conséquemment : « Sa nature intime nous est aussi inconnue que la réalité du monde extérieur, et la conscience nous renseigne sur lui d'une manière aussi incomplète que nos organes des sens sur le monde extérieur »32.

L'existence humaine, dans un tel contexte, se trouve fatalement livrée au non-sens, et ce, dans la mesure où, en plus de se trouver impliquée dans une réalité au fond étrangère, toute parole, toute pensée, tout projet, toute action, etc., suspendus dans la conscience (qui est un « processus psychique secondaire ») s'enracinent dans un terreau d'une nature radicalement autre que celle dont la conscience se trouve dotée et dont celle-ci même ne peut pas disposer à sa guise. Dès lors, la raison – qui, ici, ne mérite pas d'être distinguée du psychisme conscient en général –, avec ses propres moyens, ne peut logiquement qu'échouer à comprendre vraiment le processus psychique primaire qui, de fait, la comprend elle (dans le sens où il la fonde) comme une forme particulière et limitée de la manifestation de lui-même. Ou pour le dire autrement, l'Inconscient, réservoir psychique irrationnel, détermine la sphère réduite de la pensée rationnelle qui apparaît alors comme l'inessentiel, comme ce qui, simplement, se dégage en réponse au besoin, pour l'individu, de concilier, peut-être avec le moins de souffrance possible (principe de plaisir), donc toujours sous la tutelle de l'Inconscient, les exigences de l'intériorité avec celles de l'extériorité (principe de réalité), celui d'établir un compromis entre ce que demandent les mouvements intérieurs et ce à quoi contraint l'extériorité en général (nature et société confondues). Dans une telle perspective, le sens produit par la pensée présente à soi ne peut être appréhendé que comme une forme d'organe parmi d'autres, que l'individu tire du fond de lui-même afin de s'impliquer efficacement dans l'extériorité. Mais distancé de son fondement, à savoir de l'Inconscient, ce sens produit par la conscience s'ouvre nécessairement

31. p. 520 L'interprétation des rêves, traduction de I. Meyerson, Paris, P.U.F, 1967. 32. Ibidem.

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sur l'absurde ; en effet, il s'ouvre, selon le principe de la « mauvaise infinité », sur l'altérité extérieure, sans perspective d'un retour à soi réconciliateur. Lacan dit précisément : « Ce qui est ontique dans la fonction de l'Inconscient, c'est la fente par où quelque chose dont l'aventure dans notre champ semble si courte, est un instant amené au jour – un instant, car le second temps, qui est fermeture, donne à cette saisie un aspect évanouissant »33. Bref, le moi conscient se trouve comme cerné par l'altérité, l'étrangeté, en deçà et au delà.

Que penser d'un tel point de vue ? Certes, il présente l'intérêt de ne pas réduire le psychisme à la conscience, et relativement à cela, de poser au fondement de toute pensée, un non-explicitement connu qui n'en détermine pas moins l'individu selon une certaine logique non-indifférente aux jeux des pulsions de l'individu (lesquelles s'organisent en rapport à l'histoire propre de celui-ci). Et qu'est-ce que cela autorise à dire ? Pour répondre plus justement, il faut distinguer les deux sens de l'Inconscient, lesquels renvoient aux deux aspects de celui-ci ; l'Inconscient, que l'on peut qualifier de « primaire », désigne d'abord la forme fondamentale de la pensée : elle ne se sait pas, n'est pas réflexive ; cette pensée inconsciente (pensée en soi) se distingue de l'Inconscient du refoulement, lequel, comme son nom l'indique, désigne l'ensemble de ce qui est ravalé au stade inconscient ; Freud, de ce dernier, dit qu'il résulte « des circonstances où des processus du système supérieur, le système préconscient, ont été rabaissés (par régression) à un stade antérieur »34. Selon le premier aspect, on peut dire que l'Inconscient désigne le psychisme en tant que normalement voué à demeurer « en soi », c'est-à-dire, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, à ne jamais pouvoir se dépasser jusqu'au « pour soi » : à ce niveau là, il est difficile de soutenir que « ça » pense, quoique ce niveau fondamen-tal de l'Inconscient reste le matériau brut de toute pensée, consciente comme inconsciente. Ainsi, l’« infra » de la conscience étant voué à rester obscur pour l'essentiel à celle-ci même, la voilà condamnée au manque de sens. Par contre, selon le second aspect, c'est-à-dire celui de l’Inconscient du refoulement, il convient de dire qu'on a affaire à une forme de su-non-connu ; en effet, c'est comme si, à ce niveau là, « ça » savait à la place de l'individu, et mieux que lui, pour lui, ce qu'il y a en lui et qu'il est préférable de garder en dehors du champ direct de sa conscience ; et dans la mesure où il est question, pour cet individu, de son inconscient, duquel émane sa conscience propre, et où il peut, comme analysant, rendre par lui-même le « latent » partiellement « manifeste », on peut bien dire que c'est l'individu lui-même qui sait cela sans le savoir vraiment, à moins de considérer absurdement que l'Inconscient est un autre Moi. C'est comme si le sens du sujet était inscrit dans l'individu, mais non connu par lui, si bien que celui-ci serait comme « agi » par ce sens, sans cependant pouvoir le lire, le cerner, le connaître. Lacan dit précisément : « L'inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou

33. chapitre 3, p. 33 Séminaire II, Paris, Le Seuil, 1979. 34. Métapsychologie, p. 98.

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occupé par un mensonge : c'est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs »35.

Mais quoique ce point de vue relativise également l'idée selon laquelle savoir, c'est savoir qu'on sait, il ne rejoint pas le point de vue que notre compréhen-sion de la Logique spéculative nous a conduit à développer, à savoir celui qu'un savoir d'abord non connu, mais toujours-déjà là, est absolument déterminant pour toute production humaine. Dans un passage de la Science de la Logique, Hegel précise en effet les points suivants : « En tant, cependant, que la philosophie est un mode propre de la pensée, un mode par lequel celle-ci devient connaissance et connaissance qui conçoit, la pensée propre à elle aura aussi un caractère différent de la pensée agissant dans tout ce qui est humain et même produisant l'humanité de tout ce qui est humain, tout autant qu'elle lui est identique, et qu'en soi il n'y a qu'une pensée. Cette différence se rattache au fait que la teneur essentielle humaine, – fondée grâce à la pensée – de la conscience n’apparaît pas tout d'abord dans la forme de la pensée mais comme sentiment, intuition, représentation, formes qui sont à différencier de la pensée en tant que forme »36. Ainsi, même si, selon le point de vue du Concept, la conscience est bien marquée par des contradictions internes, aucune de ces contradictions n'est toutefois pensée comme renvoyant à des parties de soi en soi radicalement étrangères à la pensée rationnelle. Celle-ci ne rencontre d'ailleurs des altérités à proprement parler qu'aussi longtemps qu'elle n'accède pas au niveau de la pensée spéculative, niveau le plus accompli où elle devient capable d'appréhender tout autre comme sien, et finalement, comme soi différencié.

Dès lors, il apparaît nettement que Hegel, à la différence de Freud, ne fait pas de distinction entre des productions de l'inconscient et des productions de la conscience, lesquelles ont, dans la perspective psychanalytique, un fondement inconscient, vu que le processus conscient lui-même est présenté comme sous-tendu par le processus psychique primaire qu'est l'inconscient, et même, comme toujours marqué par lui ; mais Hegel fait une distinction entre les productions non-conscientes de la pensée consciente (entendons : les multiples productions de la pensée non accompagnées de la connaissance, par la pensée finie même qui les a, du processus rationnel total les sous-tendant) et les productions conscientes de la pensée consciente (entendons : les productions de la pensée accompagnées de la connaissance, par la pensée même qui les a, du processus rationnel total les sous-tendant). Bref, Hegel distingue entre les productions du rationnel en soi et pour soi, mais qui ne sont encore qu'en soi ce rationnel, et les productions rationnelles elles-mêmes qui ont nécessairement, à leur plus haut degré, le savoir d'elles-mêmes. On peut lire par exemple : « (...) il y a une différence entre avoir de tels sentiments et représentations déterminés et pénétrés par la pensée et avoir des pensées sur eux. Les pensées, engendrées par le moyen de la réflexion, sur ces premières manières d'être de la conscience sont ce sous quoi l'on comprend la réflexion, le raisonnement

35. p. 259 Fonction et champ de la parole et du langage, Paris, Le Seuil, 1966. 36. Sc. Lo, Introduction, § 2, p. 164.

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et des choses de ce genre, ensuite aussi la philosophie »37. On peut repérer une analogie entre cette distinction mentionnée entre le non-connu selon Freud et le non-(encore)-connu selon Hegel, et la distinction opérée par Ernst Bloch entre l'inconscient freudien et ce que l'auteur lui-même appelle « l'inconscient de l'autre côté » ; Ernst Bloch dit précisément : « Il n'existe encore aucune psychologie de « l'inconscient de l'autre côté », de l'aube vers l'avant. Cet inconscient est passé inaperçu alors qu'il représente l'espace proprement dit dans lequel se prépare le nouveau, au sein duquel il est produit. Le non-encore-conscient est, il est vrai, tout aussi pré-conscient que l'inconscient du refoulement ou de l'oubli et à sa manière il offre autant d'obstacles et de résistances que l'inconscient du refoulement. Pourtant ce n'est pas au conscient actuel et manifeste qu'il est subordonné, mais à un conscient futur, qui émerge seulement. Le non-encore conscient est donc exclusi-vement le préconscient de l'advenant, le lieu de naissance psychique du nouveau. Et s'il est préconscient, c'est précisément parce que son contenu n'est pas encore entiè-rement manifesté, qu'il ne fait encore qu'émerger du futur, et que parfois même, il naît d'abord objectivement dans le monde : ainsi dans toutes les situations produc-tives grosses de ce qui n'a encore jamais été là »38.

Tandis que Freud regarde en arrière, vers le sensible des pulsions, des affects..., où ne s'est pas encore affirmée l'universalité au sein de la particularité (donc la singularité), où la particularité n'est pas encore épurée par la pensée, Bloch, comme Hegel, regardent vers l'avant (« avant » qui est apprécié par le premier du point de vue chronologique, alors qu'il l'est par le second du point de vue logique, point de vue selon lequel la vérité du particulier est ce moment de l'universalité concrète).

3) Distinction entre « commencement » et « fondement » :

Tout en reconnaissant que les moments de la perception, de l'entende-ment...(où le « soi » rationnel est encore soit obscur et confus, soit scindé) sont effectivement les premières étapes vécues par la conscience, c'est-à-dire les étapes premières chronologiquement, il ne faut donc pas négliger de considérer qu'elles ne le sont pas onto-logiquement. La psychanalyse, partant justement du simple commencement chronologique et non du fondement véritable, et négligeant de considérer cela, se trouve naturellement conduite à appréhender les facultés humaines en général d'une façon erronée, cette façon reposant sur une absolutisation des premiers « moments » de la conscience, ou de son « autre » lui-même absolu-tisé, à savoir, dans le cadre de la psychanalyse, de l'Inconscient. La méthode d'approche de la psychanalyse est ainsi celle de toute psychologie, science humaine particulière. De celle-ci, Hegel dit, dans un long passage de la Philosophie de l'Esprit que nous reproduisons ici : « (...) les facultés et forces sont considérées comme entrant en scène et s'extériorisant dans l'existence les unes à la suite des

37. Idem, p. 165. 38. p. 145, Le Principe espérance, 1959, traduction de F. Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976.

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autres, progression à la connaissance de laquelle on a attaché une grande valeur, comme si une telle émergence présumée naturelle devait établir la naissance de ces facultés et les expliquer. (...) Les catégories alors employées sont en général d'une espèce indigente. La détermination prédominante est surtout celle-ci, à savoir que le sensible est pris, assurément, à bon droit, comme ce qui est premier, comme assise initiale, mais que, à partir de ce point de départ, les déterminations ultérieures appa-raissent en émergeant seulement de manière affirmative, et ce qu'il y a de négatif dans l'activité de l'esprit – moyennant quoi ce matériau-là est spiritualisé et supprimé en tant qu'être sensible – est méconnu et négligé. Le sensible n'est pas, dans cette position qu'on a évoquée, simplement ce qui est empiriquement premier, mais il subsiste de telle sorte qu'il serait l'assise véritablement substantielle »39 ; plus loin Hegel précise que le but de l'esprit « ne peut être que le concept lui-même, à savoir de supprimer la forme de l'immédiateté ou de la subjectivité, de s'atteindre et saisir, de se libérer en vue de soi-même. De cette manière, les prétendues facultés de l'esprit sont, en leur distinction, à considérer seulement comme des degrés de cette libération. Et c'est cela seul qu'il faut tenir pour la manière rationnelle de considérer l'esprit et ses diverses activités »40. Et seule cette manière permet de comprendre l'Esprit comme fondement du Sens, Totalité concrète comprenant « tout » et par laquelle « tout » se comprend. Et cette manière est proprement celle de la philoso-phie, laquelle ne reste pas à l'appréhension de quelque phénomène que ce soit à la lumière de ses seules manifestations empiriques apparues dans le temps, mais bien plutôt, et conformément au « moment » du développement de la pensée auquel elle correspond, apprécie tout phénomène sous le point de vue de l’éternité, sous « l'angle de l'éternité » disait Spinoza 41 ; ce qui revient à apprécier toute chose à la lumière de la Raison, les moments de la sensation, de la perception, de l'entende-ment, de la conscience de soi, de l'intuition, de la représentation…, et d'un point de vue logique pur, les moments de l'être et de l'essence, trouvant leur fondement véri-table précisément en elle qui, en fondant tout autre, se fonde éternellement elle-même. À la connaissance de ce fondement véritable, la conscience même advenue Raison n'accède généralement que le plus tardivement au point de vue chronolo-gique.

Il n'en demeure pas moins que « fouiller » à l'intérieur de soi (son passé, ses affects, etc.), outre de présenter certainement, comme le soutient la psychanalyse, un intérêt de nature thérapeutique,. participe assurément aussi, par la médiation de l’accès à un certain savoir sur le soi particulier, au processus d’accès à la connais-sance de la vérité de ce Soi, laquelle s'accomplit par et dans la connaissance du Soi absolu, concret, universel. La pensée de l'individualité est donc intéressante, et la philosophie se doit de la prendre sérieusement en considération comme ont pu le faire des penseurs tels que Montaigne, Kierkegaard, les existentialistes en général, etc. ; mais la considération de cet objet fini est insuffisante, pour la compréhension

39. § 242, p. 237. 40. Ibidem. 41. pp. 300-301 L'Éthique, traduction de H. Lurié, Éditions du Rocher, 1974.

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même de l'individualité dont on n'épuise pas la question en demeurant sur le seul point de vue (ou « moment ») auquel elle renvoie en particulier dans le mouvement total de la Pensée. En somme, la pensée doit, et approfondir « verticalement » tout moment particulier, et le pousser « horizontalement » vers des moments qui consti-tuent son propre dépassement. La philosophie doit ainsi s'intéresser également à l'individualité comme individualité dépassée, c'est-à-dire comme individualité trouvant le complément de sa vérité dans des moments plus riches en détermina-tions, déterminations s'orientant dans le sens de l'universel concret.

Dès lors, toute philosophie qui déjà fonde sa doctrine sur le point de vue de l'humanité (riche des individualités) plutôt que sur celui très pauvre de l'individu existant, ou du moins, qui ne néglige pas de considérer que le point de vue de l'individu n'est qu'un point de vue particulier pour apprécier l'homme et la pensée, se trouve logiquement moins pessimiste, dans le sens de moins sceptique, moins désespérante du Sens, car, joignant ainsi les diverses individualités – alors non-indifférentes – à une attache universelle (celle que constitue par exemple le concept d'humanité), elle s'est nécessairement ouverte sur la possibilité de penser « au delà » de l'errance malheureuse de l'individu absurdement maintenu dans les limites aveugles d'une existence isolée. Précisons toutefois que l'attache universelle auquel il convient de ramener l'individu humain doit de moins en moins éloigner ce dernier du spirituel et de plus en plus le détacher du sensible, sans pour autant nier son atta-chement au sensible car c'est l'Esprit même qui se fait sensibilité. Ce qui revient à dire que la philosophie doit aussi penser l'homme comme pouvant se libérer de son inconscient, ou en tout cas d'une façon suffisante lui permettant d'être cet être pour lequel la liberté a un sens.

On pourrait là nous faire l'objection suivante, à savoir qu'il y a dans nos propos comme le symptôme d'une tendance à assimiler vérité et paix de la conscience, et corrélativement, non-vérité et trouble de la conscience, ou plus radi-calement, qu'il y a de notre part comme un effort souterrain pour déconsidérer toute idée bouleversante pour la conscience. Or nous envisageons la vérité indépendam-ment de son aspect rassurant ou désespérant. Nous reconnaissons, tout comme Hegel d'ailleurs, qui va, à ce propos, jusqu'à parler de « calvaire »42, que le sort de la conscience a en bien des points de quoi faire désespérer la simple conscience qui le vit et qui n'y voit aucune issue. Mais nous considérons aussi que la conscience peut s'élever jusqu'à la Raison en soi et pour soi, laquelle est justement ce qui sait dépas-ser le sentiment de désespoir ; plus précisément, la Raison est ce qui se situe et situe celui qui l'assume au delà de tout espoir et de tout désespoir ; la Raison oeuvrant éternellement, et positivement, tout autant dans le négatif que dans le positif ; elle est l'éternelle contradiction, mais surmontée ; on peut dire que comme Totalité concrète, elle est le mal et le malheur, mais toujours et à la fois, le mal et le malheur niés, conservés et dépassés ; dès lors, elle ne peut pas être définie comme étant le mal et le malheur de façon substantielle.

42. Phéno, tome II, p. 313.

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CONCLUSION : LA PHILOSOPHIE SPÉCULATIVE COMME PHILOSOPHIE DU SENS ET DE LA VÉRITÉ, MAIS AUSSI DU SALUT :

Il apparaît donc que les individus « des » pensées finies ne peuvent pas appa-raître autrement que comme condamnés à une certaine absurdité, une certaine errance, ce qui est le cas, en particulier, de la théorie psychanalytique qui construit sa thèse du psychisme sur un « moment » fini conduisant celle-là à enfermer son idée de l'homme dans le cercle étroit de tout ce qui fait cortège à une telle finitude, à savoir les « moments » particuliers de la contingence, du désir, etc.. Oedipe le « boiteux » apparaît comme le personnage tout à fait représentatif de l'homme « de » la psychanalyse ! Or Hegel dit bien dans un passage de la Science de la Logique, « l'être singulier est un côté quelconque de l'Idée, c'est pourquoi pour lui il est besoin encore d'autres effectivités, qui apparaissent pareillement comme subsistant pour elles-mêmes en particulier ; c'est seulement en elles toutes ensemble et dans leur relation, que le concept est réalisé. Le singulier, pour lui-même, ne correspond pas à son concept ; ce caractère borné de son être-là constitue sa finité et sa perte »43. C'est donc comme si les discours où forme et contenu sont en contradic-tion, étaient, par la force de la raison, rendus, à un niveau ou à un autre, relativement non-contradictoires, vu que ce qu'ils soutiennent comme pensées (contenu) se trouve être à la mesure des catégories utilisées pour penser (forme). Et c'est peut-être relativement à ce fait précis, à savoir que l'on pense (contenu) à la mesure des « moments » de la méthode auxquels on se situe pour penser (forme), que de nombreux philosophes ont été amenés à soutenir que la contemplation intellectuelle constitue l'activité conduisant au vrai bonheur, à la béatitude. En vérité, ce n'est pas tant le fait de contempler qui rend heureux, que les idées auxquelles le niveau de la contemplation est susceptible de conduire l'esprit qui la pratique. La pensée spécula-tive accède en effet à l'auto-révélation que le monde ne peut pas être défini comme un Enfer radical, un lieu de non-sens et d'errance, pas plus d'ailleurs que comme un Paradis radical. À l'opposé, et conformément au point de vue auquel elle s'est placée, la psychanalyse ne peut rencontrer et présenter que des consciences indivi-duelles prises dans la temporalité et le tourbillon du désir, portées vers la quête illu-soire d'un absolu à venir, sans autre perspective que celle de passer absurdement d'autres en autres (d'autres objets, d'autres buts, etc.), dans la mesure où il n'y a effectivement aucune réparation, aucune réconciliation possibles à trouver, réaliser ou atteindre, sur le seul terrain du temps ; Hegel dit précisément : « (...) une condi-tion sensible telle que le temps est bien plutôt le contraire d'une solution de la contradiction, et (...) la représentation d'entendement correspondante, le progrès à l'infini, n'est immédiatement rien d'autre que la contradiction elle-même perpétuel-lement posée »44.

À partir de là, on peut avancer que l'invention de l'Inconscient peut convenir pour désigner ce dont Freud a incontestablement eu l'intuition, mais dont il n'a peut-

43. § 213, p. 446. 44. Sc. Lo, C.P, § 60, p. 320.

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être pas bien réussi à rendre compte philosophiquement, à savoir cette impuissance, rendue quasiment substantielle par la psychanalyse, à incarner par soi seul, en tant qu'individualité, la Totalité de l'Esprit absolu, impuissance s'éprouvant subjective-ment par un vide, un manque, une angoisse, vide, manque, angoisse dont Freud aurait donc omis de considérer qu'ils pouvaient signaler aussi un non-encore-connu – par soi comme conscience – cependant connaissable par la raison, un non-encore-réalisé – par soi comme conscience individuelle limitée dans l'espace et le temps – cependant en voie de réalisation dans l'Histoire mondiale, un non-encore-connu et un non-encore-réalisé incontestablement vécus douloureusement par la subjectivité particulière.

Ce qu'il manque le plus souvent à toutes les pensées finies, c'est donc de ramener le moment fini particulier sur lequel elles se fondent, aux moments qui le suivent logiquement et donc les relativisent elles-mêmes, ou tout au moins, de se présenter elles-mêmes comme de simples points de vue particuliers en appelant à d'autres points de vue particuliers, ce qui les préserverait de s'arrêter à elles-mêmes et de radicaliser des idées tronquées. Et c'est précisément un tel arrêt théorique (ici arrêt à l'impuissance de l'individu), une telle absolutisation, que Hegel désigne explicitement comme de l'inconscience ! Il dit : « Une borne, un manque de la connaissance ne sont de même déterminés comme borne, manque, que par la comparaison avec l'Idée présente de l'universel, d'un être total et achevé. Ce n'est, par la suite, que de l'inconscience que de ne pas discerner que précisément la dési-gnation de quelque chose comme quelque chose de fini ou de borné contient la preuve de la présence effective de l'infini, du non-borné, que le savoir d'une limite ne peut être que dans la mesure où l'illimité est de ce côté-ci de la conscience »45.

La conscience non encore advenue raison (philosophante) est donc effecti-vement « inconsciente », mais dans ce sens rectifié. Et il reste encore de cette « inconscience » dans toute raison, même philosophante, s'empêchant de voir plus loin, en l'homme, que l'individualité, la particularité, ce qui revient, quitte à se contredire soi-même (à savoir en pensant), à réduire tout le spirituel aux premières formes de la conscience et à conclure que l'homme n'a aucune issue, que sa condi-tion ne lui ouvre pas d'autre perspective que celle de vivre ainsi pour rien, dans l'illusion, l'angoisse, l'obscurité à soi-même, la souffrance, etc., alors qu'il est aussi – et en vérité – celui qui peut penser, donc dépasser la finitude de sa conscience et la révéler Raison, et conséquemment, qui peut occuper un autre point de vue que celui fini d'une conscience individuelle, afin de se donner lui-même à penser comme Sujet. Du même coup, des notions telles que celles de Liberté, de Sens, etc., peuvent conquérir un nouveau contenu et perdre un ancien statut d'illusions.

45. Idem, p. 321.